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EN COUVERTURE Actuel

Reportage à Kasserine

Les raisons de la colère
Trois ans se sont écoulés
depuis la chute de Ben Ali
et la Révolution
triomphante des Tunisiens
en ces jours mémorables
de décembre 2010 et
janvier 2011. L’espoir, la
fierté, le rêve de construire
un État libre et développé
sont plus forts que jamais.
Trois ans après, rien ne
semble changer. Pis
encore, l’économie
s’effondre et les villes de
l’intérieur se révoltent à
nouveau. Reportage

Il

y a trois ans, les voitures venant de
toute la Tunisie stationnaient à l’entrée de la ville de Kasserine. Contrairement au tempérament des Tunisiens,
enclins d’habitude à l’impatience lors de
grands trafics, les passagers attendaient ce
jour-là dans l’allégresse que la route soit dégagée afin de pouvoir entrer dans la ville.
La population locale distribuait le pain traditionnel et des bonbons aux passagers des
véhicules. D’un côté, les personnes, affluant sur la ville, rendaient hommage au
rôle joué par les habitants de Kasserine lors
des dissidences prenant tout juste fin et promettaient que, plus jamais, la Tunisie ne serait un pays de marginalisation et, de
l’autre, les Kasserinois accueillaient chaleureusement ces compatriotes qui, pour nombre d’entre eux, n’étaient jamais venus par
le passé. Ce furent des moments de fraternité et de solidarité. Une paix sociale a été
conclue et l’on oubliait, ou presque, qu’en
Tunisie des régions souffraient d’une marginalisation totale, tandis que d’autres jouissaient d’un meilleur sort. Il y a trois ans, les
Tunisiens étaient heureux, solidaires et rêvaient tous d’un avenir radieux, et pourtant
cela semble si loin en entrant à Kasserine
qu’on oublie, aujourd’hui, qu’il s’agit de la
même ville et de la même population.
Aujourd’hui, elle sombre à nouveau dans
les troubles et offre à ses visiteurs un décor
enveloppé d’un grand nuage de gaz lacry-

Affrontements entre les forces de l’ordre et des groupes de jeunes à Kasserine

mogène …
«Où sont ceux qui nous ont blessés et tués?
Où est celui qui a tué Slaheddine et a tué
Mohamed Amine, celui qui a tiré sur Naïm
et sur Chokri et a tiré sur moi, celui qui a
tué Wael…? Je ne pardonne pas le ministère de l’Intérieur !», déclare avec émotion
un blessé de la Révolution. Une balle loge
toujours dans son bassin sans qu’il ait pu se
faire soigner.

Colère et civisme
La nuit, les heurts recommencent entre la
police et les protestataires. Quelques pas
dans la ville et on se retrouve dans le noir.
Pas de routes aménagées, ni même de lumière suffisante. Dans le noir et le gaz, on
croise quelques groupes hâtant le pas. Les
ombres se détachent parfois dans la nuit. On
courait, fuyait ou avançait. Une foule est
rassemblée devant un bâtiment, le poste de
police. Des dizaines de citoyens veillent ce
soir afin que personne n’attaque le poste.
Quelques-uns crient leur colère à la vue des
journalistes : «Pourquoi vous venez toujours en retard, quand tout s’embrase ?
Pourquoi ne transmettez-vous jamais nos
attentes et nos difficultés ? Rentrez chez
vous. Vous venez ce soir pour dire ensuite
qu’on est une bande de voyous qui incendie
et détruit ? Vous êtes l’une des causes de ces
désastres !» Quelques Kasserinois en veulent aux médias, tout comme ils en veulent

aux institutions de l’État. Relégués aux oubliettes, ils en veulent tout simplement au
«système». La plupart des personnes présentes accourent pour tempérer la colère de
leurs concitoyens et offrir leur protection et
leur aide. La police ne tarda pas à utiliser
du gaz et le calme revient aussitôt.
À quelques rues de là, dans la cité Ennour,
une trentaine d’agents de l’ordre affronte
quelque 500 jeunes du quartier. Une véritable bataille rangée est livrée tandis que les
deux «adversaires» se font face en deux
lignes opposées. D’un côté, les jeunes érigent des barrages et jettent de grosses
pierres et, de l’autre, les agents répliquent
en renvoyant les mêmes pierres lancées à
leurs pieds et en employant du gaz.
On saute dans l’un des véhicules de la police qui essaye de protéger les agents à pied
et de leur faire de la lumière. À peine
quelques minutes passent et un cocktail
Molotov est jeté contre la vitre. Un groupe
d’agents pénètre dans le bâtiment d’où il a
été jeté, personne n’est là… Les nerfs sont
à vif et la tension monte. Les agents de l’ordre, dont l’effectif est largement inférieur
aux jeunes, s’énervent. Ce soir-là, il n’y a
eu aucun usage de balles, ni réelles ni en
caoutchouc. Les jeunes arrêtés sont à peine
âgés de 13 à 20 ans. Le plus âgé de la bande
a été tabassé par des agents de l’ordre.
Dans la cité Ezzouhour, une autre ambiance
régnait : les jeunes des quartiers se sont réu-

du 16 au 22/1/2014 - N°1464 - RéAlités - 11

➥
Actuel
➥ nis autour d’un feu afin de
veiller à la sécurité. «On
passe une belle soirée, on
parle de Newton et de Kalachnikov qui est mort il y
a quelques jours», nous
lance l’un d’entre eux. Un
autre, évoquant les troubles, témoigne «on nous
accuse d’être des voleurs,
pourtant, au rond-point de
la Cité Zouhour, il y a eu
un rassemblement d’au
moins 2000 personnes et
rien n’a été volé, aucun
bâtiment cambriolé. Tout
à l’heure, des enfants ont
fait une collecte d’argent
et sont partis acheter des bouteilles d’eau
pour les agents de l’ordre.»
«Nous sommes sortis il y a trois ans réclamer du travail et le droit à la vie, aujourd’hui rien n’a été construit à Kasserine.
Il n’y a pas eu de Révolution et aujourd’hui
on est en colère contre les promesses non
tenues» témoignent-ils. Un blessé de la Révolution ajoute «tout comme je suis sorti la
première fois, je sors aujourd’hui manifester, pacifiquement, ni pour incendier, ni
pour voler.»

Pourquoi se soulève –t– on ?
À Kasserine, les gens sortent, certes, pour
commémorer avec colère et amertume les
évènements de décembre 2010 et de janvier
2011 qui leur avait jadis apporté de l’espoir.
Leur révolte est d’autant plus exaspérée par
la création de la Caisse de compensation
(Al Karama) pour les prisonniers d’Ennahdha, une caisse qui, créée par ces temps de
«misère», suscite leur indignation.
Trois ans se sont achevés sans projets de développement, ni d’infrastructure. Les enfants sont obligés de marcher des
kilomètres dans les zones rurales pour aller
à l’école et l’hôpital est démuni d’équipements. Dans la soirée, un enfant blessé à la
tête et un accidenté de la route avaient besoin d’un scanner, il n’y en a pas à l’hôpital.
Le médecin nous parle alors d’un patient
avec un grave traumatisme crânien, mais
elle ne peut rien faire sans scanner pour déterminer les lésions. Les routes étant coupées à cause des troubles au niveau de
Sbitla, l’ambulance transportant l’enfant et
les deux patients a rebroussé chemin. La
victime du traumatisme agonisait sur son lit
et son frère, impuissant, attendait un miracle à son chevet. «Quel équipement vous
manque-t-il ?» Avons-nous demandé à un
technicien de santé. «Il manque un hôpital

à l’hôpital !» nous répond-il.
À Kasserine, cela fait trois ans que les blessés vivent avec des balles dans le corps et
qu’on attend que les responsables des tirs
soient jugés. Comme partout en Tunisie, le
niveau de vie est en baisse et les prix augmentent. Le taux de chômage est de plus de
34% pour une population de 500.000 personnes, témoigne Mohamed Hédaya Bennani, 29 ans, gestionnaire de son état. Il
souligne «les nominations dans les institutions de l’État et ses grandes compagnies
sont basées sur l’allégeance partisane. On
avait espéré qu’au moins ils puissent proposer quelque chose à la région, relever son
niveau, mais rien, pas de compétences,
seuls les intérêts individuels et partisans
sont servis.»
Le mont Châambi et le terrorisme qui sévit
dans la région alimentent la colère, les habitants qui accusent des parties à qui cela
profite de nourrir le phénomène pour s’en
servir comme moyen de chantage.

Revendications
Plusieurs personnes ont souligné leur volonté de voir chuter le régime, le changement gouvernemental ne suffit pas, car
Ennahdha existe encore à l’ANC et en tire
son pouvoir. Beaucoup ont témoigné une
haine féroce envers l’organisation des
Frères musulmans.
La population exige qu’on entame des projets dans la région, principalement relatifs
aux infrastructures. Elle revendique le droit
des blessés et que justice leur soit rendue
ainsi qu’aux martyrs et d’en finir avec ce qui
se passe dans les montagnes du Châambi.
Mohamed Hedaya Bannani, actif dans la société civile et présent dans les manifestations, nous explique que la population voit
dans le départ du gouvernement une tentative pour mieux revenir et qu’elle n’a pas

12 - RéAlités - N°1464 - du 16 au 22/1/2014

scandé des slogans
appelant à le faire
chuter pour une raison
politique, mais pour la
non-réalisation des
promesses faites. Il
souligne «il n’y a pas
eu de Révolution,
mais une insurrection
"Intifadha", qui a été
manipulée. Nous ne
devons pas nous arrêter là. Il y a des promesses qui peuvent
être réalisées, au
moins nous faire une
autoroute. Ceux qui
nous présentent aujourd’hui comme une bande de voyous ne
veulent pas qu’on demande aux ministres
sortants ce qu’ils ont fait de l’argent ni que
l’on soit en colère contre un gouvernement
qui sort pour mieux revenir. Ils veulent alors
présenter les troubles comme œuvres de
banditisme et de voleurs comme a dit le président destitué "des gens masqués" et ils
mettent l’accent sur l’existence du terrorisme.
Ils veulent qu’on reste dans cet état pour
qu’on soit le bois alimentant le terrorisme et
n’importe quels autres fléaux, en approfondissant l’ignorance et la pauvreté pour pouvoir manipuler les jeunes et, nous, ici, on est
contre cela et on lutte contre le terrorisme et
la discrimination. Pourquoi n’avons-nous
jamais par le passé "produit le terrorisme"
chez nous ? Pourquoi aujourd’hui ?
Il nous faut des infrastructures, une autoroute, un hôpital universitaire, on peut travailler avec les autres gouvernorats. Une
faculté de médecine peut être établie dans
une autre ville et l’hôpital chez nous. La
santé, c’est un droit fondamental. Il n’y a
pas de partage équitable des richesses en
Tunisie. La situation est dramatique, le
calme peut revenir avec un minimum
d’équité sociale et de projets de développement, j’ai un message pour les jeunes de ma
ville "on peut participer à gouverner." On
aurait voulu profiter de notre potentiel, mais
comment faire si on ne nous aide pas à le
faire ? On compte 33% des sites archéologiques de la Tunisie ici.
Le développement et le travail sont les vecteurs de la liberté et de la démocratie.
On a exigé la chute de tout un régime et on
va continuer nos protestations pacifistes, on
nous a menti et on n’a pas tenu les promesses. Aujourd’hui, on voit de véritables
signes d’une nouvelle révolution.»
Hajer Ajroudi

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  • 1. EN COUVERTURE Actuel Reportage à Kasserine Les raisons de la colère Trois ans se sont écoulés depuis la chute de Ben Ali et la Révolution triomphante des Tunisiens en ces jours mémorables de décembre 2010 et janvier 2011. L’espoir, la fierté, le rêve de construire un État libre et développé sont plus forts que jamais. Trois ans après, rien ne semble changer. Pis encore, l’économie s’effondre et les villes de l’intérieur se révoltent à nouveau. Reportage Il y a trois ans, les voitures venant de toute la Tunisie stationnaient à l’entrée de la ville de Kasserine. Contrairement au tempérament des Tunisiens, enclins d’habitude à l’impatience lors de grands trafics, les passagers attendaient ce jour-là dans l’allégresse que la route soit dégagée afin de pouvoir entrer dans la ville. La population locale distribuait le pain traditionnel et des bonbons aux passagers des véhicules. D’un côté, les personnes, affluant sur la ville, rendaient hommage au rôle joué par les habitants de Kasserine lors des dissidences prenant tout juste fin et promettaient que, plus jamais, la Tunisie ne serait un pays de marginalisation et, de l’autre, les Kasserinois accueillaient chaleureusement ces compatriotes qui, pour nombre d’entre eux, n’étaient jamais venus par le passé. Ce furent des moments de fraternité et de solidarité. Une paix sociale a été conclue et l’on oubliait, ou presque, qu’en Tunisie des régions souffraient d’une marginalisation totale, tandis que d’autres jouissaient d’un meilleur sort. Il y a trois ans, les Tunisiens étaient heureux, solidaires et rêvaient tous d’un avenir radieux, et pourtant cela semble si loin en entrant à Kasserine qu’on oublie, aujourd’hui, qu’il s’agit de la même ville et de la même population. Aujourd’hui, elle sombre à nouveau dans les troubles et offre à ses visiteurs un décor enveloppé d’un grand nuage de gaz lacry- Affrontements entre les forces de l’ordre et des groupes de jeunes à Kasserine mogène … «Où sont ceux qui nous ont blessés et tués? Où est celui qui a tué Slaheddine et a tué Mohamed Amine, celui qui a tiré sur Naïm et sur Chokri et a tiré sur moi, celui qui a tué Wael…? Je ne pardonne pas le ministère de l’Intérieur !», déclare avec émotion un blessé de la Révolution. Une balle loge toujours dans son bassin sans qu’il ait pu se faire soigner. Colère et civisme La nuit, les heurts recommencent entre la police et les protestataires. Quelques pas dans la ville et on se retrouve dans le noir. Pas de routes aménagées, ni même de lumière suffisante. Dans le noir et le gaz, on croise quelques groupes hâtant le pas. Les ombres se détachent parfois dans la nuit. On courait, fuyait ou avançait. Une foule est rassemblée devant un bâtiment, le poste de police. Des dizaines de citoyens veillent ce soir afin que personne n’attaque le poste. Quelques-uns crient leur colère à la vue des journalistes : «Pourquoi vous venez toujours en retard, quand tout s’embrase ? Pourquoi ne transmettez-vous jamais nos attentes et nos difficultés ? Rentrez chez vous. Vous venez ce soir pour dire ensuite qu’on est une bande de voyous qui incendie et détruit ? Vous êtes l’une des causes de ces désastres !» Quelques Kasserinois en veulent aux médias, tout comme ils en veulent aux institutions de l’État. Relégués aux oubliettes, ils en veulent tout simplement au «système». La plupart des personnes présentes accourent pour tempérer la colère de leurs concitoyens et offrir leur protection et leur aide. La police ne tarda pas à utiliser du gaz et le calme revient aussitôt. À quelques rues de là, dans la cité Ennour, une trentaine d’agents de l’ordre affronte quelque 500 jeunes du quartier. Une véritable bataille rangée est livrée tandis que les deux «adversaires» se font face en deux lignes opposées. D’un côté, les jeunes érigent des barrages et jettent de grosses pierres et, de l’autre, les agents répliquent en renvoyant les mêmes pierres lancées à leurs pieds et en employant du gaz. On saute dans l’un des véhicules de la police qui essaye de protéger les agents à pied et de leur faire de la lumière. À peine quelques minutes passent et un cocktail Molotov est jeté contre la vitre. Un groupe d’agents pénètre dans le bâtiment d’où il a été jeté, personne n’est là… Les nerfs sont à vif et la tension monte. Les agents de l’ordre, dont l’effectif est largement inférieur aux jeunes, s’énervent. Ce soir-là, il n’y a eu aucun usage de balles, ni réelles ni en caoutchouc. Les jeunes arrêtés sont à peine âgés de 13 à 20 ans. Le plus âgé de la bande a été tabassé par des agents de l’ordre. Dans la cité Ezzouhour, une autre ambiance régnait : les jeunes des quartiers se sont réu- du 16 au 22/1/2014 - N°1464 - RéAlités - 11 ➥
  • 2. Actuel ➥ nis autour d’un feu afin de veiller à la sécurité. «On passe une belle soirée, on parle de Newton et de Kalachnikov qui est mort il y a quelques jours», nous lance l’un d’entre eux. Un autre, évoquant les troubles, témoigne «on nous accuse d’être des voleurs, pourtant, au rond-point de la Cité Zouhour, il y a eu un rassemblement d’au moins 2000 personnes et rien n’a été volé, aucun bâtiment cambriolé. Tout à l’heure, des enfants ont fait une collecte d’argent et sont partis acheter des bouteilles d’eau pour les agents de l’ordre.» «Nous sommes sortis il y a trois ans réclamer du travail et le droit à la vie, aujourd’hui rien n’a été construit à Kasserine. Il n’y a pas eu de Révolution et aujourd’hui on est en colère contre les promesses non tenues» témoignent-ils. Un blessé de la Révolution ajoute «tout comme je suis sorti la première fois, je sors aujourd’hui manifester, pacifiquement, ni pour incendier, ni pour voler.» Pourquoi se soulève –t– on ? À Kasserine, les gens sortent, certes, pour commémorer avec colère et amertume les évènements de décembre 2010 et de janvier 2011 qui leur avait jadis apporté de l’espoir. Leur révolte est d’autant plus exaspérée par la création de la Caisse de compensation (Al Karama) pour les prisonniers d’Ennahdha, une caisse qui, créée par ces temps de «misère», suscite leur indignation. Trois ans se sont achevés sans projets de développement, ni d’infrastructure. Les enfants sont obligés de marcher des kilomètres dans les zones rurales pour aller à l’école et l’hôpital est démuni d’équipements. Dans la soirée, un enfant blessé à la tête et un accidenté de la route avaient besoin d’un scanner, il n’y en a pas à l’hôpital. Le médecin nous parle alors d’un patient avec un grave traumatisme crânien, mais elle ne peut rien faire sans scanner pour déterminer les lésions. Les routes étant coupées à cause des troubles au niveau de Sbitla, l’ambulance transportant l’enfant et les deux patients a rebroussé chemin. La victime du traumatisme agonisait sur son lit et son frère, impuissant, attendait un miracle à son chevet. «Quel équipement vous manque-t-il ?» Avons-nous demandé à un technicien de santé. «Il manque un hôpital à l’hôpital !» nous répond-il. À Kasserine, cela fait trois ans que les blessés vivent avec des balles dans le corps et qu’on attend que les responsables des tirs soient jugés. Comme partout en Tunisie, le niveau de vie est en baisse et les prix augmentent. Le taux de chômage est de plus de 34% pour une population de 500.000 personnes, témoigne Mohamed Hédaya Bennani, 29 ans, gestionnaire de son état. Il souligne «les nominations dans les institutions de l’État et ses grandes compagnies sont basées sur l’allégeance partisane. On avait espéré qu’au moins ils puissent proposer quelque chose à la région, relever son niveau, mais rien, pas de compétences, seuls les intérêts individuels et partisans sont servis.» Le mont Châambi et le terrorisme qui sévit dans la région alimentent la colère, les habitants qui accusent des parties à qui cela profite de nourrir le phénomène pour s’en servir comme moyen de chantage. Revendications Plusieurs personnes ont souligné leur volonté de voir chuter le régime, le changement gouvernemental ne suffit pas, car Ennahdha existe encore à l’ANC et en tire son pouvoir. Beaucoup ont témoigné une haine féroce envers l’organisation des Frères musulmans. La population exige qu’on entame des projets dans la région, principalement relatifs aux infrastructures. Elle revendique le droit des blessés et que justice leur soit rendue ainsi qu’aux martyrs et d’en finir avec ce qui se passe dans les montagnes du Châambi. Mohamed Hedaya Bannani, actif dans la société civile et présent dans les manifestations, nous explique que la population voit dans le départ du gouvernement une tentative pour mieux revenir et qu’elle n’a pas 12 - RéAlités - N°1464 - du 16 au 22/1/2014 scandé des slogans appelant à le faire chuter pour une raison politique, mais pour la non-réalisation des promesses faites. Il souligne «il n’y a pas eu de Révolution, mais une insurrection "Intifadha", qui a été manipulée. Nous ne devons pas nous arrêter là. Il y a des promesses qui peuvent être réalisées, au moins nous faire une autoroute. Ceux qui nous présentent aujourd’hui comme une bande de voyous ne veulent pas qu’on demande aux ministres sortants ce qu’ils ont fait de l’argent ni que l’on soit en colère contre un gouvernement qui sort pour mieux revenir. Ils veulent alors présenter les troubles comme œuvres de banditisme et de voleurs comme a dit le président destitué "des gens masqués" et ils mettent l’accent sur l’existence du terrorisme. Ils veulent qu’on reste dans cet état pour qu’on soit le bois alimentant le terrorisme et n’importe quels autres fléaux, en approfondissant l’ignorance et la pauvreté pour pouvoir manipuler les jeunes et, nous, ici, on est contre cela et on lutte contre le terrorisme et la discrimination. Pourquoi n’avons-nous jamais par le passé "produit le terrorisme" chez nous ? Pourquoi aujourd’hui ? Il nous faut des infrastructures, une autoroute, un hôpital universitaire, on peut travailler avec les autres gouvernorats. Une faculté de médecine peut être établie dans une autre ville et l’hôpital chez nous. La santé, c’est un droit fondamental. Il n’y a pas de partage équitable des richesses en Tunisie. La situation est dramatique, le calme peut revenir avec un minimum d’équité sociale et de projets de développement, j’ai un message pour les jeunes de ma ville "on peut participer à gouverner." On aurait voulu profiter de notre potentiel, mais comment faire si on ne nous aide pas à le faire ? On compte 33% des sites archéologiques de la Tunisie ici. Le développement et le travail sont les vecteurs de la liberté et de la démocratie. On a exigé la chute de tout un régime et on va continuer nos protestations pacifistes, on nous a menti et on n’a pas tenu les promesses. Aujourd’hui, on voit de véritables signes d’une nouvelle révolution.» Hajer Ajroudi