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MERCREDI 30 MARS 2016
0123
«CetteFrance
qu’onn’apas
l’habitude
deregarder»
AndréTéchinéévoque
dans«Quandona17ans»
lestourmentsd’une
jeunessepyrénéenne
A
73ans, André Téchiné
est l’exemple même
du grand auteur à la
française. Vingt et un
longs-métrages réalisés depuis
1969, des titres qui claquent (Ba-
rocco, Hôtel des Amériques, J’em-
brasse pas, Les Roseaux sauva-
ges), des collaborations avec les
plus grands acteurs du cinéma
national (Jeanne Moreau, Cathe-
rine Deneuve, Isabelle Adjani, Ju-
liette Binoche, Sandrine Bon-
naire, Gérard Depardieu, Patrick
Dewaere, Jean-Louis Trintignant,
Daniel Auteuil…), des distinc-
tions en nombre. L’occasion est
belle de rappeler, avec la sortie en
salles de Quand on a 17ans, que le
confort de cette rente autorale ne
va pas au teint du cinéaste.
Enfant du Tarn-et-Garonne,
doté d’une grande inquiétude et
d’une vive intelligence, André Té-
chiné n’a cessé au cours d’une
carrière en forme de montagnes
russes de varier les formats et de
fomenter des intrigues passion-
nelles dont l’architecture inti-
miste révèle une constante inter-
rogation sur l’altérité sociale,
ethnique, sexuelle. Rien de
moins normé, en somme, que le
cinéma de ce septuagénaire, qui
se ressource aujourd’hui à la ver-
deur de la nature et de l’adoles-
cence.
Vous n’aviez plus abordé l’ado-
lescence depuis Les Roseaux
sauvages, sorti en 1994.
Quel désir vous y a poussé?
Après plusieurs films de com-
mande successifs, je voulais reve-
niràunsujetoriginal.Laquestion
de base, dans ce cas, c’est ce qui
me tient à cœur. J’avais envie de
ce mélange entre expérience rê-
vée et expérience vécue qui carac-
térise l’adolescence, contraire-
ment à l’âge adulte, où on est
beaucoup plus dans l’épreuve du
réel et dans la stratégie. C’est un
âge assez radical, qui échappe à la
famille et à l’institution. Vous sa-
vez,c’estdifficilededirepourquoi
l’espritestoccupépartelleoutelle
idée. J’avais simplement des ima-
ges dans la tête, insistantes: un
rite de passage, deux adolescents
qui se battent, un portrait de
femme heureuse, les montagnes
des Pyrénées, un personnage mé-
tissé dans la neige, quelqu’un qui
hurle dans la nuit après la mort
d’un être cher. Avec Céline
Sciamma, on ne savait pas très
bien où ça allait nous mener, à
part que nous voulions une sorte
de minimalisme, avec beaucoup
d’action et de physique. Et puis
tout ça s’est noué autour de l’idée
de mettre en miroir la violence
adolescente, qui peut déboucher
sur la reconnaissance du désir de
l’autre, et la violence du monde
adulte, la vraie guerre, qui se ré-
vèle fatale.
Vous mentionnez votre scéna-
riste, Céline Sciamma, qui
prend chez vous la suite de
Pascal Bonitzer, Olivier As-
sayas, Xavier Beauvois ou
Gilles Taurand. Pourquoi
l’avez-vous choisie?
Comme cinéaste, je trouvais
qu’elle avait su récemment ap-
porter un regard neuf sur l’ado-
lescence [avec les films Naissance
des pieuvres, Tomboy et Bande
de filles]. Mais il se trouve qu’au
moment où je l’ai contactée elle
voulait justement sortir de ça.
C’est aussi pour cette raison
qu’on n’a pas vraiment pro-
grammé une histoire avec Céline,
nous voulions surtout nous lais-
ser surprendre.
Comment avez-vous trouvé
vos acteurs?
Pour les deux garçons, j’ai long-
temps voulu les trouver dans la
région toulousaine et qu’ils aient
un accent à couper au couteau.
J’ai dû renoncer à cela. Ce que j’ai
surtout travaillé avec Kacey Mot-
tet Klein et Corentin Fila, c’est la
relationducouplequ’ilsforment.
L’un n’allait pas sans l’autre. L’in-
teraction était très tendue entre
les personnages, il me fallait des
acteurs avec beaucoup de réacti-
vité. Quant au personnage de
Sandrine Kiberlain, il est mater-
nel et sexy à la fois, il a la force du
roseau.
Le décor naturel est splendide:
où avez-vous tourné?
Dans l’Ariège et la Haute-Ga-
ronne, ce sont des endroits assez
déshérités, rarement visités par
le cinéma. C’est une part de la
France qu’on n’a pas l’habitude
de regarder. J’y ai d’ailleurs fait
un gros travail d’enquête sur le
terrain. Notamment dans les ly-
cées et dans les fermes. Beau-
coup d’acteurs du film sont dans
leur élément naturel.
Il y a quelque chose de géné-
reux dans le film, avec des per-
sonnages qui s’ouvrent large-
ment au monde et à la diffé-
rence. A l’heure, justement, où
tout semble se refermer dans
notre monde…
Oui, c’est sans doute un désir,
profond, d’apaisement. Une lassi-
tude, pour ne pas dire une colère,
à montrer toujours une France
rassise. Je voulais qu’on se dise
que, même dans un coin aussi re-
culé, l’hospitalité était possible,
souhaitable.Quelaviolenceentre
deux jeunes gens pouvait aussi
déboucher, quelquefois, sur la
mutuelle délicatesse. Si une mère
dans la situation du personnage
de Sandrine Kiberlain voyait le
film, eh bien, ça ne pourrait pas
être mal, ça pourrait être bienfai-
sant. Montrer que la vie, c’est
aussi l’échange de solidarités mi-
nuscules.Celaditsansillusionsur
la capacité du cinéma à changer le
monde.Mais,voussavez,cettedé-
testation chez moi du natura-
lisme cinématographique à la
française remonte à ma propre
adolescence dans l’après-guerre.
Ces personnages étaient d’une
noirceur dans laquelle je ne pou-
vais pas me reconnaître. Décou-
vrir, à côté, des comédies musica-
les avec Fred Astaire, mais quel
bonheur!
Votre carrière, commencée
dans les années 1970, vous
donne un point de vue incom-
parable sur l’écosystème du
cinéma français. Comment
y avez-vous tenu et évolué?
J’espère surtout ne pas y gérer
une signature auteuriste qui fe-
rait qu’on m’y épingle comme un
papillon. Je suis donc protéi-
forme de manière délibérée. Tan-
tôt je prends les risques du film
de commande, tantôt je me lance
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tenté de durer comme ça, et ça
m’a plutôt réussi.
J’ai tout de même l’impression
d’avoir passé plus de temps à tra-
vailler sur des sujets qui n’ont ja-
mais vu le jour que sur quoi que
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tèrepourpersonnequelecinéma
d’expérimentation est
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néma. Que les «films du milieu»,
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Ferran, sont plus difficiles à réali-
ser. Il faut donc jouer avec les in-
terstices, s’adapter en perma-
nence, ne pas trop se plaindre
tant qu’on peut tourner… p
propos recueillis par jacques mandelbaum
SURLIGNES PAR ERIC LEGER
«Loin d’une
France rassise,
je voulais
montrer que
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  • 1. MERCREDI 30 MARS 2016 0123 «CetteFrance qu’onn’apas l’habitude deregarder» AndréTéchinéévoque dans«Quandona17ans» lestourmentsd’une jeunessepyrénéenne A 73ans, André Téchiné est l’exemple même du grand auteur à la française. Vingt et un longs-métrages réalisés depuis 1969, des titres qui claquent (Ba- rocco, Hôtel des Amériques, J’em- brasse pas, Les Roseaux sauva- ges), des collaborations avec les plus grands acteurs du cinéma national (Jeanne Moreau, Cathe- rine Deneuve, Isabelle Adjani, Ju- liette Binoche, Sandrine Bon- naire, Gérard Depardieu, Patrick Dewaere, Jean-Louis Trintignant, Daniel Auteuil…), des distinc- tions en nombre. L’occasion est belle de rappeler, avec la sortie en salles de Quand on a 17ans, que le confort de cette rente autorale ne va pas au teint du cinéaste. Enfant du Tarn-et-Garonne, doté d’une grande inquiétude et d’une vive intelligence, André Té- chiné n’a cessé au cours d’une carrière en forme de montagnes russes de varier les formats et de fomenter des intrigues passion- nelles dont l’architecture inti- miste révèle une constante inter- rogation sur l’altérité sociale, ethnique, sexuelle. Rien de moins normé, en somme, que le cinéma de ce septuagénaire, qui se ressource aujourd’hui à la ver- deur de la nature et de l’adoles- cence. Vous n’aviez plus abordé l’ado- lescence depuis Les Roseaux sauvages, sorti en 1994. Quel désir vous y a poussé? Après plusieurs films de com- mande successifs, je voulais reve- niràunsujetoriginal.Laquestion de base, dans ce cas, c’est ce qui me tient à cœur. J’avais envie de ce mélange entre expérience rê- vée et expérience vécue qui carac- térise l’adolescence, contraire- ment à l’âge adulte, où on est beaucoup plus dans l’épreuve du réel et dans la stratégie. C’est un âge assez radical, qui échappe à la famille et à l’institution. Vous sa- vez,c’estdifficilededirepourquoi l’espritestoccupépartelleoutelle idée. J’avais simplement des ima- ges dans la tête, insistantes: un rite de passage, deux adolescents qui se battent, un portrait de femme heureuse, les montagnes des Pyrénées, un personnage mé- tissé dans la neige, quelqu’un qui hurle dans la nuit après la mort d’un être cher. Avec Céline Sciamma, on ne savait pas très bien où ça allait nous mener, à part que nous voulions une sorte de minimalisme, avec beaucoup d’action et de physique. Et puis tout ça s’est noué autour de l’idée de mettre en miroir la violence adolescente, qui peut déboucher sur la reconnaissance du désir de l’autre, et la violence du monde adulte, la vraie guerre, qui se ré- vèle fatale. Vous mentionnez votre scéna- riste, Céline Sciamma, qui prend chez vous la suite de Pascal Bonitzer, Olivier As- sayas, Xavier Beauvois ou Gilles Taurand. Pourquoi l’avez-vous choisie? Comme cinéaste, je trouvais qu’elle avait su récemment ap- porter un regard neuf sur l’ado- lescence [avec les films Naissance des pieuvres, Tomboy et Bande de filles]. Mais il se trouve qu’au moment où je l’ai contactée elle voulait justement sortir de ça. C’est aussi pour cette raison qu’on n’a pas vraiment pro- grammé une histoire avec Céline, nous voulions surtout nous lais- ser surprendre. Comment avez-vous trouvé vos acteurs? Pour les deux garçons, j’ai long- temps voulu les trouver dans la région toulousaine et qu’ils aient un accent à couper au couteau. J’ai dû renoncer à cela. Ce que j’ai surtout travaillé avec Kacey Mot- tet Klein et Corentin Fila, c’est la relationducouplequ’ilsforment. L’un n’allait pas sans l’autre. L’in- teraction était très tendue entre les personnages, il me fallait des acteurs avec beaucoup de réacti- vité. Quant au personnage de Sandrine Kiberlain, il est mater- nel et sexy à la fois, il a la force du roseau. Le décor naturel est splendide: où avez-vous tourné? Dans l’Ariège et la Haute-Ga- ronne, ce sont des endroits assez déshérités, rarement visités par le cinéma. C’est une part de la France qu’on n’a pas l’habitude de regarder. J’y ai d’ailleurs fait un gros travail d’enquête sur le terrain. Notamment dans les ly- cées et dans les fermes. Beau- coup d’acteurs du film sont dans leur élément naturel. Il y a quelque chose de géné- reux dans le film, avec des per- sonnages qui s’ouvrent large- ment au monde et à la diffé- rence. A l’heure, justement, où tout semble se refermer dans notre monde… Oui, c’est sans doute un désir, profond, d’apaisement. Une lassi- tude, pour ne pas dire une colère, à montrer toujours une France rassise. Je voulais qu’on se dise que, même dans un coin aussi re- culé, l’hospitalité était possible, souhaitable.Quelaviolenceentre deux jeunes gens pouvait aussi déboucher, quelquefois, sur la mutuelle délicatesse. Si une mère dans la situation du personnage de Sandrine Kiberlain voyait le film, eh bien, ça ne pourrait pas être mal, ça pourrait être bienfai- sant. Montrer que la vie, c’est aussi l’échange de solidarités mi- nuscules.Celaditsansillusionsur la capacité du cinéma à changer le monde.Mais,voussavez,cettedé- testation chez moi du natura- lisme cinématographique à la française remonte à ma propre adolescence dans l’après-guerre. Ces personnages étaient d’une noirceur dans laquelle je ne pou- vais pas me reconnaître. Décou- vrir, à côté, des comédies musica- les avec Fred Astaire, mais quel bonheur! Votre carrière, commencée dans les années 1970, vous donne un point de vue incom- parable sur l’écosystème du cinéma français. Comment y avez-vous tenu et évolué? J’espère surtout ne pas y gérer une signature auteuriste qui fe- rait qu’on m’y épingle comme un papillon. Je suis donc protéi- forme de manière délibérée. Tan- tôt je prends les risques du film de commande, tantôt je me lance dans des projets plus intimes. J’ai tenté de durer comme ça, et ça m’a plutôt réussi. J’ai tout de même l’impression d’avoir passé plus de temps à tra- vailler sur des sujets qui n’ont ja- mais vu le jour que sur quoi que ce soit d’autre. Ce n’est un mys- tèrepourpersonnequelecinéma d’expérimentation est aujourd’hui de plus en plus sé- paré de l’industrie lourde du ci- néma. Que les «films du milieu», comme les a nommés Pascale Ferran, sont plus difficiles à réali- ser. Il faut donc jouer avec les in- terstices, s’adapter en perma- nence, ne pas trop se plaindre tant qu’on peut tourner… p propos recueillis par jacques mandelbaum SURLIGNES PAR ERIC LEGER «Loin d’une France rassise, je voulais montrer que la vie, c’est aussi l’échange de solidarités minuscules»