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Identité des think tanks, le cas de l'Ifri :
Des vertus de la clarté et de l'ambigüité
Réaction de Jean-Denis Cuvelier à l'article « Think tanks à la française » de Thierry de
Montbrial et Thomas Gomart, paru dans la revue Le Débat de septembre/octobre 2014.
Dans cette analyse, Jean-Denis Cuvelier propose une réflexion tout en amont sur ce qui
caractérise l'Ifri et comment peut se concevoir son positionnement et son évolution dans un
environnement particulièrement complexe et exigeant.
L’argumentation brillante exposée dans l’article, sur une problématique spécifique, éminemment complexe et passionnante, aboutit à une conclusion
qui paraît très juste : l’explication de son métier constitue un enjeu majeur pour l’Ifri.
Les think tanks sont, par choix et de fait, confrontés aux enjeux mondiaux les plus fondamentaux, dont la complexité est croissante à l’époque tout à
fait particulière à laquelle nous vivons. Par voie de conséquence, et au regard de la multiplicité des parties prenantes et des sujets d’analyse,
l’importance du rôle que les think tanks doivent jouer dans notre société est elle-même accrue.
Or, quiconque, pour agir, a besoin de moyens : même s’il évolue dans un contexte systémique mouvant et de multiples interfaces confrontant
différents points de vue, l’Ifri doit répondre aux attentes de financeurs.
Or, la viabilité de son modèle économique implique une cohérence, du moins une maîtrise des différences, entre son identité profonde, son identité
revendiquée et son identité perçue. Si l’identité profonde n’est jamais totalement maîtrisable, un travail sur l’identité revendiquée permet d’en
rationaliser une partie importante.
Sur cette dimension, bien que de nombreux éléments soient explicités dans l’article, il demeure des paradoxes de fond, ou, plus exactement, des
dialectiques qui, par nature, sont difficile à synthétiser et à figer. Néanmoins, ces dialectiques, pour les non-experts des think tanks posent question. Et
qui d’autre que des think tankers pour être expert des think tanks ?
Ainsi, comment les observateurs et les parties prenantes, au premier rang desquelles, la société civile, peuvent-ils comprendre l’action que l’Ifri
porte pour leur bénéfice, en cohérence avec son positionnement d’ensemble, dans la complexité qui le caractérise ?
Ces questionnements revêtent une importance vitale pour l’Institut, en cela qu’ils pourraient constituer un frein à son financement, et donc à sa survie.
Le financement ne peut être abordé que dans une vision systémique, englobant les 6 catégories d’acteurs identifiées dans l’article : l’État, les
collectivités publiques, l’Union Européenne, les individus, les fondations, et les entreprises1
.
Eclairer des stratégies privées ou publiques n’est déjà pas un exercice facile, car les paradigmes de ces deux univers sont différents. L’objectif d’œuvrer
en faveur de l’intérêt général permet de dépasser cette difficulté, mais il semble que la compréhension de l’intérêt général dépende pour beaucoup
de celui qui le juge. « Le seul bien commun à une unité active est cette unité en tant que telle. Les biens collectifs / publics concrets sont des déclinaisons
par essence imparfaites de ce bien abstrait unique » explique l’article2
. Mais on peut se demander dans quelle mesure ce n’est pas justement sur ces
« déclinaisons » que les oppositions se fondent. Il semble donc nécessaire de préciser ce à quoi correspond l’intérêt général pour l’Ifri et de
développer la vision de fond qui sous-tend ses recommandations.
Les logiques de pouvoir, inséparables de l’activité « policy oriented » de l’Ifri3
, rendent cette démarche particulièrement importante, notamment en ce
qui concerne le positionnement entre élite et société civile.
La légitimité intellectuelle de l’Institut n’a nul besoin d’être mise en question : il dispose de tous les « saints sacrements ». L’élitisme du think tank
découle de sa définition comme « organisation ouverte construite autour d’un socle permanent de chercheurs ou d’experts » et l’Ifri revendique à raison
son positionnement particulier de « professionnels du savoir »4
.
1 [Les think tanks] aspirent à une recherche utile et opérationnelle fondée sur des bases objectives. Encore faut-il savoir susciter un intérêt de
la part de partenaires susceptibles de les financer. En France, il existe six sources principales: l’État, les collectivités publiques, les
financements européens, les donateurs individuels, les fondations et, de plus en plus, les entreprises. Thierry de Montbrial, Thomas Gomart,
Think tanks à la française, Le Débat, septembre/octobre 2014.
2 Le seul bien collectif attaché à une unité active est cette unité en tant que telle. Les biens collectifs/publics concrets sont des déclinaisons par
essence imparfaites de ce bien abstrait unique. C’est l’Organisation de l’unité active (le gouvernement dans le cas d’un État) qui effectue ces
déclinaisons. D’où procède la légitimité de ces déclinaisons? Idem
3 Dans les think tanks, la recherche se veut opérationnelle et utile; en ce sens, elle se distingue d’emblée de celle conduite dans un cadre
strictement universitaire. Policy oriented, tournée vers l’avenir, elle prétend pouvoir alimenter les raisonnements stratégiques, compris comme
une dialectique entre fins et moyens, des décideurs. Les travaux de think tankers n’ont pas vocation à être uniquement jugés par leurs pairs: ils
trouvent surtout leur utilité dans un dispositif d’interactions sociales. Idem
4 En raison de l’hétérogénéité et de la fragmentation de l’industry, une partie des think tankers appartient aux «travailleurs du savoir», c’est-à-dire
à cette population qualifiée dont l’activité est centrée sur le traitement de l’information et la capitalisation, la diffusion ou la transmission de
savoir. Une autre partie appartient aux «professionnels du savoir», c’est-à-dire à une population hautement qualifiée, disposant d’une large
surface sociale, dont l’activité est centrée sur la création de savoir, l’élaboration et le maniement des idées et concepts, susceptibles de
délimiter des champs professionnels. Idem
« La singularité du think tank réside dans sa capacité à circuler en permanence entre les sphères politique, économique, médiatique et académique. Cela signifie
que le métier se transformera sous l’effet combiné de ses efforts d’adaptation aux contraintes et des modes d’interaction avec chacune des sphères précédemment
mentionnées. »
En revanche, la légitimité de l’Ifri en tant que représentant de la société civile pourrait être interrogée. Quelle est la caution de cette société civile
pour l’action portée en son nom (qui, par nature, ne peut néanmoins pas être universelle) ? Le manque de preuves de l’existence de cette caution,
notamment la carence de liens concrets et forts, pourraient suggérer que le brio de l’institution soit en décalage avec les approches soutenues par
l’ensemble des représentants de la société civile… dont les intérêts se trouveraient donc défendus malgré elle.
Il résulte de ce point de vue qu’un écart fort entre identité revendiquée et identité perçue puisse constituer le cœur du problème.
L’identité perçue nécessite une lisibilité de certains partis pris, même si l’Ifri revendique un travail dans l’« objectivité ». La clarification de la vision de
l’intérêt général pourrait être utile dans le but de rassembler des partenaires qui se sentent en phase avec cette vision.
Néanmoins, il ne s’agit pas d’entreprendre des actions contreproductives, et Talleyrand nous a appris qu’ « on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses
dépens5
». Aussi, l’exercice semble être celui du funambule qui avance entre clarifications nécessaires, discrétion stratégique et opportunisme
tactique, dans un contexte mouvant.
En conclusion, tout projet se construit sur une énergie développée dans un but : on peut appeler cela un mythe (fondateur), un rêve, une ambition, une
vision. Il semble qu’il y ait plusieurs dimensions au « rêve » de l’Ifri : contribuer à l’effort de gouvernance mondiale, à l’émergence d’une société civile
mondiale et à faire valoir l’idéal français6
. Prenons un risque encore plus poussé en allant au bout de cette triple lecture : la vision ultime de l’Ifri est-
elle de construire une unité politique mondiale, qui représente la société civile, aboutissement de l’histoire universaliste française ?
Penser ce projet avec les mots de Pascal et « faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste7
», pourrait être un point de départ pour
formuler la « vocation » de l’Ifri auprès des parties prenantes.
Jean-Denis Cuvelier est consultant, enseignant et entrepreneur.
Anciennement directeur associé d’un cabinet spécialisé en anthropologie des organisations, il est convaincu que l'identité
des organisations est un enjeu et un levier de développement et de management fondamental, sous-estimé par les
dirigeants dans un contexte multi-crises.
Il a fondé "Ki Idem Ipse", un cabinet de conseil en innovation et transformation par l'identité, qui vise à appréhender la
« source d'énergie » qui alimente toutes les dimensions de l'organisation afin de structurer ses projets d'innovation et de
transformation.
5 Cardinal de Retz, Mémoires, Le livre de poche, 2003.
6 [Les think tanks] sont aussi des vecteurs d’exportation et de présence française. Ils ont vocation à être des leaders dans l’espace francophone
(qui continuera numériquement à s’étendre dans les années à venir) mais, pour ce faire, il leur faut renforcer leur présence dans l’espace
anglophone où se situe le cœur de la bataille des idées à l’échelle globale et prendre des positions dans d’autres aires linguistiques.
7 Blaise Pascal, Pensées, Raisons des effets, Brunschvicg 298.
« La vague numérique transforme les modes de diffusion, mais interroge surtout la capacité des think tanks à alimenter, par l’exemple, le débat sur la
démocratisation des sociétés civiles. Les think tanks restent toutefois porteurs de trois spécificités difficiles à maîtriser simultanément: la production et la
diffusion d’un savoir identifiable par des marques réputées; la capacité de mise en relation d’acteurs venant de champs différents; la multiplication et la
structuration d’espaces de débats et de discussion. En intensifiant leurs liens pour démultiplier leur impact, les think tanks pourront se présenter comme
représentants de la société civile mondiale en jouant sans cesse entre leur enracinement national et leur projection internationale.
C’est ce défi passionnant qui attend la nouvelle génération de think tanks. »
La relation revendiquée et construite avec les décideurs conduit inévitablement à la question de l’indépendance. Cette dernière se pose à la fois en termes
économiques, politiques et intellectuels. Elle est aussi affaire d’état d’esprit. Tous les think tanks se prétendent indépendants, alors même que l’enjeu consiste,
selon Thomas Medvetz, à comprendre les différentes modalités de construction des formes de dépendance sans lesquelles leur activité n’aurait tout simplement
pas de sens. [Thomas Medvetz, Think tanks in America, Chicago, The University of Chicago Press, 2012].

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  • 1. Identité des think tanks, le cas de l'Ifri : Des vertus de la clarté et de l'ambigüité Réaction de Jean-Denis Cuvelier à l'article « Think tanks à la française » de Thierry de Montbrial et Thomas Gomart, paru dans la revue Le Débat de septembre/octobre 2014. Dans cette analyse, Jean-Denis Cuvelier propose une réflexion tout en amont sur ce qui caractérise l'Ifri et comment peut se concevoir son positionnement et son évolution dans un environnement particulièrement complexe et exigeant. L’argumentation brillante exposée dans l’article, sur une problématique spécifique, éminemment complexe et passionnante, aboutit à une conclusion qui paraît très juste : l’explication de son métier constitue un enjeu majeur pour l’Ifri. Les think tanks sont, par choix et de fait, confrontés aux enjeux mondiaux les plus fondamentaux, dont la complexité est croissante à l’époque tout à fait particulière à laquelle nous vivons. Par voie de conséquence, et au regard de la multiplicité des parties prenantes et des sujets d’analyse, l’importance du rôle que les think tanks doivent jouer dans notre société est elle-même accrue. Or, quiconque, pour agir, a besoin de moyens : même s’il évolue dans un contexte systémique mouvant et de multiples interfaces confrontant différents points de vue, l’Ifri doit répondre aux attentes de financeurs. Or, la viabilité de son modèle économique implique une cohérence, du moins une maîtrise des différences, entre son identité profonde, son identité revendiquée et son identité perçue. Si l’identité profonde n’est jamais totalement maîtrisable, un travail sur l’identité revendiquée permet d’en rationaliser une partie importante. Sur cette dimension, bien que de nombreux éléments soient explicités dans l’article, il demeure des paradoxes de fond, ou, plus exactement, des dialectiques qui, par nature, sont difficile à synthétiser et à figer. Néanmoins, ces dialectiques, pour les non-experts des think tanks posent question. Et qui d’autre que des think tankers pour être expert des think tanks ? Ainsi, comment les observateurs et les parties prenantes, au premier rang desquelles, la société civile, peuvent-ils comprendre l’action que l’Ifri porte pour leur bénéfice, en cohérence avec son positionnement d’ensemble, dans la complexité qui le caractérise ? Ces questionnements revêtent une importance vitale pour l’Institut, en cela qu’ils pourraient constituer un frein à son financement, et donc à sa survie. Le financement ne peut être abordé que dans une vision systémique, englobant les 6 catégories d’acteurs identifiées dans l’article : l’État, les collectivités publiques, l’Union Européenne, les individus, les fondations, et les entreprises1 . Eclairer des stratégies privées ou publiques n’est déjà pas un exercice facile, car les paradigmes de ces deux univers sont différents. L’objectif d’œuvrer en faveur de l’intérêt général permet de dépasser cette difficulté, mais il semble que la compréhension de l’intérêt général dépende pour beaucoup de celui qui le juge. « Le seul bien commun à une unité active est cette unité en tant que telle. Les biens collectifs / publics concrets sont des déclinaisons par essence imparfaites de ce bien abstrait unique » explique l’article2 . Mais on peut se demander dans quelle mesure ce n’est pas justement sur ces « déclinaisons » que les oppositions se fondent. Il semble donc nécessaire de préciser ce à quoi correspond l’intérêt général pour l’Ifri et de développer la vision de fond qui sous-tend ses recommandations. Les logiques de pouvoir, inséparables de l’activité « policy oriented » de l’Ifri3 , rendent cette démarche particulièrement importante, notamment en ce qui concerne le positionnement entre élite et société civile. La légitimité intellectuelle de l’Institut n’a nul besoin d’être mise en question : il dispose de tous les « saints sacrements ». L’élitisme du think tank découle de sa définition comme « organisation ouverte construite autour d’un socle permanent de chercheurs ou d’experts » et l’Ifri revendique à raison son positionnement particulier de « professionnels du savoir »4 . 1 [Les think tanks] aspirent à une recherche utile et opérationnelle fondée sur des bases objectives. Encore faut-il savoir susciter un intérêt de la part de partenaires susceptibles de les financer. En France, il existe six sources principales: l’État, les collectivités publiques, les financements européens, les donateurs individuels, les fondations et, de plus en plus, les entreprises. Thierry de Montbrial, Thomas Gomart, Think tanks à la française, Le Débat, septembre/octobre 2014. 2 Le seul bien collectif attaché à une unité active est cette unité en tant que telle. Les biens collectifs/publics concrets sont des déclinaisons par essence imparfaites de ce bien abstrait unique. C’est l’Organisation de l’unité active (le gouvernement dans le cas d’un État) qui effectue ces déclinaisons. D’où procède la légitimité de ces déclinaisons? Idem 3 Dans les think tanks, la recherche se veut opérationnelle et utile; en ce sens, elle se distingue d’emblée de celle conduite dans un cadre strictement universitaire. Policy oriented, tournée vers l’avenir, elle prétend pouvoir alimenter les raisonnements stratégiques, compris comme une dialectique entre fins et moyens, des décideurs. Les travaux de think tankers n’ont pas vocation à être uniquement jugés par leurs pairs: ils trouvent surtout leur utilité dans un dispositif d’interactions sociales. Idem 4 En raison de l’hétérogénéité et de la fragmentation de l’industry, une partie des think tankers appartient aux «travailleurs du savoir», c’est-à-dire à cette population qualifiée dont l’activité est centrée sur le traitement de l’information et la capitalisation, la diffusion ou la transmission de savoir. Une autre partie appartient aux «professionnels du savoir», c’est-à-dire à une population hautement qualifiée, disposant d’une large surface sociale, dont l’activité est centrée sur la création de savoir, l’élaboration et le maniement des idées et concepts, susceptibles de délimiter des champs professionnels. Idem « La singularité du think tank réside dans sa capacité à circuler en permanence entre les sphères politique, économique, médiatique et académique. Cela signifie que le métier se transformera sous l’effet combiné de ses efforts d’adaptation aux contraintes et des modes d’interaction avec chacune des sphères précédemment mentionnées. »
  • 2. En revanche, la légitimité de l’Ifri en tant que représentant de la société civile pourrait être interrogée. Quelle est la caution de cette société civile pour l’action portée en son nom (qui, par nature, ne peut néanmoins pas être universelle) ? Le manque de preuves de l’existence de cette caution, notamment la carence de liens concrets et forts, pourraient suggérer que le brio de l’institution soit en décalage avec les approches soutenues par l’ensemble des représentants de la société civile… dont les intérêts se trouveraient donc défendus malgré elle. Il résulte de ce point de vue qu’un écart fort entre identité revendiquée et identité perçue puisse constituer le cœur du problème. L’identité perçue nécessite une lisibilité de certains partis pris, même si l’Ifri revendique un travail dans l’« objectivité ». La clarification de la vision de l’intérêt général pourrait être utile dans le but de rassembler des partenaires qui se sentent en phase avec cette vision. Néanmoins, il ne s’agit pas d’entreprendre des actions contreproductives, et Talleyrand nous a appris qu’ « on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens5 ». Aussi, l’exercice semble être celui du funambule qui avance entre clarifications nécessaires, discrétion stratégique et opportunisme tactique, dans un contexte mouvant. En conclusion, tout projet se construit sur une énergie développée dans un but : on peut appeler cela un mythe (fondateur), un rêve, une ambition, une vision. Il semble qu’il y ait plusieurs dimensions au « rêve » de l’Ifri : contribuer à l’effort de gouvernance mondiale, à l’émergence d’une société civile mondiale et à faire valoir l’idéal français6 . Prenons un risque encore plus poussé en allant au bout de cette triple lecture : la vision ultime de l’Ifri est- elle de construire une unité politique mondiale, qui représente la société civile, aboutissement de l’histoire universaliste française ? Penser ce projet avec les mots de Pascal et « faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste7 », pourrait être un point de départ pour formuler la « vocation » de l’Ifri auprès des parties prenantes. Jean-Denis Cuvelier est consultant, enseignant et entrepreneur. Anciennement directeur associé d’un cabinet spécialisé en anthropologie des organisations, il est convaincu que l'identité des organisations est un enjeu et un levier de développement et de management fondamental, sous-estimé par les dirigeants dans un contexte multi-crises. Il a fondé "Ki Idem Ipse", un cabinet de conseil en innovation et transformation par l'identité, qui vise à appréhender la « source d'énergie » qui alimente toutes les dimensions de l'organisation afin de structurer ses projets d'innovation et de transformation. 5 Cardinal de Retz, Mémoires, Le livre de poche, 2003. 6 [Les think tanks] sont aussi des vecteurs d’exportation et de présence française. Ils ont vocation à être des leaders dans l’espace francophone (qui continuera numériquement à s’étendre dans les années à venir) mais, pour ce faire, il leur faut renforcer leur présence dans l’espace anglophone où se situe le cœur de la bataille des idées à l’échelle globale et prendre des positions dans d’autres aires linguistiques. 7 Blaise Pascal, Pensées, Raisons des effets, Brunschvicg 298. « La vague numérique transforme les modes de diffusion, mais interroge surtout la capacité des think tanks à alimenter, par l’exemple, le débat sur la démocratisation des sociétés civiles. Les think tanks restent toutefois porteurs de trois spécificités difficiles à maîtriser simultanément: la production et la diffusion d’un savoir identifiable par des marques réputées; la capacité de mise en relation d’acteurs venant de champs différents; la multiplication et la structuration d’espaces de débats et de discussion. En intensifiant leurs liens pour démultiplier leur impact, les think tanks pourront se présenter comme représentants de la société civile mondiale en jouant sans cesse entre leur enracinement national et leur projection internationale. C’est ce défi passionnant qui attend la nouvelle génération de think tanks. » La relation revendiquée et construite avec les décideurs conduit inévitablement à la question de l’indépendance. Cette dernière se pose à la fois en termes économiques, politiques et intellectuels. Elle est aussi affaire d’état d’esprit. Tous les think tanks se prétendent indépendants, alors même que l’enjeu consiste, selon Thomas Medvetz, à comprendre les différentes modalités de construction des formes de dépendance sans lesquelles leur activité n’aurait tout simplement pas de sens. [Thomas Medvetz, Think tanks in America, Chicago, The University of Chicago Press, 2012].