2. « Je ne prétends point fournir [...] un guide du parfait touriste de la Butte, mais qui veut
la connaître, cette Butte, dans ses aspects les plus divers, se fera tout d'abord conduire
place du Tertre et...
3. ...y prendra l'apéritif sur
le zinc de Spielman. Là
tout
lui
donnera
l'impression
qu'il
a
quitté Paris pour un
lointain village.
7. ...ou un tout jeune artiste brosse sur la toile une vue
du Sacré-Cœur ; des chiens errent ; des moineaux
familiers vous entourent.
8. A gauche, dans une perspective étroite et anguleuse, la rue Norvins se perd entre les
façades décrépites des maisons.
9. En face, l'hôtel Bouscarat forme l'angle de la place. Cher hôtel Bouscarat ! Sous son
toit, les deux chambres aux fenêtres rustiques sont celles que nous avons tous
habitées jadis, en compagnie d'aimables filles aussi candides que les grisettes de la
désuète bohème de Murger…
10. A droite, la rue du Mont-Cenis, descend à pic sur un horizon de vapeur et de
banlieues pelées et vagues.
11. La vue en est étrange certains soirs et
obsédante de détresse sans objet. Un
arbre dépasse la ligne des toits… La
cloche de l'église tinte de si près
qu'elle vous emplit d'une secrète
nostalgie.
Soirs de province ou d’autres cloches
sonnaient, comme celle-ci, à l'heure
quiète et confuse des bougies
allumées dans la chapelle de la Vierge.
Soirs que Verlaine a chantés :
« Mon Dieu ! Mon Dieu ! la vie est là
Simple et tranquille
Cette paisible rumeur-là.
Vient de la ville… »
12. Soirs de Montmartre, que vous êtes donc reposants à chérir ! De vieilles dames, la
chaisière, ces demoiselles de la confrérie de Marie, de jeunes personnes déjà, si
méthodiques, se hâtent vers l'office quotidien.
Et quel silence, soudain, envahit
derrière elles les ruelles de la
Butte !
13. Des gens dînent à de petites tables…
Cent petites tables sont partout dressées
14. Alors une
chanteuse des
rues arrive comme
une ombre et
gémit sa plainte.
Elle n'a plus d'âge,
cette malheureuse
et, depuis des
générations, elle a
le même
répertoire de
chansons banales,
usées et sans
accent.
« Mais j'ai profité des pinsons
« Qui font leurs nids dans les buissons, » , module-t-elle…
Est-ce un reproche à l'adresse de tant de couples enlacés sous les
lampes ? Et a-t-elle eu jamais un nid, cette pauvresse, un nid
d'artiste, sous les toits, où il voisinait avec celui des hirondelles ?
Personne ne s'en souvient plus… ni même elle, peut-être, tellement
ce temps est reculé dans sa mémoire…
15. Mais voici le joueur de guitare qui
prélude, son plateau pour la quête placé
par terre devant lui. Voici la « gosse » de
treize ans qui braille entre les tables…
16. La nuit est tout à fait venue à présent... Les petits magasins, les étalages des
maisons, les bistros et Paris, dans le lointain, fourmillent de mille feux. Les becs de
gaz jettent sur le trottoir leur clignotante lumière. Les tables se dégarnissent et,
dans le vide qui se fait sur la place et aux terrasses des restaurants, les appels fous
des trains montent des gares du Nord et de l'Est avec une rauque ampleur… Il n'y a
plus personne autour des tables.
17. Seuls, les
habitués du
petit verre
occupent
l'intérieur des
manezingues.
...
...et regardent défiler à la lueur douteuse des
réverbères, les bigotes, aux manières peureuses et
comme ratatinées, qui reviennent de l'église.
18. Par ici, mesdames et messieurs… Faites encore le tour de la place, jusqu'aux
escaliers de la rue du Calvaire
23. Admirez. Mesdames et Messieurs… vous avez tout le temps… A droite, un cabaret, bas
de plafond où Renoir a peint sur le mur un portrait d'homme et une nature morte. Le
portrait a été vendu et la nature morte, cachée par un badigeon, n'est plus visible… Au
fond du cabaret, un billard et derrière, un jardin bordé de tonnelles donnant de
haut, sur la rue des Saules.
24. Ici, tout vous parlera de nos
premières amours et...
...de notre jeunesse...
25. N'insistez pas.
« Les amours sont fragiles, »
dit la chanson…, fragiles et
trompeuses et cela n'a au
fond
qu'une
médiocre
importance.
26. Vous ne trouvez pas ces tonnes agréables ? Nous y buvions, jadis, autour d'une
chandelle plantée dans le goulot d'une bouteille vide. Mais une bouche étourdie
soufflait vite la chandelle. Et personne ne s'en trouvait plus mal... Comment?... la
rue des Saules?...
27. Oui… oui… c'est elle qui conduit au « Lapin Agile »… Vous savez…
28. Mais, à droite, vous avez d'abord la rue Cortot et la
maison des peintres… une grande baraque avec un
porche de plâtre qu'Utillo a souvent reproduit dans
son étonnant et tragique caractère. Il habite
toujours cette maison, comme sa mère Suzanne
Valadon, comme Utter, comme Galanis… C'est une
maison qui deviendra célèbre un jour. Il faudra
l'avoir vue aussi bien que ...
29. ...cette jolie bicoque rose à volets verts que Ramon Pichot a achetée plus bas, à
l'angle de la rue de l'Abreuvoir, et où il vit tout en travaillant à une prochaine
exposition.
30. Sur un ciel roux, d'où se lèvent des
lueurs, la carcasse noire, hérissée
de trois ailes des vieux moulins de
la Galette, vous invite.
31. Venez. Vous allez voir danser les petites bonnes, les trottins, les humbles filles des
concierges du quartier et leurs amants si distingués.
32. La salle est pleine. C'est une immense salle où un orchestre de jadis et un jazz band se
donnent tour à tour la réplique et font succéder le fox trott au boston. La lumière
éclatante emplit tout. Les murs, badigeonnés de couleur verte, la réfléchissent comme
des miroirs et, des projecteurs de music-hall promènent un torrent de clartés sur la foule
bruyante et houleuse.
33.
34. Nous voilà loin de l'ancien « Moulin » peint par Renoir et de sa clientèle à demi
formée de rapins et d'étudiants ! Loin même du plaisir qu'on avait à danser ! Ce
n'est plus un plaisir aujourd'hui, mais une sorte de passion frénétique, un vice
étourdissant, une folie, un délire. Vous n'avez qu'à regarder cette cohue qui
s'étreint et qui, n'ayant plus même la place de tourner, tant elle est compacte,
piétine et se pénètre intensément. Ce n'est plus de la danse. C'est un remous
« d'unanimisme » à dégoûter Jules Romains lui- même s'il y croyait toujours.
35. Je ne sais si cela vous plaît. En tout
cas, « La Galette » n'a guère mieux à
vous offrir actuellement. On y danse
partout, entre les tables comme
dans la salle et jusque dans les
lavabos. Il faut que la jeunesse
s'amuse ou qu'elle croie s'amuser.
Quel travail ! Les danses se
succèdent sans arrêt. cuivres ou
banjo, castagnettes ou trompe
d'automobile…
En
avant,
la
musique ! Plus fort ! Encore !
Encore ! Un nègre pousse des cris
stridents. Mille cris lui répondent et
c'est à qui, des danseurs et des
musiciens, lesquels auront raison
des autres.
36. Match obstiné , chaudement disputé
des deux côtés… jusqu'à minuit,
l'heure fatidique des pistons et du
tambour donnant au milieu des huées
le signal du départ. »
FIN