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Patron: Poulos, Matthew
Journal Title: Revue d'histoire et de philosophie
religieuses.
Volume: 17 Issue:
Month/Year: 1938
Pages: 197-241
Article Author:
Article Title: Theodor Preiss; la mystique de I'imitation
du Christ et de I'unite chez Ignace d'Antioche
Imprint: [Paris] Presses universitaires de France
ILL Number: 67387718
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2. 196 REVl'R O'HISTOIRE 1'1' OE PIlrr.OSOPIITE REI.IGlEUSES
economistes, theoriciens socialistes n'ont cesse d'osciller entre
l'optimisme et Ie pessimisme; il appartenait meme it la dialec-
tique de Proudhon d'accueillir ces deux tendances contradic-
toires. Mais on s'etonI'lle que M. S. n'ait pas cru devoir porter un
jugement su'r ce pessimisme et sur cet optimiJsme, surtout Iorsque
ce dernier revet Ia forme d'un messianisme industrialiste. Four-
rier aurait-il raison 10IlSqU'il affirme (texte cite par M. S. p. 75)
que les philosophes « interviennent toujours apres coup dans Ie
mouvement social» ?
Le premi~r chapitre: «1'Antiquite classique et le Machi-
nisme» merite une mention speciale, car il met en pleine lumiere
c~ fl:~ ~trange que l'Antiquite classique avait Ia possibilite tech.
nique de s'engager dans la voie di.! machinisme, mais qU'elle ne
l'a pas voulu. Pour expliquer ce fait l'.~. S. ne neglige aucune
des raisons sociales et economiques (existence de l'esclavage),
mais il insiste avec beaucoup de justesse sur Ies raisons morales
et intellectuelles. L'ingenieur et l'experimentateur ne sont pas
mieux consideres que l'artisan qui remplit par definition une
besogne servile {p. 12}. De plus Ie rationalisme est surtout
oriente veIlS la contemplation. Nous aurions aime que M. S. for-
mulatplus nettement it ce propos deux theses qui se degagent
fort bien de son expose:
10 Pour l'antiqute classiqlJ.e aucune theorie rationnelle de
rexperimentation ,n'est possi,ble parce que la raison n'a pas prise
sur les choses et n'a aucune fonction pratique. Sa nature, en tant
qu'opposee a l'art, n'a 'pas de structure mecanique et par suite
intelligible 'Susceptible de creer entre la raison et elle une com·
plicite util~ (cette de'I'niere these neoessiterait d'a~lleurs quel-
ques nuances pour l'atomisme par ex.).
20 Cette attitudes'explique en derniere analyse par Ie dua-
lisme ,foncier de l'ame et du corps, l'absence de toute doctrine de
l'union de l'ame et du corps et par l'impossibilite ou s'est trou-
vee la 'pensee antique de situer l'action humaine 'dam; la nature.
L'homme etait «sapiens» dans la mesure ou il n'etait pas
« faber ».
M. S. indique tres nettement (pp. 36-39) }e retournement
complet qui se fait avec Bacon et surtout avec Descartes qui,
retenant integralement Ie rationalisme antique, decouvre pour-
tant Ie trait d'unionentre la raison et l'e'xperimentation, l'ame
et Ie corps ainsi que l'intelligibilite fondamentale de l'ordre na-
turel. Des lors la vocation humaine consiste hien a « nous rendre
comrne maitrcs et possesseurs de la nature :t. .
Mais c'est qu'entre l'antiquite classique et Descartes un fait
nouveau s'est produit, que M. S.'parait ignorer completement:
I,e Christianisme, et avec Ie Chri'Stianisme une anthroplagie nou-
velle, celIe dont Ia pensee cartesienne sur ce point n'est que
l'echo, celle qui est esquissee '-des Ie premier chapitre de Ia Ge-
nese (I, 28): la domination de la nature est con~ue comme une
fonction essentielle de l'homme. R. Mehl.
----- _._.. _-_.---_.-------_. Le IJirant: A. CAUSSE.
REVUE D'IDSTOIRE ET DE PHILOSOPHIE
RELIGIEUSES
No.3
La mystique
de l'imitation du Christ
et de l'unite chez Ignace d'Antioche
Au cours des ,premieres d~cades du second siecl~, probable-
ment en ran 117, l'eveque d'Antioche, Ignace, emprisonne et
condamne it mort lors d'une persecution dont nous ne savons rien
par ailleurs, fut emmene a Rome pour y etre livre auxbetes. En
route, au hasard des arrets, sous la surveillance de «dix leo~
pards », -son 'escorte - i1 dicta sept lettres qui sont parvenues
jusqu'a, nous. Elles sont adressees, rune it l'eveque Polycarpe,
une autre it 'l'eglise de Rome, les cinq autres it des eglises d'Asie-
Mineure. Malgre un certain desordre, dfi en partie aux circons-
tances peu ordinaires ou e1Ie's furent ecrites, mais aussi au carac-
tere emotifetenthousiaste ,de leur auteur, ,ces lettres ne laissent
pas -de nous -donner des CIIper~us tres concrets sur la situation des
eglisesd'Asie-Mineure: celles..ci sont gravement menacees par
une heresie qui semible etre it la fois judaisante et ,gnostique.
Toutefois il reste dans chacune de ces eglises au moins un fort
noyau de fiJdeles groupes autour de l~ur eveque. Et Ignace ne se
lasse 'pas de recommander ases lecteurs ,de se soumettTe toujou~s
et en toutes choses a leur eveque. Pour etre ainsi Ie' premier
temoin qui atteste tres nettement la pratiqueet la theorie de
l'episcopat monarchique, Ignace a dfi subir ,dans ses lettres, outre
son martyre, encore une sorte de persecution posthume: pendant
des siecles les theologi~ns catholiques et leurs adversaires protes-
tants ou Hbre's penseurs se sont aprement disputes autour de leur
authenticite (1). Aujourd'hui qu'elle n'estplus contestee serieu-
(1) Le probleme etait, il est vrai, assez complique du fai,t que ces
epitres circulent en trois recensions differentes, une 'longue, une breve,
et une moyenne qui s'avera Stre l'authentique. Mais ce furent surtout
des raisons anti-catholiques qui militerernt contre l'authenticite. On
trouvera un bon resume de la question dans A. Puech, Histoire de la
Litterature grecque chretienne, t. II, p. 45-52.
Revao d'Histoire et de Philo:rophie Religiuses, 1938 N° 3.
3. 198 REVUE n'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
sement - les ·hypotheses de Delafosse (2) et Van den Berg van
Eysinga sont vraimentpar trop fantaisistes pour meriter plus
que la mention de leur existence - ron s'accol"'de a y voir un
document qui, des Ie <debut du second siec1e, atteste l'existence
<de l'episcopat monarchique en Asie-Mineure.
On s'accorde egalement a voir ,daI1lS l'eveque d'Antioche un
despromoteurs de la christologie orthodoxe qui plus tard se
preciseradans la <doctrine des deux natures. Enfin on ne manque
pas de noter son enthousiasme pour Ie marty-reo
Mais il nons a semble que Ie lien entre sa theorie de l'Eglise,
sa christologie et ses idees sur Ie martyre n'apparait assez c1ai-
rement dans aucune des nombre~ses etudes qui ont ete consa-
crees a Ignaced'Antioche. On Ie ·considere encore trop en fonc-
tion de revolution ulterieure ,du christianisme, et grace a ceUe
« retro-activite» du present sur Ie passe <dont parle M. Bergson,
on tend a Ie reduire quelque peu au rang de precurseur de l'ec-
c1esiologie etde la christologie ulterieures. A lire de pres ses
lettres, on s'aper~oit qu'un tel point <de vue, quoique parfaite-
ment jnste, negligepourtant l'originalitede sa mystique et ne
fait pas apparaitre Ie lien intime qui rdie entre elles sa theorie
de l'Eglise, sa christologie et sa theorie du martyre. Disons des a
present que ce lien, ce motif vraiment central 'et original de la
pensee d'Ignace nous parait etre sa mystique ,de !'imitation de
1'« union charnelle et spirituelle» telle qu'elle a ete realisee par
Ie Christ. Naturellement nous ne pretendons pas ramener a ce
seul motif toute Ia pensee Id'Ignace, qui parfois est fort complexe,
nien donner un expose exhaustif; notre but est simplement de
montrer qu'il est l'eleroent vivant de sa 'piete, 'ce qu'i1 y a de plus
personnel et de nouveau dans sa pensee. Toutefois nous pensons
pouvoir donner, en les eclairant par ce motif central, sur plusieurs
points essentiels de la pensee ,d'Ignace des aper~us assez nou-
veaux.
Rien n'est plus utile, pour saisir l'originalite ·d'Ignace, que
de Ie comparer a l'ap6tre Paul. En effet i1 est Ie premier auteur
qui Ie cite abondamment et explicitement. Ses reminiscences
sont meme si frequentes qu'on a pu Ie dire « sature » (3) de pau-
linisme, et que plusieurs specialistes ont estime qu'il fut Ie disci-
(2) H. Delafosse, LettI'esd'Ignace d'Antioche, Rieder, Paris, 1929.-
G. A. Vam den Berg van Eysinga, La litterature chretienne primitive,
Rieder, Paris, 1926.
(3) Joh. Weiss, Das Urchristentum, Goettingue, 1917, p. 600.
IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE D'ANTIOCHE
199
pIe Ie plus fidele que Paul ait trouve dans tout Ie christianisme
primitif (4). En tous cas il se reclame de l'apotre en ecrivant aux
Romains (Rom. 4), et f.elicite les Ephesiens d'avoir ete ses «co-
inities» (Ephes. 15). Tout son desir est de mourircomme lui
martyr a Rome, et d'etre trouve «sur ses traces» (Eph. 12).
Des lors il pourra etre du ,plus haut interet de comparer les
lettresd'Ignace acelle que Paul ecrivit dans des conditions tres
semblables, l'epitre aux Philippiens, et cette comparaison pourra
etred'autant plus fructueuse qu'Ignace semble bien avoir connu
cette epitre (5). En outre, i1 est peu de points ou l'originalite
d'Ignace par rapport a Paul apparaisse plus nettement que dans
son attitude devant Ia mort.
Paul et Ignace devant la mort.
Rappelons la situation de Paul au moment Oll il ecrit l'epitre
aux Philirppiens (6). Sa cause est restee en suspenso II a assez
de chances de n'etre pas condamnepour pouvoir encore faire des
projets. En tous cas il ,pent encore opter, rdu moins ,en pensee,
pour Ia vie ou la mort. Personnellement, i1 pencherait plut6t pour
la mort, afin d'etre aupresdu Christ. Mais 'son propre interet
spirituel passe aussit6t a l'arriere-plan: ce qui seul importe est
la 'predication de l'evangile. Et comme il sesait utile, bien plus:
necessaire a cette 'predication, il opte joyeusement pour Ia vie au
service de l'evangile, en sorte que son desir personnel, quelque
profOIlid qu'il ait ete, finit 'par n'etre que mentionne en passant.
Dans toute l'epitre, d'ailleurs, l'ap6tre ne parle de lui-meme et
de SOn proces que dans Ia mesure ou tout cela peut servir Ia
cause de l'evangile, et i1 va meme jusqu'a se rejouir de ce que ses
adversaires, tout en lui creant des ennuis, ne laissent -pas cepen-
dant d'annoncer Ie Christ. Vivre au mourir, peu importe, pourvu
(4) Ed. Bruston, Ignace d'Antioche, Montauban, 1897, p. 215. _
A. Stahl, Ignatianische Untersuchungen, Greifswalld 1899, p. 190.
(5) Ed. von der Goltz, Ignatius von Antiochien als Christ und
Theologe, in Texte und Untersllchun.gen 12, 1895, pp. 100 et 183. Cet
Quvrage est de loin Ie meilleur de tous ceux qui ont paru depuis Ie com-
mentaire de J. B. Lightfoot, The Acpostolic Fathers, II, 1889, qui reste
~e standard work des ·etudes ignatiennes.
(6) 11 importe fort peu, dupoint de vue que nous OCcUipons ici,
que Paul ait ecrit cette epitre a Rome ou 'lors d'une captivite it Ephese.
SeuJe nous interesse son attitude devant la mort.
4. 200 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
que l'evangile soit annonce. D'ou une merveilleuse serenite, une
joie 'profonde que meme les menees des 'adversaires ne 'peuvent
que renforcer.
Telle est,en grands traits, l'attitudede Paul devant la mort.
Tout autre est celled'Ignace. Il est fort loin de cette serenite, de
cette parfaite soumission aux evenements. Bien qu'il ait, lui
aussi, d'assez fortes 'c'hances de sauveI' sa vie - ,du moins il Ie
croit ! On peut ,discuter de Ia portee ,de l'in£luenc,e que la com-
munaute romaine ,avait aupres des pouvoirs publics (7) - pour
pouvoir envisager les deux possibilites et choisir entre eIles, il
n'hesite pas un instant: il a opte !pour la mort. Desormais il ne
craint qu'une ohose: que Ie zele des Romains ne luienleve Ie
privilege de mourir martyr. Il declare avec beaucoup d'insis-
tance qu'il meurt de son propre gre - ZXW'l - (Rom. 4) (8).
Est-ce a dire qu'il a cherche Ie martyre et s'est denonce lui-
meme ? Ce serait aIler trop au ,dela de ce que disent les textes.
II nous semble que Ie debut 'l.1e sa lettre aux Romains - «j'ai
meme re~u 'plus que je ne demandais» - invite a penser qu'il
n'a pas cherche, et n'eut meme pas ose demander a Dieu Ie trop
grand privilege d'etre «prisonnier en Christ» (Rom. 1). Mais
maintenant qu'il a re~ucet honneur, i1 est pris 'd'angoisse a la
pensee qu'il pourrait lui etre enleve. II prie avec ferveur pour
que sa condamnation Ie mene jusqu'a Rome, et a la mort. S'il ne
mourait 'pas martyr, si 'par quelque intervention en haut lieu les
Romains allaient lui sauver la vie, i1 ne vivraitplus que
XCl";7. c7.'1FipwT.:ou;. II ne veut «plus vivre de la vie humaine»
(Rom. 8). Cher'cher a l'ecarter du martyre, ce serait venir au
secours du prince ,de ce monde. Le sauveI', ce serait Ie per,dre.
Mais l'aider a mourir,c'est l'aider a vivre (Rom. 6). Et si par
hasard les betes auxquelles son corps est destine etaient trop
(7) Sur les intervention~ de l'eglise de Rome en faveur des mar-
tyrs, d. W. Bauer in Lietzmann, Handbuch z. N. T. Erganzungs-
band, Die Apostolischen Vater II, Tubingen 1920, pp. 244-45, ~t en par-
ticulier Lucien, De morte Peregrini, c. 12.
(8) Cf. aussi, cependant, Magn. 5, 2: «Si nous ne cho'isissons libre-
ment de mourir en vue de sa passion... ». On sait qu'il y eut tres tot de!s
chretiens qui cherchaient volQlIltairement Ie martyre. Les montanistes
se distinguaient tout particulierement sur ce point, car « spiritus omnes
paene ad martyrium exhortatur» (Te,rtullien, De fuga in persecutione 9).
Dans son Exkurs sur la recherche du martyre, p. 247, W. Bauer omet
de mentionner l'interdiction de se denoncer, pleine de bon sens, du
Martyre de Polycarpe 4. Au reste, pour tout ce qui co'ncerne Ie mar-
tyre, on consultera 11e beau livre de H. von Campenhausen, Die Idee
des Martyriums in des aJten l{irche, Goettingue 1936.
IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE D'ANTIOCHE
201
laches pour se j ete~ sur lui,. i1 les provoquera. Si elles ne veulent
pas Ie tuer de bon gre, il les forcera (9). Et que les Romains
flattent plutot les betes afin qu'elles ne laissent rien de son
corps' (Rom. 4, 2). Et toujours a nouveau, tantot avec une ferveur
et un enthousiasme extremes, tantot avec une non mains extreme
angoisse, il supplie les Romains de Ie laisser mourir. Mais n'in-
sistons pas ,davantage: ces textes sont trop connus, et i1 faudrait
citer presque toute l'epitre aux Romains. Demandons-nous plutot
quels sont au juste les motifs de cette attitude.
Une foiscet enthousiasme bien marque, on se contente en
general de Ie mettre sur Ie compte du temperament tres emotif
de l'eveque d'Antioche. Deja sensible en temps ordinaire, il aura
ete porte par les circonstances it un degre d'exaltation tel que
ce desir de mourir devieridrait tres ,comprehensible. Sans doute
Ignace a-t-il une nature emotive, enthousiaste; mais ces <:onside-
rations psychologiques ne sauraient nous dispenser de chercher
les raisons de ce desir dans les idees qu'il se fait sur sa mort. Au
milieu de son exaltation il ne laisse pas de garder un parfait bon
sens. En Iparticulier il est tres soucieux du sort de son eglise
d'Antioche, qui «n'a ,d'autre eveque que Jesus-Christ et votre
charite» (Rom. 9), et qu'il ne cesse de recommander a sescorres-
pondants (10). Et pourtant il ne semble meme pas s'etre demande
si Dieu ne l'appelaitpas a servir l'Eglise par sa vie autant sinon
mieux que par sa mort. Si donc son ardeur a mourir n'est pas Ie
moins du monde freinee par ses souds de ·chef d'eglise, i1 faut
vraiment qU'entre la vie 'et la mort il ne voie aucune commune
mesure, et que Ie martyre l'attire par des motifs religieux bien
puissants, et profondement enracines au creur meme de sa piHe.
Ignace nese lasse 'pasd'expliquer aux Romains que s'il tient
tant amourir, c'est que jamais plus il n'aura «une telle occasion
de parvenir aDieu» (Rom. 2). Or, « parvenir aDieu» est pour
lui Ie but par excellence de lavie du chretien (d. p. ex. Pol. 2, 3).
Et si c'est la Ie hut duchretien il est naturel que la mort pour
Dieu est Ie moyen Ie plus sur, Ie plusherolque de Ie realiser.
Deja nous entrevoyons ici quel role central joue dans la mystique
d'Ignace l'idee de l'ascension vers Dieu et l'immortalite. Et ce
(9) Selon Ie Martyre de Polycarpe, 'ch. 3, un certain Germanicus a
fait violence auxbetes pour hater sa delivra:nce. Les deux textes
emploient Ie meme verbe 7tpocr~d~Ecre::rt
(10) Ephes. 21; Magn. 14; TraIl. 13; Philad. 10; Smyrn. 11; Po-
lye. 7.
5. ....v~ lUH LJ},; D HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
soud d'atteindre a Dieu Ie 'preoccupe a un tel ,point qu'il ne songe
memepas a mentionner Ie fait que sa mort est aussi un «temoi-
gnage» au service de l'evangile: en 'parlant de sa mort il n'em-
ploie jamais les termes « martyre » et «martyr'>! Ce qui I'attire
dans la mort pour sa foi, c'est Ie fait que par une mort physique,
une « passion» semblalble a celIe 'du Christ, il arrivera, a l'imita-
tion du Christ, jusqu'a Dieu.
Si l'attitude d'Ignace devant la mort differe si profondement
de celIe de Paul, ne serait-ce pas parce qu'elle procMe ,d'une mys-
tique tout autre? Pour preciser ceUe difference dichons de
remonter de Ices deux attitudes aux deux mystiques qui les sous-
tendent respectivement.
Participation et imitation.
L'apotre connait lui aussi un vif desir de ,parvenir a l'incor-
ruptibilite. Mais il ne semble pas qu'il ait eru a la possibilite
d'unsalut individuel, inde-pendant de la situation historique du
monde: la pleine communion avec Dieu ne sera realisee qu'a la
fin des temps, apres la resurrection, quand Dieu ,sera «tout en
tous ». Aussi son ,desir de 'Parvenir a l'immortalite se traduit
presque toujours ,par une attente plus fervente de la parousie
(p. ex. 2. Cor. 5, 1-8; Rom. 8, 18-30). II est vrai que uans l'epitre
aux Phili'Ppiens, i1 envisage d'etre aupres du Christ des apres
sa mort. Et >de c,e fait on a parfois crupouvoir conc1ure qu'a un
moment donne i1 aurait rompu avec 'son eschatologie et abouti a
la mystique :hellenistique de l'ascensionde 'l'fune' apres Ia mort.
Nous ne pensons 'pas qu'il soit necessaire d'admettre un tel c'han-
gement 'da11JS Ia 'Pensee de Paul. Sans soulever id a nouveau tout
Ie debat, ra:ppelons simplement que dans cette epitre l'esperance
eschatologique n'estpas moins vive que dans les autres epitres
'Pauliniennes, qu'en outre l'apocalyptique juive admettait que par
un 'privi'lege special c'ertains justes comme Henoch, Elie, ou Ba-
ruch avaient 'ete enleves aupres de Dieu avant la resurrection
des morts (11) ; et notons au surplus que l'apocalypse johannique,
(11) Pour Ie caractere eschatologique de toute la pensee de Paul,
nous ne pouvons que renvoyer a J. Hering. Le Royaume de Dieu et sa
venue, St,rasbourg 1937. Et il n'est meme plus necessaire d'admettre que
dans Phil. I il s'annonce une mystique du Christ virtuellement inde-
pendante du drame eschatologique (cf. Hering, p. 242) si Paul a vu dans
IMITATION ET lJNITE CHEZ IGNACE D'ANTIOCHE 203
dont on ne dira pas precisement q,u'elle a rompu avec l'eschatolo-
gie juive, affirme que les martyrs sont des a present aupres de
Dieu (Apoc. 6, 9; 20, 4).
Mais alors meme que dans Phil. I Paul aurait rompu en
principe avec son eschatologie, il resterait que son desir de
mouri!; est nettementsubordonne au but de sa vie. Sa tache n'est
precisement pas de parvenir aDieu, mais de remplir Ie role qui
lui a ete ordonne. Car toute sa 'pensee est dominee par la certitude
que Ie drame de la fin du moude que l'apocalyptique juive atten-
dait 'Pour l'avenir est deja en train de se derouler: il a commence
par la venue de Jesus de Nazareth; sa mort et sa resurrection
en marquent Ie toumant decisif; deja est acquise en principe
Ia victoire sur les puissances adverses. II importe desormais que
chacun prenne ~onscience du moment historique ou se trouve
l'humanite: entre la resurrection du Christ et son retour dans la
gloire; et comme la parousie n'aura lieu que lorsque l'evangile
aura ete prec'he a tous les paiens et que Ie nombre des €lus aura
He accompli, Paul ne connait plus d'autre ,preoccupation que
celIe de precher l'evaugile aux paiens. Tout Ie reste, ses vicissi-
tudes comme ses desirs personnels, est parfaitement secondaire.
Des lors la souffrance et Ie martyre ne sauraient etre pour
Paul l'objet d'unchoix Ipersonnel: les chercher ou les refuser, ce
serait intervenir dans Ie plan eschatologique et se departir de
l'attitude d'obeissancerequise d'un 'esclave de Dieu. Seule-
ment, comme Ie croyant est uni a la destinee du Christ par une
mysterieuse solidarite, i1 participe a ses souffrances et a sa mort.
Et 'cetteparticipation est ,pour Paul si reelIe, si effective qu'elle
ne Iaisse aucune place ,pour l'idee qu'il pourraitencore chercher
a imiter les souffrances et la mort du Christ. Lorsqu'il envisage
de mourir martyr, Paul ne songe pas a voir dans les souffrances
et la mort une imitation decel1es dn Christ; et inversement, lors-
qu'il 'parle de mourir a !'image du Christ, i1 n'entend nullement
par la une mort semblable, en queIque sorte parallele a celIe du
sa mort un evenement decisif de ce drame. En effet, si Ie fameux
xa-:EZW'I de 2. Thess. 2 n'est autre que Paul lui-meme et sa predication
de lI'evangile aux paiens, c'est sa disparition qui declenchera Ie derou-
lement du drame messianique. Des lors on comprendrait assez bien que
Paul ait vu dans sa mort un cas unique, et attendu un privilege semblable
a celui des Henoch, des Elie et des Baruch. Cf. O. Oullmann. Le carac-
tere eschatologique au devoir missionnaire et de ila consciencea'Pos-
tolique de S. Paul, R. H. Ph. R. 1936, p. 243.
6. 204 REVUE D'lIISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
Christ, et que Ie croyant devrait envisager pour l'avenir, mais un
evenement mysterieux qui a eu lieu <lans Ie 'passe. Lors du
bapteme, Ie croyant a He associe it la mort et it la resurrection
du Christ (Rom. 6, 4; Col. 2, 12). Et Ie Christ est si bien mort
pour lecroyant que celui-ci a ete crucifie avec lui, en sorte qu'it
present ce n'est plus lui, mais Ie Christ qui vit en lui (Gal. 2, 20).
Le realisme de Paul est tel qu'il ne peut plus y avoir d'imitation
de la mort <le Jesus: elle a deja ete realisee, si l'on peut dire,
dans la vie ,du croyant; non 'par l'homme, mais par Ie Christ lui-
meme agissant en lui. Des lors, puisque depuis Ie bapteme toute
Ia vie du chretien est une mort qui traduit la puissance de la
mort et de Ia 'resurrection du Christ, la mort physique du martyr
ne saurait avoir une valeur speciale, essentiellement differente
de celle du temoignage de sa vie. Au fond, dans ·cette mystique,
ce n'est pas Ie croyant qui est actif: il subit la mise a mort, la
vSxpf.Jyn; de Jesus qui se repercute dans son corps. Aussi Paul
peut-il ecrire: « en sorte que la mort est a l'ceuvre en nous, mais
la vie en vous» (II Cor. 4, 10-12).
Ces mots nous rendent attentifs au fait que cettepartici-
pation est pour Paul intimement liee a l'idee que I'Eglise est Ie
corps du Christ. Ces deux ideesdurent meme etre solidaires
dans sa ,pensee des Ie chernin ,de Damas. Les paroles qu'il y enten-
dit, et dont l'exegese protestante, en general trop individualiste,
n'a pas roujours vu toute la ,portee mystique, ne sont-elles pas
singulierement significatives? «Pourquoi me persecutes-tu ? ..
Je suis Jesus que tu persecutes» (Actes 9, 4-5). Lorsqu'ils sont
persecutes, c'est Jesus lui-meme 9,ui souffre dans les membres
de son cor'ps. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre Col. 1,
24: «Maintenant je me rejouis dans les souffrances pour vous,
et j'accomplisce qui manque encore aux ,epreuves du Christ
dans rna chair Ipour son corps, qui est l'Eglise ». Est~ce a dire
que Paul considere les souffrances de Jesus comme insuffisantes
pour lesalutde l'Eglise, et les siennes comme complementaires,
paralleles, sembIa!bles a cellesde Jesus? Ce serait Ia une idee
assez surprenante sous la plume de l'apotre qui par ailleurs
ne se lasse pas d'insister sur lecaractere unique, la valeur abso-
Iuede la croix 'du Christ - « ...ne evacuetur crux Christi », et en
vient a s"ecrier: «Est-ce Paul qui aete crucifie pour vous ? »
(1. Cor. 1, 13). Aussi bien faut-illire ce texte des Colossiens ala
lumierede II Cor. 4, 8-12, 'Ou il apparait nettement que les souf-
IMITATIO~ ET U~ITE CHEZ IGNACE D'A~TIOCHE
~05
frances des croyants n'ont aucune valeur en eUes-memes, mais
uniquement dans la mesure ou elles sont le.g souffrances du
Christ mysterieusement prolongees et presentes dans ses mem-
bres,et voir la simplement Ia conviction qu'en Paul, l'instrument
choisi par Dieu, se concentrent et s'accomplissent les souffrances
que l'Eglise doit encore subir avant la fin des temps. Sous-jacente
a tout ce que Paul dit Sur Ia souffrance - Ie fait qu'il emploie
ici Ie terme technique rji,~,}s~; Ie marque nettement - est l'idee
des « epreuves messianiques» prevues par l'apocaIY'Ptique juive
et l'enseignement de Jesus (12). Mis dans une telle « epreuve »,
et. en face de la mort, l'apotre n'a nullement desire quitter Ie
monde. Ils eussent considere comme anormal de mourir, lui et
Timothee, et ils ont « desespere de survivre» (II Cor. 1, 3-12).
La encore, nulle trace d'une velleite de Paul de voir dans la
mort une maniere ·d'imiter la passion du Christ.
Ce fait est d'autant plus caracteristique que l'idee de l'imita-
tion du Christ n'est nullement etrangere a Paul. Seulement el1e
nepeut jouer Ie moindre role dans sa doctrine du salut pour la
simple raison que pour lui Ie salut est l'ceuvre de Dieu seul, et
que I'effort de l'homme ne porte que sur la traduction du saIut
en action. L'imitation du Christ sera done, non pas, comme chez
Ignace et la mystique catholique ulterieure en general, une
activitedu croyant qui aurait pour but la conformite avec Ie
Christ, mais simplement une consequence normale et necessaire
de la conformite avec Ie Christ realisee sur la croix et marquee
dans Ie bapteme. En general, d'ailleurs, la morale de Paul est
telle queses exhortations ne sont 'pas de simples ordres disant
d'agir ,de telle ou telle maniere: ce sont plutot des rappels des
faits qui dominent et determinent la vie du croyant: toute la
destinee de l'homme a ete accomplieen Christ; sa mort au peche,
sa vie nouvelle, tout remonte au Christ. Quand l'apotre veut
exhorter les Colossiens a fuir les passions, il commence par leur
dire «Vous etes morts - O:r.s'J::l-IS";S 'Yixp. Seulement, comme
l'ceuvre du Christ ne peut 'pas ne pas se traduire puissamment
dans la volonte et l'action ,du chretien, ce verbe a l'indicatif
entralne aussitot un imperatif: «Done mettez a mort... ~
'1cXP~)a-C(,s OU'I. (Col. 3, 3-5). Ceux en qui Ie Christ est a l'ceuvre
« ont crucifie la chair» (Gal. 5,24), Cette crucifixion de la chair
(12) Cf. 1. Thess. 3, 2 et aussi Actes 14, 22.
7. 206
REVCE n'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
n'a rien it voir avec une imitation du Christ; elle est un resultat de
son ceuvre dans Ie chretien. Des 10rs, puisque Ie Christ est, au
sens Ie plus fort du terme, mort pour ceux que Dieu a appeles,
l'imitation, la P-'P-'1l~~" ne peutplus porter que sur les sentiments
interieurs de Jesus, son esprit d'amour, d'humilite et de sacri-
fice (13). En consequence, Paul sera d'une totale soumission ace
qui lui arrive. Vivre ou moudr, peu lui importe; pourvu que Ie
Christ soit glorifie (14). En e1Ies-memes, ni les souffrances ni la
mort n'ont la moindre valeur: Paul les evitera quand et comme
i1 pouna; i1 n"hesitera pas, s'H y a lieu, malgre son peu d'estime
pour la juridiction paienne (I Cor. 6, 1 sqq.) a fa:i're usage de
ses droits ,de citoyen romain. Cependant i1 subit les souffrances
avec joie et patience en tant qu'elles font partie des epreuves
messianiques prevues par Dieu. Elles sont pour Ie croyant une
grace (Phil. 1, 29), Ie signe qu'il appartient reellement au corps
du Christ, partage sa destinee et se trouve entraine dans Ie cours
des evenements du drame eschatologique. Quant a lui, Paul, sa
seule preoccupation est d'etre fidele dans Ie role qui lui a ete
donne: i1 a He envoye ,pour annoncer l'evangile aux paiens; i1
a ete ,charge d'une mission -ol.xovop.[o:v nS'lt~7't'Wp-o:~ (I Cor. 9, 17)
(Col. 1, 25). Toutes ses souffrances sont inscrites dans Ie drame
de la fin des temps ou Ie Christ se sert de lui comme d'un ins-
trument, d'un esclav'e. Pour user d'une belle expression de Lu-
ther: les souffrances de l'alpotr,e ne sont que des Knechtsleiden,
non des Herrenleiden (15). Puisqu'elles n'ont de sens que comme
renvoi a celles ,du Christ, onpeut dire qu'elles sont rigoureuse-
ment christocentriques ;et comme la vie et la mort du Christ ne
sont que les moments decisifs d'un drame qui doit culminer par la
soumission de touteschoses au Pere (I Cor. 15, 28) on peut ajou-
ter qu'en dernier ressort eUes ,sont inscrites dans une pensee
rigoureusement theocentrique.
C'est pourquoi precisement on cherche en vain chez Paul
ce que l'on appelle parfois,d'un terme 'contestable, une mystique
« theocentrique ». Ce terme est on ne peut plus .equivoque: il
peut designer deux ohoses qui non 'seulement sont differentes,
mais exactement opposees. Car toute la question est de savoir si
Dieu est au centre en tant que sujet agissant et tout-puissant.
(13) 1. Cor. 4, 16; 11, 1; 1. Thess. 1, 6.
(14) Cf. Phil. 1, 22; Rom. 8, 31-39; 14, 2; 1. Cor. 3, 22.
(15) Luther, Edition de Weimar 32, 39.
IMITATIO!'l ET U:"IITE CHEZ IGNACE n'A:"ITIOCHE 207
ou en tant que simple objet de la recherche de l'homme. Autant
la pensee de Paul, - et celle de Ia Bible en general, - est theo-
centrique au premier sens, autant elle ignore la mystique qui
c'herohe a s'elever vers Dieu d'une maniere directe et intempo-
relle. La vraie et pleine communion avec Dieu, Paul ne Ia con-
naitra qu'a Ia fin des temps (I Cor. IS, 28). En attendant, et
mem~ apres sa mort, il ne pourra etre qu'avec Ie Ohrist
(Phil. 1, 23).
Nous avons vu qu'au contraire Ignace s'attend a parvenir
directement a Dieu par son martyre. Au 'premier abord, il ne
semble y avoir Ia qU'une ,difference assez superficielle. A regar-
der de plus pres, nous venons qu'elle denote une divergence
si ,profonde entre Paul et Ignace qu'elle va jusqu'au principe
de leur pensee et de Ieurpiete. La 'piete d'lgnace est certes fort
« theocentrique » au second sens, mais e1Ie l'est etrangement peu
au 'Premier (16). Ene correspond aune metaphysique toute diffe-
rente de celle de l'apotre. Elle se meut dans une mystique qui
malgre tous les emprunts qu'elle a faits a celle de l'apotre, ne
peut celer sa nouveaute: I'idee de la participation a la mort du
Christ y est quasi-absente, et remplacee par celle de l'imitation
de sa passion.
Nousdisons que cette participation passive a la mort du
Christ n'est que quasi-absente; en effet, il en reste tout de meme
quelque ,chose, quand Ignace ecrit aux Romains: «Car c'est en
pleine vie que je vous ecris, 'passionn.ement epris de la mort; mes
passions terrestres « ont ete crucifiees », et i1 n'y a plus en moi
de feu ardent pour Ia matiere, mais une eau vive qui parle au
dedans de moi, et me dit: Viens vers Ie Pere ! » Z(7)'! yltr ypctTw
UP.LV, ~r~l'I ";"ou a.noSO:V€L'I. '0 ~P-~; epw; h,o:urw't'o:~ ... (Rom. 7, 2).
Le mot I:(l"t'o:upw,~~ est tres' probablement une reminiscence de
Gal. 6, 14 (d. aussi 5, 24), ou Paul declare que 'par Jesus-Christ
Ie monde e,st crucifie pour lui, et lui au monde. Mais pour mesu-
rercombiencette reminiscence est verbale et Iointaine, il suffit
d'examiner Ie contexte. Alors que Paul conc1uait de sa cruci-
fixion a la necessite de vivr,e dans une vie nouvelle, que de sa
mystique passive jaillissait une ethique active devant etre vecue
dans ce monde en attendant Ie retour du Christ, Ignace greffe
sur Ie peu qu'il garde de cette mystique passive une mystique
active ou l'homme cherche a l'elever vers Dieu en fuyant deli-
(16) Voir plus loin, pp. 219 s. 99.
8. 208 REVUE D'IIISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
berement Ie monde. L'emploi des mots ~?i" et tP(J); est d'ailleurs
assez significatif (17) : la frenesie qu'il mettait aaimer la matiere,
retournee, est a present passionnement tendue vers Ia mort, et
Dieu qu'elle espere atteindre, Mais une frenesie retournee est-elle
tine attitude de simple obeissance? A vrai dire, seul Ie mot
h,;('/.~?w,;:x~ est pa1!linien. Tous les autres termes caracteristiques
de ce passage 'peuvent aisement se retrouver dans la terminologie
gnostique (18). Et i1 faut bien dire quece ne sont pas Ies termes
seuls qui sont gnostiques. Allie a ce mepris de Ia matiere, - de
la Uj,TI - ce desir ardent de posseder Dieu n'est-il pas un motif
typiquement hellenistique et gnostique ? Nous ne discuterons pas
ici toute la question de savoir dans que1le mesure Ignace a pu
subir I'influence des tendances gnostiques'et des religions de
mysteres (19). Pour Ie gnosticisme en particulier, Schlier a
rassemblede nombreux paralleles et entame une discussion dont
les details seront fort complexes. Retenons simplement l'impor-
tance du changement qu'Ignace a fait subir a la mystique de
Paul (20), et tachonsd'en mesurer les consequences.
En quoi consiste, au juste, cette mystique de l'imitation? Il
serait assez malaise de la degager des reminiscences pauliniennes
qui la cachent parfois, si Ignace ne s'expliquait longuement sur
Ie sens de son martyre. Vouloir Ie retenir, dit-il aux Romains,
c'est prendre Ie parti duprince de ce monde (Rom. 3,2; 7, 1). Il
(17) Les mots £2'-»:; et E2'i'J sont inconnus dans Ie N. T. Mais des
Ie second siecie, et surtout chez les Alexandrins, ils cornmencent cette
belle et longue carriere qu'ils connaitront dans la mystique chretienne.
Cf. A. Nygren, Eros und Agape, 1930, et l'article :1:'(2=1 in G. Kittel,
Theol. Worterbuch z. N. T. I, pp. 20-55.
(18) H. SchUer, Religionsgeschichtliche Untersuchungen zu den
Ignatiusbriefen, Giessen 1929, p. 146-47.
(19) L'influence des relligions de mysteres sur Ignace a ete de beau-
coup exageree par G. P. Wetter, Altchristliche Liturgien I. Das christ-
Hche Mysteriurn. Forschung,en z. ReI. und Litt. des A. u. N. Ts. N. F. 13
(1921).
(20) Joh. Schneider, dans son ouvrage par ailleurs meritoire, Die
Passionsmystik des Paulus, Leipzig 1929, n'a pas vu combien Paul et
Ignace different sur ce point. Par c~ntre A. Schweitzer, Die Mystik des
Apostels Paulus, Tubingue 1930 (pp. 330-38; d. aussi pp. 266-71), a fort
bien vu, et, sauf erreur, Ie premier, qu'Ignace ne cormait pas, et ne pou-
vait pas cornprendre, la mystique paulinienne, de la ,participation a la
mort du Christ. Ce que Schweitzer ne semble pas avoir bien vu, c'est
qu'Ignace l'a remplacee par une mystique de l'imitation de ila mort du
Christ. Maintenant il serait faux de reduire la mystique d'Ignace 11 l'idee
de l'imitation. II a conscience de participer a ila vie du Ohrist, et d'en
etre puissamment anime, en par:iculier dans l'eucharistie. Seulement il
ne parvient a la participation a Ii- mort du Christ que par l'imitation de
la passion.
IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE n'ANTIOCHE 209
ne ·desire plus vivre la vie humaine (Rom. 8, 3). «Rien de ce
qui est visible n'est bon» (Rom. 3, 3). Arriere les passions ter-
restres, «l'ardeur pour la matiere» (Rom. 7) ! «Je ne prends
plus plaisir a la nourriture de la corruption ni aux joies de
cette vie. C'est Ie pain de Dieu que je desire, qui est la chair
de Jesus-Christ... et pour boisson Je desire son sang... » U ne voix
l'appelle: «Viens aupres du Pere !» (Rom. 7). Aussi bien il est
passionnement «epris de la mort»: enfin il eparviendra a
Dieu» (Rom. 1, d. Magn. 9). Alors il sera «libre », et saisira
la « pure lumiere » (Rom. 6, 2) a laquelle son ame aspire. « Il est
heau de me coucher pour quitter Ie monde, afin de me lever
aupres de Lui» (Rom. 2). Alors il sera «queIqu'un» et verita-
blement «chretien» (Rom. 6, 2; 3). «Maintenant je commence
a etre un «vrai disciple» (Rom. 5, 3). «C'est quand Ie monde
ne verra meme plus mon corps que je semi un veritable dis-
ciple ! » (Rom. 4. Magn. 9). Seul est vraiment disciple celui qui
imite son maitre jusqu'au bout. Ignace a dfi souffrir, avant d'etre
voue au martyre, de ne 'pouvoir sceller par une >action ec1atante
sa fidelite au Ohrist. Lui qui reproche tant aux heretiques de
s'enfler de vaines paroles, i1 va avoir Ie privilege de marquer par
,a mort la realite de la mort de Jesus (Epbes. 15, 2). Mais en
repHant sa mort, en devenant un veritable disciple, i1 sait qu'il
tend aussi vers la 'possession de son maitre, vers l'identification
avec lui. Toutes ses tortures ne sont rien: eUes aboutissent a Ia
possession de Jesus-Christ; II meurt « en vue de Jesus-Christ»;
c'est lui qu'il cherche, c'est lui qu'il desire (Rom. 6, 3). Enfin
il supplie les Romains en termes encore plus expIicites: « Lais-
sez~moi etre imitateurde Ia passion de mon Dieu - P."P.T("I'I
Ehn 1"00 TCCiJJO'J; 1"00 Gso:) p.0'J (Rom. 6). L'imitation de la passion
du Christ, voila Ie sens du martyreet la preoccupation dominante
d'Ignace. Or, Ie motif de l'imitationest chez Ignace apparente
a !'idee plus ou moins gnostique d'un itineraire celeste que Ie
fidele doit parcourir sur les traces de sonsauveur. Le voyage
d'Ignace n'est pas seulement une «route selon la chair» (Rom.
9, 3; Magn. 5). II espere etre trouve sur les «traces des pas»
de l'apotre Paul (Ephes. 12, 1). Et non 'seulerr.ent les martyrs
;;ont « emportes vers Dietl par la mort » (Ephes. 9, 1), mais
l'Eglise elle-meme est l'ensemble des «compagnons de route» -
O'U'IOOO~ partis pour parvenir aDieu. Tous les fideles doivent
s'efforcer de rivaliser a qui subira Ie plus d'opprobres, d'injus-
9. 210 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGlEUSES
tices etde mepris (Eph. 10, 3). En «imitant la passion de son
Dieu », Ignace est assure de s'eIever dans Ia hierarchie des ctres;
Ie faitd'ctre dans les liens lui donne les dons de l'Esprit; i1 a
re~u une gnose speciale concernant les choses celestes (TraIl. 4;
S, 2), il conna!t les hierarchies des anges; comme certains gnosti-
ques i1 chante et psalmodiesur Ie ·chemin qui Ie mene vers Dieu.
Deja, en somme, il a abandonne Ie monde.
Si Ignace souffre et meurt afin de parvenir aDieu et au
Christ, il ne lui vient jamais l'idee de dire que c'est Ie Christ
lui-mcme qui souffreen lui. Pourtant i1 parle assez souvent de sa
'certitude d'ctre «en Dieu» ou «en Christ» ou, reciproque-
ment, de la presence de Dieu et du Chri·st 'dans les croyants;
mais jamais lamystique du corps du Christ ne s'etend jusqu'a
l'idee pauliniennede Ia participation passive a sa mort: c'est qu'il
choisit librementet souffre une passion semblable et en quelque
sorte parallele a celle de son modele (Magn. 5).
La valeur de 1a passion du martyr.
Dne fois mort et ressuscite, quelle sera sa condition aupres
de Dieu ? II sera parfait « disciple» (21). Or, disci-pIe est pour
lui synonyme d'imitateur (22). En consequence, il est parfaite-
(21) N'est-il pas singulier qu'Ignace n'emploie jamais, pour designer
la condit·ion future du chretien, les termes ({ fils» ou « enf.atIlt» de Dieu?
Ce qui l'interess·e surtout, c'est de « parvenir aDieu », d'« avoir part»
a sa nature, a sa substance divine.
(22) Ignace a-t-il pris a ~la lettre Luc 14, 27: « Qui ne porte pas
rna croix ne peut etre m~n disdple » ? II est fort comprehen.sible, en tout
cas, que l'on ait bient6t confondu « suivre » et {( imiter ». Pour ceux
qui ne pouvaient plus suivre Jesus, c'est-a-dire partkiper a sa destinee
historique, et ne comprena.ient plus guere Ie sens eschatoIogique de la
souffrance, il ne restait d'autre moyen de prendre au serieux ces paroI~
que de chercher a imiter Ie Christ. « Quid enim est sequi nisi imitari:t,
dira S. Augustin (De sancta virginitate 27). Sur la difference entre
« suivre» et « imiter », d. .particle &xo),ouIJElU in G. Kittel, Theell.
Worte:rbuch z. N. T.
Nous avons retrouve apres coup chez Luther une distinction qui
correspond assez exactement a celIe que nous avons trouvee entre la
participation et l'imitation. Luther connaissait fort bien la mystique de
l'imitatio Christi, si f1Iorissante a la fin <Iu Moyen age. Mais tout en
rendant hommage a l'intensite et a la .profondeur de cette mystique, il y
a vu pourtant une superbia, un effort de l'homme pour s'elever aDieu
,par ises proprels moyens. Non imitatio fecit lilios, sed fiIiatio lecit imi-
tatores (Ed. de Veimar 2, 518, 16). Aussi Luther distingue d'e cette
imitatiocherchee et realiseepar I'homme la conformitas au Christ que
Dieu opere dans Ie croyant. Le fait que Ie Christ est exemplum est
BilTATIO:-.f ET l'XlTE CHEZ IG:'>ACE D'A:'>TIOCIlE 211
ment logique qu'Ignace s'attende a devenir ce que Ie Christ est
devenu apre,s sa mort: « Anthropos parfait» (Rom. 6, Smyrn. 4).
Entre Ie martyr et Ie Christ il n'y aura plus une difference de
nature, mais tout au plus une difference de degre. De meme,
sitot qu'il aura imite Ie Christ en ajoutant l'action a la parole, il
sera, non Iplus un echo, une voix, mais «Logos de Dieu»
(Rom. 2). En somme, arrive a la ~in de l'itinhaire. il rejoint Ie
Christ et Iuidevient quasiment identique.
Des lors il y a lieu de se demander si la mort du martyr n'a
pas une Vaileur salvatrice pour Ie martyr Iui-mcme et pour
l'Eglise. En fait, l'idee que Ie martyre est l'imitation de la passion
n'aboutit pas necessairement a voir dans Ie martyr un sauveur
plus ou moins concurrent au Christ (23). Seulement elle y tend
par une pente toute naturelle.
Maintenant, si Ignace dit bien parfois que Ie Christ est mort
«pour nous », lui, Ie mystique dont l'attentionest tout entiere
braquee sur Ia mort de Jesus, lui qui insiste sur la realite de cette
mort au point de dire que la passion du Christ, sa chair ou son
sang, 'C'est l'evangile tout court, il n'attribue jamais a Ia mort
de Jesus Ia valeur d'un sacrifice. S'il n'en parle pas, serait-ce par
pur hasard ? On pourrait encore admettre un tel hasard, si Ignace
ne parIah pas non ·plus de la valeur sacrificielle de sa mort a lui.
Mais ilen parle, et si souvent qu'il faut bien admettre qu'il ne
s'interessait guere a la valeur redemptrice que la mort de Jesus
pouvait avoir en elle-meme.
«Je ne vous demande qu'une chose :c'est de me Iaisser
offrir aDieu la libation de mon sang tandis que l'autel est encore
pret... (Rom. 2, 2). Joe meurs volontiers pour Di·eu... Je suis Ie
froment de Dieu, et je serai moulu ·par les dents des bctes, pour
devenir Ie pain pur du Ohrist... Priez Ie Christ pour moi, que par
ces fauves je sois trouve un sacrifice pour Dieu - tV(( 6€<{)
«das geringst stuck an Christo, daryn er andern heyjigen gleych ist '»
(Ed. de Weimar 15, 396, 18). Le Christ est pour Luther bieln 'plus qu'un
mo.dele-objet; il est surtout un modele-sujet qui agit dans Ie croyant, fait
mourir Ie vieil Adam et naitre l'homme nouveau. C~ntre la mystique de
l'imitatio, Ie re£ormateur insiste sur ila creatio nova operee par la grace.
Cf. Ernst Wolf in Jesus Christus im Zeugnis der H. Schrift und der
Kirche, Kaiser, Munchen 1936, pp. 180-182, 214-217. Sur les rapports
do Luther avec la mystique en general, v. H. Strohl, L'Epanouisse-
ment de la pensee religieuse de Luther, Strasbourg 1924, p. 113-142.
(23) Les ·auteursdu recit du Martyre de Polycarpe (17), tout en ve-
nerant dans Ie martyr 'un imitateur de la passion, protestent pourtant
du caractere unique des souffrances du Christ.
10. 212 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHlE RELIGIEUSES
&1Ja~~ EUpE~<jl (Rom. 4). Mon esprit s'offre en sacrifice pour
vous, non seulement a 'present, mais aussi quand j'atteindrai a
Dieu» (TraIl. 13, 2). Etcomme pour marquer qu'il ne s'agit pas
lii d'une image rhetorique, maisbien d'un sacrifice offert aDieu
~tau benefice de queIqu'un, i1 ,se ,dit a plusieurs reprises une
« ran~on », et en oriente Ie benefice non seulement sur tous les
£ideles mais encore tres specialement surceux qui ont aime ses
liens (24). Ignace ne saurait etre plusexplicite: Ie martyr est
devenu, comme dit fort bien Von Campenhausen (25), une source
de salut pour I'Egiise. Aussi bien ce meme auteur a-t-il pu
exposer la theorie que se fait l'eveque d'Antioche sur son martyre
sans meme mentionner Ie Christ: la « passion» du martyr a sa
valeur en elle-meme, parallclement a~elle du Christ.
Si par Ie passe on n'a pas assez marque l'eminence du rOle
qu'Ignace attribue a la passiondu martyr, c'est sans doute parce
que sa 'piete toute concentree sur Ie Christ et I'humilite dont
temoignent ses lettres semblaient inconciliables avec une si haute
conscience de soi. A regarder de pres, on verra peut-etre que
cette humilite et ce caractere christocentrique de sa piete sont
bi,en plutotdeterminespar sa theorie ,de Ia passion du martyr.
On a souvent releve dans lesprotestations <fhumilite d'Ignace
une certaine exageration. pour l'expliquer, Zahn a postule en
Ignace une « nature brisee »' (26), tandis que Bauer a trouve qu'il
aime, en une sorte de volupte un peu malsaine; a se rabaisser
systematiquement aux yeuxde ses correspondants (27). Ce~
explications psychologiques sont a present snperflues. D'abord
parce que Schlier a montre (28) que cetteextreme humilite est
due en partie a la croyance d'origine plus ou moins gnostique
que prisonnier de la &1;1), lie par les puissancesdu monde, (tn
butte a toutes les ,embuches qu'ellesdressent sur son ascension
vers Ie monde spirituel, et au surplus e10igne du plerome de
l'Eglise ou les simples croyants sonta l'abri, Ie martyr a un
urgent besoin -de leurs prieres; il est provisoirement «condam-
ne» (Rom. 9), et «avorton» au sens que ce terme a dans cer-
tains systcmes gnostiques. Ensuite, cette humilite provi'ent natu-
rellement aussi de ce que Ignace est trop profondement chretien
(24) Pol. 6, 1; Ephes. 21, 1; Smyrn. 10, 2; Pol. 2, 3.
(25) H. von Campenhausen, Die Idee des Martyriums, p. 73.
(26) Th. Zahn, Ignatius von Antiochien, Gotha, 1873.
(27) W. Bauer, Die Apostolischen Vater, p. 211.
(28) Schlier, pp. 153-158.
IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE D'ANTIOCHE 213
pour ne pas se sentir indigne ,devant l'honneur d'etre martyr,
qui Ie jette dans l'angoisse autant qu'i! Ie fascine.
Alors que dans sa theorie sur Ie martyre Ie respect pour Ie
caractere unique de la mort et de la dignite du Christ tend a
s'effacer,sa piete Ie retient d'en tirer toutes les consequences, et
Ie jette dans une angoisse, un souci de rester humble qui l'amene
a repousser les hommages de ses admirateurs. Seulement, et c'est
significatif, Ignace ne refuse leurs hommages que dans la mesure
ou ils sont puEmatures. II n'a pas une idee moins haute qu'eux
de la dignite du martyr. Et c'est 'precisement parce qu'il a une
si haute idee ,de la passion du martyr qu'il est si soucieux de
rester humble: en 'sorte que les execs de son humilite, loin de
J.e dementir, attestent bien plutot Ie rOle eminent du martyr.
Le Martyr et Ie Christ.
De meme son idee du role eminent du martyr n'est nulle-
ment en ,contradiction avec sa piete toute orientee vers Ie Christ.
II y a bien plutot entre sa martyrologie et sa christologie une
sorte d'endosmose: d'abord en ce sens qu'Ignace parle de sa
« passion» a lui, de sa future condition d'Anthropos et de Logos.
Et'de lei sa fureur contre les docetes: comment cette « passion»
aurait-elle un sens si son modele n'a pas souffert une passion
reelle ? Reprenant contre les negateurs de la passion de Jesus
l'argument que Paul avait lance c~ntre ceux de la resurrection
(I Cor. 15, 32), Ignace s'ecrie :« Si, comme disent quelques
athees, c'est-a-dire des incredules, il n'a souffert qu'en appa-
renee - eux-memes ne sont qu'apparence, - pourquoi suis-je
lie? Pourquoi mes prieres afin de combattre les betes? C'est
done en vain que je meurs !» (TraIl. 10). S'il ne 'parle pas de
l'effet :tpologetique que sa mort pourrait avoir sur lespa'iens,
il ne nlanque pas de mentionner celui que les souffrances des
martyrs devraient avoir sur les heretiques (Smyrn. 5). Car mou-
rir martyr, c'est marquer avec l'eloquence tacite de l'action que la
mort du Christ fut, elle aussi, une mort rt~el1e. D'ou l'indign&tion
d'Ignace contre ceux qui pretendent lui rendre torr.mage, et qui
cependant blasphcment Ie Christ en niant qu'il ait ete 'J'(j?Z(j?~?'J;
(~'JT.yrn. 5, 2). De la aussi prc;Jablement son insistance - alors
meme qu'il ecrit aux Romains, et oublie les herHiques d'Asie --
2
11. 214 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
sur la necessite ,d'une m<>rt bien brutale et hien saJ11g1ante: il
s'agit de souligner la pleine realite de la mort de Jesus.
Mais si sa christologie determine sa martyrologie, en retour
sa recherohe de l'immortalite par l'imitation de la passion du
Christ determine profondement sa christologie. A une mystique
de I'imitation correspond tout ;naturellement une doctrine du
Christ-modele. Ce Christ, ·Ignace Ie con~oit surtout <:omme Ie
modele parfait de l'union du divin et de Phumain qui est Ie but
de Ia re<:herche du <:royant. Cette union ne donnera au chretien
une pleine immortalite, une vraie incorruptibilite, que si elle
n'est pas un simulacre, mais une union reelle du corps et de
I'es~rit. Rien n'est plus caracteristique, 'a cet egard, que cet
autre argument lance par Ignace cont!"e Ies docetes: En vertu
de Ia similitude, de l'identite de Ia condition future du Sauveur
et ·du croyant, ils suivront Ia destinee de leur Christ: ~ls ne con-
naitront point la pleine inunortalite, ils ne seront que « incorpo-
rels et dbmoniaques » (Smyrn. 2). Et puisqu'ils nient leur propre
resurrection, Us sont des «croque-morts» (Smyrn. 5). De la l'af-
firmation tres energique que Ie Christ etait dans Ia chair meme
apres Ia resurrection (Smyrn. 3,1 ). Cette idee etait proprement
inconcevable dans lapensee de Paul. Pour l'apotre un corps nou-
veau devait remplacer l'ancien. La resurrection 'etait con~ue sur-
tout comme une nouvelle creation qui viendrait a la fois rempla-
. cer, depasseret parfaire l'ancienne. Des preoccupations d'Ignace,
nous Ie verrons ;plus loin, Ia notion meme de Ia creation est
completement absente. II s'agit simp1ement ici d'assurer a
I'homme une pleine immortalite en Ie sauvant reellement. De la
aussi, soit dit en passant, son realisme sacramentaire: i1 faut que
I'eucharistie soit Ia chait et Ie ,sang ,du Christ pour etre vraiment
Ie «remede d'immortalite », ~a.pp.!Xxov &'6!X'IC(O'L!X;;, l'anHdote de Ia
mort (Eph. 20). C'est done Ie souci intense d'une veritable
immortalite qui fait d'Ignace l'adversaire irreductible des gnos-
tiques. A la realite de I'incarnation et de la mort de Jesus, i1 se
cramponne de toutes Ses forces. Contre ceux qui la nient, i1 lance
ces formules la:pidaires que Ies generations ulterieures ne pour-
ront que reprendrepour les preciser et les systematiser; Ie Christ
est «a la fois chair et e'sprit, ne de Marie et de Dieu, d'abord
passi'ble et maintenant impassi'ble» (Ephes. 7, 2; Pol. 3, 2), it la
£0;-5 fiI,> de l'homme et fils de Dietl » (Ephes. 20).
Cette aprete a dHendre la realite de la vie, de la mort et de
IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE D'ANTIOCHE 215
]a resurrection de Jesus ne vient pas de que1que souci histo-
rique. Ce n'est pas non plus qu'Ignace soit preoccupe de conser-
ver l'eschatologie paulinienne, ou Ia venue, la mort et Ia resur-
rection de Jesus etaient les moments decisifs d'une longue his-
toire allant de la creation jusqu'au regne de Dieu. De ce grand
drame, nous Ie verrons plus loin (29), il n'a conserve que ce qui
est necessaire pour que l'homme acquiere une pleine immortalite.
Aussi it s'interesse moins a 1'evenement eschatologique que fut
la venue du Messie Jesus de Narazeth qu'a la realite de l'incar-
nation de Dieu en un etre humain - h &.vepW1t1f 6EO;; (Ephels.
7, 2; 19, 3); moins a Ia crucifixion et a la resurrection de Jesus
en tant qu'evenements uniques et decisifs qu'au fait que desor-
mais Ie martyr peut par l'imitation de la passion du Christ par-
venir aDieu, et que Ie simple croyant s'assure par la participa-
tion a :1'unite de l'.ffiglise et a I'eucharistie une immortalite veri-
table. L'un et l'autre, Ie martyrcomme Ie croyant ordinaire,
cherchent et trouvent dans Ie <:hristianisme un salut reel.
Pourvu que ce salut soit reeI,pourvu qu'il y ait z'Ywa~; a!Xpx~x-h
Allt 7'CVwp.Il't'~xf. (Magn. 13 et ailleurs); Ie reste, et l'eschatologie
en particulier, est secondake. L'evangile n'est dom:: pas pour
Ignace l'annonce du royaume de Dieu; il est « l'accomplissement
de l'incorruptibilite» (Philad. 9). Bref, ce n'est guere l'histori-
cite des evenements, c'est la reaIite de leurs resultats qui l'inte-
resse.
Pour que cette immortaliteffit 'I'eelle, i1 fallait qu'il y ait
une victoire reelle sur la mort, et 'partant nne souffrance authen-
tique. Rappelons que Ia gnose n'a pas toujours nie les souf-
frances du -Sauveur. Le 1t&.60.; du Sauveur joue meme un role
essentiel dans plusieurs systemes gnostiques. Seulement ces
souffrances, n'etant que la projection sur Ie plan du mythe de
1'etat d'arne du gnostique en Iutte avec la matiere ou son arne
naturellement divine se trouve emmelee, ne sauraient etre ]iees
aun homme reel ayant vecu dans un temps et unespace ·determi-
nes. Elles ne sont redles, si 1'on peut ,dire, qu'en tant que mythi-
ques 'pour Ie Sauveur, et 'psychiquespour Ie gnostique. C'est en
ce sens qile Ie Manicheisme connait un Jesus Patibilis, les Actes
de Jean et les Excerpta ex Theodoto un 1ta.60;; du sauveur (30).
(29) P ...... .
(30) Actes de Jean c. 96·101; Excerpta ex Th~odoto c. 26 et 36.
12. 216 TIEVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
11 Y a lieu depenser avec Schlier (31) que les docetes com-
battus 'par Ignace ont professe des idees de ce genre. 11s ne nient
pas toute passion du Christ; ils affirment-:-o Goxst:v a.b-:-o" "hsT:OvOs'n',
(Smyrn. 2; TraIl. 10). D'ou probalement Ie caractere particulier
de l'insistance d'Ignace: elle porte moins sur la souffrance en
elle-rneme que sur sa realite. La passion du Christ est pour rui
un 7t:aQo;d.),TjO~'/O'1 (Ephes. inscr.) (32). Et de meme que l'eveque
d'Antioche se distingue des gnostiques par des souHrances
autrement plus reelles que les aventures purernent psychiques
ou ils pretendent lutter c~ntre la matiere, son Christ ne s'est pas
contente 'd'une mort mythique; il est mort reellement pour une
resurrection ree1le.
Cette croyance it la similitude, .ct, en somme, a l'identite de la
condition future ·du sauveur et du croyant ~auve est done a la
base et de la martyrologie et ·de :la christologie d'Ignace. Mais
ce motif de la similitude joue aussi un role dans l'ensemble de
sa pensee, ou l'irnitation est une sorte de categorie fondamentale.
I.l parle couramment d'une imitation de Dieu .oU d'une imita-
tion de modeles humains (33). Si ce motif est tellement frequent,
ne serait-cepas parce qu'Ignace ·considererait Ie moade spirituel
comme formant un tout dont les ·differentes parties seraient plus
ou moinsconsubstantielles? Et en particulier ne partagerait-il
pas Ie mythe du sauveur sauve qui parcourt l'itineraire celeste
que ses membres devront 'parcourir a sa suite pourse retrouver
dans l'unite? Schlier a apportea 1'appui ,de cette hY'Pothese,
deja 'enoncee par Reitzenstein (34), toute une serie de textes.
Dans Ie detail, Schlier paralt parfois trop pressede condure de
1a parente du langage a ce<l1ede la pensee; mais neanmoins cer-
taines analogies sont assez frappantes pour qu'il y ait lieu d'ad-
mettre comme tres possible une influence de ce mythe sur h
(31) SchEer, p. 108-110.
(32) II y a encore, en faveur de cette hypothese, un argument que
Schlier n'a pas vu et qui nousparait decisif: si ,les heretiques attri-
buaient a leur Christ mythique des souffrances intemporelles, ils de-
vaient dire: que Ie Christ est toujours ..:x l).(,"::!':;. Or, il se trouve precise-
ment qu'Ignace insiste par deux fois, non seulement sur la passi.bilite du
Christ terrestre, mais aussi ,sur l'impassibilite du Christ celeste preexis-
tant ou pos.texistant (Ephes. 7, 2; P,ol. 3, 2). Cette insistan,ce serait
comp1t:tement incomprehensible si les heretiques avaient nie toute pas-
sion; elle etait indispensable s'ils parlaient d'une souffrance mythique du
sauveur.
(33) Ephes.l, 1; 2, 2; 10,3; Tranl. 1,2; 3; Philad. 7,2; Smyrn.12.1.
(34) Reitzenstein, Das Iranische Erlosungsmysteriu~11, p. 86, 3 et
pp. 235 sqq.
IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE n'ANTIOCHE 217
pensee d'Ignace. Au reste, ce mythe du sauveur sauve etait dani,
l'air de l'epoque.
La mystique de l'immortalite par l'unite.
On 'peut discuter de la question de savoir si Paul a deja uti-
lise ce mythe pour exprimer la solidarite entre Ie Christ et les
croyants. Du point de vue qui nous interesse ici, t:ette question
est assez secondaire. En effet, que Paul 1'ait connu ou non, sa
mystique est essentiellement differente de celle qui correspond
a ce mythe. Qu'il n'aiteu recours qu'a l'image plus ou moins
stoicienne du corps et de ses membres (35), au qu'il ait aussi
fait usage du mythe de l'Anthropos dans 1'epitre aux Colos-
siens (36), il reste qu'il n'identifie jamais ,Ie «corps» des
croyants au Ohrist. Entre Ie corps et son chef i1 y a toujours,
meme dans l'e'pitre aux Colossiens, queIque intime que soit leur
solidarite, unedistinction tres nette. En principe, l'imagedu
corps implique l'idee d'une unite de substance plutot imperson-
nelle, et Ie mythe de l'Anthropos sauveur-sauve, qui semble s'etre
conserve avec Ie plus de purete dans Iesdocuments manicheens
et rnandeens, n'a de sens que si Ie sauveur est Ia sornrne des sau-
YeS, et chaque sauve un fragment du sauveur. Or, chez Paul
!'image du corps et Ie mythe de l'Anthropos - si du moins Paul
l'a utilise - sontenergiquement personnalises: Ie Christ n'est
pas une partie d'un tout, mais un chef Hbre et souverain, et
Kup'.o; au sens que ce mot a dans les Septante. Rien n'est plus
caracteristique, a cet egard, que la maniere dont l'apotre tourne
contre les syncretistes de Colosses leurs propres speculations: i1
emprunte leur langage, et parait bien utiliser Ie mythe de l'An-
thropos arne du monde, rnais ce n'est que pour affirmer avec force
la p'leine souverainete du Christ. La i1 s'agit de la souverainete
du Christ sur Ie cosmos. Lorsqu'il est question de l'Eglise, cette
souV'erainete n'est 'pas moins soulignee. Mal.gre toutes Ies for-
mules qui pourraient evoquer l'idee qu'entre Ie croyant et Ie
Ohrist il y a une identite de substance, Ie rapport d'une partie
avec Ie tout, ils ne sont pourtant jarnais lies que par une relation
toute personnelle ca:racterisee par la foi, l'arnour et 1'obeissance.
(35) Rom. 12 et 1. Cor. 12.
(36) Cf. M. Dibelius in Lietzmann Handbuch z. N. T. 2. edit. 1927,
12, p. 9-12.
13. 218 REVUE D'HISTOIRE E1' DE PHILOSOPllIE RELIGIEUSES
En meme temps qu'ils sont personnalises, cette image et
eventuellement ce mythe sont inflechis dans Ie sens de l'histoire:
lorsqu'il est question du «corps» il·ne s'agit plus d'une unite
biologique, mais de l'Israel spirituel et veritable, des heritiers
d'Abraham (Gal. 3, 29), donc de l'unitehistorique du peuple de
Dieu rassemble pour la fin des temps. De meme Ie Christ n'est
pas cet Anthropos mythique et intemporel qui n'existe gucre
qu'en tant que modele metaphysique ou se totalisent les subs-
tances psychiques des gnostiques, i1 est 1'« homme» ou «Fils
de l'homme» qui apparait a la fin des temps pour realiser Ie
Regne de Dieu. Bref, tous lIes concepts employes par Paul, d'ou
qu'ils 'proviennent, sont asservis et adaptes ala structure eschato-
logique de sa pensee, qui est dominee par un sens aigu de Ia
souverainete et de lapersonnalite du Christ et de' Dieu.
Ignace connait lui aussi une mystique du « corps du Christ»
(Ephes. 4; TraIl. 11, 2). Et eUe est fort vivante. Non seulement
i1 emploie ave'c 'profusion la formule «en Christ », mais l'Eglise
est pour lui si bien identique au corps ,du Christ que I'onction
ducorpsde Jesus a confere a:}'Eglise l'immortalite" (Eph. 17):
ilest difficile d'etre plus realiste! Cette commune mystique
du corps du Christ fait certes qu'il reste entre Paul et Ignace
une ·etroite 'parente. Cependant, meme ici ou ils paraissent Ie plus
proches l'unde I'autre, ils different sensiblement. Apres avoir
note ce quidistiIllgue la mystique de la participation de celIe de
Il'imitation, nous avions emis l'hypothese' que cette divergence
ne faisait peut-etre que traduire sm un point particulier une
difference plus radicale a'llant jusqu'aux derniers motifs de leur
piete. Maintenant, si l'arecherche de l'immorta:Iite par l'imita-
tion est Ie motif essentiel et des idees sur Ie martyre et de Ia
christologie d'Ignace, il y a de fortes chances qu'elle ait aussi
dete'rmine d'une maniere decisive Ie ,reste de sa pensee.
La reduction du christianisme a la redemption.
En particulier nous ,devons nous attendre, si tout ce qui pre-
cede est exact, a voir chez Ignace une certaine attenuation du
sens de la transcendance et de la souverainete de Dieu et dn
Christ: sitot que' l'evangile n'est plus guere l'annonce du regne
de Dieu, mais avant tout la realisation de l'immortalite de
IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE D'AXTIOCHE 219
l'homme (Philad. 9, 2), il est normal, il est necessaire que toute
la pensee soit inflechie dans un sens anthropocentrique. Com-
ment l'homme pourrait-il sortir ·de ce monde mauvais OU « rien
de ce qui est visible n'est ban» (Rom. 3, 3), et s'elever jusqu'au
monde celeste ou i1 parviendra a une unite substantielle avec la
divinite ? Cette question, issue du dualisme radical ou se traduit
l'intense besoin de redemption du monde heHenistique et orien-
tal d'alors, tendait de par sa nature vers un systeme religieux qui
rende a l'hornme 1a nature divine qu'il avait a 'l'origine. La
reponse sera aussi anthropocentrique que la question. Aussi
a-t-e1le trouve son ex'pression la plus seduisante et la plus simple
dans ce mythe du sauveur sauve ou l'homme, grace ason i.dentite
substantielle avec Ie sauveur, se sauve lui-meme en prenant
conscience de son moi veritable, de l'etincelle de lumiere divine
qui demeure en lui, et se debarrasse de la matiere par une tech-
nique qui, selon les cas, pourra etre plus ou moins intellectua-
liste, ascetique ou sacramentaire (37). Les differentes formes du
gnosticisme ne peuvent-elles pas, comme Ie pensait Reitzenstein,
se ramener ace systeme fondamental ? IIserait outre, sans donte,
de vouloir 'reduire a ce schema toute la richesse des diveTS sys-
temes gnostiques que nous ,connaissons - sans parler des
autres ! Toutefois, Reitzenstein n'aurait-il pas raison en ce sens
que ce mythe e:st. un leitmotiv que 1'on peut retrouver derriere
la .plupart des mille vaTiations des formes concretes du ·gnosti-
cisme?
Quoi qu'il en soit, l'eveque d'Antioche, parti du meme pro-
bleme que lesgnostiques, tend vers une solution qui ne laisse
pas de presenter avec ce schema fondamenta'l d'assez frappantes
analogies.
II ne garde de la pensee paulinienne que ce qui est neces-
saire pour assurer a l'homme sa pleine immortalite. De toute
l'immense perspecti'Ve hiS'torique, de tout Ie deroulement de l'his-
toire du monde et de la r'ev6lation qui mene de la creation au
regne de Dieu, Ignace ne conserve guere que la mystique du
Christ. Encore Ie Christ n'est-ill plus Ie Christ, c'est-a-dire Ie
Messie de l'eschatologie juive; .ce terme ne designe plus ou tout
la fonction de Jesus; ce n'est plus qu'un nom propre. De meme
(37) M. H. Ch. Puech a donne recemment une tres belle esquisse
des traits essentie1s du gnosticisme dans Der Begriff de,r Erlosung im
Manichaismus, ZUI1ich 1937.
14. 220 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
il n'est plus « fils de l"homme » - ou plutot i1 l'est pour Ignace,
mais en 'un sens diametralement oppose au sens primitif du
terme. Ignace emploie une fois l'expression (Ephes. 20), mais
pour marquer la pleine humanite de Jesus, et 1'opposer a « fils de
Dieu »: ·c'est dire qu'il n'a plus rien compris au sens eschatolo-
gique que l'eX'pression avait dans Ie christianisme primitif (38).
Par c~ntre, et c'est assez significatif, Ie titre d'« Anthro-
pos» joue chez lui un role important: avant de clore sa lettre
aux Ephesiens, i1 leur promet d'ecrire si possible un petit traite
sur «Ie plan de Dieu en vue de 'l'homme nouveau Jesus-Christ...»
(Ephes. 20). Ce petit traite, i1 est bien dommage qu'U n'ait plus
pu l'ecrire. S'il avait pu parvenir jusqu'a nous, nous serions sans
doute a meme de voir plus nettement comment l'eveque d'An-
tioche a utilise et adapte la christologie traditionnelle, et celle
de Paul en particUilier. Nous pourrions aussi decider de la ques-
tion de savoir si Ignace ne tient sa notion de l'Anthropos que de
la lecture des epitres de Paul ou aussi directement de son milieu
syrien ou elle semble avoir ete assez repandue (39).
Heureusement l'esquisse envoyee aux Ephesiens nous per-
met de discerner au moins les grands traits de ce plan. II debute
par trois mysteres ec1atants, operes par Dieudans Ie silence: la
virginite de Marie, son enfantement, et la mort du Seigneur.
Puis, en un mythe assez poetique, ron voit tous les eons et les
astres confondusdevant l'ec1at de l'Hoile qui vient d'apparaitre
et brille ,desormais d'un ec1at inexprima!ble. «Des lors toute
magic fut canfondue, tout lien d'iniquite brise, l'ignorance de-
truite, l'antique ,royaute renversee: Dieu se manifestait sous une
forme humaine pour realiser la nouveaute qui e,st 'la vie eter-
nelle; :le plan arrete dans les desseins de Dieu recevait un com-
mencement d'execution. De la ce bouleversement universel: car
I'abolition de la mort se preparait » (Ephes. 19). II est deja
assez ,remarquable qu'Ignace n'ait pas du tout recours aux traits
et aux couleurs traditionnels ,de il'a'pocalyptique juive et chre-
tienne. II l'est plus encore que cette otxO'lO?[O: ne commence pas
par la creation. Et bien que cette esquisse 'soit incomplete, nous
(38) Paul, la citation <Iu Ps. 8 dans 1. Cor. 15, 27 Ie prouve, connait
et comprend cette' ex:pression. Mais il l'evite devant ·ses Ilecteurs helle-
nistiques, qui ne pouvaient la comprendre, et la remplace 'par son equi-
valent «homme». C'est Ignacet qui semble avoir inaugure l'exegese erro-
nee, et qui j'usqu'aujourd'hui trouve des theologiens pour la dHendre,
qui confond « fils de l'homme» 'avec « fils d'un homme ».
(3g) Schlier, p. 172-78.
IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE D'ANTIOCHE 221
verrons, d'apres les rares passages eschatologiques de ses lettres,
que <:e plan ne parait pas non plus comprendre de resurrection
simultanee des morts ni de regne de Dieu au sens plein que cette
expression a dans Ie christianisme primitif. Ce qui seul interesse
l'eveque d'Antioche, c'e,st l'abolition de la magie, de l'ignorance,
des puissances astrales, qui probablement figurent 1a 'E~p-o:?p-bll,
de la mort enfin, bref: de tout ce qui empeche l'homme et l'Eglise
de 'parvenir a la vie eternelle.
Point d'al1usion a !'idee de creation.
Mais s'il ne fait pas commencer ce plan du salut par la crea-
tion, ne serait-ce pas pour la simple raison qu'il n'y avait guere
lieu d'insister sur ce point? Admettons qu'au cours des disputes
avec les docetes la question de la creation ne se soit jamais posee
- encore que ce ne soit pas tres probable, car enfin ces docetes
devaient €tre plus ou moins dualistes ! II reste qu'il est etrange
de ne jamais trouver dans les lettres de l'eveque d'Antioche une
seule allusion qui permette d'admettre que Dieu ait ete Ie crea-
teur du monde et redevienne Ie maitre souverain de toutes choses
a la fin des temps (40). Simple omission due au hasard ? Cette
explication pourrait encore etre envisagee a la rigueur s'il ne se
trouvait qu'Ignace aime accumuler jusqu'a la plerophorie les
titres et les attTibuts de Dieu et du Christ. Aussi l'argument
e silentio prend-il un certain poids.
Surtout il y a ,deux ,points ou l'on peut verifier avec preCl-
sian combien !'idee de la creation et Ie souci de la souverainete
de Dieu et du Christ est loin de sa pensee.
On sait que la christologie d'Ignace est fort ,developpee:
alors que les auteurs canoniques ne vont qu'avec une certaine
reserve jusqu'a affirmer la ,pleine divinite du Christ, Ignace non
seulement ignore cette reserve, mais va jusqu'a employer des
formules qui eussent certainement cheque des chiHiens d'origine
juive: il parle de la « passion de Dieu» (Rom. 6, 3), du «sang
de Dieu » (Ephes, I, 1). Or, en meme temps que sur sa divinite,
(40) Tout au pIus pourrait-on invoqner les mots ':0') 02U,'1J'I'W, ':2
-.::2-17<1 a E:T:lV (Rom. inscr.). Mais Ie contexte indique nettement que la,
comme souvent chez Ignace (Magn. 3, 2; Rom. 8, 2 et 3), Oi),,2l'J signifie
non pas «vouloir», mais «aimer ». Nous n'avons trouve qu'un senl mot
compose avec la racine « creer»; a'J:IY":[":IG02 b:'J':o'~;:; - « Recreez-vous! »
(TraIl. 8). II est superflu d'insister.
15. 222 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
Ignace insiste tout naturellement sur la preexistence du Christ:
il etait aupres du Pere avant les eons (Magn. 6, 1); i1 vient du
Pere et retourne aupres de lui (Magn. 7, 2). Mais tandis que
Paul, l'auteur de l'epitre aux Hebreux, celui du quatrieme evan-
gile, Clement Romain, Hermas, Barnabas (41) et d'autres insis-
tent sur la preexistence du Christ pour l'associer ala creation et
au gouvernement du monde, Ignace ne dit rien de semblable. II
professe lui aussi que Ie Christ est «Logos»; mais ce Logos
n'entre en scene que pour s'incarner: il n'est que Ie principe de
la revelation (Magn .8, 2). « II etait avant les eons, et est apparu
a la fin» (Magn. 6).
Un auteur catholique (42), gene par cette lacune dans la
christologie d'un homme par ailleurs si orthodoxe, acru trouver
tout de meme un texte qui fasse allusion a Ia participation du
fils lors de la creation. En ecrivant aux Ephesiens, Ignace tance
vertement ceux qui ne sont chretiens qu'en paroles: « Mieux vaut
etre (chretien) sans Ie dire que de Ie dire sans l'etre. C'est tres
bien d'enseigner, si on fait ce qu'on dit. Mais il n'y a qu'un seul
maitre, celui qui « a dit, etce fut fait» -- 0; d"C:'1 X(Lt ~Ii'w:o -;
et aussi ce qu'il a fait dans Ie silence est digne du Pere ».
II y a la en ef'fet une citation -du Psaume 33, v. 9, ou il e-st fait
allusion a la creation du monde par Dieu. Or, si Ie texte 'du
psaume parle bien de la creation du monde par la seule 'parole du
KVPLO;, l'ex~egese qu'Ignace en fait -prouve bien plutot que cette
i;dee ne l'interesse pas 'du tout. Visiblement i1 n'a vu ici qu'un
texte illustrant l'idee, qui lui est chere, que Ie Christ est Ie
modele parfait de 1'accord entre la parole et I'action. La phrase
sur Ie silence de Jesus ne peut d'aiIleurs, comme Lelong 1'a note
en passant (43), faire allusion qu'auxsilences du Jesus terrestre,
et a ceux de son proces en 'particulier, ce qui exclut totalement
qu'Ignace ait ici pense Ie moins du moude a la creation: il n'a
vu dans ce psaume, comme dans tout l'Ancien Testament, qu'un
arsenal occasionnel ou i1 va emprunter parfois un argument.
En effet, et nous void au second point qui confirme ce qui
(41) I. Clem. 16, 2; Barn. 18; Hermas Sim. IX, 12, 3. Ce point a
deja ete note par Von cler Gdltz, p. 13, mais cet auteur, en bon ritsch-
lien meiiant envers toute CQlsmologie speculative, ne semble pas avoir
vu toute 1a signification de cc:ltte ,indifference envers la creation.
(42) Rac1cl M. Die Ohristologie des Heilligen Ignatius von Antio-
chien, Freiburg i. Br. 1914, p. 164-169.
(43) A. Lelong in Textes et documents publies par Hemmer et Le-
jay, Les Peres Aiposto1iques III, P'aris 1927, ip. 20.
IMITATION ET L'XITE CHEZ IGXACE n'AXTIOCHE
223
precede, Ignace ne sait trop que faire de l'Ancien Testame:J.t.
Ses contacts avec lui se reduisent a deux citations et quelques
allusions, meme pas une demi-douzaine (44). Au fond, tout ce
qui est juif lui est etranger. Dans les discussions avec les here-
tiques judaisants qui ne veulent croire que ce qui est annonce
dans les « documents» (Philad. 5), il se lasse bien vite, abandonne
la discussion sur 1'Ancien Testament et se replie sur Ie Christ.
Et alors que Ies autres auteurs du christianisme primitif appli-
quent avec ardeur a l'Ancien Testament Ie schema prophHie-
accomplissement, et s'acharnent a y trouver mille correspon-
dances entr'e Ie temps des 'promesses et Ie temps de l'accomplisse-
ment, Ignace n'emploie jamais ce genre od'ar'gumentation (45).
Or, il ne faut pas oubHer, quelque etrange que puisse nous
paraitre aujourd'hui l'exegese pratiquee par les premieres
generations chretiennes, qu'elle se ,distinguait pourtant de celle
pratiquee dans les milieux be'llenistiques par son sens de l'his-
taire. Tandis qu'un Philon, par exemple, ne s'interesse a Abraham
guere qu'en tant que modele intemporel ,du sage, Paul Ie prend
pour un etre historique qui a vecu dans un temps determine. On
dira que les deux exegeses sont egalement arbitraires. Elles Ie
sont sans Idoute aux yeux d'un esprit moderne. Mais a regarder
de plus pres on verrait qu'elles ne Ie sont pas de la meme maniere.
Philon ne voit Ie plus souvent dans Ie Pentateuque qu'une galerie
d'images juxtaposees dans l'espace, une collection d'idees et de
modeles precieux au sage. L'exegese chrHienne au contraire _
bien que pour les besoins de la cause elle fasse souvent des
emprunts a l'autre methode, - voit pourtant dans Ie passe
d'Israel non pas un mythe, mais une histoire, une serie d'evene-
ments qui annonce et 'prefigure une autre histoire, reelle elle
aussi, celIe de Jesus de Nazareth et de la fin des temps. Ainsi
ce constant ,recours a l'Ancien Testament, si fatigant, voire
aga«;ant pour Ie lecteur moderne, exprime pourtant, quelque
paradoxal que cela paraisse au premier abortd, un sens aigu pour
cette double verite que Ie monde antique a eu tant de mal a saisir
- ce dont Ie gnosticisme est la 'preuve vivante - que Dieu ne se
revele pas d'un seul coup, ni d'une maniere intemporelle par queI-
que idee generale, mais au cours d'une histoire concrete ou il
(44) Von der Goltz, p. 84.
(45) La nais.sance davidique n'interesse Ignace qu'ii, titre d'argument
anti-docete.Cf. Erphes. 20; TraIl. 9; Smym. 1. Ce fait a deja ete note
par Joh. Weiss, Das Urchrist'enturn, p. 597, note 1.
16. 224 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
poursuit son reuvre, et que reciproquement, i1 y a une histoire
reelle qui fait l'unite de l'humanite et donne un sens au monde.
Dans un monde foncierement etranger al'histoire, <:ette exegese,
quoique fantaisiste dans Ie detail, a precisement dHendu <:e sens
historique au nom duquel nous l'assimilons souvent aujourd'hui,
avec une certaine incomprehension qui ne fait peut-etre pas
grand honneur a notre sens de l'histoire, a un mode de pensee
mythique.
On sait que devant les gnostiques, qui rejetaient l'Ancien
Testament et tout element historique pour reduire l'evangile aun
mythe intemporel, un S. Irenee fut amene a insister avec la der-
niere energie sur Ie caractere historique et temporeI de la
revelation. II mit au centre de sa pensee la certitude que Ie
monde a une histoire, un commencement et une fin, et que Dieu
mene I'humanite de l'un a l'autre par une histoire reelle et pro-
gressive, une fjl.Xfj'lfj?~?" ·du salut qui exige une maturatio e1: com-
prend l'ancienne et la nouvelle alliance.
Or, l'fjl.y'fj'lfj?~'l. d'Ignace ne commence qu'avec Jesus (45).
Sur ce point, il ne laisse pas Ie moindre doute. Le Christ etait
avant les eons, mais ne parut qu'a la fin des temps (Magn. 6, 1).
L'histoire sainte commence par les trois mysteres eclatants que
nous avons mentionnes. Avant, i1 ne s'est rien passe. Le
«judaisme », avec ses vieilles fables perimees (Magn. 8), ses
« vieilles affaires» (Magn. 9), n'est plus qu'un «mauvais Ievain
devenu vieux et entrain de pourrir ». « Car ce n'est pas Ie chris'-
tianisme qui a cru au judaisme, mais Ie judaisme au chris-
tianisme, ou sont venus se reunir lespeu¢es de toutes langues qui
ont cruen Dieu » (Magn. 10). Abraham, Isaac et Jacob ne parvien-
dront a Dieu que s'ils passent par la «porte», Ie Christ (Philad.9).
Quant aux prophetes, comme on semble avoir accus~ Ignace de
les negliger, i1 proclame qu'i! faut aussi lesaimer «parce que
eux aussi avaient en vue l'evangile ». Ils furent sauves par leur
foi en Christ. « Etant dans l'unite Ide Jesus-Christ, saints dignes
d'amour et d',admiration, Ie Christ leur a rendu temoignage et
les a ajoutes - ::-'J'IY1?,.~?·rlp.i'lfj~ - a l'evangile de la commune
esperance» (Philad. 5). II semble bien qu'Ignace ne croie a une
certaine revelation chez les prophetes que parce que Ie Christ
leur a rendu temoignage. Ils etaient en esprit ses disciples, et
en recompense illes a ressusc~tes au jour ,de sa venue (Magn. 9).
(46) Epbes. 6, 1; 18, 2; 20, 1; voir aussi 19,3.
IMITATIO.s ET L:-;ITE CHEZ IG:-;ACE D'A.sTIOCHE 225
Visiblement Ignace 'projette la revelation chretienne dans Ie
passe sans accorder de valeur reelle a l'histoire d'Israel. Des
lors on comprend Ie sens qu'il donne au message des prophetes:
ils semblent n'avoir parle que pour les incredules d'aujourd'hui,
c'est-a-dire, comme J'indique Ie ton violemment anti-juif du con-
texte, pour les judalsants: «pour persuader aux incredules que
seul existe Ie Dieu qui s'est manifeste par Jesus-Christ son fils,
qui est son Logos issu du silence,et qui en toute choses plut a
celui qui I'a envoye » (Magn. 8, 2). L'expression « son Logos
issu du silence », qui donna tant ·de mal aux docteurs anciens et
modernes (47), dolt evidemment marquer combien la revelation
survient ex abrupto. Etcomme tout Ie passage est ecrit contre
les judaisants, on pourrait meme se demander si Ignace ne va pas
jusqu'a nier que Ie dieu d'Israel ait quelque chose de commun
avec Ie Dieu ,de Jesus-Christ. Ces vues sur l'Ancien Testament
ne sont-elles pas etrangement proches de celles que 'professeront
les gnostiques ? et meme a certains egards de celles de Mardon ?
II serait sans doute tres outre de faire d'Ignace un precurseur de
Marcion, 'encore qu'il y ait entre eux, et dans les termes et dans la
pensee, d'assez frappantes analogies (48). Toutefois, cette indif-
ference envers l'Ancien Testament tr<l!duit Ie fait qu'Ignace
penche vers une conception ahistorique de la revelation et de
la rbdemption qui n'est pas tellement dif£erente de celle des
gnostiques.
La transformation de l'eschatologie.
Cette notion de la redemption qui ne vise qu'a l'immortalite
de l'homme doit entrainer une certaine indifference, non seule-
ment envers la creation et l'histoire passee, mais aussi envers la
fin de l'histoire. II est vrai qn'Ignace n'ignore pas l'attente de la
(47) '';'{0; 2";, 'J"ri.~ 7:~0,)Jl<:'1 (Magn. 8, 2). Cette formule a fait
couler des flots d'encre. Ellie frise une des affirmations les plus here-
tiques de Valentin: que I'eon '/.'("; aurait procede de l'eon :':";,~. Aussi
queIque interpdlateur ancien a-t-il pris soin de lui faire dire Ie con-
traire en intercalant apres )">("; les mots i:'>"; "j'l.. Les adversaires
de I'authenticite des Ilettres d'Ignace invoquaie.nt ce texte interpole
pour affirmer qu'elles ne pouvaient etre que posthieures au syste:roe
valentinien, jusqu'a ce que L'ightfoot c1ecouvrit Ie texte primitif dal~s
une version armenienne et une citation de Severe d'Antioche.
(48) La ,,,:<, b:,c;J/:X du Dieu (., invisible ;), l'insistance sur
Ja XZ"/0~'{,; de l'evangile. Von der Goltz a deja fait ce rapprochement
(p. 154).
ponrsuit son o::uvre, et que reciproquement i1 <' t:ne hi~to:re
17. 226 REVt'E D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
fin des temps: « Les derniers temps sont la; soyons confus, res-
pectons done la patience ,de Dieu, de peur qU'elle ne tourne pour
nousen jugement. De deuxchoses l'une: ou nous craignons la
colere a venir, ou nous aimons la grace 'presente (Eph. 11, cf.
Smy,rn. 9)..,. Les choses ont une fin: devant nous il y a deux
possibilites: la mort ou 131 vie; et ohacun va rejoindre son propre
lieu... II y a deux sortes de monnaies, celle de Dieu, celle du
monde... (Magn. 5). L'herHique « est souille »; i1 ira dans «Ie feu
qui ne s'eteint pas, lui et celui qui l'ecoute ». Remarquons
qu'Ignace n'attend pas ce qu'attendait Paul, la prise du pouvoir
par Dieusur Ie monde tout entier, mais seulement la separation
dHinitive des deux mondes qui actuellement sont encore entre-
mel,es. De toute l'eschatologieprimitive i1 reste l'aspect negatif:
la coIere a venlr sur ceux qui n'ont pas cru, cette menace du
jugement sur les increduIes «!tant toujours un puissant argu-
ment f'ait 'pour stimuler Ies croyants. Quant a tout Ie cote positif
de l'eschatologie primitive, au retour du Ohrist (49), a la prise
du pou~oir 'par Dieu sur Ie monde tout entier, a la resurrection
simultanee des croyants (50), i1 est tout simplement ignore. Deux
fois seulement il est question du «royaume de Dieu », mais
c'est dans des citations de Paul qui n'interessent Ignace que
pour la condamnation des heretiques (Ephes. 16; Philad.3, 2).
Toute la partie positive de l'eschatologie est remplacee par une
autre eschatoIogie, etrangere a l'histoire, l'idee hellenistique de
I'ascension de l'ame vers l'immortalite. Les prophetes ont ete
ressuscites par Jesus lors de sa venue; Ie martyr qui imite la
passion ,du Christ ressuscite des apres sa mort. Toute l'Eg'lise
s'achemine vel'S Dieu (Pol. 2). Que 1'on prenne Ie raccourci me-
ritoire du martyre, ou la grande route suivie par l'Eglise, tou-
jours Ie but 'est ,de 'parvenir aDieu, et les moyens en sont la
croix, cette «machine» - P.T{Zrt.'1·f. - qui Cleve les ames, Ie
Saint Esprit, l'amour et la foi (Ephes. 9). Devant cette ascension
vel's l'i:mmortalite, les quelques reminiscences eschatologiques
d'Ignace 'paraissent bien pales et conventionnelles. Encore une
fois, l'idee si vivace chez Paul d'une nouvelle creation qui vien-
drait non seulement retablir Ia premiere, mais instaurer un ordre
ou Dieu soit vraiment seuI souverain, a completementdisparu.
(49) Le terme « parousie» designe ola premiere venue du Christ
(Philad. 9).
(50) Dans Pol. 7, il faut lire, avec Lighfoot, non pas 1:~, a.'12T"C::lcrot,
mais TfI a!-:J.a~L.
IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE D'ANTIOCHE 227
La mystique de l'unite et la notion de Dieu.
Pour mesurer (;ombien cette reduction de l'evangile a ce qui
assure I'immortalite du croyant entraine une attenuation de Ia
souverainete de Dieu, il importe maintenant d'examiner l'emploi
que fait Ignace du terme 0zo;. Les attributs de Dieu relatifs a la
creati<m et a s'a souverainete sur Ie (;osmos etant completement
aibsents, les s'euls qu'il connaisse sont relatifs a la redemption:
Dieu est ap'pele «Pere» de l'esu~-Christ, souvent Ie «Pere»
tout court. Mais Ignace affectionne particulierement Ies attri-
buts couelatifs a l'Eglise: Dieu est Ie berger, qui aime les siens.
Rien n'est plus caracteristique de la theologie d'Ignace que Ia
maniere dont il comprend l'affirmation monotheiste: elle n'ap-
parait que lorsqu'il s'agit d'insister ~ur l'unite de l'Eglise
(Magn. 7, 2; 8). Ailleurs Dieu est a'ppele «l'eveque de tous ~
S'l't[:J'XO'l'tO; ...ci'r.W'1 (Magn. 3). Ne dirait-on pas que la doctrine
monotheiste est avant tout 'lasuperstructure, la replique sur Ie
plan divin de l'unite qui doit exister dans tout Ie monde spirituel
et dans l'E'glise en particulier ?
Si Ie soud de lasouverainete ode Dieu est tellement a I'ar-
riere-p'lan des pr,eoccupations d'Ignace, on ne sera pas etonne de
ne pas trouver chez lui ce respect de la transcendance de Dieu
particulier au judaisme et au christianisme :primitif. Pour bien
prouver combien il estime les ,prophetes, i1 Ies appelle' tres divins
&SLO't"rt.'WL; (51); iI s'intitule lui-meme« porteur de Dieu »,
OZOyOpO; (52); les croyants ~ont tous «en Dieu» -« Vous etes
pleins de Dieu », ysp.s't"d:;)w0, ecrit-il aux Magnesiens (Magn. 14)
- et forment 't"o ~Y the;; ",),·{.9o; (TraIl. 8). En outre, Ie mot (jso;
entre dans des mots composes si nombreux qu'on a l'impression
qu'il peut designer non seulement la personne du pere de J esus-
Christ et Ie Christ Iui-men:e, mais qualifier tout ce qui appartient
de pres au christianisme. Cette impression se confirme lorsqu'on
etudie de pres certaines expressions comme oflOyW1., oflo-f.Da:t
(51) Best significatif qu'Ignace applique ici aux prophetes Ie titre
bien grec de OE'O, a.~';,p, qui designait de 'preference les voyants et les
grands legistes du passe; par exemple Epimenide chez Platon, Lois I,
642 d. Les stoiciens consideraient Ie sage cornme Ih;o; (Diog?!ne Laerce
VII, 119 sqq.).
(52) Accentue sur l'antepenu!tieme, ce mot aurait Ie sens passif
«porte par Dieu»; mais ce sens dst exc1u par Ephes. 9, au taus les
chretiens, d'ailleurs, sont appeles theophores.
18. 228 HEVVE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEVSES
B£1)0 ;:j;/,P{');J.CI., E'I';':',,; s'/wn; (-)<;1)0. Cette derniere expression sur-
tout ne signifie pas seulement l'unite commandee ou donnee par
Dieu, mais aussi «l'unite deschoses divines ». Peut-etre
bien faudrait-il traduire parfois «l'unite de Dieu », Dieu desi-
gnant non plus seulement un etre personnel, mais une sorte de
substance divine dont Ie but de la redemption est de rassembler
les parties. En tous cas Ignace peut ecrire des phrases assez
singulieres: «La foi et l'amour, parvenus a l'unite, c'est Dieu ».
, ~, ~, , " , " (E h' 14) E':CI. 'JO 0'.)1) 0'1 S'II),:'r,':~ "S'/I)'J.S'ICI. (-lsI): 07':'.'/ p ,es. .« tre
" '
au milieu des betes, c'est etre au milieu de Dieu - (J-o--:CI.;~ (-)sr;;:)
(Rom.). Ailleurs il conclut que les prophetes et les apotres, tout
cela est sl..; ~'I';,:'rl':"J, (-)W) (Philad. 9). Et toujours a nouveau, en
de multiples variations, reviennent sous sa plume - ou plutot
sous sa dictee - les memes formules stereotypees: i;,,';--:,,;,
f'It')7~;, (54). Cette «unite », cette «union» n'est-elle qu'un mot
d'ordre forge dans la polemique c~ntre les heretiques, et cette
insistance n'est-elle due qu'aux circonstances critiques ou se trou-
vent les eglises d'Asie? S'il en etait ainsi, on devrait pouvoir
trouver dans la pensee d'Ignace des zones ou ce motif de l'unite
ne joue pas de role particulier. Or, non seulement toute l'ceuvre
du Christse resume pour lui dans la S'M7'.; crCl.PX~X';'1 xCl.l.
;:'IS'.J(J-Cl.':',x-/" mais cette meme formule lui sert a caracteriser toute
la vie chretienne: «Tu es a la fois chair et esprit pour que... »
explique-t-il a Polycarpe (Pol. 1; 2); garder cette unite et
l'imiter dans toute sa vie. est Ie but de tout chretien, qui fera
« selon l'esprit meme ce qu'il fait selon la chair » (Ephes. 9);
enfin, pour Ie mariage lui-meme (55), ou pourtant Ie soud de
l'unite de I'Eglise n'a rien a voir, Ignace emploie Ie terme i:"1to)7'.;,
et toute sa theorie du mariage, comme celle de l'epitre pseudo-
(53) D'ameurs il sem1:lle bien que dans la meme phrase la
n),0y.::t'(::tIJb, l'enselmble des vertus, soit plu'S ou moins identifiee aDieu,
Ce serait bien hellenistique, et tout proche de la definition de Dieu de
Corp. Herm. XI, 3: "r, 0~ -:(J~ f-1~r)=J (/j'J~2 -:[,:; ~'j'':~'J; -:r) 'i:Y:l(Jrj'J 'l.:zt -,)) "'I.:1./,()'i.
(54) J. Moffatt (An approach to Ignatius, Harvard Theological Re-
view XXIX, p. 6, note 9), a bien remarque que ces abstractions plus ou
mains gnostiques, «plerome», « unite », etc..., deviennent chez Ignace
« curiously alive and glowing ».
(55) Les idees d'Ignace sur Ie mariage sont a la fois tres proches
et assez differentes de celles de Paul. Une comparaison attentive de
PoL 5 avec 1. Cor. 7 montrerait qu'a la difference de Paul, Ignace
reconnait taciterr:ent une superiorite religieuse a ceux qui par l'absten-
tion sexuelle « honorent la chair du Seigneur »,
IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE n'ANTIOCHE 229
paulinienne (56) aux Ephesiens, repose sur I'ioee que les epoux
doivent imiter les relations du 'Ohrist et de l'Eglise (Polyc, 5, 2).
Tout cela atteste ,suffisamment que 1'« unite» ou 1'« union» est
bien Iplus qu'un mot d'ordre dicte par les circonstances: c'est
une categorie fondamentale de sa pensee, un motif qu'on retrouve
agissant sur tous les ,plans de sa mystique; depuis sa morale, en
passant par son ecc1esiologie et sa christologie, il determine
jusqu'a sa theologie proprement dite. L'union est Ia qualite ,essen-
tielle ,du monde spirituel. Etre dans l'unite, c'est «preilidre Ie ton
de Dieu» et chanter d'une seule voix. Etre dans l'unite, c'est
avoir toujours part aDieu - P-E't€XZ"'i BE,)U (Eph. 4). Les chre-
tiens doivent etre «emmeles» £YXEXp(1P.<;'''o~ a l'ev~ue comme
I'Eglise a Jesus-Christ et J esus-Ohrist au Pere, afin que toutes
choses soient harmonieuses dans l'unite, tva. 'teL 7tcl.vteL EV EVO't"fI't~
O'up-rWYl. ~ (Eph. 5). Enfin Ignace ne se contente pas de rappeler
que Dieu est un, il va jusqu'a identifier l'unite a Dietl:
« ...I'unite, qui est Dieu lui-meme » (T'rall. 11,2). II Y a doncchez
Ignace toute une mystique de l'unite analogue a cene de l'au-
teur de l'epitre aux Ephesiens, mais encore plus developpee, au
point que Ie ,souci ,de I'unite met tout a fait a l'arriere-plancelui
de Ia souverainete de Dieu.
L'unite de J'EgJise.
De cette mystique de I'unite du monde spirituel la theorie
de l'Eglise qui nous apparait dans les epitres d'Ignace n'est
qu'une application particuliere qui, sous 1a pression des circons-
tances, a pris une importance et un rdid 'Particulierement saisis-
sants. Les heretiques qui 's'abstiennent de l'eucharistie et nient
qu'dle soit la chair et Ie sang du Christ (Smyrn. 7) ne nuisent
pas seulement a l'unite de l'eglise locale; leur secession ne com-
porte pas que les inconvenients de toute division; elle est meme
plus qu'une trahison: elle entraine les plus graves repercussions
metap'hysiques, et porte 'atteinte a c'etJte unite d'U monde spirituel
(56) Dans tout ce travail nous pre'supposons, sans d'ailleurs en etre
parfaitement per,suade, que Il'epltre canonique a'llX Ephesiens n'est pas
de Paul. Comme elle ,presente nombre d'analogies aveccellesd'Ignace, il
eii~ ete precieux <l'y recourir sur ,plusieurs points. Nons y avons renonce
pour ne ·pas .etendre la discussion. On 'consultera avec fruit Heinrich
SchEer, Christus 'llnd die Kirche im Ephes'erbrief, Beitdige zur histor.
T'heol. Tubingen 1930.
:1
19. 230 REVUE D'HISTGIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
sans laque1'le -Ie salut est impossible. Les heretiques sont de's
otxorOOpo~ (Eph. 16). Et i1 se pourrait meme qu'Ignace aitpense
- i1 est vrai qu',il n'y a pas de texte qui Ie dise explicitement -
qu'ils compromettent non seulement I'unite divine au sens large,
mais encore oeelle de Dieu lui-meme.. Quoi qu'it en soit, Ignace
rappelleenergiquement que Dieu est un, que l'unite, c'est Dieu,
que la ou est l'unite, lii est Dieu; que Iii ou il y a division, Dieu
ne 'Peut haJbi1er.
Contre tout schisme - la tSeparation est Ie commencement de
tous les maux (Smyrn. 7) - i1 deve10ppe une theorie de l'unite
et ,de l'autorite de l'Eglise qui decoule tout natur'ellement de
cette mystique de l'unite. En ve-rtu du principe de « l'union char-
nelle et spirituelle» toute eg'lise locale, tout comme les epoux ou
les croyants individuels, ,doit imiter et par Iii incarner l'union
parfaite du monde spirituel. L'union de l'eglise locale est
-rU1tO; xoc[ b~'&rJ.X+i a.rp6ocpa-b:; (Magn. 6). Son eveque, en vertu de
ce principe d'imitart:ion, est -rU1tO; xoc~ yvtiJ[1-T) eSOU (Eph. 3-4). II
est a.E~o6w; Et comme il preside a la place de Dieu (Magn. 6),
obeir ii l"eveque, c'est obeir ii Dieu. Et Ignace ne se lasse pas
de developper ce principe d'analogie et d'imitation mystique: a
la hierarchie celeste Dieu-Ohrist-apotres doit correspondre la
hierarchie terrestre eveque-presbytres-foule des croyants. Sou-
vent, il est vrai, ce parallelisme est quelque peu dHectueux (57).
Qu'importe ! L'essentiel est que la .hierarchie terrestre soit une
imitation, une replique 'de la hierarchie aivine. Inversement Ie
monde celeste est con~u a l'image de l'eglise locale, les apotres
etant les 'presbytres (Philad. 5), Ie Christ ou Dieu « l'eveque de
tous :. (TraIl. 3, Polyc. 8).
Ainsi Ia theorie de l'epi<scopat monarchique decoule direc-
tement de cette mystique de l'imitation. Sans doute cette theo-
rie n'eut-elle 'pas pris Ie relief qu'elle a ,dansles lettres d'Ignace
si elle n'avait ete renforcee par les circonstances de Ia lutte contre
les gnostiques. Mais elle est tellement liee au motif Ie plus central
de sa pensee - il se dit lui-meme Cl.ySPW1tO; e:l; EYWa-W a.-r;-r,p"..a-p.bo;
(Philad. 8) - qu'il est impossible d'y voir une construction
faite a posteriori, sous Ia pression des necessites. Que l'eveque
est Ie rrepresentant de Dieu, qu'il faut lecraindre comme Dieu
lui-'l11eme, reverer en lui Ia puissance de Dieu, Ie regarder comme
(57) P. ex_ dans Magn. 6, ou il n'arrivepas a trouver de parallele
celeste aux diacres.
IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE n'ANTIOCHE 231
Dieu lui-meme, tout cela est pour Ignace une chose qui va de
soi, une verite a priori. Aussi ne songe-t-il nullement al'appuyer
d'arguments autres queceux qui reIevent du principe de I'imi-
tation. On cherche en vain chez lui la moindre velleite de justifier
l'autorite de l'eveque par quelque motif juridique; jamais i1
ne se reclame sur ce point d'une tradition apostolique'. Et pour-
tant il aime arappeler aux Ephesiens Ie souvenir de l'apotre Paul,
dont iIs sont Testes les «co-inities» (Eph. 12)! En outre, Ignace
ignore total'ement I'idee d'une organisation interecclesiastique.
Bref, tout ce qu'il peut y avoir d'apparemment juridique dans sa
theorie de l'episcopat monarchique derive tout naturellement de
sa mystique: comme 1'« union ,charnelle et spirituelle» caracte-
rise tout ce qui fait partie de la sphere divine, il est normal, i1 est
neces'saire que sa partie terrestre soit une repJique, une imita-
tion, une realisation aussiexacte que possible de sa partie celeste.
Du point de vue qui nous interesse ici, la question des ori-
gines et du developpement historiques de 1',episcopat monar-
chique en tant que mode d'organisation estrelativement secon-
daire. D'ailleurs i1 ne semble ;pas que ce Boit cette institution
en elle-meme qui caracterise Ie ,catholicisme. En fait, non seule-
ment toute association religieuse 'comporte necessairement un
minimum d'organisation, mais il y a tout lieu d'admettre, it l'en-
contre de la fameuse these de Sohm, que des ses debuts l'Eglise
pouvait avoir une organisation assez serree. On ne voit meme pas
pourquoi une sorte d'episcopat monarchique en tant que mode
d'organisationexterieure eut ete tout ii fait impossible, en prin-
dpe, dans les premieres ,communautes cbretiennes, par exemple
celles oereees par rapotre Paul !
Mais ce qui n'eut pasete 'Possible ,dans la pensee de Paul
et du Nouveau Te'stament engen-eral, 'et est proprement la
marque originale de l'Eglise catholique, oe'est la confusion pure
et simple d'un mode d'o:rganisation 'exterieure avec un systeme
divin, I'erection des res juris humani au rang de res juris divini.
Alors qu'ii Rome cette confusion s'est faite dans une atmosphere
juridique, et fut justifiee par Clement au moyen d'un legalisme
emprunte a l'Ancien Testament etd'une theorie de Ia tradi-
tion apostolique, elleest, chez Ignace, tout naturellement impli-
quee dans sa mystique de l'union et de l'imitation. L'eveque
d'Antioche eut pu dire comme Tertullien: « Ecc1esia ab apostoJis,
apostoli a Christo, Christus a Deo ». M'ais son raisonnement a
lui ne remonte guere Ie cours du temps; il remonte plutot une
20. 232 REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
sorte d'echelle mystique et intemporeUe. Et c'est a'll long de cette
echelle qu'il fait monter 1'eveque jusq'll'a, la place extraordinaire
qu'i1 lui attd-bue: i1 est l'image de Dieu.
, Ce qui precede permet peut...etre d'eclairer encore sur un
autre point la genese de la notion catholique de l'Eglise. Au
sujet du terme meme d'eglisecatholique, - xCJ.'Joi,'.x-rj lxxh,O"~!X,
qu'I'gnace, on Ie sait, est Ie premier a mentionner - on se
demande en general s'il a eu d'aborld Ie sens spatial d'Eglise
universelle opposee a l'eglise locale, ou Ie sens dogmatique
d'Eglise orthodoxe opposee aux heretiques. Dansce fameux
texte d'I'gnace : «Partout ou parait l'eveque, que la soit aussi Ie
'ltA-~eo;, de meme que la ou est Ie Christ, la est aussi la x!X~ohx-~
ExxA7jO"LCt.» (Smyrn. 8) W. Bauer, Lelong et d'autres (58) voient
simplement l'Eglise univel"selle au sensspatial. Or, Ignace n'a
guere en vue ici la difference entre I'Eglise Iocale et I'Eglise
universeIle; ce- qui l'interesse, c"est la similitude entre Ie
'ltA.y;So; et l'Eglise «catholique ». «Catholique» doit donc ~or
respondre de quelque maniere a 7t),7;So;. Et comme 7t)/i.90; ·designe
chez Ignace l'eglise locale en tant que representation parfaite et
totale ,de l'union de Dieu (d. Smyrn. 8), il est tout normal de
voir dans «eglise catholique» unsens correspondant: c'est
l'EgIise totale, une, ce terme ayant toute la 'p}(~nitude et la
resonance mystique qu'ila ,chez Ignace,c'est la sphere divine ou
toutes c'ho'ses sont dans l'harmonie' la plus parfaite, l'Eglise
celeste dont Dieu ou Ie Christ est l'eveque, lesapotres Ie college
preSbyteral (Philad. 5), et que chaque 'eglise terrestre doit imi-
ter et representer. Cette Eglise «catholique» n'est donc «uni-
verselle » ou « orthodoxe » que d'une maniere secondaire et deri-
vee. L'accent n'est ni sur Ie sens spatial, ni sur Ie sens dogma-
tique; i1 est ,sur l'unite et la totalite de 'la sphere divine (59).
Mais i1 est evident qu'en partant dece sens fondamental on peut
aisement bifurquer vers l'un et l'autredes deux sens que
(58) P. ,ex. Batiffol, L'EgUise naissante et Ie Catholicisme. Paris,
1927, 'po 166:'167.
(59) F. Kattenhusch (D3!s Apostolische Symbol, 'po 922-927) pense
qu'a l'odgine «catholique» signi£iait plutot «una sola}). En tous cas
{( catholique}) pouvait designer aIUssi bien l'unicite que l'unive;rsalite de
l'Eglise. Mais Kattenbusch n'a .pas vu l',importance de -cette idee mys-
tique de la totllJlite qui nous parait avoir ,ete fondamentale. Notre hypo-
these 'semble d'a~lleurs etre confirmee par Ie sens que donne au mot
« catholique }) Ie Martyre de Polycarpe. Dans inscr. 1; 8 et 19, ce terme
ne peut guere avoir Ie sens 'spatial: il yaurait regulierement ,pleonasme;
dans 16 Ie sens dogmatique est evident.
IMITATION ET UNITE CHEZ IGNACE D'ANTIOCHE 233
Ie terme 'prendra de preference ,dans la suite. L'eglise «catho-
lique» est donc pour l'eveque d'Antioche l'Eglise xcWoAou,
l'Egli-.;e ensoi, le nom que prend sur Ie plan 'sociologique
.: l'unioncharnelle et spirituelle» de la sphere divine. L'Eglise
n'appartient pas seulement a cette sphere divine; elle est cette
sphere. Et grace au principe d'union et d'imitMion, l'eglise
terrestre avec sa hierarchie re~oit un caractere plus ou moins
divino Pour en avoir quelque idee il suffitde relire les titres et
qualites dont l'emphase d'Ignace comble les eglises auxqueUes il
s'adresse. Quel contraste avec la sobriete de l'ap6tre Paul! C'est
qu'en vertude « l'union oharnelle etspirituelle» i1 y a mainte-
nant entre Dieu, Ie Christ et l'Eglise celeste d'une part, les eglises
terrestres et leur hierarchie d'autre part, une si parfaite conti-
nuite que l'on dirait Ipresque une sorte de circuminsessio: ecc1e-
siologie, christologie, theologie, c'est tout un ; et toute la 'pensee
d'Ignace pourrait etre developpee, aussi bien que sous les trois
titres, sous l'un quelconque d'entre eux.
Cette parfaite continuite risque d'autant plus d'etre une
confusion du divin et de l'humain qu'a l'attenuation du sens de
la souverainete de Dieu que nous avons constatee plus haut cor-
respond tout naturellement une attenuation du sens de 1a rea1ite
du peche. Du pardon des peches i1 ne reste, chez Ignace, que
de pales reminiscences. Une fois seu1ement il cite la formule
toute conventionnelle « ...1achair du Christ qui a souffertpour
nospeches» (Smyrn. 7). Le peche, conc1ut Bousset (60), i1 Ie
connait a peine. Pecher, ce ne semble etre guere pour lui que
seseparer .de l'Eglise, et Ia ,penitence est simp1ement Ie retour
a l'Eglise (Smyrn. 9, 1).
C'est pourquoi, d'ailleurs. 1a mortdu Christ ne 'peut pas
avair pour Ignace de valeur salvatrice en elle-meme: toute sa
valeur reside ,dans Ie fait qu'eUe est la condition necessaire de 1a
resurrection (61). Au cours d'une discussion avec les judai'sants,
i1est amene a attribuer au Christ 1a fonction de grand pretre:
«Les pretres, eux aussi, c'est Ibien; mais hien plus grand qU'eux
est Ie grand-pretre, chargedu 'saint ,des saints, l'unique confident
des secrets de Dieu, la porte qui mene au Pere... » (Philad. 9). Ce
grand-pretre est Ie seul detenteur de la ,connaissance de Dieu,
mais il n'a riena voir avec l'idee d'un sacrifice pour les peches.
(60) W. Bousset, Kyrios Christos, 2. edition, Goetti'llgue 1921, p. 295,
note 2.
(61) Von der Goltz, !p. 30.