“Catholicisme” (Don Juan), Dictionnaire de Don Juan, Pierre Brunel (dir.), París, Robert Laffont, col. “Bouquins”, 1999, pp. 166-168. ISBN: 978-2221078662
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CATHOLICISME (DON JUAN)
Dictionnaire de Don Juan.
Sous la direction de Pierre Brunel,
Paris: Robert Laffont, 1999, p. 166-168.
ISBN: 978-2221078662.
L’Espagne apparaît depuis le XVIe siècle comme le grand bastion de la catholicité. C’est là que
l’Église catholique connut un développement sans égal. Qu’on songe au nombre de saints que
l’Espagne a donné; c’est à peine si on peut le comparer avec celui de l’Italie ou de la France. Même
aux périodes où l’État interdit toute pratique religieuse, le peuple resta toujours fidèle à Rome. D’autre
part, pour ce qui est du clergé et de la vie monastique, nul autre pays n’a joui d’un aussi grand prestige
ni attiré autant de vocations. Dans le domaine littéraire, l’on connaît le goût hispanique pour les
débats sur la question de la grâce, les mystères fondamentaux de la foi chrétienne et la dévotion
populaire. Pour ne parler que du théâtre, les autos sacramentales et la grande production du théâtre
didactique connurent un apogée qui serait incompréhensible hors des frontières espagnoles.
Or chez Don Juan l’on assiste à une curieuse symbiose entre les différentes conceptions de la
noblesse, de l’amour et de la religion. A cet égard, il faut souligner deux faits incontestables:
premièrement, nulle part ailleurs le refus de toute activité pratique pour vivre tranquillement et sans
arrière pensée de ses rentes n’a été élevé à ce point au rang d’idéal de vie officiel: ce “vivre noblement”
n’est pas l’une des moindres causes de la décadence espagnole. Dans ce sens, le personnage de Don
Juan sert à réfuter une mauvaise interprétation du libre arbitre, que seuls les Espagnols, si pénétrés
du “laxisme” des jésuites, auraient pu concevoir (Souiller). Deuxièmement, la religion apparaît
intimement liée à la conception espagnole de l’amour et, plus précisément, à la conception
donjuanesque de l’amour. Nous sommes, en effet, face à un sentiment simultané et contradictoire de
fascination sensuelle pour le monde et de détachement ascétique pour mieux tendre vers un au-delà
défini comme seule réalité. Autrement dit, le héros a été conçu pour dénoncer le laisser-aller des
mœurs et l’oubli des valeurs religieuses au sein d’une société qui parvenait mal à condamner la chair
et y associer l’idée de péché. Les caractéristiques du personnage de Don Juan sont la conséquence
extrême des pratiques espagnoles contemporaines, exagérées, voire caricaturées dans un dessein
moralisateur. Le héros donjuanesque incarnerait au plus haut point les vices de son temps et de sa
nation.
On peut parler à ce propos d’un facteur que les historiens ont communément appelé la
deuxième christianisation de l’Europe: on pensera notamment aux décrets d’application du Concile
de Trente, sous inspiration évidente de la puissance qu’était alors l’Espagne de Charles Quint. Dans
ces campagnes qui voulaient assurer le contrôle de la religion sur les mœurs, on insistait sur la réalité
de la mort et sur l’importance relative des affaires du monde par rapport au salut éternel. Certes, Don
Juan repousse sans cesse la pensée de la mort pour mieux s’adonner à sa libido sentiendi (Tirso, II, v.
1434-1440); par cette attitude, il peut être considéré comme une protestation des forces de l’instinct
et il est le reflet d’une conception plutôt païenne de l’existence: jouir de son être en suivant
l’enseignement de la nature. Au XVIe siècle circulaient de multiples récits et documents
iconographiques réunissant de manière antithétique les deux éléments du mythe de Don Juan: le jeune
séducteur et le rapport avec l’au-delà. Le paradoxe entre ces invariants n’est qu’apparent: si Don Juan
existe, c’est grâce au milieu chrétien qui lui a donné vie. C’est dans ce milieu qu’il incarne dans le plus
profond de son être l’affirmation d’une idée indiscutable: celle de la liberté. Il ne faut pas oublier que
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la liberté (celle que selon saint Paul le Christ a gagné sur la croix au profit des chrétiens) est au centre
de toute la doctrine chrétienne, qui est avant tout une doctrine de libération de l’esclavage du péché.
Or Don Juan fait abstraction de cette doctrine pour ne garder que l’idée absolue de liberté sans
référent précis; bref, d’abord il fait de la liberté son idole puis il se met à genoux devant elle. Don
Juan procède de la sorte à une subversion substantielle du christianisme et transforme la liberté en
libertinage. La fête que le séducteur offre aux convives chez lui dans l’opéra de Mozart est une
célébration en honneur de la liberté; même l’amour rentre dans le domaine de la liberté: Don Juan
laisse sa porte grande ouverte pour chanter, sinon la liberté, du moins le libertinage dans l’amour (II,
21). Cette idée de liberté est longuement développée par Shaw dans sa comédie philosophique lorsque
le héros s’entretient en enfer avec le diable et la statue. Ses interlocuteurs n’ont pas encore bien
compris le sens de la force de la vie dont est inspirée toute la pensée donjuanesque. Afin de rendre
plus facile son raisonnement, il a recours à l’idée de la liberté telle que la définit le christianisme dont
l’exemple le plus accompli est celui du croisades: “Pourquoi le Croisé était-il plus courageux que le
pirate? Parce qu’il luttait non pour lui-même mais pour la Croix”. Cette idée de croyance explique,
ajoute-t-il, la force imparable des musulmans lors de la Guerre Sainte et celle des chrétiens lors de la
Reconquête. Don Juan poursuit sa réflexion sur l’idée principale de l’Église catholique et plus
précisément sur le catholicisme combattant “pour la liberté universelle et l’égalité”. Autrement dit, la
grande idée catholique est “l’abolition de l’esclavage” (III, p. 145-146). On peut dresser un parallèle
entre cette argumentation donjuanesque et le but du héros qui est la liberté dans l’amour et
l’insoumission aux entraves sociales et transcendantes. L’abstraction de tous les éléments substantiels
de cette idée de liberté (Église catholique, Dieu, État, Amour) fait apparaître le seul motif (le
libertinage, évidemment dépourvu de tout référent objectif) pour lequel Don Juan est prêt à vivre et
à mourir.
Don Juan serait impensable –tout au moins pour son origine littéraire– dans un cadre païen. Il
peut adopter des attitudes païennes, et souvent il les adopte; mais il ne l’est pas. Mieux, son entourage
est toujours chrétien ou, du moins, garde une tradition fortement ancrée dans le sens chrétien de la
vie: une vie importante, certes, mais passagère et qui mène chaque homme et chaque femme à la vie
qui n’a pas de fin. Aussi faut-il se préparer, ne serait-ce qu’à l’instant ultime de la mort. C’est ce que
font nombre de personnages en rapport intime avec le héros. Le capitaine Gomare, mortellement
blessé lors d’une malheureuse escarmouche en Flandre, mande Don Juan et lui remet sa bourse: il
vaut mieux, dit-il, qu’elle soit à lui qu’à l’ennemi hollandais (ce qui prouve encore une fois que le héros
est censé être chrétien); puis, avant de mourir, le capitaine demande à Don Juan de faire dire quelques
messes pour le repos de son âme. Ce capitaine Gomare est loin d’être le seul chrétien parmi les rangs
de l’armée espagnole: tous, à l’exception de Don Garcia, sont de bons catholiques. On se souviendra
de cet autre capitaine qui, entendant les blasphèmes de Don Garcia, le prévient du danger qu’il y a à
se moquer du Ciel. Ce capitaine, ajoute le narrateur, “portait un chapelet suspendu à côté de son
épée” (Mérimée, p. 47 et 51-52). Il serait fort surprenant de trouver dans un ouvrage portant sur un
personnage non espagnol un nombre d’allusions de ce type aussi élevé. Plus tard, Barbey d’Aurevilly
abondera dans ce stéréotype de la religion. Pour définir son plus bel amour, Don Juan décrit aux
femmes qui l’entourent le caractère d’une jeune fille: “cette enfant bizarre était très dévote, d’une
dévotion sombre, espagnole, Moyen Âge, superstitieuse” (V, p. 73). Plus tard il surabonde pour
retracer les scapulaires et les “tas de croix” qu’elle se plaquait sur sa poitrine; c’est dire l’hypertrophie
religieuse qui avait fini par se frayer un passage dans l’imaginaire européen au sujet des Espagnols.