“Maures et chrétiens dans la littérature du XVIIe siècle. Questions sur l’imaginaire à propos de 'Zaïde'”, Histoire, littérature et poétique des Marches. Actes du XXIVe Congrès de la Société Française de Littérature Générale et Comparée, Olivier-Henri Bonnerot (ed.), Estrasburgo, Imprimerie intégrée de l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg, 1993, pp. 115-129.
Maures et chrétiens dans la littérature du XVIIe siècle. Questions sur l’imaginaire à propos de 'Zaïde'.pdf
1. 1
MAURES ET CHRÉTIENS DANS LA LITTÉRATURE DU XVIIe
SIÈCLE.
QUESTIONS SUR L’IMAGINAIRE À PROPOS DE ZAÏDE
José Manuel Losada
Histoire, littérature et poétique des Marches. Actes du XXIVe Congrès
de la Société Française de Littérature Générale et Comparée.
Textes réunis par Olivier-Henri Bonnerot,
Strasbourg: Imprimerie de l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg,
1993, p. 115-129.
À la fin du XVe siècle, il ne restait plus qu’un seul bastion du royaume musulman: Grenade.
Les Chrétiens s’étaitent fixés autour de cette place dans l’espoir de la voir s’écrouler un jour. C’est
ainsi que naquit cette frontière militaire. Pourtant, l’inimitié des adversaires n’empêchait point toute
sorte de rapports, conséquence d’une fréquentation vieille de plus de sept siècles.
Le chroniqueur Ginés Pérez de Hita écrivit, un siècle après la chute de Grenade, l’histoire de
ce royaume et les causes de son déclin. Dans son récit, il inséra les amours légendaires de la maure
Zayda. Un siècle plus tard, Segrais donnait un roman qui avait pour titre Zaïde, histoire espagnole1.
L’intrigue de cette fiction se déroule en plein IXe siècle, une époque où les frontières de la péninsule
Ibérique n’étaient que très relativement figées: les incursions –tantôt des Musulmans, tantôt des
Chrétiens– dans le territoire ennemi modifiaient sans cesse la carte d’outre-Pyrénées.
Ce texte français attire notre attention à plus d’un titre: qui a été le véritable auteur de Zaïde?2;
s’est-il vraiment inspiré des Guerras civiles de Granada?3 Quelle est l’exactitude chronologique observée
et, surtout, quels sont les éléments de cette Histoire espagnole qui nous permettent d’esquisser quelques
considérations sur une poétique des Marches à propos de Zaïde? Ne pouvant pas aborder ici toutes
ces questions, nous avons décidé, et pour cause, de cerner notre étude à ce dernier aspect4.
Pour y parvenir, il nous a semblé convenable de respecter, d’une manière générale, l’évolution
narrative dans ses coordonnées spatiales et temporelles; cette méthode nous permettra sans doute,
mais à condition de ne pas perdre de vue notre but ultime, de déceler dans ce roman d’importants
symptômes de l’imaginaire littéraire au XVIIe siècle. En effet, la structure traditionnelle de ce genre de
1 Notre texte de référence est celui de Madame de Lafayette. Romans et nouvelles, Paris, Garnier, 1961 (1967), Émile Magne
éd.
2 L’édition originale de ce roman date de 1670 et donne Segrais pour auteur. Pourtant, quelques critiques ont
brillamment défendu, preuves à l’appui, la thèse d’une écriture en collaboration entre Mme de Lafayette (principal auteur),
Segrais, La Rochefoucauld et Daniel Huet; vid. Magne, op. cit., p. XXI-XXV, Roger Duchêne, Mme de Lafayette. Œuvres complètes,
Paris, Fr. Bourin, 1990, p. 63-67, Mme de Lafayette. La Romancière à cent bras, du même critique, Paris, Fayard, 1988, p. 258-
261, et Janine Anseaume Kreiter, Madame de Lafayette. Zaïde, histoire espagnole, Paris, Nizet, 1982, p. 25, n. 1.
3 La première édition espagnole est celle de Saragosse; elle date de 1595, et connut un grand succès: trente-neuf
rééditions jusqu’à 1690. En France il y eut plusieurs éditions en espagnol, dont la plus ancienne est de 1606. La première
traduction française est anonyme et porte la date de 1608; l’épître dédicatoire est à Mgr le duc d’Épernon (Bibliothèque
Nationale Ob. 60); vid. Ginés Pérez de Hita, Guerras civiles de Granada, Madrid, Bailly-Baillière, 1913, p. XCVII-CXVII; pour les
amours de Zayda et de Zayde, vid. notamment la première partie, ch. VI, p. 41-62.
4 Sur la portée de ce genre de romans en France vid. par exemple, Philippe van Tieghem, Les Influences étrangères sur la
littérature française (1550-1880), Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p. 38-39.
2. 2
romans hispano-mauresques a été conservée dans sa trame générale –promiscuité de races et de
religions, situations amoureuses et intrigues sans nombre–, mais c’est seulement à la lumière de la
conjoncture historique et politique de l’époque qu’elles vont trouver leur sens authentique.
Intimement liées comme le seraient les fils d’un seul et unique canevas, littérature et histoire s’unissent
aboutissant ainsi à un seul et unique contexte homogène5. Procédons donc à cet examen des faits.
Dans une première partie du roman, l’auteur, à travers les récits que font divers personnages,
retrace les intrigues amoureuses qui ont eu lieu dans la cour du roi de Léon, Alphonse le Grand.
Toutes les malicieuses intrigues semblent être présentes à l’appel d’une cour aussi paisible que frivole.
Quoique l’ennemi musulman puisse reconquérir quelques territoires lointains appartenant aux
Chrétiens, à peine risque-t-il de menacer la paix à l’intérieur de cette cour. De leur côté, les chevaliers
ne se soucient par conséquent que de leurs amours6 et des façons d’évincer –fût-ce par le recours au
plus injuste des exils (p. 77 et sq.)– leurs rivaux. Ce qui importe de remarquer jusqu’ici est que nous
sommes en sol chrétien et que les sentiments d’amour concernent seulement des personnages de race
visigothe –purement visigothe ou en mélange avec les restes d’autres origines de sang “non impur”–
et de religion chrétienne.
Or, quelques éléments perturbateurs, si l’on peut les appeler ainsi, ne sauraient tarder à
intervenir. L’exil, dont il a été fait mention, éloigne le protagoniste Consalve de la cour castillane en
même temps qu’il l’approche de ce que nous pourrions nommer la “zone critique”, qui n’est autre
que la ligne de démarcation entre les Maures et les Chrétiens. En effet, poussé par une énorme
“aversion pour la société des hommes” (p. 39), Consalve entreprend une longue marche en direction
de la mer –plus précisément vers l’actuelle Catalogne–, dans l’espoir de finir ses jours dans le combat7.
Mais sa destinée en est tout autre: le hasard met sur son chemin une très belle femme,
vraisemblablement d’origine arabe, dont il tombe soudain éperdument épris; c’est Zaïde8. Il ne serait
pas inutile de nuancer ce “hasard”. Nous pouvons nous demander si cette rencontre avec la belle
Zaïde aurait pu avoir lieu près de son ancienne demeure; ce n’est pas évident. Voilà donc une première
considération de poids dans le sens de notre étude: politique et littérature paraissent aller de pair car
c’est justement l’approche du territoire frontalier qui va redonner au roman une nouvelle allure.
Effectivement, dès la rencontre avec la femme arabe, le chevalier chrétien adopte une manière
différente d’envisager la vie: il ne veut plus mourir, bien au contraire il préfère savourer chacun des
5 Nous rendons ici hommage à la tâche de Daniel-Henri Pageaux; dans de nombreux travaux il a développé d’éclairantes
études sur l’imaginaire ainsi que sur l’importance des considérations historiques en matière de littérature comparée. Vid. par
exemple, “Littérature comparée et sciences humaines. Pour un renouveau des études comparatistes”, dans Sensus communis,
Festschrift für Henry Remak, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1986, “De l’imagerie culturelle à l’imaginaire”, dans Précis de
littérature comparée, Paris, Presses Universitaires de France, 1989, et “La literatura comparada como nuevo campo para los
estudios literarios”, dans Europa en España, España en Europa, Simposio Internacional de Literatura Comparada, Universidad de
Navarra / Universidad de Aquisgrán, Barcelona, PPU, 1990.
6 Vid. par exemple celles de Don Garcie et d’Hermenesilde, p. 60 et sq., et de Don Ramire et de Nugna Bella, p. 71 et
sq.
7 L’une des thèses principales du roman serait le besoin de composer avec les mensonges de l’apparence, théorie que
Consalve n’accepte pas: “Il a perdu parce qu’il n’a pas admis comme les autres que la valeur reconnue à l’individu l’est en
termes d’une convention sociale incorporant tacitement le compromis du paraître, et où il est présumé qu’un écart existe
entre l’être et sa représentation”, Jeanine Anseaume Kreiter, Le Problème du paraître dans l’œuvre de Mme de Lafayette, Paris, Nizet,
1977, p. 97-98.
8 Curieuse ressemblance entre les diverses amours de Zaïde et celles que nous décrit La Bruyère dans ses caractères: “Il
n’y a de passions que celles qui nous frappent d’abord et qui nous surprennent; les autres ne sont que des liaisons où nous
portons volontairement notre cœur”.
3. 3
moments où il est en compagnie de Zaïde. Or, un problème, et non des moindres, va apparaître
aussitôt: celui de la communication (p. 45). L’amour ne se contente ni de regards ni de sourires: il
veut être exprimé. De plus, Consalve n’est pas tout à fait convaincu que son amour soit correspondu:
la tristesse qui couvre habituellement le visage de la jeune femme doit sûrement avoir une
explication… De fait, il ne sait pas d’où elle vient: il l’a trouvée un jour, évanouie sur la plage, et
jusqu’à présent il n’a pu en obtenir aucun renseignement supplémentaire. En outre, quelques indices
–un portrait qu’elle garde soigneusement, une lettre (écrite, curieusement, en caractères grecs, p. 100)
qu’elle rédigeait comme Consalve était entré dans sa chambre, sa réaction à la vue d’un tableau la
représentant avec deux hommes…– pourraient, en bonne et due loi, lui inspirer une jalousie d’un
tiers qu’il ne connaît point… Cherchant à se défaire de cet état d’incertitude, Consalve prend donc la
résolution d’aller en direction de l’est –en direction de la mer, remarquons-le– à la recherche d’un
interprète. Malheureusement, à son retour, Consalve apprend que, accompagnée de quelques arabes
qui sont venus la chercher dans un vaisseau, Zaïde l’a, paraît-il, abandonné. De cette deuxième partie,
qui pourtant s’annonçait très prometeuse, nous pouvons tirer une leçon à propos de notre thème: il
n’est pas suffisant de s’approcher de la “zone critique”: il faut établir des contacts avec elle, autrement,
les problèmes de la communication humaine peuvent provoquer des malentendus difficiles à
résoudre. Plus encore, on peut être confronté à des situations d’extrême impuissance, comme par
exemple les rencontres infructueuses qui auront lieu plus tard entre les deux amants. Le jeune homme
reconnaît un soir, à Tortose, la voix de Zaïde, il parvient même à apercevoir sa silhouette sur un
bateau (p. 129 et sq.); pourtant, tous ses efforts pour s’entretenir avec elle –précisément maintenant
qu’il a appris le grec!– se révéleront inutiles. En effet, il faut absolument dépasser ce stade de
fluctuation, sans rester, à proprement parler, sottement établi sur la limite séparant les deux territoires.
Heureusement, cette phase d’hésitation subit une grande modification grâce à la prise de
Talavera (p. 142-143), place importante en possession des Maures: dès ce moment, loin de les
éloigner, les événements politiques vont rassembler les deux jeunes. Il est fort intéressant de souligner
le tour copernicien qui s’est opéré une fois que l’on a résolument transpercé la “zone critique”; dès
qu’on a pénétré, somme toute, dans la zone de l’Entre-Deux. C’est ce dont nous allons parler
maintenant. Tout semble avoir changé depuis les retrouvailles entre Zaïde et Consalve, précisément
dans le château de cette place forte: désormais, non seulement ils échangent des regards, ils “causent”,
s’entretiennent, ce qui naguère aurait été inouï! En effet, le niveau de la non-communication, l’un des
plus gros obstacles, a été dépassé une fois pour toutes: “Nous sommes bien éloignés, dit Zaïde, de
retomber dans le même embarras, puisque j’entends la langue espagnole et que vous entendez la
mienne. Je m’étais trouvé si malheureux de ne la pas entendre, répondit Consalve, que je l’ai apprise
sans espérer même qu’elle pût me servir à réparer ce que j’avais souffert de ne la pas savoir. Pour
moi, reprit Zaïde en rougissant, j’ai appris l’espagnol, parce qu’il est difficile de n’apprendre pas la
langue du pays où l’on demeure et que l’on est dans une peine continuelle lorsqu’on ne peut se faire
entendre” (p. 145).
Il ne faut pas oublier, cependant, que toute zone critique comporte, il est naturel, de nouveaux
défis qu’on ne rencontrerait pas dans un territoire éloigné de ladite zone… En effet, si l’on suit de
près l’évolution des événements immédiats aux retrouvailles, on pourra constater les graves
problèmes qui vont menacer le couple. En premier lieu, si l’on respecte l’ordre de relevance
historique, on peut observer les troubles politiques; dans le territoire de l’Entre-Deux, il est habituel,
à cette époque de guerre continuelle, de tomber sur des combats entre les troupes ennemies.
Deuxième gêne: l’élément spirituel. Qui dit politique, dans cette période et dans ce pays, dit religion;
or, si la connivence des caractères ne résout pas tous les différends, moins encore ceux de la religion.
4. 4
Enfin, les problèmes de race, car il peut arriver, comme c’est le cas, que des amants et des rivaux dans
l’amour –Consalve et le prince Alamir, en l’occurrence– appartiennent à des races différentes.
Ces difficultés paraissent insurmontables lorsqu’on regarde de trop près les événements tels
qu’ils nous sont retracés immédiatement à la suite des retrouvailles. Pourtant, une étude un peu plus
large ne tardera pas à nous montrer que tous ces problèmes peuvent avoir une solution; ce qui nous
intéresse est de mettre en relief comment on parvient à l’atteindre.
En effet, il ne suffit pas de prendre la résolution de ces problèmes pour le résultat des lois de
l’amour ou, ce qui pourrait bien se passer, pour le déroulement logique d’un roman au XVIIe siècle.
En effet, ces problèmes d’ordre politique, racial et religieux, trouveraient difficilement une solution
par eux-mêmes. Pourrait-on avancer, par exemple, l’hypothèse d’un accommodement familial qui ne
tînt compte que des lois spécifiques aux romans sentimentaux? Nous ne le croyons pas. Serait-il
envisageable, mettons pour cas, que, comme par un tour de passe-passe, Alamir se réconcilie avec
son rival amoureux Consalve?, ou que Zuléma accepte le mariage de sa fille Zaïde avec un “Chrétien
non arabe”? Pas le moins du monde. Il nous semble, et c’est là le point capital de notre étude, que la
résolution de ces problèmes doit plutôt être cherchée, entre autres, dans des considérations sur
l’imaginaire espagnol au XVIIe siècle en France; plus précisément, l’évolution amoureuse de l’intrigue
principale suit une ligne parallèle aux contacts préliminaires et à la pénétration définitive dans la zone
des Marches.
Or, nous nous confrontons ici à un problème sur la temporalité: quelle est la part des IXe, XVIe
et XVIIe siècles dans Zaïde? Car événements, sources et mentalités paraissent s’enchevêtrer dans un
amas si compact qu’il est difficile d’en tirer une conclusion satisfaisante. Il nous semble que la
réception comparée a son mot à dire la-dessus. L’on a longtemps soutenu que l’auteur de Zaïde a lu
l’Histoire générale d’Espagne de Loys de Mayerne-Turquet (Lyon 1587)9 et l’Abrégé d’histoire d’Espagne de
du Verdier. Roger Duchêne défend la thèse que ce sont l’Histoire générale d’Espagne du Père Mariana
(1592) et L’Afrique de Luys de Marmol (1667) qui ont fourni à Mme de Lafayette le cadre
géographique et militaire du roman10. Le cas des Guerres civiles de Grenade de Pérez de Hita (1595), en
est tout autre. Nous convenons qu’elles n’ont pas été suivies d’un bout à l’autre, mais certains
éléments invitent à croire que l’auteur de Zaïde connaissait la traduction française de 1608: qu’on
songe, par exemple, à l’apparition de plusieurs noms (Zayde, Zuléma), ou de quelques motifs
amoureux (bracelet des cheveux de Zaïde, quoique le traitement diffère, p. 89-91). À ces sources il
faut ajouter d’autres données littéraires; le personnage de Zaïde n’était point ignoré en France:
Philippe Quinault avait publié, en 1656, une tragi-comédie pastorale intitulée La Généreuse Ingratitude.
Tous les personnages de cette pièce apparaissent dans les Guerres de Hita. D’autres aspects, ceux-ci
tenant de l’imaginaire comparé, aident aussi à nous éclairer sur le cadre imaginaire dans lequel se
déroule le récit: ainsi, le prince Alamir nous est présenté comme un amoureux transi et “à l’espagnole”
(vid. p. 174-205); et la soumission des jeunes femmes arabes à la volonté de leurs pères est copiée de
toutes pièces sur la conception qu’on s’était faite en France de la mentalité espagnole (vid. p. 225 et
232)11.
Ce qu’on peut retenir de ce rapide aperçu est qu’il faut nettement distinguer les sources
historiques de celles qui ont aidé à créer le romanesque de l’action. Si les premières situent les repères
9 Vid. Magne, op. cit., p. XXII.
10 Vid. Mme de Lafayette. Œuvres complètes, op. cit., p. 67-69.
11 Dans un autre ordre de choses, on ne s’étonnera pas de trouver des anachronismes et des inexactitudes topologiques.
La couleur locale n’a pas été toujours respectée: il est fort douteux, par exemple, que les courtisans eussent l’habitude
d’assister au coucher du prince (vid. p. 61).
5. 5
chronologiques et géographiques du haut moyen âge espagnol, ce sont sans doute les deuxièmes qui
forment le substrat imaginaire du Sud au XVIIe siècle.
Revenons donc à notre imaginaire. Ce n’est pas ici l’endroit le plus adéquat pour retracer toute
la conception que les français s’étaient faite de l’Espagne de l’époque. En ce qui nous concerne, il
suffirait de prendre en considération les aspects les plus saillants de cette imagerie culturelle.
Considérée dans ses aspects les plus typiques, la conception que l’on avait en France de l’Espagne de
l’époque, passait toujours par l’exacerbation des sentiments12. Comme l’a très bien remarqué Janine
Kreiter, “si les personnages «espagnols» qu’elle (Mme de Lafayette) anime semblent s’inspirer des
mêmes valeurs que leurs prototypes français de ses autres œuvres, ils ont aussi des opinions plus
personnelles, des pensées plus catégoriques, des points de vue plus intransigeants, des décisions plus
impérieuses. (…) Ayant attribué de tels caractères à ses personnages (dont la conception reflète donc
peut-être une certaine vision qu’avait l’auteur du caractère espagnol) Mme de Lafayette a su exploiter
la constance et la force des sentiments qu’elle leur avait prêtés pour prolonger jusqu’à leur point le
plus intense les situations dans lesquelles elle les a placés”13. À ceci il faut ajouter le caractère exotique,
qui “se marque non seulement par les magnifiques costumes des dames maures, et les voiles qui les
cachent, mais il est aussi transmis par leurs mœurs et leur environnement”14. Quelques autres piliers
de l’imagerie culturelle sont l’esprit chevaleresque, la galanterie et le talent chrétien. Comprendre ce
qu’est l’esprit chevaleresque est assez facile quand on met en rapport quelques récits de voyages et
d’autres compositions de l’époque. Pensons, par exemple –et nous voici encore une fois dans un cas
tenant de la réception comparée–, à ces pièces de Rojas Zorrilla (Obligados y ofendidos, o El Estudiante
de Salamanca), de Thomas Corneille (Les Illustres Ennemis), de Boisrobert (Les Généreux Ennemis) et de
Scarron (L’Écolier de Salamanque). Dans toutes ces pièces la vie du rival en duel, dès lors qu’il est en
infériorité de conditions, est épargnée: voilà l’un des aspects fondamentaux de cet esprit
chevaleresque. Comme l’on pourrait escompter, nous allons le trouver, à deux reprises, dans le roman
qui nous occupe. C’est ainsi, par exemple, que Consalve laisse la vie sauve à Zuléma (p. 143) et à
Alamir (p. 154 et 158). De plus, dans ces deux cas, Consalve, tel qu’il est prévu par les “règles” du
hasard de l’imaginaire littéraire espagnol, traite avec ménagements ses rivaux –rivaux dans la politique,
dans la race, dans la religion et dans l’amour– sans savoir qui ils étaient (p. 152-153)! Ce
comportement pourrait, au prime abord, retirer un peu d’éclat à son esprit chevaleresque si, le
moment de la reconnaissance venu, il ne réagissait pas en accord avec ce même esprit. Mais c’est alors
que sa générosité excelle car il se réaffirme dans sa décision. Qui plus est, la vie d’Alamir, qui a été
fait prisonnier lors d’une bataille, sera à nouveau en danger, car Don Garcie promet de lui trancher
la tête en guise de réprésailles pour un autre forfait commis par les Musulmans. Voilà encore une fois
la générosité chevaleresque de Consalve qui, tout comme faisait Rodrigue à l’égard de Chimène dans
Le Cid de Corneille et dans Las Mocedades del Cid de Guillén de Castro, se doit d’épargner la vie de son
rival afin d’être digne de sa bien-aimée: “Zaïde saura, dit-il, que j’ai obéi à ses ordres dans le moment
que je les ai reçus; et elle jugera, par cette obéissance aveugle, que si je renonce aux prétentions que
j’avais sur son cœur, je n’étais pas indigne de le posséder (p. 161-162). Dès lors, cette manière de
concevoir l’esprit chevaleresque devient un symptôme net et précis de cet imaginaire espagnol dans
le roman français.
La conséquence immédiate de cette générosité est, dans cette zone de l’Entre-Deux, le
dénouement des problèmes qui relevaient non pas du politique, mais d’un problème plus profond
12 Vid. Duchêne, Mme de Lafayette. Œuvres complètes, op. cit., p. x.
13 Le Problème du paraître dans l’œuvre de Mme de Lafayette, op. cit., p. 86-87.
14 Ibid., p. 85.
6. 6
encore car il est en rapport intime avec le for intérieur de l’homme: les considérations d’ordre racial
et religieux. Nous avons préféré les considérer ensemble car à cette époque l’Espagne, et par voie de
conséquence, l’image qu’en avaient les français –sensiblement agrandie par une optique pétrie dans
le moule du stéréotype15–, constituait, à tout le moins, du point de vue officiel, une unité de nation,
de race et de religion16. C’est dans cette perspective qu’on peut comprendre l’aversion que Zaïde,
nourrie dans la religion catholique depuis sa plus tendre enfance, manisfeste à l’égard des arabes (p.
166). Et c’est à cause de cela, par exemple, qu’elle ressent une énorme répugnance face à l’idée
d’épouser un jour un Musulman comme Alamir (p. 173 et 216). Il suffirait d’être un tant soit peu
familiarisé avec la littérature espagnole du XVIIe siècle et les adaptations françaises de cette période
pour remarquer l’abondance de textes où cette même animosité est mise en relief.
Il nous semble cependant que notre roman présente une modification considérable par rapport
à la plupart des textes de l’époque; une transformation qui entraîne des conséquences de première
importance précisément parce que le cadre de Zaïde est une zone critique, celle des Marches. Situant
son roman en plein IXe siècle et dans une zone de l’Entre-Deux, l’auteur a mis en rapport des
personnages appartenant à des races et des religions différentes; mais la parfaite harmonie du récit,
tel qu’il est conçu, ne serait jamais obtenue qu’à condition de les réunir –autant que faire se pourrait–
sous un même drapeau: celui de la religion chrétienne. C’est sous cette optique que l’on parvient à
comprendre des éléments qui, autrement, pourraient susciter des malentendus. Nous pensons à la
mort subite d’Alamir –terrassé par une maladie–, au progressif dévoilement de la véritable identité de
Zaïde –née à Chypre avant l’invasion de cette île par l’empereur Léon, grecque de langue et chrétienne
de religion– et, finalement, à la conversion de Zuléma (p. 233-235) –ce qui ne va pas sans aider au
mariage de Consalve et de Zaïde.
C’est seulement alors que la boucle est fermée. Nous comprenons mieux à présent le long
pèlerinage de Consalve depuis la paisible cour de son roi léonnais; son bonheur n’aurait jamais été
comblé qu’en dépassant la dangereuse ligne de démarcation. Dans la zone de l’Entre-Deux, il a connu,
il est vrai, la guerre, la maladie et la faim, la jalousie et le duel pour la bien-aimée; mais ce point de
passage était obligatoire s’il voulait atteindre la parfaite satisfaction de ses desseins. Et l’on pourrait
en dire autant de Zaïde. Il lui a fallu quitter le lieu de naissance (p. 169-170), subir les avances d’un
amoureux impertinent et supporter les affres de l’incommunication; mais, à elle aussi, il lui était
nécessaire de se rapprocher –volontairement ou par la force des choses– de la zone critique,
autrement elle n’aurait jamais trouvé l’homme dont elle s’était éprise, longtemps auparavant, à la vue
d’un portrait.
L’évolution de tous les événements, on le voit, est nettement positive17; mieux: nous sommes
face au “seul dénouement heureux de toute l’œuvre de Mme de Lafayette”18. Tous les problèmes –
sentimentaux, politiques, raciaux et religieux–, ont disparu progressivement. Mais il n’est pas inutile
de souligner que c’est précisément depuis le franchissement de la zone critique, depuis qu’on a “osé”
se mettre en contact avec “l’Autre”, que tous ces problèmes ont commencé à présenter des lueurs
d’espoir. Ainsi la Marche devient-elle un élément aussi dangereux que positif. Le contraste avec le
début du roman ne peut être plus grand. À la cour de son roi, Consalve coudoyait la paix, il est vrai;
15 À propos de cette forme particulière de l’image, vid. Pageaux, “De l’imagerie culturelle à l’imaginaire”, op. cit., p. 139
et sq.
16 Vid. notre thèse La Conception de l’honneur dans le théâtre espagnol et français du XVIIe siècle, 1990, Université de Paris-
Sorbonne (Paris IV), vol. II, p. 332-342.
17 Pour un approfondissement sur l’évolution de Consalve (recouvrement de sa foi dans l’amour, acquisition de la
sagesse extérieure, etc.) vid. Kreiter, Le Problème du paraître dans l’œuvre de Mme de Lafayette, op. cit., p. 126 et sq.
18 Ibid., p. 129.
7. 7
mais il connaissait simultanément les intrigues amoureuses, la concurrence déloyale dans l’amour, la
mollesse d’esprit et un assoupissement qui rendaient inutile sa vie de chevalier et de soldat. Ainsi la
zone de l’Entre-Deux a puissamment collaboré à tous les niveaux: sa force intérieure est maintenant
inaltérable, son cœur s’est épanoui et son roi peut être fier de lui grâce aux services rendus.
Ce ne sont pas seulement les personnages qui gagnent au change; comme il a été indiqué, la
mise en valeur de cette circonstance frontalière ajoute beaucoup à l’enrichissement du roman19: celui-
ci devient par contrecoup aussi profond et attrayant qu’au début il était frivole et fade. Sans doute ce
résultat nous aide-t-il à mesurer la portée de l’imaginaire des Marches. Pouvait-on attendre mieux du
passage par une zone ordinairement réputée dangereuse et sans intérêt?
19 Sur le succès que connut Zaïde (huit réimpréssions au XVIIIe siècle), vid. Magne, op. cit., p. XXIII, XXXIII et XXXIV.