“Le Tristan de Wagner. Un «relais» musical et créateur dans la "Recherche" de Proust”, Marcel Proust: écriture, réécritures. Dynamiques de l’échange esthétique, Lourdes Carriedo y M.ª Luisa Guerrero (eds.), Bruselas (Bélgica), Peter Lang, 2010, pp. 413-421. ISBN: 978-90-5201-640-5.
1. 1
LE TRISTAN DE WAGNER: UN “RELAIS” MUSICAL ET CRÉATEUR
DANS LA RECHERCHE DE PROUST
Marcel Proust: écriture, réécritures. Dynamiques de l’échange esthétique.
Lourdes Carriedo & Mª Luisa Guerrero (éds.), Bruxelles: Peter Lang, 2010, p. 413-421
(ISBN: 978-90-5201-640-5)
Sachant qu’Albertine rentrera en compagnie de Françoise, le narrateur de La Prisonnière se sent
tranquille; il peut donc jouir d’un temps paisible et de la solitude (Proust, 1954: 48). Il décide de jouer
de la musique, il s’assied au piano et ouvre au hasard la sonate de Vinteuil qui y était posée (Proust, 2008:
230). Loin d’établir le rapport intime entre cette sonate et son amour pour Albertine, ou entre la
composition et l’amour de Swann pour Odette, la pensée du protagoniste s’applique à regarder la
pièce musicale comme l’œuvre d’un grand artiste et, par voie de conséquence, il est ramené par le fléau sonore
vers les jours de Combray […] où [il avait] désiré d’être un artiste.
Admettons avec Jean-Yves Tadié que ce grand artiste est Gabriel Fauré, et que la pièce jouée
renvoie à sa Ballade pour piano, op. 19 (Tadié, 1993: 500); la question qui nous intéresse ici n’est pas là,
mais dans l’émergence du thème de La Recherche: la découverte d’une vocation d’artiste et,
nécessairement, la réflexion sur l’art lui-même.
De prime abord, le texte ne semble pas se prêter à cette découverte. Puisque le protagoniste
se limite à jouer d’un instrument, puisqu’il interprète, il n’écrit pas; l’interprétation de la sonate le
confirme dans son renoncement à la création artistique. Aucune interprétation technique, fût-elle
parfaite, ne saurait dépasser l’état de la répétition, l’affirmation de la vie en société et la reproduction
mécanique de l’œuvre d’un tiers vont de pair et s’opposent à toute création artistique.
Ce refus de création artistique, choix ancien du protagoniste, n’est pourtant pas aussi définitif
qu’on pouvait le penser: souvent un remords piquant s’empare de lui et lui fait revenir sur la question
fondamentale de l’essence de l’art: En abandonnant en fait cette ambition, avais-je renoncé à quelque chose de
réel?. Dans un article consacré à ce même volume de La Prisonnière, Luc Fraisse a soin de distinguer
d’un côté les relations en huis clos du héros et d’Albertine, et d’un autre les grandes méditations sur l’art; ce
critique cite expressément le cas de Wagner et de Vinteuil comme étant celui d’un monologue délibératif
[…] remettant tout ce qui semblait acquis en balance (Fraisse, sous presse). En ce qui nous concerne, cette
enquête sur la nature de l’art remet sur le tapis les résolutions anciennes du héros et le prépare à une
découverte inattendue à ce stade du roman.
Poursuivons notre lecture: Chaque grand artiste semble […] si différent des autres, et nous donne tant
cette sensation de l’individualité, que nous cherchons en vain dans l’existence quotidienne; affirmation immotivée à
première vue mais qui précède immédiatement l’étonnement du protagoniste: En jouant cette mesure, et
bien que Vinteuil fut là en train d’exprimer un rêve qui fût resté tout à fait étranger à Wagner, je ne pus m’empêcher
de murmurer: “Tristan!” (Proust, 2008: 231). Incontinent, il installe sur le pupitre la partition de Tristan dont
il admirait le compositeur sans éprouver aucun des scrupules d’une part de la critique de l’époque qui
s’adonnait à la pure connaissance et à l’adoration parfaite du Postillon de Longjumeau.
Quelques données historiques. Le bon accueil réservé à Tristan und Isolde, opéra créé le 10 juin
1865 à Munich, ne suffit pas à suffoquer les mauvais préjugés contre Wagner dont Baudelaire se plaignait
déjà en 1860 (Baudelaire, 1976: 1452)1, presque un an avant la première du Tannhäuser au théâtre de
1
Lettre adressée au compositeur le 17 février.
2. 2
l’Opéra, qui se solda par le plus grand fiasco2. Le narrateur de la Recherche se fait l’écho de ces scrupules
puisque, selon E. Hanslik, célèbre critique viennois de l’époque, on taxait la production wagnérienne
de musique malade. Proust a entendu une scène du Tristan jouée le 12 avril 1895 par l’orchestre
symphonique de Charles Lamoureux; très vraisemblablement, il a participé à d’autres auditions
d’extraits du Tristan offertes par les concerts Lamoureux. Enfin, il a, semble-t-il, assisté à la
représentation de l’opéra complet, en compagnie d’Antoine Bibesco, le 7 juin 19023. Le Postillon de
Longjumeau est un opéra comique d’Adolphe Adam, créé à l’Opéra-Comique le 13 octobre 1836;
l’ironie du narrateur de la Recherche à l’égard des détracteurs de Wagner est évidente4.
La scène mérite qu’on l’examine de près: ouverte au hasard, la partition de Vinteuil est
volontairement remplacée par celle de Wagner; mieux, face au rêve exprimé par la sonate, l’opéra dit
la réalité:
Je me rendais compte de tout ce qu’a de réel l’œuvre de Wagner, en revoyant ces thèmes insistants et
fugaces qui visitent un acte, ne s’éloignent que pour revenir, et parfois lointains, assoupis, presque
détachés, sont à d’autres moments, tout en restant vagues, si pressants et si proches, si internes, si
organiques, si viscéraux, qu’on dirait la reprise moins d’un motif que d’une névralgie (Proust, 2008: 232).
On pourrait supposer que Proust a lu le long essai du compositeur allemand Opera und Drama,
où sont exposés la nature de la musique, celle de la poésie dramatique et les arts de la poésie et du
chant dans leurs rapports avec le drame à venir; Wagner y parle déjà de l’importance de ces thèmes, de
ces moments poétiques, véritables piliers de toute la construction dramatico-musicale, et de la conception
générale du drame comme d’un tout organique5. Il est cependant peu probable que Proust ait eu sous
les yeux cet essai wagnérien dont le succès fut limité même en Allemagne, et qu’il soit plutôt parvenu
d’instinct (Tadié, 1993: 499), c’est-à-dire, grâce à sa particulière sensibilité musicale, à percer dans le
génie de Wagner dont il connaissait, assure-t-il dans une lettre à Georges de Lauris, les opéras […]
presque par cœur6.
Revenons à l’affirmation du protagoniste sur la réalité de l’œuvre de Wagner, car tout est là.
Longtemps s’est-il posé la question des rapports entre l’art et la réalité; maintenant qu’il joue une
sonate dans l’attente du retour de sa maîtresse, il en vient à une sorte d’illumination qui dépasse son
intérêt pour Wagner lui-même car elle concerne le sujet principal de la Recherche. Il convient d’en
examiner les quelques moments cruciaux.
Dans le temps de Combray, le plaisir que le protagoniste éprouva à la sensation gustative de la
madeleine lui avait fait expérimenter une libération momentanée des limitations de la condition
2
Voir Wagner, Ángel-Fernando Mayo, Barcelona, Península, 2001 (2e éd.), p. 43-47.
3
Voir La Prisonnière, éd. citée, p. 231, nt. 3. En 1893, Proust est allé entendre plusieurs fois la Walkyrie; plus tard, en
1911, il s’abonnera au théâtrophone, précisément pour écouter du Wagner: voir Luc Fraisse, “Proust, Romain Rolland et la
musique: documents inédits, sources nouvelles” (Marcel Proust aujourd’hui, n° 5, Amsterdam, Rodopi, octobre 2007, p. 77-
101).
4
Pour les occurrences de Wagner dans la Recherche, voir Juliette Spering, “Richard Wagner –ein Leitmotiv in Prousts
Recherche?”, Arcadia, 20 (1985), p. 254. Quant à l’initiation du jeune Proust à la musique en général et à Wagner en
particulier, voir “Genèse du wagnérisme proustien”, Jean-Marc Rodrigues, Romantisme, 7 (1987), p. 75-88.
5
“These Melodic Moments […] will necessarily have blossomed only from the weightiest motives of the drama, and
the weightiest of them, in turn, will correspond in number to those motives which the poet has taken as the concentrated,
the strengthened root-motives of a strenghthened and concentrated Action, and has planted as the pillars of his dramatic
edifice” (Wagner, 1995: 347).
6
Correspondance de Marcel Proust, Paris, Plon, 21 vol., 1970-1993 (ici, t. X, p. 250); voir aussi Cécile Leblanc, “De
Charpentier à Wagner: transfigurations musicales dans les cris de Paris chez Proust”, Revue d’Histoire littéraire de la France, 107
(2007), p. 919, nt. 78, et Luc Fraisse, “Proust, Romain Rolland et la musique”, loc. cit.
3. 3
humaine et, simultanément, le besoin impérieux de créer, de devenir un artiste, afin d’échapper à la
mort7. Mais le temps de Combray est aussi celui du côté de chez Swann et, partant, celui du temps
perdu. Plus tard, les plaisirs d’esthète, l’attrait des jeunes filles en fleur (thème wagnérien) et les appâts
de la vie en société l’avaient poussé à abandonner cet idéal jadis aperçu. Dans Sodome et Gomorrhe, par
exemple, il avait constaté les difficultés à libérer l’esprit des contraintes de la vie matérielle8.
L’événement de La Prisonnière ici commenté décrit en revanche une inflexion dans l’évolution de la
pensée du protagoniste à l’égard de la vie dans toutes ces dimensions; certes, le refus de toute
consécration au travail de création persiste, mais l’incarcération à laquelle il soumet Albertine
provoque, comme par ricochet, sa propre claustration9 et, paradoxalement, une ouverture spirituelle
à d’autres mondes intérieurs10. Plus tard, Albertine morte, reviennent en force les affres de
l’impuissance créatrice11, que les promenades en compagnie de Gilberte ne feront que confirmer12.
Ce ne sera qu’à la fin de son aventure, lors de la “Matinée chez la princesse de Guermantes” et du “Bal de
têtes” du Temps retrouvé, que le protagoniste redécouvre sa vocation jadis éveillée à Combray et un
moment entrevue à Paris lors de la scène qui nous retient ici. Notre moment de La Prisonnière
entretient ainsi un rapport intime avec ceux, définitifs, du Temps retrouvé; revenons-y donc afin de
mieux analyser ce lien, la musique, bien différente en cela de la société d’Albertine, m’aidait à descendre en moi-
même, à y découvrir du nouveau: la variété que j’avais en vain cherchée dans la vie (Proust, 2008: 232).
En jouant un extrait du Tristan de Wagner, le protagoniste atteint ce qu’il appelle la diversité
double, celle des sensations d’un artiste et celle de son œuvre. La première de ces diversités symbolise
l’éloignement du monde, plus précisément de celui d’Albertine, la musique permettant l’accès aux
sensations d’un autre où l’amour pour un autre être ne nous fait pas pénétrer; plus importante encore, la diversité
au sein de l’œuvre même permet de réunir diverses individualités. Contrairement à d’autres compositeurs,
Wagner confère aux sons de chacun de ses personnages (un écuyer, un chasseur, un pâtre, un oiseau
même) une silhouette sonore toute propre, indice irrécusable qu’il s’agit d’une réalité différente, d’une figure
particulière (Proust, 2008: 233). Le protagoniste de la Recherche est charmé par ces petites identités
sonores qui se surimposent aux débordements orchestraux de Wagner, des individualités qui se
résolvent avec d’autant plus d’efficacité que leur source est associée à une expérience naïve, des appels
fugitifs que l’auditeur saisit dans un éclair avant qu’ils ne retombent aussi vite dans le flux musical qui les absorbe
(Rodrigues, 1987: 84); bref, ces motifs catalysent tout un plan affectif qui renvoie le héros à une
rêverie personnelle au sujet de lui-même et de son œuvre.
Sans doute le caractère particulier de la musique n’aide-t-il pas beaucoup à comprendre la
pensée de Proust. D’Alembert affirmait que tous les arts sont des connaissances qui consistent dans
l’imitation, à la tête desquels doivent être placées la peinture et la sculpture, puis la littérature, qui parle
plutôt à l’imagination; l’architecture pose de plus grands problèmes, et surtout la musique, véritable
pierre d’achoppement de toute esthétique issue de l’art conçu comme mode de connaissance13. Le fond du
problème est, tout comme la diversité dont parle le narrateur, double: il est esthétique, il est
ontologique. Esthétique d’abord car, contrairement aux gens talentueux, Wagner fait sien ce qu’il
prend dans la nature en le soumettant à une forme qui est vraiment la sienne; il est donc original
7
Voir Contre Sainte-Beuve, éd. cit., p. 44, et Du côté de chez Swann, Flammarion, 1987, p. 143.
8
“Toute action de l’esprit est aisée, si elle n’est pas soumise au réel”, (Proust, 1987 (a): 118).
9
“J’étais plus maître que je n’avais cru. Plus maître, c’est-à-dire plus esclave” (Proust, 2008: 229).
10
“Mais il est peut-être d’autres mondes plus réels que celui de la veille” (Proust, 2008: 187).
11
“Ces pages […] n’avaient fait qu’accentuer en moi le sentiment de mon impuissance et de mon manque incurable de
talent”, (Proust, 1992: 152).
12
Voir ibid., p. 268.
13
Cité par Gilson, 1963: 85.
4. 4
puisque la source de ses œuvres est la forme séminale que chacune d’elles a d’abord dans son esprit
à lui; aussi est-il génial en raison de l’origine de l’unité de son œuvre: à la différence du talent, qui
fabrique cette unité du dehors et l’obtient d’une forme artificielle, le génie l’engendre du dedans en concevant la forme qui
deviendra celle de l’œuvre (Gilson, 1963: 69). Ontologique ensuite car, contrairement à d’autres arts, la
musique n’a d’autre existence physique que celle des sons actuellement existants et, puisque les sons
n’existent que lorsqu’ils sont actuellement produits, la musique n’existe, elle non plus, en tant que
musique, que lorsqu’elle est exécutée14.
Appliquons ici les considérations théoriques qui précèdent. Face à la compagnie matérielle
d’Albertine, circonstance ouvrant sans cesse le protagoniste vers l’extérieur, la musique l’aidait à
descendre en [soi]-même, à découvrir la variété qu[‘il avait] en vain cherchée dans la vie; mais cette variété (diversité
double) consiste dans l’aptitude à donner à chaque personnage sa propre identité à l’intérieur de tout
un œuvre, de le faire entrer dans un orchestre […] en respectant […] son originalité première. Ici prend sens
l’évocation que le protagoniste fait des grands œuvres du XIXe siècle (La Comédie humaine, La Légende des
siècles, La Bible de l’humanité), ouvrages manqués parce qu’incomplets et pourtant source de beauté
nouvelle, car l’auto-contemplation que leurs auteurs ont rétrospectivement exercée sur ces mêmes ouvrages
leur a permis d’y découvrir une unité, une grandeur qu’ils n’avaient pas a priori. Ainsi s’explique le nouveau
recours à Wagner, dont la tétralogie est le paradigme en musique comme La Comédie humaine de Balzac
l’est en littérature: dans ces grands œuvres, ces deux génies réunissent en un cycle tous les thèmes et
tous les personnages de chaque œuvre particulière et obtiennent de la sorte l’unité ultérieure, non factice,
vitale et non logique, né[e] d’une inspiration, non exigé[e] par le développement d’une thèse, et qui vient s’intégrer au
reste15 (Proust, 2008: 235).
Nous avons ici, après l’événement de la madeleine, un autre grand moment –ce que j’ai appelé
un relais– de la progression de la Recherche vers la trouvaille de la fin. Un rappel de cette trouvaille dans
Le Temps retrouvé pourra aider à mieux mettre en valeur ce moment wagnérien de La Prisonnière. La
lecture des pages du Journal des Goncourt avait instruit le narrateur, du moins le croit-il
temporairement, sur sa propre incapacité de regarder et d’écouter (Proust, 1990: 24), de devenir un écrivain.
Puis suivirent les années de guerre, décrites à travers la dégénérescence du baron de Charlus et la
mort de Saint-Loup. La paix revenue, comme le protagoniste rentre à Paris, la contemplation d’une
ligne d’arbres ne suscite pas en lui la moindre émotion et le confirme dans son impuissance à écrire.
Arrivé chez la princesse de Guermantes, le faux pas contre des pavés mal équarris de la cour, puis,
en attendant dans le salon-bibliothèque, les épisodes du bruit de la cuiller et de la raideur de la
serviette, lui font retrouver la même félicité expérimentée à d’autres moments de sa vie, en particulier
celui de la madeleine, et parviennent à le convaincre que ces impressions bienheureuses [faisaient] jouir [son
être] de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps (Proust, 1990: 178), que les artistes originaux [sont
ceux qui mettent des] mondes [différents] à notre disposition (Proust, 1990: 202), qu’il était temps qu’il s’adonne
désormais à la littérature, la vraie vie […], la seule vie par conséquent pleinement vécue (Proust, 1990). Suit le
“Bal de têtes”, où, entré dans le salon, le héros éprouve de la difficulté à reconnaître les invités, car tous
se sont fait des têtes de vieillards: ce constat du passage du temps, matière même du livre16, est
intimement lié aux dernières réflexions de l’œuvre: observation télescopique pour accéder à la vérité
14
Voir Étienne Gilson, Pintura y realidad, version mise à jour par Rosa Fernández Urtasun, Pamplona, EUNSA, 2000, p.
34.
15
Cette fascination ressentie par Proust à l’égard des grands cycles et d’œuvres entières est à mettre en rapport avec son
insatisfaction à la lecture et à l’audition de “fragments”; voir Jean-Marc Rodrigues, op. cit., p. 83. Il n’est pas inintéressant à
cet égard de rappeler que, tout comme Wagner a créé rétroactivement L’Anneau du Nibelung en commençant par Le Crépuscule
des Dieux, Proust a rédigé le début et la fin de la Recherche avant de développer le reste de son œuvre.
16
Voir p. 238.
5. 5
des choses, installation de l’idée de la mort semblable à celle d’un amour, attente journalière de la
venue de la nuit propice à l’écriture, services rendus par la maladie, qui rend nécessaire le renoncement
au monde et facilite l’accomplissement de la vocation d’écrivain17. On n’est pas loin des événements
du troisième acte du Tristan.
Un rapport peut être ainsi établi entre ces textes du Temps retrouvé et l’épisode wagnérien de La
Prisonnière. Certes, le passage du temps n’est pas le déclencheur de l’œuvre de Wagner, mais il implique,
chez le musicien comme chez l’écrivain, de lourdes connotations qui permettent de relier Tristan à la
Recherche. Loin de craindre la mort, les héros du drame musical la convoitent car elle garantit la fusion
totale des cœurs au-delà de cette vie mensongère; c’est la raison de leur attente anxieuse de la nuit,
moment dénué des apparences du jour. Quelques extraits de l’acte II pourront suffire:
ISOLDE
Ce flambeau, / fût-ce la flamme de ma vie, / en riant / je n’hésite pas à l’éteindre! […] Toi dans les
ténèbres, / moi dans la lumière!
TRISTAN
La lumière! La lumière! / Oh cette lumière / comme elle a tardé à s’éteindre! […] Le jour! Le jour! /
Le jour perfide, / le plus rude des adversaires, / que haine et protestation lui soient vouées!
(Sila, 1994: 130-134).
Il en est de même de la maladie, du poison et des blessures qui terrassent les forces de Tristan
mais qui rapprochent aussi le moment définitif où il pourra, après la mort, ne plus faire qu’un avec
Iseult. Denis de Rougemont l’a bien vu:
Les initiés pénètrent au monde nocturne de l’extase libératrice. Et le jour qui revient avec le cortège
royal et ses dissonantes fanfares, le jour ne pourra plus les ressaisir: au terme de l’épreuve qu’il va leur
imposer –c’est la passion– ils ont déjà pressenti l’autre mort, celle qui est le seul accomplissement de leur
amour. […] Initiation, passion, accomplissement mortel: ces trois moments mystiques auxquels Wagner,
par une géniale simplification, a su réduire les trois actes du drame, exposent la signification profonde
du mythe (de Rougement, 1972: 249-250).
L’événement de la madeleine dans Du côté de chez Swann peut être lu à la lumière de l’histoire de
Tristan et Iseult: après les premiers moments de jouissance, le narrateur remarquait: Il est temps que je
m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer (Proust, 1987 (b): 142); de manière implicite, cette “vertu du
breuvage” évoquait la potion d’amour que les deux amants avaient bue à bord du bateau, celle qui les
avait à jamais unis dans une extase semblable à celle du narrateur de la Recherche: J’avais cessé de me sentir
médiocre, contingent, mortel (Proust, 1987 (b): 142). On se souvient alors de cet éloge paradoxal du
Lovendrink qui, destiné à Iseult et au roi Marc, fait naître l’amour de la princesse et du chevalier, les
vouant indirectement à la mort:
ISOLDE
Pourtant, hélas, tu fus trompé / par ce breuvage fallacieux, / et pour toi de nouveau / la nuit se
dissipa: celui qui n’était voué qu’à la mort, / le philtre le rendit au jour!
TRISTAN
Oh gloire à ce breuvage! / Gloire à son essence! / Gloire à la vertu / Sublime de la magie! / Aux
portes de la mort / où il coula pour moi, / il m’a découvert / dans son immensité / le pays
merveilleux de la nuit / où je n’avais veillé qu’en rêve (Sila, 1994: 138).
D’autres exemples auraient pu être apportés ici pour montrer à quel point l’œuvre de Wagner
agit comme un véritable repoussoir du thème principal de la Recherche: le narrateur lui-même incarnant
17
Voir p. 343-349.
6. 6
Parsifal, les avions chasseurs allemands pris pour des walkyries, tout l’ouvrage réfléchissant en
littérature ce que le cycle de L’Anneau du Nibelung avait fait en musique… Ces considérations sur
l’épisode de La Prisonnière montrent que l’étonnement avec lequel le narrateur n’a pu s’empêcher de
murmurer Tristan! peut être regardé, en raison de son fonctionnement dans la structure de l’ouvrage,
comme un relais entre la première révélation de la madeleine de Combray dans Un amour de Swann et
celles, successives, de la fin du Temps retrouvé.
Références bibliographiques
BAUDELAIRE, Charles (1976): “Richard Wagner et Tannhäuser à Paris” in Œuvres complètes, Gallimard, coll.
“Pléiade”, t. II, Paris.
FRAISSE, Luc (sous presse): “Quand un romancier à l’agonie donne naissance à un Nouveau roman: La
Prisonnière de Proust” in Métamorphoses du roman français, Peeters, Louvain.
GILSON, Étienne (1963): Introduction aux arts du beau, J. Vrin, Paris.
PROUST, Marcel (2008): La Prisonnière, Librairie Générale Française, coll. “Le livre de poche”, Paris.
– (1992): Albertine disparue, Gallimard, coll. “Folio”, Paris.
– (1990): Le Temps retrouvé, Gallimard, coll. “Folio”, Paris.
– (1987): Sodome et Gomorrhe, Garnier-Flammarion, Paris.
– (1987): Du côté de chez Swann, Flammarion, Paris.
– (1954): “L’artiste vit seul”, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, coll. “Folio”, Paris.
RODRIGUES, Jean-Marc (1987): “Genèse du wagnérisme proustien” in Romantisme, n 7, 75-88.
De ROUGEMONT, Dénis (1972): L’Amour et l’Occident, Plon, “10 / 18”, Paris.
SILA, Dominique (1994): Tristan und Isolde, CD, TELDEC, Berlin.
TADIÉ, Jean-Yves (1993): “L’univers musical de Marcel Proust” in Revue de Littérature Comparée, n 67, 493-503.
WAGNER, Richard (1995); Opera and Drama, Lincoln & London, University of Nebraska Press, Nebraska.