“Victor Hugo et le mythe de Don Juan”, Don Juans insolites, Pierre Brunel (ed.), París, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, pp. 79-86. ISBN: 978-2-84050-567-9.
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VICTOR HUGO ET LE MYTHE DE DON JUAN
Don Juans insolites. Pierre Brunel (éd.),
Paris: Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 79-86
Bien que Victor Hugo n’ait rien écrit sur le mythe de Don J uan, il s’en est servi plus qu’on ne
le pense: comme élément de référence et, plus profondément, comme source de poésie, appropriée
aux grands sujets de l’amour et, surtout, de la mort. Dans un premier temps, je relèverai plusieurs
récurrences thématiques, tantôt amoureuses, tantôt légères; ensuite j’analyserai les situations où ses
héros sont en quelque sorte confrontés avec la statue du Commandeur.
La Préface de Cromwell (1827), pièce majeure de l’exposition théorique du drame romantique,
illustre une conception précise du grotesque. Ce “type”, écrit le Poète, n’est pas seulement une
convenance, mais une nécessité du théâtre. Il appuie son argumentation sur une singulière typologie
de personnages: il y en a qui sont “complets” (Dandin ou Prusias), d’autres qui sont “empreint[s] de
terreur” (Richard III, Méphistophélès), et d’autres encore qui apparaissent “voilé[s] de grâce et
d’élégance, comme Figaro, Osrick, Mercutio, Don Juan”. La référence à Don Juan ne va pas plus
loin. Mais le fait d’avoir mis ce héros à côté de ceux de Beaumarchais et de Shakespeare en dit long
de l’importance accordée au mythe qui nous occupe ici.
À mon avis, le Don Juan en question ne peut être que celui de Molière; Hugo le cite quelques
lignes plus bas en compagnie précisément de Corneille et de Beaumarchais, “trinité” qui voisine avec
le “dieu du théâtre” qu’est Shakespeare. On verra que la suite de la production hugolienne confirme
cette attribution.
Dans La Légende des Siècles, il est une poésie sans titre, probablement rédigée pendant les
premières années d’exil, et dont voici le premier vers: “Un poète est un monde enfermé dans un
homme”. Ce poème est un condensé d’une véritable poétique qui fait le lien entre les poètes et leur
création. “Semblables à des mères”, il sentent “dans leurs flancs des hommes tressaillir”. Comme les
mères, ils entretiennent des conversations avec le fruit de leurs entrailles. Ainsi, Shakespeare entend
le roi Lear, “Molière voit venir à lui le morne Alceste”, Cervantès “cause avec Don Quichotte” et
“Horace voit danser les faunes à l’œil vert”. Dans la deuxième partie du poème, la nature se joint à
ce sacre du poète. On trouve ici le pendant de deux autres pièces des Contemplations: “Le poète s’en
va dans les champs” (1831) et “Oui, je suis le rêveur; je suis le camarade” (1835). Dans ces deux
compositions, également axées sur l’exaltation du créateur, à son passage les fleurs et les arbres “se
courbent jusqu’à terre” et lui donnent de bons conseils. Dans celle de La Légende des Siècles, la nature
veille sur le poète, elle tressaille et observe, dans une admiration révérencielle, l’auteur et le fruit qu’il
cache dans son sein. Tout à coup, elle murmure: “– C’est Shakespeare et Macbeth! – C’est Molière /
Et Don Juan! – C’est Dante et Béatrix!” Ce passage nous intéresse à un double titre. D’un côté, il
exprime le rapport secret dévoilé par le romantisme entre auteur et personnage (“ces grands esprits
parlant avec ces grands fantômes”); de l’autre, il confirme que le Don Juan que l’auteur a dans l’esprit
est bien le héros de Molière.
Dans le neuvième poème (1843) du troisième livre “Les luttes et les rêves” des Contemplations,
Victor Hugo chante les grâces d’une jeune fille âgée de dix-sept ans. Sur son passage, trois mots sont
“prononcés”: le premier (“matin”), par la beauté de son regard, le deuxième (“printemps”), par celle
de son front1, enfin, le troisième (“Impossible!”), par un Don Juan ébloui. Cette exclamation évoque
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“Ton regard dit: Matin, et ton front dit: Printemps”.
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l’élément érotique du mythe en même temps qu’elle met en relief la beauté d’une jeune fille qui ne
passe pas inaperçue aux yeux d’un tel “expert”.
La description d’une autre femme, Doña Rosita Rosa, reprend le thème amoureux. Elle se
trouve dans la sixième partie du livre premier, intitulé “Jeunesse” et daté de 1859, des Chansons des rues
et des bois. Le troisième poème, “Gare!”, s’ouvre sur ces mots: “On a peur, tant elle est belle! / Fût-on
Don Juan ou Caton. / On la redoute rebelle; / Tendre, que deviendrait-on?” La référence à Caton
est surprenante. Elle figure aussi dans le neuvième poème des “Luttes et des rêves” exactement trois
vers avant celle de Don Juan. Emblème du patriotisme et de la lutte pour la liberté, le grand Romain
l’est aussi de l’austérité. Contrairement aux combinaisons cohérentes de la Préface de Cromwell, celle-
ci ne peut qu’étonner: face au héros antique, Don Juan fait figure d’homme sans terre ni ancêtres,
libertin et prodigue plutôt que défenseur de la patrie, de la liberté et de l’économie; il paraît donc
plausible que Victor Hugo centre ici son intérêt sur le refus politique caractéristique de Caton et qui,
chez Don Juan, devient liberté d’esprit, au sens large du terme. Le résultat de cet assemblage rehausse
la beauté de Rosita: elle est si attrayante qu’aucun homme, depuis le représentant de la séduction
jusqu’à celui de la force d’âme, ne peut éviter de s’éprendre d’elle.
Enfin, un commentaire plaisant des Travailleurs de la mer (1866) revient sur Le Festin de Pierre; il
est de petite portée mais n’en donne pas moins une idée de la présence du mythe donjuanesque chez
l’auteur. Dans le “chapitre préliminaire”, Victor Hugo décrit l’esprit entrepreneur des Anglais, peuple
naturellement enclin à l’industrie et à la liberté, mais qui subit l’esclavage d’un despote:
Le tyran des Anglais a le même nom que le créancier de don Juan, il s’appelle Dimanche. L’Angleterre
est le peuple qui a dit: Time is money; le tyran Dimanche réduit la semaine active à six jours, c’est-à-dire
prend aux Anglais le septième de leur capital (“L’archipel de la Manche”, XVIII, p. 604)2.
Abordons maintenant l’aspect le plus prégnant dans la production de Hugo au sujet de Don
Juan: la confrontation de ses héros avec la statue du Commandeur. Pour commencer prenons une
autre préface, celle “de mes œuvres et post-scriptum de ma vie” (1863-4), qui revient sur sa
comparaison de Shakespeare et de Molière:
Mettez la statue du commandeur en présence du spectre de Hamlet. Molière ne croit pas à sa statue,
Shakespeare croit à son spectre. Shakespeare a l’intuition qui manque à Molière. La statue du
commandeur, ce chef-d’œuvre de la terreur espagnole, est une création bien autrement neuve et sinistre
que le fantôme d’Elseneur; elle s’évanouit devant Molière (1985: 706).
Dans ces lignes, la statue du Commandeur reste inefficace vis-à-vis du séducteur incroyant et
fait figure de “mannequin” (ibid.) devant Molière. En est-il de même dans la production hugolienne?
Je ne le crois pas.
“Éviradnus” (1859) introduit le lecteur de La Légende des Siècles dans le château de Lusace où,
selon la coutume, les prétendants au trône doivent souper chez leurs aïeux. La marquise Mahaud s’y
est rendue accompagnée de Joss et de Zéno sans se douter de leurs mauvaises intentions. La nuit, ils
s’approchent des armures ayant appartenu aux anciens rois. Zéno ose, calme et riant, donner “au
sépulcre un soufflet”. Ce défi ne restera pas sans riposte. En effet, après avoir endormi la prétendante
à l’aide d’un narcotique, les deux misérables décident de la jeter dans les oubliettes. Éviradnus, qui
s’était caché dans une armure assise sur un cheval, descend aussitôt pour les empêcher de commettre
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Une autre allusion à Don Juan dans l’œuvre de Hugo se trouve dans le récit du voyage fait en Picardie et en Normandie
en compagnie de Juliette Drouet. Dans le carnet de voyage on lit: “Coucy 8 h. 1 / 4 du soir / 30 juillet [1835]. / le don Juan
de Coucy s’appelle Tartouille / la fille – Bellebranche” (Correspondance, éd. J. Gaudon, 1991: 617; vid. ms. f. 5). Sur la droite
de la feuille, Hugo a dessiné le château de Coucy.
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ce crime; effrayés, ils “semblent changés en deux spectres de pierre” et le prennent lui aussi pour un
spectre; puis, comme il dit qu’il est “le juge”, ces brigands s’exclament: “Grâce!”. Peut-on voir, dans
le soufflet donné au mort comme dans sa subite animation, un écho de la rencontre entre Don Juan
et la statue du Commandeur? L’épisode ne permet que d’en formuler l’hypothèse.
Mais dans la “Suite” (1855) à la “Réponse à un acte d’accusation” des Contemplations, la
réminiscence ne fait aucun doute. Le poème est un hymne au pouvoir de la parole: après avoir évoqué
sa puissance et ses liens avec l’occultisme, Hugo décrit comment les grands auteurs en ont usé au
long des siècles. Sous leur plume, le mot devient la “main de l’impalpable” grâce à son “pouvoir
surprenant”; il est ainsi capable de nier toute évidence comme de créer toute espérance. Enfin, le mot
“entr’ouvre une bouche de pierre / Dans l’enclos formidable où les morts ont leur lit”. L’ombre de
la statue du Commandeur, faible jusqu’ici, va se dessinant avec netteté jusqu’à atteindre sa forme
définitive: face à cette bouche de pierre, “Don Juan pétrifié pâlit!” Ainsi, le verbe montre sa capacité
de déjouer l’immobilité: “Il fait le marbre spectre, il fait l’homme statue”. Hugo opère ici une inversion
tout à fait particulière: l’inanimé est soudain investi de vie pendant que la mobilité du héros se mue
en fixité. Par cette opération, le marbre devient âme et Don Juan statue.
C’est dans Les Misérables (1862) que l’on voit se développer cette métamorphose subtile mais
féconde. Molière et ses créations sont présents partout d’une manière très discrète. On entrevoit des
allusions à L’Amour médecin dans le “plat de Faenza” soigneusement gardé par la religieuse centenaire
(2e partie, livre VI, ch. IX, p. 522), au Malade imaginaire dans ce jeune homme de vingt-trois ans appelé
Joly (III, IV, I, p. 671), au Médecin malgré lui dans le personnage de Monsieur Gillenormand (III, V, III,
p. 698), aux Fourberies de Scapin dans la description des égouts de Paris (V, II, II, p. 1286), à Tartuffe,
toujours dans ce même cadre (V, II, V, p. 1295), etc. Il n’est donc pas étonnant que Molière et son
Dom Juan trouvent place dans le roman, qui reprend deux des thèmes majeurs du mythe du séducteur:
l’érotisme et l’au-delà.
Peut-être est-il permis de déceler une réminiscence du personnage de Molière dans le sénateur
spirituel et lettré qui se croyait “un disciple d’Épicure” (I, I, VIII, p. 31): on se souvient de Sganarelle
parlant du “pourceau d’Épicure” (Dom Juan, I, 1). Le rapport est encore plus évident lors du discours
de Tholomyès au cabaret Bombarda:
Messieurs, faites des conquêtes. Pillez-vous les uns aux autres sans remords vos bien-aimées. […]
Partout où il y a une jolie femme l’hostilité est ouverte. Pas de quartier, guerre à outrance! Une jolie
femme est un casus belli; une jolie femme est un flagrant délit. Toutes les invasions de l’histoire sont
déterminées par des cotillons. La femme est le droit de l’homme. Romulus a enlevé les Sabines,
Guillaume a enlevé les Saxonnes, César a enlevé les Romaines (I, III, VII, p. 145).
On ne serait pas non plus surpris que Hugo ait eu dans l’esprit, en l’écrivant, la fin de la longue
tirade du héros de Molière:
J’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants. […] Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes
désirs: je me sens un cœur à aimer toute la terre; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres
mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses (I, 2).
Si ce deux derniers rapprochements restent cependant sujets à caution, il n’en va pas de même
pour les références à l’au-delà. Ici, comme dans les Contemplations, le lien saute aux yeux. Voici
quelques exemples.
Derrière la barricade de la rue de la Chanvrerie, Enjolras et ses camarades entendent l’approche
d’un régiment avant qu’il n’arrive.
Quelques instants s’écoulèrent encore; puis un bruit de pas, mesuré, pesant, nombreux, se fit entendre
distinctement du côté de Saint-Leu. Ce bruit, d’abord faible, puis précis, puis lourd et sonore,
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s’approchait lentement, sans halte, sans interruption, avec une continuité tranquille et terrible. On
n’entendait rien que cela. C’était tout ensemble le silence et le bruit de la statue du Commandeur, mais
ce pas de pierre avait on ne sait quoi d’énorme et de multiple qui éveillait l’idée d’une foule en même
temps que l’idée d’un spectre. On croyait entendre marcher l’effrayante statue Légion (IV, XIV, I, p.
1155).
La fin de ce paragraphe offre une variante dans le texte des Misères (1847):
On croyait entendre marcher l’effrayante statue du Commandeur en marche, mais la statue du Commandeur
marchant avec le pas d’une légion (p. 1732).
Que ce soit sous sa forme définitive ou sous celle de la variante, ce passage constitue une
mention explicite à la première rencontre du héros avec la statue du Commandeur dans la pièce de
Molière (III, 5). Certes, le sentiment d’angoisse des insurgés ne s’accorde pas avec le ton ironique de
l’exclamation donjuanesque (“Parbleu! le voilà bon, avec son habit d’empereur romain!”): leur
appréhension face à l’approche fantasmagorique de l’armée est plutôt comparable à celle de Sganarelle
au contact du surnaturel. Mais le souvenir n’est pas douteux.
Il en va de même dans l’épisode suivant des Misérables où, selon le procédé de concentration
qui lui est familier, Hugo resserre en une seule deux scènes de la pièce-source. Dans la cinquième
scène du cinquième acte de Molière, Don Juan s’entretient avec un spectre envoyé du Ciel pour le
foudroyer. Puis, dans la scène suivante et dernière, il rencontre à nouveau la statue du Commandeur
qui fait tomber sur lui tout le poids de la justice. Or Jean Valjean, ange déchu sauvant la vie de Marius,
rencontre, comme il sort de l’égout, l’inspecteur Javert. Ce dernier, qui traque le forçat à travers toute
la France et de l’état de dénuement à celui de maire et de beau-père, reste inflexible et décide de se
saisir de lui pour le remettre à la justice. Le trajet qu’ils suivent depuis les bords de la Seine jusqu’à la
maison de M. Gillenormand met à profit plusieurs scènes du dramaturge. Dans le noir de la voiture,
les trois personnages du roman deviennent ceux du mythe:
Ils quittèrent les quais et entrèrent dans les rues. Le cocher, silhouette noire sur son siège, fouettait ses
chevaux maigres. Silence glacial dans le fiacre. Marius, immobile, le torse adossé au coin du fond, la tête
abattue sur la poitrine, les bras pendants, les jambes roides, paraissait ne plus attendre qu’un cercueil;
Jean Valjean semblait fait d’ombre, et Javert de pierre; et dans cette voiture pleine de nuit, dont
l’intérieur, chaque fois qu’elle passait devant un réverbère, apparaissait lividement blêmi comme par un
éclair intermittent, le hasard réunissait et semblait confronter lugubrement les trois immobilités
tragiques, le cadavre, le spectre, la statue (V, III, X, p. 1333-1334).
Nul besoin de commentaire. Mais il peut arriver que la statue du Commandeur soit
décontenancée, qu’elle-même se pose des questions sur la nature du personnage qu’elle poursuit.
C’est ce qui arrive dans la création hugolienne. L’inspecteur Javert, face aux bonnes actions de Jean
Valjean, de cette brute qu’il avait jusqu’ici considéré comme le diable fait homme, doit maintenant
reconnaître “que la vertu d’un forçat [peut] tendre un piège à la vertu d’un fonctionnaire, que le
monstrueux [peut] être divin”. Réflexions devant l’imprévu d’un homme irréprochable, qui finira par
délivrer Jean Valjean malgré le mal qu’il s’est donné pour l’appréhender. Lui-même ne comprend pas
la raison qui l’a poussé à agir de la sorte. C’est alors qu’il se surprend en train de mettre en question
le fondement de sa pensée rigoureuse et inflexible; réflesion fort étonnante vu la matière dont il est
pétri:
Être le granit, et douter! être la statue du châtiment fondue tout d’une pièce dans le moule de la loi, et
s’apercevoir subitement qu’on a sous sa mamelle de bronze quelque chose d’absurde et de désobéissant
qui ressemble presque à un cœur! (V, IV, p. 1349).
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Mais s’il est déconcerté, c’est surtout parce qu’il a entrevu qu’il y a “quelque chose de plus”
que le devoir et la probité. Pour la première fois, l’on voit ce singulier commandeur se poser une
question auparavant inattendue dans le mythe: la possibilité que la bonté puisse exister hors la loi,
que la misère puisse cacher une forme sublime et que Dieu puisse se ranger de son côté (cfr. tout le
chap. “Javert déraillé”). Le Don Juan de Hugo est un mythe romantique.
Sept ans après le parcours de Jean Valjean à côté de Javert vers la maison de M. Gillenormand
dans Les Misérables, Victor Hugo en reproduit un autre dans L’Homme qui rit (1869):
Le wapentake prit la direction des petites rues, dites alors Little Strand, qui longeaient la Tamise; et
Gwynplaine, ayant à sa droite et à sa gauche les gens du justicier-quorum alignés en double haie, pâle,
sans un geste, sans autre mouvement que les pas qu’il faisait, couvert de son manteau ainsi que d’un
suaire, s’éloigna lentement de l’inn, marchant muet derrière l’homme taciturne, comme une statue qui
suit un spectre (II, IV, II, p. 80).
Comme le proscrit Valjean, Gwynplaine vient d’être arrêté; comme Javert, le guide et son
escorte ont l’œil sur lui pour éviter qu’il ne s’enfuie; comme dans Les Misérables, leur destination est
une geôle, cette fois-ci la funèbre et gothique prison de Southwark. Plus important encore, dans cette
atmosphère les personnages acquièrent la même signification: à la pâleur spectrale du héros
correspond la taciturnité statuaire de son guide: Gwynplaine, nouveau Valjean, est ainsi confronté au
wapentake, nouveau Javert investi de la frayeur funéraire du Commandeur, seulement comparable au
docteur Geestemunde, “statue du Commandeur”, dont la parole brève et sépulcrale évoque une fois
de plus l’au-delà.
Je conclus. Les premières mentions de Don Juan (dans la Préface de Cromwell comme dans les
poésies) prouvaient que le référent de Hugo était Le Festin de Pierre de Molière; celles qui suivent
(notamment dans les romans de la maturité) sont pour la plupart des allusions, où le poids mythique
concerne plutôt la statue du Commandeur que le séducteur. Cependant ces évocations sont assez
parlantes pour éclairer l’interprétation des chapitres: on dirait que, au fil des années, la statue mythique
a hanté la production hugolienne jusqu’à la Préface de ses œuvres et post-scriptum de sa vie. Les
cortèges menant Jean Valjean chez M. Gillenormand et Gwynplaine à la geôle de Southwark, font le
pendant d’une véritable confrontation entre le héros et le Commandeur et prouvent que Hugo, lui,
croyait à sa statue.
Bibliographie
– La Légende des Siècles, éd. Jacques Truchet, “Pléiade”, 1950.
– Les Misérables, éd. Maurice Allem, “Pléiade”, 1951.
– Théâtre complet, I, éd. J.-J. Thierry et Josette Mélèze, “Pléiade”, 1963.
– Les Contemplations, in Œuvres poétiques, II, éd. Pierre Albouy, “Pléiade”, 1967.
– Les Chansons des rues et des bois, in Œuvres poétiques, III, éd. Pierre Albouy, “Pléiade”, 1974.
– Les Travailleurs de la mer, éd. Yves Gohin, “Pléiade”, 1975.
– L’Homme qui rit, éd. Marc Eigeldinger et Gérald Schaeffer, Flammarion, 1982, 2 t.
– Préface de mes œuvres et post-scriptum de ma vie, éd. Yves Gohin, Critique, “Bouquins”, 1985.
– Correspondance familiale et écrits intimes, II (1828-1839), éd. Jean Gaudon, Sheila Gaudon et Bernard Leuilliot,
“Bouquins”, 1991.