“La réception du grotesque hugolien dans le théâtre espagnol du XIXe siècle”, Victor Hugo ou les frontières effacées, Dominique Peyrache-Leborgne y Yann Jumelais (eds.), Nantes, Éditions Pleins Feux, 2002, pp. 49-61. ISBN: 2-912-56733-5.
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1. 1
LA RÉCEPTION DU GROTESQUE HUGOLIEN
DANS LE THÉÂTRE ESPAGNOL DU XIXe
SIÈCLE
Victor Hugo ou les frontières effacées.
Dominique Peyrache-Leborne & Yann Jumelais (eds.),
Nantes: Éditions Pleins Feux, 2002, p. 49-61. ISBN: 2-912-56733-5.
[Publié aussi dans À la Recherche du grotesque.
Textes réunis par Paul Gorceix, Paris: Eurédit, 2003, p. 105-125]
Personne ne doute que la théorie dramatique de Victor Hugo a été lue par de nombreux
Espagnols tout au long du XIXe siècle. Il existe, néanmoins, un élément spécialement intéressant et
auquel on n’a pas toujours accordé sa véritable importance. Nous faisons allusion à la réception de
son œuvre par une série d’auteurs espagnols résidant en France pendant plusieurs années. Parmi cette
génération, il faut citer Martínez de la Rosa, qui a vécu huit ans d’exil en France, entre 1823 et 1831;
cet auteur a fréquenté à son tour le grand lyrique romantique José de Espronceda, qui a vécu lui aussi
plusieurs années en France et qui a même participé à la lutte des barricades en juillet 1830. Deux
autres noms indispensables à ce propos sont Antonio Alcalá Galiano et son ami intime Angel de
Saavedra, plus couramment connu comme le duc de Rivas, qui ont, eux aussi, vécu en France,
spécialement à Paris et à Tours; il ne faut pas oublier, par exemple, que Don Alvaro o la fuerza del sino,
chef-d’œuvre du Romantisme espagnol, a été achevé par le duc à Marseille…1. Voici donc les auteurs
et critiques principaux qui ont participé, après s’être imprégnés convenablement, à la transmission en
Espagne des sujets et des théories esthétiques de Victor Hugo.
Ces Espagnols ont lu des œuvres concrètes et singulières du génie français. Quant au sujet qui
nous occupe, nous pouvons être sûrs que la plupart d’entre-eux, si ce n’est pas la totalité, ont lu la
préface de Cromwell et les autres préfaces2.
C’est ce que nous pouvons déduire de la lecture de la préface du Moro expósito o Córdoba y Burgos
en el siglo décimo, ouvrage du duc de Rivas. Cette préface, écrite par Alcalá Galiano en 1833, est
considérée comme le manifeste du Romantisme espagnol. Une lecture approfondie nous montre
qu’Alcalá Galiano avait en tête le manifeste hugolien quand il s’est proposé d’établir sa théorie sur la
querelle des classiques et des romantiques, ou des anciens et des modernes, comme les désigne aussi
Hugo dans sa préface.
Alcalá Galiano n’est pas un cas isolé; nous pouvons en dire autant du reste des auteurs
espagnols, Martínez de la Rosa par exemple, à propos de la systématisation –dont les préceptes
littéraires– et des conditions d’adaptation –dont la couleur locale. On connaît bien l’aversion que
Hugo éprouvait envers tous les types de dogmes et de structures figées. Cette animosité est manifeste
1 Pour plus d’information sur ces auteurs, vid. l’article “La théorie dramatique hugolienne et le théâtre romantique
espagnol” de Heinz-Peter ENDRESS dans Le Rayonnement international de Victor Hugo. Actes du Symposium de l’Association
internationale de littérature comparée, vol. I, New-York, Peter Lang, 1989. Vid. aussi Robert MARRAST, José de Espronceda en son
temps, Paris, Klincksieck, 1974.
2 Il faut néanmoins faire une exception: la préface de Ruy Blas date du 25 novembre 1838; elle est donc la plus tardive
de toutes celles qui nous intéressent et postérieure, en plus, à une partie non négligeable de la production des romantiques
espagnols mentionnés. Quoique valable comme base pour mieux comprendre la théorie de Hugo, on ne pourra pas la
prendre en considération, par conséquent, pour fonder la réception de cette même théorie en Espagne au fil de cette
décennie.
2. 2
dans certaines phrases sentencieuses de sa préface: “Nous ne bâtissons pas ici de systèmes, parce que
Dieu nous garde des systèmes”3; et plus bas: “Mettons le marteau dans les théories, les poétiques et
les systèmes” (ibid., p. 434). Dans son prologue à Abén Humeya, “drame historique (…) représenté
pour la première fois à Paris au théâtre de la Porte Saint-Martin, le 19 juillet 1830”4, Martínez de la
Rosa fait allusion à l’intense agitation que connaissent les lettres et la société et il en profite pour
établir son point de départ qui conflue avec Victor Hugo: “Au milieu de tant de combats que nous
vérifions dans le domaine littéraire, et de l’espèce de révolution qui règne dans le monde théâtral, la
première condition que je me suis imposée au moment d’entreprendre cette œuvre a été celle d’oublier
tous les systèmes”5.
Un autre aspect de l’art dramatique mérite une attention spéciale: celui de la couleur locale.
Victor Hugo s’est efforcé, dans sa préface de Cromwell, de défendre l’authentique couleur locale, non
pas la couleur locale superficielle, mais celle plus profonde qui anime chaque réalité: “Ce n’est point
à la surface du drame que doit être la couleur locale, mais au fond, dans le cœur même de l’œuvre,
d’où elle se répand au dehors, d’elle-même, naturellement, également, et, pour ainsi parler, dans tous
les coins du drame, comme la sève qui monte de la racine à la dernière feuille de l’arbre. Le drame
doit être radicalement imprégné de cette couleur des temps” (p. 437). Or, comme le signale Endress
dans l’article cité plus haut, c’est sans doute dans le prologue à Abén Humeya qu’apparaît, pour la
première fois peut-être dans l’histoire de la littérature espagnole, cette mention explicite à la couleur
locale: “Avec l’aide de ces guides (Martínez de la Rosa fait allusion aux chroniqueurs et aux historiens
de la rébellion des morisques dans les Alpujarras), il m’a été plus aisé d’aborder l’ensemble d’un
événement de cette importance, d’en connaître un grand nombre de détails, qui m’ont servi pour
ajouter à sa composition la couleur locale; sans ces conditions l’illusion dramatique risque de se
dissiper”6.
Espronceda s’enfonce sans complexe dans le sillage tracé par son compatriote en ce qui
concerne les préceptes littéraires: il ne faisait, au demeurant, que suivre la même ligne de Victor Hugo.
Plus encore, nous pouvons avancer, sans grand risque de nous tromper, que l’auteur de El estudiante
de Salamanca s’est servi de la préface de Cromwell pour sa propre réflexion littéraire. Autrement il
serait fort difficile d’expliquer une confluence d’opinions tellement frappante. C’est le cas par exemple
du problème des unités. Rappelons-nous qu’après avoir attaqué l’“arbitraire distinction des genres”,
Victor Hugo déclarait la guerre aux unités de lieu et de temps: “On ne ruinerait pas moins aisément
la prétendue règle des deux unités. Nous disons deux et non trois unités, l’unité d’action ou
d’ensemble, la seule vraie et fondée, étant depuis longtemps hors de cause”7. À ce sujet, Espronceda
remarque que la poésie dramatique a été l’arène où des athlètes de deux partis, celui des classiques et
celui des romantiques, ont combattu. Après avoir fait cette affirmation il conclut à propos des trois
célèbres unités: “ces trois unités n’en forment qu’une, qui est celle de l’action”8. La coïncidence avec
3 Préface de Cromwell, dans Théâtre complet, I, éd. de J.-J. Thierry et de Josette Mélèze, Paris, Gallimard, “Bibliothèque de
la Pléiade”, 1963, p. 417.
4 Frontispice de l’édition de 1830, chez Didot.
5 Obras dramáticas, Madrid, Espasa-Calpe, coll. Clásicos castellanos, n 107, p. 129.
6 Ibid., p. 134; il ne manque pas d’intérêt de signaler que, comme Hugo, Martínez de la Rosa souligne aussi, nous dirions
même d’une manière assez imagée, ce terme de couleur locale. Et quatre pages plus haut: “Il était nécessaire d’ébaucher le
tableau avec la plus grande exactitude possible”.
7 Préface de Cromwell, loc. cit., p. 427-428.
8 “Poesía”, article du journal El Siglo, n 2, 24 janvier 1834, p. 3-4, dans Obras completas de D. José de Espronceda, Madrid,
Atlas, Biblioteca de Autores Españoles, 1954, p. 580. Vid. aussi les Apuntes sobre el drama histórico, 1830, dans Obras dramáticas
de Martínez de la Rosa, op. cit., p. 343-5.
3. 3
notre auteur français est étonnante, aussi bien dans le contenu du message que dans la manière de
l’énoncer.
C’est toujours Espronceda qui coïncide pleinement avec Victor Hugo dans les rapports entre
la religion et la littérature. En effet, les Espagnols semblent avoir bu leurs renseignements des sources
hugoliennes, non seulement en ce qui concerne les préceptes (ou, si l’on préfère, en honneur à une
plus grande précision, l’absence de préceptes), mais aussi en ce qui concerne la spiritualité du nouveau
mouvement révolutionnaire. Nous ne pouvons ici nous étendre sur la religion telle que la voyait
Victor Hugo dans cette période de sa vie9; ce n’est pas ici l’endroit le plus adéquat pour faire une
longue digression sur sa conception de cette “religion spiritualiste”, comme lui-même la définit dans
sa préface. En l’occurrence il nous suffit de savoir que dans cette religion chrétienne, “complète,
parce qu’elle est vraie” (Préface de Cromwell, p. 413), se présentaient tous les éléments nécessaires
pour atteindre la perfection du sujet qui nous intéresse en ce moment: “La poésie est née du
christianisme, la poésie de notre temps est donc le drame” (p. 425). Il semble qu’Espronceda s’est
servi de ces mêmes idées pour élaborer sa théorie sur la poésie romantique: du moins c’est sous cette
optique que deviennent plus compréhensibles ses affirmations concernant la spiritualité de son
esthétique. Ainsi, la poésie qu’il professe et qu’il défend est l’“unique” qui, de son temps, puisse se
concevoir, c’est la poésie de la nature: “mais non pas avec la cape, le casque et le polythéisme, mais
avec la modification; c’est-à-dire, avec la totale mutation que les nouveaux us, coutumes, idées,
sensations, l’ont fait souffrir; enfin, le triomphe et l’établissement du christianisme”10.
Nous entreprenons ici une nouvelle tâche, celle d’essayer de démontrer que non seulement la
théorie, mais aussi la pratique du grotesque s’est faite réalité dans la production espagnole du
Romantisme. Les exemples, comme il est naturel, correspondent à plusieurs œuvres des auteurs cités
plus haut et à ceux qui ont connu, pendant leur séjour en France, l’œuvre de Victor Hugo et, d’une
manière spéciale, la préface de Cromwell. Cela n’implique pas que toute la production espagnole où
apparaissent des éléments grotesques soit directement ou indirectement inspirée par la réflexion de
cette préface ou par l’influence de l’œuvre hugolienne: l’imaginaire romantique et l’évolution de la
littérature sont assez universels et assez riches pour informer les deux pays d’une manière simultanée.
Cela n’exclue pas que l’une des deux littératures ne se soit habituellement développée en vase clos et
que parfois, comme c’est le cas ici, des aspects qui se sont produits auparavant outre-Pyrénées
n’affleurent à la surface. Par-delà des considérations de rapports de force, il nous semble que l’on
peut toujours établir une évolution spécifique qui tienne compte des transmissions et des irradiations
de tel ou tel aspect d’une littérature sur les littératures voisines.
Nous avons parlé de mélange, de combinaison d’éléments sublimes et grotesques, de façon
similaire à ce qui se passe dans la réalité. Nous apportons quelques textes d’Alcalá Galiano, parus
9 Sur la religion de Victor Hugo on peut lire Denis SAURAT, La Religion ésotérique de Victor Hugo, Paris, Éditions du Vieux
Colombier, 1948, Jacques ROOS, Les Idées philosophiques de Victor Hugo. Ballanche et Victor Hugo, Paris, Librairie Nizet, 1958 et
Charles VILLIERS, L’Univers métaphysique de Victor Hugo, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, coll. Essais d’art et de
Philosophie, 1970.
10 “Poesía”, loc. cit., p. 579. Agustín Durán, auteur du Discurso sobre el influjo que ha tenido la crítica moderna en la decadencia del
teatro antiguo español, semble voir aussi, selon ENDRESS (op. cit., p. 41), une réminiscence de la préface de Hugo. Du moins, il
est pleinement d’accord sur le rapprochement romantique à la religion quand il dit que le genre dramatique “s’appuie sur la
spiritualité religieuse et sur le régime des sociétés modernes”; Madrid, Ortega y Compañía, 1828, p. 59. A nous
personnellement, l’évaluation ne nous semble pas raisonnable parce que le décalage temporel existant entre la préface de
Hugo et le Discurso de Durán est d’à peine un an; outre les relations qui puissent exister entre Durán et la France, il n’est pas
trop vraisemblable que dans un si bref laps de temps le critique espagnol ait pu être au courant d’une préface écrite en
France et datant d’octobre 1827.
4. 4
dans sa préface à la première édition du Moro expósito, du duc de Rivas (1834). En effet, étant donné
qu’il s’agit de “mélanger des passages de style comique et enjoué avec d’autres de ton tragique ou
soutenu”, le préfacier souligne que l’auteur du Moro expósito “a mélangé, s’il est licite de parler ainsi,
les plaisanteries avec les vérités, c’est-à-dire, des morceaux d’apparence pauvre avec d’autres de
contexture brillante, des pages en style soutenu avec d’autres en style simple, des images banales avec
d’autres nobles et des peintures de la vie réelle avec d’autres très idéales”11. Qui plus est, conscient de
la nouveauté que cela supposait, il prévoit que “peut-être avec ceci il scandalisera beaucoup de ses
lecteurs, mais ce n’est pas de sa faute si dans la nature le sérieux et le tendre s’embrouillent avec le
ridicule et l’extravagant”. Le recours au célèbre miroir, déjà signalé par Hugo lui-même dans sa
préface, est manifeste.
Personne ne saurait mettre en doute que cette hybridation est une des constantes de la poétique
hugolienne. “Tu es double”, dit-il à l’homme dans sa préface; c’est ainsi qu’il doit s’assumer, différent
et antithétique, un et divers, singulier et pluriel à la fois. Prenons n’importe quelle composition des
Espagnols signalée plus haut; El estudiante de Salamanca, par exemple. Du début à la fin nous assistons
à de tempétueux contrastes de tout genre (de langage, de ton, de style, d’esthétique et de situation)
qui confirment le goût du grotesque. Ainsi, dans la deuxième partie on nous décrit de façon
synthétique comment s’est déroulée l’existence de Doña Elvira; remarquons le vif contraste du
quatrième vers de ce quatrain vis-à-vis des trois précédents:
Amada del Señor, flor venturosa,
llena de amor murió y de juventud:
despertó alegre una alborada hermosa
y a la tarde durmió en el ataúd12.
Aimée du Seigneur, fleur heureuse,
Qui mourut pleine d’amour et de jeunesse:
Un beau matin elle s’éveilla joyeuse
Et le soir même elle dormit dans le cercueil.
Dans La conjuración de Venecia Martínez de la Rosa nous introduit dans la salle où la plénière du
tribunal de la République se réunit pour étudier la culpabilité et décider la peine imposée aux insurgés.
La seule description de la scène est une preuve évidente du grotesque de la situation:
…À un côté, à droite des juges, et un peu plus bas, le siège et le bureau du secrétaire. Sur l’estrade du
tribunal est écrit: Justice. À gauche des juges on voit la porte de la chambre des tortures avec cet écriteau:
Vérité; et à droite une autre, couverte d’un rideau noir, qui mène à la chambre du supplice; et au-dessus
ce mot: Éternité13.
Une semblable opposition de situation apparaît dans Don Alvaro o la fuerza del sino. Les scènes
abondent dans lesquelles le peuple intervient en faisant un usage infatigable de son jargon. Ce n’est
pas tout: nous comptons par douzaines les grossièretés, les moqueries faciles, la friponnerie d’affaires
et d’intrigues d’une ville qui, comme dirait Bajtin, se délecte dans la peur vaincue: “On joue avec ce
que l’on craint, on s’en moque: le terrible devient un joyeux épouvantail”14. En effet, à peine avons-
nous changé de scène –la bonne Curra n’a pas encore eu le temps de s’en aller après sa dernière
11 “Prólogo” d’Antonio Alcalá Galiano, dans El Moro expósito, d’Ángel de Saavedra, duc de Rivas, Madrid, Espasa-Calpe,
“Clásicos Castellanos”, n 224, 1952, t. I, p. 29.
12 José de Espronceda, El estudiante de Salamanca. El diablo mundo, éd. de Robert Marrast, Madrid, Castalia, “Clásicos
Castalia”, n 81, 1989, v. 355-358.
13 Obras dramáticas, éd. de Jean Sarrailh, Madrid, Espasa-Calpe, “Clásicos Castellanos, n 107, 1972, p. 311.
14 L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, “Tel”, 1998, p. 99
(réimpr. de l’éd. de 1970 dans la “Bibliothèque des Idées”).
5. 5
grossièreté– qu’apparaît Don Alvaro qui commence à s’entretenir avec sa bien-aimée Léonor. Leur
départ était prévu pour cette même soirée, il fallait sortir vite, sans tarder; néanmoins l’amoureux
s’aperçoit aussitôt du doute qui embarrasse la jeune-fille: l’interpellation qu’il lui adresse ne peut être
plus opposée à la frivolité et à l’effronterie qui étaient sorties de la bouche de la suivante:
DON ÁLVARO
Tan súbita mudanza…
(…)
Sí, he cegado en el punto
En que alboraba el más risueño día.
Me sacarán difunto
De aquí, cuando inmortal salir creía.
Hechicera engañosa,
¿La perspectiva hermosa
Que falaz me ofreciste así deshaces?
¡Pérfida! ¿Te complaces
En levantarme al trono del Eterno
Para después hundirme en el infierno?15.
DON ÁLVARO
Un changement si violent…
(…)
Oui, j’ai perdu la vue au moment
Où pointait le plus beau jour.
On me tirera défunt d’ici,
Moi qui croyais être immortel.
Trompeuse ensorceleuse,
Défais-tu ainsi la belle perspective
Fallacieuse que tu m’as offerte?
Perfide! Te réjouis-tu
En m’élevant au trône de l’Éternel
Pour ensuite me sombrer en enfer?
Curieusement le résultat de cette profusion de contrastes produit une grande sensation de
réalité. Victor Hugo n’était donc pas désorienté lorsqu’il assurait que le réel résulte de la combinaison
du sublime et du grotesque qui se croisent dans le drame, c’est-à-dire, que “la vraie poésie, la poésie
complète, est dans l’harmonie des contraires”16. Le cas des précédentes œuvres dramatiques n’est pas
différent. À peine les personnages sont-ils sur la scène qu’ils commencent à vivre, à évoluer librement
et simplement sur les planches. Ainsi, dans El estudiante de Salamanca, Donne Elvire est morte à cause
de Don Félix; celui-ci cherche aussi désespérément la mort lorsqu’il vient à rencontrer quelques
joueurs de cartes parmi lesquels se trouve Don Diego, frère de la défunte. Leur conversation ne nous
étonne pas, le type grotesque se trouve bien à propos. Les plaisanteries, les commentaires faciles, les
disputes pour un oui ou pour un non, les réponses frivoles foisonnent, comme celle quand Don
Diego pose à Don Félix une question rhétorique sur sa sœur:
DON DIEGO (DESEMBOZÁNDOSE CON IRA)
Don Félix, ¿no conocéis
A Don Diego de Pastrana?
15 Madrid, Cátedra, 1982, p. 70, A. I, sc. 7, v. 306-317.
16 Préface de Cromwell, p. 425.
6. 6
DON FÉLIX
A vos no, mas sí a una hermana
Que imagino que tenéis.
DON DIEGO
¿Y no sabéis que murió?
DON FÉLIX
Téngala Dios en su gloria.
DON DIEGO
Pienso que sabéis su historia,
Y quién fue el que la mató.
DON FÉLIX (CON SARCASMO)
¡Quizá alguna calentura! (Partie III, sc. III).
DON DIEGO (Se découvrant avec colère)
Don Félix, ne connaissez-vous pas
Don Diego de Pastrana?
DON FÉLIX
Vous non, mais je connais une sœur
Que je crois que vous avez.
DON DIEGO
Et ne savez-vous pas qu’elle est morte?
DON FÉLIX
Que Dieu l’ait dans sa gloire.
DON DIEGO
Je pense que vous connaissez son histoire,
Et celui qui l’a tuée.
DON FÉLIX (avec sarcasme)
Peut-être ce fut la fièvre!
Ce contraste abonde aussi dans Don Alvaro o la fuerza del sino; nous avons déjà parlé de la scène
où Don Alvaro se plaignait du manque de résolution de Léonor à fuir avec lui. À peine trois pages
plus loin l’auteur nous mène à la ville de Hornachuelos où plusieurs personnages, entre lesquels un
étudiant, une aubergiste et un muletier, bavardent pour se distraire. Le premier, en mangeant avec
avidité, félicite la deuxième pour le plat qu’elle lui a préparé; il s’exclame:
Está exquisito…, especial; parece ambrosía…
C’est délicieux…, spécial; on dirait de l’ambroisie…
L’aubergiste, qui sans doute ignore le nom de la nourriture des dieux, répond à brûle-
pourpoint:
Alto allá, señor bachiller; la tía Ambrosia no me gana a mí a guisar ni sirve para descalzarme el zapato;
no señor.
Arrêtez-là, Monsieur le bachelier; la tante Ambroise ne me surpasse pas à moi en cuisinant et elle ne sert
même pas pour me déchausser la chaussure; non, Monsieur.
Le muletier ajoute à ceci:
La tía Ambrosía es más puerca que una telaraña (J. II, esc. I, p. 77).
La tante Ambroise est plus cochonne qu’une toile d’araignée.
L’effet comique et réaliste (à l’égal de ce qui arrivera plus tard avec le frère Melitón quand il
donnera à manger aux mendiants) s’est produit à nouveau; sans confondre pour autant, comme à
juste titre Victor Hugo le recommandait, les deux types, le sublime et le grotesque.
7. 7
Dans le langage, donc, nous voyons que cette apparition se produit en différents registres.
Martínez de la Rosa disait que cela devait être ainsi: “Quant au style et au langage que le drame historique
exige, j’oserais simplement indiquer qu’ils doivent être convenables à l’argument, à la condition des
personnes, à leur situation et aux autres circonstances”17.
Nous laissons de côté, entre autres raisons parce que Hugo les utilise peu dans le théâtre18, les
cas du grotesque fantastique, qui se présentent par exemple tout au long de El estudiante de Salamanca.
En revanche le grotesque de la duplicité et le grotesque de la folie nous semblent ici importants.
“Tu es double”, avait dit Hugo à l’homme; les intrigues qui se produisent dans son théâtre par
conséquence de l’identité inconnue des personnages sont nombreuses. Il s’agit d’abord du masque,
du carnaval et du déguisement qui apparaissent de façon frappante dans de nombreuses œuvres du
Romantisme espagnol. Entre celles qui centrent ici notre étude se trouve bien entendu La conjuración
de Venecia, où l’insurrection surgit précisément durant le bal masqué qui précède le Carême.
Considérons l’importance que l’auteur donne a cet événement, surtout en s’agissant d’un drame
historique et en étant l’auteur pleinement conscient que l’authentique soulèvement a eu lieu le 15 juin
1310 et non pas le mardi-gras. Quelque chose de semblable arrive dans le Don Juan Tenorio de Zorrilla
où les personnages s’attardent dans de longs préambules avant d’ôter le loup qui les rendait
méconnaissables.
Mais celle-ci n’est pas évidemment l’unique façon de tomber dans la duplicité. Le personnage
aussi est multiple si son origine est méconnue, comme il arrive dans Don Alvaro o la fuerza del sino: il
nous faut attendre le dernier acte pour apprendre que Don Alvaro est, ni plus ni moins, un descendant
direct des illustres rois de l’empire inca. Quelquefois cette dissolution de l’identité s’empare du
personnage lui-même, de sorte qu’il doute de ce qui se représente sous ses propres yeux, comme il
arrive à Don Juan Tenorio, dans la pièce qui a pour titre son nom19, et à Don Félix de Montemar
dans El estudiante de Salamanca. Nous sommes dans ce cas face à une dissociation qui pervertit l’esprit
du personnage ou, si l’on préfère, une dislocation qui lui donne deux existences simultanées. Ainsi,
poussé par on ne sait quel destin, le héros de Espronceda assiste à son propre enterrement:
Diga, señor enlutado,
¿A quién llevan a enterrar?
–Al estudiante endiablado
Don Félix de Montemar–,
Respondió el encapuchado.
Mientes, truhán. –No por cierto.
–Pues decidme a mí quién soy,
Si gustáis, porque no acierto
Cómo a un mismo tiempo estoy
Aquí vivo y allí muerto20.
Dites, monsieur l’endeuillé,
Qui va-t-on enterrer?
–L’étudiant endiablé
Don Félix de Montemar–,
Répondit l’encapuchonné.
17 Apuntes sobre el drama histórico, loc. cit., p. 344.
18 Pourtant le grotesque fantastique apparâit dans certains recueils de poésies comme La Légende des Siècles: voir, par
exemple, “L’épopée du ver” et “Le Satyre”.
19 Il convient de rappeler que Don Juan avait été aussi utilisé par Hugo comme emblème du grotesque dans la préface
de Cromwell (p. 427).
20 El estudiante de Salamanca, parte cuarta, p. 73.
8. 8
Tu mens, truand. –Certainement pas.
–Alors dites-moi qui je suis,
S’il vous plaît, car je ne sais pas
Comment je suis à la fois
Ici vivant et là-bas mort.
Le grotesque de la folie mérite aussi une mention spéciale. La folie suppose une aliénation
assez opposée à la raison humaine pour y voir un comportement grotesque. Cette impression acquiert
encore plus d’importance lorsqu’il s’agit de certains personnages. L’auteur les avait peint tellement
humains et surnaturels de façon simultanée que, prisonniers à présent du non-sens, nous éprouvons
le désarroi qui est à la base de tout traitement grotesque.
Bien que seulement de façon apparente, c’est ce qui arrive à Don Juan, tenu pour un fou par
le sculpteur qui vient de ciseler la statue de sa bien-aimée Doña Inés21. Nous nous souvenons comme
par un acte réflexe de cette scène où Hamlet discute avec le fossoyeur.
Don Álvaro souffre aussi des accès de folie. Cette fois-ci ils sont réels, et il les a eus pour la
première fois lors de sa convalescence, quand il dut s’éloigner un temps de l’exercice des armes. Mais
plus brusque encore, et avec des conséquences plus graves est sa deuxième folie: une crise
spécialement forte perturbe alors complètement le fonctionnement normal de sa raison. La scène qui
s’ensuit ne peut être plus grotesque: imaginons le grand Don Alvaro, descendant direct du grand Inca,
vêtu en tenue de moine cloîtré, se jetant du haut d’un précipice après avoir déclaré être le diable en
personne…
Et que dirions-nous de ces deux femmes, la fine fleur de cette société, qui succombent aussi
face aux crises de folie par suite de nombreuses contrariétés? Nouvelle Ophélie, l’aimée de Rugiero
réagit aux questions des juges de façon analogue à celle de la fille de Polonio. La situation de Doña
Elvira n’est pas trop différente: abandonnée par l’étudiant de Salamanque, elle sourit et délire sans
aucune raison, comme la plus heureuse des femmes, déjà inconsciente du mal qui la frappe.
Les scènes sont abondantes, tout comme les différents types de grotesque que nous avons vus
dans ce survol de la dramaturgie romantique. Quelle que soit la page, le foisonnement de scènes
grotesques ne peut que surprendre; non seulement par leur nombre mais aussi par la force et par la
couleur inusuelles –leur caractérisation, avait dit S. Mercier soixante ans plus tôt– dont elles sont
enrichies. En effet, y a-t-il quelque chose de plus grotesque qu’une insurrection de plusieurs milliers
de morisques contre l’empire espagnol (Abén Humeya)? À quoi peut-on comparer le grotesque d’une
scène où deux amants nagent dans le bonheur sur un tombeau?, ou encore, d’un accusé, vêtu d’un
amusant déguisement de Carnaval, devant le tribunal de la République (La conjuración de Venecia)?
N’est-il pas suffisamment grotesque le destin qui a poursuivit partout l’homme qui le fuyait (Don
Alvaro o la fuerza del sino)? Sans doute est-il utile de dresser le parallèle avec les squelettes embrassés
dans la cave de Montfaucon, le pape des fous –crossé, chapé, mitré– et l’anankhé qui a persécuté tous
et chacun des personnages de Notre-Dame de Paris. Victor Hugo n’avait pas tort quand il nous disait
que le grotesque était partout et que, occupant la petite portion qu’on lui a confié dans chaque tableau,
il rehausse l’argument général des chefs-d’œuvre de la littérature moderne: que deviendrait le célèbre
abuseur si, à la fin, il ne dînait pas des scorpions et des couleuvres en ayant comme invité le spectre
du Commandeur?
Nous sommes loin de la tragédie et de la comédie conçues à la manière classique; en dépit des
expectatives, nous sommes fort loin aussi de la tragi-comédie et du procédé burlesque. Textes et
métatextes, transtextualité et intertextualité permettent de déterminer un invariant du grotesque au
milieu de toute cette cacophonie spectaculaire et magnifique.
21 Don Juan Tenorio, Madrid, Cátedra, 1979, a. I, sc. II, v. 2836-2839.