1. Etudes et analyses
de textes
Voyelles
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
Commentaire du poème
Introduction
On sait que ce sonnet est l'un des poèmes de Rimbaud qui a suscité le plus de commentaires. Certains critiques ont voulu y voir un
prolongement de la doctrine baudelairienne des correspondances, et ont élaboré à son propos toute une théorie des phénomènes de
l'audition colorée (en effet, Yves Bonnefoy rattache "Voyelles" aux "Correspondances" de Baudelaire, mais pour mieux marquer la différence
: Rimbaud est "tout entier dans l'instant du désir violent : exclamatif").
D'autres, plus aisés à satisfaire, ont cru pouvoir affirmer que les associations établies par Rimbaud entre chaque voyelle et une couleur
déterminée, avaient simplement pour origine le souvenir des illustrations coloriées d'un Alphabet que le poète eut probablement l'occasion
d'étudier dans son enfance.
Une interprétation érotique douteuse
En 1961, M. Robert Faurisson, professeur dans un lycée de province, publia sans nom d'auteur dans la revue Bizarre, numéro spécial,
4ème trimestre 1961, (J.J. Pauvert, éd.), une interprétation du sonnet des Voyelles infléchie dans le sens d'un érotisme systématique. En
effet selon M. Faurisson, le sonnet qui nous occupe est "un blason de la Femme, de la Femme vue de haut en bas". M. Faurisson continue
ainsi : "Les formes des voyelles suggèrent les "formes" de la Femme. De plus l'évocation se fait "in coïtu", du "point de départ" à l'extase, du
commencement à la "pointe" du sonnet, ou pour parler comme Rimbaud, de "A" jusqu'à "O". Si bien que "Voyelles" peut se résumer par le
schéma suivant :
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2. Suivent dix-huit pages de commentaires à la faveur desquels M. Faurisson en arrive à nous proposer de lire à la place de Voyelles sa
traduction à lui qui est Vois-Elles.
La réplique d'Etiemble
Dans le journal Le Monde du 3 février 1962, M. Etiemble qualifie cette interprétation de "paranoïaque" : "Comme je ne suis pas atteint
hélas, de paranoïa pansexualiste, déclare M. Etiemble, je ne saurais coucher Rimbaud au lit de Procuste d'une interprétation qui, poussée
au système et à l'absurde, n'a plus de valeur que les 300 pages que je tiens à la disposition de mon éminent collègue, et qui expliquent tous
les poèmes de Rimbaud par un démarquage des Voyages du Capitaine Cook. Quel mépris faut-il de Rimbaud pour refuser de l'interpréter
en tenant compte des modes littéraires de son temps et des images dominantes de son oeuvre ! A défaut des cent pages dont on
conviendra peut-être qu'elles seraient nécessaires pour contrebattre mot par mot les cent pages de M.Faurisson, je ne proposerai ici que
deux ou trois menues difficultés.
"Pour accepter que les mouches "qui bombinent autour des puanteurs cruelles" désignent la nature de la femme, alors qu'il s'agit
évidemment d'une allusion des plus littéraires à la Charogne de Baudelaire, le "Vrai Dieu" du Rimbaud adolescent, il faut n'avoir jamais lu
celui qui, "quoique plein de sang" n'avait alors de son aveu, aimé, connu aucune femme. S'il suffit à M. Faurisson de la subtilité que j'ai dite
pour voir deux seins dans la lettre E, je n'oublie pas, moi, qu'en couchant sur la ligne un E d'imprimerie, M. Sausy, voilà bientôt trente ans, y
voyait non moins lucidement trois lances de glaciers fiers. A qui d'autre qu'un paranoïaque fera-t-on croire que U vert veut dire "cheveux
bleus", et pâtis semés d'animaux "pâturages parsemés de poux" ? Comme tous les gens de son temps, Rimbaud, pour évoquer une
couleur, se borne à nommer des objets de cette couleur. Je suis sans doute un sorbonagre ; mais entendre dans le suprême Clairon plein
des strideurs étranges les cris de la femme avant que ses yeux "exorbités" ne virent au violet, c'est singulièrement oublier ce que M.
Faurisson nous dit sagement qu'on ne doit point perdre de vue : la culture classique de Rimbaud et sa formation religieuse. Le denier tercet
du sonnet évoque tout platement le "silence éternel des espaces infinis" où retentira au moment de l'oméga, symbole de la mort, la trompette
du Jugement dernier ; ces espaces où circulent en effet les mondes ; où, selon le christianisme, circulent les anges. Rien de commun avec le
"septième ciel" des amants."
Des explications simplistes
Verlaine donnait une explication plus simple de Voyelles : Pierre Louys nous la rapporte dans la revue Vers et Prose (4ème trimestre
1910), sous le titre : "Paroles de Verlaine".
"Comme Gide lui montrait, dans le livre de Spronck, le fameux sonnet des Voyelles, Verlaine proteste :
- Moi qui ai connu Rimbaud, je sais qu'il se foutait pas mal si A était rouge ou vert. Il le voyait comme ça, mais c'est tout. C'est toujours
l'histoire de Villon disant :
Mais où est ce bon roy d'Espagne
Duquel je ne sais pas le nom ?"
Rappellerons-nous enfin la Ballade de Coppée (Annales littéraires, 15 mars 1893) :
Rimbaud, fumiste réussi,
Dans un sonnet que je déplore,
Veut que les lettres O, E, I
Forment le drapeau tricolore...
Conclusion
Nul poème de Rimbaud n'a donc été plus glosé que "Voyelles". A tel point qu'un volume entier d'Etiemble a pu être consacré à ces gloses
elles-mêmes (Le Sonnet des "Voyelles", Gallimard, coll. "Les Essais", 1968). Cet excès nous invite à la sobriété.
Renvoyant dos à dos les tenants de l'abécédaire illustré et ceux de l'occultisme, nous rappellerons que Rimbaud a été, dans "Alchimie du
verbe", le premier et le plus sûr commentateur de son poème : l'expérience du Voyant l'a amené à "invent(er) la couleur des voyelles" dans un
stade préparatoire qui pouvait avoir des aspects ludiques (sans qu'il s'agisse pour autant d'une "fumisterie", comme on l'a prétendu), mais
surtout la valeur d'une recherche sur le son et la forme des lettres, et leur pouvoir d'évocation. D'ailleurs, Rimbaud n'a-t-il pas dit, d'après
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3. Delahaye, à propos de son sonnet, en 1871 : "J'ai cru voir, parfois j'ai cru sentir de cette façon, et je le dis, je le raconte, parce que je trouve
cela aussi intéressant qu'autre chose..." ?
Les images naissent et passent, jusqu'à la vision finale qui se fixe sur un point d'exclamation. "Images purement intuitives, personnelles"
qui, comme l'écrit fort justement Louis Forestier, "sont, déjà, des illuminations".
Extrait de la Pléiade
de R. de Renéville et J. Mouquet (1963)
sauf la conclusion
extraite de la Pochotèque de P. Brunel.
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