“Hispanisme” (Don Juan), Dictionnaire de Don Juan, Pierre Brunel (dir.), París, Robert Laffont, col. “Bouquins”, 1999, pp. 466-468. ISBN: 978-2221078662.
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HISPANISME (DON JUAN)
Dictionnaire de Don Juan.
Sous la direction de Pierre Brunel,
Paris: Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1999, p. 466-468.
ISBN: 978-2221078662
Dans l’hôtellerie de Cristófano Buttarelli à Séville, on assiste au dialogue entre le tenancier et
Ciutti, le valet de Don Juan. Pendant que le protagoniste écrit une lettre d’amour à Doña Inès, Ciutti
décrit à Buttarelli le type d’homme qu’est son maître: fort riche, franc comme un étudiant, noble
comme un infant et brave comme un pirate. Il avoue ignorer son nom et suppose qu’il est Espagnol
(Zorrilla, 1e partie, I, 1, v. 24-30). Sa supposition devient une évidence lors de la pièce et tout au long
des différentes versions que la littérature universelle offre sur le mythe donjuanesque. Or il convient
de signaler que la croyance du valet n’est fondée que sur l’attitude d’un homme qui ne pouvait être
qu’un Espagnol. Depuis sa parution dans les romances espagnols chantés au Moyen Âge dans les
royaumes de Galice, León et Castille, “le galant qui allait à la messe” a revêtu différentes modalités
populaires jusqu’à sa cristallisation dans la pièce L’Abuseur de Séville attribuée à Tirso de Molina; ces
métamorphoses du mythe l’ont montré sous des jours nouveaux depuis les toutes premières pièces
espagnoles jusqu’aux œuvres les plus récentes de tous pays. Il est étonnant que la nationalité n’ait
changé dans presque aucun cas; force est de reconnaître que Don Juan est resté dans l’imaginaire
littéraire et social comme un personnage espagnol. Il convient d’évoquer les principales raisons qui
exigent le caractère hispanique du plus grand séducteur de toute la terre.
Don Juan incarne en bonne partie le type traditionnel de l’Espagnol, avec les bonnes et les
mauvaises acceptions du génie espagnol. L’Espagne, peut-être plus que partout ailleurs, est le pays
des paradoxes et des contrastes (on sera étonné d’apprendre que ce pays presque entièrement côtier
a la deuxième altitude moyenne de toute l’Europe). Dans l’amour comme dans la foi, dans le courage
comme dans la pensée, personne ne saurait donner raison des incohérences innées à ce pays. Depuis
le XVIe siècle, l’Espagne est considérée dans l’imaginaire européen comme le support de la chrétienté
contre l’hérésie, indocile jusqu’à la mort face à l’envahisseur, source de grands esprits qui ont éclairé
autour d’eux de manière peu commune; mais l’Espagne est également considérée comme le pays de
tous les extrémismes dans la haine, dans le fanatisme religieux, dans la fainéantise et dans la pauvreté
intellectuelle: les extrêmes se touchent. Il n’y a qu’en Espagne que pouvaient naître tout à la fois le
Cid, Charles Quint, sainte Thérèse; nulle part ailleurs pouvaient germer la Célestine, le picaro et
Torquemada: c’est Don Quichotte chevauchant de pair avec Sancho Pança. Don Juan est à son tour
l’homme des paradoxes: homme de grand cœur mais inconstant dans ses engagements, incroyant ou
cherchant Dieu dans un pays chrétien jusqu’à la moelle, chevaleresque mais impuissant au travail afin
de vivre noblement, logique dans ses raisonnements et absurde dans ses actions: Don Juan a le
stigmate du contraste dans son âme comme le pays qui l’abrite.
Un bon exemple de Don Juan est celui d’Espronceda. Le héros de L’Étudiant de Salamanque est
d’ordinaire peu compris peut-être parce que trop espagnol, sans doute à cause de son intrépidité et
de sa vantardise, de son obstination enveloppée de frivolité, de son impiété face à l’évidence
surnaturelle; autant d’éléments qui font de lui “la synthèse ou, mieux, le noyau le plus espagnol de
tous les Don Juan” (Machado, Juan de Mairena, XXVII). Il est aussi un autre Don Juan qui a connu son
apogée à l’époque romantique: celui du révolté qui se convertit à la fin de sa vie, celui de Zamora, de
Blaze de Bury, de Tolstoï (pour la variante de juin 1862), de Dumas (pour la variante de 1864) et
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surtout celui de Zorrilla. Cet auteur, dans Les Souvenirs du temps jadis, avouait les vertus et les défauts
de son ouvrage et de son protagoniste; ce sont des caractéristiques qui s’appliquent à tous les
Espagnols car il a été pétri à l’image du peuple espagnol (XVIII, in Don Juan Tenorio, p. 239). On ne
sera pas étonné que cette pièce soit constamment jouée sur de nombreuses scènes tous les ans le jour
des morts. Dans la postface de sa pièce, Frisch affirme que “l’Espagnol […] ne connaît pas le peut-
être, ni l’ambivalence; il ne connaît que le oui et le non. Il ne connaît ainsi que deux sortes de vin, le
rouge et le blanc; il ne connaît pas la nuance” (p. 96). Par ce manque des transitions, l’Espagnol
devient brusque malgré la grandeur de son cœur.
Le caractère multiforme de Don Juan exige sans cesse de nouvelles modalités, des essais et des
variantes rajoutées par les auteurs sur des œuvres qui paraissent terminées. Comme le caractère du
pays qui l’a vu naître, Don Juan est composite, l’homme des contrastes qui le font sans cesse renaître
sous un autre jour de ses propres cendres. Nombreux sont les critiques qui ont essayé d’expliquer le
caractère hispanique de Don Juan. Souiller, après avoir dressé quelle était la tendance à la
représentation de la problématique donjuanesque au XVIIe siècle, montre avec force arguments
historiques que le milieu espagnol était seul susceptible de réunir toutes les conditions nécessaires à
l’éclosion de L’Abuseur de Séville. Boyer parle à son tour des faiblesses irritantes que l’on peut détecter
dans la célèbre pièce de Zorrilla; pourtant ce Don Juan, sans doute l’un des plus espagnols qui soient,
n’a pas cessé de connaître un succès retentissant à cause de ses défauts comme de ses vertus. Chez
Marañón, on trouve d’intéressantes réflexions sur le mythe de Don Juan comme sur le donjuanisme.
Dans un article étranger au mythe, le polygraphe développe quelques notes intéressantes sur son idée
de l’Espagne: “soif d’idéalisme qui l’a souvent mise en passe de disparaître”, disposition aux deux
sacrifices les plus durs: “celui de rompre […] la continuité avec le passé et […] celui du désaccord
avec le présent” (p. 354). On peut reprocher à Marañón un bon nombre de poncifs sur l’idée de
l’Espagne et le peu de rigueur scientifique de certaines de ses approches; cependant ses réflexions
apportent une explication plausible pour comprendre les modalités romantiques présentant Don Juan
comme chercheur d’idéal et sa rébellion face aux structures politiques et religieuses. Marañón n’est
pas le premier à les avoir énoncées. Déjà Grau expliquait par la bouche d’un de ses personnages, que
la soif d’idéal provient d’une curieuse juxtaposition d’un concept germanique sur le Don Juan
espagnol (3e tableau, p. 172). De son côté, la révolte continuelle peut être expliquée par la répugnance
hispanique face à l’ordre pour l’ordre: “Don Juan est un Espagnol: un Anarchiste” (Frisch, postface,
p. 95).