“La réception de La Fontaine en Espagne. La poétique d’Iriarte”, Revue de Littérature Comparée (París), 70/1 (1996), nº especial: La Fontaine et la Fable, pp. 85-97. ISSN: 0035-1466.
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1. 1
LA RÉCEPTION DE LA FONTAINE EN ESPAGNE.
LA POÉTIQUE D’IRIARTE
Revue de Littérature Comparée (Paris), 70 (1996),
nº extraordinaire: La Fontaine et la Fable, p. 85-97.
ISSN: 0035-1466.
Nul doute qu’après La Fontaine tout lecteur soit instinctivement conduit à comparer d’autres
fables avec celles du grand fabuliste français; il le fait avant, par exemple, de s’adonner à la
comparaison avec Ésope, Phèdre ou d’autres fabliers. Nous ferons cela, mais seulement en tant que
but subsidiaire: le comparatisme, on l’a dit et on le dit de plus en plus, c’est aussi l’étude des
différences. La réception des fables de La Fontaine en Espagne a donné lieu à quelques anthologies
de valeur indiscutable: celles des “disciples” espagnols des apologues de La Fontaine; mais il existe
une autre branche, celle des écrivains espagnols qui, tout en demeurant dans le domaine de la fable,
ont préféré suivre une voie bien différente à celle de leur devancier français. C’est le cas d’Iriarte,
auteur des Fábulas literarias, qui respecte les principales normes du genre, mais dans des directions
tout à fait nouvelles, aussi bien pour les sujets que pour les buts fixés d’avance. L’étude qui suit relève,
par conséquent, de la poétique comparée plutôt que du prélèvement minutieux des faits
comparatistes, qui, en l’occurrence, seraient voués à l’échec.
René Bray ne dit mot –pas même dans le chapitre intitulé “L’influence des Fables”– sur la
réception de l’ouvrage qui a rendu La Fontaine universel. En cela il ne fait qu’emboîter le pas de
Lafenestre qui était, pourtant, plus explicite lorsqu’il affirmait que “l’influence de La Fontaine n’est
guère visible en dehors de nos frontières”1. Voici cependant quelques précisions qui peuvent donner
matière à réflexion.
À l’époque de la fable moderne occidentale, on peut dire qu’il n’y a presque plus de traces de
la double origine qu’elle connut en Espagne: la fable orientale et la fable gréco-latine. Certes, en
Espagne la fable orientale avait joui d’une grande faveur pendant l’époque de formation de la
littérature vernaculaire. Qui plus est, pendant le XIIe et le XIIIe siècle, la Péninsule fit la connaissance
des fables d’origine indienne, diffusées à l’époque aussi bien en latin qu’en espagnol. Ce fut ainsi que
l’on reçut les fables sanskrites du légendaire Pilpay (Bidpay, en espagnol); il s’en suivit les collections
d’“exemples” comme la Disciplina clericalis de Pedro Alfonso, Calila e Dimna, le Llibre de les bèsties de
Ramón Llull. Les fabulistes gréco-latins –Ésope, Hésiode, Archiloque, Esthésiroque parmi les Grecs;
Phèdre, Horace, Cicéron, Apulée, Aviénus parmi les Latins– devaient se joindre à ce bagage assez
riche déjà mais qui le devint davantage avec la littérature romane de la Péninsule: que l’on songe au
Libro de buen amor de Juan Ruiz et aux apologues intitulés du comte Lucanor de l’infant Don Juan Manuel.
Dès le début du XVIe siècle, Fernando Herrera y excella, suivi de très près, au XVIIe siècle, par les
inépuisables Lope de Vega, Calderón de la Barca, Rojas Zorrilla, etc.
Mais nous sommes déjà au XVIIe siècle, celui de La Fontaine. Après ce siècle, selon Cioranescu,
derrière l’agréable artifice de Franc-Nohain ou d’Arghezi, on devine toujours le sourire du grand
fabuliste français2. Qu’advint-il des fables en Espagne après ces recueils? La première traduction des
fables de La Fontaine en Espagne date de 1787, c’est-à-dire, six ans après la parution des fables de
1 La Fontaine, Paris, Hachette, 2e éd., 1905, p. 202.
2 “Sobre Iriarte, La Fontaine y fabulistas en general”, Estudios de literatura española y comparada, La Laguna, Universidad
de La Laguna, 1954, p. 199.
2. 2
Samaniego et cinq ans après l’édition princeps d’Iriarte. Cela ne veut pas dire que le fabuliste français
n’ait pas exercé une influence certaine sur Samaniego qui connaissait parfaitement le français. L’esprit
réaliste de Samaniego (1745-1801) aime passer au détail là où La Fontaine l’insinue. Ses gallicismes
sont nombreux, et sa mesure, négligée. Mais la figure la plus importante dans le domaine des fables,
celle qui a laissé la plus grande empreinte dans la littérature espagnole, c’est Tomás de Iriarte, le
véritable créateur, d’après Menéndez Pidal, de la fable littéraire. Tous les deux ont bel et bien reçu le
message envoyé par le fabuliste français, quoique l’on doive toujours admettre que ce sont celles de
Samaniego qui le reproduisent le plus fidèlement étant donné la concordance des arguments.
Tout comme La Fontaine, Tomás de Iriarte (Puerto de la Cruz, îles Canaries, 1750-Madrid,
1791), était un homme polyvalent: ses Fábulas literarias vont de pair avec ses traductions –comme par
exemple de l’Art poétique d’Horace–, ses didascalies et ses pièces de théâtre, son abondante poésie –
sonnets, épîtres, épigrammes…–, sans oublier ses compositions métalittéraires sur la création
poétique elle-même. À cela il faut ajouter sa passion pour tous les arts, de la peinture à la musique.
Une espèce de relation, donc, avec La Fontaine, dont la devise était la diversité foisonnante: nous en
conservons de nombreuses poésies (odes, élégies, sonnets, ballades…), ainsi que des contes, comédies
et lettres; fruit sans doute de ses rapports d’amitié aussi bien que de sa réflexion sur l’esprit humain.
Il en est de même pour la parfaite connaissance que les deux auteurs avaient des Anciens. Mais,
jusqu’ici, nul contact avec les livres d’origine française. Il faudrait attendre l’année 1764, où Iriarte
déménagea à Madrid. C’est dans cette ville qu’il se soumit à un dur et long travail de sept années
d’étude sous la férule de son oncle Don Juan de Iriarte. En effet, son oncle avait vécu à Paris, où il
avait été condisciple de Voltaire avant de retourner en Espagne pour se consacrer en tant
qu’académicien à une tâche d’importance à la Bibliothèque Royale et à celle de traducteur du
Secrétariat d’État. C’est dans les Apuntaciones que Tomás de Iriarte –outre le fait de montrer sa
reconnaissance envers son oncle–, nous renseigne sur les progrès qu’il faisait dans l’étude du français,
de l’anglais, du grec, de la musique3, des mathématiques et de sa principale faiblesse: la lecture de
nombreux et bons auteurs de rhétorique et d’art poétique. Bref, cinq ans après son arrivée dans la
capitale espagnole, Iriarte s’adonna à la traduction, jusqu’en 1772, de plusieurs ouvrages de Descartes,
Voltaire, Grasset, Molière, Champfort et nombre d’autres. C’est dire sa connaissance de la langue et
de la littérature françaises.
Il serait ennuyeux de retracer ici sa fructueuse carrière malgré sa jeunesse. Le fait est qu’en
1778, outre la publication de l’Art poétique d’Horace, “il s’amusa à composer quelques fables en vers,
où l’on fait allusion à divers cas qui arrivent dans le métier des Belles Lettres, et qu’il leur donna pour
titre Fables littéraires”4, qui seraient publiées l’année 1782 simultanément à Madrid, Imprenta Real, et
à Barcelone, imprimerie d’Eulalia Piferrer –il n’est pas inintéressant de remarquer que l’année
précédente il avait mené à bout une tâche intimement liée à celle-ci en traduisant quelques fables de
Phèdre. Le livre des fables écrit au mois de mai comprenait soixante-sept apologues centrés sur des
animaux et rédigés dans le dessein d’approfondir le sujet qui lui tenait le plus à cœur: celui de la
création littéraire. Nous passons outre l’énorme succès que connurent ses fables –au point d’en faire
oublier pendant longtemps le reste de sa production littéraire–, pour mieux cibler ce qui nous semble
le plus important: le fait que ces fables sont, tout compte fait, une métalittérature déguisée et ornée
des additions indispensables: le prétexte des animaux, le bagage tiré des anciens et l’apport des idées
musicales.
3 Le fait qu’il jouait en virtuose du violon, de l’alto et de la mandoline ne fait que nous confirmer le rapport existant
entre le genre des fables et la musique: n’a-t-on pas mis les Fables de La Fontaine en musique?
4 Cité par Prieto de Paula [in] Tomás de Iriarte. Fábulas literarias, Madrid, Cátedra, coll. Letras Hispánicas, 1992, p. 27.
3. 3
L’affaire de la musique nous semble présenter une importance plus grande qu’on ne le pense.
Contrairement à La Fontaine, qui ne lui consacre qu’une place assez restreinte et non pas des
meilleures –vid. “Le loup devenu berger”, III, III, “Le milan et le rossignol”, IX, XVIII et “Les poissons et le berger
qui joue de la flûte”, X, X–, il en est tout autrement pour le fabuliste espagnol. De fait, Iriarte écrivit
diverses letras para música, et il n’est pas rare de trouver, dans ses Fables littéraires, la musique jouée par
des animaux, soit de manière directe ou indirecte, en tant qu’activité corrélative de la littérature. Que
l’on songe à “El burro flautista [L’âne joueur de flûte]” (VIII), “El jilguero y el cisne [Le chardonneret et le cygne]”
(XVIII), “La cabra y el caballo [La chèvre et le cheval]” (XIX), “La abeja y el cuclillo” [L’abeille et le coucou]”
(XX), “La música de los animales [La musique des animaux]” (XLIII), “El ruiseñor y el gorrión [Le rossignol et le
moineau]” (XLVIII), parmi d’autres5. Pourtant les bergers ne manquent pas dans les fables de La
Fontaine, au point que l’on s’est posé la question de M. Jourdain: “Pourquoi toujours des bergers?”;
c’est, a-t-on répondu, que “la danse a été de tout temps affectée aux bergers”. Rien n’y fait: les bergers
des fables de La Fontaine ne sont pas de purs bergers de pastorale6. Certainement l’auteur espagnol
était mieux doué pour l’affaire, comme le montre son ouvrage sur la musique où il établit le plan
d’une structure parfaite et d’une charpente fondée en cinq chants: des considérations générales, des
affections et des passions exprimées à travers la musique, la musique dans le temple, la musique sur
scène et, finalement, la musique de chambre et individuelle. On ne parlera jamais assez des travaux
d’Iriarte comme musicologue. Si dans son ouvrage La musique, il expose les bases générales de l’art
musical, il aborde en même temps une poétique et une didactique où dominent surtout la globalisation
et la configuration taxinomiques. Voilà pourquoi il n’a pas un recours excessif à la musique par crainte
de supprimer l’aridité qu’il cherche; en effet, sa manière d’entonner est volontairement neutre et
satirique et naît du contraste entre la règle générale et l’actualisation individuelle de celle-ci. Ce qu’il
cherche avant tout, c’est l’utile dulci propre à Horace; un principe que l’on trouve dans “Les compagnons
d’Ulysse”, lors d’une apostrophe que La Fontaine fait au duc de Bourgogne: “Prince, j’aurais voulu
vous choisir un sujet / Où je pusse mêler le plaisant à l’utile”7.
Nous avons fait allusion au fonds gréco-latin et oriental dont s’est nourri la fable espagnole.
Or, cela ne veut pas dire que la fable irartienne se passe de La Fontaine; bien que ce soit un aspect
anecdotique, on remarque la même cruauté et un égal caractère sanguinaire chez les animaux de l’un
et de l’autre. Mais il faut faire une distinction assez subtile qui est souvent passée sous silence, voire
ignorée. Le fabuliste français, on le sait, accorde au récit concernant les animaux une importance
jusqu’alors insoupçonnée: si avant lui, les bêtes n’étaient qu’un appui, ici c’est grâce à elles que l’on
démarre, puis on suit leur mode de vie avant d’en venir à la morale. Comme Vianey et Cioranescu
l’ont très bien vu, c’est là que la fable devient poésie: son procédé suppose que l’on oublie l’objet
générateur pour s’intéresser presque exclusivement au jeu de l’imagination. D’où la stérilité à laquelle
elle s’est vu reléguée par la suite: la preuve, les grands fabulistes qui lui succédèrent, depuis Samaniego
à Krylov, ont subi son influence, et le lecteur, par voie de comparaison, croira que l’auteur qu’il est
en train de lire n’est pas parvenu à la hauteur du modèle moderne qu’est La Fontaine.
L’on sait que le fabuliste français lui-même admettait que toute fable n’est qu’une comédie où
il faut mettre en jeu tous les éléments indispensables qui transcendent la pure pantomime. C’est ainsi
que –grâce aux sujets et à l’exécution, mais aussi et surtout grâce à la gaieté annoncée dans la préface
des fables, le contraste et le contrepoint, la modulation, les nuances et le crescendo–, sans tomber
5 Vid. Subirá [in] El compositor Iriarte (1750-1791) y el cultivo español del melólogo (melodrama), Barcelona, CSIC,
1949-1950, vol. I, p. 90 et sq.
6 Vid. Vianey, La Psychologie de la Fontaine étudiée dans quelques fables, Paris, SFELT, 1939, p. 76.
7 Livre XII, fable I [in] Œuvres complètes. I, Fables, contes et nouvelles, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, p.
285.
4. 4
dans la comédie ridicule, il construit toute une véritable poétique de la fable; bref, au-delà de la visée
essentiellement pédagogique, La Fontaine aspirait bien plutôt à transformer la fable en un genre
propre, c’est-à-dire, à lui donner une valeur poétique8.
Seul Iriarte, par le souci qu’il accorde tout au long de ses fables aussi bien à la musique qu’au
sujet de la création littéraire, paraît être l’un des rares écrivains qui, sans avoir dépassé La Fontaine
dans le domaine de la poésie, a réussi à créer une formule tout à fait différente. En effet, comme le
souligne Menéndez y Pelayo dans son Histoire des idées esthétiques en Espagne, Iriarte fut le grand
inventeur d’un nouveau genre de poésie didactique: la fable “littéraire”. Tout est passé sous le rouleau
compresseur de sa satire; de fait, il ne savait que trop bien qu’il renouvelait en Espagne la querelle des
Anciens et des Modernes: il suffit de lire à cet égard “La contienda de los mosquitos [La lutte des moustiques]”
(LXIII). Ici, le but satirique et même épigrammatique cède la place à la fonction didactique: on est
dans une véritable école de mœurs et de coutumes. Cela signifie, comme on le lit dans un autre
ouvrage du même auteur intitulé Para casos tales [Pour ces cas-là], que nous sommes face à un genre où
l’on doit transcender au-delà de la caractérisation individuelle des personnages, où l’on doit garder
une vraisemblance relative –les droits de la sermocinatio sont donc respectés– et, finalement, où l’on
doit bien distinguer entre la fable historiée et l’affabulation afin que les raisonnements ne défigurent
pas trop le conte qui renferme la leçon.
Tout au plus, nous semble-t-il, on pourrait rapprocher en l’occurrence les dernières fables de
La Fontaine de celles d’Iriarte en ce qui touche le problème littéraire: si dans les premières, le poète
français était “un enchanteur qui mettait en mouvement toute chose, l’égal d’un Orphée”9, ce n’est
que dans les dernières qu’il s’éloigne de ce versant, non certes pour s’adonner à la métalittérature,
mais devenant démiurgique il laisse quelque peu de côté la tâche purement poétique.
Voici deux rapprochements possibles; ils concernent le plagiat et la vraisemblance. Pour ce qui
est du premier, il faut penser au “Singe”, XIXe fable du XIIe livre, où La Fontaine s’en prend aux
plagiaires: “N’attendez rien de bon du peuple imitateur, / Qu’il soit singe, ou qu’il fasse un livre. /
La pire espèce, c’est l’auteur”: sans doute, commente Groos, le temps n’est plus où La Fontaine ne
voulait créer aux plagiaires “nul ennui”. “Ce ne sont pas là mes affaires”, lit-on dans “Le geai paré des
plumes du paon” (IV, IX); nous verrons plus bas que c’est l’un des sujets préférés d’Iriarte. Pour ce qui
est du deuxième rapport, il convient de préciser qu’il s’agit plutôt de vraisemblance relative. Iriarte a
fait l’effort lui aussi de se rapprocher de Boileau (“Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable: /
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable”) et de La Fontaine, qui n’a nul besoin de
vraisemblance lorsque ses personnages sont des hommes et qui sait modifier au besoin pour obtenir
la vraisemblance chez les animaux. On se souviendra à cet égard du commentaire du fabuliste français
à la fin de son XIe livre, à la suite de “La souris et le chat-huant”: “Ceci n’est pas une fable, et la chose,
quoique merveilleuse et presque incroyable, est véritablement arrivée. J’ai peut-être porté trop loin la
prévoyance de ce hibou; car je ne prétends pas établir dans les bêtes un progrès de raisonnement tel
que celui-ci; mais ces exagérations sont permises à la poésie, surtout dans la manière d’écrire dont je
me sers”.
Un domaine particulièrement intéressant est celui des sujets traités. Étant donné son
originalité, le nouvel essai d’Iriarte supposait des histoires nouvelles: sans doute les fables classiques
ne lui offraient-elles pas la matière appropriée à son but. Autrement dit, Phèdre acceptait le fait que
les siennes fussent des fables suggérées par un autre, mais il précisait: “quas Æsopias, non Æsopi, nomino,
8 Vid. Bertaud, Le XVIIe siècle. Littérature française, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, coll. “Phares”, 1990, p. 143 et
les intéressantes réflexions de Bray, op. cit., p. 142-159.
9 Couton [in] Fables, Paris, Garnier, 1962, p. XXIV.
5. 5
quia paucas ille ostendit, ego plures fero, usus uetusto genere, sed rebus nouis” (liber IV, “poeta ad particuliorem”);
Iriarte en fait autant. Il est bien conscient de sa nouveauté. Une fraîcheur et une hardiesse qui seraient
fécondes dans ses continuateurs, comme par exemple le même Florian. Contemporain de l’écrivain
des îles Canaries, il publia ses Fables en 1792 non sans souligner dans sa Préface qu’il s’est beaucoup
servi de Pilpay, de Gay, des fabulistes allemands, mais qu’il a emprunté “beaucoup plus à un Espagnol,
nommé Iriarte, poète dont je fais grand cas et qui m’a fourni mes apologues les plus heureux”. C’est,
somme toute, que les sujets qu’Iriarte traitait ne manquaient absolument pas d’intérêt. Nous les
regroupons ici très sommairement: 1. Normes à respecter dans le processus de la création:
conciliation nature / art, clarté, variété, équilibre entre la forme et le fonds, entre l’utilité et le plaisir…
(fables V, VI, VIII, XV, XX, XXIX, XXXIV, XLIX, LI, LIV, LXVIII); 2. Défauts que les écrivains commettent
le plus fréquemment: manque d’originalité, plagiat, vanité… (fables VII, X, XII, XVI, XVIII, XIX, XXVIII,
XLIV, LII, LIII, LVI, LVIII, LIX); 3. Caractéristiques négatives du monde littéraire: désolidarisme,
ressentiments, rivalités… (fables IX, XXI, XXII, XXIII, XXXV, XXXVII, XXXVIII, LXX, LXXI, LXXII,
LXXIII); 4. Appréciation incorrecte ou invertie de l’ouvrage littéraire: ignorance du vulgaire et des
critiques, prétérition des raisons littéraires ou extra-littéraires… (fables III, XXXIII, XXXVI, XL, XLI,
XLII, L, LXII, LXVI) et 5. Conseils généraux et avertissements variés: importance de lire dans le texte
original, méthodes de la critique, besoin de riposter à des attaques injustes… (fables I, II, XXIV, XXX,
XLIII, XLV, XLVI, XLVIII, LXVII, LXI, LXIX et LXXV)10. Ce souci est, à notre avis, l’un des traits qui
marquent une distance considérable entre les deux fabulistes. Longtemps étroitement lié à Molière,
Boileau, Racine et Chapelle, La Fontaine ne manqua pas d’ennemis, tels Corneille, puis le même
Boileau; pourtant il s’efforça toujours de rester étranger le plus possible aux querelles des gens de
lettres, et surtout il ne les mit jamais sous forme de fable11. Cette distinction entre les deux grands
fabulistes est soutenue avec force par Cioranescu, qui souligne, après avoir démontré l’influence de
La Fontaine en dehors de la France, qu’on ne peut soutenir scientifiquement la comparaison entre
La Fontaine et Iriarte car, outre le peu de ressemblances, leurs préoccupations sont tout à fait
différentes. L’écrivain des îles Canaries est l’opposé de l’écrivain français: spirituel, mais mordant et
sec; intelligent, mais froid; élégant par nature, poète à force de lectures et sensible à cause de son
tempérament et des modes de son siècle. Rien à voir avec La Fontaine, négligé –surtout en affaires
politiques, sociales et pécuniaires–, oublieux des heures du repas et des querelles humaines. Du point
de vue purement poétique, on l’a vu, les fables d’Iriarte sont plutôt des satires où l’auteur ne vise
qu’une classe d’individus, toujours les mêmes. Son objet est de nous instruire, certes, mais aux dépens
du genus irritabile vatum; en revanche, La Fontaine préfère embrasser l’univers entier des animaux… et
des hommes; c’était plutôt un conteur aimant les mensonges de la poésie. Son objectif était, par la
suite, complètement différent: celui de créer un monde qui évoque les caractères et les passions du
nôtre. Bref, voici un homme qui utilise la fable pour une affaire purement esthétique alors que
l’Espagnol s’en sert comme d’une arme de combat.
Fables à clés? Sans doute; du moins ce fut l’impression des personnages de l’époque qui se
sentirent visés: García de la Huerta, Juan Pablo Forner, Samaniego, Ramón de la Cruz, Meléndez
Valdés… Ils ne s’égaraient pas: car les vices critiqués par Iriarte désignaient une personne concrète,
assez souvent connue. Il convient de rappeler que ces mêmes fables seraient à la base d’autres, comme
par exemple “El asno erudito [L’âne érudit]” (Madrid, Imprenta del Supremo Consejo de Indias, 1782),
où Forner s’en prenait aux fables d’Iriarte en les taxant de lapalissades; il en fut de même pour García
10 Vid. Prieto de Paula, op. cit., 1992, p. 70-72.
11 Vid. Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, t. V: La fin de l’école classique, 1680-1715, Paris, Éditions
Mondiales, 1968, p. 300.
6. 6
de la Huerta qui donna “El loco de Chinchilla [Le fou de Chinchilla]”. Mais la riposte qui de loin nous
intéresse le plus est celle de Félix María de Samaniego, l’autre grand fabuliste espagnol, qui en 1781
avait publié une collection de fables morales à la manière de celles de Phèdre et de La Fontaine. Or,
le troisième livre de ces fables morales était un éloge à Iriarte –leur rapport était assez intime et il est
presque sûr qu’ils s’échangeaient leurs fables avant de les donner à l’impression. Si, dans sa dédicace,
Samaniego louait la lyre d’Iriarte car lui seul savait faire aller de pair la poésie et la musique, dans un
opuscule paru juste après l’édition des Fables littéraires d’Iriarte et intitulé Observations sur les fables
littéraires originales de M. Tomás de Iriarte (pamphlet paru sans nom d’auteur, sans nom d’éditeur, sans
lieu d’impression et sans licences), Samaniego attaquait la procédure des fables en général et plusieurs
titres des fables d’Iriarte. La cause? L’avis de l’éditeur, sans doute, en tête des Fables littéraires où Iriarte
avait écrit:
Je ne veux nullement attirer le jugement des lecteurs sur le mérite de ces fables; je voudrais en
revanche prévenir ceux qui ne sont pas au courant de nos fables que celle-ci est la première collection
de fables entièrement originales qu’on ait jamais publiées en castillan. Et de même qu’il fallait prévenir
les Espagnols, il est une autre raison pour prévenir les étrangers: c’est-à-dire, affirmer la nouveauté
de toutes les affaires tenant trait à la littérature. Évidemment, les inventeurs de fables simplement
morales ont trouvé dans les animaux des propriétés que l’on peut aisément adapter aux défauts
humains en ce qui concerne les mœurs, car les animaux eux aussi ont leurs propres passions;
cependant, étant donné qu’ils ne lisent ni n’écrivent, il était beaucoup plus difficile de trouver chez
eux des particularités ayant trait soit avec les vices littéraires, soit avec les préceptes qui doivent servir
de règle pour les écrivains.
Il est aisé de déceler qu’il mettait en cause l’originalité et la valeur de toutes les fables et
notamment les fables “simplement morales” de Samaniego.
Prieto de Paula a résumé les éléments qui caractérisent l’écriture d’Iriarte: accommodement à
la société, succès littéraire et neutralité idéologique et esthétique. Il nous semble que le premier est
relevant dans la mesure où l’on décèle un support moral où se combinent la discrétion avec la fuite
de la rhétorique; c’est, somme toute, une marque d’un certain épicurisme éthique –nouveau lien avec
La Fontaine, qui par son naturel hédoniste ne refusait pas le gassendisme. En effet, à travers ses fables
on peut voir comment se filtrent l’anacréontisme et l’artifice bucolique, sans pour autant dédaigner
le pragmatisme qu’il cherchait dans tous ses écrits. Son épicurisme est donc celui du bonheur des
Lumières qui peut être défini comme un état d’absence de douleur, d’indépendance des jugements
sectaires, d’une vie soumise au pouvoir de la raison et, enfin, l’acceptation de la mort. Il rappelle donc
le De Rerum natura de Lucrèce: tous deux, Iriarte aussi bien que Lucrèce, soutiennent que le bonheur
se base sur l’imperturbabilité, l’éloignement de la passion amoureuse, la tranquillité de l’âme et
l’indépendance des attaches religieuses et des craintes irrationnelles: il suffit à cet égard de lire
quelques-unes de ses poésies comme par exemple le sonnet dont voici quelques vers: “Del oro, como
muchos, no dependo, […] Del sexo mujeril casi no pendo, […] Solamente dependo de la muerte,
[…] Mas la espero sin miedo y con paciencia, vivo sin desearla; y de esta suerte, / amigo, se acabó la
dependencia”12; ce qui pourrait être traduit de la sorte: “Je ne dépends pas, comme tant d’autres, ni
de l’or ni des femmes. Je ne dépends que de la mort, mais je l’attends sans aucune crainte et avec de
la patience: simplement, je vis sans la souhaiter; voici, mon ami, comment je mets un terme à la
dépendance”.
12 In Poesías, Alberto Navarro González éd., Madrid, Espasa-Calpe, coll. “Clásicos Castellanos”, n 136, 1953, p. 147.
7. 7
Mais il ne faut pas oublier que nous sommes en pleine Illustration espagnole: il s’agit d’une
véritable tâche pédagogique que celle des écrivains du XVIIIe siècle13. Une des preuves de l’importance
qu’Iriarte accordait à la maxime du deleitar aprovechando fut la devise qu’un autre grand Espagnol de
l’époque, Jovellanos, fit installer à l’Institut des Asturies de Gijón: Quid verum, quid utile. C’était une
manière se suivre la maxime horacienne citée plus haut: Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci, / lectorem
delectando pariterque monendo, dont la traduction d’Iriarte serait: “Tous aident de leur voix / celui qui
essaie d’apprendre et de réjouir les autres, / conjuguant de la sorte l’utilité avec la douceur”: voilà la
pratique de l’apophtegme baroque. Or, il nous reste l’autre versant, celui de l’admonestation: il sied à
un écrivain des Lumières que l’on dise castigat ridendo mores, d’où la veine satirique que l’on décèle dans
chacune de ses fables. Si Phèdre plaçait en frontispice de ses Fables ésopiques le besoin de provoquer
le rire avec le conseil –Duplex libelli dos est: quod risum mouet / et quod prudendi uitam consilio monet–, La
Fontaine s’empressait de le suivre dans la fable du “Pâtre et le lion”: “Une morale nue apporte de
l’ennui: / le conte fait passer le précepte avec lui” (VI, I); Iriarte suit sans aucun effort ces dictées de
la tradition des fabliers car il ne demandait pas moins. Or, à la différence de La Fontaine, ce qu’Iriarte
critique le plus, ce ne sont pas les vices moraux mais les vices littéraires: manière de riposter aux
attaques lancées par ses collègues et les écrivains de l’époque. Si La Fontaine s’en était servi pour
invectiver un péché tel que la vanité à travers le recours à l’ambiguïté, Iriarte se sert de la même arme
pour faire grief des vices commis par d’autres auteurs. C’est là, à notre avis, que réside la plus grande
nouveauté des fables d’Iriarte: dans le caractère entièrement original des sujets traités et le fait de
poursuivre un but tout à fait littéraire, tel qu’on l’a vu dans l’avis au lecteur que nous avons traduit
plus haut et qui lui fit gagner l’inimitié des collègues qui se sentaient ciblés.
Malheureusement, de son temps Iriarte ne fut pas compris –dans ces dernières décennies on
l’a souvent traité de moderniste et de surréaliste–: si ses collègues n’ont pas pris conscience de son
objectif (révéler les défauts et les vices des mauvais écrivains afin de découvrir les passions et les
mécanismes secrets qui sont à la base de la littérature), c’est à nous de le faire. De plus, cette originalité
atteint le recueil dans sa totalité; et le mérite de l’uniformité n’est pas l’un des moindres qu’on puisse
lui accorder. D’autres avant lui, évidemment, avaient traité dans leurs apologues certains sujets
littéraires, que l’on songe par exemple à Samaniego. Or, chez Iriarte il s’agit de fables “littéraires”,
même si parfois il est allé un peu trop loin en visant plutôt les défauts personnels de certains
littérateurs que l’activité créatrice elle-même. Il est peu vraisemblable qu’Iriarte ait jamais pris,
contrairement à Samaniego, La Fontaine pour modèle; d’où son mérite, car c’est peut-être l’un des
rares fabulistes qui, n’étant pas un poète aussi grand que La Fontaine, parvint à créer une formule
différente jusqu’alors inconnue. Cependant, avec Cioranescu on peut avancer que ce fut plutôt à ses
dépens, et non pas aux dépens d’autrui. À ses dépens, d’un point de vue biologique –on soupçonne
avec raison que sa goutte s’aggrava précipitamment à cause des diatribes et des luttes littéraires qu’il
mena contre presque tout le monde littéraire– et, plus important encore, d’un point de vue poétique,
car il ressemble en quelque sorte à Pygmalion: à force d’écrire ce genre de fables satiriques et
mordantes, lui-même subit la métamorphose: si chez La Fontaine les animaux représentaient les
humains, chez Iriarte, devancier de Zola, les hommes, et l’écrivain d’abord, deviennent de véritables
animaux. Le résultat est funeste: lupus lupi homo. Le meilleur exemple que nous avons pu trouver à ce
propos est celui du sonnet qu’il récita sur son lit de mort quelques heures avant son décès. Désabusé,
il répond à l’auteur de L’âne érudit plus haut cité; voici les deux tercets:
Así la fuerza corporal padece,
falta paciencia, el ánimo decae;
poca es la gloria, mucha la molestia.
13 Aranguren, Moral y sociedad, Madrid, Cuadernos para el diálogo, 1974, p. 18.
8. 8
El libro vive, y el autor perece.
Y ¿amar la ciencia tal provecho trae?
Pues doy gusto a Forner, y hágome bestia.
La force du corps pâtit,
La patience et le courage viennent à manquer;
La gloire est mince, grand est le malheur.
Le livre vit toujours, mais l’auteur périt.
Et quel est le profit d’aimer autant la science?
Eh bien, je suis l’avis de Forner et deviens une bête.
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9. 9
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