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DIEU (DON JUAN)
Dictionnaire de Don Juan.
Sous la direction de Pierre Brunel,
Paris: Robert Laffont, 1999, p. 318-325.
ISBN: 978-2221078662.
Un romance trouvé au Chili développe une variante du mythe de Don Juan tel que le présentait
la légende espagnole. Comme le convive de pierre s’apprête à foudroyer le galant profanateur, il réalise
que celui-ci porte un reliquaire au cou. Le spectre arrête alors son coup mortel et se limite à prévenir
le jeune homme: “Si ce n’était parce qu’il y a un Dieu, […] tu serais enfoncé vivant dans cette fosse,
de gré ou de force”. Cette variante insiste sur le pardon octroyé à la victime que les forces du Malin
étaient sur le point de mener en enfer; elle montre aussi la face d’un Dieu enclin au pardon.
La divinité devient ainsi un personnage supplémentaire qui prend place aux côtés de la femme
séduite, du valet et du Commandeur. Or si, comme dit l’Écriture, personne n’a jamais vu Dieu, Don
Juan non plus. Pourtant, les débuts de la légende se situent dans une époque où la presque totalité de
l’Occident acceptait l’existence de ce Dieu que personne n’avait jamais vu. C’est précisément cela qui
crée une dialectique entre Don Juan, qui par principe nie Dieu, et le monde qui l’entoure, qui par
principe l’affirme.
La croyance populaire en Dieu est hors de doute dans les premières cristallisations du mythe
sous forme d’ouvrage complexe: L’Abuseur de Séville pièce attribuée à Tirso de Molina, L’Ateista
fulminato d’auteur inconnu, Il Convitato di pietra de Cicognini, Le Festin de pierre de Dorimon, Le Festin
de pierre de Villiers, Dom Juan de Molière, etc. Cette tradition se poursuit pendant longtemps sans
connaître des modifications qui méritent d’être relevées.
On constate toutefois les subversions propres à chaque époque et surtout à chaque auteur.
Ainsi, Byron insiste sur cette croyance de la catholique Espagne. A ce propos la lettre que la mère de
Don Juan envoie à son fils à Moscou est très éloquente. Doña Inès ne cache pas sa fierté de mère
voyant comment son fils se conduit au milieu d’une jeunesse dispendieuse. Elle profite de l’occasion
pour recommander son fils “à Dieu, ainsi qu’au fils de Dieu et à sa mère” (X, XXXII). On est en
l’occurrence face à une situation satirique qui se renouvelle dans le Convive de pierre de Pouchkine.
Doña Anna, qui est venue au cimetière pour se recueillir auprès des restes de son époux, rencontre
un moine. Or ce n’est pas un moine quelconque mais Don Juan déguisé en moine qui cherchait
l’occasion de s’entretenir avec elle. Sans se rendre compte de l’astuce de Don Juan, Doña Anna lui
fait part de sa douleur et ajoute: “Mon père, […] rien n’empêche en votre présence mes prières de
s’élever en paix vers Dieu; je vous demande de joindre votre voix à la mienne” (sc. 3). Le voilà, Don
Juan priant Dieu pour un homme que lui-même a tué afin de lui prendre sa femme! On croit
apercevoir le sort en train de ricaner derrière ces scènes qui sont comme le négatif du film que nous
offraient les pièces de l’Espagne.
La transcendance
Qui dit Dieu dit transcendance et tous ses aléas: un monde de l’au-delà où les romantiques
s’introduisent grâce à des visions fort osées. Dieu est particulièrement présent dans Don Juan de
Marana de Dumas. La divinité détient ici la toute-puissance en vertu de laquelle aucune force de l’enfer
ne peut infliger le mal à un mortel sans qu’elle le permette. C’est d’ailleurs la prière qui lui avait été
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adressée jadis par le seigneur de Maraña; après avoir adoré l’Éternel, il l’avait supplié: “Seigneur,
Seigneur, Seigneur, faites que le maudit / Ne puisse plus tenter, de sa parole immonde, / Ni mon fils,
ni les fils qu’il doit laisser au monde” (I, 1er tableau, 1). Sa prière a été exaucée par le Ciel, ce qui
explique l’inactivité du mauvais ange dont la poitrine est depuis trois siècles chargée du poids du bon
ange. Ce début montre à l’évidence la présence d’un Dieu transcendant qui gouverne l’univers, aussi
bien celui des mortels que celui de l’au-delà: “le corps meurt, mais l’âme survit” (II, 2e t., 13). Le tout
est confirmé par le développement de ce “Mystère”. Voyant que Don Juan agit méchamment, le bon
ange demande à la Vierge Marie de lui accorder la grâce de s’incarner afin de mieux le secourir (II, 1er
intermède). La présence de l’au-delà est encore plus nette lorsque les deux mondes entretiennent des
rapports de plus en plus étroits. Le meilleur exemple de cette imbrication est la scène où Don Josès,
qui s’est vu usurper tous ses biens et ses titres par son frère Don Juan, s’adresse au tombeau où gît
son père. S’il ne croyait pas à l’au-delà, jamais il n’aurait osé demander à l’esprit de son père de lui
faire recouvrer sa condition de gentilhomme. Aussitôt “l’effigie du comte se soulève lentement sur le
tombeau, prend la plume et le parchemin des mains de Don Josès, signe, laisse tomber le parchemin,
et se recouche sans pousser un soupir, sans prononcer une parole” (III, 2e intermède, 2). Ces êtres
déjà morts qui habitent l’au-delà sont une preuve irréfutable de la transcendance.
Dieu, juge suprême
Le monde chrétien où Don Juan a vu le jour affirme que Dieu est le juge suprême. Dès les
premières adaptations littéraires du mythe, tous les personnages affirment l’existence de l’au-delà et
d’un Dieu qui récompense les bons et châtie les méchants; il s’ensuit que Don Juan est aussitôt
considéré comme la cible d’un tel Dieu. Tisbea, une pêcheuse qui dans L’Abuseur de Séville aperçoit le
gentilhomme aux prises avec un naufrage, accourt le secourir en compagnie d’autres pêcheurs. Le
jeune homme, qui avait perdu connaissance, ne tarde pas à la reprendre dans les bras de Tisbea et à
lui faire la cour. Le soir, comme elle est sur le point de lui accorder ses faveurs contre la promesse
qu’il lui fait de l’épouser, elle lui fait considérer “qu’il y a Dieu et qu’il y a la mort” (I, v. 944); par ces
paroles elle le menace de la punition de Dieu si son engagement au mariage n’est pas sincère (v. 960).
Plus tard, lorsque Don Juan est près de déflorer la paysanne Aminta, son valet Catalinón le prévient
des risques qu’il encourt: “Des favoris qui laissent les délits impunis, Dieu tire toujours vengeance”
(III, v. 1997-1999). En effet, il a beau être le fils du grand chambellan du roi, il ne serait point épargné
car, selon l’Écriture, Dieu n’excepte personne. La remontrance que lui adresse son père Don Diego,
dans la pièce de Zorrilla, abonde dans le même sens (1e partie, I, 12, v. 772-773). L’existence de Dieu
suppose donc, dans ces cristallisations espagnoles des XVIIe et XIXe siècles, une croyance en un Dieu
souverain.
Suivant la tradition la plus pure, ces avertissements proviennent en dernier ressort de Dieu lui-
même qui se sert de messagers fidèles. Que l’on songe aux multiples scènes où Don Juan est confronté
à la statue du Commandeur. Le meilleur indice pour savoir qu’il s’agit d’un envoyé de Dieu et non
pas du diable est qu’il est “en grâce” (Tirso, III, v. 2518). Don Gonzalo, dans L’Abuseur de Séville,
s’étonne que Don Juan n’ait pas rectifié sa conduite depuis leur dernière entrevue (III, v. 2773-2775).
Dans L’Ateista fulminato, d’auteur anonyme, la statue conjure le héros de se repentir: “repens-toi,
conte, avant que le soleil ne se couche” (III); cette demande est répétée à deux reprises dans Il Convitato
di pietra de Cicognini et dans Don Giovanni de Da Ponte / Mozart (II, 15).
Croyance et distance
Don Juan ne réagit pas toujours de la même façon face à la transcendance. Séducteur n’est pas
synonyme d’incroyant pas plus que croyant ne l’est de pratiquant: la connaissance qu’ont les démons
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de l’existence de Dieu, dit la Bible, ne les fait pas se convertir mais frémir. La légende espagnole
traditionnelle fait parfois de Don Juan un séducteur qui ne nie pas la transcendance mais qui ajourne
ses propres responsabilités envers elle. C’est le cas de L’Abuseur de Séville où Don Juan répète sans
cesse son maître mot: Qué largo me lo fiáis (“Bien lointaine est votre échéance!”); c’est la réponse qu’il
donne à Tisbea qui le conjure de tenir sa promesse de mariage (I, v. 959-961) et à son père Don Diego
qui le menace du jugement implacable de Dieu (II, v. 1439-1441). L’on en trouve un écho parfait dans
Don Juan Tenorio. Dans l’auberge où Don Diego vient d’assister au récit des méfaits de son fils, il le
renie non sans lui dire auparavant: “Don Juan, je te laisse dans les bras du vice: tu me tues… mais je
te pardonne devant le jugement de Dieu”. La réponse de son fils ne se fait pas attendre: “Bien
lointaine est votre échéance!” (Zorrilla, 1e p., I, 12, v. 788-792). Ce Don Juan espagnol des XVIIe et
XIXe siècles, frivole par nature, espagnol jusqu’à la moelle, n’était pas impie: le nombre et l’intensité
de ses aventures amoureuses ne lui laissaient ni le temps ni le calme nécessaires pour s’arrêter à
considérer les affaires du Ciel. La meilleure preuve est l’absence complète de tout blasphème explicite:
Dieu n’intéresse pas Don Juan.
Il existe une autre tradition, inaugurée cette fois-ci par les divers scénarios des Italiens. Ici le
héros apparaît comme un rebelle aux institutions principales: à la famille, à l’État et à Dieu. Don Juan
prend encore plus de distances par rapport à la doctrine catholique. Cela le rend plus sournois et
complexe. Le Don Juan de ces scénarios est plus réfléchi que celui, par exemple, de L’Abuseur de
Séville ou de Don Juan Tenorio. Il ne s’abrite pas derrière l’excuse d’une échéance qui tarde à venir et
qui, du moins pour le moment, paraît plutôt incertaine. Pourtant la pensée de ce Don Juan reste
encore un peu vague vis-à-vis de la divinité. Plus tard, représenté en France par plusieurs troupes
italiennes, ce Don Juan habillé à la française (l’on remarquera notamment le respect de certaines
bienséances) adopte des contours plus précis encore. Le cas du Festin de pierre de Dorimon est assez
révélateur de cette nouvelle attitude donjuanesque. La réponse que Don Juan donne à son père Dom
Alvaros diffère beaucoup de celle que l’on vient de voir chez Zorrilla: “Que le destin se bande ou
pour, ou contre moi, / Père, princes, ni dieux ne me feront la loi” (I, 5, v. 291-292). Cet esprit
d’indépendance et de fierté face aux instances de l’au-delà est encore plus poussé dans Le Festin de
pierre de Villiers, où Don Juan “se moque de tout” et “ne craint ni dieux, ni diables” (II, 4, v. 520).
L’entretien avec le père se répète dans cette pièce. Face à Don Alvaros qui supplie les dieux d’épargner
son fils (I, 4, v. 219-222), Don Juan renchérit sur sa rage libertine: “Je ne vous connais plus, ni ne
vous veux connaître, / Je ne veux plus souffrir de père, ni de maître; / Et si les dieux voulaient
m’imposer une loi, / Je ne voudrais ni dieux, père, maître, ni roi” (I, 5, v. 307-310). Don Alvaros,
voyant qu’il n’a plus d’ascendant sur son fils, implore le Ciel: “Justes dieux, épargnez à ce fils criminel,
/ à ma prière ardente, un supplice éternel” (I, 5, v. 337-338). Mais cette déprécation ne fait
qu’augmenter l’attitude hautaine et prétentieuse de Don Juan: “Que le sort soit prospère, ou qu’il soit
ennuyeux, / Je suis mon roi, mon maître, et mon sort, et mes dieux” (I, 5, v. 341-342). Il faut noter
cependant que ce Don Juan français accepte l’origine divine de l’univers et reconnaît que c’est de
Dieu qu’il a reçu “l’esprit, l’âme, la connaissance, / la force, la raison, le cœur, l’intelligence”
(Dorimon, V, 8, v. 1793-1795). Mais sa rébellion n’est pas moins claire. Face à la question de l’Ombre
(“Sais-tu bien qu’à présent ce Dieu veut ton trépas?”, v. 1792), il s’insurge avec orgueil en montrant
son épée: “Si le Ciel m’attaquait, je lui ferais la guerre, / Tout au moins je mourrais dans cette volonté”
(v. 1830-1831). Ce Don Juan diffère nettement de l’Espagnol. Si le héros de L’Abuseur de Séville
ajournait sa responsabilité, celui des scénarios italiens, de Dorimon et de Villiers, est placé devant une
punition imminente qui fait éveiller son instinct rebelle.
Le pas suivant est franchi par Molière. Comme l’écrit Gendarme de Bévotte, “il est intéressant
de noter le chemin parcouru de Tirso à Molière. Chez l’auteur espagnol, Don Juan néglige les
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prescriptions de l’Église, mais il les respecte; chez Dorimon, il croit encore en Dieu, mais il le brave;
chez Molière, il est sceptique”. En effet, Dieu n’est pas cité dans la pièce de Molière. Georges
Mongrédien explique que l’intérêt de Dom Juan réside surtout dans l’étude de caractère faite par
l’auteur, dans cette “peinture bien vivante du libertin athée, dressé comme un défi devant Dieu, type
dont la cour offrait alors maints exemples”. On connaît l’histoire de la pièce ainsi que la poursuite
dont elle fut l’objet jusqu’à la suppression du programme. Le prince de Conti, rappelle Mongrédien,
écrivit un traité sur la comédie, qui fut publié après sa mort et où il dénonçait précisément la pièce de
Molière comme une “école d’impiété”, reprochant notamment à l’auteur de n’avoir opposé aux
blasphèmes de son héros que le pauvre Sganarelle, plus familier avec la superstition qu’avec la vraie
piété, et fort ridicule dans sa défense de la religion outragée. Et Mongrédien de conclure: “En dépit
du dénouement moral imposé par la tradition, il est certain que Dom Juan triomphe insolemment
jusqu’au bout, et que ni Sganarelle ni la statue du Commandeur ne contrebalancent efficacement, aux
yeux du spectateur, ses actions immorales et ses déclarations subversives et impies”. On comprend
que certains spectateurs, non contents d’avoir foulé aux pieds la pièce en question et de l’avoir versée
dans la Seine, la reprochèrent de blesser la foi. Voici quelques vers d’un sonnet fort éloquent écrit à
l’époque; après avoir dit tout le mal que mérite l’auteur de Dom Juan, l’auteur anonyme conclut: “Tous
ces maux différents ensemble ramassés / Pour son impiété ne seraient pas assez; / Il faudrait qu’il
fût mis entre quatre murailles, / Que ses approbateurs le vissent en ce lieu, / Qu’un vautour, jour et
nuit, déchirât ses entrailles, / Pour montrer aux impies à se moquer de Dieu”.
Versions romantiques
Déjà en plein romantisme, Musset conçoit Don Juan comme un héros à la recherche de la
femme idéale et de l’absolu. Or, il ne parvient à trouver ni l’un ni l’autre. A leur place, il devra se
contenter de prendre “pour fiancée un rêve” et de rester toujours “prêtre désespéré” dépossédé de
son Dieu (II, XLIV). Ce rapport intime entre la femme et Dieu apparaissait déjà dans la scène du
Convive de pierre de Pouchkine plus haut décrite. Voyant Doña Anna en train de prier pour son époux
défunt, Don Juan croit “voir alors un ange”; mais il avoue que “la prière l’abandonne” car il se sent
comme “perdu dans sa muette extase” pour elle (III). L’on retrouve ici l’un des motifs du romantisme
européen: la croyance aux anges et la perte progressive de Dieu à cause d’une idée nouvelle de la
transcendance. Cette présence d’anges prend une ampleur inouïe chez Dumas. Après avoir commis
plusieurs forfaits, Don Juan entend la voix de sa conscience. C’est le bon ange qui lui dit que le Ciel
et l’avenir sont encore prêts à l’accueillir. Cette conscience du bien lutte contre celle du mal que lui
inspire le mauvais ange. Don Juan se débat dans cette dialectique entre l’amour et la haine envers son
frère bâtard. Comme enfin cette dernière a le dessus, le bon ange murmure avant de quitter le héros:
“Tu m’appelleras comme un vaincu sans armes, / Avec des sanglots et des larmes; / Mais peut-être
que Dieu répondra: «C’est trop tard!…»” (I, 1er t., 7). On retrouve ici les mots prononcés par la statue
du Commandeur dans L’Abuseur de Séville (III, v. 2856). Dans la variante de l’édition Lévy de Dumas,
le visage de Sœur Marthe morte lui montre à l’évidence deux chemins à suivre: Dieu et Satan (9e t.,
4). On connaît le dénouement. Mais ce qui importe est de constater, aussi bien dans la première
version que dans la version définitive, la rôle accordé à Dieu. Ce Don Juan romantique, tout comme
celui de Zorrilla, accepte l’existence de Dieu. Le héros de cet auteur espagnol est surtout un
retardataire. Malgré tous les avertissements célestes, il refuse de croire à une transcendance. La scène
qui se passe dans la maison qu’il vient d’acquérir lors de son retour à Séville est très explicite à cet
égard. C’est là qu’il a accueilli ses deux vieux amis, le capitaine Centellas et Don Rafael de Avellaneda.
Le capitaine trinque à la gloire du Commandeur, ce dont profite Don Juan pour faire un nouvel acte
de foi dans la seule gloire qui existe: “celle de cette vie mortelle” (2e p., II, 1, v. 3307-3309). Peu après,
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la statue fait acte d’irruption et interpelle Don Juan dans des termes qui ne laissent pas l’ombre d’un
doute: “Dieu me permet d’assister au festin sacrilège auquel tu m’as invité au cimetière afin d’éclairer
ta raison. Me voici pour t’apprendre la vérité en son nom: il y a une éternité après la vie de l’homme”
(2e p., II, 2, v. 3432-3439). Ensuite la statue lui annonce qu’il a encore quelques heures pour se
réconcilier avec Dieu; ce qui sera vérifié lors du dénouement par l’intercession de Doña Inès. La
coïncidence fondamentale entre les pièces de Dumas et de Zorrilla consiste en premier lieu dans le
statut primordial accordé à la transcendance et en deuxième lieu dans la capacité salutaire octroyée à
la femme. Grâce à ces approches, ces auteurs romantiques reviennent partiellement aux sources selon
lesquelles la transcendance était hors de doute. Leur ajout n’est pas moins important: c’est un résultat
de la conception sotériologique qui est au cœur du romantisme. La foi de Don Juan grâce à
l’intervention de la femme avait été annoncée chez Musset, puis avait été timidement ébauchée chez
Pouchkine, pour atteindre enfin sa forme définitive chez Dumas et Zorrilla.
Dans le Don Juan de Lenau, Diego, connaissant les forfaits de son frère Don Juan, lui demande:
“Comment te trouveras-tu au jour de l’échéance?”. Si la question suit de près les principes qu’inspirent
les menaces traditionnelles, la réponse se range sur la lignée panthéiste: “Mon dernier souffle sera
l’expiation et la rançon, car il m’enlève moi-même et il m’enlève le monde”. Pour être quitte de la
dette envers l’humanité, il faut la mort; mais cette mort n’implique nullement un châtiment: ce ne sera
que la réabsorption définitive dans l’être divin. On reconnaît ici la vision globale de la nature telle
qu’elle est décrite par Lucrèce dans De natura rerum: Dieu est conçu comme “le dieu générateur, le
seigneur de la planète, qu’insatiable il retient dans ses bras”. Ce n’est pas le Dieu chrétien où était né
le mythe donjuanesque, mais plutôt une divinité totale et absolue dont tout émane, Don Juan y
compris. Les allégresses et les douleurs du héros ne sont donc que manifestations de la puissance de
cette divinité. Force est d’accepter qu’ici la morale n’a plus de place: ce que les hommes appellent
méfait de Don Juan n’est, somme toute, qu’un des multiples souffles du dieu avec lequel il vit en
harmonie intime: chez Lenau, Don Juan, comme tout le reste, est signe efficace de la transcendance
qui élimine toute idée finale d’un “au-deçà”.
Versions modernes
Nombreux sont les héros qui, au XXe siècle, se rangent à la doctrine chrétienne. Le protagoniste
de Delteil est “un animal qui cherche Dieu”. Ce séducteur a tant souffert et tant cherché la raison de
la séduction qu’il finit par changer l’objet de son désir. Sa quête de la femme idéale devient sa quête
de Dieu. On n’est pas étonné qu’il cherche chez ce dernier certains attributs qu’il avait trouvés lors
de ses conquêtes: “Ah! si Dieu lui aussi était en chair et en os!… S’il y avait un pont entre les roses et
l’azur!… Entre l’odor di femmina et l’odeur de sainteté…” (I). On comprend que toute sa vie devienne
une quête passionnée du “pont de Dieu”. En cela Don Juan devient particulièrement hispanique: les
ponts de Dieu qui l’ont précédé ont été empruntés par d’autres héros bien connus: notamment le
Cid, les conquistadors et Don Quichotte. Il décide donc de leur emboîter le pas et devenir
simultanément chevalier, conquérant et mystique. Don Juan mystique: on le retrouve chez Delteil
anxieux de brûler dans l’amour de Dieu; c’est la nouvelle formulation de la recherche d’absolu de
Hoffmann. Ce Don Juan veut être saint “pour saisir à bras-le-corps l’idéal” car “le saint est qui vise
Dieu”. Or conformément à son caractère, Don Juan cherche Dieu à travers les attaches sensibles de
la chair et de la spiritualité; autrement, le héros cesserait d’être Don Juan. C’est ainsi qu’il trouve ce
“pont en l’air par où la sensibilité rejoint Dieu: la Mystique” (III). Don Juan, sans cesser de l’être, veut
devenir saint au milieu d’un monde où il ressent très fortement les attraits de la chair. On se figure
les tourments qu’il éprouve. Lors d’une de ses conquêtes, par exemple, il se rappelle le viol dont il
avait été l’objet dans sa prime jeunesse et aussitôt, en palpant avidement le scapulaire sur sa peau, il
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s’écrie: “Mon Dieu, quoi qu’il arrive, je crois en Vous!” (IV). La foi est ainsi mise à l’épreuve tout au
long de l’œuvre; à travers les méandres de l’aberration et de l’extase, ce Don Juan finit dans un couvent
et meurt en odeur de sainteté.
Cependant, Dieu est en général différemment conçu par le XXe siècle. L’indolence du Don
Juan de Lenau revient dans Don Juan ou l’Amour de la géométrie. Le héros de Frisch est tout simplement
las; il est fatigué de la justice humaine, d’être la victime de tant de femmes qu’il doit séduire, de la
persécution dont il est objet par l’Église espagnole. Dans cet état d’âme, Don Juan a une idée
lumineuse: et s’il inventait cette transcendance, à laquelle il ne croit pas, pour en finir une fois pour
toutes? C’est cela qu’il propose à l’évêque de Cordoue: une comédie où le Ciel le foudroie devant ses
victimes et devant ses créanciers; il profitera de la confusion pour s’enfuir sous une trappe et rentrera
à jamais dans la cellule d’un couvent que l’évêque voudra bien lui octroyer. Sans doute serait-il
parvenu à ses fins si son interlocuteur n’était pas l’un de ces nombreux maris cocus, formidablement
déguisé en évêque… Nous sommes en pleine déconstruction moderne du mythe. Le héros, qui ne
croit ni à la justice ni au Ciel, avoue être “las du sacrilège” et de provoquer sans cesse cet espace bleu
que l’on appelle le Ciel (IV). C’est, on le voit, l’une des issues les plus originales que l’on ait trouvées:
Don Juan créateur de Dieu et de la transcendance pour provoquer la disparition de sa propre légende.
L’un des buts principaux de la pièce de Montherlant est la démolition de tous les résidus
romantiques qui se sont progressivement greffés sur le mythe. Il n’y a donc plus de place pour Dieu
dans une pièce héritière de celle de Molière. C’est ainsi que l’on comprend les motivations de chacun
des actes du héros. A cet égard, la scène de la broche est très révélatrice. Comme il prend congé de
la jeune Linda, celle-ci lui rappelle qu’il lui avait promis une broche. Don Juan s’étonne de l’avidité
de Linda, hésite, puis lui dit: “Tiens, va, prends-la. Je te la donne pour l’amour de… Non, je ne peux
pas dire «pour l’amour de Dieu»; Dieu, ce n’est pas sérieux. Pour l’amour de qui? Pour l’amour de
moi? Bah! disons «pour l’amour de toi», et qu’on n’en parle plus” (I, 2). Le référent est clair: c’est le
héros du Dom Juan qui promet au pauvre de lui donner un louis d’or à condition qu’il veuille jurer.
Comme le pauvre refuse d’obtempérer, Dom Juan renchérit: “Prends, le voilà prends, te dis-je, mais
jure donc”. Enfin, face à l’obstination du pauvre, Dom Juan finit par lui dire: “Va, va, je te le donne
pour l’amour de l’humanité” (III, 2). Le héros de Molière était pour le moins philanthrope. Celui de
Montherlant refuse toute sorte de croyance: il ne croit ni à Dieu, ni à l’humanité, ni au narcissisme
romantique. Dans ces croyances, il ne trouve qu’une pure comédie: “Dieu! Jadis, la religion
m’indignait. Maintenant, elle n’est plus pour moi que quelque chose de comique” (I, 4). La déclaration
la plus importante de cet athéisme chez Montherlant se trouve dans la scène où Don Juan se bat en
duel avec le Commandeur. A peine ont-ils dégainé que Don Juan, vaincu à cause de sa lenteur, laisse
tomber son épée. Son rival l’adjure de demander pardon à Dieu pour ses crimes. Et Don Juan de
répondre incontinent: “Je ne demanderai pas pardon à un Dieu qui n’existe pas pour des crimes qui
n’existent pas” (II, 4). Le Commandeur persiste, enjoint à Don Juan de se repentir et le menace des
peines qui l’attendent en enfer. La riposte de Don Juan est ferme: “Je veux être en une seconde dans
le néant, et ne me sentir plus. Tuez-moi, Commandeur, pour l’amour de ce Dieu qui n’existe pas”.
Le discours d’Alcacer appuie cette thèse du Don Juan de Montherlant. Le premier penseur a beau
dire que Don Juan “est en quête de l’absolu, c’est-à-dire de Dieu” (III, 2), le fils bâtard de Don Juan
lui répond que “Don Juan ne croit pas en Dieu, s’en trouve fort bien, et n’a nulle envie d’y croire”.
On aura remarqué la riposte de Montherlant à la thèse de Hoffmann: chez cet auteur allemand tout
se résumait dans la “quête de l’absolu” et la “nostalgie infinie” qui inondaient le héros. Dans cette
modalité du mythe, il n’y a de place ni pour un “dieu générateur” (comme chez Lenau), ni pour une
“quête de l’absolu” (comme chez Hoffmann), ni pour une transcendance inventée (comme chez
Frisch). Chez Montherlant, il n’y a ni Dieu ni diable, pas plus qu’il n’y a ni ciel ni enfer: on est en plein
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nihilisme et l’on éprouve un certain frisson en pressentant que le mythe risque de s’effriter entre nos
mains.
Bibliographie
Éditions
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MOZART, Amadeus et Lorenzo DA PONTE, Il Dissoluto punito ossia il Don Giovanni trad. Gilles de Van (1979),
CD: Berlin, Jesus-Christus Kirche, coproduction Érato / Rias Berlin, 1992.
MUSSET, Alfred de, Namouna. Conte oriental, in Premières Poésies (1829-1835), éd. Maurice Allem, Paris, Garnier,
1967.
POUCHKINE, Alexandre Sergueievitch, Le Convive de Pierre. La Roussalka, éd. Henri Thomas, Paris, Éditions
du Seuil, 1947.
TIRSO DE MOLINA, El burlador de Sevilla. Atribuida a Tirso de Molina, éd. Alfredo Rodríguez López-Vázquez,
Madrid, Cátedra, coll. “Letras Hispánicas”, n 57, 7e éd., 1995.
– L’Abuseur de Séville. (Don Juan). El Burlador de Sevilla, éd. Pierre Guenoun, bibliogr. nlle Bernard Sesé, Paris,
Aubier, coll. “Domanine hispanique”, 1991 (1968).
VILLIERS, Sieur de, Le Festin de Pierre ou le Fils criminel, in Le Festin de Pierre avant Molière. Dorimon, de Villiers,
Scénario des Italiens, op. cit.
ZORRILLA, José, Don Juan Tenorio, éd. Luis Fernández Cifuentes, introd. Ricardo Navas Ruiz, Barcelona,
Crítica, 1993.
Note: pour les éditions non françaises, c’est nous qui traduisons.
8. 8
Études
BOUVIER, Michel, “Dom Juan et les moralistes”, in Molière. Dom Juan, études recueillies par Pierre Ronzeau,
Paris, Klincksieck, coll. “Parcours critique”, 1993, p. 100-106.
BOYER, Herni, “Miséricorde de Dieu et Apothéose de l’Amour”, in Obliques, numéro spécial Don Juan, 4-5,
1981, p. 53-59.
DIDIER, Béatrice et Gwenhaël PONNAU, in Le Commandeur et Don Juan, Paris, Éditions Opéra, coll.
“Recherche et Concours”, 1994.
FEAL, Carlos, “Dios, el diablo y la mujer en el mito de Don Juan”, in La Torre, XXXIV, 134, 1986, p. 81-102.
LOSADA, José Manuel, “Péché et punition dans L’Abuseur de Séville”, in Don Juan. Tirso, Molière, Pouchkine,
Lenau. Analyses et synthèses sur un mythe littéraire, études recueillies par José-Manuel Losada et Pierre Brunel,
Paris, Klincksieck, 1993, p. 7-22.
– “Don Juan y trascendencia”, in Tirso de Molina: del Siglo de Oro al siglo XX. Actas del Coloquio Internacional,
Pamplona, Universidad de Navarra (15-17 décembre 1994), études recueillies par Ignacio Arellano et
al., Madrid, n.º monographique de la revue Estudios, 1995, p. 181-211.
– “Culpabilidad en el mito de Don Juan en la literatura europea”, in Mito y personaje. III y IV Jornadas de teatro,
études recueillies par María Luisa Lobato et al., Burgos, Ayuntamiento de Burgos, 1995, p. 177-192.
MOREL, Jacques, “La scène du pauvre”, in Molière. Dom Juan, op. cit., p. 77-82.
ROUSSET, Jean, Le Mythe de Don Juan, Paris, Armand Colin, coll. “U prisme”, 1978.
TRUBIANO, Mario F., “Liberté, grâce et destin dans le théâtre de Tirso de Molina: El burlador de Sevilla”, in
Tirso de Molina. El burlador de Sevilla, études recueillies par Didier Souiller, Paris, Klincksieck, coll.
“Parcours critique”, 1994, p. 103-114.
TRUCHET, Jacques, “Molière théologien dans Dom Juan”, in Molière. Dom Juan, op. cit., p. 83-92.