Formation M2i - Comprendre les neurosciences pour développer son leadership
Une approche comparatiste sur l’amour de Don Juan.pdf
1. 1
UNE APPROCHE COMPARATISTE SUR L’AMOUR DE DON JUAN
Neohelicon (Budapest / Amsterdam), 24 / 1 (1997), pp. 163-217.
ISSN: 0324-4652.
https://link.springer.com/journal/11059/volumes-and-issues/24-2
I. Motif mythologique
Le thème de l’amour est, surtout dans le mythe donjuanesque, un mythe lui-même; rien
d’étonnant par conséquent à ce qu’il soit représenté sous son enveloppe mythique d’enfant ailé qui
faisant fi de toute opposition décoche ses traits et atteint toujours sa cible. Il se faufile entre les
remparts du château du roi de Naples (Tirso, I, v. 172-176) et entreprend son but chez les femmes
qui, comme la pêcheuse Tisbea, osent le narguer (Tirso, I, v. 412-475). La bergère Amarante se
présente comme un parallèle parfait de la pêcheuse espagnole. Toujours farouche à l’approche de ses
égaux les autres bergers, elle décide subitement de prendre pour amant celui qui lui plaise en premier,
Don Juan en l’occurrence, qui vient de sortir d’un naufrage; le résultat est résumé par le valet Briguelle:
“Que ce sexe est fragile en l’amoureux mystère!” (Dorimon, IV, 4, v. 1194). Ce que les femmes ne
savent pas, c’est que le héros a su gagner la bienveillance du dieu Amour et qu’il lui demande conseil
lors de chaque nouvelle entreprise (Mozart / Da Ponte, I, 10, p. 118). La tradition classique peint
l’amour sous forme d’un enfant espiègle; c’est ainsi que le représente Byron: origine même du mal
mais faiseur de tant de stratagèmes amoureux qu’à peine on peut lui donner le nom de diable (I, CCV);
lorsqu’une femme est face à Don Juan, Cupidon enivre dès le premier trait: “quintessence de
laudanum, «médecine noire» qui porte sur-le-champ à la tête, sans le vil expédient des rasades à plein
verre” (IX, LXVII). Mieux encore, “Éros lui-même [est] le dieu de l’amour, mais lui-même n’[est] pas
amoureux” (Kierkegaard, p. 52); en cela, on aura l’occasion de voir que Don Juan s’identifie
pleinement au motif mythologique: il répand l’amour partout sans pour autant être amoureux. Zorrilla
trouve que les femmes des différentes versions du mythe donjuanesque sont des filles de Vénus
(Souvenirs du temps jadis, XVIII, in Don Juan Tenorio, p. 230). Chez Lenau, c’est grâce au valet Marcello
que nous apprenons que l’amour est pour Don Juan “le souffle ardent d’un dieu” (p. 40). Dans
L’Abuseur qui n’abuse pas de Grau, le professeur Eugenio se sert de sa science pour décrire les ravages
faits par le héros: “Il est venu au monde amenant Cupidon sous ses ordres, et son regard s’enflamme
là où il y a une femme appétissante, et le mot blessant et léger lui vient à la bouche comme une flèche
invisible…” (I, p. 142).
Toujours conformément à la tradition classique, l’amour apparaît enveloppé sous la métaphore
du feu qui brûle tout à son passage. Il met en feu l’âme de Don Juan et de Tisbea (Tirso, I, v. 938-
939 et v. 951-953), transforme le séducteur en “salamandre du feu” que ressent Doña Ana (Zamora,
I, v. 858), provoque chez Don Juan les “ardentes pulsations de [sa] jeunesse” (Lenau, p. 4) et le
consume par son feu (Tolstoï, prologue, p. 217, vid. aussi Barbey d’Aurevilly, II, p. 64). Enfin lorsque
la pêcheuse de L’Abuseur de Séville se rend compte de la tromperie, elle recourt au même motif en
disant que sa cabane a été entièrement brûlée. Cet effet se répète vis-à-vis d’Arminta (Tirso, III, v.
2078), d’Amarille (Dorimon, I, 2, v. 85), de Done Elvire (Molière, IV, 7) et de Doña Inès (Zorrilla, 1e
partie, IV, 3, v. 2200).
2. 2
II. Caractéristiques de l’amour de Don Juan
“L’amour, tel qu’il existe dans la société, n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de
deux épidermes”. La CCCLIXe maxime de Chamfort est à juste titre reprise par Musset lors du
deuxième chant de Namouna. En effet, nombre des réflexions faites par la critique au sujet de l’amour
de Don Juan reprennent de près ou de loin cette conception de la passion amoureuse. Barbey
d’Aurevilly signale que ce “rude spiritualiste […] aime les âmes encore plus que les corps” (II, p. 64).
On peut donc dresser une étude sur ses diverses manifestations, depuis le plus superficielles (la
galanterie et l’universalité de l’amour donjuanesque) jusqu’aux plus profondes (la recherche de la
beauté et de l’idéal –qui se résument dans la quête du Beau Idéal–, l’impossibilité de tout engagement
formel, l’amour sensuel, l’amour mental et l’amour salutaire).
a) Galanterie
Il convient de faire une distinction entre Don Juan galant et Don Juan amant. Le premier
refuse toute identification avec l’amour, passion beaucoup plus sérieuse. Il n’est pas inintéressant de
rappeler que l’on retrouve ici les véritables sources de la légende telles qu’elles sont décrites dans les
romances anonymes de l’Espagne. La galanterie, très à la mode lors des premières versions du mythe,
paraît lui convenir mieux; Don Juan lui-même prend ce parti, comme dans le monologue de la pièce
de Dorimon: “Je ne connus jamais un amour violent, / Et ne veux d’Amarille être que le galant, / Et
poursuivant ce bien jamais la jalousie / N’arrêtera le cours de ma galanterie” (I, 3, v. 75-78). Il semble
bien que De Villiers se soit inspiré de Dorimon pour le monologue où le héros se moque des plans
de Don Philippe: “Et quoique mon amour ne soit pas violent, / Que ne je veuille ici passer que pour
galant, / Je te veux faire voir dedans cette poursuite / Que je ne manque pas d’adresse et de conduite”
(I, 3, v. 161-164). Le développement est la description des astuces que le galant met en œuvre pour
parvenir à ses fins, dans la lignée des galants célèbres de comédies. Adroit dans ses manières avec les
femmes, Don Juan ne perd rien en leur faisant la cour comme le ferait un galant. Si elles répondent à
ses avances, pense-t-il, il pourra grossir son catalogue; dans le cas contraire, il restera après aussi libre
qu’il l’était auparavant (Zamora, I, v. 157-164). Depuis le début jusqu’au XXe siècle (vid. Grau et
Torrente Ballester), Don Juan apparaît souvent comme un galant fort courtois qui soigne avec minutie
toutes ses manières avec les femmes et qui ne supporte qu’elles soient maltraitées physiquement par
un tiers.
Cette délicatesse du geste n’ôte rien à l’impétuosité de son amour. Elle est si forte qu’il lui est
inutile de s’y opposer: “l’amour me guide à mon inclination: il n’est point d’homme qui puisse y
résister”, dit Don Juan en se dirigeant vers la chambre d’Arminta (Tirso, III, v. 2029-2031). C’est,
comme lui-même l’avoue, une pente qu’il suit facilement (Molière, I, 2). Cet attrait devient plus fort
encore chez les romantiques qui, comme Dumas, excellent dans l’emportement des passions. C’est le
cas de Sœur Marthe que l’amour a rendue folle et qui entre en scène comme une nouvelle Ophélie.
Don Juan, l’apercevant, ressent à nouveau son cœur enflammé et prie Dieu de lui donner des forces
contre l’amour (IV, tableau V, 3); il faut dire toutefois qu’en l’occurrence un attrait de cette envergure
s’explique du fait que Sœur Marthe est un ange descendu du Ciel pour obtenir le salut de Don Juan.
b) Universalité
Il ne fait aucun doute que l’amour de Don Juan, si jamais il existe, ne peut avoir pour but qu’un
seul objet (sauf, on le verra, à l’époque romantique). Dans ce sens, son amour est universel; il
n’excepte ni les personnes humaines… ni les animaux! Ainsi, dans la pièce de Cicognini, après la fin
heureuse du naufrage, Passarino se félicite d’avoir quitté la mer; autrement, son maître “se serait épris
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d’une baleine” (I, 11). Ce dernier avoue éprouver un sentiment si vaste qu’il aime toutes les femmes
(Mozart / Da Ponte, II, 1, p. 188). On peut trouver l’explication de cette démarche dans la réflexion
de Kierkegaard: dans son amour pour les femmes, Don Juan “ne s’arrête pas à une seule mais s’étend
à toutes, c’est-à-dire que toutes sont séduites, car il n’existe que dans le moment” (p. 75). Cette
sensibilité face à l’instant fuyant est une caractéristique de toutes les aventures amoureuses de Don
Juan: “Je vis de tout ce qui est au présent”, avoue-t-il à Hortensia dans la pièce de Grau (II, p. 163).
On dirait qu’il se nourrit de la fuite universelle de moments épars. Comme par définition le moment
est une somme de moments; un amour est une somme d’amours et vice-versa: toutes les amours de
Don Juan se résument dans l’unité de son essence. Cela suppose que le séducteur, se mouvant
toujours “dans le large cercle des belles femmes”, trouve chaque amour différent de celui qui le
précède (Lenau, p. 4). Mais c’est justement là qu’il se trompe: ayant cru que l’amour est un suffrage
universel et que le nombre des bulletins roses décide de son succès, il a passé son temps à enfiler des
perles: c’est un défaut de perspective que le Commandeur lui dévoile: “Tu as commis le plus enfantin
des enfantillages, celui de chercher la quintessence dans la quantité” (Delteil, V, p. 175). En effet, Don
Juan, un personnage fait pour l’amour, qui se croit amoureux sans savoir de quoi (Frisch, I, p. 20),
pense que son amour dépend du nombre des femmes séduites; aussi est-il condamné à dresser sans
cesse un compte minutieux et d’y inscrire le nombre ou le nom (selon les cas) des victimes. Plus elles
sont nombreuses, plus il croit s’identifier à sa raison d’être.
c) L’amour de la beauté
Pour ce qui est de la recherche de la beauté, Don Juan commet surtout une erreur de point de
vue, ayant tendance à assimiler l’amour avec la beauté. Don Juan apparaît souvent comme un obsédé
non pas de l’amour mais de la beauté, qu’il confond souvent avec l’amour lui-même. Il est curieux,
par exemple, qu’à la suite d’un naufrage qui a failli lui coûter la vie, comme il décide de changer de
vie et de résister à toute tentation, il s’exclame: “Mes dieux! quelles beautés à mes yeux se présentent?”
Ce sont Oriane et Belinde. Don Juan ne tardera pas à enlever la dernière de ces deux paysannes afin
“de contenter [ses] flammes amoureuses” (Villiers, IV, 5, v. 192 et 1224). Il est clair que Don Juan
aime plutôt la beauté de la femme que la personne de telle ou telle femme. Molière développe cette
démarche donjuanesque lors du premier dialogue entre le maître et le valet (I, 2). Cet entretien est
indispensable pour comprendre un autre point également capital concernant l’amour de Don Juan
dont il sera question plus bas: son aversion pour l’engagement. Lorsque Don Juan dit que la beauté
le ravit partout où il la trouve et qu’il cède facilement à cette douce violence, il indique que la beauté
physique est pour lui la seule partie visible de l’amour. Il ne dit pas: “J’aime telle ou telle femme” mais
qu’il ressent de l’amour “pour une belle” (I, 2) et que son “cœur est à toutes les belles” (III, 5). Cette
attitude lui sied si bien qu’il lui suffit d’être “amoureux d’une belle dame” pour être sûr qu’elle l’aime
(Mozart / Da Ponte, I, 4, p. 84-86). Sitôt dit, sitôt fait: en Flandres, dès qu’il voit “une jolie femme”,
tous les moyens sont bons pour l’obtenir; et plus tard, lors de son retour à Séville, il ne songe qu’aux
“beautés” qui l’y attendent (Mérimée, p. 46 et 54).
Parmi tous les sens, Don Juan accorde un intérêt spécial à la vue, le sens qui lui est
indispensable pour mieux apprécier la beauté des femmes: “je conserve des yeux pour voir le mérite
de toutes” (Molière, I, 2). Les femmes, ou plus précisément les belles femmes, ne sont pour Don Juan
que des objets intéressants en vertu de leur beauté. Au lieu de les considérer comme des personnes
individualisées, il n’y voit que leur partie positive et dédaigne tout le reste. Aussi ne sera-t-on pas
étonné qu’il dise “un beau visage” ou “une jeune beauté” pour parler des femmes qu’il rencontre: il
est particulièrement attiré par leur côté esthétique. C’est le cas de Charlotte: “Peut-on voir rien de
plus agréable?”, s’exclame-t-il. On imagine la scène, Don Juan mettant en valeur devant Sganarelle,
4. 4
comme s’il était question d’une jument dans une foire, toutes les parties qui rendent Charlotte objet
d’amour: la taille, la tête, le visage, les yeux, les dents, les lèvres… Bref, voilà, dit-il, une “grande
beauté” qu’il vaut la peine de conquérir (Molière, II, 2). Il convient de souligner qu’en matière d’amour
Don Juan ne s’arrête pas à considérer le lignage des femmes séduites. Dans la pièce de Zamora, son
valet Camacho lui reproche d’avoir séduit à Naples l’illustre dame Julia Octavia; mais peut chaut à
Don Juan la condition sociale de ses victimes: “Quelle ignorance que la tienne! Une fois le mal fait,
qu’importe qu’elle soit noble ou paysanne? De plus, pourvu qu’elle ait un beau visage qui plaise à
mon goût, je ne m’enquiers pas de son lignage” (I, v. 40-46). Cela est d’autant plus intéressant que
son propre lignage à lui est assez haut, ce qui suppose des contraintes sociales non négligeables: Don
Juan est plutôt un amant des beautés que des qualités féminines. Seule la beauté l’intéresse à cause du
plaisir qu’elle lui procure. D’où sa préoccupation pour que la beauté (tout comme l’idéal) soit parfaite:
une tache est un expédient suffisant pour délaisser la femme choisie. “Doña Teresa avait à la gorge
un signe assez apparent”, raconte Mérimée; ce qui au début fut considéré par Don Juan comme “la
plus ravissante chose du monde” cessa par la satiété de lui paraître telle. La conséquence ne se fit pas
attendre et Doña Teresa fut immédiatement remplacée par sa sœur Doña Fausta (p. 36). Si Don Juan
ne tient pas compte de la condition des femmes, il exige du moins qu’elles soient un condensé de
beauté; ce qui explique, en dernier ressort, que le séducteur se lasse bientôt: perfectionniste en tout,
il doit se résigner à errer sans cesse à la recherche de la beauté absolue.
Tel est Don Juan, un héros qui se maintient toujours “alerte au service du beau”. C’est là que
son amour s’y complaît: dans son unité, car “chaque beauté est unique en ce monde” (Lenau, p. 4).
Cette unicité de la beauté féminine explique la manière dont le protagoniste regarde chaque femme.
Aucune ne lui est indifférente et il les regarde toutes comme si, lors de cette contemplation extatique,
chacune était la seule femme existante dans le monde. Peut-être Azorín est-il l’auteur qui s’est le
mieux exercé à décrire la physionomie des femmes. C’est le cas de Jeannette (la fille du Maestre Don
Gonzalo) et de Sœur Natividad. A ses dix-huit ans, Jeannette apparaît comme une petite bête
farouche; après les premiers instants de méfiance, elle adopte des manières plus douces sans toutefois
renoncer à certains gestes brusques. Don Juan observe avec plaisir tous ses gestes et les contours de
sa taille délicieusement ondulante. Peu après, le Maestre Don Gonzalo propose à Don Juan une visite
touristique du patio du couvent de San Pablo. C’est lors de cette visite que le narrateur excelle dans
la description des beautés du patio et de Sœur Natividad, la religieuse qui s’y trouve en train de faire
du jardinage:
Le patio est en silence. L’on entrevoit un ensemble de fleurs au milieu. La parure épaisse des jasmins,
surchargée d’odorantes fleurs blanches, grimpe jusqu’à la galerie. Le ciel bleu tend un vélum sur le patio.
Les promeneurs marchent lentement. Sœur Natividad se trouve parmi les arbustes fleuris. Elle tient un
panier d’une main et des ciseaux de l’autre. La pierre travaillée est placée, comme une dentelle subtile et
transparente, autour des arcs et sur les chapiteaux des colonnes. Sœur Natividad, d’un geste lent, coupe
les fleurs du jardin. Elle n’a pas frémi en voyant entrer les visiteurs; mais un léger sourire s’est dessiné
sur son visage. De temps à autre, Sœur Natividad se penche ou se met de côté pour saisir une fleur: la
courbe élégante de sa hanche et le galbe harmonieux de son sein se dessinent sous l’étamine blanche…
Tout à coup, faisant un pas en avant, la longue tunique s’accroche au branchage. Les jambes sont
découvertes. L’élargissement de la gracieuse courbe charnue et pleine qui commence au talon, serrée
par une soie fine et blanche, reste à pleine vue. Sœur Natividad s’en est-elle aperçue? Un moment passe.
Enfin, d’un mouvement tranquille de sa main, Sœur Natividad baisse la tunique. – Regardez, dit Don
Gonzalo en indiquant du bâton la décoration des arcs; regardez comme elle est belle. Don Juan et Sœur
Natividad ont regardé vers le haut. Le regard plongé dans le ciel et les yeux pleins de lumière, Sœur
Natividad affecte le geste amoureux et souriant de celui qui attend ou qui va offrir un baiser. – Elle est
belle, a répondu Don Juan en considérant la délicate décoration de la pierre. Puis, lentement, baissant
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les yeux et les posant sur ceux de Sœur Natividad: – Elle est vraiment… belle. Deux roses, aussi rouges
que celles du jardin, paraissent sur les joues de Sœur Natividad, et elle s’est penchée sur un rosier (XXX,
p. 71-72).
La quête de la beauté acquiert parfois au XXe siècle une formulation tout à fait différente,
d’autres éléments venant s’immiscer dans le mythe donjuanesque. L’expérience esthétique telle que
la veut le modernisme demande que le héros lui fasse une place d’honneur au sein de son univers.
Plus que jamais, l’on assiste alors à une réflexion de l’art sur lui-même: l’art se pense et, par la suite,
devient le seul objet de son étude. Don Juan ne pouvait être étranger à cette conjecture moderniste
et au défi métalittéraire qu’elle entraîne. C’est le cas du protagoniste de Shaw, qui s’adonne
complètement à la tâche sociale et décrie l’attitude de l’artiste qui préfère voir mourir sa femme et ses
enfants plutôt que de se consacrer à des activités autres que son art. John Tanner (Juan Tenorio) se
croit dans le devoir moral de blâmer cette attitude qu’affecte le “véritable artiste”: celle d’abuser les
femmes sous prétexte des émotions qu’elles lui inspirent; par le recours à des propos mensongers cet
artiste persuade les femmes afin de mieux atteindre son but égoïste (I, p. 61-62). Il est impossible de
ne pas entrevoir ici un sarcasme adressé aux séquelles romantiques du mythe.
d) La quête d’idéal
On peut se demander si cette recherche inassouvie de la beauté ne cache pas une quête plus
profonde encore: la quête d’idéal. Cette dimension ne pouvait apparaître dans les pièces du XVIIe
siècle, où tout se passe à une vitesse inouïe. Ces questions trouvent leur place pour la première fois
dans le romantisme. Le héros, et parfois même le narrateur, se demandent quel est l’objet ultime de
toutes les entreprises amoureuses. Aussi n’est-il pas hasardeux de penser que Don Juan cache au
tréfonds de son esprit une anxiété existentielle; de fait, il semble se débattre entre deux forces, le bien
et le mal.
Cette dualité est chez Hoffmann le fondement de la perplexité du spectateur face à l’attitude
de Don Juan vis-à-vis de Donna Anna: “Pourquoi ne s’enfuit-il pas? Son forfait le condamne-t-il à
l’impuissance? Ou bien est-ce le combat de la haine et de l’amour dans son âme qui lui ravit son
courage et sa force?” (p. 37). On découvre que c’est bien plutôt la deuxième raison qui explique le
manque de réaction de Don Juan. Cette haine et cet amour ne sont pas deux sentiments qui se
trouvent dans les premières versions du mythe; ils sont le résultat des prémisses romantiques. De
plus, Don Juan ne peut haïr ou aimer à moitié: le héros prend ainsi une autre allure. Plus qu’un simple
amateur de beautés féminines, Don Juan devient un héros en quête d’idéal. Peu importe la qualité du
concept transcendantal généralement admis par la philosophie (le vrai, le bien, l’un ou le beau): le
point de vue philosophique de ces réflexions sous-entend que le héros est, tout simplement, un
chercheur d’idéal. La nature la plus intime de l’homme se sent profondément exaltée au contact de
l’amour total; cet enthousiasme acquiert des dimensions ontologiques au point que “son action […]
détruit et transfigure les éléments les plus intimes de l’existence”. Ce pèlerin de l’amour se demande
si “la jouissance prise à la femme” peut désaltérer sa soif d’absolu. Ici encore Don Juan se méprend:
il juge que “cette nostalgie infinie qui [le] met en relation immédiate avec le supraterrestre” peut
disparaître avec l’assouvissement de sa passion. Cette méprise est expliquée par le défaut de
perspective plus haut noté au sujet de la beauté féminine. “Fuyant sans cesse d’une belle femme vers
une autre plus belle encore”, Don Juan espère “toujours trouver l’idéal dans la satisfaction ultime”. Il
ne tarde pas à se croire “toujours trompé dans son choix”. Cette première déception en entraîne une
autre plus grave encore: dupé par son propre raisonnement, Don Juan finit par “trouver toute vie
terrestre […] plate et morne” (p. 61-63). La conséquence est double: la destruction de chaque beauté
qu’il rencontre à son passage et la rébellion face à un idéal qui semble le narguer.
6. 6
Le constat de son incapacité à atteindre l’idéal qui donne un sens à sa vie explique le désespoir
du héros dans certaines versions du mythe. Fort loin du plaisir charnel qui porterait un coup mortel
à l’image idéale que le héros s’est faite de la femme, Don Juan aime tendrement. Ainsi, la
confrontation simultanée de son amour envers Doña Anna avec la fidélité dont celle-ci fait montre à
l’égard de feu son mari réduit Don Juan à l’état d’un “misérable sacrifié à son amour désespéré”
(Pouchkine, III, p. 65).
Ce chercheur d’idéal est aussi chanté par Musset dans Namouna. On n’a pas de mal à
comprendre pourquoi le romantisme le préfère au Don Juan “hautain et audacieux” du XVIIe siècle.
Ce dernier est un “roué” qui, par principe, corrompt le plaisir à force de le prostituer; incapable
d’amour, il n’est amoureux que de lui-même. Il s’ensuit que les romantiques s’en soient pris au héros
de Molière pour lui préférer celui de Mozart ou de Hoffmann. Musset trouve que le protagoniste de
Dom Juan n’est plus qu’un simple séducteur de courte vie: ce “Don Juan ordinaire” est toujours ivre
et joyeux. Ce n’est pas tout, il est parricide, hypocrite, mensonger: “il jette un drap mouillé sur son
père qui râle”, réduit “l’étude de sa vie” à “en cacher le fond” et se sent stimulé “bernant Monsieur
Dimanche”. Bref, Musset juge que ce “roué Français […] c’est l’ombre d’un roué qui ne vaut pas
Valmont”. Et pour cause, le héros de Molière est bien froid aux yeux des romantiques, eux-mêmes
toujours à la recherche d’idéal. Ils lui substituent volontiers un autre “roué” plus beau parce que plus
poétique: celui “que personne n’a fait, que Mozart a rêvé, / qu’Hoffmann a vu passer, au son de la
musique, / Sous un éclair divin de sa nuit fantastique, / Admirable portrait qu’il n’a point achevé”.
Le Don Juan romantique est chercheur d’idéal par principe; “pensif comme l’amour” et “beau comme
le génie”, il ne diffère pas beaucoup de l’Homme parfait car il est “tombé, comme le Christ, pour
aimer et souffrir”. Il n’est pas aussi fort que le Don Juan de Dorimon ou de Villiers, il est même un
peu faible et a “besoin d’autrui”. On le voit donc soupirer, en train de caresser sa maîtresse comme
seul le ferait une créature angélique. Évidemment, ce n’est pas non plus le spadassin espagnol de la
pièce attribuée à Tirso ou moins encore celui de Zamora: tout comme il aime, il “est aimé de tous”.
Il est donc moins frivole, il souffre et savoure la vie par petites bouchées pleines d’émotions. Bref,
c’est le Don Juan chercheur d’idéal dont personne ne peut prédire le sort et qui fait jurer à l’amour
qu’il sera éternel (II, XIV-XXIX). Ce jeune homme, on s’en doute, est le seul Don Juan que les
romantiques pouvaient accepter. Il est curieux, par exemple, que Victor Hugo, le seul d’entre eux qui
identifie Don Juan au personnage de Molière, évite les scènes amoureuses et ne parle que de celles
où le héros se confronte à l’au-delà. L’amour du Don Juan romantique n’est donc que l’incarnation
de la quête d’absolu. Suivant les réflexions de Hoffmann, Musset trouve que les “massacres
amoureux” de Don Juan sont une conséquence non voulue d’une méprise. Enveloppé de ténèbres,
ce jeune homme aime, “croyant toujours voir sur [ses] amours nouvelles / Se lever le soleil de [ses]
nuits éternelles” (II, XLIII). C’est, somme toute, la quête romantique de la divinité: “Demandant aux
forêts, à la mer, à la plaine, / Aux brises du matin, à toute heure, à tout lieu, / La femme de ton âme
et de ton premier vœu! / Prenant pour fiancée un rêve, une ombre vaine, / Et fouillant dans le cœur
d’une hécatombe humaine, / Prêtre désespéré, pour y chercher ton Dieu” (II, XLIV).
Cet idéal paraît s’être cristallisé à plusieurs reprises; le plus souvent dans le personnage d’Anna.
Cette fille du Commandeur chez Mozart et Hoffmann, son épouse chez Pouchkine, a connu un grand
succès chez les romantiques qui la regardent comme le comble de la perfection recherchée par Don
Juan. Même le héros de Lenau trouve qu’autour d’elle “le monde s’efface dans la nuit” (p. 23). Cette
Anna, qui laissait impuissant Don Juan dans la pièce de Mozart –“Pourquoi ne repousse-t-il pas cette
femme d’un poing vigoureux?” (Hoffmann, p. 37)–, continue d’ensorceler le héros de Lenau: au fond
des yeux d’Anna pensive, il saisit “une volupté encore plus intense que ne sauraient l’atteindre un
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baiser et la plus intime des étreintes” (p. 23). Face à cette promesse d’idéal, Don Juan ne pense plus
à la possession mais à l’identification car il perçoit l’approche du divin.
A la suite de Mozart et de Hoffmann, Alexis Tolstoï se sert également d’Anna pour étayer sa
conception de Don Juan comme un personnage en quête d’idéal. Dès le début de sa pièce, Satan
apprend aux esprits que ce jeune homme ne regarde pas que les dames: “Il rêve aussi d’amour”. C’est
pour cela qu’il est devenu l’objet d’un choix funeste qui se résout dans un jeu dialectique: Don Juan
est simultanément l’élu du Père, Amour par essence, et de Satan, reste d’un “sombre idéal” à la suite
de sa rébellion. C’est ce choix dernier qui provoque le malheur de Don Juan. Satan veut faire de lui
une réplique parfaite du satanisme; pour y parvenir, rien de plus astucieux que de fabriquer une
femme-fantôme suivant un schéma préconçu où soit minutieusement mêlé un condensé de
perfection et de médiocrité: “Nous prolongeons le trait qui la caractérise / Jusqu’en haut, et c’est là
l’élément capital, / La ligne par degrés atteindra l’idéal, / Soit le pur archétype, ou l’image accomplie,
/ Pour chacun préparée, avant qu’il n’entre en vie”. Il suffira ensuite de la mettre à côté de Don Juan
pour que Satan parvienne à ses fins: “Je montrerai cet archétype, à tous caché, / Au jeune homme à
qui je suis si fort attaché. / Il s’éprendra de toute figure charmante / Sans voir ce qu’elle a de banal /
Et se croira devant l’original, / Ultime station de ma ligne ascendante. / Quand il désirera, consumé
par mon feu, / Connaître le bonheur de l’amoureuse étreinte, / L’image de Beauté sera bientôt éteinte,
/ Et la femme réelle en tiendra le lieu”. D’ici au désenchantement il n’y a qu’un pas: “voulant trouver
le ciel sur cette terre”, Don Juan aura rencontré son malheur. Sa rébellion contre Dieu, à l’instar de
celle de Satan jadis, sera immédiate (prologue, p. 216-218). Devenu “infatigable explorateur” de
“l’idéal royaume”, le héros apparaît, en effet, déconcerté dès la première partie: il vient de décacheter
une lettre envoyée par Doña Anna et, avant même de la lire, se demande d’où lui vient le frisson qu’il
ressent: n’est-elle pas une femme comme toutes les autres? Les autres, il les a connues; mais le résultat
de chaque rencontre a été le désabusement: “Tout me mentait. J’étreignais un fantôme. / De la beauté
que je pensais aimer, / Que je plaçais à de telles hauteurs / Et regardais comme un objet céleste /
Tombé sur terre, il ne restait plus rien: / Car elle était en tout pareille aux autres!” Pourtant tout espoir
n’est pas perdu: “Oh, si parmi les femmes que j’aimais, / Une, au moins eût tenu ses promesses!” (1e
partie, p. 231-232). Plus tard, il dévoile son malheur à Anna: “Eh bien, voici: je mets dans ma pensée
/ L’amour si haut, il me semble si saint, / Et son éclat me paraît si fragile, / Qu’il se flétrit au moindre
attouchement / Et perd bientôt son exquise fraîcheur” (p. 246-247). La lutte qu’il mène (et celle que
Satan mène contre le Créateur par la personne interposée de Don Juan) est acharnée: comme il ne
peut plus croire à l’amour, il décide d’annihiler tout sentiment amoureux; c’est une manière de
s’épargner toutes les tortures qu’une nouvelle illusion lui aurait causées (2e partie, p. 305). Cette
femme-fantôme de Tolstoï peut être mise en rapport avec l’abstraction féminine dont avait parlé
Kierkegaard. Or, ce condensé de femme, de même que toute abstraction, n’existe que dans l’univers
imaginaire; aussi ne sera-t-on pas étonné de constater le résultat négatif de la recherche du héros qui
a toujours “cherché / la Femme dans les femmes” (Machado, I, 6).
La modernité offre plusieurs exemples d’un Don Juan en quête d’idéal, ne serait-ce que celui
d’une société parfaite. Lors de la conversation que le diable et le héros ont en enfer, ce dernier assure
ne pouvoir rester calme tant qu’il n’aura défriché le chemin des valeurs suprêmes:
C’est la loi de ma vie. C’est l’opération dans mon for intérieur de l’aspiration incessante de la Vie pour
une organisation plus élevée, pour une conscience d’elle-même plus ample, plus profonde et plus intense
et pour une compréhension plus claire d’elle-même. La suprématie de ce but a réduit l’amour au simple
plaisir d’un moment, l’art à la simple éducation de mes facultés, la religion à une simple excuse pour la
paresse, car la religion nous a proposé un Dieu qui a regardé le monde et l’a trouvé bon; en revanche
lorsque j’ai regardé ce monde j’ai trouvé qu’il pourrait être amélioré (Shaw, III, p. 165).
8. 8
Une autre voie suivie par la modernité concernant l’amour du héros à la recherche d’absolu est
de le montrer entièrement dévoué à cet idéal, au point que –poussant la formulation romantique à
l’extrême– il finisse par se donner à lui comme sacrifice: c’est le héros devenu moine et qui trouve
dans cette démarche l’accomplissement dernier de sa quête d’absolu. Un Don Juan à la recherche de
la sainteté est une déconstruction originale du mythe! Azorín a osé cette approche. Dans la dernière
partie de son ouvrage, il le montre aux yeux d’une jeune femme, fort surprise du changement radical
opéré dans la personne du héros; aussi lui demande-t-elle quel est l’état actuel de son âme par rapport
à celui de jadis. Frère Juan apparaît pauvre, libéré de tout attachement terrestre et les yeux fixés sur
l’éternité. Ayant fait don de toute sa fortune, il n’a ni valet ni repas à offrir à un convive: “[ses] mets
sont maintenant le pain des bons cœurs”. Peu lui importent les plaisirs du monde autrefois goûtés: à
présent, ses délices sont tout autres: “la foi des âmes candides et l’espérance qui ne finit jamais”. La
réponse donnée à la dernière question de la jeune femme montre à l’évidence la transformation du
personnage: “– Frère Juan: je n’ose le dire; mais j’ai entendu raconter que vous avez beaucoup aimé
et que toutes les femmes se livraient à vous. – L’amour que je connais à présent est le plus haut amour.
C’est la piété partout” (épilogue, p. 93-94).
Les frères Machado continuent sur cette voie et vont même plus loin. Don Juan, qui avait
séduit Beatriz avant son noviciat, apparaît à la fin de la pièce faisant le bien partout; contraste saisissant
si l’on considère l’état du moment de la jeune femme. Elle-même le lui avoue en sorte de réponse à
sa question: “– Si loin es-tu de moi? – Autant que les étoiles. Toi, bon; moi, pécheresse; toi, humble;
moi, orgueilleuse; toi, aimant tous et compatissant avec tous […]; moi, sourde et aveugle envers la
douleur” (III, 4). La suite de cet aveu de Beatriz est une longue considération de Don Juan sur le
miracle de l’amour divin: sur terre seul est possible l’amour où Dieu soit de la partie; le reste, ce ne
sont que les chimères de l’amour. Cela explique la fin du drame: Don Juan meurt d’une blessure qui
serait passée inaperçue à Beatriz si elle n’avait cherché le scapulaire sur la poitrine de Don Juan. Mais
le héros n’est pas chagriné de sa mort prochaine; au contraire, il trouve qu’il n’y a qu’une façon de
gagner la vie: “c’est de la jouer sans crainte et sans espoir: la donner tout entière par amour” (III, 5).
Peut-être est-ce Delteil qui a le mieux illustré cette voie suivie par Don Juan dans sa quête de
l’amour. Le “misérable sacrifié à son amour désespéré” du Convive de Pierre de Pouchkine et le “prêtre
désespéré” de Namouna de Musset sont repris dans ce roman où le héros réalise combien ses efforts
se sont avérés inutiles: “Enfant, j’ai cru que l’amour était le fruit naturel de la vie, et qu’il suffisait pour
le saisir d’avoir l’âme puissante et la main longue. Je l’ai désiré, je l’ai poursuivi avec vigueur, logique,
et passion; puis avec colère, désespoir et furie; car il est la grande farce d’ici-bas. Une vis sans fin. […]
L’amour est une de ces carottes que l’on tire aux mauvais ânes. […] Et c’est l’homme qui fait l’âne…
A moins qu’il ne fasse […] la bourrique qui tourne à la noria… […] Nous ne sommes ici-bas que de
petits écoliers à qui Dieu donna un verbe à conjuguer. Nous conjuguons: l’un le verbe rêver, et l’autre
travailler, gémir, désirer, etc. Et les plus calés –ou les plus condamnés– nous conjuguons le verbe
aimer: j’aime… j’aimais… j’aimai… j’aimerai…”. Le résultat de tant d’illusions est la résignation; tel
Moïse, Don Juan se voit obligé d’accepter la dure réalité: “Hélas! nous n’entrerons pas dans la Terre
promise. Seule notre progéniture, c’est-à-dire notre âme, verra Dieu” (VII, p. 235-239). Cette
réflexion, quoique amère, arrive après qu’il eut poussé jusqu’au bout la grande débauche.
Toute l’œuvre est une espèce de roman initiatique à la recherche de l’amour annoncé dès le
début lorsque l’auteur fait référence à la Femme, la Vierge Marie, qui réunit toutes les garanties du
Beau Idéal: “Elle est la Femme du ciel et, sans doute, obscurément, mystiquement, l’idéal et l’absolu de
l’amour” (I, p. 17). C’est cette Femme qui lui tend le “pont entre l’amour et le ciel”; aussi le héros
décide-t-il de se vouer à Marie par des nœuds solennels: redemandant à sa fiancée Thérèse son anneau
de fiançailles (un bel anneau de chèvrefeuille), il le passe avec passion au doigt d’une statue de la Mère
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de Dieu et s’exclame: “– Me voilà le fiancé de la Vierge” (I, p. 48). Il y a dans cette démarche un motif
métalittéraire qu’on ne saurait ignorer. Par ce biais, Don Juan résume dans sa personne les deux autres
grands types de la littérature espagnole: le chevalier et le conquistador, tous les deux en rapport intime
avec le processus amoureux du mythe donjuanesque. Le pont jeté entre le ciel et la terre symbolise
“le pont entre la Chevalerie et la Conquistadorerie”. Du chevalier, Don Juan a le culte aveugle de la
Dame à la manière de Don Quichotte; du conquistador, il a le goût de la possession physique à la
manière du Cid. De la sorte, ce Don Juan en quête de la sainteté est l’Espagnol des temps modernes;
il se sait investi d’une mission qui l’incite à entreprendre des prouesses inouïes: “Dénicher quelque
Terre vierge, porter Jésus aux sauvages, «découvrir» l’Amour. Autant de Croisades. Espèces de
Saints…”. Le Don Juan de Delteil, revenu au bercail après avoir fait les cents coups, est le saint “qui
dépouille l’éphémère, le fortuit, le temporel, pour saisir à bras-le-corps l’idéal” qui se résume en Dieu
(III, p. 92-98). Il est évident que cette formulation fait rentrer de plain-pied la mystique dans
l’imaginaire du mythe donjuanesque. De ce point de vue, Don Juan ne croit plus à l’amour compris
sous son acception sensuelle. Ce nouvel amour de Don Juan n’est pas “cette chose naturelle,
quotidienne, légale” et “banale”: la foi de Don Juan se résout dans la croyance à l’amour merveilleux
et mystérieux, “mystique” et “sacerdotal” qui entraîne un véritable sacrifice (les macérations
physiques et les renoncements spirituels que le héros s’imposa au couvent). Par ce truchement, on
comprend mieux la logique de Delteil: “Don Juan est le premier homme sans doute qui ait élevé
l’amour physique à la hauteur d’un Sacrement (je dis l’Amour, et non le Mariage). Si dans les siècles
des siècles il exorcise si prestigieusement les femmes, c’est que Don Juan est à leurs yeux le Prêtre de
l’Amour” (III, p. 98).
L’année de la publication du livre de Delteil coïncide avec la mise en scène de L’Abuseur qui
n’abuse pas de Grau. L’idée de la mysticité revient lors du dialogue que le diable entretient avec Don
Juan. Comme le héros évoque son habilité pour l’enthousiasme, le diable fait une objection:
l’enthousiasme passe, seule la soif reste et augmente; et il conclue: “car vous êtes un mystique sensuel
sans le savoir” (V, p. 205).
La pièce de Frisch évoque également cette quête d’absolu et sa déconstruction moderne
correspondante. Le soir de sa noce, Don Juan raconte à son ami Don Rodrigue la première fois qu’il
a aimé Doña Anna: c’était ce soir même autour de l’étang. Devant elle, il est tombé à genoux sur une
marche et il est resté muet, “comme frappé par la foudre”, précise-t-il. “Je n’oublierai jamais cette
façon de descendre lentement, un pied, puis l’autre, jusqu’à cette marche, le vent dans les plis de sa
robe, et puis comme j’étais à genoux, elle s’arrêta, muette elle aussi. Je voyais ses lèvres juvéniles, je
voyais l’éclat de deux yeux bleus sous le voile noir. C’était le matin, comme aujourd’hui, Rodrigue,
c’était comme du soleil qui coulait dans mes veines. Je n’avais plus de souffle et ne pus lui parler,
quelque chose étreignait ma gorge, un rire peut-être, mais que les larmes eussent étouffé bientôt si
j’avais osé rire. C’était l’amour. Pour la première et dernière fois”. La déconstruction moderne est
manifeste dans cette dernière phrase. Don Rodrigue même ne parvient pas à comprendre (“Comment
pour la dernière fois?”). C’est que Don Juan a vu s’évanouir l’image de l’idéal féminin qu’il s’était
forgée; la rencontre brusque avec la réalité a subitement effacé toute possibilité de s’éprendre de
nouveau: “On ne revient pas en arrière… Si maintenant, à cette minute, elle descendait encore une
fois ces marches, le vent jouant dans les plis de sa robe, si sous le voile je revoyais l’éclat de ses yeux
bleus, sais-tu ce que j’éprouverais? rien! au mieux je n’éprouverais rien. Un souvenir, une cendre”. La
raison est que Don Juan a compris que Doña Anna, et par extension aucune femme, ne peut le
désaltérer de cette soif d’infini qu’il ressent; aussi décide-t-il de retourner à la géométrie. Seul la science
géométrique, dit-il, peut lui procurer une connaissance juste: les cercles ou les triangles sont par
définition sobres et exacts et, par conséquent, jamais l’homme ne peut s’y confondre. Plus que la Voie
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lactée ou que la mer, deux lignes droites dessinées sur le sable et lues avec intelligence sont l’infini
(III, p. 48-50). Et pour cause: Don Juan veut éviter toute faille qui lui enlève la tranquillité d’esprit.
Celle-ci, il ne peut la trouver dans une femme car la nature humaine est par principe soumise aux lois
de la contingence. L’œuvre de Frisch montre qu’après avoir effleuré l’idéal incarné dans une femme,
Don Juan l’a vu s’effriter entre ses mains; le retour à la science de la géométrie est une issue sûre face
aux limitations de toute incarnation de l’idéal. Aussi penche-t-il pour le second degré d’abstraction,
celui des sciences mathématiques. Confronté à l’extérieur (la nature, les astres et la femme), Don Juan
lui préfère l’intérieur (le produit de l’intelligence humaine) sans cependant se rendre compte que la
perfection des produits de l’intellect périt également avec eux: deux lignes parallèles idéales n’existent
que dans la mesure où elles sont pensées.
Dans l’œuvre de Montherlant, l’on retrouve cette relégation de l’amour au domaine des
contingences. Rien de plus friable que le monde des apparences, le seul cependant admis par le
personnage de La Mort qui fait le trottoir. En dehors du monde des apparences il n’y a rien. Lorsque le
héros s’exclame: “J’ai vécu ce rêve que l’homme appelle amour” (II, 4), il laisse entrevoir que l’amour
n’appartient qu’à l’univers des illusions. Il l’a vécu, certes, mais sans perdre la conscience que l’amour,
suprême apparence, n’a aucune consistance en dehors de l’imagination humaine. En cela encore, la
pièce de Montherlant opère une autre déconstruction moderne du mythe car elle supprime toute idée
d’absolu, hormis celle du néant et de la mort. Le dramaturge lui-même l’indiquait dans ses notes: “S’il
gagne en «historicité», le Don Juan de cette pièce gagne aussi en modernité. La biologie et la
psychologie modernes s’entendent pour faire coïncider l’idée du désir, de la possession amoureuse,
avec l’idée de la mort” (p. 1080-1081). L’on comprend ainsi mieux le titre de la pièce. La “mort” qui
fait le trottoir n’est autre que Don Juan: après avoir supprimé la notion romantique de l’amour en
tant qu’idéal, le protagoniste admet seulement l’amour en tant qu’apparence du seul absolu qu’est le
néant de la mort.
La recherche d’absolu apparaît aussi chez Torrente Ballester. Le jeune Don Juan n’avait
ressenti aucun besoin jusqu’à l’épisode où il introduisit sa main dans l’eau froide du Guadalquivir. Il
se sentit soudain inondé d’un plaisir et d’un bonheur immenses. Cette sensation s’étendit bientôt tout
au long de son corps et il crut qu’il était une continuation du fleuve, une partie de l’air et des fleurs…
Des racines poussaient de son corps et cherchaient à se confondre avec tout ce qui l’entourait afin de
ne faire qu’un avec le tout. Le malheur le surprit lorsqu’il réalisa que ce n’était qu’un mirage. Quelques
minutes plus tard, avec Mariana, il eut la même sensation que celle éprouvée à côté du fleuve; c’était
le besoin de se fondre avec la femme: “En l’embrassant, je voulais tout embrasser avec mes bras. […]
C’était comme si toute la Création se fût résumée dans le corps de Mariana, comme si son corps fût
l’instrument de Dieu”. Et enfin, le désabusement sans cesse ressenti par Don Juan: “Je ne crois pas
qu’il y ait rien dans le monde où un homme puisse mettre plus d’espoir et où il trouve plus de
déception” (IV, 3). Ce fut comme un coup de fouet; lorsqu’il comprit ce qu’il avait cherché sans le
trouver, il comprit sa méprise. Don Juan avait constaté les limites du corps humain, du sien et de
celui de la femme: le plaisir les avait comme enfermés, chacun dans son propre corps sans qu’il pût y
avoir la communion souhaitée: “mes bras finissaient dans son corps impénétrable”. Il se sentit “abusé
et triste” car “le désir d’éternité” qui avait inondé son âme n’était qu’une illusion: Don Juan avait
compris que sa soif de transgresser les limites du temps et de l’espace ne pouvait être absolument
assouvie entre les bras de la femme. Malheureusement le souvenir lui est à jamais resté et de ce
mystère doucement frôlé et de la conscience qu’il ne pourra jamais parvenir à le dévoiler entièrement.
C’est ainsi qu’il s’exprime devant les Tenorios venus de l’au-delà pour s’entretenir avec lui; ils lui en
veulent de s’être laissé tromper par le Commandeur qui l’a prostitué avec Mariana, mais il rétorque:
“Si vous aviez regardé autre chose que la tromperie de Don Gonzalo, vous vous seriez aperçus
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comment je suis passé de l’enthousiasme presque religieux, du désir de trouver Dieu dans le corps de
Mariana, à la déception, à la solitude incommunicable du plaisir” (IV, 4). Cette expérience lui est
désormais habituelle. Au terme de son aventure avec Doña Sol, il ne peut éviter ni le désenchantement
final, ni la sensation d’être à nouveau plongé dans l’éternité, face à Dieu. Mais il a appris la leçon; il
n’en veut ni à Mariana ni à Doña Sol: aucune femme, dit-il, n’était responsable de cette déception
face à l’Idéal cherché mais non pas trouvé (IV, 9). Comme lui confirmera plus tard le moine Dom
Pietro, Don Juan trouve qu’il existe une disproportion entre l’espoir mis dans l’union sexuelle et les
résultats obtenus (V, 1).
e) L’inconstance dans l’amour
L’un des éléments les plus caractéristiques de l’amour de Don Juan est l’inconstance du héros
ou, si l’on veut, son refus implicite de tout engagement. Il le faisait déjà savoir dans L’Abuseur de Séville
avec son célèbre refrain: “Bien longue est l’échéance!”. Dans la pièce de Dorimon est nettement
établie l’infidélité donjuanesque: “Je me ris de l’espoir d’un langoureux amant, / Et trouve mon plaisir
parmi le changement” (I, 3, v. 79-80); mais c’est dans celle de Molière que Don Juan expose par le
menu sa théorie sur l’engagement. Tout commence par la remontrance que lui fait son valet
Sganarelle: “Je vous dirai franchement que je n’approuve point votre méthode, et que je trouve fort
vilain d’aimer de tous côtés comme vous faites”. C’est la définition même de Don Juan: un homme
qui aime de tous côtés et à tout moment. Or, comme il est singulier, il ne peut centrer son intérêt sur
une femme sans délaisser la précédente et ainsi de suite, d’où sa sensation d’être “un cœur à aimer
toute la terre”. Le résultat est son instabilité amoureuse; une inconstance dans l’amour que lui-même
approuve comme la seule démarche qui lui vaille. “La belle chose de vouloir se piquer d’un faux
honneur d’être fidèle”. Abhorrant tout compromis, Don Juan passe à l’offensive. Loin de se défendre,
il attaque: “La constance n’est bonne que pour les ridicules” (Molière, I, 2; vid. aussi Mérimée, p. 35).
Cela n’implique pas qu’il ne prenne pas d’engagements: il a souvent passé en compagnie d’une femme
des heures toutes remplies “de serments d’amour éternel” (Mérimée, p. 33). Ses promesses de fidélité
sont fréquentes, mais il ne se croit nullement obligé de les tenir: “J’ai beau être engagé”; et ailleurs:
“L’engagement ne compatit point avec mon humeur”. Il est, dit-il, un charme inexplicable à se laisser
entraîner par chaque nouvelle passion; mieux: “tout le plaisir de l’amour est dans le changement”
(Molière, I, 2 et III, 5).
Une des raisons principales alléguées par Don Juan est la crainte qu’il a de perdre sa liberté.
L’accomplissement des serments amoureux réduirait sa mobilité: l’assiégeant, reclus “entre quatre
murailles” (Molière, III, 5), deviendrait l’assiégé. Le paradoxe serait fatal car la soif de conquête, qui
fait l’essence du héros, serait tarie et par la suite le héros cesserait d’exister. La synthèse la plus parfaite
de cette réflexion donjuanesque se trouve dans l’œuvre de Shaw. John Tanner, se servant de l’image
utilisée par Maeterlinck, considère que l’homme est devenu la véritable victime de la dialectique
amoureuse. Du fait du développement de la société et du nouveau rôle accordé à la femme, l’homme
n’est plus qu’un faux bourdon ou une araignée mâle, toujours en passe d’être détruit par l’abeille ou
l’araignée femelle après la copulation. Ce Don Juan affirme qu’il ne veut devenir ni l’esclave ni le
berné de l’amour (II, p. 91-92). Face aux habitudes obsolètes de l’asservissement aux femmes, cet
illuminé révolutionnaire entrevoit que la nouvelle loi des femmes et des mères est celle de
l’émancipation; d’où son affirmation catégorique: “le premier devoir des hommes et des femmes est
leur Déclaration d’Indépendance” (II, p. 97). Il est évident que dans cette approche Don Juan ne met
l’accent que sur les aspects négatifs des contraintes de l’amour dans un moment où l’humanité était
spécialement sensible à toute sorte de libération. Si l’auteur traite toutes les “promesses romantiques
de fidélité et d’union jusqu’à la mort” de “frivolités insupportables” (III, p. 160), c’est parce qu’il sait
12. 12
bien qu’il trouvera un public prêt à l’applaudir en dépit des points faibles de ses assertions. Cependant,
il est important de voir que Shaw a choisi le héros donjuanesque comme prototype pour décrier
précisément la démarche suivie par les écrivains du XIXe siècle. Mieux, l’intérêt de ce texte réside
justement dans la nouvelle démarche entreprise, sans que pour autant le mythe perde sa spécificité.
La méthode dont Shaw se sert est celle de l’ironie; peu de textes sont si prodigues en affirmations
ironiques. Le héros trouve que tous les engagements du mariage sont une apostasie, une profanation
du sanctuaire de son âme, un viol de sa dignité d’homme, une vente de ses droits innés, une
capitulation honteuse et ignominieuse et une acceptation de l’échec (IV, p. 203). Cette déclaration de
principe précède de peu son refus de mariage avec Ann. Pourtant, il ne tarde pas à réaliser qu’il a été
dès le début l’objet d’une machination montée de toutes pièces et que son destin est en passe d’être
fatalement accompli. Ainsi lorsqu’Ann paraît se résigner à son indifférence, il s’exclame: “Je t’aime
avec toute mon âme. […] Mais je suis en train de me battre pour ma liberté, pour mon honneur, pour
moi-même, un et indivisible” (IV, p. 205). Puis, devant tous, John Tanner rend public leur mariage
non sans souligner son aversion naturelle à l’engagement: “Je déclare solennellement que je ne suis
pas un homme heureux. Ann semble être heureuse, mais elle n’est que triomphante, victorieuse, fière
de son succès. Ceci n’est pas le bonheur mais le prix contre lequel les forts vendent leur bonheur. Ce
que nous deux avons fait cette après-midi est renoncer au bonheur, renoncer à la liberté, renoncer à
la tranquillité, renoncer surtout aux possibilités romantiques d’un avenir inconnu” (IV, p. 208). Cette
déconstruction moderne du mythe ne manque pas de failles, mais l’ironie a été placée avec aplomb
et la portée des réflexions du personnage ne restera pas stérile.
Frisch explique dans sa postface la raison qui lui semble avoir le plus de poids pour expliquer
l’inconstance de Don Juan. Dans sa pièce, l’auteur suisse recourt à la dérobade donjuanesque: le héros
a fui toutes les femmes du fait de leur caractère contingent et leur a préféré la géométrie, une science
qui n’admet point de fissure. Son engagement avec la science géométrique apparaît ainsi comme une
riposte à une promesse qu’il ne veut contracter avec aucune femme: “Son infidélité –l’attribut le plus
connu de tout Don Juan– prend alors ce sens: il n’est pas entraîné de volupté en volupté, mais tout
ce qui n’est pas exact le rebute. Ce n’est pas l’amour des femmes, mais l’amour d’une chose –la
géométrie, par exemple–, plus fort en lui que l’amour de la femme, qui l’oblige à abandonner chacune
d’elles. Son infidélité n’est pas le fait d’une trop grande impulsivité, mais la peur de se tromper lui-
même; de se perdre lui-même” (postface, p. 92).
Torrente Ballester est celui qui développe avec le plus de minutie cette démarche
donjuanesque. Tout son roman tourne autour du souci du héros de se libérer des femmes aimées. La
modernité a recours ici à un moyen de déconstruction jusqu’alors inconnu: l’interposition d’un tiers
(plus précisément le narrateur qui devient le protagoniste de la fiction) et l’octroi de tous les moyens
nécessaires afin que la femme délaissée s’éprenne de ce dernier. C’est le cas de Marianne, devenue
responsable d’un café offert par Don Juan (I, 6) ou, mieux, celui de Sonja Nazaroff, la suédoise que
Don Juan “lègue” au protagoniste. Après le coup de pistolet de Sonja, Don Juan disparaît
complètement jusqu’à la fin du roman (ainsi que son numéro de téléphone et le café où il s’entretenait
avec les dames: III, 3): le protagoniste n’apercevra Don Juan que sur la scène d’une salle de théâtre et
sur le quai de la gare d’Austerlitz, alors qu’il est déjà dans le train qui le ramène en Espagne.
L’impossibilité d’engagement de Don Juan est évidente dans ce roman. Sonja réalise qu’elle se trouve
“spirituellement” enceinte seulement après la fuite de Don Juan et accepte sa disparition comme un
besoin impérieux du séducteur (III, 3). Don Juan lui-même (lors de son incarnation dans la personne
du narrateur) s’explique par le recours au parallèle qu’il fait avec Baudelaire. Orphelin de père, le poète
français s’était vu relégué à passer toute sa vie entre des jupes et des corps de femme; lui, en revanche,
“aucune femme ne [l]’a jamais retenu” (IV, 1). D’après lui, la constance deviendrait sa propre fin. C’est
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ce qu’il dit à Doña Elvira lorsqu’elle lui demande de rester à jamais auprès d’elle: “Comment veux-tu
que je ne t’abandonne pas, si tu me demandes de renoncer à moi-même?” (V, 3). En cela, il est
cohérent avec l’image qu’il s’est forgée de lui-même: s’il restait pour toujours à côté de la femme
aimée, dit-il, il devrait se résigner à renoncer au bonheur.
Une autre raison alléguée par le héros pour expliquer sa démarche, est une prétendue justice
envers le sexe féminin. Ainsi, l’avantage qu’une femme détient du fait d’être rencontrée la première
ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont sur son cœur. En d’autres termes,
l’amour qu’il a pour une belle n’engage point son âme à faire injustice aux autres (Molière, I, 2). C’est
justement la réponse qu’il donne à la question de Leporello: “– Et vous avez ensuite le front de toutes
les tromper? / – Ce n’est que de l’amour: Qui est fidèle à une seule est cruel envers les autres” (Mozart
/ Da Ponte, II, 1, p. 184). Il va de soi que la plupart des femmes n’est pas d’accord avec cette maxime;
que l’on songe à Maria reprochant à Don Juan l’annonce de son départ: “Et cela, tu peux me le dire
ainsi froidement en face et sans redouter de me fendre l’âme” (Lenau, p. 24). Peut importe à Don
Juan cette récrimination; bien au contraire cela flatte son orgueil et lui procure une excuse pour
délaisser la femme indignée: “Si je vois que tu commences à me détester âprement, je puis sans crainte
t’abandonner” (p. 25).
Dans l’un de ses longs développements au sujet de l’amour, Byron traite de manière semblable
ce même sujet: “L’amour porte dans son sein le germe même du changement; et comment n’en serait-
il pas ainsi? Toutes les analogies de la nature nous démontrent que les choses violentes ont le moins
de durée; comment donc le sentiment le plus violent serait-il le plus durable? […] Il me semble que
le nom même de l’amour en dit assez: comment la «passion tendre» serait-elle résistante?” (XIV, XCIV).
Les auteurs romantiques ont regardé avec indulgence cette inconstance des amours de Don Juan “qui
n’avaient qu’un jour” (Musset, II, XLII). Ils n’y voient pas tant l’effet d’une volonté dépravée que la
conséquence d’une “légèreté naturelle” (Mérimée, p. 45) ou encore d’une mauvaise mémoire: ainsi
lit-on dans Namouna que la main de Don Juan est peuplée des oublis de son cœur (Musset, II, XL).
Montherlant reprendra ce motif de la mauvaise mémoire dans sa pièce. Comme Alcacer demande s’il
ne lui coûte pas trop de détruire les lettres d’amour, son père (Don Juan) répond que maintenant
l’habitude est prise. Il n’est pas moins vrai qu’au début ce ne fut point facile, il y eut même un instant
terrible. Comme il n’avait pas de mémoire, “c’était vraiment comme anéantir une époque de [sa] vie,
faire comme si elle n’avait jamais existé” (I, 1).
La conception kierkegaardienne de l’inconstance donjuanesque est tout autre. Don Juan
n’oublie pas; sa maxime sur le changement fait partie intégrante de la perfidie du grand séducteur.
Dans l’amour grec, dit Kierkegaard, l’inconstance existe; mais l’amour grec ne cesse pas d’être pour
autant “essentiellement fidèle”. Justement parce que c’est un amour mental, si un seul individu aime
plusieurs femmes, “c’est tout à fait fortuit, et, par rapport à celles qu’il aime, chaque fois qu’il en aime
une nouvelle, c’est encore fortuit car, lorsqu’il en aime une, il ne pense pas à la prochaine”. Chez Don
Juan, la séduction présuppose l’infidélité. Don Juan, dans la conception sensuelle de son amour, n’est
nullement chevaleresque, puisque l’amour du chevalier (amour essentiellement mental) n’existe que
sur le principe de la fidélité et que celui de Don Juan (amour essentiellement sensuel) ne peut exister
que sur le principe de la perfidie. Mieux, contrairement à l’amour chevaleresque qui a en lui “le doute
et l’inquiétude”, celui de Don Juan “n’a pas ce souci”: après la possession, Don Juan ne ressent aucun
tourment (p. 75). Il ne connaît par conséquent pas le remords car sa conception de l’amour “excuse
tout”, comme il l’affirme devant Doña Fausta dans le conte de Mérimée (p. 41). L’amour
donjuanesque comprend donc simultanément et le compromis (le héros promet presque partout, sauf
rares exceptions, comme chez Grau) et l’inconstance qui dissout tout compromis acquis lors du
processus séducteur.
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Don Juan se plaît ainsi à considérer la vitesse avec laquelle ses amours s’écoulent. Lorsque son
adversaire Don Luis lui demande combien de temps il met à aimer une femme, il répond: “– Divisez
les jours de l’an par le nombre de celles qui sont sur la liste [soixante-deux]: un jour pour les
enamourer, un autre pour les posséder, un autre pour les abandonner et deux pour les substituer”
(Zorrilla, 1e partie, I, 12, v. 684-690). Cette rapidité du passage des amours donjuanesques est comme
greffée dans l’érotisme du héros. C’est une sorte de réaction immédiate qui n’a nul besoin
d’explication. Le vase d’amour de Don Juan se vide aussi vite qu’il se remplit, précise Grau dans son
introduction à L’Abuseur qui n’abuse pas; les charmes d’une autre femme, méconnue de préférence,
font que son cœur se met à brûler ailleurs à peine la conquête obtenue. On comprend que cette
capacité d’enthousiasme soit proportionnelle à son ennui après avoir goûté aux joies de l’amour. Il
existe ainsi un rapport de cause à effet entre l’embrasement qu’il ressent devant chaque nouvelle
femme et la déception qui s’ensuit. Pareillement, cette déception garde toujours, sauf à l’époque
romantique, un rapport très intime avec sa facilité à renouveler sans cesse ses amours.
Cette absence de mauvaise conscience est au cœur de la démarche donjuanesque chez Lenau.
Son héros se plaît à décrire comment les amours naissent et meurent sans solution de continuité et
sans laisser aucun souvenir: “Oui, la passion, ce n’est jamais que la dernière. Elle ne se laisse pas
transporter de celle-ci à celle-là; elle ne peut que mourir ici, là renaître, et si elle se connaît elle-même,
elle ignore entièrement le remords” (p. 4). Qui plus est, s’il aborde une femme et lui demande de lui
accorder ses faveurs, il n’hésite pas à la prévenir que leur amour sera passager; c’est précisément sur
ce caractère éphémère qu’il assure la sincérité de la rencontre amoureuse: “Sans serment ni contrat
confie-toi hardiment à la mer de l’amour, ne t’enquiers pas de son étendue, de sa profondeur. Un
pressentiment craintif est utile à l’amour, un secret apitoiement sur soi-même. Plus doucement encore
s’uniront des lèvres qui ont encore le droit de se dire: Adieu!” (p. 17). Cette effronterie est constante
tout au long de la pièce: “Je t’aime –dit-il à Clara–, toi et ton baiser ensorcelant, au point que mon
cœur doit aspirer à t’être fidèle. […] Mais si mon plaisir en toi vient à mourir avant moi-même, c’est
pour d’autres que mon sang bouillonnera, les lumières ne t’entoureront plus de leur éclat et tu resteras
solitaire à pleurer dans les ténèbres”. La réponse de la jeune femme n’est pas moins déconcertante,
d’autant qu’elle joue le jeu: “Don Juan, adieu! voici mon dernier baiser. Je n’attendrai pas que tu sois
rassasié, je ne veux pas frissonnante sentir que tu t’attiédis et secouer en suppliante les étincelles dans
la cendre. Don Juan, adieu! mais je ne vais pas pleurer, lorsque tu seras parti, toi que j’ai aimé comme
nul autre. Je t’ai reconnu quand pour la première fois tes regards pénétrèrent mon cœur! Pas même
aux suprêmes moments de l’amour je ne me suis laissée prendre à la douce illusion que mes bras
t’enveloppaient pour toujours”. Et Don Juan de répondre: “Adieu donc! éprouvons encore ceci, la
séparation avant que le charme ait disparu. Mon cœur non dégrisé devra être encore bouillonnant
pour se plonger dans l’ivresse nouvelle et profonde” (p. 19-20). Il est évident que cette conception
donjuanesque de l’amour, qui compte ici avec l’acquiescement de la femme, représente l’étape ultime
de la célèbre maxime selon laquelle tout le plaisir de l’amour se trouve dans le changement. La
philosophie panthéiste qui sous-tend ces approches est plus claire lors de l’abandon de Maria: “Adieu,
et songe à moi sans rancune, puisqu’ici bas il n’est rien d’immuable” (p. 24). Suivant l’idée que toutes
les formes doivent changer, que tout est en changement continuel, Don Juan sent que son attitude
est conforme à celle de l’univers dans la mesure où il s’adapte à l’inconstance du cosmos; par voie de
conséquence, on comprend qu’il évite de la sorte toute promesse et tout remords car il ne fait qu’obéir
aux instances supérieures dont sa propre matière fait partie.
Cette attitude du héros, déguisée tantôt sous forme de justice envers le sexe féminin, tantôt
sous forme de cohérence avec le caractère du séducteur, ne suit, somme toute, que la logique des
phénomènes naturels. Sous cet angle, la suite héraclytéenne de l’univers trouve chez Don Juan un
15. 15
paradigme complet et achevé. Dans la pièce de Grau, comme deux femmes (Adelia et Hortensia) lui
font grief de la brièveté de son amour, le héros se défend par le recours à la vitesse de l’écoulement
des jours et des phénomènes astraux: leur force et leur passage ne les empêche pas d’exister. Elles
auront beau lui rétorquer que le soleil revient chaque jour; il appuiera son argument sur la fugacité
des jours qui, tout en gardant une certaine ressemblance, sont tous différents (II, p. 160). Ailleurs il
affirme: “Aimer, c’est varier”, et plus tard: “La constance! Quelle absurdité! Y a-t-il quelque chose de
fixe dans la vie? Ne suis-je pas, comme tout le reste, une flamme qui passe?” (p. 162). Il n’est pas
étonnant que ces femmes pensent que Don Juan n’est pas un homme; et pour cause, Don Juan est
analogue au commun des hommes mais foncièrement différent: un phénomène de l’univers
semblable aux autres, mais que l’on ne peut pas identifier avec eux. Il y a en cela une certaine loi de
l’analogie qui explique en quoi il est comme le reste des hommes; mais sa spécificité est profondément
enracinée dans un naturalisme foncier qui l’empêche d’être identique à toute manifestation amoureuse
précédente.
f) L’amour sensuel
La tradition instaurée par L’Abuseur de Séville est celle d’un jeune homme qui se plaît à séduire
les belles femmes, puis à les posséder avant de les quitter pour toujours. Cette attitude, poussée à
l’extrême par les scénarios italiens et les premières tragi-comédies françaises, fait de Don Juan le
séducteur qui se contente des plaisirs de la chair. En général, le côté physique de l’amour exige chez
Don Juan le contact sexuel: c’est la garantie qu’il demande comme gage d’amour. Peu lui chaut que
Tisbea lui dise qu’elle ne vit plus qu’en lui; il lui répond à brûle-pourpoint qu’il n’accorde aucun crédit
à de pareils propos: seul le don de ses faveurs, ajoute-t-il, comblerait les désirs de son cœur (L’Abuseur
de Séville, I, v. 914-919; vid. aussi De Villiers, I, 3, v. 182). D’autres circonstances viendront alimenter
cette sorte d’amour; mais il est certain que Don Juan incarne le type même du “pourceau d’Épicure”
(Molière, I, 1) dont la raison d’être est la volonté de jouissance. Le fait de regarder l’amour presque
seulement sous l’angle des rapports sexuels montre à l’évidence la conception naturaliste de Don
Juan. Sa maxime, selon laquelle il faut rendre à chaque belle femme “les hommages et les tributs où
la nature nous oblige” (Molière, I, 2), laisse entrevoir une réduction du monde aux seules règles
immanentes de la nature. Lorsque Don Juan avoue qu’il a “une pente naturelle à se laisser aller à tout
ce qui [l]’attire” (III, 5), il affirme indirectement qu’il ne peut commander ses propres désirs. Cela est
confirmé dans la pièce de Zamora lorsqu’il avoue à son valet Camacho: “Je n’ai jamais suivi d’autre
penchant que celui me faisant d’agir selon mon goût” (III, v. 2365-2366); après quoi il se rend chez
Doña Ana afin de lui ravir son honneur. Il ne pouvait être autrement: chez Don Juan l’amour et la
luxure sont enchevêtrés de sorte que l’on ne peut faire la part des choses: ces deux idées “sont
tellement mêlées à la poussière humaine, qu’en nommant l’une on risque de les désigner toutes deux”
(Byron, IX, LXXVII). D’après Grau, ce n’est qu’une conséquence de son caractère héroïque et
mythique “dont l’élan très vital est dirigé vers la jouissance sexuelle” (introduction à L’Abuseur qui
n’abuse pas). Frisch explique ce mouvement machinal de Don Juan par le caractère hispanique du
héros: “Quand l’Espagnol dit: «Je t’aime», il entend par ces mots: «Je te veux!»” (postface, p. 96).
Les théories de Kierkegaard au sujet de l’amour de Don Juan méritent d’être évoquées. C’est
dans ses Étapes érotiques spontanées ou l’Érotisme musical qu’il développe sa conception du génie érotico-
sensuel du héros. Sa thèse principale est que “le Christianisme a introduit la sensualité dans le monde”,
affirmation qu’il essaie de montrer par le recours à l’exclusion que suppose toute affirmation: le
Christianisme étant esprit, la sensualité, sous la détermination de l’esprit, a été posée dans le monde
par le Christianisme. Quoique la logique philosophique puisse mettre sous caution cette conjecture,
cette dernière intéresse dans le sens que Kierkegaard mène à terme son but ultime: montrer que
16. 16
l’essence de l’amour de Don Juan trouve sa meilleure expression dans la musique, et plus précisément
dans l’opéra de Mozart. Le génie érotico-sensuel a une manifestation médiate et raisonnée; or, il ne
le fait qu’à travers “le domaine du langage et se range sous des déterminations éthiques”. Ce même
génie a une autre manifestation que l’on peut appeler immédiate, spontanée, “qui ne peut être
exprimée que par la musique” (p. 51-54). Certes, il s’agit d’une musique démoniaque, mais qui grâce
à l’opéra de l’Autrichien permet de concevoir la sensualité “comme principe pour la première fois”.
Enfin, il convient de souligner qu’ainsi conçu, l’amour de Don Juan “n’est pas mental mais sensuel”
(p. 75). Ces réflexions servent de fondement à d’ultérieures approches du philosophe danois au sujet
de la séduction donjuanesque. Ici on n’attirera l’attention que sur la différence essentielle qui existe
entre l’amour sensuel et l’amour mental. Pour Kierkegaard, l’amour mental est par principe fidèle et
possède la capacité de distinguer les objets, c’est-à-dire, les individus particuliers: “il se meut dans la
riche diversité de la vie individuelle, là où les nuances ont leur véritable importance”. De son côté,
l’amour sensuel est par principe perfide et ne possède pas la capacité de distinguer les objets, c’est-à-
dire, qu’il “peut tout confondre”. Cela signifie que Don Juan n’aime les femmes que dans l’abstraction
de leur féminité: “la féminité tout à fait abstraite est pour lui l’essentiel; la différence est tout au plus
sensuelle” (p. 75). Ces caractéristiques pourraient paraître un avantage pour Don Juan et pourtant
elles montrent sa pauvreté car le héros manque toujours de temps et se voit réduit à une recherche
continuelle d’un but qu’il ne peut atteindre.
De manière plus succincte, le séducteur de Lenau développe cette même idée: peu lui importe
de chagriner une femme pourvu que tout le sexe féminin continue de l’exalter tout entier (p. 4).
Walther Thomas attire l’attention sur le principe de l’opposition entre l’espèce et l’individu, puis il
explique que pour Don Juan la beauté est le “seul objet véritable d’amour et de passion”. C’est,
continue-t-il, un des principes fondamentaux de la philosophie panthéiste dont on pourrait trouver
des réminiscences dans le chorus mysticus qui termine le second Faust de Gœthe où l’on peut lire:
“l’éternel féminin nous attire en avant”.
Si Don Juan n’aime les femmes que dans l’abstraction de leur féminité (Kierkegaard, Tolstoï),
il est clair qu’il n’en aime aucune pour ce qu’elle est; aussi chacune perd-elle sa spécificité et même
son nom, comme dans la pièce de Frisch où il les appelle toutes “Mon amour”. Cela choque Doña
Isabelle qui, incontinent, le reprend: “Mon amour! ce mot tu l’auras dit à chacune d’entre nous”; et
lui de renchérir: “C’est un mot qui pour moi est toujours anonyme, Doña Isabelle” (IV, p. 75-76). Il
y a ici une curieuse coïncidence avec L’Abuseur de Séville où Don Juan, surpris en flagrant délit, affirme
qu’il est “un homme sans nom”. Pas plus que lui, les femmes n’ont un nom: elles sont toutes pareilles
pour un séducteur qui les considère comme un pur objet de plaisir sensuel.
g) L’amour mental
La recherche d’une quelconque “promesse céleste”, qui condense l’assouvissement d’absolu,
explique l’aspect mental de l’amour donjuanesque. C’est un point principal chez de nombreux auteurs.
Hoffmann considère les différents choix faits par le héros et la conscience immédiate qu’il éprouve
de sa propre duperie. L’insurrection est l’arme dont il use pour contrer son ennemi surnaturel; mais
il convient de souligner qu’il le fait par personne interposée: “tout plaisir pris à la femme ne fut plus
désormais satisfaction de sa sensualité, mais défi sacrilège contre la nature et son créateur”. Les
femmes abusées deviennent ainsi des “misérables créatures à chaque fois qu’il est question d’une telle
relation amoureuse”. Elles sont des victimes massacrées lors du passage de Don Juan; après leur
chute, le combattant monte sur leur dépouille afin de montrer à son ennemi véritable, “l’ennemi
héréditaire”, jusqu’où il peut escalader. L’on sait que, pour Hoffmann, “la séduction d’Anna, avec les
circonstances qu’elle entraîne, est le point suprême auquel il s’élève” (p. 63). Sous cet angle, on
17. 17
comprend mieux que la sensualité, quoique importante, ne puisse expliquer toutes les attitudes
amoureuses de Don Juan. La passion qui enivre Don Juan dans ces accès n’est pas l’amour sensuel
tel qu’il est peint par la tradition, mais “l’amour propre”, “la meilleure opinion” qu’un homme puisse
avoir de lui-même (Byron, IX, LXVIII).
Cette autre tradition est suivie d’assez près par Alexis Tolstoï. Puisque son héros ne croit plus
en l’amour, il doit accepter que seule la passion lui reste: le désir de vaincre les difficultés qu’entraîne
une nouvelle conquête. En cela, il ressemble au héros de Molière et à celui de Mérimée qui voyaient
augmenter leurs désirs de conquête au fur et à mesure que la forteresse devenait difficile à l’assaut (I,
2 et p. 57 respectivement). Il s’efforcera donc de chasser tout sentiment par le truchement de la raison.
Il n’est pas naïf au point de se méprendre sur ce qu’il perd; cependant il agit de la sorte pour recouvrer
la tranquillité: “J’achèterai, comme les autres fois, / La paix de l’âme au prix de l’idéal!” Un tel
processus ne va pas sans malaise. Il est bien conscient qu’il n’est “qu’un rêveur”, qu’il causera de la
souffrance à son amante après l’avoir délaissée: mieux vaut séduire sachant d’avance la déception qui
s’ensuivra que “d’être bercé par de telles chimères”. Aussi se fixe-t-il un programme d’hypocrites
mensonges avant d’être l’objet d’une autre rebuffade: “La haine accroît ma passion, je sens / Dans
mon désir une secrète rage, / Toute pitié disparaît de ce cœur / Qu’elle opprimait d’un pouvoir sans
partage” (2e partie, p. 285-287). C’est de la sorte qu’il parvient à prévoir d’avance tout désabusement.
Son système fait mouche: ainsi, après avoir joui de Doña Anna, il peut dire à Leporello: “Voilà, tout
est fini! / De la franchise, un peu d’illusion, / Et ce retour de passion brûlante / Auquel il est si doux
de se soumettre, / M’ont à la fin livré Doña Anna. / J’ai donc vaincu! Plus de tourments à craindre
/ De cet amour, de cette ombre trompeuse!” (2e partie, p. 309). Pourtant Don Juan, qui depuis le
romantisme s’est plaint de son destin, se rend parfaitement compte qu’il est surtout victime de son
mythe. C’est, comme le souligne Michel Cadot, le nœud du drame: Don Juan reconnaît son amour
pour Doña Anna “après avoir abusé d’elle et causé sa mort”. En effet, comme Boabdil l’empresse de
monter sur la felouque afin de prendre la fuite, il paraît en proie a une grande agitation: “Si je l’aimais
d’un amour véritable? / Ses derniers mots sur mon âme ont agi / Comme un rideau qu’on lève devant
moi, / Tout m’apparaît sous un jour différent… / Et lorsqu’elle a clairement répété / Qu’elle
mourrait, j’ai senti quelque chose / Se rompre en moi, comme un coup de poignard / Perçant mon
cœur – la douleur dure encore… / Ah! Qu’est-ce là, si ce n’est de l’amour?” Peu de temps après la
statue lui fera savoir qu’il ne se trompe pas: “Tu l’as aimée” (2e partie, p. 329 et 331).
Si le Don Juan de Delteil coïncide avec celui de Kierkegaard en cela que tous les deux refusent
de voir une réminiscence grecque, l’auteur français, sans dédaigner le côté sensuel du héros, accentue
son caractère mental. Contrairement au philosophe danois, Delteil trouve qu’une volonté farouche,
une logique et un but précis animent son protagoniste “car Don Juan, c’est l’amant de Tête” (IV, p.
124). Il passe son temps à analyser chacune de ses actions et leur rapport avec sa conception de la
vie. C’est une conséquence immédiate de son penchant pour la quête d’idéal qui le caractérise. C’est
que, par delà toute la physiologie, “il y a dans la forme de la femme quelque chose qui enivre l’esprit,
avant même les sens” (IV, p. 133). C’est cette idée qui provoque une sorte d’embrasement intellectuel
(le vice des vices) auparavant inconnu dans l’histoire de la séduction. Cette approche de Delteil
explique pourquoi dans son roman les femmes jouissent et souffrent à tous les vents mais seulement
d’un amour sensible: “Elles sentent à merveille la vanité de l’amour (comme d’ailleurs ses délices),
mais elles ne la «pensent» pas” (V, p. 157). Il en va tout autrement chez Don Juan dont le seul but est
spirituel, raison pour laquelle, souligne l’auteur français, il n’y aura jamais de Don Juanes…
L’amour mental réapparaît chez Frisch. Son héros, après avoir délaissé Doña Anna, retrouve
la paix de son âme: en fait, son abandon répond à une recherche de l’accalmie que l’amour sensuel
lui avait fait oublier. Ce Don Juan, “à la tête froide et l’esprit vif”, aspire “à ce qui est net, sobre et
18. 18
exact”. Épouvanté face au marécage des états d’âme, Don Juan cherche “une solution et une seule”,
celle qui ferait s’évanouir tous ses vertiges. S’il est “plein d’amour”, c’est pour la science et pour le
calme qu’elle lui procure, un amour mental qui le pousse à abhorrer tout autre amour: “Seul un esprit
dégagé des brumes de la passion peut approcher ces choses saintes, tout le reste […] n’est que
bavardage indigne qu’on s’y arrête” (III, 50).
h) L’amour salutaire
Sur un autre plan que l’amour humain se situe l’amour surnaturel. C’est une sublimation du
précédent mais qui se situe sur un plan supérieur dans l’échelle des amours présents dans le mythe. Il
apparaît bien exposé chez Molière dans le personnage de Done Elvire. Délaissant tout “amour
terrestre et grossier”, cette femme a laissé libre cours à la réflexion et à la prière. Le résultat est une
passion “épurée de tout commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout”
(IV, 6). Done Elvire commet cependant une erreur fort répandue dans les milieux jansénistes selon
laquelle les rapports sexuels entre un homme et une femme sont entachés de péché. Il serait par
conséquent hasardeux de voir dans cet amour de la religieuse l’essence de l’amour divin ou de l’amour
véritable dans le sens religieux du terme. Cette conception peut toutefois nous aider à mieux
comprendre ce qui sera une constante à l’époque romantique: le rôle salutaire de la femme. Celle-ci
se substitue aux inspirations divines (celles de l’Esprit Saint) et à celles des envoyés célestes (les anges)
pour montrer à Don Juan combien il s’égare. Le but de cette sermocinatio est de faire part à Don Juan
“d’un avis du Ciel” et de “tâcher de [le] retirer du précipice” où il court. Touchée par le Ciel, la femme
se rend auprès de Don Juan pour lui dire que ses offenses “ont épuisé [la] miséricorde” de Dieu. Pour
appuyer son argumentation, la femme a recours à son ancien amour: “j’aurais une douleur extrême
qu’une personne que j’ai chérie tendrement devînt un exemple funeste de la justice du Ciel. […]
Sauvez-vous, je vous prie, ou pour l’amour de vous, ou pour l’amour de moi” (IV, 6). En l’occurrence,
l’effet n’est qu’immédiat et très passager: Don Juan éprouve à nouveau comment s’allume la flamme
de son amour mental; mais cette tendre remontrance ne va pas plus loin: Don Juan est ici un esprit
trop orgueilleux pour céder à la conversion. Il faut attendre les versions romantiques du mythe pour
voir les effets salutaires de l’amour féminin.
On se souvient des réflexions de Hoffmann au sujet des déceptions que Don Juan ressentait
après chaque nouvelle conquête. Il est intéressant de constater que la suite de ces différentes méprises
et leur couronnement ultime (la séduction d’Anna, telle qu’elle est traitée par des romantiques comme
Hoffmann ou Tolstoï) exigent une nouvelle modulation du mythe. Selon les théories romantiques,
une issue assez convenable paraît celle du rôle sotériologique accordé à la femme. Cette possibilité
n’apparaît qu’à l’état d’ébauche chez Hoffmann: “Ne pourrait-on pas dire que Donna Anna a été
destinée par le Ciel à faire reconnaître à Don Juan la nature divine qui lui est immanente, dans l’amour
qui l’a perdu à cause des artifices de Satan, et à l’arracher au désespoir de sa vaine quête?” (p. 67).
Malheureusement, chez Hoffmann (de même que chez Mozart) “il l’a rencontrée trop tard”. Ce
premier essai de salut par l’amour de la femme échoue, mais il ne reste pas infructueux pour autant.
Byron fait allusion à cet amour ressenti par la première amante de son héros: “N’y a-t-il pas cette
chose qu’on nomme l’amour divin, brillant, immaculé, pur et sans mélange; un amour tel que peuvent
l’éprouver des anges” (I, LXXIX). Inutile de dire que le ton satirique de cette strophe et de l’ouvrage
en général ne permet pas de supposer qu’il s’agisse en l’occurrence d’un amour surnaturel qui vise le
salut des amants.
Bien que l’amour surnaturel soit présent presque partout à l’époque romantique, il ne fait aucun
doute que c’est avec Don Juan Tenorio de Zorrilla qu’il atteint son acmé. L’auteur lui-même y faisait
allusion dans ses Souvenirs du temps jadis et dans les vers lus par lui-même au Théâtre Espagnol lors
19. 19
d’une représentation de sa pièce: “Qu’a-t-il donc mon Don Juan? […] Que Doña Inès est chrétienne”.
On pourrait en dire autant de nombreuses femmes séduites par Don Juan; pourtant il est vrai que le
rôle joué par cette novice suppose une nouvelle approche concernant l’amour de Don Juan. Les
dernières études coïncident sur l’importance de cette nouvelle modulation, déjà présente dans Le
Souper chez le Commandeur de Blaze de Bury, et qui sera reprise par Dumas dans l’édition Lévy de 1864.
L’essentiel est la première conversion de Don Juan dans sa villa près du Guadalquivir. Lors de la cour
que le séducteur fait à Doña Inès, l’amour revient sans cesse sur ses lèvres: tout respire l’amour dans
la nature qui les entoure, depuis l’harmonie du vent jusqu’aux perles qui courent le long des joues de
la jeune femme. A la fin de ses propos, Don Juan avoue qu’un étrange changement s’est opéré en lui
au cours de ce dialogue: délaissant son orgueil, il a adopté une attitude humble à l’égard de Doña Inès.
La réponse de celle-ci ne fait qu’augmenter la transformation du séducteur: “Ce mot change tout mon
être, et il me semble que le Paradis peut s’ouvrir pour moi. Ce n’est pas, Doña Inès, Satan qui fait
naître cet amour chez moi: c’est Dieu qui peut-être grâce à toi veut me gagner pour Lui. L’amour que
renferme aujourd’hui mon cœur mortel n’est plus un amour terrestre comme celui que j’avais ressenti
jusqu’à maintenant” (1e partie, IV, 3, v. 2260-2271). Aussitôt, décide-t-il de se rendre auprès du
Commandeur et de lui demander la main de sa fille; il a l’occasion de le faire quelques minutes plus
tard car le Commandeur lui-même arrive, en proie à l’emportement, afin de récupérer sa fille. Don
Juan répète alors à genoux un discours semblable où il parle en toute sincérité: “Ce n’est pas la beauté
que j’ai adorée chez elle; ce que j’adore chez Doña Inès est la vertu. […] Son amour fait de moi un
homme différent et régénère tout mon être; elle peut faire un ange de celui qui fut un démon” (1e
partie, IV, 9, v. 2500-2503). Le virage est important dans le sens où la beauté, jusqu’ici moteur des
forfaits de Don Juan, a laissé place à un amour sincère de la vertu; c’est l’irruption de l’amour
surnaturel dans le mythe de Don Juan. La suite ne fait que confirmer ce tournant. Le motif
apparaissait déjà dans Don Juan de Maraña: le bon ange “éprouve une pitié profonde / Pour cet enfant
du mal” et descend “du céleste séjour, / Ayant pour tout soutien et tout trésor dans l’âme /
L’espérance, la foi, la prière et l’amour”. Cette générosité de l’ange obtient la compassion de la Vierge
Marie qui lui permet de revêtir le corps de Sœur Marthe, “une enfant chaste et belle, / Qui s’endormit
priant” et qui “est morte en souriant” (intermède I). Dans la pièce de Zorrilla, Doña Inès a offert son
âme comme rançon de l’âme impure de Don Juan et a obtenu de Dieu d’attendre Don Juan au pied
de son sépulcre. La condition imposée par le Créateur est sévère: tous les deux auront le même sort,
ou le salut ou la condamnation. Heureusement pour Doña Inès, l’amour sincère de Don Juan fera en
sorte qu’il se repente juste avant la dernière seconde de sa vie terrestre. La fin est un chant à cet amour
salutaire de la femme: “Seuls les justes comprendront que l’amour a sauvé Don Juan au pied de son
sépulcre” (2e partie, III, 3, v. 3792-3795).
Une version de Tolstoï se joint au tournant du mythe, tel qu’il apparaît chez ses prédécesseurs
immédiats. La première version, celle du Rousski Vestnik (le Messager russe) d’avril 1862, se terminait
selon le dénouement traditionnel; Don Juan était foudroyé par la statue après qu’il eut renié Dieu:
“Croyant en elle, en Dieu je pouvais croire – / Mais c’est fini. Tout périt avec elle”. La révolte
l’entraîne en enfer. Or, la version de juin de cette même année présente une modification substantielle.
Certes, dans sa “lettre à l’éditeur”, Tolstoï précise que cette transformation est dégagée de toute
intention idéologique et qu’elle ne relève que de critères purement esthétiques. Le fait est qu’il rejoint
ainsi le consensus général de nombre de romantiques qui voient dans la femme un pouvoir
sotériologique, dont on trouve un paradigme dans le mythe de l’ange déchu. Ainsi, lorsque la statue
s’abat et que seuls demeurent sur la scène Don Juan et les esprits, ces derniers annoncent le salut du
héros grâce à l’amour: “Les voies de Dieu restent impénétrables, / Et le destin conserve son secret;
/ Sa vie entière, il s’est bercé de fables, / Enfin le Vrai dans son âme apparaît! / L’amour, du cœur
20. 20
parfaite pénitence, / Et de la foi vivante seul soutien, / L’amour sauveur atteint sa conscience, / Il
poursuivra sa route vers le Bien!” (2e partie, variante, p. 334). Il convient de souligner que ce
dénouement, quoique quelque peu artificiel, rassemble en une les deux parties de l’idéal jusqu’ici
dissociées: celle qui se manifeste dans la femme (la quête de la Beauté absolue) et celle qui se cache
dans la divinité (la quête de l’Idéal absolu).
Dans le roman de Torrente Ballester, ce sont deux femmes qui essayent de sauver Don Juan:
Doña Ximena, une dévote qui finit par succomber à son amour puis se suicide (V, 1), et Doña Elvira,
la fille du Commandeur. Lors de la représentation de la pièce intitulée La fin de Don Juan, la fille du
Commandeur n’épargne aucun moyen pour l’attirer vers le repentir (V, 3). Doña Elvira est pleinement
convaincue de la grandeur d’âme de Don Juan et de la possibilité qu’il a de revenir sur la bonne voie:
“Le chemin de Dieu est doux et beau”. Mais la déconstruction moderne ne permet pas de suivre la
ligne tracée à l’époque romantique. Aussi Don Juan répond-il: “Et surtout, il mène directement à tes
bras qui sont le Paradis retrouvé, n’est-ce pas? C’est curieux. Vous les femmes, vous êtes toutes
convaincues que Dieu c’est vous. Qui sait? Peut-être êtes-vous dans la vérité” (V, 3). Mais il s’arrête
là; il refuse de se laisser entraîner encore une fois par les femmes car cela reviendrait à se laisser
attraper par Dieu.
III. Processus de l’amour de Don Juan
La parcours qui précède permet de comprendre le processus amoureux du héros. La
combinaison de ses sens (intérieurs et extérieurs) et de ses facultés (intelligence et volonté) font naître
chez lui un vif désir vis-à-vis des appâts que le monde fait miroiter autour de lui (beauté, idéal,
salut…). L’appétit du protagoniste se dirige alors vers ces objets de désir comme le ferait un soldat
enragé face à un ennemi regorgeant de richesses et retranché à l’intérieur d’une forteresse. Don Juan
devient ainsi le conquérant qui n’a de cesse tant qu’il ne possédera pas le butin; or l’appropriation de
ce butin implique la destruction du butin même: Don Juan devient ainsi le roi Midas car la possession
de la femme suppose la fin de l’amour du héros.
a) Le conquérant des temps modernes
On doit, en effet, souligner l’importance de l’esprit de conquête et sa signification dans le
mythe. La beauté ou l’idéal font naître chez Don Juan la passion, une passion qu’il appelle
“amoureuse”. Or la passion exige la mise en place de moyens pour obtenir l’objet difficile mais
souhaité; c’est une règle de l’appétit que la philosophie appelle irascible. Obtenir cet objet signifie, en
l’occurrence, posséder la femme chez qui réside cette beauté ou cet idéal. Mais la femme sait que le
don de certaines faveurs suppose simultanément la perte d’autres biens qui lui sont plus précieux
encore selon les cas: la virginité, l’honneur, la fidélité, etc. Non pas qu’elle ne cède aucunement, mais
–à moins qu’elle ne veuille se voir immédiatement méprisée– elle se doit de les faire valoir: on
n’apprécie que ce qui coûte; il existe une proportion entre la difficulté à obtenir quelque chose et ce
qu’elle vaut. Aussi la femme entoure-t-elle tous ces biens de remparts qui, sans être inexpugnables,
rehaussent la valeur et des biens assiégés et de l’assiégeant. L’assiégeant est Don Juan, un soldat
aguerri qui serait rebuté face à une femme qui n’oppose pas de difficultés. En revanche, face aux
obstacles il excelle et montre ses qualités de conquérant: “On goûte une douceur extrême à réduire,
par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait,
à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a
peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à
vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la
faire venir. […] Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne.
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[…] Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs: je me sens un cœur à aimer toute la
terre; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes
conquêtes amoureuses” (Molière, I, 2; vid. aussi Brecht, I, 2). Don Juan apparaît ainsi attrapé dans
l’enthousiasme de la capture amoureuse. C’est son destin et celui de tout “conquérant professionnel”,
comme l’appelle Torrente Ballester (I, 8).
Le caractère conquérant de Don Juan se manifeste également dans le fait qu’il ne réagit
nullement face aux dames qui veulent s’emparer de lui à tout prix. C’est le cas de Gulbeyaz, la sultane
turque dont l’eunuque a acheté Don Juan au marché d’esclaves. Bientôt éprise de lui, elle veut le
conquérir; mais elle s’y prend mal car elle le regarde “comme son débiteur pour l’avoir fait conduire
dans son palais”. Puis, elle agit encore plus maladroitement: “Enfin, d’un air tout à fait impérial, elle
posa sa main sur la sienne, et fixant sur lui [ses] yeux […], elle chercha dans les siens un amour qu’elle
n’y trouva pas”. Ses autres preuves d’amour n’aboutirent pas davantage. Bien au contraire, elles firent
éclater l’orgueil et la fierté de Don Juan qui s’écria: “L’aigle captif refuse de s’accoupler, et moi je ne
veux pas servir les caprices sensuels d’une sultane” (V, CXXIV-CXXVI). C’est la réponse que tant de
femmes auraient pu adresser à l’égard de Don Juan; mais ce qui importe ici est de voir comment le
conquérant n’obtempère pas lorsque c’est un autre qui mène le combat.
On ne le voit que trop, Don Juan n’est pas le conquérant des places faciles à l’assaut. Suivant
le principe qui lui donne vie, le héros tire sa force précisément des obstacles qu’il faut vaincre. Mieux,
plus les obstacles se montrent redoutables, plus il se sent de force pour entamer la lutte; a contrario,
si la belle ne tarde pas à baisser la garde, Don Juan éprouve une curieuse déception. C’est le cas de
Sœur Agathe qui en sortant du confessionnal laisse tomber exprès un billet: “le libertin, surpris de
réussir plus vite qu’il ne s’y était attendu, éprouva une espèce de regret de ne pas rencontrer plus
d’obstacles” (Mérimée, p. 58). Sans doute Lenau s’est-il inspiré de Molière en utilisant l’idée du
conquérant. Après avoir décrit à son frère Don Diègue ses façons et sa conception de l’amour, le
héros finit son discours par une maxime guerrière: “En route et partons pour des victoires toujours
nouvelles, tant que palpiteront les ardentes pulsations de ma jeunesse!” (p. 4); il est facile d’apercevoir
derrière ces paroles l’ombre d’Alexandre le Grand.
Ce transfert des motivations (la femme considérée comme objet de conquête et non pas
comme être digne d’amour) en provoque également un autre: la substitution de la fin par les moyens.
On en trouve un bon exemple dans le roman de Torrente Ballester. Interrogé par le narrateur sur les
aptitudes de Don Juan à jouer des instruments, Leporello reconnaît que son maître est un “guitariste”
formidable, mais il ajoute: “Comprenez-moi, il ne l’est que d’une façon instrumentale. N’allez pas
penser que je joue avec les mots. Je veux dire que cette mélodie qu’il tire de toutes les femmes n’a
jamais été une fin mais un moyen” (I, 5 et 10). Curieusement l’œuvre de Delteil montre le contraire,
lorsqu’il définit le héros comme un instrument de chaque femme. Le succès de Don Juan, chez
Torrente Ballester, est fondé sur cette puissance de transformation des femmes (I, 7): s’il faut convenir
que l’amour transforme par principe, ce que distingue Don Juan est sa capacité de provoquer chez
chaque femme des effets auxquels elle ne serait jamais parvenue. Le séducteur lui-même (lors d’une
de ses incarnations) s’explique assez clairement lors d’un entretien fictif avec Charles Baudelaire.
Devisant sur les manières d’aimer, Don Juan affirme que dans sa jeunesse il croyait en l’amour
“surtout comme protestation contre Dieu”. A présent, il avoue avoir “technicisé” ses conquêtes et
son art d’abuser les femmes; celles-ci, en réalité, “jouent un rôle purement instrumental” (III, 5). La
métalittérature occupe une place de choix dans l’ars amatoria ou technique amoureuse de Don Juan.
Leporello profite de l’occasion que lui offre son entretien avec le narrateur pour mettre les choses au
clair. Tous les poètes, dit-il, se sont trompés sur cet aspect: même les “vers célèbres de l’admirable
Zorrilla”, sur le temps dont il avait besoin pour conquérir les femmes, sont “une vision grossière de