1. 1
L’ANGE DÉCHU ET LA PITIÉ COMPATISSANTE
Studi francesi (Turín), 39/117, 1995, pp. 285-293.
ISSN: 0039-2944.
– M’ha fatto troppa compassione.
– Compassione! Che sai tu di compassione? Cos’è la compassione.
– Non l’ho mai capito così bene come questa volta: è una storia la compassione un poco come
la paura: se uno la lascia prender possesso, non è più uomo. (Manzoni, I Promessi Sposi, c. XXI).
D’une façon générale, nous pouvons convenir que les théories ne sont pas absolues: elles sont
toutes susceptibles d’une relativisation adéquate. Par exemple, on a trop exagéré l’étendue et
l’intensité de l’aspect compatissant chez les romantiques: selon cette théorie, la force des sentiments
miséricordieux les aurait attirés au point de perdre entièrement leur objectivité. Or, nous voudrions
montrer ici que ces prises de position peuvent aussi être reconduites vers une appréciation plus
modérée: s’il est vrai que les romantiques accordaient une grande valeur aux élans du cœur, il n’est
pas moins vrai qu’ils savaient aussi les maîtriser selon les circonstances. Montesquieu s’en prend dans
ses Lettres persanes, à la hiérarchie –d’ordre politique ou moral– de la France de son temps; pourtant,
personne aujourd’hui ne met en doute les limites de cet irrespect envers le pouvoir politique et la
religion…
Il nous semble qu’il en est de même pour le sentiment de pitié éprouvé à l’égard de l’ange
déchu tout au long de la période romantique; c’est ce que nous voudrions montrer dans ces lignes.
En effet, Vigny, Lamartine et Hugo ressentent une nette attirance envers l’ange déchu, pourtant
pouvons déceler certaines limites qu’ils ont respectées. À cet égard, il nous faut d’abord souligner
l’importance du rôle joué par la commisération dans ce thème littéraire; nous passerons ensuite à
l’étude de son évolution pour constater finalement les limites, d’ordre psychologique et littéraire, de
cette même compassion: peut-être cette méthode nous aidera-t-elle à mieux approfondir un aspect
parfois un peu banalisé dans la période qui nous occupe.
***
En premier lieu, abordons le sentiment de la pitié: comment naît-il et quelles sont ses
principales manifestations?
Lisons, par exemple, le beau poème Éloa1 qui chante à un ange “féminin”, incarnation divine
et symbole même de la pitié2. La fatalité ayant voulu qu’elle se fasse instruire sur tout l’univers, Éloa
apprend ainsi l’existence d’un autre ange qui ne peut participer aux assemblées qui se tiennent dans
le ciel. Il est à remarquer que cet ange absent est, d’après les affirmations de ses compagnons, le plus
beau de tous. Du moins “les habitants de l’immortel empire” se plaisent-ils à nommer ce “Lucifer”,
l’étoile matinale qui reçoit tout l’éclat du Soleil. Ce récit sert de base à notre étude car il insiste sans
relâche sur un fait fondamental: l’ange déchu est “porteur de lumière” comme Prométhée est “voleur
de feu”. En effet, quand le poète décrit Lucifer, nous l’imaginons portant une couronne dont l’or
1 Vigny, Éloa, dans Poèmes antiques et modernes, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1967 (1990). Envoyé chez l’éditeur en 1824,
ce poème provoqua aussitôt des réactions de toute sorte; vid. à ce propos Pierre FLOTTES, Vigny et sa fortune littéraire, Saint-
Médard-en-Jalles, Ducros, 1970, p. 14-21.
2 Cfr. Max MILNER, Le Diable dans la littérature française. De Cazotte à Baudelaire (1772-1861), Paris, José Corti, 1960
(1971), t. I, p. 389.
2. 2
brille d’un éclat extrême. Le fait qu’une étrange pâleur ait coloré son aile importe peu: le poète lui-
même, n’insiste-t-il pas sur les diamants qui rayonnent avec grâce sur ses pieds délicats? Nous
pouvons en dire autant du reste des bijoux qui ornent ses bras et tous ses doigts: tout éblouit les yeux
de la vierge Éloa. Il est vrai que ce ne sont là que des atours indépendants à la beauté morale du sujet.
Cependant, ils ne cessent pas pour autant d’attirer l’attention de la spectatrice qui le voit
Comme un cygne endormi qui seul, loin de la rive,
Livre son aile blanche à l’onde fugitive
(v. 351-352).
La fraîcheur aquatique et la lumière rayonnante rehaussent donc fortement la séduction d’un
être qui, quoique déchu, a pris les attributs du plus pur et du plus beau des cygnes… Presque aussi
beau que celui dont Lamartine évoque la beauté captive…3 Il est utile de transcrire ces vers dans
lesquels Lucifer exerce ses plus grandes séductions sur Éloa:
L’or en était vivant comme ces feux mystiques
Qui, tournoyant, brûlaient sur les trépieds antiques.
Son aile était ployée, et sa faible couleur
De la brume des soirs imitait la pâleur.
Des diamants nombreux rayonnent avec grâce
Sur ses pieds délicats qu’un cercle d’or embrasse;
Mollement entourés d’anneaux mystérieux,
Ses bras et tous ses doigts éblouissent les yeux
(v. 359-366).
Éloa est subjuguée face à cette splendeur inattendue; et nous pourrions en dire autant de Vigny
pour qui ces “diamants” représentent une symbolisation toute particulière. En effet, dans ces objets
de prix et de prestige, le rapport entre le haut et le bas, centre d’Éloa, devient connexion et complicité.
Nous assistons à une accumulation de voluptés qui met en exergue la distance déchirante qui s’est
interposée entre les deux protagonistes, mieux encore, cette distance devient désormais expressive4:
Éloa, remuée par la pitié, s’est fatalement et irrémissiblement rapprochée de l’ange déchu.
Conformément aux principes gnoséologiques, c’est l’expérience sensible de la beauté qui va
provoquer le déclenchement; sans cela nous pourrions émettre des soupçons, en plein Romantisme,
sur le pouvoir d’attraction de l’ange déchu: la plume de Satan éblouissait tous les autres anges par son
éclat et par sa terrifiante beauté:
Les anges la venaient voir à la dérobée.
Elle leur rappelait le grand Porte-Flambeau;
…
Cette plume faisait revivre l’envergure
De l’ange, colossale et hautaine figure;
Elle couvrait d’éclairs splendides le rocher;
Parfois les séraphins, effarés d’approcher
De ces bas-fonds où l’âme en dragon se transforme,
Reculaient, aveuglés par sa lumière énorme5.
Cependant, le poète Vigny ne s’arrête pas à ce simple degré d’attraction: pour la nature
humaine, plus le bel être est malheureux, plus il est pitoyable. Sur ce point, Vigny a recours à la
3 Vid. La Chute d’un ange, dans Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1963 (1991), Première vision,
p. 839.
4 Vid. Jean-Pierre RICHARD, Études sur le romantisme, Paris, Seuil, 1970, p. 170.
5 La Fin de Satan, dans La Légende des Siècles. La Fin de Satan. Dieu, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950
(1984), Hors de la terre, II, La Plume de Satan, p. 808.
3. 3
solitude qui entoure son ange déchu: dans le récit des autres anges, Lucifer n’est pas seulement un
bel ange absent: un jour il est tombé et s’est vu privé de la compagnie céleste. À présent, il passe son
temps à gémir dans la solitude car personne ne l’aime.
Vigny n’est pas le seul à développer cette conception de solitude; Byron, aussi a bien entrevu
le grand pouvoir de persuasion que provoque l’abandon. Ce sentiment apparaît dans Caïn qui erre
sans cesse, non pas en compagnie des gens de sa race –comme c’est le cas dans “La Conscience” de
Hugo –, mais seul en dehors du Paradis. De plus, la constatation de sa condition misérable, même
avant de commettre le fratricide, le pousse à préférer “vivre parmi les ombres”6. Ayant brisé sa propre
cohérence intérieure, tout pousse le héros à briser les liens qui assurent la cohésion du groupe.
Cédar, l’ange déchu de Lamartine, connaîtra, lui-aussi, ce malheureux état. En l’occurrence, la
cause originelle n’est pas une faute commise par ses parents, sinon qu’ayant renié sa condition
angélique par un acte de sa libre volonté, il va participer, non seulement de l’amour, mais aussi de la
misère de la condition humaine. Son exploit héroïque –la délivrance de la belle Daïdha des griffes de
sept chasseurs d’hommes– ne lui octroie pas, contrairement à ce que nous aurions pu prévoir, une
place de choix dans la tribu de sa bien-aimée: à cause de la jalousie et de la méfiance que provoquent
ses haut-faits, Cédar se vera bientôt garrotté et soumis à l’esclavage:
Cédar, chargé du poids de ses lourdes entraves,
Suivait, mêlé lui-même au troupeau des esclaves,
…
Et guidant ses chameaux aux plateaux les plus rudes,
Ne hantait que les monts et que les solitudes
(p. 854-858).
Il n’ignorait pas qu’il allait souffrir un brusque changement d’état; il était bien conscient qu’il
quittait la compagnie de ses pairs, les autres anges. Mais nous pouvons affirmer qu’il n’avait pu
escompter tous les effets catastrophiques de sa résolution, notamment pour ce qui est de la perte de
sa bien-aimée. Aussi son malheur devient-il encore plus sanglant… D’où l’origine, par un mouvement
réflexe, de ce sentiment de pitié qui prend naissance aussi bien chez le lecteur que chez l’auteur.
***
Cette dernière remarque mérite d’être exposée un peu plus longuement car elle peut nous aider
à approfondir cet aspect du Romantisme. Il est vrai que nous entrons ici dans le problème traditionnel
du degré de focalisation. La critique n’a que très bien établi combien ces auteurs ressentent un vif
attrait envers leurs héros. Peu importe que ces personnages soient la cible de tant de malheurs et de
mésaventures; ils ne cesseront pas pour autant d’éveiller l’incantation chez leurs auteurs. Qui plus est,
nous irions même jusqu’à dire que c’est précisément à cause de ce malheur que l’auteur romantique
prend parti, dès le début, en faveur de l’ange déchu. Cette question commence déjà à nous persuader
de la symbiose, aussi étrange que symbolique, qui s’effectue entre cet auteur et son héros.
Afin de mieux éclaircir ceci prenons deux exemples significatifs. Rien au monde n’aurait été
capable d’inciter Cédar à abandonner sa sublime condition; rien… excepté la pitié. En effet, à
plusieurs reprises déjà, ses yeux étaient restés captifs des charmes de Daïdha; pourtant, jamais il n’avait
osé s’approcher d’elle ni, moins encore, “descendre” de sa condition vers celle de la jeune fille pour
partager avec elle ses jours; au contraire, il en aurait tremblé. Néanmoins tout change lorsque la pitié
se mêle à ces discrètes amours. Captive des mailles des chasseurs d’hommes, Daïdha se débat en vain
pour leur échapper. Les cris de cette toute jeune fille –elle n’a que douze ans–, qui s’écorche la peau
en lambeaux contre le filet et les ronces, vont provoquer chez Cédar, en même temps que la pitié, la
6 “Let me dwell in shadows”, supplie-t-il à Lucifer; Caïn, dans The Poetical Works of Lord Byron, Edinburgh, W. P. Nimmo,
Hay & Mitchell, 1885, A II, sc. II, p. 265.
4. 4
fureur qui le poussera à opérer sa propre métamorphose: il fallait devenir homme pour lutter contre
les hommes, fût-ce au prix de perdre sa condition angélique. Sa conscience allègue maints arguments
sur la gloire qu’il perd et la misère qu’il acquiert à tout jamais:
Il avait dans son âme entendu retentir
Ce cri: L’arrêt divin n’a point de repentir
(p. 841).
Néanmoins, rien n’y fait. La pitié qu’il ressent pour une jeune femme en pleurs anéantit en lui
toute autre considération et Cédar se résout enfin à revêtir un corps terrestre… L’auteur, lui, ne reste
pas indifférent: il a su dépeindre si vivement les souffrances de la jeune victime et les angoisses de
son ange aimant, qu’il nous paraît conséquent que ce dernier ait pris la décision de devenir homme.
C’est précisément alors que Lamartine s’étend à décrire les merveilles de la nature humaine, chose
qu’il n’avait pas faite auparavant. Nous irions même jusqu’à dire que, élevée par cette nouvelle
assomption, la nature humaine paraît avoir acquis une plus haute dignité:
Seulement par ses traits son jeune et beau visage
Révélait quelque chose au-dessus de cet âge.
On eût dit quelque chose qui ressemblerait, nous dit ailleurs l’auteur, à un dieu sorti des mains
d’un sculpteur… Nul doute, donc, au sujet du penchant que l’auteur lui-même éprouve à l’égard de
son héros. Rien d’étonnant alors qu’il essaie de justifier son choix définitif:
L’ange, par son amour vaincu plus qu’à moitié,
N’avait pu retenir l’élan de sa pitié.
Soulignons l’inclination, manifeste dans les poètes romantiques, pour les sentiments positifs
par-dessus toute autre considération à propos de la méchanceté ontologique de l’ange déchu; c’est le
cas aussi de Hugo:
Mais dans son ineffable et sourd frémissement,
Au souffle de l’abîme, au vent du firmament,
On sentait plus d’amour encor que de tempête
(p. 808).
Revenons à Éloa. Nous avions laissé Lucifer pleurant sa solitude: personne ne venait jamais le
consoler jusqu’à ce qu’un obscur récit renseigne le bel ange sur sa malheureuse existence. Personne
ne connaît la raison de sa détresse, nul ange n’osera raconter son histoire; la seule description que les
habitants du ciel font de cet être est qu’il gémit, qu’il est seul, que personne ne l’aime…
Or, les célestes compagnons d’Éloa ont proféré un commentaire indiscret, une imprudence
gratuite qui suscite aussitôt des sentiments de compassion chez la jeune Éloa. Car les anges mêmes
sont les premiers à avoir assimilé le pouvoir de compassion qui caractérise les hommes. Il est donc
fort logique que la belle Éloa, dont la naissance remonte à la commisération du Christ, ressente cette
influence face à un ange souffrant. En effet, loin de maudire le traître qui a renié son Créateur,
L’effroi n’altéra point son paisible visage,
Et ce fut pour le Ciel un alarmant présage.
Son premier mouvement ne fut pas de frémir,
Mais plutôt d’approcher comme pour secourir;
La tristesse apparut sur sa lèvre glacée
Aussitôt qu’un malheur s’offrit à sa pensée7.
7 Ibid., v. 127-132. Remarquons que ces sentiments, éprouvés par Éloa à l’égard de l’ange déchu, sont les mêmes que
Daïdha avoue avoir ressentis pour Cédar: “Mais la tendre pitié l’enfonça dans mon cœur, / Comme en foulant la graine on
fait germer la fleur” (p. 881).
5. 5
Il ne manque plus que les conséquences immédiates, la rêverie et les pleurs, qui ne tarderont
pas à se manifester; mais cette fois-ci, ces réactions constituent la meilleure preuve que Vigny, apitoyé,
sent avec le cœur d’Éloa:
Elle apprit à rêver, et son front innocent
De ce trouble inconnu rougit en s’abaissant;
Une larme brillait auprès de sa paupière.
Heureux ceux dont le cœur verse ainsi la première!
(v. 133-136).
***
“Une larme brillait auprès de sa paupière”… Mais n’est-ce pas de cette façon qu’elle-même est
née? Permettons-nous de rappeler comment la jeune vierge angélique est venue au monde. Vigny
décrit la visite au tombeau de Lazare par Jésus; reprenant le texte du Nouveau Testament, il remarque
la compassion qui s’empara du Christ à la vue de son ami mort:
IL PLEURA. – Larme sainte à l’amitié donnée,
Oh! vous ne fûtes point aux vents abandonnée!
(v. 35-36).
En effet, le fruit de cette larme, avec la collaboration de la puissance du ciel, fut la belle Éloa.
Il est à noter l’étroit rapport existant entre la naissance de cet “ange-vierge” et celle de “l’ange-liberté”
dans La Plume de Satan, manuscrit datant très probablement de 1859-1860:
Tout à coup un rayon de l’œil prodigieux
Qui fit le monde avec du jour, tomba sur elle.
Sous ce rayon, lueur douce et surnaturelle,
La plume tressaillit, brilla, vibra, grandit,
Prit une forme et fut vivante, et l’on eût dit
Un éblouissement qui devient une femme.
Jamais le ciel sacré n’avait contemplé d’être
Plus sublime parmi les souffles et les voix.
En la voyant si fière et si pure à la fois,
La pensée hésitait entre l’aigle et la vierge.
L’archange du soleil, qu’un feu céleste dore,
Dit: – De quel nom faut-il nommer cet ange, ô Dieu?
Alors, dans l’absolu que l’Être a pour milieu,
On entendit sortir des profondeurs du Verbe
Ce mot qui, sur le front du jeune ange superbe
Encor vague et flottant dans la vaste clarté,
Fit tout à coup éclore un astre: – LIBERTÉ!
(p. 809).
Le parallèle avec l’appel d’Éloa à la vie ne peut être plus évident:
Comme l’encens qui brûle aux rayons du soleil
Se change en un feu pur, éclatant et vermeil,
On vit alors du sein de l’urne éblouissante
S’élever une forme et blanche et grandissante,
Une voix s’entendit qui disait: Éloa!
Et l’Ange apparaissant répondit: Me voilà
(v. 45-50).
Nous avons assisté à la fonction génératrice des larmes; il convient maintenant d’observer
l’évolution que suivent ces anges après ce moment premier.
6. 6
C’est donc de la commisération du Christ envers un humain, son ami Lazare, qu’est née la
jeune vierge; chose inouïe jusqu’alors car le changement n’est pas purement accidentel comme il
arrive, par exemple, au chlorure de sodium, présent dans chacune de nos larmes, après l’évaporation
de l’eau. Qui plus est, la transformation n’est pas seulement substantielle –ce chlorure de sodium
pouvait prendre une autre essence, celle de l’eau, par exemple–, mais d’un genre tout nouveau car il
s’agit de la donation de l’existence:
Et l’Esprit-Saint, sur elle épanchant sa puissance,
Donna l’âme et la vie à la divine essence
(v. 43-44).
Or, dès qu’elle possède une âme, cette jeune vierge, ancienne “urne de diamant” (v. 37), est
susceptible d’aimer, de jouir… et de souffrir, en un mot, de “compatir”; l’existence physique entraîne
toujours, chez les créatures de Dieu, des conséquences psychologiques. Nous avons déjà remarqué
que le premier effet du récit du chœur céleste au sujet de Lucifer était la pitié, une pitié qui se
manifeste, précisément, à travers les larmes: “Une larme brillait auprès de sa paupière”. Hélas, la
progression des événements, inoffensive au prime abord, aura des conséquences catastrophiques car
sa “pitié naïve” finira par l’entraîner en enfer et à la damnation éternelle8. Il faudrait admettre, après
ces raisonnements, que les modifications métaphysiques connaissent chez Éloa une progression
nettement négative. De fait, ce résultat confirme certaines réticences que Vigny lui-même éprouvait
face à une rémission de l’ange déchu9.
Qu’en est-il chez Lamartine? Dans la première vision de La Chute d’un ange, il décrit la jeune
fille, Daïdha, prise dans les filets d’un des chasseurs d’hommes. Cédar, encore revêtu de l’essence
angélique, apparaît au début de la deuxième vision: il a été vivement attiré par les cris et les pleurs de
la pauvre enfant; il la voit
Se débattre en mêlant son sang à la rosée (p. 840).
Nous avons déjà remarqué la pitié qui l’envahit comme réaction à ce funeste spectacle;
soulignons maintenant la prodigieuse transformation qui s’opère dans la nature de l’ange Cédar:
Chaque goutte d’horreur des membres de la femme
Avait sué des siens et coulé de son âme.
Il serait très intéressant d’étudier l’aspect symbolique, haut en couleurs, de la sueur et du sang
–du corps du Christ qui pleura Lazare allaient jaillir, quelques jours plus tard, des gouttes de sang à
l’approche de sa passion… Nous ne pouvons nous attarder ici à considérer longuement ces
occurrences; notons seulement que les années passant, vers 1840, Victor Hugo écrivait “Le Retour
de l’Empereur”, poème où réapparaissent ces mêmes aspects10; de leur côté les vers de Blake sur la
douleur d’autrui ne sont pas moins significatifs à ce propos:
8 Ce qui suppose un nouveau changement d’ordre métaphysique, l’essence des damnés ayant changé définitivement dès
que tombe sur eux l’arrêt de mort.
9 Vid. à ce propos, l’appendice d’André JARRY à l’édition des Poèmes antiques et modernes, op. cit., p. 308, et MILNER, op. cit.,
p. 377-378 et 396-401.
10 Nous y retrouvons l’écoulement des mêmes éléments liquides –l’eau et le sang– en consonance directe avec la pitié.
Bien sûr, on ne saurait parler d’une simple coïncidence; c’est une preuve du rôle que joue la pitié au sein même du
Romantisme: “Cependant ces tourments, cette auguste infortune, / Cette rage punique, implacable rancune, / Faisant
saigner d’en bas le grand crucifié, / Ces affronts, qui tombaient sur toute âme hautaine, / Comme un vase profond où coule
une fontaine, / Emplissaient lentement le monde de pitié. / / Pitié des nobles cœurs! cri de toute la terre! / Qui t’irritaient
dans l’ombre, ô geôlier d’Angleterre! / Car l’admiration, de son feu souverain, / Endurcit l’homme vil, amollit la grande
âme. / Hélas! où pleure un brave, un lâche rit. La flamme / Sèche la fange et fond l’airain” (La Légende des Siècles, XLVIII, II,
loc. cit., p. 594).
7. 7
Can I see another’s woe,
And not be in sorrow too?
Can I see another’s grief,
And not seek for kind relief?
Can I see a falling tear,
And not feel my sorrow’s share?11
C’est donc la pitié qui excite cet épanchement chez l’ange; mais, plus important encore –et
nous centrons ici notre étude de manière analogue à celle du texte d’Éloa–, c’est précisément cette
pitié qui va provoquer maintenant un autre changement, un changement substantiel. Ici, il n’y a pas
de nouvelle existence: l’ange, tout en gardant sa personnalité, change d’essence et revêt celle d’un
homme:
Un désir tout-puissant avait changé son être,
Il était devenu ce qu’il eût tremblé d’être,
Et d’un terrestre corps et de sens revêtu,
D’une nature à l’autre il s’était abattu
(p. 841).
Or, une fois encore, toute modification métaphysique en entraîne une autre dans le domaine
psychologique: avec sa nouvelle essence, Cédar connaîtra toutes les misères humaines et, avec elles,
tous les malheurs, notamment la souffrance, ce dont il avait été dûment prévenu:
Savoure jusqu’au sang le bonheur des humains;
Tu déchires ta gloire avec tes propres mains;
…
Au lieu d’une ici-bas tu subiras cent morts.
C’est ce qui va être constaté tout au long du poème. Partout les souffrances de Cédar, partout
les larmes de Daïdha qui rappellent celles que l’ange versa sans pouvoir “retenir l’élan de sa pitié”:
En face de Cédar, triste, elle s’asseyait;
Sur ses deux genoux joints elle appuyait sa tête,
Comme sur un appui qu’un frère aimé nous prête,
Et, craintive et muette, elle le regardait
Jusqu’aux pleurs, et le bord de ses yeux s’inondait,
Et, comme de deux fleurs que l’orage secoue,
Deux gouttes d’eau du cœur, en coulant sur sa joue,
Tombaient sur les genoux de Cédar et brûlaient
La place où les cheveux sur sa peau ruisselaient
(p. 867).
Mais, heureusement pour le couple, cette fois-ci l’aventure –risquée dès le début– finira par
prendre un nouveau tournant qui coïncide avec la fuite définitive de Cédar en compagnie de son
épouse et de ses deux enfants. Ultérieurement, ils connaîtront même le vieil homme qui les instruira
sur l’existence de Dieu et leur montrera un jardin; c’est dans ce paradis terrestre qu’ils vivront un
sublime bonheur. Nous pouvions nous attendre à ce dénouement où l’on recouvre l’état primitif de
splendeur: de même que seule la faute de Cédar expliquait sa dégradation, son rachat sera l’effet d’un
amour et d’une expiation inégalés.
11 Songs of Innocence, “On another’s sorrow”, dans Matrimonio del Cielo y el Infierno. Los Cantos de Inocencia. Los Cantos de
Experiencia, Madrid, Visor, 1983, p. 132. “Puis-je voir la douleur d’autrui / sans souffrir à mon tour? / Puis-je voir l’angoisse
d’autrui / sans chercher un aimable soulagement? / Puis-je voir une larme tomber / sans sentir ma part de douleur?” (C’est
nous qui traduisons).
8. 8
***
Nous voudrions faire une dernière réflexion sur l’énorme décalage existant entre le sort des
différents personnages compatissants. Nous constatons en effet que, contrairement à ce qui se passait
chez Éloa, la succession des événements est positive. Cédar, il est vrai, avait décidé de sa chute, et la
modification métaphysique qui s’était opérée en lui signifiait une dégradation certaine; nous assistons
pourtant à une progressive élévation qui est en parfaite opposition à celle de l’ange Éloa. À quoi est-
ce dû? Autrement dit, nous voudrions répondre à la question posée par Milner: “Alors que devient le
mythe de la pureté compatissante, de la pitié céleste?” (p. 396).
En effet, la lecture du poème ne va pas sans laisser chez le lecteur un léger sentiment
d’indignation, sinon de révolte: “Que la Rédemption, en proposant l’exemple d’un sacrifice
inimitable, provoque la perte d’une âme innocente, il y a là de quoi voir en elle une mauvaise
plaisanterie”. Il s’agirait donc de trouver la raison ultime de cette énigmatique immolation. Certes,
Milner a visé juste lorsqu’il mène son enquête sur l’héroïne et son poète: “Éloa bascule tout entière
du côté de Satan. Si Vigny refuse de nous éclairer, c’est parce qu’il refuse lui-même de choisir. De
plus en plus convaincu qu’il n’y a pas d’amour innocent aux yeux de Dieu, Vigny hésite encore à
donner tort à Dieu, ou tout au moins (…) d’engager dans ce désaveu sa personne et sa réputation de
poète”. Cette thèse est fort plausible, surtout en ce qui concerne le véritable penchant d’Éloa; mais il
nous semble qu’elle prend toute son ampleur et toute sa profondeur dès que nous la mettons en
rapport avec d’autres conjonctures où se décide la destinée de l’ange déchu12. Cela peut être vérifié
notamment en confrontation avec La Chute d’un ange.
Outre les considérations sur les convictions religieuses des deux auteurs, remarquons avant
tout que le “forfait” d’Éloa est bien plus grave que celui de Cédar. En effet, dédaignant sa condition
quasi divine –une larme divine avait été la matière première de sa substance–, cet ange a compati au
malheur du diable, le plus grand ennemi de Dieu sur terre! Est-il plus haute trahison? Qui plus est,
de par l’origine sacrée de l’ange, nous pouvons même parler de sacrilège: d’où l’inefficacité de ses
larmes. De fait, celles qu’Éloa verse pour Lucifer ne produiront pas chez ce dernier un effet
semblable:
Il répétait tout bas, et le front dans ses mains:
“Si je vous connaissais, ô larmes des humains!”
(v. 689-690).
Le cas de Cédar, malgré les apparences, en est tout autre: son origine n’est pas divine, mais
tout simplement angélique; en ce sens, le degré de la chute est qualitativement moindre. De plus, sa
pitié s’exerce à l’égard d’une pauvre jeune fille en proie à d’infâmes chasseurs d’hommes. En d’autres
termes, la faute de Cédar c’est d’être descendu dans l’échelle de l’être, d’avoir préféré l’incarnation à
la pure spiritualité, de sorte que le corps grossier qu’il a choisi doit être consumé, et, pour ainsi dire,
exténué par une série de réincarnations avant de redevenir le corps glorieux qu’il était à l’origine. En
l’occurrence, par conséquent, la chute a eu lieu; mais il s’agit plutôt d’un égarement que l’on peut
réparer quand on est prêt à endurer avec courage les conséquences de la nouvelle condition; à ce
sujet, ce n’est pas une option irréparable. La meilleure preuve du poids des différentes conjonctures,
nous la trouvons chez Vigny lui-même. Dans les linéaments qu’il a tracés d’une épopée en cinq chants
sur Le Jugement dernier, le poète décrit une situation analogue à celle du Cédar lamartinien; le sort des
protagonistes sera, cette fois-ci, positif:
12 RATISBONNE, dans le Journal d’un poète, et BALDENSPERGER, dans ses “Éclaircissements” aux Poèmes de Vigny, ont
publié un projet de suite à Éloa; ici la vierge et Satan trouveraient leur place dans le Ciel. Le motif de ce rachat en est l’amour.
Pourtant, Vigny n’achèverait jamais ces écrits aux développements audacieux, sûrement à cause des obstacles d’ordre moral
et doctrinal.
9. 9
…Quand ils voient préparer dans le ciel la perte du monde (à cause du déluge), ils volent vers le trône
et demandent à ranimer les corps de deux amants pour sauver la terre et renoncent à leur immortalité
pour l’intérêt du monde. Dieu y consent, les cieux se réjouissent13.
Voici enfin une preuve concluante: lorsqu’il est question de sauver une créature humaine, la
pensée romantique accepte sans grandes réticences une échappée passionnelle, quelque hétérodoxe
qu’elle soit. Or, le forfait d’Éloa dépasse de beaucoup toutes les bornes aussi bien par sa dégradation
inouïe que par la dépravation atteinte; ceci expliquerait, comme nous l’annoncions au début de ces
lignes, les prises de position plus modérées que Vigny et Lamartine ont préféré adopter avant de
donner leurs manuscrits à l’imprimeur. Il n’y a donc aucun doute qu’il faille prendre sérieusement en
considération les circonstances qui entourent ces personnages: elles peuvent parfois, et c’est le cas ici,
nous donner la clef des différents destins subis par l’ange déchu à l’époque romantique.
13 Œuvres complètes d’Alfred de Vigny. Poèmes, éd. Conard, p. 315.