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HOMINI
2
HOMINI
Michel Leygues
alias Jual
3
Jual piroguier, en amont des Cataractes du fleuve
4
Voici l’aventure moderne d'un homme en quête de la nature ultime de
sa réalité intérieure, et qui est confronté au Principe. Le Principe, - Dieu,
Un, Réel, Absolu, Être, Éternel, Absent, Esprit, Créateur, Vivant, Tout,
et quantité d’autres noms -, qui se manifeste à lui en masculin et féminin.
« Homini »* est le récit d’une épreuve initiatique où le Principe
immense se présente sous une forme minuscule.
En cette narration l’auteur propose une forme moderne de
spiritualité. Dans la situation planétaire contemporaine où se décide
l'avenir du monde vivant, l'humain a maintenant une place décisive. Se
comporte-t-il en homo sapiens ou en homo demens ?
Cet essai autobiographique de Jual ** est écrit en lettres blanches sur
fond de ténèbres. Ces pages allient originalité et universalité,
habituellement contraires. La structure poétique et les jeux verbaux sont
voulus pour marquer les paradoxes.
« Homini » est une version abrégée, quoique parfois approfondie sur
certains thèmes, du livre "Le Mystère du Vivant", - tome 1-, déjà publié
sous le pseudo "Jual".
Initiation ou divagation ? Le lecteur jugera selon sa sensibilité.
* « homini » signifie en latin « pour l’humain », destiné à lui.
** pseudo de l’auteur qui révèle son identité en la masquant.
5
HOMINI
Le petit bateau glisse dans le calme sur le fleuve immense.
L’onde est parsemée de mousses, de touffes, de fleurs d’eau. À
cet endroit le courant est encore faible, pourtant le piroguier
est vigilant. Il sait qu’un peu plus bas le flot accélère vers les
cataractes, où l’esquif serait détruit sur les récifs.
Le soleil est au couchant, l’eau et le ciel s’échangent gris,
bleus, teintes de feu. Le batelier contemple l’horizon qui
s’estompe dans le silence, comme sur un cours de lave et de
cendre. De retour des champs flottants où il a semé durant la
journée, il aperçoit ses amis venus l’accueillir près de la passe
entre les roseaux, qui mène au discret débarcadère.
6
Il est à quelques pas de son belvédère, une hutte, demeure
de rêve isolée face à la chute.
Depuis la terrasse couverte de lianes fleuries il aime
contempler le charivari de l’eau qui s’ouvre au loin, sur les
rochers de la première cataracte. À cette heure, on entend le
sourd grondement du flot dans un voile de lumière et de
vapeur, autour de l’île du Diable d’où s’envolent par milliers
les chauves-souris, vers la forêt pour s’y nourrir de fruits.
Le chien de brousse se tient sous le pousse-pousse. Le
ouistiti fait des facéties, puis se blottit dans la poche de
chemise de l’homme pour se rassurer. Sur la balustrade
d’ébène, indécis entre le jour et la nuit, le caméléon roule des
yeux ronds, et commence à ranger ses couleurs d’arc en ciel,
jusqu'au soleil prochain et sa chaleur amène.
Tandis que la nuit sort des collines sombres, il pense être
entré dans la deuxième moitié de sa vie. Dans l’univers des
étoiles sans nombre, il a l’âge d’une étincelle.
Près de la maison, sous le haut figuier, le vigile allume le feu
de bois qui sera entretenu sans trêve. Il tient à portée de main
un arc et des flèches, prêt pour faire face à un rôdeur qui se
manifesterait. Là-bas le flux s’en va, en cascades rectilignes et
en marmites tournoyantes.
7
La chambre est un vaste espace nu de bois de rose et d’osier
tressé. En son centre, à même le sol, une grande couche
enveloppée d’une moustiquaire en corolle faisant ciel de lit.
Un paravent de papyrus protège des regards. Le lieu est un
asile de repos près des eaux. Une brise intermittente et légère
pénètre par la baie côté terrasse et s’éloigne côté jardin.
L’homme s’y sent en harmonie.
À côté du lit une feuille de papier, où il écrit ses rêves, car il
lui semble qu’après avoir pénétré autant de vallées, traversé
mers et déserts en quête du paradis sur terre, le moment est
propice à l’exploration du continent intérieur, à la conquête
des profondeurs nocturnes et des symboles qui y sont cachés.
Loin des lieux de son enfance, il approche à pas feutrés du
sanctuaire, l'enclos énigmatique de l'infini de son être.
C’est une nuit de nouvelle lune, il n’a pas allumé la veilleuse
et s’endort. Un songe lui vient, il note quelques mots dans le
noir, pour pouvoir l’écrire en détail le matin, puis s’assoupit de
nouveau.
À l’aube, les vaguelettes de vent dans le fin rideau l’éveillent,
une journée se prépare. Dans un moment, il se promènera
parmi les arbustes odoriférants, et ira goûter aux produits du
verger, en compagnie des lémuriens, des aras, et de la jeune
gazelle orpheline qu’il a ramenée d’une clairière éloignée. C’est
une modeste arche de Noé.
8
Il y a aussi les najas et les varans au voisinage difficile, qui se
cachent au bord du fleuve, dans les hautes herbes. Mais
chacun connaît son territoire et ses limites, et le plus souvent il
ne se passe rien.
Voilà, il se lève et prend la feuille du songe. Il aime
découvrir ces quelques lignes qui font revivre les voyages de la
nuit. Sur le papier en haut est inscrit d’une écriture mal
assurée :
Une femme vient de sortir du logement, puis revient frapper
à la porte d'entrée avant de s’enfuir dans l’escalier.
Il se souvient aussitôt que ce logis situé à un étage élevé
était celui de son enfance. Apeuré, il avait refusé à cette femme
de lui donner accès. La visiteuse avait alors glissé sous cette
porte un fétiche fait de bec et de plumes, avant de repartir.
Épouvanté par cette détentrice de force magique, peut-être
maléfique, il avait pourtant franchi le seuil en un effort
pathétique, et avait vu que ce n’était pas une seule visiteuse
mais plusieurs messagères, des femmes vêtues comme des
ombres. Pas des matriarches décentes, plutôt des sorcières
joyeuses ou démentes religieuses, qui déguerpissaient dans la
spirale, et ses trois paliers, de la descente des marches.
Étrange ! Il voit soudain au bas du feuillet où est écrit le
rêve une minuscule forme tracée, d’une exquise légèreté, qui
ne ressemble à rien de familier :
Les entrées et fenêtres de la maison, près du fleuve, sont
entièrement protégées de grilles, quand le jour est tombé
personne ne peut entrer. Il est donc sûr que cette forme a
surgi dans son sommeil et que sa main l’a simultanément
apposée sur le papier, en tâtonnant à son côté. Malgré sa
petitesse la forme est parfaitement dessinée, d'une extrême
9
netteté, avec pleins et déliés, contrairement à l’écriture
hésitante du haut de la feuille qui raconte le rêve.
Cet événement l’apostrophe, suscite l’angoisse : est-ce un
appeau, une strophe qui lui révèle qu’il est à un tournant, un
retournement ? Il craint d’être habité ou même envahi par un
corps étranger niché en son intimité, de perdre son identité.
Que vient faire cet intrus en son obscurité mystérieuse ? Est-
ce une annonce concise, qui attire pour leurrer, ou un signal
incisif qui témoigne de l’espèce humaine à laquelle il
appartient ? Est-ce l'expression d'une relation ou d'un
principe, comme l'est une formule mathématique ?
L'homme est sur le qui-vive, frappé par cette forme comme
s'il faisait soudain face à Morphée, dieu des rêves
prophétiques. Les questions fusent, qui lui permettent de se
rassurer en faisant face : cette miniature insolite a-t-elle été
apportée par la douce brise ? A-t-elle un sens ? A-t-il vu
l’image en voyage, peut-être au bas-relief d’un temple, ou dans
un livre d’un pays éloigné ? Est-ce un vocable isolé d’une
langue étrangère, une signature, des initiales enlacées ? A-t-elle
un lien avec les racines d’écritures anciennes, ce système de
symboles en forme de nœuds qu’on dit disparu ? Est-elle
dérivée de signes divinatoires archaïques ? Il l’agrandit en
respectant strictement les proportions :
Maintenant que la forme est mieux observable, avec son
délinéament surprenant, il la montre autour de lui. L’un de ses
amis évoque un fragment de grimoire. Un autre, nommé
Chris, paysan éduqué dans l’idée chrétienne de Dieu, lui dit
que l’inconscient n’est pas le vouloir, et que cette forme est
10
comme une parabole de l’Évangile « où il faut chercher ce qu’il
y a derrière ». Selon lui, elle est un symbole qui enseigne parce
qu’il réunit, comme la parabole révèle parce qu’elle met en
parallèle.
Un autre encore n'y voit que gribouillage, bien qu'elle
atteste d'une étonnante dextérité de son auteur. Un
psychanalyste avec qui il a autrefois étudié, Désiré, lui rappelle
qu'un symbole est une réunion d'opposés qui formule un
paradoxe vivant, un terme est visible et l'autre terme invisible.
Pour lui, visible et invisible se comprennent comme endroit et
envers, l'invisible n'est pas l'opposé du visible sans en être
complémentaire.
Désiré suggère que ce dessin est une représentation du soi,
en rapport à une étape dans le développement de sa
personnalité. L’analyste affirme que ce n’est pas une marque
de dépersonnalisation, puisqu’il y a cohérence : il n’est pas
obnubilé, pas détaché de la réalité, et dans sa quête il se sent
en conformité.
Selon lui, des potentiels d'énergie psychique, les archétypes,
inaccessibles à la conscience, échapperaient à la
conceptualisation. Ils seraient des dépôts d’expériences
répétées au cours des générations, peut-être inscrits dans les
gènes, un héritage vivant qui pourrait avoir dans le cerveau
une matérialité neuronale.
Lorsque les conditions sont crées, un archétype émergerait
en une forme objective, perceptible par un être humain, qui
toutefois ne pourrait connaître de cet archétype que ce qu'il
manifeste par cette forme singulière..
L'archétype apparaîtrait en cette représentation intelligible,
ce modèle élémentaire qui unirait une intense émotion
numineuse à un symbole, et orienterait de façon décisive le
sujet dans ses valeurs, et dans son cheminement. L'humain
serait alors libre de vivre avec cette spiritualité, témoignant de
son lien au monde.
***
11
Voici qu’il parcourt les terres orientales, et ne rencontre rien
de ressemblant. Un virtuose calligraphe turc consulté lui dit
que « la belle écriture renforce le front de la Vérité. »
Theo, moine chrétien orthodoxe d’un monastère des
Météores, y reconnaît une suite de cinq notes musicales
byzantines, qui ensemble forment un son fondamental
impérissable, et qu’une « oreille symbolique » saurait
distinguer. Le religieux « entend » cette vibration mais ne peut
en dire plus car il n’est pas assez initié dans ce domaine, et
conseille de consulter ses confrères du mont Athos, qui avec
leurs curieux manuscrits voyagent intra-muros.
Il fait une visite à un maître spirituel coréen qui, observant
la miniature, fait référence à la licorne d’origine chinoise K’i, le
mâle à unir à la femelle Lin pour réaliser K’i-Lin, symbole de
ce qui est juste et pur.
Sur la haute route qui conduit du Yunnan au Tibet, un
compagnon bouddhiste nommé Jalu, nom qui signifie Arc en
ciel , évoque la forme en calice, correspondant au chakra du
cœur, qui a l’effet paradoxal d’expansion et de centrage
développant la capacité à aimer, et la forme en hélice,
correspondant au chakra du troisième œil, qui a un effet de
stimulation des pouvoirs de l’Esprit.
Il décide de mettre une majuscule à cette Forme minuscule.
Cependant les questions encore dans la confusion se
bousculent ! En ce sauf-conduit se manifeste peut-être son
ange gardien ? Est-ce un signe d'admiration, une exclamation
qui exprime une vérité dissimulée, l’invitant à faire retour sur
lui-même, un nouveau départ ? Lorsque la Forme est apparue
était-il dans un état étrange de surconscience, pour accéder à
l’Être suprême, ou être son intercesseur ?
Ou résulte-t-elle de l’utilisation de techniques
psychologiques visant à faire le vide des conflits, qui
s’apparentent à celles d’un yogi pratiquant le yoga intégral ?
Cette image est-elle un dépôt spirituel inscrit dans son
patrimoine génétique et apparu en ce moment particulier ?
12
Désiré le psychanalyste lui parle de structures archétypales,
ces modèles initiaux qui pourraient être transmis par l'ADN, et
qui œuvreraient mystérieusement dans l'inconscient collectif
enfoui en chaque humain. Ces structures déploieraient en
certaines circonstances un potentiel caché, et engendreraient
ou transporteraient des images, sans rapport direct avec
l'histoire individuelle.
Dans le doute il veut explorer d’autres champs du possible.
Au cours d’un voyage à Bora-Bora il rencontre Nahei, -
prénom qui signifie "les couronnes jumelles"-, une danseuse
connue pour ses dons de médium, et dont l’inconscient
s’exprime par l’écriture automatique. Il lui demande ce qu’est
cette inscription sur le papier, et elle écrit :
« C’est un sceau profondément caché, comme dans un puits
où il faut entrer en rampant, se faire petit. Un homme
vénérable l’a ancré dans une pierre vivante quand le mal a
déferlé. Il a les cheveux rasés en signe de dénuement, et porte
un ornement rond sur la poitrine, c’est un sage ».
« Ce sceau est le symbole d’une vie alliant l’humain à
l'Éternel. Tant qu’il sera enfoui il y aura désunion. Celui qui l’a
dessiné avait ce maître admirable qui lui demande
d'encourager la recherche de la paix, mais attention à lui ! ».
Ouh ! Il entend garder raison, ne pas trop céder à l'émotion,
et pourtant se met en quête de repères dans les mythes et
légendes, pense d’abord au dieu égyptien Seth bisexuel,
personnification du mal et qui engendre la confusion.
Puis c’est le sumérien Gilgamesh qu’il découvre, s'adressant
il y a près de cinq mille ans à deux hommes-scorpions
gardiens, mâle et femelle : « Si j’ai parcouru un si long chemin,
c’est pour aller trouver mon aïeul, qui fut présent à un conseil
des dieux et y trouva la vie éternelle ». Gilgamesh demande à
interroger l’aïeul, et les hommes-scorpions lui répondent : « Il
n’y a personne qui ait parcouru ce sentier interminable de la
montagne, personne encore n’en a vu les profondeurs. Si
insondables y sont les ténèbres qu’il n’y a aucune lumière ».
13
Cependant ils lui « apprennent la route de la montagne », « le
sentier du soleil », lui « révèlent le sentier des monts jumeaux ».
Intrigué, il retourne voir la danseuse intuitive qui poursuit :
« En plein rêve tu as tracé ce dessin, aidé de l’Esprit qui te
guide. C’est un signe qui t’est donné, comme d'autres le sont à
ceux qui ont un périple précis à parcourir. Dans une vie
antérieure tu servais un grand guide spirituel. Il t'a enseigné
qu'entre l'être humain non-éveillé et celui dont l'éveil est
complet, il y a des degrés intermédiaires d'accomplissement
spirituel. L'Esprit vient au premier degré et monte les échelons
de cette hiérarchie. Celui qui te protège du mal te signale sa
présence par cette Forme. Ce n’est pas le moment d’aller
chercher l’alliance pour la paix où elle est cachée. Le temps
viendra où tu seras prêt à retourner dans le puits obscur.
Souviens-toi : ton maître de lumière se nomme Pûrna, quoi
qu’il arrive ne perd pas son nom. Appelle, tu seras entendu ».
Quelle fable, se dit-il ! Cette danseuse voudrait-elle inviter à
la prudence, ou donner une leçon de vie ? De quel mal s'agit-il,
la Forme serait-elle née de son déferlement ? Le fétiche du
rêve serait-il une mise en garde face aux risques pris au long de
ses voyages exotiques ? Et quelle est cette pierre vivante ?
Il y a longtemps on détournait les maux avec des objets : le
phallus, la main votive, le « mauvais œil » avaient une action de
protection, de même que sur certains bateaux les statues de
couples fixées à la proue de l’étrave étaient censées exercer
une action de conjuration.
Il s’aperçoit que l'un des premiers disciples de Bouddha fut
le prédicateur Pûrna qui avait pour point de mire l’au-delà du
mal-être. Puis il pense à ce qu’on dit parfois de la vieillesse,
qu’elle est un naufrage, et lui, jouant avec les mots, y voit
plutôt un « offrage », s'offrir plutôt que souffrir, une invitation
à donner ce qui a été reçu pour accéder à la libération.
Les jours passent, la Forme reste hermétique, confinée à
l’arrière-plan de ses pensées. La vie tranquille au fleuve doré de
soleil suit son cours. L’homme aime sa compagne qui vient
souvent du village voisin, et ses étreintes sacrées.
14
Parfois il part en randonnées solitaires, à la recherche de
son âme-sœur perdue en brousse, et croise tout au plus un
calao bicorne, pas son alter ego. Alors chemin il rebrousse,
pour grimper jusqu’au sommet d’un mont où, en
contemplation il se fond dans l’infini des horizons.
***
Lorsqu’il était enfant, il faisait une prière chaque jour,
comme ses parents, pour qui le doute était l’ennemi de la foi,
et qui par crainte de pécher vivaient dans la vérité des textes
religieux et la soumission à la volonté de Dieu.
Un peu plus tard, la perplexité est venue, il se demandait si
la prière est une auto persuasion rassurante, une
commisération pour soi-même, ou un désir d’entretenir la
relation avec le père idéal, ou la mère.
Près de chez lui, une société secrète enseigne le mystère de
l’Être intérieur de lumière, en s’aidant de dogmes et de rites
qui sont autant de digues élevées contre les courants
impétueux de l’inconscient. Il y a aussi une secte néfaste dont
l’emprise sur ses membres est totale par la suggestion et la
sujétion, imposant un dieu implacable pour désespérés.
La révélation de l’Être suprême est le fondement de
l’enseignement religieux, se dit-il, et le principal point d’appui
des clergés dans leur travail de persuasion vers ceux qui
craignent de s’engager seuls vers l’inconnu, trouvant en la
15
communauté la chaleur d’un groupe, la force d’une doctrine, la
tutelle d’un maître.
Pourtant il prend ses distances dans l’épreuve de la vie et
laisse faire son imaginaire, plutôt que de s’en remettre à une
autorité qui lui imposerait des croyances, et une interprétation
du réel vers un paradis promis. Son éthique ne dérive pas de la
providence, liée à son expérience elle n’est accessible que dans
la mouvance de la vie.
Il privilégie la création libre aux figures imposées et ne voit
pas l’utilité de s’en remettre à un gourou, un prêtre, un imam
ou un sorcier. Ce qui luit caché, il préfère le plus souvent s’en
approcher sans personne interposée. Cette autonomie lui est
indispensable dans le décodage de son inconscient. Pourtant il
n’oublie pas le temps où ses maîtres l’ont éduqué, et en
explorateur méditant il s’invite à l’humilité dans sa progression
intérieure sur la route dérobée.
Le batelier souhaite confronter son rêve à d’autres réalités,
et quitte le grand fleuve et la forêt en gardant sur lui la Forme,
hère porteur d’un mystère qu’il montre à l’occasion de
rencontres. À chaque escale, il sent bientôt que l’endroit est
moment de répit plus que de repos, temps d’arrêt plus que lieu
de séjour, attente de reprise plus que détente du havre. Il
préfère la piste au relâchement des refuges, contre l’avis des
casaniers sédentaires qui lui disent qu’elle est poursuite d’un
désert d’affection.
Une nuit colorée, dormant dans l’île au centre d’une grande
cité, en songe visionnaire sa main écrit sur le papier qui reste
près de lui :
Ton nom est Jval
C’est inscrit Jual, avec un « u », ou Jval, avec un « v », un
Nom qui ne lui évoque rien, pas plus que la Forme, et il
aimerait comprendre qui il est, qui parle en lui, et quand il
parle de lui s’il est le même que celui dont il parle.
16
On raconte que les initiés disent connaître leur Nom sacré,
et voilà qu’il a le sien ! Est-ce une coquetterie, un mauvais tour
que lui joue son inconscient ? Ou une appellation de son bon
génie ? Un signe de l’Au-delà ? Par cette désignation brève, qui
lui paraît transmettre un message à découvrir, ce phare secret
disposé sur son parcours, il a le sentiment qu’une lumière
obscure s’extrait de l’ombre tapie, l’ombre de lui-même à
laquelle il se confronte par l’exploration de ses rêves.
Il devine que pour être libérée la cité de clarté s’assiège de
l’intérieur. Et il croit que ce mot Jval ou Jual qui vient de
surgir a déjà pu exister dans l'histoire humaine, mais il n'a
aucune connaissance des langues anciennes. Pour le vérifier, il
va devoir effectuer une longue et inévitable étude linguistique,
qu'il remet à plus tard.
De l’autre côté du continent il installe sa maison sur un cap,
entre désert et océan. Cap Espère, c’est le pays des plages en
ruban, du soleil et du vent.
Une jolie rade sert de refuge à Port Infini, d’où il part en
pirogue à balancier loin des côtes, à la découverte des thons,
des dauphins, des espadons, et admire la fécondité de la
17
Nature. Au retour il s’attarde sur la plage des iguanes, et
observe leurs étranges ornements, en cet endroit idoine, juste
sous l’astre brillant.
***
Quelques arbres chancelants abritent des caméléons en
tenue d’arlequins, comme celui qui habite la maison du fleuve
où est né le songe qui va devenir lancinant comme un refrain.
Parfois les embruns effacent les repères familiers. Le
chemin en bord de mer se divise en pistes qui serpentent puis
se rejoignent, jusqu'à deux lèvres étroites dans le foisonnement
végétal de l’escarpement rocheux, s’ouvrant sur une grotte qui
sert de refuge aux intrépides. Pour y entrer l’effort est
nécessaire, comme pour pénétrer un souvenir oublié.
Autrefois on y a trouvé des amphores, ossements, dents,
pigments, des empreintes de mains et de pieds ainsi que des
colliers, des coquillages bien conservés, des objets utilitaires et
foyers. Les gens alentour racontent que ce volume est sans
fond et recèle un trésor, mais lui pense que la grotte est le
symbole de son propre monde intérieur.
La caverne résonne des vastes étendues océanes, que Jual
entend mais ne voit pas. La lumière sur les parois de l’entrée
est fluctuante, sous l’effet des vagues mouvantes. En cet
espace habitable, il médite sur ses passions et leurs
contradictions inévitables. Croyant être sûr de ses doutes, il
médite dans l’ombre de cette redoute.
18
Tandis qu’il est immergé en ce lieu, parfois la rumeur des
cataractes lui tient encore des propos incertains. La crainte
renaît de ce passage étroit où le long fleuve gardien des
démons marins est terrible : il n’y a pas d’issue en aval, on ne
peut qu’en remonter le cours. Il imagine que lutter contre le
courant c’est aller vers l’origine, par l’avancée dans des
paysages incomparables, denses et variés, familiers ou
étrangers, le franchissement de réseaux complexes jusqu’au
pays de la lumière pure, et de l’immuable.
Il désire être le fleuve aux eaux mordorées, jusqu'à la source
limpide de vie, continuelle et véritable.
Puis il rentre à la maison du cap, tapie entre deux collines
exposées qui font comme des mamelles, et s’y sent bien.
Un gecko, doté de super pouvoirs dans l’usage des
particules élémentaires lui permettant d’adhérer au plafond
pour y chasser les moucherons, vient souvent le visiter sur le
lit et parfois le gratifie d’une sorte d’aboiement, d’un cri.
L’image de la Forme lui revient, comme celle d’un fossile
venu du fond des âges, dont il se sent séparé par une paroi
opaque qui le désinforme. Il sent que cette cloison de
séparation, ce mur intérieur fait d'un assemblage d'éléments de
mémoire, est cet ego qui veut le monopole de la raison, celui
qui dit « moi, je », qui le tient à distance, en souffrance, et il
voudrait le réduire.
***
19
Jual oublie parfois que le haut a toujours un bas, et l’envers
un endroit, comme l’extérieur a un intérieur. C’est alors qu’un
long navire est à quai, au grand port voisin. Des diplomates
afghans y logent en cabine. Ils sont venus participer à une
conférence islamique, et il décide de les approcher.
Sur le vaisseau leur accueil est chaleureux et il leur montre la
Forme, dans l’espoir d’entendre leur sentiment. Peine perdue,
quoique intéressée la délégation de religieux ne répond qu’en
gestes de dénégations. Cependant ils lui demandent de
patienter car Atal, un éminent montagnard qui les a
accompagnés, est encore endormi, et ils voudraient lui
demander son avis.
L’attente se prolonge. Puis l’inconnu ensommeillé apparaît.
Son vêtement est fait de peaux de bêtes, son visage est
dissimulé sous un fouillis de barbe épaisse et de sourcils
démesurés, une toque de fourrure sommaire lui barre le front.
Il tient du berger.
Cet individu venu de loin lui évoque l’Ancêtre, celui de qui
tout est parti. En le regardant puisque l'homme prend son
temps, Jual imagine les intuitions et déductions, les fouilles
patientes qu’ont dû effectuer les paléontologues avant d’établir
une relation entre le silex taillé en biface et l’homme
antédiluvien.
Le délégué de la montagne observe ce tracé et s’apprête à
rendre le papier. Mais non, le voici qui se lève, met cette
Forme
face au miroir disposé dans la cabine
et fait signe. Alors tous saisissent que de la Forme c’est aussi
l’image inversée qu’il fallait regarder. Un des émissaires affirme
20
que cette figure qui se tient dans le miroir suggère dans son
langage le mot « Lumières ». Pour les deux autres diplomates,
cette Forme dépeint « l’Unique » : Ceci est l’Un, Celui qui
précède, et se manifeste en propre à chacun.
Jual remercie l’assemblée. Fort de cette haute voltige des
diplomates il décide de mettre le cap sur la maison. Envahi
d’une joie profonde, il convient que la Forme, comme espéré,
n’est ni gribouillis ni brimborion.
Porterait-il une énergie, une flamme, un soleil ? L’Unique a-
t-il été mis à jour comme on ôte une tunique, comme on
enlève les membranes qui constituent l’enveloppe d’un
organe ? La Forme serait-elle un trait d’esprit, le signe d’une
épreuve initiatique, une expression qui s’affirme, sortie de
l’abîme ? Comme une fleur de lotus qui s’ouvre, née de la
boue, un aperçu de la Création qui a mis longtemps à
bourgeonner !
Atal, aussi éloigné de la pensée de Jual qu’il se pouvait
trouver, a apporté un début de signification à cette difficile
gestation, lui suggérant que l’Un pour se faire connaître s’est
dédoublé, a engendré la dualité.
***
Souhaitant obtenir de l’image virtuelle une empreinte réelle,
Jual la reproduit. Puis il place avec soin la Forme couchée sur
le papier face à son opposée ainsi réalisée, et lui accorde la
verticalité.
21
Cependant, les deux points sont autant de lunes qui ne le
satisfont point. Par simple glissement, il ne laisse que l’une.
La Forme et son partenaire opposé s’abordent comme deux
profils qui font face, gage d’un Être unique en genèse. L’image
lui semble en balance, un vis-à-vis instable entre l’incréé et le
créé, deux presqu’îles qui vont devenir île sous l’effet d’une
haute marée.
En songe, Jual voit que cette Forme qui gisait dans son
inconscient est une « figure à geste d’orant », un humain en
attitude de prière, mais il ne comprend pas le sens de cette
expression sur le moment. Et devant cette Forme qui
demande réflexion, il se représente les deux mains du priant
qui seraient jointes, celles d’un être sujet et objet, explorant et
implorant, invocation du Parfait.
Il s’imprègne de la Forme et commence à voir que le travail
à faire est de transformer l’opacité de son ego en un limpide
miroir, et que cette ardeur a depuis longtemps débuté, sans
qu’il ait pu s’en apercevoir. Et il pressent que la connaissance
qui lui est donnée par l’exploration des ténèbres, et celle qui
découle de l’effet de miroir, sont deux faces d’un même savoir,
celles d’une vision sacrée.
Pourtant puisqu’on dit que tout bien portant est un malade
qui s’ignore, il craint de subir un trouble identitaire, une forme
d'aliénation ou de cécité. Serait-il scindé en moitiés, envahi par
la schizophrénie ? Son questionnement se poursuit jusque
dans la confusion. Serait-il un malade imaginaire, ou aurait-t-il
22
un imaginaire malade ? Forme de folie pure ou folie de pure
forme ? Des questions excessives mais ne faudrait-il pas
analyser le symbolisme de ce qui serait une production
psychique délirante, et les mécanismes de défense qui l’ont
animée ? Il se promet d’être prudent.
La Forme et son image inversée sont maintenant posées sur
la table, éclairées d’en haut par un faisceau lumineux.
« N’inscris pas des notions, regarde vivre nos images » disait
dans l’Antiquité le prêtre égyptien. Jual fait davantage glisser la
Forme vers son opposée, lentement elles s’approchent.
Deux éléments qui, à l’origine, lui paraissent tout à coup
être d’un seul ensemble. Un jumeau, et son jumeau-miroir
dans un autre monde, ne sachant pas où ils sont localisés mais
pourtant liés, et qui aspirent à communiquer. Deux particules
complémentaires d’un même Être de lumière qui
chercheraient leur signification, leur affinité.
La Forme et son image se contiennent, s’envisagent,
comme la fin est dans le commencement et le commencement
est dans la fin. Tandis que la glissade de la Forme et de son
image se poursuit le point se dédouble, une figure féminine
apparaît en ses pleines rondeurs, née du vide effacé, qui
procède des pôles s’unissant !
Un dicton se rappelle à lui : « Tout homme porte en lui une
femme ». Il pense aux religions où la déesse Mère exprime la
plénitude de l’Être originel, et la phrase de Shengren, le vieux
Maître de Chine lui revient : « Il y avait quelque chose en état
23
de fusion avant la formation du ciel et de la terre. Tranquille !
Ineffable ! La Mère de tout-sous-le-soleil ».
Et le sage poursuivait : « L’Esprit de la Vallée ne meurt pas.
C’est la Femelle mystérieuse ». Distinguant « Ce-qui-a-nom »
et « Ce-qui-est-sans-nom », il ajoutait qu’il faut s'efforcer
d'atteindre « le mystère qui est au fond de ce mystère », en
dépassant les évidences et les concepts, en oubliant de savoir.
Alors la Mère se réalise dans l’extase.
Jual observe ce symbole, composé de la Forme et de son
opposée, et éprouve l’étrange sentiment que simultanément à
cette apparition, son pôle terrestre rejoint son pôle céleste, sa
contrepartie supérieure. Il poursuit en douceur
l’acheminement de la Forme et de son image, constate que les
deux points s’éloignent et voilà que le symbole comparaît
maintenant avec panache au masculin :
Il vérifie plusieurs fois ce déplacement qui fait coïncider à
deux reprises les opposés, jusqu'à accepter l’évidence : de la
Forme d’origine sont nés la femme et l'homme ensemble,
distincts et fondus, contenant et contenu.
24
Le Couple primordial s’est inscrit dans le monde sensible
par l’extrême jonction des moitiés.
Jual s’attend à ce que cette jonction soit une invitation mais
ce pourrait être aussi une injonction, un mot d'ordre, une
leçon. Il préjuge qu’une énergie cachée préside à la
destinée humaine, et se transmet en un message à la fois stable
et mutable inscrit dans les gènes. En brins de mémoire
collective, transmis au cœur des cellules des organismes
vivants en évolution depuis des milliards d’années. Une
énergie mystérieuse, un feu qui prend, qui accompagnerait
l'humain de tous temps, dans ses souffrances et son
développement.
***
Au sommet d'une des mamelles escaladée parmi les
rhododendrons, Jual se rappelle que Morphée était représenté
tenant un miroir en main, et reconnu apte à prendre figure
humaine.
Il contemple un nuage rose venu de la mer, qui se déverse
en une averse tiède, promesse de fertilité célébrée par le
mariage cosmique du ciel et de la terre. De proche en proche
les gouttes d’eau douce éclatent sur la pierre dure, et
s’infiltrent dans les fissures, pour devenir eau de roche.
25
Il médite sur les paysans des villages environnants qui
pratiquent des rites de pluie, en faisant appel à un sorcier qui
fait pleurer la nue en « sortant de la durée », du monde connu.
Séchant dans le soleil et le vent il voit qu’il est un errant, de
ceux qui ne possèdent rien et espèrent tant, qui aiment
affronter le danger et recherchent la paix intérieure dans
l’insécurité. Un amant de la Terre, des oasis et des lagons, des
cirques de dunes et des lacs de cratère, un adepte du port sans
amarres et du lien à l’idéal.
Il est ainsi depuis qu’enfant il a vécu les premières
déchirures, et guettait en suçant son pouce le retour de sa
mère absente, une époque où il s’est installé définitivement
dans le provisoire. Un jour, encore trotte-menu, il est allé seul
parmi les champs jusqu’au Port aux dames, un lieu charmant
au bord de la petite rivière qui coulait près de chez lui. Une
demoiselle à l’ombrelle ajourée le regardait en souriant, de
l'autre côté de la courte passerelle qui joignait les deux rives de
son bois frêle. La beauté resplendissait.
Le délicat visage féminin auréolé d’une dentelle blanche lui
renvoyait une image incertaine de lui-même, et il n’avait pas
osé traverser de peur de briser la glace, comme rompre un
miroir fragile tenu dans une main à distance. Elle et lui
26
s’étaient revus, sans se parler, ils n’avaient pas l’attache facile,
et pour finir la timidité l’avait emportée.
Parfois il rêvait être installé sous la courbe d’un étroit pont
fait de racines vivantes, qui joignaient les deux bords d’un
ruisseau échappé d’un lac brillant d'ondes croupissantes. Une
jeune fille se tenait de l’autre côté de la pièce d’eau, à une
haute fenêtre d’une maison éloignée, sous le faîte. L’espace
maintenu par le reflet céleste du plan d'eau, ils ne pouvaient
échanger leurs regards. Encore enfants, ils vivaient l’un pour
l’autre une approche minimaliste, un amour en germe, le désir
différé de s’approcher.
Plus tard en voyageant autour des océans, il s'aperçut que sa
véritable compagne restait l'incomplétude, ce manque d’être
qui ne l’avait jamais quitté. Un sentiment de ne pas être assez
vivant, trop loin du Principe de vie qui chemine incognito en
ce monde, de ne pas se sentir tout à fait Un.
Et c’est en sondant le labyrinthe de son inconscient, en
s’exposant à sa force éruptive qu’il espérait parvenir à la
sagesse, croyant être dans la même situation que l’adepte
égyptien qui s’entendait dire « si le ciel ne te met pas en main
ses clés et son fil directeur, jamais tu n’en découvriras le plan ».
Or voilà que dans son azur, son chez-soi, une lumière s’est
manifestée. Sur la Forme tracée en songe, le point était unique.
Par la figure du Couple, il se dédouble. L’Un se polarise. Jual
entrevoit que l’incursion en son être du point, expression de
l’Absolu, a fait jaillir en son for intérieur cette figure.
Il concède que Job lui apporte une confirmation dans
l’Ancien Testament, lui confirme qu’il a ouvert une porte :
« Dieu parle d’une façon et puis d’une autre
Sans qu’on prête attention,
Par des songes, par des visions nocturnes
Alors il parle à l’oreille de l’homme ».
***
27
Et Jual rêve qu’il danse la nuit sur une corde raide en plein
ciel, attendu sur la rive d’en face, tandis qu’agitée d’un souffle
nostalgique son idylle spirituelle ne tient qu’à un fil.
Il se figure que la Forme enfantée est présence d’Esprit,
engagement de reconnaissance, comme autrefois un voyageur
devait réunir la moitié d’un objet qu’il détenait à l’autre moitié,
pour être reconnu à l’entrée d’un domaine réservé et obtenir
l’hospitalité. En Grèce, un passant suscitait la prudence et était
même parfois perçu comme un ennemi, mais s’il ne
manifestait pas d’hostilité, savait rassurer, on l’acceptait alors
comme un suppliant. En se séparant l’hôte rompait avec
l’étranger une mince plaque de bois, d’ivoire ou de métal, dont
chacun gardait une moitié afin qu’ils puissent, ou leurs
descendants, renouveler les liens plus tard grâce à ce signe de
gratitude, cette mémoire de cœur.
La Forme lui ouvre une voie spirituelle. Il se croit
présomptueux en envisageant qu’elle puisse être en son centre
vital une manifestation de Dieu. Avec son inverse
complémentaire elle dessine une conjugaison mystérieuse, une
coexistence pacifique des contraires. Un pacte se scelle
secrètement en profondeur au détriment de l’ego.
Cette source est en lui, homme et femme ensemble. La
jonction des opposés de la Forme, cette accolade de son être,
provoque une allégresse mêlée d’effroi. Tant de peurs,
d’interrogations, de doutes pour une si petite figure ! Jual est
soumis à l’épreuve sacrée des amants : savoir reconnaître l’Un,
caché parmi les avatars et les phénomènes. Lorsque l’Un parle
sans bruit, l’humain embellit.
La quête de nouveaux champs d'exploration conduit Jual en
Mésopotamie, jusqu’à l’ancêtre Abraham. Envoyé par Dieu à
l’aventure, « Abram » est passeur sur le fleuve, il conduit avec
sa barque l’humanité sur l’autre rive.
Il y a plus de quarante siècles Abram est nommé
« AB rimu » : le taureau puissant, symbole d’énergie cosmique,
qui « ramu » : aime. Pour les initiés de cette époque, le Père
AB fait don, se lance, se met en avant, jette les fondations,
28
investit avec éclat, établit domicile dans la crainte de qui le
reçoit. Il est le Premier, l’Unique qui se loge et se révèle à
l’intérieur de soi par « les jumeaux ».
L'Un, le Caché, l’Être d’amour, encordé dans la matière, qui
se présente femelle et mâle confondus ! Y est-il piégé, ou s’y
est-il volontairement ligaturé car il a à y faire ? En remontant à
Abram, Jual a le sentiment qu’au fond de lui l’Un se délie de
ses liens, et que s’y intéresser n’est pas un délit d’initié.
Son ami Chris, avec qui il a partagé ribotes et ribaudes, est
réticent à le suivre sur cette voie, pour qui un taureau est un
taureau, une vache est une vache, pas les deux à la fois, et pour
qui un homme n’est pas une femme.
Cependant Chris lui conte une légende de sa province où
un taureau et une vache se sont pris dans le même collier. Un
symbole de l’énergie domptée vers l’accomplissement de l’être
humain.
Cette étrange histoire rappelle à Jual le mythe de la licorne
coréenne Ki-Lin et il veut en savoir plus, mais l’ami lui dit que
dans sa région parler de ce secret n’est pas permis.
Jual voit en la Forme un dépôt primordial autant qu’un
germe d’avenir. Il sent qu’il progresse sur le sentier initiatique
de la transformation vers l’Un, un chemin à l’issue indéfinie, et
au parcours incertain. Renoncer à ce qu’il croyait être rend
possible la réunion de ce qui avait été dispersé. Il se dit : « Ce
symbole évoque le Verbe sacré, la Parole recrée. C’est par le
sacrifice de ce que je pensais être qu’a surgi Celui qui se tenait
à l’intérieur. L’initiation est extinction et renaissance, et le
passage s’effectue dans l’ombre ».
Chris lui cite les paroles attribuées à Jésus : « Quand vous
voyez Celui qui n’a pas été engendré de la femme, adorez-le,
c'est votre Père ». Et la Bible, à propos du Père : « Ceux que
d’avance Il a discerné, Il les a aussi prédestinés à reproduire
l’image de son Fils... qui établit l’Homme nouveau ».
***
29
L’empreinte , la marque éminente survenue en plein
sommeil paradoxal suscite l’inquiétude par sa primeur, parfois
même hante ses heures de veille. En songe lui apparaît une
statue séparée en moitiés et qui voudrait tenir debout vivante.
Il met cette empreinte et son image-miroir au fond d’un
tiroir, pensant qu’il n’a pas besoin de savoir où il va, tout juste
devrait-il se soucier de sa santé, des êtres qui lui sont chers, ou
même du temps qu’il fait. Mais le plus souvent, bien que son
entourage soit perplexe ou sceptique, il est sensible à la magie
de l’image, et veut approfondir l'intrigue du message
inconcevable.
Il revoit un instant son école maternelle où il recevait des
images pour bonne conduite. Maintenant qu’il a retourné son
regard vers l’intérieur, son visage l’intrigue, réfléchi par l’éclat
du miroir dans une dimension de lumière. Le reflet immédiat
dans la glace, qui semblait si fidèle depuis des années, n’était
pourtant qu’un moirage dissimulant la réalité profonde de son
être, car il ne voyait pas en cette figure son contraire
complémentaire mais seulement un cliché de son ego. Esclave
il se croyait libéré, tandis que cet ego était piégé dans les filets
de son inconscient qu’il avait pourtant contribuer à
échafauder.
Chaque jour, l’inconscient lui joue des tours. Il associe à son
insu des mots qui ont une proximité euphonique. Il fait naître
des idées que Jual croit être siennes. Il établit des liens entre les
perceptions vécues dans l'instant et d’autres enfouies dans le
passé. Jual constate que sa conscience est le jouet de son
inconscient. Il doit maintenant accepter que sa personnalité est
formée d’éléments conscients, mais aussi inconscients qui
s'enchaînent comme bon leur semble.
En insistant à se dévisager face à l’image spéculaire, Jual
s’était élevé en modestie, jusqu’à cette fois où la glace avait été
soudain vide, une brisure spontanée de symétrie, qui
suspendait l'attractivité de son opposé immatériel. L’identité
avait volé en éclats. Soudain il était transparent. Comme si
dans cette rupture, l’image inversée avait recouvré sa liberté.
30
De retour de ce passage à vide, il avait observé le champ du
miroir, aux bords biseautés d’où émanaient de fugitives
couleurs du spectre visible de la lumière selon la façon dont il
se positionnait. Et la figure qui était en récréation était
réapparue, modifiée, éprise de gravité : Jual apercevait dans ce
monde des images son spirituel visage, fasciné d’une étincelle
d’éternité.
Tandis qu’il accomplit le grand renversement, Jual retient
que la lumière est ce qu’il en voit selon sa disposition.
Désireux de partager avec les autres humains l’étrangeté de
cette expérience il écrit un poème :
FACE À FACE
Tu sors de ta cuirasse
Si tu mets en place
Devant toi une glace
Dans un noir espace
À son côté une chandelle
En reflet sa jumelle
Éclaire d'une lumière fidèle
Ta citadelle
En aucun cas ne cligne des yeux
Même si tu pleures d’autant mieux
Et plonge dans tes prunelles
Ton regard qui étincelle
Tu aspires au vertige de l'angoisse
Et subis la déception de l'impasse
Alors que sagace en ta province
C'est Narcisse que tu évinces
31
Soudain l’immortel
Apparaît en l’image virtuelle
Le miroir scelle
Ton rapport à l’immatériel
Davantage se révèle
Dans ce lien confidentiel
Si tu passes dans ce reflet intemporel
Et de là regarde ton visage sensoriel
Ton être subtil
Mire d'en face ton exil
Où ni cil ni pupille
Ne vacille
Par cette volte-face
L’ego quitte sa paroisse
L'audace
En ton centre te rend place
Sors de ce face à face
Et élis domicile
Ni face ni pile
Sur le côté de ce biface
Hors de ta bastille
Mire ton double profil
Présent en asile
Dans un halo qui scintille
Un écran
Où se projette en cette onde
Du néant
Ton image dans le monde
32
Comme dans la Bible
Où s’effacent les piles de Babel
Tu frôles l’Intangible
L'Éternel.
***
Jual observe que ce narcissisme était une sorte
d'engourdissement, ou même de torpeur, et que le bonheur
s’éprouve par le regard neuf qu’il porte sur le monde. Face à la
solitude, il aimerait savoir si d’autres ont vécu pareille
aventure.
En chemin, il aime aller à la rencontre de son envers
complémentaire, accepter le symbole unifiant venu du fond de
son inconscient, et trouver la paix. Il sait que le soleil dans le
ciel ne laisse admirer sa couronne que lorsque la lune vient
l'épouser en une union parfaite, éclipsant sa fulgurance pour
donner naissance à un bref diamant. En cet instant l’humain
admire l’Absolu en ce point brillant.
Un soir dans son jardin, l’esprit fantasque, il se repose dans
le hamac reliant deux arbres flamboyants. Près de là les
oiseaux viennent boire dans la vasque. Et il contemple le petit
bois d’une grande beauté, ému par cette aquarelle. Dans
l’harmonie des végétaux et des jets d’eau, les arbres semblent
réunis en une assemblée de notables.
À cette saison les branches ont perdu leurs feuilles et
forment des racines qui plongent vers le ciel. Le joli bois paraît
avoir la tête en bas et la Nature lui apparaît sous un aspect
inattendu, en un tableau abstrait.
Il se rappelle qu’autrefois il a été stupéfait par la splendeur
d’une toile d’un peintre célèbre, et quoiqu’une admiration
universelle soit manifestée à l’endroit de ce tableau, il aimait
d’elle autant son envers, où nageait un hippocampe blanc sur
fond vert.
33
Un cheval marin, frère de ce minuscule dragon de mer au
maquillage mirobolant de feuillage, qu’il trouva un jour au
creux de sa main, par un beau hasard, tandis qu’il se baignait
dans une crique à Zanzibar.
Alors que la double figure est née de la coïncidence des
opposés de la Forme, Jual a le sentiment d’accéder à la totalité
de sa psyché, de pénétrer son propre mystère.
Par la conjonction des opposés complémentaires il
découvre le Principe, - Dieu, Un, Réel, Absolu, Être, Esprit,
Nature, Conscience, Inconscient, Vivant, Tout, Énergie,
Force, Sans Nom et myriade d’autres noms dont on affecte
l'Absent -, qui point, qui perce en un vide cardinal, et se
dessine ici en masculin et féminin : en Principe de l’humain.
Qui réunit dans le carrousel du monde les conditions pour
l’émergence d’une vie évoluée, et peut-être d’un destin
universel.
Il saisit que cette apparition ne peut pas être comprise de
façon habituelle, qu’elle n’a pas le statut des événements de ce
monde. Parfois il reste contrarié. Non pas que la
représentation surgie d’abord sous forme d’une image
féminine lui semble hérétique, comme elle fut à d’autres
34
époques en Occident, mais parce qu’errant il avait de lui l’idée
ancrée d’un homme viril tel don Juan, maître en
compromission, qui ne concorde pas avec cette manifestation
surgie des ténèbres d’en bas, où se révèle un héros à mission.
Son statut dans la société était lié a ce qu’il percevait être
l’expression de sa virilité, l’autorisant à un peu de facilité,
parfois même de lâcheté qu’il lui fallait maintenant avec
bravoure affronter.
Il aurait pu savoir qu’au fond de son inconscient, lorsqu’un
élément domine à ce point qu’il culmine, son contraire peut en
jaillir par compensation. Or il ne le savait pas, c'est
l’expérience de la vie qui l’a conduit à une réalité intemporelle
et indéfinissable, effleurée dans le silence lorsque cesse
l’agitation des mots.
Depuis qu’est apparue cette résurgence, il craint de
s’engager dans le puits sans parois de l’insondable. Scruter
l’abîme de son ciel intérieur lui donne le vertige, bien qu’il
pressente que la Forme le révèle à lui-même face au gouffre
sans fond.
Un compagnon de voyage, Soufi, lui dit que s’il est saisi
d’affres dans sa quête de sérénité, c'est qu'il n'a pas encore
bien admis que « cette Forme primordiale témoigne que se
tient en lui la Conscience ». Il lui faudrait accepter que cet
Autre soit son partenaire de lumière, où « Allah s’atteste Lui-
même », « Lui m’aime » : qui l'aime et qu'il aime. Qui luit en
lui.
La force suprême qui anime l’univers, énergie vitale, réalité
éternelle nommée par convenance « Dieu » pour sa brillance,
comme le soleil brille dans le ciel. Jual y reconnaît
l’Inconnaissable.
***
Tandis que sur l’image les pôles se sont rejoints, Jual
aperçoit tantôt que le plein s’empare du vide et tantôt que le
vide se pare du plein.
35
L’épreuve d’une approche de l’Un lui semblait impossible,
elle est maintenant constitutive de son vécu. Il désire explorer
cet espace impraticable devenu accessible. Autant la
manifestation isolée de cette Forme lui semblait ambiguë,
autant elle lui paraît prendre son sens par rapport à l’Un, qui
soudain émerge en atténuant sa fulgurance insoutenable. Par
cette double figure, l’Immuable prend tournure en un couple
d’opposés, ou plutôt doublement opposé : virtuel-actuel et
mâle-femelle.
Par elle, l’Un ineffable se présente affable, se fait connaître
et se reconnaît en son équivalent symbolique, le Couple
primordial. Comme il est écrit dans le Coran :
Huwa, - Lui, Allah -, est Adam-wa-Hawâ : Adam-et-Eve.
L’Ineffable qui se fait humain, Il-Elle ou Elle-Il, qui se
raconte en fable, d’où Jual va tirer plus tard une morale.
***
Parmi ses lectures il relève ce passage du Banquet de
Platon : « En ce temps-là, il existait un genre distinct et qui,
pour la Forme comme par le Nom, participait…du mâle
comme de la femelle ». Et cet autre : « Alors chaque moitié
soupirant après sa moitié la rejoignait, à bras le corps, l’une à
l’autre enlacées, convoitant de ne faire qu’un même être ».
Et dans l’Évangile : « Lorsque vous ferez de deux Un et
ferez l’extérieur comme l’intérieur, et ce qui est en haut
comme ce qui est en bas, et lorsque vous ferez le mâle avec la
femelle une seule chose, en sorte que l’homme ne soit pas
homme et que la femme ne soit pas femme... Alors vous
entrerez dans le Royaume ».
Et ce passage des Upanishads au sujet de Purusha, l’Être
suprême en nous, abordé par la métaphore mystique du
troisième œil, le troisième regard, celui de la connaissance de
soi : « La Personne dans l’œil droit est Indra le resplendissant
36
et la Personne dans l’œil gauche est son épouse, leur
conjonction est dans cet espace qui est à l’intérieur du cœur ».
Jual sent que le mystère qui est en lui l’emplit. Parfois dans
le jardin délicieux, près de l'ylang-ylang au parfum relaxant, le
temps est fluctuant, voire absent. Parmi les amaryllis et les
jasmins aux senteurs de paradis, être productif en ne faisant
rien est pour Jual une façon de chasser l’ennui. Avoir le temps,
c’est s’en défaire. Après une flânerie sur la sente autour du
logis, il s’allonge sous la tonnelle où chantent les cigales, et
rêve qu’il est un galopin disposant dans son domaine d’un
cheval blanc, avec un soleil magnifié tenu d’un fil à sa crinière
dorée. Son intention est de monter cet étalon, qui se laisse
approcher pour mieux détaler, effrayé de jouer.
Il aimerait apprivoiser ce compagnon indocile et en devenir
responsable, puis soudain devient lui-même cheval ailé, qui rue
à travers ombres et fantômes vers un monde impensable.
Lorsqu’elle est apparue la Forme l’a ébranlé, comme une
étincelle de lumière vivante qui cherchait une poudrière pour y
mettre le feu. Et maintenant qu’il se sent dans le secret, il se
demande s'il peut poursuivre dans la voie de recherche de
l’unité de son être.
Alors il se rassure : il n'y a pas lieu de renoncer à ce projet
qui atténue cette impression de séparation qu’il a toujours
confusément éprouvé. Une peine qu’il croit principalement
due à l’inévitable étirement du lien avec sa mère lorsqu’il était
enfant, une première blessure de l’existence où il a puisé une
vitalité. Une souffrance qu’il a surmontée pour être moins
vulnérable. Et devant un tel symbole apparu en soi, on ne peut
être timoré, on n’a pas le choix.
Dans cette relation avec ce quelqu'un qui n'était personne
récemment, cet inverse immiscé dans son moi alarmé, auquel
il est encore peu accoutumé, il lui semble qu’il s’estime
davantage. Malgré ce sentiment d’ingérence, ses yeux trouvent
mieux son regard : là où d'autres auraient pu craindre une
œillade du Diable, il aperçoit la Nature de son être, comme le
graveur fait l'incision qui rendra sensible la beauté, ou le
37
sculpteur donne forme par l’alliance de la pierre taillée et du
vide délimité. Il découvre la Personne spirituelle où homme et
femme sont unis. Adhérer à la beauté, c’est s’affiner, être
spirituel, en affinité avec elle.
Cette situation paradoxale n’est pas vécue dans tous les
contextes de la vie quotidienne et profane, mais il lui paraît
important de faire le vide en lui pour vivre dans la plénitude
un instant, s’y ressourcer et, par le renversement des valeurs,
se transformer. Faire silence lui semble passer par l’acceptation
de ses contradictions et la joie de s’aimer.
La condition est qu'il pactise avec la part obscure de son
inconscient qui résiste, où naissent esprits et démons, oiseaux
de feu et dragons. C’est dans la transfusion entre conscient et
inconscient que se fera le don de sa personne.
Il découvre que ce qu’il n’aimait pas dans le comportement
des autres est ce qu’il détestait en lui, sans savoir qu’il
éprouvait cette répulsion.
La mise à jour en son centre spirituel de ce symbole qui
unifie les contraires, a dégagé une très grande vitalité, délivré
une parcelle de l’énergie universelle, de lumière captive dans le
corps-matière. Comme lorsque le soleil parvenu au zénith
engendre une luisance vivifiante au fond du puits sans limite,
réputé insondable à moins peut-être d’y attendre longtemps le
bruit soudain d’une pierre en fin de chute, qui frappe l’abîme.
Jual sent en son cœur l'impulsion d'un volcan d’apparence
paisible et pourtant impatient. Il a observé que c’est lorsqu’il
avance vers ce centre spirituel que les autres voient en lui un
excentrique. Il est vrai que dans la contemplation c’est au plus
près de lui qu’il se sent proche des extrêmes réunis.
Depuis qu’il a rencontré en son centre cette Forme, cette
substance première, cette monade, il se passionne davantage
pour les nomades, et se reconnaît en ces adeptes de l’avancée
vers un horizon qui semble les attendre, sans jamais se laisser
atteindre.
Il se documente sur Siddhârta et son voyage initiatique, qui
devient Bouddha, l’Éveillé.
38
Il voudrait mieux entrer dans la crypte de son cœur, cet
espace imperceptible ou un pas de plus est possible vers l'Être
paradoxal de compassion impassible, qui est calme dans le
tourment et délivre de la souffrance par le don.
***
Jual explore les pistes qui pourraient l’aider à s’approcher de
la perfection. Les Touaregs des sables et des ergs, les
Esquimaux de l’archipel glacé, les Pygmées des forêts de
Centrafrique, les Tziganes des Balkans, les Tsatan de
Mongolie, les Moken de Birmanie, les Juifs errants et autres
passagers de la Terre reçoivent sa visite.
Il partage leurs coutumes, puis revient à la maison et revoit
ces moments où, vivant en nomade aux limites de ses
frontières intérieures, il a agrandi son champ de conscience.
Les temps ont changé depuis son adolescence, où
fréquemment devant chez lui venaient gîter dans un pré pour
quelques jours des Gitans. On ne leur parlait pas vraiment, on
disait qu’ils n’étaient pas des nôtres, ou pas causants.
Chris, son ami champêtre, interprète ces déplacements
répétés comme des évitements, mais lui sent que son amour
des voyages, de l’inconnu, de la mer et du désert, sont en
39
rapport avec la discrétion graduelle de son ego, et son
effacement progressif. S’en aller, dépasser la bordure invisible
des horizons, du naturel au surnaturel, et de l’humain au divin.
Tracer la route déroutante du Soi, en quête du non-être en
lui, du néant qui y surgit. Interroger ce qu’il est au-delà de la
souffrance qui l'agasse et de l’ennui qui le lasse. Explorer pour
se connaître, découvrir la solitude vécue en pays de vastitude.
Combiner le chemin matériel et l’itinéraire spirituel. Renoncer
à l’avidité en faisant le vide, le nec plus ultra, car il sait qu’il va
mourir.
Toujours en situation, homme des passions vaines, il
entretient une nécessaire distance sociale, va à l’encontre des
valeurs collectives, même si cela amène des rubans de rêves
friables et de cauchemars inéluctables où il pâtit d’être parfois
abandonné de ses proches, rejeté par la communauté. Cet
isolement voulu lui vaut quelques soucis de la part de ceux qui
y voient une silencieuse vanité.
Depuis qu’il affronte ses fugues, il apprécie la Forme
comme un sésame, et toute aventure vécue devient une
escapade spirituelle. Il se rend à l'Assekrem, sommet du
Hoggar, où vécut autrefois le père Foucault. Là il s'installe un
moment, y manque de tout, pense que depuis cette apogée il
accédera mieux au fond de son inconscient.
40
Il poursuit sa route vers le massif de l’Aïr. C’est Pâques au
Sahara, seul loin du brouhaha ses pas soulèvent dans le sable
et le vent d’éphémères figures, ondulations, gouttes de
lumière, effilures.
Alors qu’ailleurs c’est la cohue de la fête, le souvenir lui
revient de son amie chinoise Hutu, prompte à se dire terre à
terre et à l’estimer trop ciel à ciel. Il lui avait alors suggéré
qu’au ras des pâquerettes il est difficile d’apercevoir l’horizon,
d’avoir une belle hauteur de vue qui fasse oublier l’abattement.
Tandis qu’il observe ses traces de pas sur la fine crête du
cirque de dunes de Temet, - un nom en miroir pour un cercle
parfait au bord des étendues sableuses du désert du Ténéré -, il
se penche sur son passé. Mais en cet océan jaune safran la
crainte de perdre équilibre l’envahit, la peur de couler dans un
cruel trou de mémoire, telle une fourmi sombrant dans un
creux en entonnoir.
Parmi ces vagues de dunes et ces cascades de sable, il
évacue ce troublant trou noir et songe à la visite qu’il a faite
dans la journée aux champs de bois pétrifiés. Soudain la pleine
lune se lève au couchant ! C’est au tour de l’astre blanc
d’inonder de lumière la dune, semant parmi ses grains des
rivières de diamants.
Le soleil et la lune sont posés sur l’horizon, diamétralement
opposés, et il se sent contemplant et contemplé, enfant
engendré dans le silence. Il médite sur le Couple primordial,
bisexuel révélé, l’Humain intégral dévoilé. Alors lui revient à
l’esprit ce rêve du fétiche glissé sous la porte, puis il suspend
sa pensée, se libère de tout effort conceptuel, des idées de
dualité, de néant, d’éternité.
Enfin retrouvant le temps long, il va de la dune vers l’oasis,
qui forme dans la mer de sable une île d’eau résiduelle.
***
41
Le retour à la maison est signal de repos. Il parcourt les
sentiers du jardin aux odeurs de figuier et de thym, et s’installe
près d’une fontaine au jet gracile, sous l’arbre centenaire qui
autrefois faisait de l'ombre aux lavandières. En ces moments
de chuchotis, murmures et gloussements, tintements et friselis,
il croit être près de la source de jouvence au pied de l’Arbre de
vie. Et tandis que la fontaine guérisseuse fait pleurer le bassin,
lorsque le soir étire les ombres il a le sentiment de ne pas
vieillir hautain.
Lorsque Jual retourne à la Forme et à sa symbolique, il est
assailli de questions, repris par sa pensée analytique, une
inquisition qui l’empêche de voir qu’il ne s’agit pas de tout
expliquer, mais de saisir que cette Forme instructive, ce
symbole qui a fleuri dans l’univers des émotions oniriques
émerge du monde archaïque. Sa pensée cherche trop une
structure compréhensible, pas assez la vérité dans les
symboles, bien qu’il se doute que la simplicité de la vie
échappe souvent à la réflexion. Il se demande quelles
conditions ont favorisé en cet instant paradoxal, d’activité
dans la passivité, l’apparition d’une telle figure illuminatrice.
C’est qu’il défait la construction de son ego. Il admet que
cet ego a longtemps équilibré les différentes forces de son
psychisme : ses pulsions profondes, sa morale, ses perceptions
de la réalité du monde. Une édification opérée le plus souvent
à son insu durant l’éducation reçue, où il s’était affirmé en se
berçant d’illusions, et qui l’avait mené à la réussite sociale, mais
aussi à se mentir, et parfois au plaisir de déplaire. Or
maintenant il pressent que ce moteur d’une ambition qui lui a
servi dans son ascension sociale durant la première moitié de
sa vie le prive de son humanité. Et il se dit « la coupe est
pleine, plus tu possèdes, plus tu es possédé ».
Il convient qu’agir par la pratique des paradoxes, c’est
détruire pour construire, ôter pour mettre, et que la réalité
puisse naître. La vacuité du cœur libéré des soucis mondains
ouvre au mystère du vivant, à la plénitude de l’humain.
42
Cette déstructuration s’effectue par un questionnement
répété vers l’humilité, passant par le jeu de « qui suis-je », juste
jouer pour jouer juste dans sa recherche d’identité durant les
voyages, et l’analyse des rêves. Relâcher ce qui a été emprunté,
désapprendre pour appréhender autrement.
Le défi est lié à toute entreprise de déconstruction
constructive, qui fait sauter les verrous et le mène il ne sait où.
Jual se défait des perceptions erronées et se console des
blessures de l'amour. Il est en rupture avec les interdits,
distingue ce qu’on lui a dit qu’il est, et ce qu’il devient. Il efface
les agrégats instables de représentations auxquelles par
habitude il se confond. Une destruction créatrice où il
s’invente sans programme défini.
Cependant il ne se libère pas entièrement de ce qu’il
démystifie. Parfois il subit l’indistinction des réalités qui le
fuient, et se sent absorbé dans les méandres de son
inconscient, englouti. Pour arriver à la simplicité du regard, il
fait retour sur son passé jusqu’à la période des joyeuses
promenades narcissiques de son enfance où se structurait sa
personnalité, quand il se racontait l’histoire de « miroir, mon
beau miroir ».
Alors il saisit qu’un arpent de vérité se tient dans ce dédale
d'illusions, comme un espace bleu de courbes de lumière qui
se terrent dans une baie de mer noyée d’obscurité.
43
La vérité habite aussi les fantasmes et les mirages, dans les
phénomènes de réfraction, lorsqu'est passée la stupeur qu’ils
ont provoquée.
Et il voit dans ce démantèlement un art de faire éclore sa
pensée, une libération de l’asservissement, une volonté
d'élévation qui a abouti à l’irruption de la Forme et du Nom,
deux exhibitions de l’Informe, de l’Innommable.
***
L’Éternel noué dans la matière, sans forme ni mode, en
gestation depuis des millions d’années au cours de l’évolution
des espèces vers la complexité, il l’a appréhendé par la réunion
de l’endroit et de l’envers, en une figure imaginaire.
Jual est à la recherche de la clé qui a permis d’accéder à
cette vision pure. La Forme symbolique lui paraît être un
témoignage singulier de l’élan vital qui se diversifie dans le
cosmos. Cette figure contradictoire exprimant l’unité du genre
humain pourrait avoir traversé la préhistoire.
Un parent de ce modèle élémentaire de représentation
aurait été transmis au cours de l’évolution humaine ? Résidait-
il déjà dans le bagage génétique de l’homo erectus, de l’homo
habilis, ou même dans celui de l'anthropoïde Lucy ?
Il se sent familier de ceux qui dans le passé, alliant le
symbole à l’émotion, se représentaient leurs semblables en
repérant leurs empreintes laissées au sol, comme aujourd’hui
les généticiens lisent l’ADN et ses paramètres, pour y
reconnaître celui de nos premiers ancêtres. Quoique tous
différents nous avons à l’origine les mêmes parents.
Par la confession de ses masques, il soupçonne avoir extrait
de sa mine la Forme primordiale, la plus intime disposition
personnelle mentale, qui à la fois révèle l'Éternel et tamise sa
brillance insoutenable.
L’image ne s’est d’abord montrée qu'à moitié,
temporairement divisée, comme un reflet en trêve dans la
44
vague de fond de ses rêves. En l’observant, il ne lui déplaît pas
de croire que ce Couple, avec sa structure verticale d'aspect
totémique, pourrait représenter un animal ou un être
mythique, ancêtre d’un clan auquel il aurait appartenu après un
étrange baptême.
***
Parfois il est saisi de doutes. Ce symbole serait-il le produit
d’une psychose altérant son discernement ? A-t-il en une
divagation tracé cette Forme pour lui conférer une
transcendance, échapper à l’ego, à l’absurdité de son existence
? S'est-il simplement révolté pour n'avoir pas trouvé de
réponses aux questions qu'il se pose sur sa présence en ce
monde ? A-t-il été tenté de se rassurer par une hallucination
psychique ? En provoquant la fusion des moitiés de l’énigme, -
le Couple primordial -, et en théâtralisant cette apparition, a-t-
il idéalisé la figure parentale pour mieux proclamer par contre
coup son identité de rebelle ?
Ou de la figure entière son inconscient a-t-il opéré la
coupure, pour ne présenter que la demie, et le défier de
reconnaître la moitié complémentaire de l’épure ?
Il n’y a là peut-être qu’un montage à partir d’un tracé
quelconque : il n’aurait fait qu’utiliser l’effet de miroir, la forme
obtenue étant humanisée par assimilation au corps humain.
Un moment il pense au test de personnalité qu’on utilise en
psychologie clinique, formé de figures symétriques.
Au lieu de la suprême Vérité prenant silhouette dans ce
songe tracé, ce ne serait qu’une duperie d’apparences
construites. Plutôt qu’une illumination ce serait un
aveuglement, un miroir aux alouettes qui se voudrait rassurant.
Mais non, se dit Jual, tandis que la Forme lui évoque le
patron, ce modèle préalablement découpé par son couturier
dans une feuille de carton, à partir duquel en suivant son
contour il taille l’étoffe. Il préfère continuer de croire que ce
modelé de lumière cache l’Essentiel, qu’il est une
45
manifestation de la force vitale universelle. Et il se sent en
harmonie avec ce songe visionnaire d’où tout est parti. Extasié
de cet éclat d’éternité qui a jailli en une écriture sacrée.
La force cosmique s’est présentée par la Forme, une figure
singulière de l’intrigue structurant la psyché humaine. Elle s’est
manifestée, déjà céans ou émanant d'au-delà, comme une
petite musique d'arrière-pensée retenue secrète, qui tout à
coup se laisse entrevoir. Elle est apparue en une possibilité
d’être connue, une conjecture nécessitant de s'interroger sur sa
probabilité, une occurence que Jual aurait pu par ignorance
être tenté de nommer « hasard » ou « aléa ». Mais non, il a saisi
en cette Forme palpable l’Inapparent qui s’est découvert, le
Caché qui l’a frappé. Il a pris sur le fait Celui qui s’est désigné
à son attention. Une vision qui a surgi au firmament intérieur,
comme ces comètes fuyantes qui révèlent les archives du
système solaire et dont on dit qu’elles auraient apporté sur
terre les molécules utiles à l’apparition de la vie.
Jual est le vagabond de son espace. En contemplation, la
Forme lui donne la sensation de ne pas être compatible avec
son système habituel de représentation, d’être hors du temps,
domiciliée ici et ailleurs. Un dessein venu de l’infini qui
prendrait nécessairement une forme pour devenir accessible,
comme s’il y avait entre l’Éternel et notre monde familier
sensible un inter-monde où les signes purs s’habilleraient de
lumière pour être mieux aperçus.
***
***
46
Revenu à cap Espère, il plonge du haut d’un rocher en mer,
en souvenir de ses plus lointains ancêtres qui étaient
aquatiques, jusque vers le corail caché où s’allient le minéral le
végétal et l’animal depuis tant de millénaires.
Il nage d’une branche à l’autre de l’arbre des eaux, pénètre
dans les failles de la vivante muraille, puis remonte en surface
et se laisse aller au creux de l’énergie d’une vague.
Parfois en se jetant dans les flots il imagine qu’une escorte
de dauphins l’accompagnera vers les fonds marins. Ou sa
pensée chemine vers la déesse Aphrodite, née de l’écume de
l’océan, déesse de la germination, de l’amour et de la beauté,
s’unissant à Hermès, messager des dieux, pour donner
naissance à Hermaphrodite.
Depuis qu’au mystère il se destine, une analogie s’est établie
entre ces plongées sous-marines et ses rêveries clandestines,
entre le corail branchu et le feuillu des songes.
Sous pression alors que naît la nuit, Jual qui baigne dans
l’incertitude et la hantise fait un cauchemar, où il se voit dans
un corps flasque, et craint que quelqu’un n’ait nui. Médusé il a
envie de se requinquer, de retrouver courage et entrain dans sa
quête de sagesse, craignant sur fond de culpabilité résiduelle de
ne pas y arriver, de s’attarder dans une stagnation vaniteuse,
plutôt que de méditer sur ce qui l’habite, la conjonction
mystérieuse.
Voilà qu’il préfère quitter cette mauvaise voie, et revenir à la
Forme initiale, pour être en confidence avec Celui qui s’y
voila :
Et il s’accorde confiance pour avoir effectué un travail
libérateur d’où a surgi cette manifestation, comme au creux
d’une géode la beauté serait en attente dans une strate
géologique oubliée, qui mise à jour transformerait la vie du
chercheur qui la découvre.
47
La Forme, lui semble d’une pureté totale, relique ou icône
parfaite. Elle met de la joie dans la douleur. Quoiqu’elle soit
bienvenue, il ne l’idolâtre pas car la vertu est parfois le vitriol
de l’âme. Et il ne veut pas s’en emparer, pour ne pas s’y
complaire. Simplement il aime ce qu’elle évoque et désire
comprendre pourquoi l’Absolu se manifeste ainsi dans notre
monde relatif et se sonde en cette figure qui l’atteste.
Parfois la déception l’emporte lorsqu’il désire expliquer ce
qui est arrivé. Il renonce à le nommer, et préfère le fredonner
ou le dessiner. C’est qu’il n’a pas assez d’éléments pour
interpréter, pour mieux relier le visible et le caché.
Et faut-il toujours déchiffrer, au risque de tronquer le Réel
au travers du prisme de l’ego ? Il se doute qu’il se pose des
questions là où il a des réponses qu’il ne veut pas entendre, et
se dit « pour cette fois j’en termine, plus rien je n’examine ».
Une nuit, son sommeil est léger comme celui d’un dormeur
éveillé. Pourtant il rêve qu’il rencontre une femme dans la
forêt, sur le chemin cahoteux de l’ermitage. Elle paraît sans âge
et lui dit avoir vécu autrefois une expérience similaire. Face à
cette situation hermétique, inexplicable, elle avait d'abord
éprouvé une frénésie de culpabilité, pour saisir ensuite que
cette extase était claire conscience, regard simple, innocence.
Souhaitant le secourir alors qu’il s'enquiert de sa route, elle
se montre avisée, lui montre qu'il n'y a ni faute ni dommage, et
lui conseille de lâcher prise pour être là où ça pense sans
réfléchir. C’est par l’acceptation d’un autre mode de vécu qu’il
atteindra la Connaissance, où toute chose est liée aux autres
pour exister.
***
Jual va consulter un devin nommé Jodo, qui fait de son
mieux pour aider les humains avec les tarots. Il y a beaucoup
de monde autour de lui pour assister à la séance. Voyant la
Forme, Jodo lui dit :
48
« C’est un message qui t’est adressé par ton inconscient,
mais veux-tu le recevoir ? À cette hauteur tu devrais le voir, tu
t’approches de l'Éternel. Contemple cette image :
et regarde les textes sacrés. Dans le Coran, il est écrit que tout
le Coran rentre dans la première sourate, la première sourate
dans la première phrase, la première phrase dans le premier
mot, le premier mot dans la première lettre et la première
lettre dans le point. »
« Á partir du point que tu vois sur cette figure, la Forme a
pris tournure. Tu reçois l’énergie divine par ce point de toute
action. L’inconscient t’a fait un cadeau par ce symbole
constituant. Accepte-toi, écoute ton cœur et développe ton
attention à te centrer. Aime-toi et tu seras aimé. Cette
apparition qui t’est singulière, c’est la nef pour arriver à la
Personne qui n’appartient à personne et qui est destinée à
tous. »
« Pour ton initiation ce sera long, mais tu seras étonné
lorsque tu seras plus âgé, de ce que tu pourras réaliser.
Souviens-toi qu’il n’y a pas de mot à hauteur de ce signe, il n’y
a rien de plus direct, c'est la vision la plus élevée. Une pensée
formulée par des mots contient leurs limites alors que le Sans
Nom échappe à toute tentative de définition par des phrases, il
ne tient pas même en ces termes « Dieu » ou « Allah ».
Maintenant arrête les mots, et ce symbole, réalise-le ».
De retour à la chambre de la maison du fleuve immense,
Jual s’entend dire « ton ego fait encore écran, un obstacle qui
protège en cachant ».
La sentence « tu t’approches de l'Éternel » l'a frappé mais il
n’accepte encore ni seigneur ni serviteur. En ne résistant plus
il craint d’être vaincu, et souhaite en apprendre davantage sur
la voie des progressions qui mènent à la véritable initiation.
Cette naissance spirituelle dont Jodo lui fait part a-t-elle un
49
rapport avec ce que lui a dit Nahei la danseuse du lagon, et à
quoi il n’a guère prêté attention, que la Forme est un secret
dans une pierre ardente, une gemme ? Maintenant il se
souvient qu’elle lui a demandé d'activer la recherche de cet
objet, ajoutant que ce serait une entreprise périlleuse.
Il se rappelle la Bible où il est dit que les humains étaient
des « pierres vivantes », avant de construire la tour de Babel et
de privilégier la célébrité par orgueil, plutôt que de réaliser
l’Être intérieur. Déjà les légendes de Sumer contenaient des
récits de cette futile avidité, ces convoitises déplacées, ces
sollicitudes exagérées.
Et il lui revient la parole de saint Jean, à propos de l'Esprit :
« Le monde est incapable de le recevoir, parce qu’il ne le voit
pas et ne le connaît pas. Mais vous, vous le connaissez parce
qu’il est en vous ». Alors Jual qui porte la Forme, symbole
fragile et inaltérable
soutient l’Insoutenable qui le prend en charge. Va-t-il
poursuivre l’épreuve de vérité dans l’adversité ?
***
La Forme est maintenant pour Jual un vaisseau plus porteur
que les mots, elle est la nef qui mène à l’Ineffable. Étrécie pour
franchir le défilé elle n'en est que davantage un appel du grand
large, et il part bourlinguer sur l’océan, comme une haute voile
au vent. Aller au large, c’est se libérer d’un rivage, trouver une
mer qui supporte sa solitude.
Sur sa pirogue à balanciers il entrevoit que sa dernière heure
est arrivée car ce soir-là, comme en un déluge de passions
enflammées, la tempête fait rage. C’est une pénible
circonstance où par moments le fantasme prend le pas sur le
réel, et le cœur chavire.
50
En la construisant il a baptisé l’embarcation Galet Souriant,
il pourrait la renommer Galère Grimaçante. Des éclairs en
pointillés naissent d’atomes brièvement déchirés, le ciel se
perle de grêle. La houle le ballotte en une danse macabre au
rythme du tonnerre, parmi des flashs de foudre en boule.
Dans ce mauvais temps Jual se chuchote à lui-même pour
être certain que quelqu’un l’entend. Ou en trompe-la-mort il
chante à tue-tête. Insoumis il invoque le dieu du Mal égyptien,
qui attaque chaque soir et matin la barque solaire pour la faire
échouer et interrompre le processus de création.
Partagé entre espoir et agonie en ce périple marin, il craint
de se faire dévorer par un squale, un vorace chagrin. Dans ces
montagnes liquides il tente de manœuvrer pour ne pas être
emporté par une lame. De jouer le jeu, car n’est-ce pas la
marotte d’un ouragan d’être extravagant ?
Il divague, s’invente un acolyte, et lui confie les avantages
d’une accalmie, qui permettrait de parler sans crier. En même
temps il voudrait tirer bénéfice des vents tourbillonnants,
rester calme dans la tumulte, après tout c’est dans l’œil du
cyclone qu’on accède le mieux au mystère des abysses.
Parti pour la plus belle des aventures voilà qu’il fait la pire
des expériences. Pourtant ce qui devait être une belle errance
n’est pas décevante, elle est exaltante et, croit-il, même la
frayeur se fatigue. Les éléments se déchaînent, les événements
s’enchaînent, il lui faut manier sa barque en contrôlant des
flots d’adrénaline. Enfin l’échec est réussite lorsque fuyant les
éclairs le bateau s'approche de la lumière d'un modeste phare,
signe de terre, il est sauvé ! Mais non, Jual ne voit que le fanal
sur la balise qui dérive sur un fond d'horizon... Alors ce ne
serait pas un phare ? Ah, mais si ! Effet d'illusion ! Ce n'est pas
le sémaphore qui se déplace, c'est bien sa faible galiote qui est
drossée par le vent.
Enfin il accoste sur une île coralline, nettement séparée en
deux moitiés par une colline. Sur sa crête, Jual improvise une
hutte éphémère de feuillages pour entreprendre le grand
déplacement. Assis sur l’écorce de la planète bleue, qui le
51
protège de son magma de feu, il se sent vivre au calme sur
cette Terre qui tourne sur elle-même, entraînée à une vitesse
vertigineuse autour du soleil et dans le mouvement des
galaxies. Pour lui qui rêve de pactiser avec le souffle, quelle
quiétude, juste un filet d’air, comme si avait cessé la rotation
de la Terre !
Il songe au prophète Élie, qui évoque un typhon, puis un
tremblement de terre, et un feu, sans que l'Éternel s'y
manifeste, suivis d’une brise légère… et l'Éternel paraît.
D’un côté de l’île les pluies abondent, les cascades
indomptées se répondent et la nature foisonne. Les paysans
aidés par l’eau de là terrassent la terre et récoltent en rizières,
ces miroirs colorés. En bord de mer, dans les bas-fonds et sur
les premières pentes, se mêlent les gerbes des bananiers, les
fuseaux des filaos, et les éventails des arbres du voyageur
nommés ainsi car la pluie conservée à la base de leurs feuilles
permet au passant de se désaltérer.
Plus haut, les teks et les kapokiers ponctuent la forêt dense
étagée. Au sommet, où l’air est frais dominent les résineux et
les bouleaux, sur les créneaux près des cieux.
De l’autre côté de la crête le paysage vacille. La terre est
abandonnée de l’odeur de la pluie. Le sol est désséché, laisse
voir à perte de vue un versant de roche-mère blanche et nue.
Face à ces moitiés contrastées Jual pense qu’il y a dans le
52
temps et l’espace un ordre primaire qui les dépasse, un soleil
éblouissant au cœur du vivant.
En ses faces de vie épanouie et de terre altérée, l’île est une
perle posée sur l’immensité azur. Elle est peu habitée. D’une
vallée, une cloche vibrante emplit l’étendue de sa volée, et va
s’éteignant jusqu’à se fondre. Jual s’exerce à être conscience du
monde. En l’instant il est le son, et la lumière, il est l’île, et
l’immensité, puis ne tente plus de s’identifier : point d’île, en
état de conscience sans objet, à un soupçon de la Vérité
indéchiffrable.
***
Le carillonneur du hameau lui montre la cloche d’airain qu’il
vient de façonner, posée sur un lit de crin. Elle a été conçue
par temps clair pour avoir un son pur, et avec une épaisseur
mince pour sonner grave, juste à une de ces fréquences où les
cieux sont le plus sensibles aux octaves.
C’est qu’elle a vocation à officier en haut d’un mont, y
remplacer une vieille cloche brunie portant une inscription,
des mots indécis tant elle a servi. Une cloche sans allant qui a
perdu son battant dans la mousson des nuages blancs, qui
peut-être encore murmure par grand vent. Une cloche fatiguée
de porter sa corolle flétrie sous le soleil, le gel et la pluie.
53
Puis sans façon le faiseur de carillons le conduit à une
rivière qui franchit en cascades les trois marches d’une haute
façade. La première chute précipite ses eaux par saccades, vers
un chaudron glacé d’où la brume s’échappe d’un grondement.
Elle est parfois visitée par les insulaires, et rarement par les
gens venus du continent.
Jual s’engage sous la chute basse par un sentier détrempé,
couvert d’algues luisantes et frémissantes, qui le mène plus
haut jusqu'à un modeste balcon inondé de soleil et une vue qui
s’étend sur la vallée.
La seconde chute est moins haute que celle d’en bas. On
peut y parvenir en traversant des torrents tumultueux sur des
ponts de cordages et de bois tortueux. Seuls quelques moines
d’un temple œcuménique, en quête joyeuse d’eau célestielle,
font pèlerinage et se mouillent les pieds en cette limpide
cascatelle, puis s’en retournent dignes, cultiver leur ego
rapetissé sur un hectare de vigne, qui leur donne des vins
grenat et indigo, un nectar. La pauvreté des sols y cause leur
richesse.
Le sentier est périlleux et Jual s’y aventure. Pour finir, c’est
la cascade la plus élevée qu’il voudrait explorer. Le bruit court
qu’elle est exemplaire, une eau cristalline cachée dans l’ombre
glaciale des cimes et la lumière intense du ciel. Une splendeur
au voile majestueux, d’un accès risqué, d’une beauté
insoupçonnée et inépuisable. Mais à dire vrai, personne ne sait
où elle est.
Pour lui, c’est maintenant un défi de monter vers la chute. Il
est assis au bord de l’eau dans une prairie, et observe l’à-pic
redoutable qui se dresse en face. La pente semble
impénétrable mais à force d’attention il trace mentalement un
itinéraire qui pourra peut-être le conduire jusqu'à une brèche,
et le hisser sur le haut palier, où devrait se révéler la source
pure de la cascade convoitée.
Il s’élève vers la brisure en se frayant un passage sur un
tapis d’ancienne ramure, s’accrochant aux branches et aux
tiges moisies. La pente est si abrupte qu’il se demande
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pourquoi il est tant attiré par cette cible incertaine ou même
inaccessible, et s’il parviendra à redescendre.
En grimpant la falaise il est pris de malaise, saisi de vertiges,
craignant les venins des scolopendres et des arachnides, les
plantes teigneuses, volubiles et épineuses qui vivent dans ce
monde de vestiges.
Dans une trouée de lumière bienveillante il prend ombrage
d'un cytise, constate que la difficile montée l’a conduit à
répugner autant de convoitise.
Un oranger sauvage qui produit des fruits acides et un
citronnier aux citrons parfumés l’aident à rester lucide. Le
tapis moussu dissimule des sangsues. Il se désaltère et s’aère,
puis reprend son ascension, évitant les longues chevelures de
lichens livides qui tombent des branches, et frôlant les
gouttelettes d’eau qui perlent des feuilles ensoleillées.
Dans le panache haut en couleur mauve d’un jacaranda, une
tribu d’ibis blancs flottent nasillards au vent. Jual fait de l’arbre
à plumes son fétiche, peut-être rendra-t-il favorable son
élévation, puis il poursuit sa progression parmi les
frangipaniers et les albizias.
Le sentier semble ne pas avoir de fin, jusqu'à la brèche d’où
il n’aperçoit rien, entouré de buissons, pas de cascade ni même
d’horizon. D’un souriant regret né de ce non-progrès, il
renonce sans trop d’amertume au rocher escarpé d’où coulent
les eaux vives espérées, et parvient sur une herbette fleurie,
55
sous un feuillage qui fait abri. Là, l’herbe tendre de cet espace
restreint l’invite à s’étendre. Le souffle retrouvé, il est partagé
en ce lieu temporaire entre l'acceptation d'une mort promise et
l’affirmation de la présence en son centre vital de l'Éternel.
Ses pensées vagabondent d’un passé revenant à un futur
obscur où sa quête ne serait pas achevée. Son avenir serait-il
passé ? D’habitude le futur est ouvert jusqu’à ce qu’il devienne
présent, le présent est porteur d’avenir,. Le passé semble figé
et l’avenir s’imagine par le rappel du passé.
Jual pressent que passé, présent et avenir n’existent que par
soi-même dans cette vie de bohème. Il s’aperçoit que le temps
n’est accessible que par des images qui s’évadent alors même
qu’il les capte. Un moment envahi par ce qui devient et ce qui
fut, la crainte le saisit que dans les épreuves de ses voyages ne
lui soit pas enseignée la Vérité cachée sous le rocher.
Pour autant, il n’oublie pas que lorsqu’il revenait de cultiver
dans les champs flottants, tandis qu’il glissait en harmonie sur
le fleuve abondant, il n’y avait plus de passé, ni de connu. Sur
l'eau il n’était plus témoin de son flux. L’étendue n’avait plus
d’écoulement.
Jual joue à inventer des temps simultanés, son plaisir est
dans le momentané, l’illusion, la bribe, la lueur, la goutte, le
soupçon, et sa joie est dans l’extase hors du temps.
Puis retournant depuis la déchirure de l’arche, il oublie la
chute paradisiaque et glisse sur les feuilles mortes qui cèdent
en plaques, et vers le bas l’emportent.
***
Des demeures que Jual préfère, il y a celles qui ont jardin
sur mer. Un jour une îlienne de toujours l’invite où elle habite,
à ciel ouvert au sommet d’une tour.
Parmi les volubilis qui sans fin fleurissent, il progresse
autour d'un vide intérieur par un escalier à double hélice. En
haut, l’accès est réservé. On signale son arrivée par le
tintement d’un grelot discret, déclenché par le franchissement
56
d’un pinceau de lumière fluet. La femme alors souhaite la
bienvenue et s’efface sur une belle étendue, un chez-soi plein
ciel où l’on se croirait dans un monastère de courants d’air, un
couvent ouvert à tous les vents. En cette béante closerie où
souffle l'Esprit les moineaux font leurs nids, c’est une demeure
vibrante de gazouillis.
La haute bâtisse à colonnes est située au bout d’un cordon,
entre la lagune paisible et la mer scintillante. De cette
esplanade, le monde des dunes côtières est masqué par de
petits palmiers et des baobabs nains, qui baignent dans la
clarté du soleil, et composent cet éden aérien.
Sur cette estrade son imagination gambade, il fait avec un
tour de la poterie, s’y atteste jusqu’à en être étourdi. Modelant
la matière il libère l’Esprit qui y est empêtré, et qui prend
aspect. Jouant aux anagrammes il se dit que l’Esprit évolue
dans les pots pétris.
Puis il écrit des poèmes où s’exprime sans détours ce pétrin
métaphysique, cisèle les vers pour être lapidaire, lacère le réel.
Et il aspire à ce que la poésie révèle son désir, comme la
Nature par des sentiers de création témoigne d’une intention.
Enfin il évacue ces tourments, passe le temps.
L’hôtesse ne s’est guère chargée de l’entretien du petit
jardin, de la juste répartition des couleurs et des masses. En
nettoyant il remet l’espace en harmonie, tel un jardinier qui
connaît les bénéfices de la taille, et il songe à ce passage d’une
sourate du Coran « Peut-être Allah nous échangera-t-il ce
jardin contre un meilleur », imaginant des fenêtres à
encorbellement, des sculptures végétales délicates, des arcades
de pierre travaillée qui font naître la transparence, un espace
de pureté.
Le jour dans cette acropole, des tourterelles au plumage
isabelle roucoulent sous les tourelles. Parfois près du bassin,
des libellules qui paraissent sorties d’une palette de bleus
volettent par deux. Une mante religieuse est à l’affût dans un
calice de fleur.
57
Des papillons aux ailettes de poussières lumineuses s’en
viennent et s’en vont, ou se prennent au piège tissé par une
araignée porte-croix dans le creux d’une ogive minérale.
Jual spécule sur la vacuité dans le contexte bouddhiste, se
dit qu'il est possible par acuité d’échapper à la durée, d’être vif
dans l’instant. Il franchit une étape dans la métamorphose,
comme un papillon s'extrait et s’envole de la chrysalide qui le
contenait.
La nuit en cette sinécure la maison blanche paraît posée à la
jonction de deux mers de mercure. Dans la pénombre il
participe à la ronde de la Terre, et se grise de rayons de lune au
halo cendré.
Des lucioles essaiment des pointillés de lumière en un ballet
orchestré par de longs nuages, qu’il s’amuse à chevaucher
parmi poneys et poissons-lunes. Un insecte vert et or tente de
parler un langage chimique avec une plante aromatique qui
dort.
Ding, dong ! Jual joue du gong. Et il pratique la méditation
active de la danse circulaire des derviches tourneurs,
l'effacement de l'ego par l'imitation symbolique du
mouvement des planètes, un tournoiement si insistant qu’il
rapproche le danseur de la source de toute perfection.
Chercheur d’inconnu face à la vertigineuse proximité du
cosmos, pèlerin de la vastitude, il devine dans le ciel de vastes
portails entre les étoiles, qui s’ouvrent sur des voyages dans
58
l'hyperespace, une réalité mystérieuse de mondes faits de vide
et de galaxies en spirales, vacuité qui est forme, forme qui est
vacuité, espace vide et plein, temps qui s’écoule et qui se
contient.
Baladin, il songe que son corps est fait d’atomes venus des
espaces sidéraux qui donnent un caractère universel à sa
personne. Pour tenter de pénétrer son ombre mouvante, Jual
s’intéresse aux correspondances entre son ciel intérieur et le
monde céleste. Il voudrait savoir s’il y a des relations entre les
positions des planètes et ses états psychiques aux moments
cruciaux de son existence. Il se documente en ce lieu où il fait
bon vivre sous les cieux, apprend que dans l'ancienne Égypte
les pharaons recevaient leur nom sacré à la pleine lune, et
observe quelles étaient les positions des astres en cette nuit où
son Nom lui a été révélé. Ce n’était pas la pleine lune et bien
qu’il résidait dans une grande maison rectangulaire aux
colonnades en bois, il n’est pas pharaon.
La femme qui l’héberge près des cieux est astrologue,
espiègle elle lui demande « de quel signe es-tu, Lion, Bélier,
Scorpion ? Ou serais-tu Caméléon ? ». Et lorsqu’il lui dit que la
Forme lui est apparue en songe une nuit de nouvelle Lune,
avec Mars et Vénus en conjonction, Jupiter et Uranus aussi, et
Saturne en conjonction avec Pluton, elle lui suggère une
correspondance entre son monde intérieur et le ciel planétaire.
***
Depuis qu'il a rencontré Atal dans le vaste bateau, Jual a
compris qu’en la Forme la Source vive a jailli. Si cela était
arrivé à d’autres, il aurait cru à une émergence baroque et se
dit que le champ d’expérience individuel est irremplaçable.
Dans la mythologie de l’Antiquité il découvre la « source du
soi réel » du Vedanta, la « source qui sort de la mémoire » des
Mystères Orphiques.
Passant en revue ce qui lui semblait être un salmigondis de
connaissances animistes, alchimiques, et ésotériques, Jual
59
décode progressivement ce qui auparavant était impénétrable :
la « pierre d’invisibilité » des alchimistes d’occident exprimée
sous la figure de l’hermaphrodite couronné, « l’énigme du roi »
au centre de l’être humain, la « manifestation du Saint Esprit ».
La « pierre magnétique », symbole du lieu de transformation
où s’opère la mise à jour de l’Être primordial. La « pierre
angulaire », qui assure solidité et durabilité à l’édifice spirituel.
Jual travaille son ego, il s’altère, non pas qu’il se gâte mais il
se polit, et s’amenuise pour s’adapter au plus près.
Il découvre le « puits originel », le « puits d’amour », et
l’image védique du « puits de miel sous le roc » ; celle du
« puits de la vertu », de la puissance opérante qui « fait de deux
un seul », l’Enfant spirituel.
Il débusque ces symboles dans les dalles de verre
enchâssées des cathédrales, leur magnificence colorée qui
ajoute à la perfection des voûtes, la matière poussée à ses
limites par les artisans, faisant de cet ensemble enluminé un
témoignage de leur humanité.
Il se familiarise avec les symboles du « lait spirituel »,
du « miel lumineux », de la « lumière d’or » de l’Église romaine.
Le souterrain qu’il explore dans son inconscient le conduit
vers le lieu sacré de son intimité, semblable au sanctuaire
60
mithriaque ou chrétien, au puits védique ou druidique, à la
cache du temple juif où est gardée l’arche d’alliance.
Fouilleur opiniâtre des cavités, il se concentre sur le Très
Haut au fond du boyau et par le paradoxe est mise en œuvre la
réaction de fusion avec le soleil enfoui.
Pour que la Forme prenne sens, il lui a fallu affronter la
vrille de la peur, affirmer son humilité à force de tarauder,
analyser passions et conflits au cœur de la douleur, oser
approfondir la percée par l’effort orienté.
Il convient que l’ego ça parle beaucoup mais ça n’aime pas
du tout, si ce n’est soi-même, et ça ne lâche prise que si l’on va
au bout en dépassant la compassion feinte, ce sentiment
flatteur, ce refuge ultime pour échapper à la souffrance.
Jual s'est engagé dans une quête de chercheur de source,
une lutte pour la paix intérieure où le puits de ténèbres, dénué
de matière et de gravité, ne cède qu’au terme de l’ambiguïté. Il
connaît l’appel aux Initiés, d’après le Livre égyptien des
Morts :
« Ô âme aveugle, arme-toi du flambeau des Mystères et
dans la nuit terrestre tu découvriras ton double lumineux, ton
Âme céleste. Suis ce guide divin et qu'il soit ton génie. »
***
Il se rappelle que dans le rêve du fétiche introduit sous la
porte ce sont des femmes habillées de noir, symbole de son
anima insoumise et dissociée, qui étaient venues frapper à
l’huis de son for intérieur, avant de se précipiter dans la
descente spiralée de l’escalier.
En ce moment d’angoisse, elles lui avaient parues
turbulentes, intrigantes. Sous ce vernis de malice, elles étaient
pourtant inspiratrices, porteuses d’une espérance de
renouveau, l’invitant à pénétrer dans le fondement mystérieux
de son être vers le soleil captif du gouffre, et à le libérer de
l’obscurité.
61
Jual s’aperçoit que la sagesse naît de l’expérience des
ténèbres, qui conduit par l’apprentissage à la lucidité.
Dans ce monde souterrain plus il descend dans la noirceur,
plus il s’élève vers la lumière avec son anima, cette femme
plurielle qui, en quittant son domicile pour y revenir, lui a
montré la voie, a-ni-ma-ni-a telle Mania, divinité multiple de la
mythologie grecque, déesse persécutant les coupables de leur
désir, à la limite de la vésanie et de la mort.
Un souvenir lui revient, une rencontre à Pondichéry avec
une femme solitaire, voilée de soie aux couleurs saphir, dans la
gigantesque et sombre salle de méditation aux murs de marbre
blanc de l’ashram du Matrimandir.
En ce lieu ni musique, ni fleurs, ni encens, seule la boule-
miroir au centre de l’amphithéâtre, éclairée d’en haut par les
rayons du soleil grâce à un savant jeu de réflecteurs, semblait
un cristal luminescent.
Il écrit :
LA SPHÈRE
L’homme s'était assis à terre
Devant la sphère
Posée au centre de la salle circulaire
Sous la lumière
Qui, du sommet de la coupole austère
Venait sur elle en un faisceau solitaire
Une femme d’une beauté simple était entrée
Le visage sous un voile léger
Pieds nus
Avait pris place de l’autre côté
De la boule éclairée
Hors de sa vue
62
Dans la lumière descendante
Il découvrit que la sphère brillante
Restituait sur son verre poli
Une image portée
En tous points intervertis
De la femme cachée aux nus pieds
En scientifique
Il examinait ce phénomène physique
Dans un lieu pourtant consacré à la mystique
Et exerçait sa curiosité à se demander
Pourquoi, sur la figure tête en bas, inversée
Le voile n'était pas tombé
Le globe de cristal les séparait
Comme le plus et le moins
La femme pourtant désirait être son témoin
Assise en contemplation elle se liait
L'attendait
Par l'Esprit communiquait
Mais lui n'avait pas saisi
Qu'elle avait aussi
À l'envers sur la boule de verre
De lui une image spéculaire
Il n’eut pas la présence d’Esprit
Alors la femme est partie.
Peu après, Jual avait regretté de ne pas s’être présenté à elle
en son envers. Tant qu’à être le jouet de son inconscient, c’eut
été mieux d’aller à sa rencontre. Il aurait fallu oser l'aborder
pour que cette relation se dessine, plutôt que subir comme ces
marionnettes qui font rire, le corps tourné d’un côté et la tête à
l’opposé.
63
Pour avoir vécu ce revers le voilà en colère, puis qui
s’endort, et rêve d’une poupée noire en voile de verre, à
colliers sonores. Qui le hante tout contre son visage. Elle
l’observe comme une sentinelle infernale, puis entre et vibre à
l’intérieur de son corps.
Réveillé par ce stress géant, cette inquiétude prégnante, Jual
éprouve le sentiment d’être un pèlerin apeuré de l’Esprit que
son anima conduit, un néophyte emprunté qui a pourtant
découvert en la Forme une empreinte éminente. Et il lui
apparaît que la Vérité ne peut se manifester sans le voile des
signes destiné à la dissimuler. Il voudrait mieux déchiffrer,
connaître son sort, s’approcher du trésor, soulever
l'impalpable voilure. Mais plus il avance, plus il s’aperçoit que
la Révélation naît dans le secret qui se maintient.
L’Un n’est pas nu, l’Unique n’ôte jamais la tunique. C’est
Jual qui s’étoffe car en ne se dérobant pas il se dévêt de l’ego.
***
Il souhaite entretenir le paradoxe de la source profonde,
ayant fait l’expérience que réside en lui une Forme et un Nom
qui le tiennent tout près de l'Inaccessible, tel qu’il est en
mesure de l’approcher tandis qu’il se sonde, avec les moyens
psychiques qui lui correspondent.
Cette tentative téméraire ne semble reliée à aucun fantasme
jusqu’alors éprouvé, et l’amène à croire qu’il est entré dans une
autre dimension du monde, celle de l'espace de l'Impossible. Il
admire les proportions de cette Forme qui l’aliène, croie y voir
le rapport du nombre d’or ou celui de la coudée égyptienne. Il
ne croit plus en une supercherie, se moque des brocards et des
dérisions.
C'est que le pacte se réalise : en la circonstance
l'Indéterminé se compacte, se définit, se décide en ce symbole
du Couple primordial. L’Immense se limite, se densifie en un
volume réduit.
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HOMINI janvier 2024.pdf

  • 3. 3 Jual piroguier, en amont des Cataractes du fleuve
  • 4. 4 Voici l’aventure moderne d'un homme en quête de la nature ultime de sa réalité intérieure, et qui est confronté au Principe. Le Principe, - Dieu, Un, Réel, Absolu, Être, Éternel, Absent, Esprit, Créateur, Vivant, Tout, et quantité d’autres noms -, qui se manifeste à lui en masculin et féminin. « Homini »* est le récit d’une épreuve initiatique où le Principe immense se présente sous une forme minuscule. En cette narration l’auteur propose une forme moderne de spiritualité. Dans la situation planétaire contemporaine où se décide l'avenir du monde vivant, l'humain a maintenant une place décisive. Se comporte-t-il en homo sapiens ou en homo demens ? Cet essai autobiographique de Jual ** est écrit en lettres blanches sur fond de ténèbres. Ces pages allient originalité et universalité, habituellement contraires. La structure poétique et les jeux verbaux sont voulus pour marquer les paradoxes. « Homini » est une version abrégée, quoique parfois approfondie sur certains thèmes, du livre "Le Mystère du Vivant", - tome 1-, déjà publié sous le pseudo "Jual". Initiation ou divagation ? Le lecteur jugera selon sa sensibilité. * « homini » signifie en latin « pour l’humain », destiné à lui. ** pseudo de l’auteur qui révèle son identité en la masquant.
  • 5. 5 HOMINI Le petit bateau glisse dans le calme sur le fleuve immense. L’onde est parsemée de mousses, de touffes, de fleurs d’eau. À cet endroit le courant est encore faible, pourtant le piroguier est vigilant. Il sait qu’un peu plus bas le flot accélère vers les cataractes, où l’esquif serait détruit sur les récifs. Le soleil est au couchant, l’eau et le ciel s’échangent gris, bleus, teintes de feu. Le batelier contemple l’horizon qui s’estompe dans le silence, comme sur un cours de lave et de cendre. De retour des champs flottants où il a semé durant la journée, il aperçoit ses amis venus l’accueillir près de la passe entre les roseaux, qui mène au discret débarcadère.
  • 6. 6 Il est à quelques pas de son belvédère, une hutte, demeure de rêve isolée face à la chute. Depuis la terrasse couverte de lianes fleuries il aime contempler le charivari de l’eau qui s’ouvre au loin, sur les rochers de la première cataracte. À cette heure, on entend le sourd grondement du flot dans un voile de lumière et de vapeur, autour de l’île du Diable d’où s’envolent par milliers les chauves-souris, vers la forêt pour s’y nourrir de fruits. Le chien de brousse se tient sous le pousse-pousse. Le ouistiti fait des facéties, puis se blottit dans la poche de chemise de l’homme pour se rassurer. Sur la balustrade d’ébène, indécis entre le jour et la nuit, le caméléon roule des yeux ronds, et commence à ranger ses couleurs d’arc en ciel, jusqu'au soleil prochain et sa chaleur amène. Tandis que la nuit sort des collines sombres, il pense être entré dans la deuxième moitié de sa vie. Dans l’univers des étoiles sans nombre, il a l’âge d’une étincelle. Près de la maison, sous le haut figuier, le vigile allume le feu de bois qui sera entretenu sans trêve. Il tient à portée de main un arc et des flèches, prêt pour faire face à un rôdeur qui se manifesterait. Là-bas le flux s’en va, en cascades rectilignes et en marmites tournoyantes.
  • 7. 7 La chambre est un vaste espace nu de bois de rose et d’osier tressé. En son centre, à même le sol, une grande couche enveloppée d’une moustiquaire en corolle faisant ciel de lit. Un paravent de papyrus protège des regards. Le lieu est un asile de repos près des eaux. Une brise intermittente et légère pénètre par la baie côté terrasse et s’éloigne côté jardin. L’homme s’y sent en harmonie. À côté du lit une feuille de papier, où il écrit ses rêves, car il lui semble qu’après avoir pénétré autant de vallées, traversé mers et déserts en quête du paradis sur terre, le moment est propice à l’exploration du continent intérieur, à la conquête des profondeurs nocturnes et des symboles qui y sont cachés. Loin des lieux de son enfance, il approche à pas feutrés du sanctuaire, l'enclos énigmatique de l'infini de son être. C’est une nuit de nouvelle lune, il n’a pas allumé la veilleuse et s’endort. Un songe lui vient, il note quelques mots dans le noir, pour pouvoir l’écrire en détail le matin, puis s’assoupit de nouveau. À l’aube, les vaguelettes de vent dans le fin rideau l’éveillent, une journée se prépare. Dans un moment, il se promènera parmi les arbustes odoriférants, et ira goûter aux produits du verger, en compagnie des lémuriens, des aras, et de la jeune gazelle orpheline qu’il a ramenée d’une clairière éloignée. C’est une modeste arche de Noé.
  • 8. 8 Il y a aussi les najas et les varans au voisinage difficile, qui se cachent au bord du fleuve, dans les hautes herbes. Mais chacun connaît son territoire et ses limites, et le plus souvent il ne se passe rien. Voilà, il se lève et prend la feuille du songe. Il aime découvrir ces quelques lignes qui font revivre les voyages de la nuit. Sur le papier en haut est inscrit d’une écriture mal assurée : Une femme vient de sortir du logement, puis revient frapper à la porte d'entrée avant de s’enfuir dans l’escalier. Il se souvient aussitôt que ce logis situé à un étage élevé était celui de son enfance. Apeuré, il avait refusé à cette femme de lui donner accès. La visiteuse avait alors glissé sous cette porte un fétiche fait de bec et de plumes, avant de repartir. Épouvanté par cette détentrice de force magique, peut-être maléfique, il avait pourtant franchi le seuil en un effort pathétique, et avait vu que ce n’était pas une seule visiteuse mais plusieurs messagères, des femmes vêtues comme des ombres. Pas des matriarches décentes, plutôt des sorcières joyeuses ou démentes religieuses, qui déguerpissaient dans la spirale, et ses trois paliers, de la descente des marches. Étrange ! Il voit soudain au bas du feuillet où est écrit le rêve une minuscule forme tracée, d’une exquise légèreté, qui ne ressemble à rien de familier : Les entrées et fenêtres de la maison, près du fleuve, sont entièrement protégées de grilles, quand le jour est tombé personne ne peut entrer. Il est donc sûr que cette forme a surgi dans son sommeil et que sa main l’a simultanément apposée sur le papier, en tâtonnant à son côté. Malgré sa petitesse la forme est parfaitement dessinée, d'une extrême
  • 9. 9 netteté, avec pleins et déliés, contrairement à l’écriture hésitante du haut de la feuille qui raconte le rêve. Cet événement l’apostrophe, suscite l’angoisse : est-ce un appeau, une strophe qui lui révèle qu’il est à un tournant, un retournement ? Il craint d’être habité ou même envahi par un corps étranger niché en son intimité, de perdre son identité. Que vient faire cet intrus en son obscurité mystérieuse ? Est- ce une annonce concise, qui attire pour leurrer, ou un signal incisif qui témoigne de l’espèce humaine à laquelle il appartient ? Est-ce l'expression d'une relation ou d'un principe, comme l'est une formule mathématique ? L'homme est sur le qui-vive, frappé par cette forme comme s'il faisait soudain face à Morphée, dieu des rêves prophétiques. Les questions fusent, qui lui permettent de se rassurer en faisant face : cette miniature insolite a-t-elle été apportée par la douce brise ? A-t-elle un sens ? A-t-il vu l’image en voyage, peut-être au bas-relief d’un temple, ou dans un livre d’un pays éloigné ? Est-ce un vocable isolé d’une langue étrangère, une signature, des initiales enlacées ? A-t-elle un lien avec les racines d’écritures anciennes, ce système de symboles en forme de nœuds qu’on dit disparu ? Est-elle dérivée de signes divinatoires archaïques ? Il l’agrandit en respectant strictement les proportions : Maintenant que la forme est mieux observable, avec son délinéament surprenant, il la montre autour de lui. L’un de ses amis évoque un fragment de grimoire. Un autre, nommé Chris, paysan éduqué dans l’idée chrétienne de Dieu, lui dit que l’inconscient n’est pas le vouloir, et que cette forme est
  • 10. 10 comme une parabole de l’Évangile « où il faut chercher ce qu’il y a derrière ». Selon lui, elle est un symbole qui enseigne parce qu’il réunit, comme la parabole révèle parce qu’elle met en parallèle. Un autre encore n'y voit que gribouillage, bien qu'elle atteste d'une étonnante dextérité de son auteur. Un psychanalyste avec qui il a autrefois étudié, Désiré, lui rappelle qu'un symbole est une réunion d'opposés qui formule un paradoxe vivant, un terme est visible et l'autre terme invisible. Pour lui, visible et invisible se comprennent comme endroit et envers, l'invisible n'est pas l'opposé du visible sans en être complémentaire. Désiré suggère que ce dessin est une représentation du soi, en rapport à une étape dans le développement de sa personnalité. L’analyste affirme que ce n’est pas une marque de dépersonnalisation, puisqu’il y a cohérence : il n’est pas obnubilé, pas détaché de la réalité, et dans sa quête il se sent en conformité. Selon lui, des potentiels d'énergie psychique, les archétypes, inaccessibles à la conscience, échapperaient à la conceptualisation. Ils seraient des dépôts d’expériences répétées au cours des générations, peut-être inscrits dans les gènes, un héritage vivant qui pourrait avoir dans le cerveau une matérialité neuronale. Lorsque les conditions sont crées, un archétype émergerait en une forme objective, perceptible par un être humain, qui toutefois ne pourrait connaître de cet archétype que ce qu'il manifeste par cette forme singulière.. L'archétype apparaîtrait en cette représentation intelligible, ce modèle élémentaire qui unirait une intense émotion numineuse à un symbole, et orienterait de façon décisive le sujet dans ses valeurs, et dans son cheminement. L'humain serait alors libre de vivre avec cette spiritualité, témoignant de son lien au monde. ***
  • 11. 11 Voici qu’il parcourt les terres orientales, et ne rencontre rien de ressemblant. Un virtuose calligraphe turc consulté lui dit que « la belle écriture renforce le front de la Vérité. » Theo, moine chrétien orthodoxe d’un monastère des Météores, y reconnaît une suite de cinq notes musicales byzantines, qui ensemble forment un son fondamental impérissable, et qu’une « oreille symbolique » saurait distinguer. Le religieux « entend » cette vibration mais ne peut en dire plus car il n’est pas assez initié dans ce domaine, et conseille de consulter ses confrères du mont Athos, qui avec leurs curieux manuscrits voyagent intra-muros. Il fait une visite à un maître spirituel coréen qui, observant la miniature, fait référence à la licorne d’origine chinoise K’i, le mâle à unir à la femelle Lin pour réaliser K’i-Lin, symbole de ce qui est juste et pur. Sur la haute route qui conduit du Yunnan au Tibet, un compagnon bouddhiste nommé Jalu, nom qui signifie Arc en ciel , évoque la forme en calice, correspondant au chakra du cœur, qui a l’effet paradoxal d’expansion et de centrage développant la capacité à aimer, et la forme en hélice, correspondant au chakra du troisième œil, qui a un effet de stimulation des pouvoirs de l’Esprit. Il décide de mettre une majuscule à cette Forme minuscule. Cependant les questions encore dans la confusion se bousculent ! En ce sauf-conduit se manifeste peut-être son ange gardien ? Est-ce un signe d'admiration, une exclamation qui exprime une vérité dissimulée, l’invitant à faire retour sur lui-même, un nouveau départ ? Lorsque la Forme est apparue était-il dans un état étrange de surconscience, pour accéder à l’Être suprême, ou être son intercesseur ? Ou résulte-t-elle de l’utilisation de techniques psychologiques visant à faire le vide des conflits, qui s’apparentent à celles d’un yogi pratiquant le yoga intégral ? Cette image est-elle un dépôt spirituel inscrit dans son patrimoine génétique et apparu en ce moment particulier ?
  • 12. 12 Désiré le psychanalyste lui parle de structures archétypales, ces modèles initiaux qui pourraient être transmis par l'ADN, et qui œuvreraient mystérieusement dans l'inconscient collectif enfoui en chaque humain. Ces structures déploieraient en certaines circonstances un potentiel caché, et engendreraient ou transporteraient des images, sans rapport direct avec l'histoire individuelle. Dans le doute il veut explorer d’autres champs du possible. Au cours d’un voyage à Bora-Bora il rencontre Nahei, - prénom qui signifie "les couronnes jumelles"-, une danseuse connue pour ses dons de médium, et dont l’inconscient s’exprime par l’écriture automatique. Il lui demande ce qu’est cette inscription sur le papier, et elle écrit : « C’est un sceau profondément caché, comme dans un puits où il faut entrer en rampant, se faire petit. Un homme vénérable l’a ancré dans une pierre vivante quand le mal a déferlé. Il a les cheveux rasés en signe de dénuement, et porte un ornement rond sur la poitrine, c’est un sage ». « Ce sceau est le symbole d’une vie alliant l’humain à l'Éternel. Tant qu’il sera enfoui il y aura désunion. Celui qui l’a dessiné avait ce maître admirable qui lui demande d'encourager la recherche de la paix, mais attention à lui ! ». Ouh ! Il entend garder raison, ne pas trop céder à l'émotion, et pourtant se met en quête de repères dans les mythes et légendes, pense d’abord au dieu égyptien Seth bisexuel, personnification du mal et qui engendre la confusion. Puis c’est le sumérien Gilgamesh qu’il découvre, s'adressant il y a près de cinq mille ans à deux hommes-scorpions gardiens, mâle et femelle : « Si j’ai parcouru un si long chemin, c’est pour aller trouver mon aïeul, qui fut présent à un conseil des dieux et y trouva la vie éternelle ». Gilgamesh demande à interroger l’aïeul, et les hommes-scorpions lui répondent : « Il n’y a personne qui ait parcouru ce sentier interminable de la montagne, personne encore n’en a vu les profondeurs. Si insondables y sont les ténèbres qu’il n’y a aucune lumière ».
  • 13. 13 Cependant ils lui « apprennent la route de la montagne », « le sentier du soleil », lui « révèlent le sentier des monts jumeaux ». Intrigué, il retourne voir la danseuse intuitive qui poursuit : « En plein rêve tu as tracé ce dessin, aidé de l’Esprit qui te guide. C’est un signe qui t’est donné, comme d'autres le sont à ceux qui ont un périple précis à parcourir. Dans une vie antérieure tu servais un grand guide spirituel. Il t'a enseigné qu'entre l'être humain non-éveillé et celui dont l'éveil est complet, il y a des degrés intermédiaires d'accomplissement spirituel. L'Esprit vient au premier degré et monte les échelons de cette hiérarchie. Celui qui te protège du mal te signale sa présence par cette Forme. Ce n’est pas le moment d’aller chercher l’alliance pour la paix où elle est cachée. Le temps viendra où tu seras prêt à retourner dans le puits obscur. Souviens-toi : ton maître de lumière se nomme Pûrna, quoi qu’il arrive ne perd pas son nom. Appelle, tu seras entendu ». Quelle fable, se dit-il ! Cette danseuse voudrait-elle inviter à la prudence, ou donner une leçon de vie ? De quel mal s'agit-il, la Forme serait-elle née de son déferlement ? Le fétiche du rêve serait-il une mise en garde face aux risques pris au long de ses voyages exotiques ? Et quelle est cette pierre vivante ? Il y a longtemps on détournait les maux avec des objets : le phallus, la main votive, le « mauvais œil » avaient une action de protection, de même que sur certains bateaux les statues de couples fixées à la proue de l’étrave étaient censées exercer une action de conjuration. Il s’aperçoit que l'un des premiers disciples de Bouddha fut le prédicateur Pûrna qui avait pour point de mire l’au-delà du mal-être. Puis il pense à ce qu’on dit parfois de la vieillesse, qu’elle est un naufrage, et lui, jouant avec les mots, y voit plutôt un « offrage », s'offrir plutôt que souffrir, une invitation à donner ce qui a été reçu pour accéder à la libération. Les jours passent, la Forme reste hermétique, confinée à l’arrière-plan de ses pensées. La vie tranquille au fleuve doré de soleil suit son cours. L’homme aime sa compagne qui vient souvent du village voisin, et ses étreintes sacrées.
  • 14. 14 Parfois il part en randonnées solitaires, à la recherche de son âme-sœur perdue en brousse, et croise tout au plus un calao bicorne, pas son alter ego. Alors chemin il rebrousse, pour grimper jusqu’au sommet d’un mont où, en contemplation il se fond dans l’infini des horizons. *** Lorsqu’il était enfant, il faisait une prière chaque jour, comme ses parents, pour qui le doute était l’ennemi de la foi, et qui par crainte de pécher vivaient dans la vérité des textes religieux et la soumission à la volonté de Dieu. Un peu plus tard, la perplexité est venue, il se demandait si la prière est une auto persuasion rassurante, une commisération pour soi-même, ou un désir d’entretenir la relation avec le père idéal, ou la mère. Près de chez lui, une société secrète enseigne le mystère de l’Être intérieur de lumière, en s’aidant de dogmes et de rites qui sont autant de digues élevées contre les courants impétueux de l’inconscient. Il y a aussi une secte néfaste dont l’emprise sur ses membres est totale par la suggestion et la sujétion, imposant un dieu implacable pour désespérés. La révélation de l’Être suprême est le fondement de l’enseignement religieux, se dit-il, et le principal point d’appui des clergés dans leur travail de persuasion vers ceux qui craignent de s’engager seuls vers l’inconnu, trouvant en la
  • 15. 15 communauté la chaleur d’un groupe, la force d’une doctrine, la tutelle d’un maître. Pourtant il prend ses distances dans l’épreuve de la vie et laisse faire son imaginaire, plutôt que de s’en remettre à une autorité qui lui imposerait des croyances, et une interprétation du réel vers un paradis promis. Son éthique ne dérive pas de la providence, liée à son expérience elle n’est accessible que dans la mouvance de la vie. Il privilégie la création libre aux figures imposées et ne voit pas l’utilité de s’en remettre à un gourou, un prêtre, un imam ou un sorcier. Ce qui luit caché, il préfère le plus souvent s’en approcher sans personne interposée. Cette autonomie lui est indispensable dans le décodage de son inconscient. Pourtant il n’oublie pas le temps où ses maîtres l’ont éduqué, et en explorateur méditant il s’invite à l’humilité dans sa progression intérieure sur la route dérobée. Le batelier souhaite confronter son rêve à d’autres réalités, et quitte le grand fleuve et la forêt en gardant sur lui la Forme, hère porteur d’un mystère qu’il montre à l’occasion de rencontres. À chaque escale, il sent bientôt que l’endroit est moment de répit plus que de repos, temps d’arrêt plus que lieu de séjour, attente de reprise plus que détente du havre. Il préfère la piste au relâchement des refuges, contre l’avis des casaniers sédentaires qui lui disent qu’elle est poursuite d’un désert d’affection. Une nuit colorée, dormant dans l’île au centre d’une grande cité, en songe visionnaire sa main écrit sur le papier qui reste près de lui : Ton nom est Jval C’est inscrit Jual, avec un « u », ou Jval, avec un « v », un Nom qui ne lui évoque rien, pas plus que la Forme, et il aimerait comprendre qui il est, qui parle en lui, et quand il parle de lui s’il est le même que celui dont il parle.
  • 16. 16 On raconte que les initiés disent connaître leur Nom sacré, et voilà qu’il a le sien ! Est-ce une coquetterie, un mauvais tour que lui joue son inconscient ? Ou une appellation de son bon génie ? Un signe de l’Au-delà ? Par cette désignation brève, qui lui paraît transmettre un message à découvrir, ce phare secret disposé sur son parcours, il a le sentiment qu’une lumière obscure s’extrait de l’ombre tapie, l’ombre de lui-même à laquelle il se confronte par l’exploration de ses rêves. Il devine que pour être libérée la cité de clarté s’assiège de l’intérieur. Et il croit que ce mot Jval ou Jual qui vient de surgir a déjà pu exister dans l'histoire humaine, mais il n'a aucune connaissance des langues anciennes. Pour le vérifier, il va devoir effectuer une longue et inévitable étude linguistique, qu'il remet à plus tard. De l’autre côté du continent il installe sa maison sur un cap, entre désert et océan. Cap Espère, c’est le pays des plages en ruban, du soleil et du vent. Une jolie rade sert de refuge à Port Infini, d’où il part en pirogue à balancier loin des côtes, à la découverte des thons, des dauphins, des espadons, et admire la fécondité de la
  • 17. 17 Nature. Au retour il s’attarde sur la plage des iguanes, et observe leurs étranges ornements, en cet endroit idoine, juste sous l’astre brillant. *** Quelques arbres chancelants abritent des caméléons en tenue d’arlequins, comme celui qui habite la maison du fleuve où est né le songe qui va devenir lancinant comme un refrain. Parfois les embruns effacent les repères familiers. Le chemin en bord de mer se divise en pistes qui serpentent puis se rejoignent, jusqu'à deux lèvres étroites dans le foisonnement végétal de l’escarpement rocheux, s’ouvrant sur une grotte qui sert de refuge aux intrépides. Pour y entrer l’effort est nécessaire, comme pour pénétrer un souvenir oublié. Autrefois on y a trouvé des amphores, ossements, dents, pigments, des empreintes de mains et de pieds ainsi que des colliers, des coquillages bien conservés, des objets utilitaires et foyers. Les gens alentour racontent que ce volume est sans fond et recèle un trésor, mais lui pense que la grotte est le symbole de son propre monde intérieur. La caverne résonne des vastes étendues océanes, que Jual entend mais ne voit pas. La lumière sur les parois de l’entrée est fluctuante, sous l’effet des vagues mouvantes. En cet espace habitable, il médite sur ses passions et leurs contradictions inévitables. Croyant être sûr de ses doutes, il médite dans l’ombre de cette redoute.
  • 18. 18 Tandis qu’il est immergé en ce lieu, parfois la rumeur des cataractes lui tient encore des propos incertains. La crainte renaît de ce passage étroit où le long fleuve gardien des démons marins est terrible : il n’y a pas d’issue en aval, on ne peut qu’en remonter le cours. Il imagine que lutter contre le courant c’est aller vers l’origine, par l’avancée dans des paysages incomparables, denses et variés, familiers ou étrangers, le franchissement de réseaux complexes jusqu’au pays de la lumière pure, et de l’immuable. Il désire être le fleuve aux eaux mordorées, jusqu'à la source limpide de vie, continuelle et véritable. Puis il rentre à la maison du cap, tapie entre deux collines exposées qui font comme des mamelles, et s’y sent bien. Un gecko, doté de super pouvoirs dans l’usage des particules élémentaires lui permettant d’adhérer au plafond pour y chasser les moucherons, vient souvent le visiter sur le lit et parfois le gratifie d’une sorte d’aboiement, d’un cri. L’image de la Forme lui revient, comme celle d’un fossile venu du fond des âges, dont il se sent séparé par une paroi opaque qui le désinforme. Il sent que cette cloison de séparation, ce mur intérieur fait d'un assemblage d'éléments de mémoire, est cet ego qui veut le monopole de la raison, celui qui dit « moi, je », qui le tient à distance, en souffrance, et il voudrait le réduire. ***
  • 19. 19 Jual oublie parfois que le haut a toujours un bas, et l’envers un endroit, comme l’extérieur a un intérieur. C’est alors qu’un long navire est à quai, au grand port voisin. Des diplomates afghans y logent en cabine. Ils sont venus participer à une conférence islamique, et il décide de les approcher. Sur le vaisseau leur accueil est chaleureux et il leur montre la Forme, dans l’espoir d’entendre leur sentiment. Peine perdue, quoique intéressée la délégation de religieux ne répond qu’en gestes de dénégations. Cependant ils lui demandent de patienter car Atal, un éminent montagnard qui les a accompagnés, est encore endormi, et ils voudraient lui demander son avis. L’attente se prolonge. Puis l’inconnu ensommeillé apparaît. Son vêtement est fait de peaux de bêtes, son visage est dissimulé sous un fouillis de barbe épaisse et de sourcils démesurés, une toque de fourrure sommaire lui barre le front. Il tient du berger. Cet individu venu de loin lui évoque l’Ancêtre, celui de qui tout est parti. En le regardant puisque l'homme prend son temps, Jual imagine les intuitions et déductions, les fouilles patientes qu’ont dû effectuer les paléontologues avant d’établir une relation entre le silex taillé en biface et l’homme antédiluvien. Le délégué de la montagne observe ce tracé et s’apprête à rendre le papier. Mais non, le voici qui se lève, met cette Forme face au miroir disposé dans la cabine et fait signe. Alors tous saisissent que de la Forme c’est aussi l’image inversée qu’il fallait regarder. Un des émissaires affirme
  • 20. 20 que cette figure qui se tient dans le miroir suggère dans son langage le mot « Lumières ». Pour les deux autres diplomates, cette Forme dépeint « l’Unique » : Ceci est l’Un, Celui qui précède, et se manifeste en propre à chacun. Jual remercie l’assemblée. Fort de cette haute voltige des diplomates il décide de mettre le cap sur la maison. Envahi d’une joie profonde, il convient que la Forme, comme espéré, n’est ni gribouillis ni brimborion. Porterait-il une énergie, une flamme, un soleil ? L’Unique a- t-il été mis à jour comme on ôte une tunique, comme on enlève les membranes qui constituent l’enveloppe d’un organe ? La Forme serait-elle un trait d’esprit, le signe d’une épreuve initiatique, une expression qui s’affirme, sortie de l’abîme ? Comme une fleur de lotus qui s’ouvre, née de la boue, un aperçu de la Création qui a mis longtemps à bourgeonner ! Atal, aussi éloigné de la pensée de Jual qu’il se pouvait trouver, a apporté un début de signification à cette difficile gestation, lui suggérant que l’Un pour se faire connaître s’est dédoublé, a engendré la dualité. *** Souhaitant obtenir de l’image virtuelle une empreinte réelle, Jual la reproduit. Puis il place avec soin la Forme couchée sur le papier face à son opposée ainsi réalisée, et lui accorde la verticalité.
  • 21. 21 Cependant, les deux points sont autant de lunes qui ne le satisfont point. Par simple glissement, il ne laisse que l’une. La Forme et son partenaire opposé s’abordent comme deux profils qui font face, gage d’un Être unique en genèse. L’image lui semble en balance, un vis-à-vis instable entre l’incréé et le créé, deux presqu’îles qui vont devenir île sous l’effet d’une haute marée. En songe, Jual voit que cette Forme qui gisait dans son inconscient est une « figure à geste d’orant », un humain en attitude de prière, mais il ne comprend pas le sens de cette expression sur le moment. Et devant cette Forme qui demande réflexion, il se représente les deux mains du priant qui seraient jointes, celles d’un être sujet et objet, explorant et implorant, invocation du Parfait. Il s’imprègne de la Forme et commence à voir que le travail à faire est de transformer l’opacité de son ego en un limpide miroir, et que cette ardeur a depuis longtemps débuté, sans qu’il ait pu s’en apercevoir. Et il pressent que la connaissance qui lui est donnée par l’exploration des ténèbres, et celle qui découle de l’effet de miroir, sont deux faces d’un même savoir, celles d’une vision sacrée. Pourtant puisqu’on dit que tout bien portant est un malade qui s’ignore, il craint de subir un trouble identitaire, une forme d'aliénation ou de cécité. Serait-il scindé en moitiés, envahi par la schizophrénie ? Son questionnement se poursuit jusque dans la confusion. Serait-il un malade imaginaire, ou aurait-t-il
  • 22. 22 un imaginaire malade ? Forme de folie pure ou folie de pure forme ? Des questions excessives mais ne faudrait-il pas analyser le symbolisme de ce qui serait une production psychique délirante, et les mécanismes de défense qui l’ont animée ? Il se promet d’être prudent. La Forme et son image inversée sont maintenant posées sur la table, éclairées d’en haut par un faisceau lumineux. « N’inscris pas des notions, regarde vivre nos images » disait dans l’Antiquité le prêtre égyptien. Jual fait davantage glisser la Forme vers son opposée, lentement elles s’approchent. Deux éléments qui, à l’origine, lui paraissent tout à coup être d’un seul ensemble. Un jumeau, et son jumeau-miroir dans un autre monde, ne sachant pas où ils sont localisés mais pourtant liés, et qui aspirent à communiquer. Deux particules complémentaires d’un même Être de lumière qui chercheraient leur signification, leur affinité. La Forme et son image se contiennent, s’envisagent, comme la fin est dans le commencement et le commencement est dans la fin. Tandis que la glissade de la Forme et de son image se poursuit le point se dédouble, une figure féminine apparaît en ses pleines rondeurs, née du vide effacé, qui procède des pôles s’unissant ! Un dicton se rappelle à lui : « Tout homme porte en lui une femme ». Il pense aux religions où la déesse Mère exprime la plénitude de l’Être originel, et la phrase de Shengren, le vieux Maître de Chine lui revient : « Il y avait quelque chose en état
  • 23. 23 de fusion avant la formation du ciel et de la terre. Tranquille ! Ineffable ! La Mère de tout-sous-le-soleil ». Et le sage poursuivait : « L’Esprit de la Vallée ne meurt pas. C’est la Femelle mystérieuse ». Distinguant « Ce-qui-a-nom » et « Ce-qui-est-sans-nom », il ajoutait qu’il faut s'efforcer d'atteindre « le mystère qui est au fond de ce mystère », en dépassant les évidences et les concepts, en oubliant de savoir. Alors la Mère se réalise dans l’extase. Jual observe ce symbole, composé de la Forme et de son opposée, et éprouve l’étrange sentiment que simultanément à cette apparition, son pôle terrestre rejoint son pôle céleste, sa contrepartie supérieure. Il poursuit en douceur l’acheminement de la Forme et de son image, constate que les deux points s’éloignent et voilà que le symbole comparaît maintenant avec panache au masculin : Il vérifie plusieurs fois ce déplacement qui fait coïncider à deux reprises les opposés, jusqu'à accepter l’évidence : de la Forme d’origine sont nés la femme et l'homme ensemble, distincts et fondus, contenant et contenu.
  • 24. 24 Le Couple primordial s’est inscrit dans le monde sensible par l’extrême jonction des moitiés. Jual s’attend à ce que cette jonction soit une invitation mais ce pourrait être aussi une injonction, un mot d'ordre, une leçon. Il préjuge qu’une énergie cachée préside à la destinée humaine, et se transmet en un message à la fois stable et mutable inscrit dans les gènes. En brins de mémoire collective, transmis au cœur des cellules des organismes vivants en évolution depuis des milliards d’années. Une énergie mystérieuse, un feu qui prend, qui accompagnerait l'humain de tous temps, dans ses souffrances et son développement. *** Au sommet d'une des mamelles escaladée parmi les rhododendrons, Jual se rappelle que Morphée était représenté tenant un miroir en main, et reconnu apte à prendre figure humaine. Il contemple un nuage rose venu de la mer, qui se déverse en une averse tiède, promesse de fertilité célébrée par le mariage cosmique du ciel et de la terre. De proche en proche les gouttes d’eau douce éclatent sur la pierre dure, et s’infiltrent dans les fissures, pour devenir eau de roche.
  • 25. 25 Il médite sur les paysans des villages environnants qui pratiquent des rites de pluie, en faisant appel à un sorcier qui fait pleurer la nue en « sortant de la durée », du monde connu. Séchant dans le soleil et le vent il voit qu’il est un errant, de ceux qui ne possèdent rien et espèrent tant, qui aiment affronter le danger et recherchent la paix intérieure dans l’insécurité. Un amant de la Terre, des oasis et des lagons, des cirques de dunes et des lacs de cratère, un adepte du port sans amarres et du lien à l’idéal. Il est ainsi depuis qu’enfant il a vécu les premières déchirures, et guettait en suçant son pouce le retour de sa mère absente, une époque où il s’est installé définitivement dans le provisoire. Un jour, encore trotte-menu, il est allé seul parmi les champs jusqu’au Port aux dames, un lieu charmant au bord de la petite rivière qui coulait près de chez lui. Une demoiselle à l’ombrelle ajourée le regardait en souriant, de l'autre côté de la courte passerelle qui joignait les deux rives de son bois frêle. La beauté resplendissait. Le délicat visage féminin auréolé d’une dentelle blanche lui renvoyait une image incertaine de lui-même, et il n’avait pas osé traverser de peur de briser la glace, comme rompre un miroir fragile tenu dans une main à distance. Elle et lui
  • 26. 26 s’étaient revus, sans se parler, ils n’avaient pas l’attache facile, et pour finir la timidité l’avait emportée. Parfois il rêvait être installé sous la courbe d’un étroit pont fait de racines vivantes, qui joignaient les deux bords d’un ruisseau échappé d’un lac brillant d'ondes croupissantes. Une jeune fille se tenait de l’autre côté de la pièce d’eau, à une haute fenêtre d’une maison éloignée, sous le faîte. L’espace maintenu par le reflet céleste du plan d'eau, ils ne pouvaient échanger leurs regards. Encore enfants, ils vivaient l’un pour l’autre une approche minimaliste, un amour en germe, le désir différé de s’approcher. Plus tard en voyageant autour des océans, il s'aperçut que sa véritable compagne restait l'incomplétude, ce manque d’être qui ne l’avait jamais quitté. Un sentiment de ne pas être assez vivant, trop loin du Principe de vie qui chemine incognito en ce monde, de ne pas se sentir tout à fait Un. Et c’est en sondant le labyrinthe de son inconscient, en s’exposant à sa force éruptive qu’il espérait parvenir à la sagesse, croyant être dans la même situation que l’adepte égyptien qui s’entendait dire « si le ciel ne te met pas en main ses clés et son fil directeur, jamais tu n’en découvriras le plan ». Or voilà que dans son azur, son chez-soi, une lumière s’est manifestée. Sur la Forme tracée en songe, le point était unique. Par la figure du Couple, il se dédouble. L’Un se polarise. Jual entrevoit que l’incursion en son être du point, expression de l’Absolu, a fait jaillir en son for intérieur cette figure. Il concède que Job lui apporte une confirmation dans l’Ancien Testament, lui confirme qu’il a ouvert une porte : « Dieu parle d’une façon et puis d’une autre Sans qu’on prête attention, Par des songes, par des visions nocturnes Alors il parle à l’oreille de l’homme ». ***
  • 27. 27 Et Jual rêve qu’il danse la nuit sur une corde raide en plein ciel, attendu sur la rive d’en face, tandis qu’agitée d’un souffle nostalgique son idylle spirituelle ne tient qu’à un fil. Il se figure que la Forme enfantée est présence d’Esprit, engagement de reconnaissance, comme autrefois un voyageur devait réunir la moitié d’un objet qu’il détenait à l’autre moitié, pour être reconnu à l’entrée d’un domaine réservé et obtenir l’hospitalité. En Grèce, un passant suscitait la prudence et était même parfois perçu comme un ennemi, mais s’il ne manifestait pas d’hostilité, savait rassurer, on l’acceptait alors comme un suppliant. En se séparant l’hôte rompait avec l’étranger une mince plaque de bois, d’ivoire ou de métal, dont chacun gardait une moitié afin qu’ils puissent, ou leurs descendants, renouveler les liens plus tard grâce à ce signe de gratitude, cette mémoire de cœur. La Forme lui ouvre une voie spirituelle. Il se croit présomptueux en envisageant qu’elle puisse être en son centre vital une manifestation de Dieu. Avec son inverse complémentaire elle dessine une conjugaison mystérieuse, une coexistence pacifique des contraires. Un pacte se scelle secrètement en profondeur au détriment de l’ego. Cette source est en lui, homme et femme ensemble. La jonction des opposés de la Forme, cette accolade de son être, provoque une allégresse mêlée d’effroi. Tant de peurs, d’interrogations, de doutes pour une si petite figure ! Jual est soumis à l’épreuve sacrée des amants : savoir reconnaître l’Un, caché parmi les avatars et les phénomènes. Lorsque l’Un parle sans bruit, l’humain embellit. La quête de nouveaux champs d'exploration conduit Jual en Mésopotamie, jusqu’à l’ancêtre Abraham. Envoyé par Dieu à l’aventure, « Abram » est passeur sur le fleuve, il conduit avec sa barque l’humanité sur l’autre rive. Il y a plus de quarante siècles Abram est nommé « AB rimu » : le taureau puissant, symbole d’énergie cosmique, qui « ramu » : aime. Pour les initiés de cette époque, le Père AB fait don, se lance, se met en avant, jette les fondations,
  • 28. 28 investit avec éclat, établit domicile dans la crainte de qui le reçoit. Il est le Premier, l’Unique qui se loge et se révèle à l’intérieur de soi par « les jumeaux ». L'Un, le Caché, l’Être d’amour, encordé dans la matière, qui se présente femelle et mâle confondus ! Y est-il piégé, ou s’y est-il volontairement ligaturé car il a à y faire ? En remontant à Abram, Jual a le sentiment qu’au fond de lui l’Un se délie de ses liens, et que s’y intéresser n’est pas un délit d’initié. Son ami Chris, avec qui il a partagé ribotes et ribaudes, est réticent à le suivre sur cette voie, pour qui un taureau est un taureau, une vache est une vache, pas les deux à la fois, et pour qui un homme n’est pas une femme. Cependant Chris lui conte une légende de sa province où un taureau et une vache se sont pris dans le même collier. Un symbole de l’énergie domptée vers l’accomplissement de l’être humain. Cette étrange histoire rappelle à Jual le mythe de la licorne coréenne Ki-Lin et il veut en savoir plus, mais l’ami lui dit que dans sa région parler de ce secret n’est pas permis. Jual voit en la Forme un dépôt primordial autant qu’un germe d’avenir. Il sent qu’il progresse sur le sentier initiatique de la transformation vers l’Un, un chemin à l’issue indéfinie, et au parcours incertain. Renoncer à ce qu’il croyait être rend possible la réunion de ce qui avait été dispersé. Il se dit : « Ce symbole évoque le Verbe sacré, la Parole recrée. C’est par le sacrifice de ce que je pensais être qu’a surgi Celui qui se tenait à l’intérieur. L’initiation est extinction et renaissance, et le passage s’effectue dans l’ombre ». Chris lui cite les paroles attribuées à Jésus : « Quand vous voyez Celui qui n’a pas été engendré de la femme, adorez-le, c'est votre Père ». Et la Bible, à propos du Père : « Ceux que d’avance Il a discerné, Il les a aussi prédestinés à reproduire l’image de son Fils... qui établit l’Homme nouveau ». ***
  • 29. 29 L’empreinte , la marque éminente survenue en plein sommeil paradoxal suscite l’inquiétude par sa primeur, parfois même hante ses heures de veille. En songe lui apparaît une statue séparée en moitiés et qui voudrait tenir debout vivante. Il met cette empreinte et son image-miroir au fond d’un tiroir, pensant qu’il n’a pas besoin de savoir où il va, tout juste devrait-il se soucier de sa santé, des êtres qui lui sont chers, ou même du temps qu’il fait. Mais le plus souvent, bien que son entourage soit perplexe ou sceptique, il est sensible à la magie de l’image, et veut approfondir l'intrigue du message inconcevable. Il revoit un instant son école maternelle où il recevait des images pour bonne conduite. Maintenant qu’il a retourné son regard vers l’intérieur, son visage l’intrigue, réfléchi par l’éclat du miroir dans une dimension de lumière. Le reflet immédiat dans la glace, qui semblait si fidèle depuis des années, n’était pourtant qu’un moirage dissimulant la réalité profonde de son être, car il ne voyait pas en cette figure son contraire complémentaire mais seulement un cliché de son ego. Esclave il se croyait libéré, tandis que cet ego était piégé dans les filets de son inconscient qu’il avait pourtant contribuer à échafauder. Chaque jour, l’inconscient lui joue des tours. Il associe à son insu des mots qui ont une proximité euphonique. Il fait naître des idées que Jual croit être siennes. Il établit des liens entre les perceptions vécues dans l'instant et d’autres enfouies dans le passé. Jual constate que sa conscience est le jouet de son inconscient. Il doit maintenant accepter que sa personnalité est formée d’éléments conscients, mais aussi inconscients qui s'enchaînent comme bon leur semble. En insistant à se dévisager face à l’image spéculaire, Jual s’était élevé en modestie, jusqu’à cette fois où la glace avait été soudain vide, une brisure spontanée de symétrie, qui suspendait l'attractivité de son opposé immatériel. L’identité avait volé en éclats. Soudain il était transparent. Comme si dans cette rupture, l’image inversée avait recouvré sa liberté.
  • 30. 30 De retour de ce passage à vide, il avait observé le champ du miroir, aux bords biseautés d’où émanaient de fugitives couleurs du spectre visible de la lumière selon la façon dont il se positionnait. Et la figure qui était en récréation était réapparue, modifiée, éprise de gravité : Jual apercevait dans ce monde des images son spirituel visage, fasciné d’une étincelle d’éternité. Tandis qu’il accomplit le grand renversement, Jual retient que la lumière est ce qu’il en voit selon sa disposition. Désireux de partager avec les autres humains l’étrangeté de cette expérience il écrit un poème : FACE À FACE Tu sors de ta cuirasse Si tu mets en place Devant toi une glace Dans un noir espace À son côté une chandelle En reflet sa jumelle Éclaire d'une lumière fidèle Ta citadelle En aucun cas ne cligne des yeux Même si tu pleures d’autant mieux Et plonge dans tes prunelles Ton regard qui étincelle Tu aspires au vertige de l'angoisse Et subis la déception de l'impasse Alors que sagace en ta province C'est Narcisse que tu évinces
  • 31. 31 Soudain l’immortel Apparaît en l’image virtuelle Le miroir scelle Ton rapport à l’immatériel Davantage se révèle Dans ce lien confidentiel Si tu passes dans ce reflet intemporel Et de là regarde ton visage sensoriel Ton être subtil Mire d'en face ton exil Où ni cil ni pupille Ne vacille Par cette volte-face L’ego quitte sa paroisse L'audace En ton centre te rend place Sors de ce face à face Et élis domicile Ni face ni pile Sur le côté de ce biface Hors de ta bastille Mire ton double profil Présent en asile Dans un halo qui scintille Un écran Où se projette en cette onde Du néant Ton image dans le monde
  • 32. 32 Comme dans la Bible Où s’effacent les piles de Babel Tu frôles l’Intangible L'Éternel. *** Jual observe que ce narcissisme était une sorte d'engourdissement, ou même de torpeur, et que le bonheur s’éprouve par le regard neuf qu’il porte sur le monde. Face à la solitude, il aimerait savoir si d’autres ont vécu pareille aventure. En chemin, il aime aller à la rencontre de son envers complémentaire, accepter le symbole unifiant venu du fond de son inconscient, et trouver la paix. Il sait que le soleil dans le ciel ne laisse admirer sa couronne que lorsque la lune vient l'épouser en une union parfaite, éclipsant sa fulgurance pour donner naissance à un bref diamant. En cet instant l’humain admire l’Absolu en ce point brillant. Un soir dans son jardin, l’esprit fantasque, il se repose dans le hamac reliant deux arbres flamboyants. Près de là les oiseaux viennent boire dans la vasque. Et il contemple le petit bois d’une grande beauté, ému par cette aquarelle. Dans l’harmonie des végétaux et des jets d’eau, les arbres semblent réunis en une assemblée de notables. À cette saison les branches ont perdu leurs feuilles et forment des racines qui plongent vers le ciel. Le joli bois paraît avoir la tête en bas et la Nature lui apparaît sous un aspect inattendu, en un tableau abstrait. Il se rappelle qu’autrefois il a été stupéfait par la splendeur d’une toile d’un peintre célèbre, et quoiqu’une admiration universelle soit manifestée à l’endroit de ce tableau, il aimait d’elle autant son envers, où nageait un hippocampe blanc sur fond vert.
  • 33. 33 Un cheval marin, frère de ce minuscule dragon de mer au maquillage mirobolant de feuillage, qu’il trouva un jour au creux de sa main, par un beau hasard, tandis qu’il se baignait dans une crique à Zanzibar. Alors que la double figure est née de la coïncidence des opposés de la Forme, Jual a le sentiment d’accéder à la totalité de sa psyché, de pénétrer son propre mystère. Par la conjonction des opposés complémentaires il découvre le Principe, - Dieu, Un, Réel, Absolu, Être, Esprit, Nature, Conscience, Inconscient, Vivant, Tout, Énergie, Force, Sans Nom et myriade d’autres noms dont on affecte l'Absent -, qui point, qui perce en un vide cardinal, et se dessine ici en masculin et féminin : en Principe de l’humain. Qui réunit dans le carrousel du monde les conditions pour l’émergence d’une vie évoluée, et peut-être d’un destin universel. Il saisit que cette apparition ne peut pas être comprise de façon habituelle, qu’elle n’a pas le statut des événements de ce monde. Parfois il reste contrarié. Non pas que la représentation surgie d’abord sous forme d’une image féminine lui semble hérétique, comme elle fut à d’autres
  • 34. 34 époques en Occident, mais parce qu’errant il avait de lui l’idée ancrée d’un homme viril tel don Juan, maître en compromission, qui ne concorde pas avec cette manifestation surgie des ténèbres d’en bas, où se révèle un héros à mission. Son statut dans la société était lié a ce qu’il percevait être l’expression de sa virilité, l’autorisant à un peu de facilité, parfois même de lâcheté qu’il lui fallait maintenant avec bravoure affronter. Il aurait pu savoir qu’au fond de son inconscient, lorsqu’un élément domine à ce point qu’il culmine, son contraire peut en jaillir par compensation. Or il ne le savait pas, c'est l’expérience de la vie qui l’a conduit à une réalité intemporelle et indéfinissable, effleurée dans le silence lorsque cesse l’agitation des mots. Depuis qu’est apparue cette résurgence, il craint de s’engager dans le puits sans parois de l’insondable. Scruter l’abîme de son ciel intérieur lui donne le vertige, bien qu’il pressente que la Forme le révèle à lui-même face au gouffre sans fond. Un compagnon de voyage, Soufi, lui dit que s’il est saisi d’affres dans sa quête de sérénité, c'est qu'il n'a pas encore bien admis que « cette Forme primordiale témoigne que se tient en lui la Conscience ». Il lui faudrait accepter que cet Autre soit son partenaire de lumière, où « Allah s’atteste Lui- même », « Lui m’aime » : qui l'aime et qu'il aime. Qui luit en lui. La force suprême qui anime l’univers, énergie vitale, réalité éternelle nommée par convenance « Dieu » pour sa brillance, comme le soleil brille dans le ciel. Jual y reconnaît l’Inconnaissable. *** Tandis que sur l’image les pôles se sont rejoints, Jual aperçoit tantôt que le plein s’empare du vide et tantôt que le vide se pare du plein.
  • 35. 35 L’épreuve d’une approche de l’Un lui semblait impossible, elle est maintenant constitutive de son vécu. Il désire explorer cet espace impraticable devenu accessible. Autant la manifestation isolée de cette Forme lui semblait ambiguë, autant elle lui paraît prendre son sens par rapport à l’Un, qui soudain émerge en atténuant sa fulgurance insoutenable. Par cette double figure, l’Immuable prend tournure en un couple d’opposés, ou plutôt doublement opposé : virtuel-actuel et mâle-femelle. Par elle, l’Un ineffable se présente affable, se fait connaître et se reconnaît en son équivalent symbolique, le Couple primordial. Comme il est écrit dans le Coran : Huwa, - Lui, Allah -, est Adam-wa-Hawâ : Adam-et-Eve. L’Ineffable qui se fait humain, Il-Elle ou Elle-Il, qui se raconte en fable, d’où Jual va tirer plus tard une morale. *** Parmi ses lectures il relève ce passage du Banquet de Platon : « En ce temps-là, il existait un genre distinct et qui, pour la Forme comme par le Nom, participait…du mâle comme de la femelle ». Et cet autre : « Alors chaque moitié soupirant après sa moitié la rejoignait, à bras le corps, l’une à l’autre enlacées, convoitant de ne faire qu’un même être ». Et dans l’Évangile : « Lorsque vous ferez de deux Un et ferez l’extérieur comme l’intérieur, et ce qui est en haut comme ce qui est en bas, et lorsque vous ferez le mâle avec la femelle une seule chose, en sorte que l’homme ne soit pas homme et que la femme ne soit pas femme... Alors vous entrerez dans le Royaume ». Et ce passage des Upanishads au sujet de Purusha, l’Être suprême en nous, abordé par la métaphore mystique du troisième œil, le troisième regard, celui de la connaissance de soi : « La Personne dans l’œil droit est Indra le resplendissant
  • 36. 36 et la Personne dans l’œil gauche est son épouse, leur conjonction est dans cet espace qui est à l’intérieur du cœur ». Jual sent que le mystère qui est en lui l’emplit. Parfois dans le jardin délicieux, près de l'ylang-ylang au parfum relaxant, le temps est fluctuant, voire absent. Parmi les amaryllis et les jasmins aux senteurs de paradis, être productif en ne faisant rien est pour Jual une façon de chasser l’ennui. Avoir le temps, c’est s’en défaire. Après une flânerie sur la sente autour du logis, il s’allonge sous la tonnelle où chantent les cigales, et rêve qu’il est un galopin disposant dans son domaine d’un cheval blanc, avec un soleil magnifié tenu d’un fil à sa crinière dorée. Son intention est de monter cet étalon, qui se laisse approcher pour mieux détaler, effrayé de jouer. Il aimerait apprivoiser ce compagnon indocile et en devenir responsable, puis soudain devient lui-même cheval ailé, qui rue à travers ombres et fantômes vers un monde impensable. Lorsqu’elle est apparue la Forme l’a ébranlé, comme une étincelle de lumière vivante qui cherchait une poudrière pour y mettre le feu. Et maintenant qu’il se sent dans le secret, il se demande s'il peut poursuivre dans la voie de recherche de l’unité de son être. Alors il se rassure : il n'y a pas lieu de renoncer à ce projet qui atténue cette impression de séparation qu’il a toujours confusément éprouvé. Une peine qu’il croit principalement due à l’inévitable étirement du lien avec sa mère lorsqu’il était enfant, une première blessure de l’existence où il a puisé une vitalité. Une souffrance qu’il a surmontée pour être moins vulnérable. Et devant un tel symbole apparu en soi, on ne peut être timoré, on n’a pas le choix. Dans cette relation avec ce quelqu'un qui n'était personne récemment, cet inverse immiscé dans son moi alarmé, auquel il est encore peu accoutumé, il lui semble qu’il s’estime davantage. Malgré ce sentiment d’ingérence, ses yeux trouvent mieux son regard : là où d'autres auraient pu craindre une œillade du Diable, il aperçoit la Nature de son être, comme le graveur fait l'incision qui rendra sensible la beauté, ou le
  • 37. 37 sculpteur donne forme par l’alliance de la pierre taillée et du vide délimité. Il découvre la Personne spirituelle où homme et femme sont unis. Adhérer à la beauté, c’est s’affiner, être spirituel, en affinité avec elle. Cette situation paradoxale n’est pas vécue dans tous les contextes de la vie quotidienne et profane, mais il lui paraît important de faire le vide en lui pour vivre dans la plénitude un instant, s’y ressourcer et, par le renversement des valeurs, se transformer. Faire silence lui semble passer par l’acceptation de ses contradictions et la joie de s’aimer. La condition est qu'il pactise avec la part obscure de son inconscient qui résiste, où naissent esprits et démons, oiseaux de feu et dragons. C’est dans la transfusion entre conscient et inconscient que se fera le don de sa personne. Il découvre que ce qu’il n’aimait pas dans le comportement des autres est ce qu’il détestait en lui, sans savoir qu’il éprouvait cette répulsion. La mise à jour en son centre spirituel de ce symbole qui unifie les contraires, a dégagé une très grande vitalité, délivré une parcelle de l’énergie universelle, de lumière captive dans le corps-matière. Comme lorsque le soleil parvenu au zénith engendre une luisance vivifiante au fond du puits sans limite, réputé insondable à moins peut-être d’y attendre longtemps le bruit soudain d’une pierre en fin de chute, qui frappe l’abîme. Jual sent en son cœur l'impulsion d'un volcan d’apparence paisible et pourtant impatient. Il a observé que c’est lorsqu’il avance vers ce centre spirituel que les autres voient en lui un excentrique. Il est vrai que dans la contemplation c’est au plus près de lui qu’il se sent proche des extrêmes réunis. Depuis qu’il a rencontré en son centre cette Forme, cette substance première, cette monade, il se passionne davantage pour les nomades, et se reconnaît en ces adeptes de l’avancée vers un horizon qui semble les attendre, sans jamais se laisser atteindre. Il se documente sur Siddhârta et son voyage initiatique, qui devient Bouddha, l’Éveillé.
  • 38. 38 Il voudrait mieux entrer dans la crypte de son cœur, cet espace imperceptible ou un pas de plus est possible vers l'Être paradoxal de compassion impassible, qui est calme dans le tourment et délivre de la souffrance par le don. *** Jual explore les pistes qui pourraient l’aider à s’approcher de la perfection. Les Touaregs des sables et des ergs, les Esquimaux de l’archipel glacé, les Pygmées des forêts de Centrafrique, les Tziganes des Balkans, les Tsatan de Mongolie, les Moken de Birmanie, les Juifs errants et autres passagers de la Terre reçoivent sa visite. Il partage leurs coutumes, puis revient à la maison et revoit ces moments où, vivant en nomade aux limites de ses frontières intérieures, il a agrandi son champ de conscience. Les temps ont changé depuis son adolescence, où fréquemment devant chez lui venaient gîter dans un pré pour quelques jours des Gitans. On ne leur parlait pas vraiment, on disait qu’ils n’étaient pas des nôtres, ou pas causants. Chris, son ami champêtre, interprète ces déplacements répétés comme des évitements, mais lui sent que son amour des voyages, de l’inconnu, de la mer et du désert, sont en
  • 39. 39 rapport avec la discrétion graduelle de son ego, et son effacement progressif. S’en aller, dépasser la bordure invisible des horizons, du naturel au surnaturel, et de l’humain au divin. Tracer la route déroutante du Soi, en quête du non-être en lui, du néant qui y surgit. Interroger ce qu’il est au-delà de la souffrance qui l'agasse et de l’ennui qui le lasse. Explorer pour se connaître, découvrir la solitude vécue en pays de vastitude. Combiner le chemin matériel et l’itinéraire spirituel. Renoncer à l’avidité en faisant le vide, le nec plus ultra, car il sait qu’il va mourir. Toujours en situation, homme des passions vaines, il entretient une nécessaire distance sociale, va à l’encontre des valeurs collectives, même si cela amène des rubans de rêves friables et de cauchemars inéluctables où il pâtit d’être parfois abandonné de ses proches, rejeté par la communauté. Cet isolement voulu lui vaut quelques soucis de la part de ceux qui y voient une silencieuse vanité. Depuis qu’il affronte ses fugues, il apprécie la Forme comme un sésame, et toute aventure vécue devient une escapade spirituelle. Il se rend à l'Assekrem, sommet du Hoggar, où vécut autrefois le père Foucault. Là il s'installe un moment, y manque de tout, pense que depuis cette apogée il accédera mieux au fond de son inconscient.
  • 40. 40 Il poursuit sa route vers le massif de l’Aïr. C’est Pâques au Sahara, seul loin du brouhaha ses pas soulèvent dans le sable et le vent d’éphémères figures, ondulations, gouttes de lumière, effilures. Alors qu’ailleurs c’est la cohue de la fête, le souvenir lui revient de son amie chinoise Hutu, prompte à se dire terre à terre et à l’estimer trop ciel à ciel. Il lui avait alors suggéré qu’au ras des pâquerettes il est difficile d’apercevoir l’horizon, d’avoir une belle hauteur de vue qui fasse oublier l’abattement. Tandis qu’il observe ses traces de pas sur la fine crête du cirque de dunes de Temet, - un nom en miroir pour un cercle parfait au bord des étendues sableuses du désert du Ténéré -, il se penche sur son passé. Mais en cet océan jaune safran la crainte de perdre équilibre l’envahit, la peur de couler dans un cruel trou de mémoire, telle une fourmi sombrant dans un creux en entonnoir. Parmi ces vagues de dunes et ces cascades de sable, il évacue ce troublant trou noir et songe à la visite qu’il a faite dans la journée aux champs de bois pétrifiés. Soudain la pleine lune se lève au couchant ! C’est au tour de l’astre blanc d’inonder de lumière la dune, semant parmi ses grains des rivières de diamants. Le soleil et la lune sont posés sur l’horizon, diamétralement opposés, et il se sent contemplant et contemplé, enfant engendré dans le silence. Il médite sur le Couple primordial, bisexuel révélé, l’Humain intégral dévoilé. Alors lui revient à l’esprit ce rêve du fétiche glissé sous la porte, puis il suspend sa pensée, se libère de tout effort conceptuel, des idées de dualité, de néant, d’éternité. Enfin retrouvant le temps long, il va de la dune vers l’oasis, qui forme dans la mer de sable une île d’eau résiduelle. ***
  • 41. 41 Le retour à la maison est signal de repos. Il parcourt les sentiers du jardin aux odeurs de figuier et de thym, et s’installe près d’une fontaine au jet gracile, sous l’arbre centenaire qui autrefois faisait de l'ombre aux lavandières. En ces moments de chuchotis, murmures et gloussements, tintements et friselis, il croit être près de la source de jouvence au pied de l’Arbre de vie. Et tandis que la fontaine guérisseuse fait pleurer le bassin, lorsque le soir étire les ombres il a le sentiment de ne pas vieillir hautain. Lorsque Jual retourne à la Forme et à sa symbolique, il est assailli de questions, repris par sa pensée analytique, une inquisition qui l’empêche de voir qu’il ne s’agit pas de tout expliquer, mais de saisir que cette Forme instructive, ce symbole qui a fleuri dans l’univers des émotions oniriques émerge du monde archaïque. Sa pensée cherche trop une structure compréhensible, pas assez la vérité dans les symboles, bien qu’il se doute que la simplicité de la vie échappe souvent à la réflexion. Il se demande quelles conditions ont favorisé en cet instant paradoxal, d’activité dans la passivité, l’apparition d’une telle figure illuminatrice. C’est qu’il défait la construction de son ego. Il admet que cet ego a longtemps équilibré les différentes forces de son psychisme : ses pulsions profondes, sa morale, ses perceptions de la réalité du monde. Une édification opérée le plus souvent à son insu durant l’éducation reçue, où il s’était affirmé en se berçant d’illusions, et qui l’avait mené à la réussite sociale, mais aussi à se mentir, et parfois au plaisir de déplaire. Or maintenant il pressent que ce moteur d’une ambition qui lui a servi dans son ascension sociale durant la première moitié de sa vie le prive de son humanité. Et il se dit « la coupe est pleine, plus tu possèdes, plus tu es possédé ». Il convient qu’agir par la pratique des paradoxes, c’est détruire pour construire, ôter pour mettre, et que la réalité puisse naître. La vacuité du cœur libéré des soucis mondains ouvre au mystère du vivant, à la plénitude de l’humain.
  • 42. 42 Cette déstructuration s’effectue par un questionnement répété vers l’humilité, passant par le jeu de « qui suis-je », juste jouer pour jouer juste dans sa recherche d’identité durant les voyages, et l’analyse des rêves. Relâcher ce qui a été emprunté, désapprendre pour appréhender autrement. Le défi est lié à toute entreprise de déconstruction constructive, qui fait sauter les verrous et le mène il ne sait où. Jual se défait des perceptions erronées et se console des blessures de l'amour. Il est en rupture avec les interdits, distingue ce qu’on lui a dit qu’il est, et ce qu’il devient. Il efface les agrégats instables de représentations auxquelles par habitude il se confond. Une destruction créatrice où il s’invente sans programme défini. Cependant il ne se libère pas entièrement de ce qu’il démystifie. Parfois il subit l’indistinction des réalités qui le fuient, et se sent absorbé dans les méandres de son inconscient, englouti. Pour arriver à la simplicité du regard, il fait retour sur son passé jusqu’à la période des joyeuses promenades narcissiques de son enfance où se structurait sa personnalité, quand il se racontait l’histoire de « miroir, mon beau miroir ». Alors il saisit qu’un arpent de vérité se tient dans ce dédale d'illusions, comme un espace bleu de courbes de lumière qui se terrent dans une baie de mer noyée d’obscurité.
  • 43. 43 La vérité habite aussi les fantasmes et les mirages, dans les phénomènes de réfraction, lorsqu'est passée la stupeur qu’ils ont provoquée. Et il voit dans ce démantèlement un art de faire éclore sa pensée, une libération de l’asservissement, une volonté d'élévation qui a abouti à l’irruption de la Forme et du Nom, deux exhibitions de l’Informe, de l’Innommable. *** L’Éternel noué dans la matière, sans forme ni mode, en gestation depuis des millions d’années au cours de l’évolution des espèces vers la complexité, il l’a appréhendé par la réunion de l’endroit et de l’envers, en une figure imaginaire. Jual est à la recherche de la clé qui a permis d’accéder à cette vision pure. La Forme symbolique lui paraît être un témoignage singulier de l’élan vital qui se diversifie dans le cosmos. Cette figure contradictoire exprimant l’unité du genre humain pourrait avoir traversé la préhistoire. Un parent de ce modèle élémentaire de représentation aurait été transmis au cours de l’évolution humaine ? Résidait- il déjà dans le bagage génétique de l’homo erectus, de l’homo habilis, ou même dans celui de l'anthropoïde Lucy ? Il se sent familier de ceux qui dans le passé, alliant le symbole à l’émotion, se représentaient leurs semblables en repérant leurs empreintes laissées au sol, comme aujourd’hui les généticiens lisent l’ADN et ses paramètres, pour y reconnaître celui de nos premiers ancêtres. Quoique tous différents nous avons à l’origine les mêmes parents. Par la confession de ses masques, il soupçonne avoir extrait de sa mine la Forme primordiale, la plus intime disposition personnelle mentale, qui à la fois révèle l'Éternel et tamise sa brillance insoutenable. L’image ne s’est d’abord montrée qu'à moitié, temporairement divisée, comme un reflet en trêve dans la
  • 44. 44 vague de fond de ses rêves. En l’observant, il ne lui déplaît pas de croire que ce Couple, avec sa structure verticale d'aspect totémique, pourrait représenter un animal ou un être mythique, ancêtre d’un clan auquel il aurait appartenu après un étrange baptême. *** Parfois il est saisi de doutes. Ce symbole serait-il le produit d’une psychose altérant son discernement ? A-t-il en une divagation tracé cette Forme pour lui conférer une transcendance, échapper à l’ego, à l’absurdité de son existence ? S'est-il simplement révolté pour n'avoir pas trouvé de réponses aux questions qu'il se pose sur sa présence en ce monde ? A-t-il été tenté de se rassurer par une hallucination psychique ? En provoquant la fusion des moitiés de l’énigme, - le Couple primordial -, et en théâtralisant cette apparition, a-t- il idéalisé la figure parentale pour mieux proclamer par contre coup son identité de rebelle ? Ou de la figure entière son inconscient a-t-il opéré la coupure, pour ne présenter que la demie, et le défier de reconnaître la moitié complémentaire de l’épure ? Il n’y a là peut-être qu’un montage à partir d’un tracé quelconque : il n’aurait fait qu’utiliser l’effet de miroir, la forme obtenue étant humanisée par assimilation au corps humain. Un moment il pense au test de personnalité qu’on utilise en psychologie clinique, formé de figures symétriques. Au lieu de la suprême Vérité prenant silhouette dans ce songe tracé, ce ne serait qu’une duperie d’apparences construites. Plutôt qu’une illumination ce serait un aveuglement, un miroir aux alouettes qui se voudrait rassurant. Mais non, se dit Jual, tandis que la Forme lui évoque le patron, ce modèle préalablement découpé par son couturier dans une feuille de carton, à partir duquel en suivant son contour il taille l’étoffe. Il préfère continuer de croire que ce modelé de lumière cache l’Essentiel, qu’il est une
  • 45. 45 manifestation de la force vitale universelle. Et il se sent en harmonie avec ce songe visionnaire d’où tout est parti. Extasié de cet éclat d’éternité qui a jailli en une écriture sacrée. La force cosmique s’est présentée par la Forme, une figure singulière de l’intrigue structurant la psyché humaine. Elle s’est manifestée, déjà céans ou émanant d'au-delà, comme une petite musique d'arrière-pensée retenue secrète, qui tout à coup se laisse entrevoir. Elle est apparue en une possibilité d’être connue, une conjecture nécessitant de s'interroger sur sa probabilité, une occurence que Jual aurait pu par ignorance être tenté de nommer « hasard » ou « aléa ». Mais non, il a saisi en cette Forme palpable l’Inapparent qui s’est découvert, le Caché qui l’a frappé. Il a pris sur le fait Celui qui s’est désigné à son attention. Une vision qui a surgi au firmament intérieur, comme ces comètes fuyantes qui révèlent les archives du système solaire et dont on dit qu’elles auraient apporté sur terre les molécules utiles à l’apparition de la vie. Jual est le vagabond de son espace. En contemplation, la Forme lui donne la sensation de ne pas être compatible avec son système habituel de représentation, d’être hors du temps, domiciliée ici et ailleurs. Un dessein venu de l’infini qui prendrait nécessairement une forme pour devenir accessible, comme s’il y avait entre l’Éternel et notre monde familier sensible un inter-monde où les signes purs s’habilleraient de lumière pour être mieux aperçus. *** ***
  • 46. 46 Revenu à cap Espère, il plonge du haut d’un rocher en mer, en souvenir de ses plus lointains ancêtres qui étaient aquatiques, jusque vers le corail caché où s’allient le minéral le végétal et l’animal depuis tant de millénaires. Il nage d’une branche à l’autre de l’arbre des eaux, pénètre dans les failles de la vivante muraille, puis remonte en surface et se laisse aller au creux de l’énergie d’une vague. Parfois en se jetant dans les flots il imagine qu’une escorte de dauphins l’accompagnera vers les fonds marins. Ou sa pensée chemine vers la déesse Aphrodite, née de l’écume de l’océan, déesse de la germination, de l’amour et de la beauté, s’unissant à Hermès, messager des dieux, pour donner naissance à Hermaphrodite. Depuis qu’au mystère il se destine, une analogie s’est établie entre ces plongées sous-marines et ses rêveries clandestines, entre le corail branchu et le feuillu des songes. Sous pression alors que naît la nuit, Jual qui baigne dans l’incertitude et la hantise fait un cauchemar, où il se voit dans un corps flasque, et craint que quelqu’un n’ait nui. Médusé il a envie de se requinquer, de retrouver courage et entrain dans sa quête de sagesse, craignant sur fond de culpabilité résiduelle de ne pas y arriver, de s’attarder dans une stagnation vaniteuse, plutôt que de méditer sur ce qui l’habite, la conjonction mystérieuse. Voilà qu’il préfère quitter cette mauvaise voie, et revenir à la Forme initiale, pour être en confidence avec Celui qui s’y voila : Et il s’accorde confiance pour avoir effectué un travail libérateur d’où a surgi cette manifestation, comme au creux d’une géode la beauté serait en attente dans une strate géologique oubliée, qui mise à jour transformerait la vie du chercheur qui la découvre.
  • 47. 47 La Forme, lui semble d’une pureté totale, relique ou icône parfaite. Elle met de la joie dans la douleur. Quoiqu’elle soit bienvenue, il ne l’idolâtre pas car la vertu est parfois le vitriol de l’âme. Et il ne veut pas s’en emparer, pour ne pas s’y complaire. Simplement il aime ce qu’elle évoque et désire comprendre pourquoi l’Absolu se manifeste ainsi dans notre monde relatif et se sonde en cette figure qui l’atteste. Parfois la déception l’emporte lorsqu’il désire expliquer ce qui est arrivé. Il renonce à le nommer, et préfère le fredonner ou le dessiner. C’est qu’il n’a pas assez d’éléments pour interpréter, pour mieux relier le visible et le caché. Et faut-il toujours déchiffrer, au risque de tronquer le Réel au travers du prisme de l’ego ? Il se doute qu’il se pose des questions là où il a des réponses qu’il ne veut pas entendre, et se dit « pour cette fois j’en termine, plus rien je n’examine ». Une nuit, son sommeil est léger comme celui d’un dormeur éveillé. Pourtant il rêve qu’il rencontre une femme dans la forêt, sur le chemin cahoteux de l’ermitage. Elle paraît sans âge et lui dit avoir vécu autrefois une expérience similaire. Face à cette situation hermétique, inexplicable, elle avait d'abord éprouvé une frénésie de culpabilité, pour saisir ensuite que cette extase était claire conscience, regard simple, innocence. Souhaitant le secourir alors qu’il s'enquiert de sa route, elle se montre avisée, lui montre qu'il n'y a ni faute ni dommage, et lui conseille de lâcher prise pour être là où ça pense sans réfléchir. C’est par l’acceptation d’un autre mode de vécu qu’il atteindra la Connaissance, où toute chose est liée aux autres pour exister. *** Jual va consulter un devin nommé Jodo, qui fait de son mieux pour aider les humains avec les tarots. Il y a beaucoup de monde autour de lui pour assister à la séance. Voyant la Forme, Jodo lui dit :
  • 48. 48 « C’est un message qui t’est adressé par ton inconscient, mais veux-tu le recevoir ? À cette hauteur tu devrais le voir, tu t’approches de l'Éternel. Contemple cette image : et regarde les textes sacrés. Dans le Coran, il est écrit que tout le Coran rentre dans la première sourate, la première sourate dans la première phrase, la première phrase dans le premier mot, le premier mot dans la première lettre et la première lettre dans le point. » « Á partir du point que tu vois sur cette figure, la Forme a pris tournure. Tu reçois l’énergie divine par ce point de toute action. L’inconscient t’a fait un cadeau par ce symbole constituant. Accepte-toi, écoute ton cœur et développe ton attention à te centrer. Aime-toi et tu seras aimé. Cette apparition qui t’est singulière, c’est la nef pour arriver à la Personne qui n’appartient à personne et qui est destinée à tous. » « Pour ton initiation ce sera long, mais tu seras étonné lorsque tu seras plus âgé, de ce que tu pourras réaliser. Souviens-toi qu’il n’y a pas de mot à hauteur de ce signe, il n’y a rien de plus direct, c'est la vision la plus élevée. Une pensée formulée par des mots contient leurs limites alors que le Sans Nom échappe à toute tentative de définition par des phrases, il ne tient pas même en ces termes « Dieu » ou « Allah ». Maintenant arrête les mots, et ce symbole, réalise-le ». De retour à la chambre de la maison du fleuve immense, Jual s’entend dire « ton ego fait encore écran, un obstacle qui protège en cachant ». La sentence « tu t’approches de l'Éternel » l'a frappé mais il n’accepte encore ni seigneur ni serviteur. En ne résistant plus il craint d’être vaincu, et souhaite en apprendre davantage sur la voie des progressions qui mènent à la véritable initiation. Cette naissance spirituelle dont Jodo lui fait part a-t-elle un
  • 49. 49 rapport avec ce que lui a dit Nahei la danseuse du lagon, et à quoi il n’a guère prêté attention, que la Forme est un secret dans une pierre ardente, une gemme ? Maintenant il se souvient qu’elle lui a demandé d'activer la recherche de cet objet, ajoutant que ce serait une entreprise périlleuse. Il se rappelle la Bible où il est dit que les humains étaient des « pierres vivantes », avant de construire la tour de Babel et de privilégier la célébrité par orgueil, plutôt que de réaliser l’Être intérieur. Déjà les légendes de Sumer contenaient des récits de cette futile avidité, ces convoitises déplacées, ces sollicitudes exagérées. Et il lui revient la parole de saint Jean, à propos de l'Esprit : « Le monde est incapable de le recevoir, parce qu’il ne le voit pas et ne le connaît pas. Mais vous, vous le connaissez parce qu’il est en vous ». Alors Jual qui porte la Forme, symbole fragile et inaltérable soutient l’Insoutenable qui le prend en charge. Va-t-il poursuivre l’épreuve de vérité dans l’adversité ? *** La Forme est maintenant pour Jual un vaisseau plus porteur que les mots, elle est la nef qui mène à l’Ineffable. Étrécie pour franchir le défilé elle n'en est que davantage un appel du grand large, et il part bourlinguer sur l’océan, comme une haute voile au vent. Aller au large, c’est se libérer d’un rivage, trouver une mer qui supporte sa solitude. Sur sa pirogue à balanciers il entrevoit que sa dernière heure est arrivée car ce soir-là, comme en un déluge de passions enflammées, la tempête fait rage. C’est une pénible circonstance où par moments le fantasme prend le pas sur le réel, et le cœur chavire.
  • 50. 50 En la construisant il a baptisé l’embarcation Galet Souriant, il pourrait la renommer Galère Grimaçante. Des éclairs en pointillés naissent d’atomes brièvement déchirés, le ciel se perle de grêle. La houle le ballotte en une danse macabre au rythme du tonnerre, parmi des flashs de foudre en boule. Dans ce mauvais temps Jual se chuchote à lui-même pour être certain que quelqu’un l’entend. Ou en trompe-la-mort il chante à tue-tête. Insoumis il invoque le dieu du Mal égyptien, qui attaque chaque soir et matin la barque solaire pour la faire échouer et interrompre le processus de création. Partagé entre espoir et agonie en ce périple marin, il craint de se faire dévorer par un squale, un vorace chagrin. Dans ces montagnes liquides il tente de manœuvrer pour ne pas être emporté par une lame. De jouer le jeu, car n’est-ce pas la marotte d’un ouragan d’être extravagant ? Il divague, s’invente un acolyte, et lui confie les avantages d’une accalmie, qui permettrait de parler sans crier. En même temps il voudrait tirer bénéfice des vents tourbillonnants, rester calme dans la tumulte, après tout c’est dans l’œil du cyclone qu’on accède le mieux au mystère des abysses. Parti pour la plus belle des aventures voilà qu’il fait la pire des expériences. Pourtant ce qui devait être une belle errance n’est pas décevante, elle est exaltante et, croit-il, même la frayeur se fatigue. Les éléments se déchaînent, les événements s’enchaînent, il lui faut manier sa barque en contrôlant des flots d’adrénaline. Enfin l’échec est réussite lorsque fuyant les éclairs le bateau s'approche de la lumière d'un modeste phare, signe de terre, il est sauvé ! Mais non, Jual ne voit que le fanal sur la balise qui dérive sur un fond d'horizon... Alors ce ne serait pas un phare ? Ah, mais si ! Effet d'illusion ! Ce n'est pas le sémaphore qui se déplace, c'est bien sa faible galiote qui est drossée par le vent. Enfin il accoste sur une île coralline, nettement séparée en deux moitiés par une colline. Sur sa crête, Jual improvise une hutte éphémère de feuillages pour entreprendre le grand déplacement. Assis sur l’écorce de la planète bleue, qui le
  • 51. 51 protège de son magma de feu, il se sent vivre au calme sur cette Terre qui tourne sur elle-même, entraînée à une vitesse vertigineuse autour du soleil et dans le mouvement des galaxies. Pour lui qui rêve de pactiser avec le souffle, quelle quiétude, juste un filet d’air, comme si avait cessé la rotation de la Terre ! Il songe au prophète Élie, qui évoque un typhon, puis un tremblement de terre, et un feu, sans que l'Éternel s'y manifeste, suivis d’une brise légère… et l'Éternel paraît. D’un côté de l’île les pluies abondent, les cascades indomptées se répondent et la nature foisonne. Les paysans aidés par l’eau de là terrassent la terre et récoltent en rizières, ces miroirs colorés. En bord de mer, dans les bas-fonds et sur les premières pentes, se mêlent les gerbes des bananiers, les fuseaux des filaos, et les éventails des arbres du voyageur nommés ainsi car la pluie conservée à la base de leurs feuilles permet au passant de se désaltérer. Plus haut, les teks et les kapokiers ponctuent la forêt dense étagée. Au sommet, où l’air est frais dominent les résineux et les bouleaux, sur les créneaux près des cieux. De l’autre côté de la crête le paysage vacille. La terre est abandonnée de l’odeur de la pluie. Le sol est désséché, laisse voir à perte de vue un versant de roche-mère blanche et nue. Face à ces moitiés contrastées Jual pense qu’il y a dans le
  • 52. 52 temps et l’espace un ordre primaire qui les dépasse, un soleil éblouissant au cœur du vivant. En ses faces de vie épanouie et de terre altérée, l’île est une perle posée sur l’immensité azur. Elle est peu habitée. D’une vallée, une cloche vibrante emplit l’étendue de sa volée, et va s’éteignant jusqu’à se fondre. Jual s’exerce à être conscience du monde. En l’instant il est le son, et la lumière, il est l’île, et l’immensité, puis ne tente plus de s’identifier : point d’île, en état de conscience sans objet, à un soupçon de la Vérité indéchiffrable. *** Le carillonneur du hameau lui montre la cloche d’airain qu’il vient de façonner, posée sur un lit de crin. Elle a été conçue par temps clair pour avoir un son pur, et avec une épaisseur mince pour sonner grave, juste à une de ces fréquences où les cieux sont le plus sensibles aux octaves. C’est qu’elle a vocation à officier en haut d’un mont, y remplacer une vieille cloche brunie portant une inscription, des mots indécis tant elle a servi. Une cloche sans allant qui a perdu son battant dans la mousson des nuages blancs, qui peut-être encore murmure par grand vent. Une cloche fatiguée de porter sa corolle flétrie sous le soleil, le gel et la pluie.
  • 53. 53 Puis sans façon le faiseur de carillons le conduit à une rivière qui franchit en cascades les trois marches d’une haute façade. La première chute précipite ses eaux par saccades, vers un chaudron glacé d’où la brume s’échappe d’un grondement. Elle est parfois visitée par les insulaires, et rarement par les gens venus du continent. Jual s’engage sous la chute basse par un sentier détrempé, couvert d’algues luisantes et frémissantes, qui le mène plus haut jusqu'à un modeste balcon inondé de soleil et une vue qui s’étend sur la vallée. La seconde chute est moins haute que celle d’en bas. On peut y parvenir en traversant des torrents tumultueux sur des ponts de cordages et de bois tortueux. Seuls quelques moines d’un temple œcuménique, en quête joyeuse d’eau célestielle, font pèlerinage et se mouillent les pieds en cette limpide cascatelle, puis s’en retournent dignes, cultiver leur ego rapetissé sur un hectare de vigne, qui leur donne des vins grenat et indigo, un nectar. La pauvreté des sols y cause leur richesse. Le sentier est périlleux et Jual s’y aventure. Pour finir, c’est la cascade la plus élevée qu’il voudrait explorer. Le bruit court qu’elle est exemplaire, une eau cristalline cachée dans l’ombre glaciale des cimes et la lumière intense du ciel. Une splendeur au voile majestueux, d’un accès risqué, d’une beauté insoupçonnée et inépuisable. Mais à dire vrai, personne ne sait où elle est. Pour lui, c’est maintenant un défi de monter vers la chute. Il est assis au bord de l’eau dans une prairie, et observe l’à-pic redoutable qui se dresse en face. La pente semble impénétrable mais à force d’attention il trace mentalement un itinéraire qui pourra peut-être le conduire jusqu'à une brèche, et le hisser sur le haut palier, où devrait se révéler la source pure de la cascade convoitée. Il s’élève vers la brisure en se frayant un passage sur un tapis d’ancienne ramure, s’accrochant aux branches et aux tiges moisies. La pente est si abrupte qu’il se demande
  • 54. 54 pourquoi il est tant attiré par cette cible incertaine ou même inaccessible, et s’il parviendra à redescendre. En grimpant la falaise il est pris de malaise, saisi de vertiges, craignant les venins des scolopendres et des arachnides, les plantes teigneuses, volubiles et épineuses qui vivent dans ce monde de vestiges. Dans une trouée de lumière bienveillante il prend ombrage d'un cytise, constate que la difficile montée l’a conduit à répugner autant de convoitise. Un oranger sauvage qui produit des fruits acides et un citronnier aux citrons parfumés l’aident à rester lucide. Le tapis moussu dissimule des sangsues. Il se désaltère et s’aère, puis reprend son ascension, évitant les longues chevelures de lichens livides qui tombent des branches, et frôlant les gouttelettes d’eau qui perlent des feuilles ensoleillées. Dans le panache haut en couleur mauve d’un jacaranda, une tribu d’ibis blancs flottent nasillards au vent. Jual fait de l’arbre à plumes son fétiche, peut-être rendra-t-il favorable son élévation, puis il poursuit sa progression parmi les frangipaniers et les albizias. Le sentier semble ne pas avoir de fin, jusqu'à la brèche d’où il n’aperçoit rien, entouré de buissons, pas de cascade ni même d’horizon. D’un souriant regret né de ce non-progrès, il renonce sans trop d’amertume au rocher escarpé d’où coulent les eaux vives espérées, et parvient sur une herbette fleurie,
  • 55. 55 sous un feuillage qui fait abri. Là, l’herbe tendre de cet espace restreint l’invite à s’étendre. Le souffle retrouvé, il est partagé en ce lieu temporaire entre l'acceptation d'une mort promise et l’affirmation de la présence en son centre vital de l'Éternel. Ses pensées vagabondent d’un passé revenant à un futur obscur où sa quête ne serait pas achevée. Son avenir serait-il passé ? D’habitude le futur est ouvert jusqu’à ce qu’il devienne présent, le présent est porteur d’avenir,. Le passé semble figé et l’avenir s’imagine par le rappel du passé. Jual pressent que passé, présent et avenir n’existent que par soi-même dans cette vie de bohème. Il s’aperçoit que le temps n’est accessible que par des images qui s’évadent alors même qu’il les capte. Un moment envahi par ce qui devient et ce qui fut, la crainte le saisit que dans les épreuves de ses voyages ne lui soit pas enseignée la Vérité cachée sous le rocher. Pour autant, il n’oublie pas que lorsqu’il revenait de cultiver dans les champs flottants, tandis qu’il glissait en harmonie sur le fleuve abondant, il n’y avait plus de passé, ni de connu. Sur l'eau il n’était plus témoin de son flux. L’étendue n’avait plus d’écoulement. Jual joue à inventer des temps simultanés, son plaisir est dans le momentané, l’illusion, la bribe, la lueur, la goutte, le soupçon, et sa joie est dans l’extase hors du temps. Puis retournant depuis la déchirure de l’arche, il oublie la chute paradisiaque et glisse sur les feuilles mortes qui cèdent en plaques, et vers le bas l’emportent. *** Des demeures que Jual préfère, il y a celles qui ont jardin sur mer. Un jour une îlienne de toujours l’invite où elle habite, à ciel ouvert au sommet d’une tour. Parmi les volubilis qui sans fin fleurissent, il progresse autour d'un vide intérieur par un escalier à double hélice. En haut, l’accès est réservé. On signale son arrivée par le tintement d’un grelot discret, déclenché par le franchissement
  • 56. 56 d’un pinceau de lumière fluet. La femme alors souhaite la bienvenue et s’efface sur une belle étendue, un chez-soi plein ciel où l’on se croirait dans un monastère de courants d’air, un couvent ouvert à tous les vents. En cette béante closerie où souffle l'Esprit les moineaux font leurs nids, c’est une demeure vibrante de gazouillis. La haute bâtisse à colonnes est située au bout d’un cordon, entre la lagune paisible et la mer scintillante. De cette esplanade, le monde des dunes côtières est masqué par de petits palmiers et des baobabs nains, qui baignent dans la clarté du soleil, et composent cet éden aérien. Sur cette estrade son imagination gambade, il fait avec un tour de la poterie, s’y atteste jusqu’à en être étourdi. Modelant la matière il libère l’Esprit qui y est empêtré, et qui prend aspect. Jouant aux anagrammes il se dit que l’Esprit évolue dans les pots pétris. Puis il écrit des poèmes où s’exprime sans détours ce pétrin métaphysique, cisèle les vers pour être lapidaire, lacère le réel. Et il aspire à ce que la poésie révèle son désir, comme la Nature par des sentiers de création témoigne d’une intention. Enfin il évacue ces tourments, passe le temps. L’hôtesse ne s’est guère chargée de l’entretien du petit jardin, de la juste répartition des couleurs et des masses. En nettoyant il remet l’espace en harmonie, tel un jardinier qui connaît les bénéfices de la taille, et il songe à ce passage d’une sourate du Coran « Peut-être Allah nous échangera-t-il ce jardin contre un meilleur », imaginant des fenêtres à encorbellement, des sculptures végétales délicates, des arcades de pierre travaillée qui font naître la transparence, un espace de pureté. Le jour dans cette acropole, des tourterelles au plumage isabelle roucoulent sous les tourelles. Parfois près du bassin, des libellules qui paraissent sorties d’une palette de bleus volettent par deux. Une mante religieuse est à l’affût dans un calice de fleur.
  • 57. 57 Des papillons aux ailettes de poussières lumineuses s’en viennent et s’en vont, ou se prennent au piège tissé par une araignée porte-croix dans le creux d’une ogive minérale. Jual spécule sur la vacuité dans le contexte bouddhiste, se dit qu'il est possible par acuité d’échapper à la durée, d’être vif dans l’instant. Il franchit une étape dans la métamorphose, comme un papillon s'extrait et s’envole de la chrysalide qui le contenait. La nuit en cette sinécure la maison blanche paraît posée à la jonction de deux mers de mercure. Dans la pénombre il participe à la ronde de la Terre, et se grise de rayons de lune au halo cendré. Des lucioles essaiment des pointillés de lumière en un ballet orchestré par de longs nuages, qu’il s’amuse à chevaucher parmi poneys et poissons-lunes. Un insecte vert et or tente de parler un langage chimique avec une plante aromatique qui dort. Ding, dong ! Jual joue du gong. Et il pratique la méditation active de la danse circulaire des derviches tourneurs, l'effacement de l'ego par l'imitation symbolique du mouvement des planètes, un tournoiement si insistant qu’il rapproche le danseur de la source de toute perfection. Chercheur d’inconnu face à la vertigineuse proximité du cosmos, pèlerin de la vastitude, il devine dans le ciel de vastes portails entre les étoiles, qui s’ouvrent sur des voyages dans
  • 58. 58 l'hyperespace, une réalité mystérieuse de mondes faits de vide et de galaxies en spirales, vacuité qui est forme, forme qui est vacuité, espace vide et plein, temps qui s’écoule et qui se contient. Baladin, il songe que son corps est fait d’atomes venus des espaces sidéraux qui donnent un caractère universel à sa personne. Pour tenter de pénétrer son ombre mouvante, Jual s’intéresse aux correspondances entre son ciel intérieur et le monde céleste. Il voudrait savoir s’il y a des relations entre les positions des planètes et ses états psychiques aux moments cruciaux de son existence. Il se documente en ce lieu où il fait bon vivre sous les cieux, apprend que dans l'ancienne Égypte les pharaons recevaient leur nom sacré à la pleine lune, et observe quelles étaient les positions des astres en cette nuit où son Nom lui a été révélé. Ce n’était pas la pleine lune et bien qu’il résidait dans une grande maison rectangulaire aux colonnades en bois, il n’est pas pharaon. La femme qui l’héberge près des cieux est astrologue, espiègle elle lui demande « de quel signe es-tu, Lion, Bélier, Scorpion ? Ou serais-tu Caméléon ? ». Et lorsqu’il lui dit que la Forme lui est apparue en songe une nuit de nouvelle Lune, avec Mars et Vénus en conjonction, Jupiter et Uranus aussi, et Saturne en conjonction avec Pluton, elle lui suggère une correspondance entre son monde intérieur et le ciel planétaire. *** Depuis qu'il a rencontré Atal dans le vaste bateau, Jual a compris qu’en la Forme la Source vive a jailli. Si cela était arrivé à d’autres, il aurait cru à une émergence baroque et se dit que le champ d’expérience individuel est irremplaçable. Dans la mythologie de l’Antiquité il découvre la « source du soi réel » du Vedanta, la « source qui sort de la mémoire » des Mystères Orphiques. Passant en revue ce qui lui semblait être un salmigondis de connaissances animistes, alchimiques, et ésotériques, Jual
  • 59. 59 décode progressivement ce qui auparavant était impénétrable : la « pierre d’invisibilité » des alchimistes d’occident exprimée sous la figure de l’hermaphrodite couronné, « l’énigme du roi » au centre de l’être humain, la « manifestation du Saint Esprit ». La « pierre magnétique », symbole du lieu de transformation où s’opère la mise à jour de l’Être primordial. La « pierre angulaire », qui assure solidité et durabilité à l’édifice spirituel. Jual travaille son ego, il s’altère, non pas qu’il se gâte mais il se polit, et s’amenuise pour s’adapter au plus près. Il découvre le « puits originel », le « puits d’amour », et l’image védique du « puits de miel sous le roc » ; celle du « puits de la vertu », de la puissance opérante qui « fait de deux un seul », l’Enfant spirituel. Il débusque ces symboles dans les dalles de verre enchâssées des cathédrales, leur magnificence colorée qui ajoute à la perfection des voûtes, la matière poussée à ses limites par les artisans, faisant de cet ensemble enluminé un témoignage de leur humanité. Il se familiarise avec les symboles du « lait spirituel », du « miel lumineux », de la « lumière d’or » de l’Église romaine. Le souterrain qu’il explore dans son inconscient le conduit vers le lieu sacré de son intimité, semblable au sanctuaire
  • 60. 60 mithriaque ou chrétien, au puits védique ou druidique, à la cache du temple juif où est gardée l’arche d’alliance. Fouilleur opiniâtre des cavités, il se concentre sur le Très Haut au fond du boyau et par le paradoxe est mise en œuvre la réaction de fusion avec le soleil enfoui. Pour que la Forme prenne sens, il lui a fallu affronter la vrille de la peur, affirmer son humilité à force de tarauder, analyser passions et conflits au cœur de la douleur, oser approfondir la percée par l’effort orienté. Il convient que l’ego ça parle beaucoup mais ça n’aime pas du tout, si ce n’est soi-même, et ça ne lâche prise que si l’on va au bout en dépassant la compassion feinte, ce sentiment flatteur, ce refuge ultime pour échapper à la souffrance. Jual s'est engagé dans une quête de chercheur de source, une lutte pour la paix intérieure où le puits de ténèbres, dénué de matière et de gravité, ne cède qu’au terme de l’ambiguïté. Il connaît l’appel aux Initiés, d’après le Livre égyptien des Morts : « Ô âme aveugle, arme-toi du flambeau des Mystères et dans la nuit terrestre tu découvriras ton double lumineux, ton Âme céleste. Suis ce guide divin et qu'il soit ton génie. » *** Il se rappelle que dans le rêve du fétiche introduit sous la porte ce sont des femmes habillées de noir, symbole de son anima insoumise et dissociée, qui étaient venues frapper à l’huis de son for intérieur, avant de se précipiter dans la descente spiralée de l’escalier. En ce moment d’angoisse, elles lui avaient parues turbulentes, intrigantes. Sous ce vernis de malice, elles étaient pourtant inspiratrices, porteuses d’une espérance de renouveau, l’invitant à pénétrer dans le fondement mystérieux de son être vers le soleil captif du gouffre, et à le libérer de l’obscurité.
  • 61. 61 Jual s’aperçoit que la sagesse naît de l’expérience des ténèbres, qui conduit par l’apprentissage à la lucidité. Dans ce monde souterrain plus il descend dans la noirceur, plus il s’élève vers la lumière avec son anima, cette femme plurielle qui, en quittant son domicile pour y revenir, lui a montré la voie, a-ni-ma-ni-a telle Mania, divinité multiple de la mythologie grecque, déesse persécutant les coupables de leur désir, à la limite de la vésanie et de la mort. Un souvenir lui revient, une rencontre à Pondichéry avec une femme solitaire, voilée de soie aux couleurs saphir, dans la gigantesque et sombre salle de méditation aux murs de marbre blanc de l’ashram du Matrimandir. En ce lieu ni musique, ni fleurs, ni encens, seule la boule- miroir au centre de l’amphithéâtre, éclairée d’en haut par les rayons du soleil grâce à un savant jeu de réflecteurs, semblait un cristal luminescent. Il écrit : LA SPHÈRE L’homme s'était assis à terre Devant la sphère Posée au centre de la salle circulaire Sous la lumière Qui, du sommet de la coupole austère Venait sur elle en un faisceau solitaire Une femme d’une beauté simple était entrée Le visage sous un voile léger Pieds nus Avait pris place de l’autre côté De la boule éclairée Hors de sa vue
  • 62. 62 Dans la lumière descendante Il découvrit que la sphère brillante Restituait sur son verre poli Une image portée En tous points intervertis De la femme cachée aux nus pieds En scientifique Il examinait ce phénomène physique Dans un lieu pourtant consacré à la mystique Et exerçait sa curiosité à se demander Pourquoi, sur la figure tête en bas, inversée Le voile n'était pas tombé Le globe de cristal les séparait Comme le plus et le moins La femme pourtant désirait être son témoin Assise en contemplation elle se liait L'attendait Par l'Esprit communiquait Mais lui n'avait pas saisi Qu'elle avait aussi À l'envers sur la boule de verre De lui une image spéculaire Il n’eut pas la présence d’Esprit Alors la femme est partie. Peu après, Jual avait regretté de ne pas s’être présenté à elle en son envers. Tant qu’à être le jouet de son inconscient, c’eut été mieux d’aller à sa rencontre. Il aurait fallu oser l'aborder pour que cette relation se dessine, plutôt que subir comme ces marionnettes qui font rire, le corps tourné d’un côté et la tête à l’opposé.
  • 63. 63 Pour avoir vécu ce revers le voilà en colère, puis qui s’endort, et rêve d’une poupée noire en voile de verre, à colliers sonores. Qui le hante tout contre son visage. Elle l’observe comme une sentinelle infernale, puis entre et vibre à l’intérieur de son corps. Réveillé par ce stress géant, cette inquiétude prégnante, Jual éprouve le sentiment d’être un pèlerin apeuré de l’Esprit que son anima conduit, un néophyte emprunté qui a pourtant découvert en la Forme une empreinte éminente. Et il lui apparaît que la Vérité ne peut se manifester sans le voile des signes destiné à la dissimuler. Il voudrait mieux déchiffrer, connaître son sort, s’approcher du trésor, soulever l'impalpable voilure. Mais plus il avance, plus il s’aperçoit que la Révélation naît dans le secret qui se maintient. L’Un n’est pas nu, l’Unique n’ôte jamais la tunique. C’est Jual qui s’étoffe car en ne se dérobant pas il se dévêt de l’ego. *** Il souhaite entretenir le paradoxe de la source profonde, ayant fait l’expérience que réside en lui une Forme et un Nom qui le tiennent tout près de l'Inaccessible, tel qu’il est en mesure de l’approcher tandis qu’il se sonde, avec les moyens psychiques qui lui correspondent. Cette tentative téméraire ne semble reliée à aucun fantasme jusqu’alors éprouvé, et l’amène à croire qu’il est entré dans une autre dimension du monde, celle de l'espace de l'Impossible. Il admire les proportions de cette Forme qui l’aliène, croie y voir le rapport du nombre d’or ou celui de la coudée égyptienne. Il ne croit plus en une supercherie, se moque des brocards et des dérisions. C'est que le pacte se réalise : en la circonstance l'Indéterminé se compacte, se définit, se décide en ce symbole du Couple primordial. L’Immense se limite, se densifie en un volume réduit.