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Elisa Shua Dusapin et la quête de Perceval
« Perceval est un exilé. Le Conte del Graal est l'histoire d'un exil, plus exactement d'un
retour d'exil. Tout ce qui arrive à Perceval n'a pas d'autre fin que de lui faire comprendre
qu'il est un exilé et qu'il doit retrouver sa véritable patrie. »1
Les mots de Pierre Gallais, évoquant le célèbre héros du Conte du Graal de Chrétien de
Troyes, sont immédiatement entrés en résonance avec l'univers d'Elisa Shua Dusapin, alors
que je terminais son deuxième livre. Une petite phrase leitmotiv de Les Billes du Pachinko
aura suffi à organiser la rencontre a priori improbable, entre le précurseur du « roman », un
médiéviste spécialiste de la littérature du XIIᵉ siècle, et une écrivaine franco-suisse-coréenne
du début du XXIᵉ siècle.
Pas si surprenant pourtant, quand par-delà huit siècles de littérature et d'histoire humaine,
une jeune auteure qui questionne l'exil, la connaissance de soi, les liens familiaux, la diffi-
culté à dire, à transmettre, prolonge et rejoint celui qui fut aux origines du développement de
la quête d'identité comme thématique du roman occidental, dès le milieu du XIIᵉ siècle.
Chacun à sa manière bien sûr, en fonction des contingences de la société de son époque,
mais sur la base de structures anthropologiques constantes.
Des liens devaient inévitablement se tisser dès lors, par la pensée, et avec Perceval pour
trait d'union, entre cet homme de lumière qu'était Pierre Gallais, lui qui évoque son livre
comme « une auberge espagnole », lieu de mélange par excellence, ce chercheur infatigable
qui bâtit des ponts entre la littérature occidentale et la spiritualité iranienne, et Elisa Shua
Dusapin, écrivaine voyageuse au riche imaginaire, une sensibilité empreinte de multicultu-
ralisme et de langues exilées.
Troublant et passionnant.
Car les deux narratrices-héroïnes d'Elisa Shua Dusapin, dans Hiver à Sokcho comme
dans Les Billes du Pachinko sont elles-aussi des exilées. Et tout comme Perceval, elles
n'appartiennent pas à la première génération de l'exil, mais ont hérité d'une situation d'exil.
Une famille ne lègue pas seulement des ressemblances, un patrimoine génétique ou finan-
cier mais aussi et surtout une histoire et une mémoire, avec parfois leurs lots de secrets, de
non-dits et de souffrance qui rejaillissent sur les descendants et dont ceux-ci portent le
poids. Malgré eux.
Perceval est donc un enfant de l'exil. Sa mère le lui explique au tout début de l’œuvre : la
chute du roi Uterpendragon, père d'Arthur, a entraîné des représailles sur les hauts digni-
taires du régime, tels que le père de Perceval. La famille subit alors la spoliation de ses
biens, l'appauvrissement, la persécution et se réfugie dans un manoir que possède le père
dans une Gaste Forêt, une forêt isolée. Perceval n'est alors qu'un petit enfant et ne se sou-
viendra de rien.
Les similitudes avec Claire, la jeune narratrice suisse-coréenne de Les Billes du Pachin-
ko sont nombreuses : comme Perceval, elle reçoit l'exil en héritage et dans un contexte poli-
tique et historique là aussi troublé. Pour Claire, il faut même remonter à deux générations.
Les exilés, ce sont ses grands-parents coréens, qui après avoir subi l'occupation japonaise,
puis la guerre et la partition du pays en deux états, choisissent de s'exiler au Japon, pour y
élever leur fille dans « un pays libéré de la guerre », comme l'explique le grand-père à sa pe-
1 Perceval et l'initiation, Paris, Ed. du Sirac, 1972 ; rééd. Orléans, Paradgime, 1998. (ISBN 2868781977)
tite-fille à la fin du livre.
Pour Perceval comme pour Claire, l'exil se révèle double. Après la mort de son mari et
de ses deux fils aînés, défaits par les armes, la mère de Perceval confine son cadet dans cette
Gaste Forêt, lieu d'exil par excellence, avec l'espoir de le tenir hors du monde. Au déclasse-
ment subi par le père, à l'exil géographique, territorial, elle ajoute l'exil social, l'éloignement
de la cour, de la chevalerie, au point que Perceval en ignore même l'existence.
Claire subit, comme Perceval, le premier exil géographique et politique de ses grands-pa-
rents (nous verrons qu'il est aussi langagier), le même déclassement social, mais aussi ce qui
peut être considéré comme une réplique à ce premier séisme : le départ de sa mère du Japon
pour l'Europe. La mère, là aussi, nous y reviendrons. La mise en accusation de cette
deuxième phase de l'exil, initiée par la deuxième génération existe dans les propos de Claire
à la fin du livre : « Si ma mère n'était pas partie, si j'étais née ailleurs qu'en Suisse... », com-
mence-t-elle. Sous-entendu : elle n'aurait pas oublié le coréen et se sentirait plus proche de
ses grands-parents et de l'histoire familiale, son histoire. Accusation combattue aussitôt par
le grand-père : les Zaïnichis, diaspora coréenne du Japon, subissaient et subissent toujours
des persécutions, un traitement d'étrangers et un racisme inhérent à la société japonaise, si-
tuation dont la mère de Claire a pu s'extraire en allant vivre en Suisse. On perçoit néanmoins
chez Claire toute l'ambiguïté d'un sentiment de culpabilité et d'illégitimité, rejeté sur sa
mère, comme celle qui n'étant pas retournée en Corée du Sud, l'en a d'autant plus éloignée, à
tous points de vue.
L'exil de la jeune femme d'Hiver à Sokcho est tout autre. Très différent, très intéressant
car complémentaire de ce que nous venons de voir pour Claire et Perceval. Elle n'a jamais
quitté la Corée, ce pays qui l'a vu naître, dont elle parle la langue et dans lequel elle vit, étu-
die et travaille. Son exil est celui d'une terre intérieure, une terre qu'elle n'a pas fui, mais qui
la fuit. La terre de son père français. Le métissage est son exil. Sa nostalgie à elle n'est pas le
regret du pays que l'on a quitté, avec les souvenirs d'enfance, les odeurs, les habitudes de
vie, les visages qui y demeurent attachés, mais de celui qu'elle ne connaît pas. Ce vide, elle
tente de le combler en étudiant la langue française, en lisant Maupassant. Cette terre nue, in-
trinsèque pourtant à son existence, elle tente de la façonner, de lui donner une existence par
l'esprit, par l'art, par la langue, à défaut de pouvoir s'y rattacher par le personnel et l'intime.
Un homme va soudain la faire émerger autrement et l'aider à en esquisser d'autres
contours. Lorsque le dessinateur français Yan Kerrand fait irruption dans la pension dans la-
quelle travaille la jeune femme, il y a choc émotionnel. L'incipit du livre, tout en force et en
nuance, suggère une seconde naissance : « Il est arrivé perdu dans un manteau de laine ».
Certaines arrivées invitant au départ, il y aura un avant et un après cet instant. La vie de
cette jeune femme entre dans une autre phase, mais comme toujours lors d'un coup de
foudre, elle n'en perçoit pas immédiatement le sens et l’ambivalence de la relation avec cet
homme de vingt-cinq ans plus âgé qu'elle, va conduire à des pages d'une troublante beauté.
Kerrand lui révèle sa part française paternelle, la lui renvoie soudain comme un miroir
vivant. Il est significatif que ce soit Kerrand, un peu plus tard dans la narration, qui nous ap-
prenne à nous aussi l'origine de la jeune femme. En ce sens, il joue le même rôle pour la
narratrice que Blanchefleur pour Perceval : celui qui oblige à penser sa vie, à envisager au-
trement l'existence, à entrer en soi jusqu'au cœur du problème latent. Et à remettre la person-
nalité de la mère en perspective, une mère qui agit une fois encore et plus que jamais
comme un blocage.
La figure de la mère aliénante est une figure essentielle de la littérature, des mythes, de la
psychanalyse. La Veuve Dame du Conte du Graal joue pleinement ce rôle à l'égard de son
fils. Certes, elle a des circonstances atténuantes : la pauvre femme a successivement perdu
sa fortune, sa condition sociale, ses deux fils aînés et son mari ! En cloîtrant Perceval dans
son manoir isolé, elle prend pour son fils une terrible décision, lourde de conséquences,
mais croit le protéger et garde égoïstement la seule raison de vivre qui lui reste. Cette sur-
protection, elle n'en recevra pourtant aucun retour. Perceval, non-élevé, non-éduqué, igno-
rant sa propre histoire, ne lui témoigne aucune attention, aucune affection, et la rudoie
comme d'ailleurs il rudoie les premières femmes qu'il rencontre. Il ne sait pas aimer. Point
commun d'ailleurs avec les héroïnes d'Elisa Shua Dusapin, qui peinent à montrer leurs senti-
ments, leur affection, leur amour.
L'univers d'Elisa Shua Dusapin est beaucoup plus féminin que celui de Chrétien, et ce
sont donc plutôt les relations mère-fille qui sont mises en avant dans ses deux ouvrages. Ce
qui ne signifie en rien que les hommes ou les pères n'y ont aucune place.
Entre une mère et son fils ou une fille et sa mère, les liens, les émotions diffèrent. Une
mère se montrera volontiers protectrice, jusqu'à l'excès, vis-à vis d'un fils, tandis qu'elle
éprouvera de la jalousie à l'égard d'une fille qu'elle veut façonner à son image, soit qu'elle
apparaisse comme un reflet ou a contrario comme une rivale. Dans les deux cas, elle devient
aliénante, possessive, destructrice parfois. C'est le point commun entre Perceval, Claire et la
jeune femme de Sokcho.
Dans Les Billes du Pachinko, quatre couples mère-fille sont évoqués. Le moins dévelop-
pé est celui de la grand-mère et de l'arrière-grand-mère de Claire : une photo dans la
chambre de la narratrice, et surtout le geste de l'arrière-grand-mère, qui s'est coupée la
langue pour ne pas avoir à prononcer des mots de l'occupant japonais, acte symbolique qui
en dit long sur sa forte personnalité. Les trois autres couples en revanche révèlent beaucoup.
De la relation que Claire entretient avec sa mère se dégage une impression de distance.
Une affection qui peine à se délivrer. Elle semble éprouver plus de sentiments pour son père.
Ce n'est pas expressément écrit, mais l'écriture silencieuse d'Elisa Shua Dusapin nous invite
à le lire dans les interstices. Lorsque la narratrice évoque les mails que lui envoie sa mère,
les détails du contenu qu'elle nous en révèle tournent essentiellement autour de son père, no-
tamment pour la renseigner sur ses déplacements d'organiste. Ce sont les enregistrements de
la musique de son père justement, qui vont tisser un lien supplémentaire entre Mieko et
Claire. Entre elles, il ne sera pas question de la mère de Claire. Et cette phrase de la jeune
femme à propos de ses mails, exprime peut-être un sentiment plus général sur ce qu'elle
éprouve : « Lire ma mère me rend parfois si lasse que je renonce à faire ce que j'avais pré-
vu(...). »
C'est qu'il faut considérer ce lien au sein de relations mère-fille qui se transmettent sur
plusieurs générations. Claire se trouve en réalité au milieu d'une relation complexe entre sa
mère et sa grand-mère, comme l'illustre le souvenir d'enfance au musée d'histoire naturelle à
Ueno. Ce qui pourrait n'être qu'un banal désaccord révèle soudain la tension, l'incompréhen-
sion latentes entre les deux femmes. Les réactions apeurées de Claire enfant devant une salle
d'animaux empaillés suffisent à réveiller l'animosité entre la mère et la grand-mère : la mère
de Claire « fusille » sa propre mère du regard avant de s'adresser à elle en français, cette
langue dont elle sait qu'elle ne peut la comprendre. Un épisode crucial, qui scelle une forme
de rupture entre elles : « Cette année-là, ma mère a écourté notre séjour. », précise Claire.
Elle dira aussi qu'elles ne sont plus venues ensemble à Tokyo chez ses grands-parents, de-
puis vingt ans. Au milieu de ces liens distendus, Claire est prise en otage : pour ne pas bles-
ser sa mère qui lui demande par mail ce que ses parents disent d'elle, elle ne lui avouera pas
qu'il ne parle jamais de leur fille, comme vingt et quelques années plus tôt, elle ne traduira
pas à sa grand-mère qui le lui demande, ce que sa mère a prononcé en français.
Autre figure de mère dans Les Billes du Pachinko, Madame Ogawa apparaît distante vis-
à vis de sa fille Mieko, la jeune japonaise à qui Claire donne des cours de français. Une dis-
tance sans doute à nuancer en raison des mœurs japonaises. L'absence d'affection est néan-
moins palpable et Madame Ogawa a peut-être eu recours à une lectrice en français pour ne
pas avoir à s'occuper de Mieko durant les vacances. Elle se justifie d'ailleurs de cette ab-
sence auprès d'elle : « Vous savez, c'est pendant les vacances que les professeurs préparent
leurs cours... » explique-t-elle à Claire. Madame Ogawa s'inquiète pour sa fille, l'aime sans
aucun doute, mais conserve une raideur apparente qui entrave leur relation. Elle fend l'ar-
mure pourtant, le soir de l'anniversaire de Claire, dans une scène d'une sobriété poignante :
la narratrice en quittant l'appartement entrevoit Madame Ogawa secouée de sanglots. On
perçoit alors tout le poids qui pèse sur cette relation mère-fille, empreinte de l'absence du
père. Un peu plus tard, c'est Claire qu'elle finit par regarder « avec douceur. Presque mater-
nelle. » et qui se retrouve là aussi au milieu de cette relation comme un relais affectif. Ma-
dame Ogawa parle de sa fille à Claire, de ses projets de l'envoyer étudier en Suisse, mais
parle-t-elle vraiment à sa fille ? Pas dans ce que nous donne à voir la narration. Et c'est
Claire qui recevra finalement ces paroles de Mieko : « Tu es comme ma maman. ».
Hiver à Sokcho ne développe qu'une seule relation mère-fille, mais va beaucoup plus
loin dans l'exploration de cette complexité. Le malaise, le mal-être nés de la relation équi-
voque entre la jeune narratrice et sa mère s'insinuent partout dans la narration. Les tensions
sont palpables dans les échanges. Une incompréhension qui provoque parfois des réactions
épidermiques, une rébellion larvée de la part de la jeune femme : «Par provocation j'ai dit
que je ne comptais pas changer de travail », « De toute façon je n'ai pas besoin de ton avis »,
dit-elle à sa mère.
Mais la profondeur de l'ambiguïté de leur relation est surtout mise en valeur par le rap-
port au corps, qui génère dans la vie de la jeune femme de la violence intérieure. Et en re-
tour, une profonde empathie de la part du lecteur. C'est d'abord la proximité des corps de la
mère et de la fille qui interpelle. Proximité qui va jusqu'à la nudité lorsqu'elles se retrouvent
aux jjimjilbangs. Cette proximité nous interroge, au-delà de ce qui pourrait être caractéris-
tique des mœurs de la société coréenne, car elle est problématique pour la narratrice elle-
même, qui le dit et le revendique. Dormir avec sa mère lui est devenu pénible. Ce qui la re-
tient de le lui dire est que « cela lui ferait de la peine ». Une scène nous amène même à un
processus de regressus ad uterum qui permet de comprendre symboliquement ce qui pèse
sur la jeune narratrice. Dans la chambre de sa mère, pour regarder la télévision, « ma mère
s'est placée dans mon dos, les jambes de part et d'autre de mes hanches. ». Reproduction de
la scène d'enfantement, processus d'infantilisation que cette mère entretient vis-à-vis de sa
fille, en souhaitant continuer à dormir avec elle, dans le rapport à la nourriture aussi, comme
nous le verrons ensuite, ou en voulant diriger sa vie, la marier à Jun-oh par exemple.
Comme la Veuve Dame a voulu le faire pour son fils Perceval, la mère devient le person-
nage qui maintient à l'état d'enfant, bride la volonté, empêche de penser et donc empêche
d'être.
D'autant plus lorsque la figure du père fait défaut. Affaibli, déclassé puis mort de chagrin
pour Perceval, évaporé sans doute pour Mieko, ce qui est encore plus déstabilisant, et quasi
inconnu dans Hiver à Sokcho : « La seule chose que je savais de mon père était qu'il tra-
vaillait dans l'ingénierie de la pêche lorsqu'il l'avait rencontrée » confie la narratrice à Ker-
rand et au lecteur. Les figures masculines, dans le monde très masculin de la chevalerie mé-
diévale viendront compenser, pas toujours avec bonheur d'ailleurs, l'absence du père et le
rôle hypertrophié de la mère de Perceval, tels Gornemant de Goort, Arthur, Gauvain, l'oncle
ermite, mais ce ne sera pas le cas dans l'univers d'Elisa Shua Dusapin.
Le vieux Park est un patron bourru avec lequel les relations restent limitées. Néanmoins,
il aura l'un des rares gestes d'affection du livre, un geste quasi paternel, très touchant, lors-
qu'il découvre la jeune femme, assise dans la cuisine, malade après une crise de boulimie :
« Il m'a prise dans ses bras, a tapoté mon épaule comme on rassure un bébé, avant de m'em-
mitoufler dans son manteau pour me reconduire à ma chambre, sans un mot ». Les amou-
reux ne peuvent lutter. Jun-oh est trop empli de lui-même, de sa carrière, de sa propre image
et on comprend immédiatement qu'il ne s'agit pas d'un amour profond. Mathieu semble sin-
cèrement épris de Claire au contraire. Mais pour elle, il est devenu un rival ambigu dans
cette quête qui prime sur le reste, celle de l'identité. Claire évoque ainsi les deux séjours pré-
cédemment effectués avec Mathieu à Tokyo : « Mathieu passait des journées entières avec
ma grand-mère. Pendant ce temps, j'allais me promener dans le quartier, dans un mélange de
jalousie et de soulagement. ». Quant à son grand-père, il est un homme effacé. Il ne s'inter-
pose jamais de manière frontale entre sa femme et sa fille, ou plus tard entre sa femme et sa
petite-fille. Il gère les tensions, et essuie sans trop broncher les reproches de sa femme. L'ar-
rière-grand-père n'est jamais mentionné.
La mère dominante, omniprésente donc, quelle que soit l'époque, la génération. Cela
nous ramène à la problématique de la langue. Car dans toutes les cultures, la langue que l'on
parle, que l'on apprend dès la naissance est dite « maternelle ». La mère est donc dans l'être
humain, celle qui donne le Verbe, qui nous transmet la forme pensante, la possibilité d'exis-
ter, là où le père transmet la matière. Nous voilà au cœur de la quête d'identité.
Le rapport langue-mère s'avère plus complexe, plus présent dans les deux livres d'Elisa
Shua Dusapin. Perceval n'a pas été exilé dans un espace langagier différent, il n'existe pas
pour lui de confrontation entre deux ou trois langues. Il éprouve cependant des difficultés
avec le langage, car il ne sait pas nommer ce qu'il voit, comme au tout début du roman, lors-
qu'il croise des chevaliers. Il les prend d'abord pour des diables, puis aussi vite pour des
anges. Mais il s'agit là d'un défaut d'éducation. En ce sens sa méconnaissance de la langue
qu'il parle est liée à l'attitude de sa mère, à son isolement du monde. Or l'identité, c'est aussi
être capable de nommer les choses comme les êtres, au plus juste, de comprendre le sens de
ce que l'on vit et de trouver sa place dans une société par la communication. Et Perceval
communique mal. Il restera silencieux devant le cortège du Graal, faute d'avoir correctement
interprété les conseils de Gornemant, faute d'avoir su formuler une question.
Dans les deux livres d'Elisa Shua Dusapin, la difficulté à nommer, à dire, est liée à l'exis-
tence de deux ou plusieurs langues dans l'histoire personnelle des narratrices et de leurs fa-
milles. Dans la mesure où nous nous sommes en présence de deux jeunes femmes d'origine
franco-suisse-coréenne, avec cette part d'exil en elles, la question de la langue peut être rat-
tachée pour l'une et l'autre à la conception de la langue maternelle chez les Zaïnichis (voir
l'article cité en note2
). Pour les exilés coréens du Japon, l'image de la mère réelle se rattache
intimement à l'idée de la langue comme mère symbolique. La première génération de Zaïni-
chis, comme les grands-parents de Claire, a eu réellement pour langue maternelle le coréen.
L'occupant japonais a d'abord introduit une tension, au sein de laquelle cette seconde langue
entrée par la force dans leur vie prenait les caractéristiques masculines. Jusqu'à évoquer par-
fois, dans la littérature Zaïnichi, l'idée d'un viol de la langue devenue dominante, perpétré
sur la langue maternelle désormais soumise ; une violence que l'on retrouve dans l'évocation
2 Ayame HOSOI, La langue japonaise est-elle la « mère » des Zainichi ?, Transtext(e)s Transcultures 跨文本跨
文化 , mis en ligne le 02 décembre 2013. URL : http://journals.openedition.org/transtexts/490 ; DOI :
10.4000/transtexts.490
du geste de l'arrière-grand-mère de Claire se coupant la langue. Traumatisme dont on peut
imaginer que là aussi il se transmette, même inconsciemment, sur les générations suivantes,
comme le montre parfois les études de la psycho-généalogie. D'ailleurs, cet épisode de la
mémoire familiale reste bien présent pour Claire, puisqu'elle décide d'en parler à Mieko. Cet
acte symbolique s'est transmis en elle aussi.
Mais pour la seconde génération, ces enfants nés de l'exil et qui ont grandi au Japon, une
inversion s'est produite au fur et à mesure. Un dilemme aussi. La langue du pays dans lequel
on vit, comme l'exprime avec force, presque avec détresse, Claire, dans la scène cruciale et
poignante de l'anniversaire, s'est confrontée à la langue maternelle coréenne issue d'un pays
devenu fantôme, comme le dit le grand-père, Choson, la Corée unifiée, pays qui reste pour-
tant celui des origines : « Nous sommes tous des gens de Choson. Des gens d'un pays qui
n'existe plus. ». Il est très significatif que Claire, de la troisième génération, étudie justement
le japonais, faute de pouvoir étudier le coréen en Europe, et en pensant faciliter les échanges
avec ses grands-parents. Toute la complexité de la situation langagière est ainsi exprimée.
Pour l'une et l'autre des narratrices, la langue coréenne est bien la langue de la mère, le
père amenant une seconde langue qui est cette fois européenne, hors du domaine asiatique.
Le fossé se creuse donc un peu plus. En revanche la langue maternelle de Claire n'est plus le
coréen, mais celle de son père, le français. Quand la langue maternelle est en fait paternelle.
La famille maternelle de Claire lui renvoie alors sa propre souffrance vis-à-vis d'une langue
originelle bafouée par l'Histoire et qui tend à s'effacer aussi de l'histoire familiale. La mère
se trouve donc à l'origine du sentiment d'illégitimité, de culpabilité éprouvé par Claire qui
ne possède plus cette langue de référence, cette langue-mère symbolique qui prend les ca-
ractéristiques d'une langue morte. La communication se brouille, les liens se distendent avec
des grands-parents auxquels elle ne peut parler que par bribes de mots anglais, japonais et
coréens et qui eux-mêmes ne connaissent pas la langue maternelle de leur petite-fille.
Ce sentiment d'illégitimité, la jeune femme de Sokcho le ressent elle-aussi, doublement,
bien que le coréen soit bel et bien sa langue maternelle réelle. A l'égard de la langue fran-
çaise, qu'elle connaît, qu'elle a étudiée mais ne s'autorise pas à parler avec Kerrand : « En
réalité, mon français était meilleur que l'anglais que nous parlions entre nous mais j'étais in-
timidée. ». Mais l'illégitimité lui est de même renvoyée s'agissant du coréen. Son visage in-
dique son métissage, et la guichetière du musée situé à la frontière de la Corée du Nord lui
répond en anglais, la prenant sans doute pour une touriste, une coréenne certes, mais d'ori-
gine seulement : « J'ai ravalé l'humiliation qu'on ne m'ait pas répondu dans ma langue de-
vant lui. ».
La langue maternelle mise en accusation, en défaut, cette langue donnée par la mère qui
donne aussi la vie biologique, suscite un sentiment de bâtardise symbolique. En France, en
Suisse, leurs visages à toutes les deux montreraient aux gens qu'elles ne sont pas euro-
péennes ; en Corée, leurs visages, la méconnaissance de la langue pour Claire, montreraient
qu'elles ne sont pas coréennes. Comment, et où se situer dans ces conditions ? La question
« qui suis-je ? » prend tout son sens...
En réaction, pour rompre avec cette mère réelle qui aliène, qui bloque et génère au fond
ce mal-être existentiel issu d'une errance géographique, langagière, et donc existentielle, se
développe au sens psychanalytique, l'abjection, c'est à dire l'état d'être rejeté. Nous voilà de
retour en exil, mais sur le plan intérieur cette fois. Pour se construire une identité, il faut af-
fronter et abolir la mère. Perceval va « tuer la mère » en quittant brutalement le manoir, sans
avoir la pleine conscience de ce qu'il lui fait subir. Tout s'écroule dans ce qu'avait espéré
cette mère. Au jour du départ, il se retourne, la voit tombée au sol, mais ne revient pas sur
ses pas et cingle son cheval. Il apprendra plus tard la mort de la Veuve Dame. Ce sera son
premier péché.
La manifestation du rejet maternel est remarquablement évoquée dans Hiver à Sokcho.
Avec subtilité. La jeune femme n'est pas encore en mesure de s'opposer frontalement à sa
mère, de la quitter brutalement comme Perceval. Ou plus précisément, elle est trop en me-
sure de le faire, car contrairement à lui, elle est éduquée, elle a étudié et vit pleinement dans
le monde. Le lien maternel existe, a été inculqué avec toute l’ambiguïté affection-rejet que
le poids des habitudes morales et sociales lui donne. Nos conventions nous obligent, comme
une évidence non interrogeable, à aimer nos parents, les membres de notre famille. On sait
que dans les faits il n'en est rien. On ne choisit pas ses parents... dit la chanson. Le boulever-
sement créé par l'arrivée de Kerrand sert de déclencheur, de révélateur.
Le mal-être se reporte sur le corps et la nourriture. Le corps est souvent le premier lieu à
subir les conséquences d'un malaise existentiel : tics, scarifications, anorexie, boulimie par
exemple. Comme partie visible, concrète de ce que l'on est, de ce que l'on offre à voir aux
autres, le malmener est une manière plus ou moins consciente d'appeler à l'aide, d'extériori-
ser ce que l'on ne parvient pas à formuler de ces questions qui sont parfois plus importantes
que leurs réponses. La question du père bien sûr, entourée de non-dits, de gêne, d'un mystère
qui demeurera pour le lecteur comme pour la narratrice. Une passade ? Une faute ? Un
homme abusant de sa situation ? Une histoire sans lendemain avec un ingénieur étranger de
passage pour diriger un chantier et qui laisse en partant une femme enceinte, ce dont il n'a
peut-être rien su ? Ce vide, cet ailleurs inconnu, cette origine niée sans doute par une mère
devant laquelle la narratrice évite de dire l'origine française de Kerrand, provoquent le ma-
laise, la violence à l'égard de ce corps, de cette peau qui les reflètent et les portent en perma-
nence. La jeune femme frotte sa peau, comme pour en effacer des impuretés qui sont plus
profondes que de simples peaux mortes, peine à choisir des vêtements pour la couvrir, se
sent mal à l'aise avec ses lunettes, et presque tout autant avec des lentilles. Et puis il y a
cette cicatrice, qui revient comme une obsession, jusqu'à la toute fin du livre, symbole inef-
façable de ce qui est à la fois sa faille intérieure et que Kerrand saura transformer en singu-
larité.
Cette jeune femme veut exister, pleinement. Les remarques de sa mère sur son physique,
sa corpulence, sur le fait qu'elle ne mange pas assez, son insistance pour lui donner quand
même de la nourriture ramène la jeune femme à l'infantilisation. La mère qui donne nais-
sance, qui nourrit (« Tu es si belle quand tu manges, ma fille. »), qui donne la langue... En
présence de sa mère, la boulimie apparaît : « Ma mère a rempli mon bol. J'avais la nausée.
J'ai bu, mangé encore. Je mangeais toujours à outrance devant elle. ». En ce sens, la scène
de préparation du fugu pour Kerrand, ce fugu que sa mère refusait qu'elle touchât montre un
début de désobéissance et d'émancipation. Grâce à Kerrand. Pour Kerrand.
Claire n'est pas toujours à l'aise non plus devant la nourriture. Les huîtres de Mme Oga-
wa, « petit tas de viscosité » qu'elle avale en « retenant sa respiration », ou observe dubita-
tive, marinées dans un bocal. Mais cela est sans commune mesure avec ce qu'éprouve la
jeune femme de Sokcho. Pas de de boulimie, juste des envies, l'omniprésence de certains
aliments, gras, sucrés, comme la pâte d'amande « rassurante », les beignets du Family Mart,
et cette vision étrange de Mme Ogawa devant un monticule de chair de crabe. Claire ne
frotte plus durement sa peau, mais la nourrit avec des produits hydratants. Un apaisement
est en marche.
L'exil et l'oubli. L'exil et le silence. Là où il y a souffrance, il y a pudeur. Au cœur de
l'exil, du mal-être, de ces liens familiaux compliqués, se love la thématique du non-dit, de la
non-parole, de la non-mémoire. C'est aussi ce silence qui se lègue au sein d'une famille. Per-
ceval ne sait rien, ni ce qu'est un chevalier ou une église, ni de sa situation d'exilé, ni de ce
qui est arrivé à son père. Claire le sait, mais personne de sa famille ne le lui a vraiment ra-
conté. C'est l'Histoire qui lui apprend les grandes lignes de son histoire, et c'est à Mathieu
que la grand-mère transmet des éléments du récit familial, notamment l'acte symbolique de
l’arrière-grand-mère se coupant la langue. Mais ce relais n'est pas satisfaisant et elle se sent
mise de côté : « J'ignorais presque tout de l'histoire de mes grands-parents. Ils ne l'évo-
quaient pas avec moi ni avec ma mère. ».
La tentative d'oubli de l'humiliation subie n'efface pas pour autant la réalité de cette souf-
france. Ce sera le péché de Perceval : il oublie sa mère, puis Blanchefleur, les conseils qu'on
lui donne, puis Dieu... « Les difficultés énormes qu'il rencontre à trouver sa place dans la so-
ciété proviennent de l'oubli de son origine – oubli involontaire de sa part, voulu et imposé
par la veuve Dame. », écrit Pierre Gallais. Claire méconnaît l'histoire familiale et maîtrise
mal le coréen, la langue-mère ; la jeune femme de Sokcho ignore tout de son histoire fran-
çaise, de son père, de ce qui s'est passé entre cet homme et sa mère.
Alors pour combler les lacunes de l'oubli ou de la non-parole, il faut partir. Voyager pour
savoir. Quitte à se tromper parfois, sur la route à prendre et sur ce qu'il y a à y apprendre.
Comme l'explique parfaitement Pierre Gallais, la quête de Perceval selon Chrétien ne de-
vait pas le faire revenir sur les lieux de l'exil, ce manoir où il n'a plus rien à faire ni plus per-
sonne à voir, mais sur les lieux d'avant l'exil, le Château du Roi-Pêcheur où il retrouvera son
père. Claire nous offre l'image de ce qui se passerait pour Perceval si Chrétien le faisait re-
venir au manoir. Elle n' a rien à faire au Japon. Elle s'y ennuie, se réfugie dans sa chambre à
jouer symboliquement au Tétris, ce jeu de construction-déconstruction, car Tokyo est la ville
de l'exil et c'est en Corée, le lieu d'avant l'exil qu'elle doit voyager au cœur d'elle-même et
de ses origines. C'est ce que lui dit sa grand-mère avec la lucidité fantasque d'un esprit
vieillissant : « Ok, go, go ! ». Une petite phrase anodine, rébarbative dans un premier temps,
pour le lecteur comme pour la narratrice, comme si la grand-mère scellait par ces trois petits
mots la distance qui s'est installée entre elles. Mais lorsqu'elle congédie sa petite-fille avec
cette phrase, répétée comme un leitmotiv lors des parties de Monopoly, on comprend qu'elle
l'enjoint d'arrêter de tourner en rond dans cette ville comme sur le plateau du jeu de société,
et lui annonce implicitement ce que sera sa décision de la fin du livre.
C'est cette petite phrase, en écho à celle du Conte du Graal que Pierre Gallais répétait si
souvent, qui m'a ramené de Claire à Perceval, d'Elisa Shua à Chrétien : « Et Perceval redit
tot el », Perceval dit autre chose, il fait autrement. Claire, tout comme la jeune femme de
Sokcho, doit aussi faire autrement. Et si Claire a eu besoin de l'entendre de ses grands-pa-
rents, elle en acquiert progressivement la conscience dans le courant du livre. On a parfois
besoin d'un guide. Perceval prononce lui-même cette prise de conscience, mais il est alors
plus avancé dans son cheminement, et il s'est déjà beaucoup égaré en route. Il faut dire qu'il
partait de plus loin.
La réappropriation de ce passé, de ces origines, de cette langue est un voyage difficile à
entreprendre, difficile à mener à bien, profondément solitaire. Le grand-père de Claire en est
conscient : « Il me dit que ce voyage risque de ne pas se passer comme je l'imagine ». Ce
voyage-là n'a rien de touristique. Il ne s'agit pas d'une simple découverte des lieux ances-
traux, il s'agit d'une initiation, d'un « rapatriement ». Plus qu'un voyage dans l'espace et dans
le temps, c'est un retour en soi. Et non seulement en soi, mais dans le « soi familial ». L'ou-
bli, la méconnaissance doivent être comblés bien au-delà des faits, des dates généalogiques,
des lieux où ont vécu tels et tels parents ou grands-parents...
Ce que cherche à comprendre Perceval, Claire et la jeune femme de Sokcho est avant-
tout en eux. C'est pourquoi Perceval chemine en solitaire, pourquoi la jeune femme de Sok-
cho reste seule dans la chambre de Kerrand, et pourquoi Claire embarque sans ses grands-
parents sur le bateau qui l'emmène en Corée. « Il n' y a pas de secret du Graal., explique
Pierre Gallais. Il n'y a que le secret que Perceval porte en lui-même. (…) Ce qu'il y a de
« merveilleux » dans Perceval, c'est Perceval. Ce ne sont pas les choses qui sont mer-
veilleuses, c'est le sens qu'on leur donne. Ce n'est pas la montagne qui est merveilleuse, c'est
son ascension. C'est la démarche. C'est la découverte. C'est le dévoilement. ». Ce ne sont
donc pas tant les réponses qui sont importantes que les questions. Nos trois personnages
doivent changer le regard qu'ils portent sur le monde, sur eux-mêmes et sur leurs familles.
C'est ce moment de basculement que nos trois auteurs ont choisi de mettre en œuvres.
En ce sens, les trois personnages progressent en devinant leur identité. Perceval n'a pas
de nom, ni de prénom pendant plus de 3500 vers du Conte du Graal, tout comme la jeune
femme de Sokcho qui n'est jamais nommée. L'art du dévoilement chez Elisa Shua Dusapin
prend une forme différente mais tout aussi remarquable que chez Chrétien. Au sein d'une
même œuvre dont Perceval est le sujet essentiel, Chrétien développe en parallèle une se-
conde narration autour de Gauvain, en contrepoint, pour montrer ce que Perceval n'est pas et
ne doit pas être.
Elisa Shua travaille son sujet sur deux livres, en aucun cas le tome 1 et le tome 2 d'une
même histoire, mais deux livres qui se parlent, dialoguent entre eux par des réseaux de cor-
respondances d'une grande subtilité. Deux livres, deux héroïnes, les deux versants d'une
même entité cette fois, le versant coréen, non abouti, non formulé, sans identité propre, en-
core à acquérir, et le versant européen, qui a déjà un prénom, une moitié d'identité. Deux
versants d'un même soi, à unifier. C'est ce que dévoile ces livres et c'est cette unification qui
sera merveilleuse.
A la lisière du basculement, alors que le voyage dessine déjà le chemin, un animal sym-
bolique. Des oies sauvages pour Perceval, dont l'une, blessée en vol par l'attaque d'un fau-
con perd trois gouttes de sang sur la neige. En les voyant, Perceval s'abîme dans une pro-
fonde et magnifique méditation. Cette image proche de l'héraldique lui évoque le visage de
Blanchefleur, l'amour véritable qu'il a oublié en route. S'ouvre enfin en lui, l’œil du cœur.
Un oiseau aussi, pour la jeune femme de Sokcho. Un héron, dessiné par Kerrand dans ce
carnet qu'il lui a laissé dans sa chambre. La sage et patiente immobilité de l'oiseau migrateur
invite la jeune femme au voyage intérieur. Elle-aussi, à cet instant plonge dans une forme de
méditation, d'absence au monde extérieur et s'échappe, par un effet de mise en abyme, dans
un carnet qui perd ses contours.
Un daim, pour Claire. Celui qu'elle rencontre, seule, après une discussion importante
avec son grand-père et au seuil de son départ vers la Corée. Cet animal (ou ses variantes, la
biche, le cerf) est très présent dans les récits du moyen âge européen, pour marquer symboli-
quement l'imminence de la frontière d'un Autre Monde, cet ailleurs dans lequel se trouve la
résolution du problème ressenti dans le monde dans lequel on vit. Les cervidés sont aussi
très présents dans la culture japonaise comme symboles de pureté, représentation de la Na-
ture primordiale, que l'on retrouve dans Princesse Mononoké de Miyazaki. Et ce n'est pas un
hasard si cette rencontre se déroule sur l'île de Miyajima, lieu sacré, hors du temps, dans le-
quel on ne peut ni naître, ni mourir.
Dans ses cours que j'eus le bonheur de suivre plusieurs années durant, Pierre Gallais dé-
veloppait une hypothèse séduisante sur l'inachèvement du Conte du Graal, généralement at-
tribué à la mort de Chrétien de Troyes. Il envisageait que l'auteur ait porté son art à un tel
degré de perfection, emmené son héros si loin dans ce voyage intérieur de la connaissance
de soi, qu'il ne savait pas comment le terminer. Ces livres-là écrit-il sont « interminables ».
Comme un chef d’œuvre impossible dont l'esquisse est déjà l'épure. Et ce mystère qui de-
meure sur ce qu'aurait imaginé Chrétien pour Perceval et Gauvain, malgré les continuations,
adaptations, loufoqueries en tout genre a tenu en haleine et porté jusqu'à nous cette œuvre
qui se nourrit de son inachèvement.
Elisa Shua Dusapin l'a bien compris aussi, elle qui s'est engagée sur cette voie de l'exi-
gence, de l'intériorité, du silence évocateur. Il faut la lire comme Chrétien. Avec subtilité et
profondeur, avec émotion, et surtout, lentement. Très lentement. Nous laissons les deux nar-
ratrices d'Hiver à Sokcho et de Les Billes du Pachinko au seuil d'un voyage. Faut-il imaginer
ce que sera le voyage en Corée du Sud de Claire, ce qu'elle y fera, ce qu'elle y découvrira ?
Oserions-nous donner une suite à la vie de la jeune femme de Sokcho, l'envoyer en Norman-
die, retrouver son père, sa famille, ou Kerrand ? Pour ma part, c'est non ! Ces deux ouvrages
ne sont pas plus « terminables » que le Conte du Graal. Leur dernière page respective ré-
sonne comme une note de violon tenue de toute la longueur de l'archet et que seul prolonge
l'écho qu'elle trouve en chacun de nous.
Le reste appartient à Claire, à la jeune femme de Sokcho. A elles-seules. Et à leur créa-
trice.
Gael Poezevara - 2019
Bibliographie :
• Elisa Shua Dusapin : Hiver à Sokcho, Éditions Zoé – 2016
Les Billes du Pachinko, Éditions Zoé – 2018
• Pierre Gallais, Perceval et l'initiation. Essai sur le dernier roman de Chrétien de
Troyes, ses correspondances « orientales » et sa signification anthropologique, Editions Pa-
radigme – 1998
• Ayame Hosoi, La langue japonaise est-elle la « mère » des Zainichi ?, Transtext(e)s
Transcultures 跨文本跨文化 mis en ligne le 02 décembre 2013. URL : http://journals.ope-
nedition.org/transtexts/490 ; DOI : 10.4000/transtexts.490
• Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, Editions de la Pléiade, Gallimard – 1994

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Elisa Shua Dusapin et la quête de Perceval

  • 1. Elisa Shua Dusapin et la quête de Perceval « Perceval est un exilé. Le Conte del Graal est l'histoire d'un exil, plus exactement d'un retour d'exil. Tout ce qui arrive à Perceval n'a pas d'autre fin que de lui faire comprendre qu'il est un exilé et qu'il doit retrouver sa véritable patrie. »1 Les mots de Pierre Gallais, évoquant le célèbre héros du Conte du Graal de Chrétien de Troyes, sont immédiatement entrés en résonance avec l'univers d'Elisa Shua Dusapin, alors que je terminais son deuxième livre. Une petite phrase leitmotiv de Les Billes du Pachinko aura suffi à organiser la rencontre a priori improbable, entre le précurseur du « roman », un médiéviste spécialiste de la littérature du XIIᵉ siècle, et une écrivaine franco-suisse-coréenne du début du XXIᵉ siècle. Pas si surprenant pourtant, quand par-delà huit siècles de littérature et d'histoire humaine, une jeune auteure qui questionne l'exil, la connaissance de soi, les liens familiaux, la diffi- culté à dire, à transmettre, prolonge et rejoint celui qui fut aux origines du développement de la quête d'identité comme thématique du roman occidental, dès le milieu du XIIᵉ siècle. Chacun à sa manière bien sûr, en fonction des contingences de la société de son époque, mais sur la base de structures anthropologiques constantes. Des liens devaient inévitablement se tisser dès lors, par la pensée, et avec Perceval pour trait d'union, entre cet homme de lumière qu'était Pierre Gallais, lui qui évoque son livre comme « une auberge espagnole », lieu de mélange par excellence, ce chercheur infatigable qui bâtit des ponts entre la littérature occidentale et la spiritualité iranienne, et Elisa Shua Dusapin, écrivaine voyageuse au riche imaginaire, une sensibilité empreinte de multicultu- ralisme et de langues exilées. Troublant et passionnant. Car les deux narratrices-héroïnes d'Elisa Shua Dusapin, dans Hiver à Sokcho comme dans Les Billes du Pachinko sont elles-aussi des exilées. Et tout comme Perceval, elles n'appartiennent pas à la première génération de l'exil, mais ont hérité d'une situation d'exil. Une famille ne lègue pas seulement des ressemblances, un patrimoine génétique ou finan- cier mais aussi et surtout une histoire et une mémoire, avec parfois leurs lots de secrets, de non-dits et de souffrance qui rejaillissent sur les descendants et dont ceux-ci portent le poids. Malgré eux. Perceval est donc un enfant de l'exil. Sa mère le lui explique au tout début de l’œuvre : la chute du roi Uterpendragon, père d'Arthur, a entraîné des représailles sur les hauts digni- taires du régime, tels que le père de Perceval. La famille subit alors la spoliation de ses biens, l'appauvrissement, la persécution et se réfugie dans un manoir que possède le père dans une Gaste Forêt, une forêt isolée. Perceval n'est alors qu'un petit enfant et ne se sou- viendra de rien. Les similitudes avec Claire, la jeune narratrice suisse-coréenne de Les Billes du Pachin- ko sont nombreuses : comme Perceval, elle reçoit l'exil en héritage et dans un contexte poli- tique et historique là aussi troublé. Pour Claire, il faut même remonter à deux générations. Les exilés, ce sont ses grands-parents coréens, qui après avoir subi l'occupation japonaise, puis la guerre et la partition du pays en deux états, choisissent de s'exiler au Japon, pour y élever leur fille dans « un pays libéré de la guerre », comme l'explique le grand-père à sa pe- 1 Perceval et l'initiation, Paris, Ed. du Sirac, 1972 ; rééd. Orléans, Paradgime, 1998. (ISBN 2868781977)
  • 2. tite-fille à la fin du livre. Pour Perceval comme pour Claire, l'exil se révèle double. Après la mort de son mari et de ses deux fils aînés, défaits par les armes, la mère de Perceval confine son cadet dans cette Gaste Forêt, lieu d'exil par excellence, avec l'espoir de le tenir hors du monde. Au déclasse- ment subi par le père, à l'exil géographique, territorial, elle ajoute l'exil social, l'éloignement de la cour, de la chevalerie, au point que Perceval en ignore même l'existence. Claire subit, comme Perceval, le premier exil géographique et politique de ses grands-pa- rents (nous verrons qu'il est aussi langagier), le même déclassement social, mais aussi ce qui peut être considéré comme une réplique à ce premier séisme : le départ de sa mère du Japon pour l'Europe. La mère, là aussi, nous y reviendrons. La mise en accusation de cette deuxième phase de l'exil, initiée par la deuxième génération existe dans les propos de Claire à la fin du livre : « Si ma mère n'était pas partie, si j'étais née ailleurs qu'en Suisse... », com- mence-t-elle. Sous-entendu : elle n'aurait pas oublié le coréen et se sentirait plus proche de ses grands-parents et de l'histoire familiale, son histoire. Accusation combattue aussitôt par le grand-père : les Zaïnichis, diaspora coréenne du Japon, subissaient et subissent toujours des persécutions, un traitement d'étrangers et un racisme inhérent à la société japonaise, si- tuation dont la mère de Claire a pu s'extraire en allant vivre en Suisse. On perçoit néanmoins chez Claire toute l'ambiguïté d'un sentiment de culpabilité et d'illégitimité, rejeté sur sa mère, comme celle qui n'étant pas retournée en Corée du Sud, l'en a d'autant plus éloignée, à tous points de vue. L'exil de la jeune femme d'Hiver à Sokcho est tout autre. Très différent, très intéressant car complémentaire de ce que nous venons de voir pour Claire et Perceval. Elle n'a jamais quitté la Corée, ce pays qui l'a vu naître, dont elle parle la langue et dans lequel elle vit, étu- die et travaille. Son exil est celui d'une terre intérieure, une terre qu'elle n'a pas fui, mais qui la fuit. La terre de son père français. Le métissage est son exil. Sa nostalgie à elle n'est pas le regret du pays que l'on a quitté, avec les souvenirs d'enfance, les odeurs, les habitudes de vie, les visages qui y demeurent attachés, mais de celui qu'elle ne connaît pas. Ce vide, elle tente de le combler en étudiant la langue française, en lisant Maupassant. Cette terre nue, in- trinsèque pourtant à son existence, elle tente de la façonner, de lui donner une existence par l'esprit, par l'art, par la langue, à défaut de pouvoir s'y rattacher par le personnel et l'intime. Un homme va soudain la faire émerger autrement et l'aider à en esquisser d'autres contours. Lorsque le dessinateur français Yan Kerrand fait irruption dans la pension dans la- quelle travaille la jeune femme, il y a choc émotionnel. L'incipit du livre, tout en force et en nuance, suggère une seconde naissance : « Il est arrivé perdu dans un manteau de laine ». Certaines arrivées invitant au départ, il y aura un avant et un après cet instant. La vie de cette jeune femme entre dans une autre phase, mais comme toujours lors d'un coup de foudre, elle n'en perçoit pas immédiatement le sens et l’ambivalence de la relation avec cet homme de vingt-cinq ans plus âgé qu'elle, va conduire à des pages d'une troublante beauté. Kerrand lui révèle sa part française paternelle, la lui renvoie soudain comme un miroir vivant. Il est significatif que ce soit Kerrand, un peu plus tard dans la narration, qui nous ap- prenne à nous aussi l'origine de la jeune femme. En ce sens, il joue le même rôle pour la narratrice que Blanchefleur pour Perceval : celui qui oblige à penser sa vie, à envisager au- trement l'existence, à entrer en soi jusqu'au cœur du problème latent. Et à remettre la person- nalité de la mère en perspective, une mère qui agit une fois encore et plus que jamais comme un blocage. La figure de la mère aliénante est une figure essentielle de la littérature, des mythes, de la psychanalyse. La Veuve Dame du Conte du Graal joue pleinement ce rôle à l'égard de son
  • 3. fils. Certes, elle a des circonstances atténuantes : la pauvre femme a successivement perdu sa fortune, sa condition sociale, ses deux fils aînés et son mari ! En cloîtrant Perceval dans son manoir isolé, elle prend pour son fils une terrible décision, lourde de conséquences, mais croit le protéger et garde égoïstement la seule raison de vivre qui lui reste. Cette sur- protection, elle n'en recevra pourtant aucun retour. Perceval, non-élevé, non-éduqué, igno- rant sa propre histoire, ne lui témoigne aucune attention, aucune affection, et la rudoie comme d'ailleurs il rudoie les premières femmes qu'il rencontre. Il ne sait pas aimer. Point commun d'ailleurs avec les héroïnes d'Elisa Shua Dusapin, qui peinent à montrer leurs senti- ments, leur affection, leur amour. L'univers d'Elisa Shua Dusapin est beaucoup plus féminin que celui de Chrétien, et ce sont donc plutôt les relations mère-fille qui sont mises en avant dans ses deux ouvrages. Ce qui ne signifie en rien que les hommes ou les pères n'y ont aucune place. Entre une mère et son fils ou une fille et sa mère, les liens, les émotions diffèrent. Une mère se montrera volontiers protectrice, jusqu'à l'excès, vis-à vis d'un fils, tandis qu'elle éprouvera de la jalousie à l'égard d'une fille qu'elle veut façonner à son image, soit qu'elle apparaisse comme un reflet ou a contrario comme une rivale. Dans les deux cas, elle devient aliénante, possessive, destructrice parfois. C'est le point commun entre Perceval, Claire et la jeune femme de Sokcho. Dans Les Billes du Pachinko, quatre couples mère-fille sont évoqués. Le moins dévelop- pé est celui de la grand-mère et de l'arrière-grand-mère de Claire : une photo dans la chambre de la narratrice, et surtout le geste de l'arrière-grand-mère, qui s'est coupée la langue pour ne pas avoir à prononcer des mots de l'occupant japonais, acte symbolique qui en dit long sur sa forte personnalité. Les trois autres couples en revanche révèlent beaucoup. De la relation que Claire entretient avec sa mère se dégage une impression de distance. Une affection qui peine à se délivrer. Elle semble éprouver plus de sentiments pour son père. Ce n'est pas expressément écrit, mais l'écriture silencieuse d'Elisa Shua Dusapin nous invite à le lire dans les interstices. Lorsque la narratrice évoque les mails que lui envoie sa mère, les détails du contenu qu'elle nous en révèle tournent essentiellement autour de son père, no- tamment pour la renseigner sur ses déplacements d'organiste. Ce sont les enregistrements de la musique de son père justement, qui vont tisser un lien supplémentaire entre Mieko et Claire. Entre elles, il ne sera pas question de la mère de Claire. Et cette phrase de la jeune femme à propos de ses mails, exprime peut-être un sentiment plus général sur ce qu'elle éprouve : « Lire ma mère me rend parfois si lasse que je renonce à faire ce que j'avais pré- vu(...). » C'est qu'il faut considérer ce lien au sein de relations mère-fille qui se transmettent sur plusieurs générations. Claire se trouve en réalité au milieu d'une relation complexe entre sa mère et sa grand-mère, comme l'illustre le souvenir d'enfance au musée d'histoire naturelle à Ueno. Ce qui pourrait n'être qu'un banal désaccord révèle soudain la tension, l'incompréhen- sion latentes entre les deux femmes. Les réactions apeurées de Claire enfant devant une salle d'animaux empaillés suffisent à réveiller l'animosité entre la mère et la grand-mère : la mère de Claire « fusille » sa propre mère du regard avant de s'adresser à elle en français, cette langue dont elle sait qu'elle ne peut la comprendre. Un épisode crucial, qui scelle une forme de rupture entre elles : « Cette année-là, ma mère a écourté notre séjour. », précise Claire. Elle dira aussi qu'elles ne sont plus venues ensemble à Tokyo chez ses grands-parents, de- puis vingt ans. Au milieu de ces liens distendus, Claire est prise en otage : pour ne pas bles- ser sa mère qui lui demande par mail ce que ses parents disent d'elle, elle ne lui avouera pas qu'il ne parle jamais de leur fille, comme vingt et quelques années plus tôt, elle ne traduira pas à sa grand-mère qui le lui demande, ce que sa mère a prononcé en français.
  • 4. Autre figure de mère dans Les Billes du Pachinko, Madame Ogawa apparaît distante vis- à vis de sa fille Mieko, la jeune japonaise à qui Claire donne des cours de français. Une dis- tance sans doute à nuancer en raison des mœurs japonaises. L'absence d'affection est néan- moins palpable et Madame Ogawa a peut-être eu recours à une lectrice en français pour ne pas avoir à s'occuper de Mieko durant les vacances. Elle se justifie d'ailleurs de cette ab- sence auprès d'elle : « Vous savez, c'est pendant les vacances que les professeurs préparent leurs cours... » explique-t-elle à Claire. Madame Ogawa s'inquiète pour sa fille, l'aime sans aucun doute, mais conserve une raideur apparente qui entrave leur relation. Elle fend l'ar- mure pourtant, le soir de l'anniversaire de Claire, dans une scène d'une sobriété poignante : la narratrice en quittant l'appartement entrevoit Madame Ogawa secouée de sanglots. On perçoit alors tout le poids qui pèse sur cette relation mère-fille, empreinte de l'absence du père. Un peu plus tard, c'est Claire qu'elle finit par regarder « avec douceur. Presque mater- nelle. » et qui se retrouve là aussi au milieu de cette relation comme un relais affectif. Ma- dame Ogawa parle de sa fille à Claire, de ses projets de l'envoyer étudier en Suisse, mais parle-t-elle vraiment à sa fille ? Pas dans ce que nous donne à voir la narration. Et c'est Claire qui recevra finalement ces paroles de Mieko : « Tu es comme ma maman. ». Hiver à Sokcho ne développe qu'une seule relation mère-fille, mais va beaucoup plus loin dans l'exploration de cette complexité. Le malaise, le mal-être nés de la relation équi- voque entre la jeune narratrice et sa mère s'insinuent partout dans la narration. Les tensions sont palpables dans les échanges. Une incompréhension qui provoque parfois des réactions épidermiques, une rébellion larvée de la part de la jeune femme : «Par provocation j'ai dit que je ne comptais pas changer de travail », « De toute façon je n'ai pas besoin de ton avis », dit-elle à sa mère. Mais la profondeur de l'ambiguïté de leur relation est surtout mise en valeur par le rap- port au corps, qui génère dans la vie de la jeune femme de la violence intérieure. Et en re- tour, une profonde empathie de la part du lecteur. C'est d'abord la proximité des corps de la mère et de la fille qui interpelle. Proximité qui va jusqu'à la nudité lorsqu'elles se retrouvent aux jjimjilbangs. Cette proximité nous interroge, au-delà de ce qui pourrait être caractéris- tique des mœurs de la société coréenne, car elle est problématique pour la narratrice elle- même, qui le dit et le revendique. Dormir avec sa mère lui est devenu pénible. Ce qui la re- tient de le lui dire est que « cela lui ferait de la peine ». Une scène nous amène même à un processus de regressus ad uterum qui permet de comprendre symboliquement ce qui pèse sur la jeune narratrice. Dans la chambre de sa mère, pour regarder la télévision, « ma mère s'est placée dans mon dos, les jambes de part et d'autre de mes hanches. ». Reproduction de la scène d'enfantement, processus d'infantilisation que cette mère entretient vis-à-vis de sa fille, en souhaitant continuer à dormir avec elle, dans le rapport à la nourriture aussi, comme nous le verrons ensuite, ou en voulant diriger sa vie, la marier à Jun-oh par exemple. Comme la Veuve Dame a voulu le faire pour son fils Perceval, la mère devient le person- nage qui maintient à l'état d'enfant, bride la volonté, empêche de penser et donc empêche d'être. D'autant plus lorsque la figure du père fait défaut. Affaibli, déclassé puis mort de chagrin pour Perceval, évaporé sans doute pour Mieko, ce qui est encore plus déstabilisant, et quasi inconnu dans Hiver à Sokcho : « La seule chose que je savais de mon père était qu'il tra- vaillait dans l'ingénierie de la pêche lorsqu'il l'avait rencontrée » confie la narratrice à Ker- rand et au lecteur. Les figures masculines, dans le monde très masculin de la chevalerie mé- diévale viendront compenser, pas toujours avec bonheur d'ailleurs, l'absence du père et le rôle hypertrophié de la mère de Perceval, tels Gornemant de Goort, Arthur, Gauvain, l'oncle
  • 5. ermite, mais ce ne sera pas le cas dans l'univers d'Elisa Shua Dusapin. Le vieux Park est un patron bourru avec lequel les relations restent limitées. Néanmoins, il aura l'un des rares gestes d'affection du livre, un geste quasi paternel, très touchant, lors- qu'il découvre la jeune femme, assise dans la cuisine, malade après une crise de boulimie : « Il m'a prise dans ses bras, a tapoté mon épaule comme on rassure un bébé, avant de m'em- mitoufler dans son manteau pour me reconduire à ma chambre, sans un mot ». Les amou- reux ne peuvent lutter. Jun-oh est trop empli de lui-même, de sa carrière, de sa propre image et on comprend immédiatement qu'il ne s'agit pas d'un amour profond. Mathieu semble sin- cèrement épris de Claire au contraire. Mais pour elle, il est devenu un rival ambigu dans cette quête qui prime sur le reste, celle de l'identité. Claire évoque ainsi les deux séjours pré- cédemment effectués avec Mathieu à Tokyo : « Mathieu passait des journées entières avec ma grand-mère. Pendant ce temps, j'allais me promener dans le quartier, dans un mélange de jalousie et de soulagement. ». Quant à son grand-père, il est un homme effacé. Il ne s'inter- pose jamais de manière frontale entre sa femme et sa fille, ou plus tard entre sa femme et sa petite-fille. Il gère les tensions, et essuie sans trop broncher les reproches de sa femme. L'ar- rière-grand-père n'est jamais mentionné. La mère dominante, omniprésente donc, quelle que soit l'époque, la génération. Cela nous ramène à la problématique de la langue. Car dans toutes les cultures, la langue que l'on parle, que l'on apprend dès la naissance est dite « maternelle ». La mère est donc dans l'être humain, celle qui donne le Verbe, qui nous transmet la forme pensante, la possibilité d'exis- ter, là où le père transmet la matière. Nous voilà au cœur de la quête d'identité. Le rapport langue-mère s'avère plus complexe, plus présent dans les deux livres d'Elisa Shua Dusapin. Perceval n'a pas été exilé dans un espace langagier différent, il n'existe pas pour lui de confrontation entre deux ou trois langues. Il éprouve cependant des difficultés avec le langage, car il ne sait pas nommer ce qu'il voit, comme au tout début du roman, lors- qu'il croise des chevaliers. Il les prend d'abord pour des diables, puis aussi vite pour des anges. Mais il s'agit là d'un défaut d'éducation. En ce sens sa méconnaissance de la langue qu'il parle est liée à l'attitude de sa mère, à son isolement du monde. Or l'identité, c'est aussi être capable de nommer les choses comme les êtres, au plus juste, de comprendre le sens de ce que l'on vit et de trouver sa place dans une société par la communication. Et Perceval communique mal. Il restera silencieux devant le cortège du Graal, faute d'avoir correctement interprété les conseils de Gornemant, faute d'avoir su formuler une question. Dans les deux livres d'Elisa Shua Dusapin, la difficulté à nommer, à dire, est liée à l'exis- tence de deux ou plusieurs langues dans l'histoire personnelle des narratrices et de leurs fa- milles. Dans la mesure où nous nous sommes en présence de deux jeunes femmes d'origine franco-suisse-coréenne, avec cette part d'exil en elles, la question de la langue peut être rat- tachée pour l'une et l'autre à la conception de la langue maternelle chez les Zaïnichis (voir l'article cité en note2 ). Pour les exilés coréens du Japon, l'image de la mère réelle se rattache intimement à l'idée de la langue comme mère symbolique. La première génération de Zaïni- chis, comme les grands-parents de Claire, a eu réellement pour langue maternelle le coréen. L'occupant japonais a d'abord introduit une tension, au sein de laquelle cette seconde langue entrée par la force dans leur vie prenait les caractéristiques masculines. Jusqu'à évoquer par- fois, dans la littérature Zaïnichi, l'idée d'un viol de la langue devenue dominante, perpétré sur la langue maternelle désormais soumise ; une violence que l'on retrouve dans l'évocation 2 Ayame HOSOI, La langue japonaise est-elle la « mère » des Zainichi ?, Transtext(e)s Transcultures 跨文本跨 文化 , mis en ligne le 02 décembre 2013. URL : http://journals.openedition.org/transtexts/490 ; DOI : 10.4000/transtexts.490
  • 6. du geste de l'arrière-grand-mère de Claire se coupant la langue. Traumatisme dont on peut imaginer que là aussi il se transmette, même inconsciemment, sur les générations suivantes, comme le montre parfois les études de la psycho-généalogie. D'ailleurs, cet épisode de la mémoire familiale reste bien présent pour Claire, puisqu'elle décide d'en parler à Mieko. Cet acte symbolique s'est transmis en elle aussi. Mais pour la seconde génération, ces enfants nés de l'exil et qui ont grandi au Japon, une inversion s'est produite au fur et à mesure. Un dilemme aussi. La langue du pays dans lequel on vit, comme l'exprime avec force, presque avec détresse, Claire, dans la scène cruciale et poignante de l'anniversaire, s'est confrontée à la langue maternelle coréenne issue d'un pays devenu fantôme, comme le dit le grand-père, Choson, la Corée unifiée, pays qui reste pour- tant celui des origines : « Nous sommes tous des gens de Choson. Des gens d'un pays qui n'existe plus. ». Il est très significatif que Claire, de la troisième génération, étudie justement le japonais, faute de pouvoir étudier le coréen en Europe, et en pensant faciliter les échanges avec ses grands-parents. Toute la complexité de la situation langagière est ainsi exprimée. Pour l'une et l'autre des narratrices, la langue coréenne est bien la langue de la mère, le père amenant une seconde langue qui est cette fois européenne, hors du domaine asiatique. Le fossé se creuse donc un peu plus. En revanche la langue maternelle de Claire n'est plus le coréen, mais celle de son père, le français. Quand la langue maternelle est en fait paternelle. La famille maternelle de Claire lui renvoie alors sa propre souffrance vis-à-vis d'une langue originelle bafouée par l'Histoire et qui tend à s'effacer aussi de l'histoire familiale. La mère se trouve donc à l'origine du sentiment d'illégitimité, de culpabilité éprouvé par Claire qui ne possède plus cette langue de référence, cette langue-mère symbolique qui prend les ca- ractéristiques d'une langue morte. La communication se brouille, les liens se distendent avec des grands-parents auxquels elle ne peut parler que par bribes de mots anglais, japonais et coréens et qui eux-mêmes ne connaissent pas la langue maternelle de leur petite-fille. Ce sentiment d'illégitimité, la jeune femme de Sokcho le ressent elle-aussi, doublement, bien que le coréen soit bel et bien sa langue maternelle réelle. A l'égard de la langue fran- çaise, qu'elle connaît, qu'elle a étudiée mais ne s'autorise pas à parler avec Kerrand : « En réalité, mon français était meilleur que l'anglais que nous parlions entre nous mais j'étais in- timidée. ». Mais l'illégitimité lui est de même renvoyée s'agissant du coréen. Son visage in- dique son métissage, et la guichetière du musée situé à la frontière de la Corée du Nord lui répond en anglais, la prenant sans doute pour une touriste, une coréenne certes, mais d'ori- gine seulement : « J'ai ravalé l'humiliation qu'on ne m'ait pas répondu dans ma langue de- vant lui. ». La langue maternelle mise en accusation, en défaut, cette langue donnée par la mère qui donne aussi la vie biologique, suscite un sentiment de bâtardise symbolique. En France, en Suisse, leurs visages à toutes les deux montreraient aux gens qu'elles ne sont pas euro- péennes ; en Corée, leurs visages, la méconnaissance de la langue pour Claire, montreraient qu'elles ne sont pas coréennes. Comment, et où se situer dans ces conditions ? La question « qui suis-je ? » prend tout son sens... En réaction, pour rompre avec cette mère réelle qui aliène, qui bloque et génère au fond ce mal-être existentiel issu d'une errance géographique, langagière, et donc existentielle, se développe au sens psychanalytique, l'abjection, c'est à dire l'état d'être rejeté. Nous voilà de retour en exil, mais sur le plan intérieur cette fois. Pour se construire une identité, il faut af- fronter et abolir la mère. Perceval va « tuer la mère » en quittant brutalement le manoir, sans avoir la pleine conscience de ce qu'il lui fait subir. Tout s'écroule dans ce qu'avait espéré cette mère. Au jour du départ, il se retourne, la voit tombée au sol, mais ne revient pas sur
  • 7. ses pas et cingle son cheval. Il apprendra plus tard la mort de la Veuve Dame. Ce sera son premier péché. La manifestation du rejet maternel est remarquablement évoquée dans Hiver à Sokcho. Avec subtilité. La jeune femme n'est pas encore en mesure de s'opposer frontalement à sa mère, de la quitter brutalement comme Perceval. Ou plus précisément, elle est trop en me- sure de le faire, car contrairement à lui, elle est éduquée, elle a étudié et vit pleinement dans le monde. Le lien maternel existe, a été inculqué avec toute l’ambiguïté affection-rejet que le poids des habitudes morales et sociales lui donne. Nos conventions nous obligent, comme une évidence non interrogeable, à aimer nos parents, les membres de notre famille. On sait que dans les faits il n'en est rien. On ne choisit pas ses parents... dit la chanson. Le boulever- sement créé par l'arrivée de Kerrand sert de déclencheur, de révélateur. Le mal-être se reporte sur le corps et la nourriture. Le corps est souvent le premier lieu à subir les conséquences d'un malaise existentiel : tics, scarifications, anorexie, boulimie par exemple. Comme partie visible, concrète de ce que l'on est, de ce que l'on offre à voir aux autres, le malmener est une manière plus ou moins consciente d'appeler à l'aide, d'extériori- ser ce que l'on ne parvient pas à formuler de ces questions qui sont parfois plus importantes que leurs réponses. La question du père bien sûr, entourée de non-dits, de gêne, d'un mystère qui demeurera pour le lecteur comme pour la narratrice. Une passade ? Une faute ? Un homme abusant de sa situation ? Une histoire sans lendemain avec un ingénieur étranger de passage pour diriger un chantier et qui laisse en partant une femme enceinte, ce dont il n'a peut-être rien su ? Ce vide, cet ailleurs inconnu, cette origine niée sans doute par une mère devant laquelle la narratrice évite de dire l'origine française de Kerrand, provoquent le ma- laise, la violence à l'égard de ce corps, de cette peau qui les reflètent et les portent en perma- nence. La jeune femme frotte sa peau, comme pour en effacer des impuretés qui sont plus profondes que de simples peaux mortes, peine à choisir des vêtements pour la couvrir, se sent mal à l'aise avec ses lunettes, et presque tout autant avec des lentilles. Et puis il y a cette cicatrice, qui revient comme une obsession, jusqu'à la toute fin du livre, symbole inef- façable de ce qui est à la fois sa faille intérieure et que Kerrand saura transformer en singu- larité. Cette jeune femme veut exister, pleinement. Les remarques de sa mère sur son physique, sa corpulence, sur le fait qu'elle ne mange pas assez, son insistance pour lui donner quand même de la nourriture ramène la jeune femme à l'infantilisation. La mère qui donne nais- sance, qui nourrit (« Tu es si belle quand tu manges, ma fille. »), qui donne la langue... En présence de sa mère, la boulimie apparaît : « Ma mère a rempli mon bol. J'avais la nausée. J'ai bu, mangé encore. Je mangeais toujours à outrance devant elle. ». En ce sens, la scène de préparation du fugu pour Kerrand, ce fugu que sa mère refusait qu'elle touchât montre un début de désobéissance et d'émancipation. Grâce à Kerrand. Pour Kerrand. Claire n'est pas toujours à l'aise non plus devant la nourriture. Les huîtres de Mme Oga- wa, « petit tas de viscosité » qu'elle avale en « retenant sa respiration », ou observe dubita- tive, marinées dans un bocal. Mais cela est sans commune mesure avec ce qu'éprouve la jeune femme de Sokcho. Pas de de boulimie, juste des envies, l'omniprésence de certains aliments, gras, sucrés, comme la pâte d'amande « rassurante », les beignets du Family Mart, et cette vision étrange de Mme Ogawa devant un monticule de chair de crabe. Claire ne frotte plus durement sa peau, mais la nourrit avec des produits hydratants. Un apaisement est en marche. L'exil et l'oubli. L'exil et le silence. Là où il y a souffrance, il y a pudeur. Au cœur de l'exil, du mal-être, de ces liens familiaux compliqués, se love la thématique du non-dit, de la
  • 8. non-parole, de la non-mémoire. C'est aussi ce silence qui se lègue au sein d'une famille. Per- ceval ne sait rien, ni ce qu'est un chevalier ou une église, ni de sa situation d'exilé, ni de ce qui est arrivé à son père. Claire le sait, mais personne de sa famille ne le lui a vraiment ra- conté. C'est l'Histoire qui lui apprend les grandes lignes de son histoire, et c'est à Mathieu que la grand-mère transmet des éléments du récit familial, notamment l'acte symbolique de l’arrière-grand-mère se coupant la langue. Mais ce relais n'est pas satisfaisant et elle se sent mise de côté : « J'ignorais presque tout de l'histoire de mes grands-parents. Ils ne l'évo- quaient pas avec moi ni avec ma mère. ». La tentative d'oubli de l'humiliation subie n'efface pas pour autant la réalité de cette souf- france. Ce sera le péché de Perceval : il oublie sa mère, puis Blanchefleur, les conseils qu'on lui donne, puis Dieu... « Les difficultés énormes qu'il rencontre à trouver sa place dans la so- ciété proviennent de l'oubli de son origine – oubli involontaire de sa part, voulu et imposé par la veuve Dame. », écrit Pierre Gallais. Claire méconnaît l'histoire familiale et maîtrise mal le coréen, la langue-mère ; la jeune femme de Sokcho ignore tout de son histoire fran- çaise, de son père, de ce qui s'est passé entre cet homme et sa mère. Alors pour combler les lacunes de l'oubli ou de la non-parole, il faut partir. Voyager pour savoir. Quitte à se tromper parfois, sur la route à prendre et sur ce qu'il y a à y apprendre. Comme l'explique parfaitement Pierre Gallais, la quête de Perceval selon Chrétien ne de- vait pas le faire revenir sur les lieux de l'exil, ce manoir où il n'a plus rien à faire ni plus per- sonne à voir, mais sur les lieux d'avant l'exil, le Château du Roi-Pêcheur où il retrouvera son père. Claire nous offre l'image de ce qui se passerait pour Perceval si Chrétien le faisait re- venir au manoir. Elle n' a rien à faire au Japon. Elle s'y ennuie, se réfugie dans sa chambre à jouer symboliquement au Tétris, ce jeu de construction-déconstruction, car Tokyo est la ville de l'exil et c'est en Corée, le lieu d'avant l'exil qu'elle doit voyager au cœur d'elle-même et de ses origines. C'est ce que lui dit sa grand-mère avec la lucidité fantasque d'un esprit vieillissant : « Ok, go, go ! ». Une petite phrase anodine, rébarbative dans un premier temps, pour le lecteur comme pour la narratrice, comme si la grand-mère scellait par ces trois petits mots la distance qui s'est installée entre elles. Mais lorsqu'elle congédie sa petite-fille avec cette phrase, répétée comme un leitmotiv lors des parties de Monopoly, on comprend qu'elle l'enjoint d'arrêter de tourner en rond dans cette ville comme sur le plateau du jeu de société, et lui annonce implicitement ce que sera sa décision de la fin du livre. C'est cette petite phrase, en écho à celle du Conte du Graal que Pierre Gallais répétait si souvent, qui m'a ramené de Claire à Perceval, d'Elisa Shua à Chrétien : « Et Perceval redit tot el », Perceval dit autre chose, il fait autrement. Claire, tout comme la jeune femme de Sokcho, doit aussi faire autrement. Et si Claire a eu besoin de l'entendre de ses grands-pa- rents, elle en acquiert progressivement la conscience dans le courant du livre. On a parfois besoin d'un guide. Perceval prononce lui-même cette prise de conscience, mais il est alors plus avancé dans son cheminement, et il s'est déjà beaucoup égaré en route. Il faut dire qu'il partait de plus loin. La réappropriation de ce passé, de ces origines, de cette langue est un voyage difficile à entreprendre, difficile à mener à bien, profondément solitaire. Le grand-père de Claire en est conscient : « Il me dit que ce voyage risque de ne pas se passer comme je l'imagine ». Ce voyage-là n'a rien de touristique. Il ne s'agit pas d'une simple découverte des lieux ances- traux, il s'agit d'une initiation, d'un « rapatriement ». Plus qu'un voyage dans l'espace et dans le temps, c'est un retour en soi. Et non seulement en soi, mais dans le « soi familial ». L'ou- bli, la méconnaissance doivent être comblés bien au-delà des faits, des dates généalogiques, des lieux où ont vécu tels et tels parents ou grands-parents...
  • 9. Ce que cherche à comprendre Perceval, Claire et la jeune femme de Sokcho est avant- tout en eux. C'est pourquoi Perceval chemine en solitaire, pourquoi la jeune femme de Sok- cho reste seule dans la chambre de Kerrand, et pourquoi Claire embarque sans ses grands- parents sur le bateau qui l'emmène en Corée. « Il n' y a pas de secret du Graal., explique Pierre Gallais. Il n'y a que le secret que Perceval porte en lui-même. (…) Ce qu'il y a de « merveilleux » dans Perceval, c'est Perceval. Ce ne sont pas les choses qui sont mer- veilleuses, c'est le sens qu'on leur donne. Ce n'est pas la montagne qui est merveilleuse, c'est son ascension. C'est la démarche. C'est la découverte. C'est le dévoilement. ». Ce ne sont donc pas tant les réponses qui sont importantes que les questions. Nos trois personnages doivent changer le regard qu'ils portent sur le monde, sur eux-mêmes et sur leurs familles. C'est ce moment de basculement que nos trois auteurs ont choisi de mettre en œuvres. En ce sens, les trois personnages progressent en devinant leur identité. Perceval n'a pas de nom, ni de prénom pendant plus de 3500 vers du Conte du Graal, tout comme la jeune femme de Sokcho qui n'est jamais nommée. L'art du dévoilement chez Elisa Shua Dusapin prend une forme différente mais tout aussi remarquable que chez Chrétien. Au sein d'une même œuvre dont Perceval est le sujet essentiel, Chrétien développe en parallèle une se- conde narration autour de Gauvain, en contrepoint, pour montrer ce que Perceval n'est pas et ne doit pas être. Elisa Shua travaille son sujet sur deux livres, en aucun cas le tome 1 et le tome 2 d'une même histoire, mais deux livres qui se parlent, dialoguent entre eux par des réseaux de cor- respondances d'une grande subtilité. Deux livres, deux héroïnes, les deux versants d'une même entité cette fois, le versant coréen, non abouti, non formulé, sans identité propre, en- core à acquérir, et le versant européen, qui a déjà un prénom, une moitié d'identité. Deux versants d'un même soi, à unifier. C'est ce que dévoile ces livres et c'est cette unification qui sera merveilleuse. A la lisière du basculement, alors que le voyage dessine déjà le chemin, un animal sym- bolique. Des oies sauvages pour Perceval, dont l'une, blessée en vol par l'attaque d'un fau- con perd trois gouttes de sang sur la neige. En les voyant, Perceval s'abîme dans une pro- fonde et magnifique méditation. Cette image proche de l'héraldique lui évoque le visage de Blanchefleur, l'amour véritable qu'il a oublié en route. S'ouvre enfin en lui, l’œil du cœur. Un oiseau aussi, pour la jeune femme de Sokcho. Un héron, dessiné par Kerrand dans ce carnet qu'il lui a laissé dans sa chambre. La sage et patiente immobilité de l'oiseau migrateur invite la jeune femme au voyage intérieur. Elle-aussi, à cet instant plonge dans une forme de méditation, d'absence au monde extérieur et s'échappe, par un effet de mise en abyme, dans un carnet qui perd ses contours. Un daim, pour Claire. Celui qu'elle rencontre, seule, après une discussion importante avec son grand-père et au seuil de son départ vers la Corée. Cet animal (ou ses variantes, la biche, le cerf) est très présent dans les récits du moyen âge européen, pour marquer symboli- quement l'imminence de la frontière d'un Autre Monde, cet ailleurs dans lequel se trouve la résolution du problème ressenti dans le monde dans lequel on vit. Les cervidés sont aussi très présents dans la culture japonaise comme symboles de pureté, représentation de la Na- ture primordiale, que l'on retrouve dans Princesse Mononoké de Miyazaki. Et ce n'est pas un hasard si cette rencontre se déroule sur l'île de Miyajima, lieu sacré, hors du temps, dans le- quel on ne peut ni naître, ni mourir. Dans ses cours que j'eus le bonheur de suivre plusieurs années durant, Pierre Gallais dé- veloppait une hypothèse séduisante sur l'inachèvement du Conte du Graal, généralement at-
  • 10. tribué à la mort de Chrétien de Troyes. Il envisageait que l'auteur ait porté son art à un tel degré de perfection, emmené son héros si loin dans ce voyage intérieur de la connaissance de soi, qu'il ne savait pas comment le terminer. Ces livres-là écrit-il sont « interminables ». Comme un chef d’œuvre impossible dont l'esquisse est déjà l'épure. Et ce mystère qui de- meure sur ce qu'aurait imaginé Chrétien pour Perceval et Gauvain, malgré les continuations, adaptations, loufoqueries en tout genre a tenu en haleine et porté jusqu'à nous cette œuvre qui se nourrit de son inachèvement. Elisa Shua Dusapin l'a bien compris aussi, elle qui s'est engagée sur cette voie de l'exi- gence, de l'intériorité, du silence évocateur. Il faut la lire comme Chrétien. Avec subtilité et profondeur, avec émotion, et surtout, lentement. Très lentement. Nous laissons les deux nar- ratrices d'Hiver à Sokcho et de Les Billes du Pachinko au seuil d'un voyage. Faut-il imaginer ce que sera le voyage en Corée du Sud de Claire, ce qu'elle y fera, ce qu'elle y découvrira ? Oserions-nous donner une suite à la vie de la jeune femme de Sokcho, l'envoyer en Norman- die, retrouver son père, sa famille, ou Kerrand ? Pour ma part, c'est non ! Ces deux ouvrages ne sont pas plus « terminables » que le Conte du Graal. Leur dernière page respective ré- sonne comme une note de violon tenue de toute la longueur de l'archet et que seul prolonge l'écho qu'elle trouve en chacun de nous. Le reste appartient à Claire, à la jeune femme de Sokcho. A elles-seules. Et à leur créa- trice. Gael Poezevara - 2019 Bibliographie : • Elisa Shua Dusapin : Hiver à Sokcho, Éditions Zoé – 2016 Les Billes du Pachinko, Éditions Zoé – 2018 • Pierre Gallais, Perceval et l'initiation. Essai sur le dernier roman de Chrétien de Troyes, ses correspondances « orientales » et sa signification anthropologique, Editions Pa- radigme – 1998 • Ayame Hosoi, La langue japonaise est-elle la « mère » des Zainichi ?, Transtext(e)s Transcultures 跨文本跨文化 mis en ligne le 02 décembre 2013. URL : http://journals.ope- nedition.org/transtexts/490 ; DOI : 10.4000/transtexts.490 • Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, Editions de la Pléiade, Gallimard – 1994