“Les utopies dans Candide de Voltaire”, Texto y sociedad en las letras francesas y francófonas. Actas del XVI Coloquio de la Asociación de Profesores de Francés de la Universidad Española, Àngels Santa y Cristina Solé Castells (eds.), Lleida, Universidad de Lleida, 2009, pp. 166-173. ISBN: 978-84612-9667-5.
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3. Les utopies dans Candide de Voltaire
José Manuel LOSADA
Universidad Complutense
Résumé
Utopies chez Voltaire se décline toujours au pluriel : malgré les repères
géographiques, tous d’ailleurs assez flous, dans Memnon comme dans Zadig ou dans
Formosante le lecteur est emmené dans des lieux où seule la leçon anthropologique
importe. Dans un conte comme Candide, où le protagoniste survole plutôt qu’il n’habite
les endroits vaguement décrits, il est possible de rencontrer plusieurs utopies : Thunder-
ten-tronckh, le royaume des Oreillons, l’Eldorado sont des modes différents
d’organisation de la société.
Malgré l’abondante littérature sur l’utopie, la critique n’a pas réussi à en définir
un concept ; tout paraît tenir dans un réel fouillis : non-lieu où règne un idéal social,
politique ou religieux, prophétie de politique-fiction, phalanstère rural, socialisme
communautaire ou même établissement nuisible et contraignant. Il n’en reste pas moins
que toutes les utopies contiennent une constante structurelle : il s’agit d’habitude d’une
organisation institutionnelle à valeur exemplaire en tant que modèle au sens positif
(utopies à imiter) ou négatif (dystopies à éviter), constante qui concrétise des désirs et
des peurs dont l’écrivain est hanté : désir de paix, de perfection, peur du vide, de la
mort ; on entre dans le mythe, somme toute. On comprend de la sorte que les utopies
depuis Platon proposent une cité rêvée (parfois une bergerie) qui reproduit, dans son
agencement matériel (accès, topographie, urbanisme, costumes), les aspirations et les
anxiétés de l’imaginaire (vid. Servier, 1993 : 3-16 et Tanteri, 1999 : 513-515).
Quoique peu nombreuses, les utopies rêvées par Voltaire sont fort riches de
contenu. On a souvent parlé d’Eldorado ; ici nous voudrions montrer comment ce lieu
idyllique rend plus intelligibles d’autres utopies du récit et devient lui-même, de la
sorte, plus transparent pour la compréhension globale du conte.
Admettons-le : le château du baron du Thunder-ten-Tronckh est une petite utopie.
La jeunesse, la douceur et la droiture de Candide évoluent dans le « meilleur des
4. mondes possibles » où tout se tient : la société rurale est au service du seigneur respecté,
l’instruction et l’aumônerie sont convenablement accomplies, les besoins matériels et
les loisirs nobles sont savamment pourvus ; à voir la manière dont Pangloss pratique ses
théories de métaphysique, on dirait même que les exigences démographiques sont aussi
assurées. Mais voici que l’Ève et l’Adam de ce paradis terrestre se trouvent derrière un
paravent (lisons : sous un arbre) et croquent dans le fruit défendu par le baron, dieu qui
« à grands coups de pied dans le derrière » chasse Candide du « plus beau » et du « plus
agréable des châteaux possibles » (chap. I ; éd. 1983 : 22).
L’histoire littéraire a cherché dans la biographie de Voltaire des événements dont
cet épisode puisse être l’écho. En février 1755, après les angoisses qui s’exprimèrent
dans la crise de Scarmentado, le philosophe se dispose enfin à chanter la joie d’avoir
retrouvé la paix de l’âme : installé dans sa propriété des Délices, à Genève, il vit en
compagnie de sa nièce Mme Denis et apprend que la comtesse Charlotte-Sophie de
Bentinck songe à se fixer dans les parages ; après l’humiliation de ses récents voyages,
cette retraite semble symboliser une sorte de victoire sur les grands de ce monde. La
réalité se révélera pourtant bien plus modeste : l’amitié avec Mme Denis est restreinte,
la vie commune avec la comtesse est hors de question, la liberté d’expression est
précaire et la tranquillité de cet abri implique une démission intellectuelle dont se
ressentent le Dialogue entre un brachmane et un jésuite et les Dialogues entre Lucrèce
et Posidonius. Certes, l’établissement aux « prétendues » Délices (le mot est d’août
1755) offre à Voltaire une solidité sur le plan de la subsistance, une assurance
comparable à celle d’un havre dans la tempête, mais il devient aussi une sorte de prison
désespérante qui le sépare du monde. Si l’on transpose cette condition d’insularité à
celle de Candide dans son château, on y retrouve le reflet des trois idéaux (les amours
exaltantes, les grandeurs terrestres et les certitudes intellectuelles), tous trois perdus
suite à l’exil hors du supposé paradis : « le jardin [ ] des Délices, avec ses avantages et
ses limites, et la situation de disponibilité qu’il implique, se trouve, sans aucun doute
possible, à l’origine même du roman » (Van den Heuvel, 1967 : 239-240).
La biographie de l’auteur semble le confirmer : fin 1755, dans son refuge d’hiver,
il apprend la nouvelle du tremblement de terre de Lisbonne, source du célèbre Poème ;
suivent les années du marasme (les horreurs de la guerre d’Allemagne), la publication
de plusieurs écrits et la composition de Candide tout au long de 1758 : en hiver, à
Monriond, au milieu d’une terre couverte de neige, en été, aux Délices, pendant la
« léthargie de l’ennui », et en automne, lors de l’achat de Ferney, alors que l’auteur se
5. réconcilie avec la terre (ibid. 242-249). Ainsi conçu, l’épisode du château peut être
interprété comme une utopie paradoxale : la cité rêvée devenue décevante dont il faut
sortir.
Cependant un élément divergent doit être mis en valeur : alors que Voltaire quitte
volontiers les Délices, Candide est jeté hors du château ; cette différence pourrait
s’avérer, au fil du conte, beaucoup plus importante qu’il n’y paraît. En effet, convaincu
de son innocence, le jeune homme ne parvient pas à comprendre comment un fruit volé
à un arbre a pu l’exiler sans possibilité de retour. On l’a rendu responsable d’une faute
dont il ne connaissait pas le mal, on l’a contraint à partir d’un endroit où il serait
volontiers resté. Le développement de son exil n’est que le prolongement de cette chute
dans le noir : privé de liberté, poussé malgré lui dans une guerre de boucherie, puis dans
la mendicité, enfin soigné par l’anabaptiste. Mais son nouveau maître est à son tour
« obligé d’aller à Lisbonne pour les affaires de son commerce » et Candide se trouve,
après le naufrage et le tremblement de terre, dans une sorte de dystopie : les sages du
pays ont institué, au moyen d’un autodafé la crémation de quelques personnes « pour
empêcher la terre de trembler ». Le récit de Cunégonde (elle garde vif le souvenir du
baiser derrière le paravent), confirme que l’imposition du pouvoir inquisitorial dans une
ville peut être considérée comme une utopie à éviter, car l’administration est à la merci
de deux lois iniques mais complémentaires : l’ancienne (celle du Juif don Isaacar) et la
nouvelle (celle de Monseigneur). À la suite de l’homicide des deux tenants des pouvoirs
économique et religieux, Candide est à nouveau obligé de quitter ce lieu d’utopie pour
des fautes qui pense-t-il ne sauraient lui être imputées.
Après avoir fui Buenos Aires, Candide tombe dans une réduction des jésuites du
Paraguay. Ce pays est insolite ; coincé au cœur du continent, pauvre et délaissé, il a subi
maintes expérimentations au long des siècles. Dès 1515, il reçoit la prédication
chrétienne : les missionnaires ont le don de conjuguer le fonds mythique indien avec
leurs prophéties bibliques. C’est au début du XVIIe siècle que le père Antonio Ruiz de
Montoya met en chantier un essai, la république Guaranie, qui durera cent cinquante
ans : pour Montesquieu et pour Voltaire (comme plus tard pour Michelet et pour
Quinet), ces réductions sont des « utopies » car elles manipulent les hommes de manière
désinvolte et bâtissent des villes susceptibles d’évoquer, sauf dans les motifs chrétiens,
celle d’Hippodamos, le premier utopien urbain : une église monumentale pour pouvoir
contenir toute la cité, une place carrée plantée d’arbres, des fontaines et des statues de
saints, de larges avenues et de petites rues isolant des blocs de maisons toutes
6. uniformément augmentées d’une véranda (Lapouge, 1978 : 180). Le lieu décrit par
Cacambo n’est pas sans garder quelques ressemblances avec les villages alors interdits
aux colons :
j’ai été cuistre dans le collège de l’Assomption, et je connais le gouvernement de
Los Padres comme je connais les rues de Cadix. C’est une chose admirable que ce
gouvernement. Le royaume a déjà plus de trois cents lieues de diamètre ; il est
divisé en trente provinces. Los Padres y ont tout, et les peuples rien. C’est le chef-
d’œuvre de la raison et de la justice. (XIV : 56-57)
Bien sûr, cette description sommaire laisse le lecteur sur sa soif de
renseignements ; d’autres lui sont fournis lorsque Candide est amené en présence du
révérend père commandant
dans un cabinet de verdure orné d’une très jolie colonnade de marbre vert et or, et
de treillages qui renfermaient des perroquets, des colibris, des oiseaux-mouches,
des pintades, et tous les oiseaux les plus rares. Un excellent déjeuner était préparé
dans des vases d’or ; et tandis que les Paraguains mangèrent du maïs dans des
écuelles de bois, en plein champ, à l’ardeur du soleil (58)
À présent toutes les données sont là : l’ironie sur l’organisation sociale dans ce
pays de cocagne, renforcée par l’ingénu espoir de bonheur promis par Cacambo, laisse
augurer une nouvelle déception. Après le récit des aventures, lorsque le commandant-
frère de Cunégonde confie au nouveau venu son plan d’attaquer Buenos Aires, la
dissension au sujet de la demoiselle éclate et Candide tue le jésuite baron afin d’avoir la
vie sauve ; nouvelle fuite incontrôlée vers le noir pour une faute dont il n’est pas
responsable.
La contrée des Oreillons (sans organisation urbaine, sociale ni politique
exemplaire) est loin de ressembler aux rêves d’utopie, et sa présence dans le conte, y
compris les outrances de la bestialité féminine et de l’anthropophagie religieuse, n’a
d’autre explication que le but de tourner en ridicule le mythe du bon sauvage. Mais
l’épisode a valeur de preuve pour notre sujet, puisque c’est la première fois que Candide
ne quitte pas contraint et forcé un pays : symptôme d’une inflexion lourde de contenu.
On en est presque à la moitié du récit.
L’Eldorado est une authentique utopie : les accès à dessein brouillés, la
topographie exceptionnellement accidentée, l’urbanisme et les moyens de déplacement
merveilleux transportent les deux pèlerins dans un « autre monde » (c’est le mot utilisé
par le narrateur pour signaler celui d’où vient Candide). Les conversations avec le
vieillard, l’officier et le roi, renseignent Candide sur les mœurs, la religion et
7. l’administration d’un pays qu’il ne manque pas de comparer au sien : après un mois de
séjour, il est confirmé dans sa première impression que l’Eldorado est « un pays qui
vaut mieux que la Westphalie ». Mais le souvenir cuisant de sa bien-aimée et ses rêves
de distinction et d’indépendance le conduisent à demander son congé à Sa Majesté. Il
n’est peut-être pas inutile de reprendre le raisonnement qu’il fait à Cacambo :
Il est vrai, mon ami, encore une fois, que le château où je suis né ne vaut pas le
pays où nous sommes ; mais enfin Mlle Cunégonde n’y est pas, et vous avez sans
doute quelque maîtresse en Europe. Si nous restons ici, nous n’y serons que comme
les autres ; au lieu que si nous retournons dans notre monde seulement avec douze
moutons chargés de cailloux d’Eldorado, nous serons plus riches que tous les rois
ensemble, nous n’aurons plus d’inquisiteurs à craindre, et nous pourrons aisément
reprendre Mlle Cunégonde. (XVIII : 74)
Les mobiles ne sont pas indifférents : ils correspondent à ceux qui avaient poussé
Voltaire à déménager aux Délices ; on y découvre le sourire narquois de l’auteur revenu
de ses rêves d’antan.
En plus des causes du départ, il faut souligner un autre point important : c’est la
première fois que Candide se pose une question sur son futur : jusqu’ici il avait toujours
été à la traîne, sans possibilité de réaction ; c’est dans l’Eldorado, alors que tous les
besoins sont satisfaits, qu’il a devant soi la possibilité de choisir. Pas plus qu’à Thunder-
ten-Tronckh, il n’en avait joui ni à Lisbonne, ni à Buenos Aires ni au Paraguay ; pour ce
qui est de la contrée des Oreillons, on a vu que ce n’était ni une utopie ni une dystopie.
On pourrait en déduire que c’est ici que commence la dimension proprement éthique du
conte : la volonté étant désormais active, le héros peut choisir, parmi les voies qui
s’offrent à lui, celle qui lui semble la meilleure ; la faculté de se déterminer fait de
Candide un homme libre : la marionnette westphalienne prend chair non seulement
grâce à l’initiation intellectuelle entamée depuis son exil du paradis terrestre mais aussi
et surtout grâce au libre arbitre dont il peut user à partir de ce moment ; il lui reste
encore beaucoup à apprendre, mais il n’est plus un pantin.
Malgré la distance temporelle et idéologique qui sépare ce récit du Conte du
Graal, peut-être peut-on les comparer brièvement à ce propos. Au fond de son bois,
Perceval vit son utopie de l’ignorance : tout est bien au milieu d’un monde aux limites
vagues et à l’organisation simple. Soudain la vue des chevaliers captive cet idiot qui
projette déjà des ambitions de gloire au point de ne pas secourir sa mère qui s’effondre
sur le pont au moment du départ. Armé chevalier, il visite le château du Roi pêcheur,
mais il échoue lors du test : le péché commis contre Dieu et contre sa mère lui
8. révélera plus tard son oncle l’ermite l’empêche de poser la question tant attendue. Le
matin venu, il sera jeté hors du château par une force merveilleuse et passera le reste de
ses jours, le cœur gros, à chercher le Graal disparu. Pour ce qui est de Candide, lui aussi
vit son utopie de l’ignorance dans le meilleur des châteaux possibles lorsque survient
l’éjection forcée. Comme Perceval, il n’est pas conscient de sa faute, mais à la
différence du chevalier, le moment venu il fera le bon choix : dans l’alternative il
penche pour l’amour et contre la mollesse. On pourra trouver à redire qu’il y a toujours
la question du péché, que l’ignorance de Candide ne l’exemptait pas de son forfait,
puisque la société et la religion (le château et son dieu le baron) l’en accusaient ; c’est
précisément là que l’histoire littéraire peut confirmer l’hypothèse contraire, celle de la
déculpabilisation de Candide : autant un baiser volé à Cunégonde n’était pas un péché
pour Candide, autant les raisons de s’installer aux Délices n’en étaient pas un pour
Voltaire, qui cherchait encore en 1758 des explications à ses malheurs imprévisibles dès
1755: en dernier ressort, tous les deux, auteur et héros, ont des raisons suffisantes pour
écarter les rêves de fausse tranquillité et pour retourner dans le monde.
C’est donc bien ici que l’aventure de Candide s’infléchit dans tous les sens : « Sa
fuite éperdue, son errance forcée et sa passivité se transforment à partir de l’expérience
décisive de la terre d’utopie. Il ne fuit plus, il poursuit, il agit, il est libre » (Leguen,
273) ; sa progression emprunte une nouvelle direction géographique, puisque l’axe
vertical est remplacé par l’axe horizontal, celui du nord vers le sud par celui de l’ouest
vers l’est (vid. Van den Heuvel, 245). Le temps passé à l’Eldorado et l’exubérance de
biens dont Candide a été comblé sont pour quelque chose dans sa décision de retourner
dans l’autre monde : si le propre de l’utopie est d’estomper momentanément la vérité,
son excès exacerbe le regret de celle-ci ; si la chimère tue la vie (vid. Lukács, 48), le
propre de la vie est de reprendre ses droits et de tuer la chimère à son tour. Ainsi, d’un
revers de main, Candide refuse l’utopie et s’apprête aux incommodités d’un long
voyage tout comme Voltaire délaisse les Délices pour s’installer à Ferney.
Viendront d’autres aventures : la rencontre du nègre de Surinam, le vol du patron
Vanderdendur, la traversée de l’Atlantique, les avatars européens et les retrouvailles à
Constantinople, accidents qui, tous, mènent droit au but signalé depuis le choix fait à
l’Eldorado : l’installation dans la petite métairie et l’acceptation de tout ce qu’elle
implique. Cette « honnête médiocrité » (Goulemot, 95) au milieu d’une « société
autogestionnaire » qui est le reflet de celle constituée par Voltaire à Ferney (vid.
Pomeau, 21), est le seul moyen d’échapper aux « convulsions de l’inquiétude » et à la
9. « léthargie de l’ennui » dont parle Martin (XXX : 122), autrement dit : à l’excès
d’activité (voyages de Candide – affaires de Scarmentado) et aux lassitudes de
l’inactivité (utopie d’Eldorado – chimères des Délices).