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la gratuité pour principe. Un jour,
l’œil est attiré par une énigmati-
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d’un bistrot : « 3 cafés suspen-
dus. » Et le serveur d’expliquer ce
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suivant,quin’enapaslesmoyens.
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Fred, à Bordeaux, est un con-
vaincu. « Ce ne sont pas les clo-
chards qui en profitent, eux veu-
lent des bières. Plutôt les étudiants
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sans abus, une fois de temps en
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de gratuit. Le processus d’échange
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Da Silva. Depuis un an, elle œuvre
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mière « ville suspendue ». Sept
commerces ont déjà joué le jeu,
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tion de son mariage collaboratif –
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Preuve par le champagne que « la
gratuité est possible partout,
même dans ce domaine de dépen-
ses à tout-va ». « On ne peut plus
faire l’impasse sur cette économie
circulaire, l’attente est trop forte,
poursuit Madeline Da Silva. Tout
le monde achète désormais des vê-
tements de seconde main, ce n’est
plus réservé aux pauvres, ce n’est
plus plouc. C’est celui qui achète
plein pot qui l’est ! Il se passera la
même chose avec la gratuité. »
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installation d’une boîte à dons
dans un parc public. Imaginez
une sorte de grosse cabine télé-
phonique en matériaux recyclés.
Des petites étagères, des patères
accueillent tout ce qui encombre
les appartements urbains. Libre à
chacun de se servir et d’apporter.
Nantes, Roubaix, Besançon,
Le Havre, Lyon ont déjà adopté le
concept inventé, en 2011, dans les
quartiers branchés berlinois. En
version plus modeste, les boîtes à
livres installées ici par des parti-
culiers, là par des associations de
quartiers (Circul’Livre) ou des li-
braires (Decitre) ont popularisé le
principe depuis une poignée
d’années.
Cafés, boîtes, armoires, et désor-
mais marchés, c’est l’effet boule
deneige :des« zonesdegratuité »
(ou «gratiferias»), ces vide-gre-
niers du tout-gratuit, apparais-
sent, comme à Sarlat-la-Canéda
(Dordogne), début juillet. L’orga-
nisatrice, Nacira El Manouzi,
agent Pôle emploi, est bien placée
pour savoir que l’argent manque.
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vie de donner, aussi. Elles sont
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sion. Leurs objets ont une seconde
vie au lieu d’atterrir à la déchette-
rie. » La planète les remercie.
Donner sans dominer
On partage graines et plants dans
des grainothèques, et même des
composteurs en pied d’immeu-
ble, on se prête les outils entre
voisins, les canapés entre voya-
geurs, on cuisine pour tous une
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rés… Avant l’arrivée imminente
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dans lesquels placer ses surplus.
Pour la génération coutumière
du free Wi-Fi à chaque pas de
porte, des films en streaming,
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dia, la gratuité s’impose comme
une voie d’évidence qu’ont
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mique et écologique.
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aussi repas et spectacles, l’am-
biance n’est pas franchement mo-
rose, raconte Nacira El Manouzi.
Carceluiquivientchangesavision
de l’autre, soudain perçu comme
désintéressé. « On a besoin de cela,
de quelque chose de plus humain,
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voyant qu’il y a une autre manière
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graves, assure-t-elle.
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fruits et légumes cultivés en com-
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autorégulation s’instaure. Doc-
teur en économie, Anne-Sophie
Novel voit, dans la crise, la mon-
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tiatives, la raison de leur succès
actuel. « A cela s’ajoute une criti-
que montante de l’économie du
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disation de pratiques non mar-
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celle de son intimité. »
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rivée dans la maison échangée par
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termédiaire d’Airbnb… ».
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« des solidarités verticales, ve-
nant de l’Etat », selon Sophie
Dubuisson-Quellier, sociologue
et chercheuse au Centre national
de la recherche scientifique :
« C’est donc à chacun d’aider, de
reprendre la main. Par ailleurs, les
nouvelles formes de don permet-
tent d’éviter le contre-don décrit
par Marcel Mauss et Pierre Bour-
dieu. Donner est une forme de do-
mination puisqu’on prend l’ascen-
dant sur une personne redevable.
POUR LA GÉNÉRATION
COUTUMIÈRE DU FREE
WI-FI, DES FILMS EN
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WIKIPÉDIA, LA GRATUITÉ
S’IMPOSE COMME
UNE VOIE D’ÉVIDENCE
Là, c’est anonyme, déconnecté
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cette dette. »
Les militants anarchistes, d’ex-
trême gauche et/ou écolo-dé-
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tarien » sont rejoints par les
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du site de consommation res-
ponsable ConsoGlobe, dont le
service le plus fréquenté est celui
du don entre particuliers – une
caverne d’Ali Baba pour amateurs
de chatons, rollers, cuisinières,
cuves à fioul et Seat Ibiza. Par les
53 000 membres français du ré-
seau mondial (de 7 millions
d’inscrits) Freecycle, aussi. « Don
après don, nous changeons le
monde », promet-il.
Les élus locaux, eux, ont encore
du mal à intégrer cette mutation.
Quand,àlafinde2014,AmélieAl-
lioux, 29 ans, architecte de mé-
tier, a installé bénévolement la
première boîte à dons dans un
quartier populaire de Nantes, le
plusinquietaétél’und’entreeux.
« Et si quelqu’un vole, qu’est-ce
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annoté ERIC LEGER
DIMANCHE 6 - LUNDI 7 SEPTEMBRE 2015
0123

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Donner sans dominer On partage graines et plants dans des grainothèques, et même des composteurs en pied d’immeu- ble, on se prête les outils entre voisins, les canapés entre voya- geurs, on cuisine pour tous une soupe géante de légumes récupé- rés… Avant l’arrivée imminente de réfrigérateurs collectifs de rue, dans lesquels placer ses surplus. Pour la génération coutumière du free Wi-Fi à chaque pas de porte, des films en streaming, des logiciels libres et de Wikipé- dia, la gratuité s’impose comme une voie d’évidence qu’ont ouverteInternetetlacriseécono- mique et écologique. A la Gratiferia de Sarlat, qui offre aussi repas et spectacles, l’am- biance n’est pas franchement mo- rose, raconte Nacira El Manouzi. Carceluiquivientchangesavision de l’autre, soudain perçu comme désintéressé. « On a besoin de cela, de quelque chose de plus humain, degentillesse,deresteroptimisteen voyant qu’il y a une autre manière de s’en sortir, par l’entraide. » « Et les reventes sur Leboncoin ? », de- mande-t-on. Pas majeures, et pas graves, assure-t-elle. Les boîtes à dons ne sont pas da- vantage vidées d’un bloc. Ni les fruits et légumes cultivés en com- mun dans les interstices urbains (par le biais du mouvement LesIncroyablesComestibles).Une autorégulation s’instaure. Doc- teur en économie, Anne-Sophie Novel voit, dans la crise, la mon- tée des inégalités et le caractère aisémentreproductibledecesini- tiatives, la raison de leur succès actuel. « A cela s’ajoute une criti- que montante de l’économie du partage, qui pousse à la marchan- disation de pratiques non mar- chandes, à vendre la moindre par- celle de son intimité. » Mieux. Pour l’entrepreneur so- cial Nathan Stern, bien qu’impli- quant contrepartie (monétarisée ou non), l’économie du partage « porte dans son ADN la gratuité : c’est la marque de fabrique des particuliers, ce petit crochet sup- plémentaire que fait le conducteur de BlaBlaCar qui a sympathisé avecsonpassager,cecadeauàl’ar- rivée dans la maison échangée par HomeExchange ou louée par l’in- termédiaire d’Airbnb… ». L’essor du don vient aussi d’unepertedeconfianceàl’égard « des solidarités verticales, ve- nant de l’Etat », selon Sophie Dubuisson-Quellier, sociologue et chercheuse au Centre national de la recherche scientifique : « C’est donc à chacun d’aider, de reprendre la main. Par ailleurs, les nouvelles formes de don permet- tent d’éviter le contre-don décrit par Marcel Mauss et Pierre Bour- dieu. Donner est une forme de do- mination puisqu’on prend l’ascen- dant sur une personne redevable. POUR LA GÉNÉRATION COUTUMIÈRE DU FREE WI-FI, DES FILMS EN STREAMING, DES LOGICIELS LIBRES ET DE WIKIPÉDIA, LA GRATUITÉ S’IMPOSE COMME UNE VOIE D’ÉVIDENCE Là, c’est anonyme, déconnecté dans le temps, on se débarrasse de cette dette. » Les militants anarchistes, d’ex- trême gauche et/ou écolo-dé- croissants en lutte contre la ty- rannie de l’argent, les fouilleurs de poubelles au « régime déché- tarien » sont rejoints par les 24 millions de visiteurs annuels du site de consommation res- ponsable ConsoGlobe, dont le service le plus fréquenté est celui du don entre particuliers – une caverne d’Ali Baba pour amateurs de chatons, rollers, cuisinières, cuves à fioul et Seat Ibiza. Par les 53 000 membres français du ré- seau mondial (de 7 millions d’inscrits) Freecycle, aussi. « Don après don, nous changeons le monde », promet-il. Les élus locaux, eux, ont encore du mal à intégrer cette mutation. Quand,àlafinde2014,AmélieAl- lioux, 29 ans, architecte de mé- tier, a installé bénévolement la première boîte à dons dans un quartier populaire de Nantes, le plusinquietaétél’und’entreeux. « Et si quelqu’un vole, qu’est-ce qu’on fait ? » p pascale krémer annoté ERIC LEGER DIMANCHE 6 - LUNDI 7 SEPTEMBRE 2015 0123