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BOKOUM Aboubacar Somah
N° étudiant : 2169291
Université Lumière Lyon 2
Institut de la Communication
Master 1 information et communication
Année universitaire 2017-2018
EN GUINÉE ET EN FRANCE, LA DÉFICIENCE SOUS L’EMPRISE DES CULTURES
Sous la direction de Popescu-Jourdy Dana, Maître de conférences en Sciences de
l'Information et de la Communication.
2
Remerciements
Quelqu’un a dit un jour, « un seul doigt ne peut soulever un caillou ». Cette citation
est en parfaite harmonie avec le sentiment qui nous anime en pianotant sur notre
clavier pour écrire ces petits et humbles mots de remerciements. Ce mémoire de
recherche est le fruit des contributions d’un grand nombre de personne.
Des remerciements à l'endroit de tout ceux qui de près ou de loin, ont contribué à la
réalisation de l’étude qui s’ouvre.
Merci à Aude MONPETIT, à Christophe LAMUR, à Oumou DIALLO, à Aïssata DIALLO,
ainsi qu’à la totalité des personnes qui ont bien voulu se prêter à nos question.
Merci également à Monsieur Alpha Ibrahima DIALLO, diplômé en communication des
organisations à l’institut supérieur de l’information et de la communication (ISIC) de
Kountia (Conakry) pour tout l’effort qu’il a effectué pour la réalisation de nos
entretiens dans les milieux ruraux en Guinée.
A notre directrice de mémoire, Madame Dana Popescu-Jourdy, nous tenons à
adresser pour finir, l’expression de notre profonde gratitude pour l’éclairage qu’elle
n’a cessé de nous apporté durant tout ce travail.
3
Sommaire
Introduction Pages 4 à 18
Partie 1 : les déficiences sous le regard des populations
guinéennes et françaises
Chapitre 1 : Guinée, les déficiences entre
explications surnaturelles et pratiques de
stigmatisation
Pages 19 à 31
Chapitre 2 : Les déficiences et la vision cartésienne
de la société française
Pages 32 à 47
Partie 2 : Des points de vue antinomiques
Chapitre 3 : Les interprétations du handicap à la
loupe de notre méthodologie de recherche
Pages 48 à 50
Conclusion Pages 51 à 53
Bibliographie et sources non scientifiques Pages 54 à 56
INTRODUCTION
La question des déficience (motrices, psychiques, mentales, sensorielles, maladies
invalidantes) a toujours été sujette à de nombreuses interrogations tant dans le
domaine scientifique que social. Cela pourrait s’expliquer par le grand nombre de
personnes porteuses de différentes catégories de déficiences disséminé par tout sur
la terre. Le site français handicap.fr estime à 5 millions le nombre de personnes
4
handicapées en France, entre 80 et 120 millions en Europe, et à 1 milliard dans le
monde. Selon l’organisation mondiale de la santé (OMS), Environ 10% de la
population mondiale, soit 650 millions de personnes, vivent en effet avec un
handicap. L’OMS précises même qu’en raison notamment de la croissance de la
population, des avancées médicales et de l’actuel processus de vieillissement, ce
chiffre est en constante augmentation.
Cependant, s'il est indéniable que le monde entier fait face à une recrudescence du
handicap, le regard porté par la société sur les personnes vivant avec un problème de
santé lui varie d’un continent à l’autre, d’un pays à l’autre, d’une région, voir même
d’une ville à l’autre. Cette disparité est perceptible des différentes définitions
attribuées au handicap par les nombreuses communautés du monde à sa prise en
charge, en passant entre autre par son interprétation au sein des sociétés.
De nos jours, plusieurs définitions du handicap se côtoient dans le monde. Ces
définition sont le plus souvent étroitement liées à l’image associée aux différences
physiques ou intellectuelles dans la société où elles sont utilisées.
Dans la loi française du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la
participation et la citoyenneté des personnes handicapées, le handicap est défini de
la manière suivante : « toute limitation d’activité ou restriction de participation à la
vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une
altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques,
sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble
de santé invalidant ». Cette définition étend les dispositifs de lutte contre les
discriminations liées au handicap aux personnes souffrant de pathologies
invalidantes.
Selon la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées, «
par personnes handicapées, on entend des personnes qui présentent des incapacités
physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles durables dont l’interaction avec
diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la
société sur la base de l’égalité avec les autres. »
La loi de 2005 réaffirme que leurs incapacités ne doivent pas entraver la participation
et l’accès aux droits des personnes handicapées. Dans les faits, une situation de
handicap ou des troubles de santé peuvent engendrer des inégalités pour les
5
personnes concernées, notamment dans le déroulement de la scolarité, l’accès à, et
le maintien dans l’emploi ainsi que dans l’accès aux biens et services.
Sur handicap.fr, on parle du handicap comme : « un terme qui désigne l'incapacité
d'une personne à vivre et à agir dans son environnement en raison de déficiences
physiques, mentales, ou sensorielles. Il se traduit la plupart du temps par des
difficultés de déplacement, d'expression ou de compréhension chez la personne
atteinte ».
A en croire ce site, le mot « handicap » vient du terme anglais « hand in cap » (la
main dans le chapeau), en référence à un jeu pratiqué au XVIème siècle en Grande-
Bretagne qui consiste à échanger des biens à l'aveugle dont la valeur est contrôlée
par un arbitre qui assure l'égalité des chances entre les joueurs. Cet anglicisme a
ensuite engendré le substantif « handicapé » qui apparait officiellement dans les
textes de loi français en 1957, le plus souvent accolé au mot « travailleur », puis
poursuit sa métamorphose en se déclinant en « personne handicapée ». Par la suite,
il s'est appliqué au monde de l'hippisme pour désigner la volonté d'imposer des
difficultés supplémentaires aux meilleurs jockeys afin de, encore une fois, rétablir
l'équilibre des chances entre les concurrents.
C'est seulement à partir de 1980, que le terme Handicap est associé aux individus
dans l'incapacité d'assurer un rôle et une vie sociale normaux du fait de déficience(s).
L’organisation mondiale de la santé (OMS) y a ensuite rajouté l'aspect social que cela
implique, afin de mieux prendre en compte les facteurs environnementaux. Car ce
qui crée la situation de handicap au final, c'est bien un environnement inadapté et
non plus la déficience elle-même. C'est pourquoi aujourd'hui nous parlons le plus
souvent de « personne en situation de handicap.
Cette dimension sociale et environnementale du handicap sera confirmée et
officialisée en France en 2005 avec la loi pour l'égalité des droits et des chances, la
participation et la citoyenneté des personnes handicapées dont nous avons parlé
plus haut.
« Le handicap se mesure en référence à l’interaction entre un individu, porteur d’une
déficience plus ou moins marquée, avec son environnement. Ainsi, le modèle social
du handicap est prédominant au modèle médical. Ici, la réalité sociale se différencie
d’une réalité psychique et se construit en quelque sorte à partir d’un point de vue
subjectif, personnel, culturellement déterminé. Aussi la réalité sociale du handicap,
réalité objective, prend sens dans une approche singulière. C’est l’investissement de
6
sens qui construit l’objet social handicap. Il apparaît donc que le handicap est une
conséquence qui ne peut être comprise comme une donnée institutionnelle,
globalisante, qui touche la population handicapée, mais comme une donnée
individuelle, singulière, signifiante d’un parcours de vie confronté à des facteurs
environnementaux tant humains que matériels qui ont une importance considérable
dans la dramatisation de la situation de handicap ». Roy Compte, « Sport et handicap
dans notre société : un défi à l'épreuve du social », Empan 2010/3 (n° 79), p. 14
Cette interprétation de la déficience n’est pas valable sous d’autres cieux. Dans un
grand nombre de pays africain ou d’Amérique latine par exemple, le handicap est
définit comme un mal d’orrigine divine ou consécutif à une faute morale, sociale,
religieuse… qui met la personne qui le porte à la merci de toute sorte de
stigmatisation. Voir à ce sujet l’ouvrage intitulé « Famille, culture et handicap » paru
en 2013 aux éditions ERES.
En effet, en dépit de leurs racines qui plongent dans une même Terre, les
représentations de la déficience en reflètent la diversité des sols, pour offrir un
visage kaléidoscopique de la vie humaine et de la multiplicité de ses univers.
« Ces représentations ont une histoire et une géographie ; elles varient d’une culture
à l’autre et à l’intérieur même d’une société selon l’époque 3. Ce sont elles qui
donnent une forme originale au lien social, traçant des lignes de démarcation entre
les personnes en situation de handicap et les autres ». ---------------- Charles Gardou, «
Introduction. Le handicap dans le grand livre des cultures », in Charles Gardou, Le
handicap au risque des cultures, ERES « Connaissances de la diversité », 2010 (), p.
13.
« En Océanie, dans les communautés kanak de Nouvelle-Calédonie, le handicap est
perçu comme un malheur, à l’instar des autres formes d’adversité. Ses
interprétations sont toujours relationnelles. On attribue le désordre qu’il représente
à des ruptures, volontaires ou involontaires, de l’équilibre relationnel entre la
personne, sa famille, sa communauté – dont les morts et les esprits sont membres à
part entière – et le cosmos. L’identification des origines sociales du handicap est donc
l’affaire des voyants et des devins. Dans ce contexte, la victime du malheur peut être
aussi bien l’élue de la divinité que le porteur du stigmate de l’infamie. Dans une
vision semblable du monde qui unit le monde terrestre, l’au-delà et la nature, les
anciens Maoris des îles Marquises, en Polynésie, cherchaient du côté des puissances
de l’invisible les racines des épreuves de l’existence. Les maux, susceptibles d’affecter
les adultes ou leurs enfants, étaient le signe d’un châtiment divin pour la violation
d’une loi civile ou religieuse. Seuls les médiateurs entre les dieux et les hommes, les
7
prières, les offrandes et les sacrifices étaient à même de les soulager ou de les guérir.
Cependant, les personnes qui survivaient malgré leur handicap pouvaient aider les
autres à vaincre leurs limites. Grâce à l’art de la compensation qu’elles étaient
contraintes de développer, elles jouaient parfois un rôle de soutien et de guide
auprès d’eux ». Gardou, P. 14-15.
En Amérique du Nord, les Inuit de l’Arctique canadien interprètent la nature, la
forme et l’origine du handicap selon des logiques culturelles prenant également leur
source dans une cosmologie, où le destin des vivants est étroitement lié aux défunts,
dont les noms leur sont attribués à la naissance. Les effets négatifs des mots, les
comportements, les agissements répréhensibles se répercutent, pensent-ils, sur
plusieurs générations par le partage du nom. Dans un environnement exigeant, si ce
n’est hostile, les personnes en difficulté d’assumer leur rôle social, en raison de leur
handicap, étaient jadis écartées, sauf si elles affichaient d’exceptionnelles capacités à
dépasser les limites induites par leur état. La performativité s’impose encore
aujourd’hui comme une notion cardinale pour comprendre leur vécu et leurs
représentations. La détermination, le courage, l’aptitude à réaliser des performances
et la capacité de dépassement de sa condition demeurent des dispositions du corps
et de l’esprit valorisées par la culture inuit. Au Canada, dans un environnement
culturel marqué par la démédicalisation du handicap, l’aspiration à l’autonomie et la
promotion de l’empowerment donnent lieu à une profonde remise en question des
représentations de la surdité et de sa réduction aux aspects pathologiques. Les
sourds contestent le lien même entre surdité et handicap qui, de leur point de vue,
prouve que ce qu’ils vivent est faussement interprété. Cette quête d’autonomie, qui
se radicalise au travers des langues signées, des dynamiques
communautaires et des revendications, génère une essentialisation de la « différence
sourde », qui verse dans l’ethnicisme ». Gardou, p. 15-16.
« Au Brésil, le handicap, assimilé à du « négatif », est vécu et traité comme une
tragédie familiale. Les représentations déformantes procèdent essentiellement de la
prégnance d’un modèle d’apparence esthétique et d’une constante mise en scène du
corps. C’est la « maison », précisément la mère de famille, qui assure protection et
aide. Dans cette culture, où la magie, la religion, la pensée rationnelle, le moderne et
le traditionnel s’enchevêtrent indissociablement, les mouvements religieux
représentent des recours. Nombreux sont ceux qui placent leur espérance dans les
cultes afro-brésiliens. En pays amérindien de Guyane intérieure, les communautés de
la forêt ombrophile amazonienne ont conservé leurs principes ancestraux dans leur
rapport aux aléas de vie et à la solidarité des destins de toutes les créatures
humaines, animales, végétales et minérales. Comme la maladie, la malchance ou un
excès de pluie ou de soleil, le handicap est à leurs yeux le signe d’un équilibre
perturbé, consécutif à des conduites déviantes par rapport aux règles
communautaires, ou de haines et de vengeances, parfois très anciennes. Si le
8
chamane est susceptible d’en cerner la source précise et éventuellement d’y
remédier, il concerne néanmoins toute la communauté. Pour les sociétés noir-
marronnes Saramaka, Ndjuka, Matawaï, Paramaka, Kwinti et Aluku, implantées le
long des fleuves à l’intérieur de la forêt du Surinam, du fleuve Maroni, frontalier avec
la Guyane française, et du Lawa, l’un de ses affluents, il existe une gamme d’esprits
actifs potentiellement responsables des atteintes du corps ou de l’esprit. La
sorcellerie et le grand esprit de vengeance éternel sont le plus souvent désignés. De
grandes divinités en communication avec l’homme et quelques esprits activement
bénéfiques offrent leurs interprétations, leur protection, leurs soins, et l’on a
coutume de recourir à des rites propitiatoires, à des prières et à des offrandes aux
ancêtres ». Gardou, p. 16-17.
Au sein de la société chinoise, le travail est considéré comme un mouvement
immanent au dynamisme interne de vie et la « face » comme le mécanisme
fondateur et structurant des relations humaines. Dans un tel contexte, rien n’est pire
que de ne pouvoir se rendre utile et de perdre la face. En conséquence, ceux qui, à
cause d’un déficit fréquemment interprété ici comme le signe d’une défaillance ou
d’une faute des parents ou des ancêtres – n’ont pas de métier, ne sont pas mariés et
n’ont pas de descendance, se trouvent dépourvus d’existence sociale.
Par ailleurs, au Liban, dans une culture où la guerre a pris la dimension d’une trame
existentielle, le handicap, mémoire d’une responsabilité tragique, prend des traits
sacrés. Il est une réactualisation de la guerre et ceux qui ont été épargnés sont en
quelque sorte débiteurs. Ses représentations sont empreintes de sentiments de
dette, de devoir, de honte et de compassion, entretenus par la religion. Là, c’est donc
par la religion que l’on exprime son repentir, que l’on se rachète et soulage sa
culpabilité. Les relations aux personnes en situation de handicap y sont avant tout de
l’ordre d’une dette-devoir, qui contribue à prévenir les phénomènes d’exclusion.
D’une certaine manière, on porte en soi le handicap de l’autre ; on le vit comme un
handicap en soi.
« Au Sénégal, Dieu seul décide souverainement, pense-t-on, du sort des humains, il
donne le bonheur ou le malheur. Le handicap est une fatalité existentielle à forte
signification spirituelle. La dépréciation et l’exclusion de ceux qui en sont victimes se
trouvent renforcées par un ordre social et un ordre symbolique qui ne font qu’un.
L’ambivalence caractérise le comportement de ceux qui s’en approchent : habités par
des peurs ancestrales, ils se protègent du « danger » et espèrent en même temps
obtenir, grâce à l’aumône, la bénédiction de Dieu. Les personnes en situation de
handicap jouent ainsi un rôle d’intermédiaires entre le visible et l’invisible, entre
l’humain et le divin. Malgré la foi en un Dieu unique et omniscient, on croit
également aux esprits, bons et mauvais, qui assurent la félicité ou provoquent
l’infortune des humains ». Aliou Sèye, « 10. Au Sénégal, handicap et errance », in
9
Charles Gardou, Le handicap au risque des cultures, ERES « Connaissances de la
diversité », 2010 (), p. 209.
« Dans la culture traditionnelle du Congo-Brazzaville, où la parole est force vitale, une
déficience, telle la surdi-mutité, est vue comme la conséquence de mauvais rapports
interpersonnels, d’une action répréhensible d’un membre de la famille, de l’oeuvre
d’un sorcier ou autre puissance étrangère. N’étant pas considérée elle-même comme
fautive, la personne concernée a toute sa place au sein de son groupe social. Cela
étant, les personnes atteintes de surdité se trouvent aujourd’hui prises entre ces
conceptions locales et les pratiques occidentales. De plus, les ressources gestuelles et
corporelles, qui accompagnent l’oralité africaine et qu’ils partagent avec les
entendants, n’effacent ni leurs difficultés quotidiennes ni les attitudes ambivalentes
à leur égard. L’absence de voix, qui intrigue particulièrement, les maintient dans un
entre-deux : entre le monde des hommes et celui des dieux, entre fragilité et toute-
puissance, entre vie et mort.
« Dans l’imaginaire de la famille traditionnelle en Algérie, le handicap est volontiers
assimilé à une malédiction des parents qui poursuit la progéniture ou au mauvais œil
causé par de mystérieuses forces. C’est pourquoi le nouveau-né est mis à l’abri de
tout regard pour une durée variable selon les régions, afin de le protéger des jeteurs
de sorts et autres individus mal intentionnés. Cette matrice traditionnelle se
conjugue aujourd’hui avec des conceptions nées de la modernité. D’où le recours
simultané au médecin et au guérisseur, au psychologue ou au psychiatre, au taleb ou
au marabout. De même subsiste un tiraillement entre des représentations
irrationnelles du handicap et des pratiques institutionnelles qui se voudraient
rationnelles ». Gardou, p. 17-18.
« Dans l’océan Indien, à l’île de La Réunion, où Africains, Malgaches, Indiens, Indo-
Pakistanais, Européens, Comoriens, Chinois entrent, peu ou prou, dans la
constitution de la créolité actuelle, les familles interrogent leur culture originelle
pour chercher des réponses au handicap, résultant, selon elles, de la volonté d’êtres
invisibles. Pour elles, la vie humaine est surdéterminée et le handicap découle soit du
non-respect de rituels, dont la fonction est de préserver l’harmonie d’un monde
menacé de chaos, soit de l’action de personnes jalouses recourant à la sorcellerie.
Les explications traditionnelles varient selon divers facteurs historiques, culturels et
sociaux : certaines, d’ordre mystique, questionnent l’autonomie du groupe vis-à-vis
de la tradition ; d’autres, animistes, l’interrogent sur l’ancestralité et la filiation ;
d’autres encore, magiques, l’interpellent sur son sentiment d’appartenance et ses
relations avec l’altérité. En dépit des apports des sciences médicales et des actions
préventives ou thérapeutiques, on continue à se tourner vers les tisaneurs, les
guérisseurs, les prêtres et les pasteurs exorcistes, dont le rôle était promis, croyaient
de nombreux chercheurs, à s’estomper. Jacques Brandibas, « 13. À l'île de La
10
Réunion, quand le malheur vient à poindre », in Charles Gardou, Le handicap au
risque des cultures, ERES « Connaissances de la diversité », 2010 (), p. 279.
« En Italie, les conceptions du handicap diffèrent du Nord au Sud du pays. Certaines
représentations des défaillances du soma, de l’esprit, de la psyché relèvent encore,
dans le Sud, de la pensée magico-religieuse. Mais, plus globalement, le paysage
culturel italien porte la double empreinte des cultures populaires païennes du Sud et
celle du christianisme, qui est passé d’une conception du handicap comme douleur-
péché à une conception comme douleur-nécessité, signe de la volonté divine sous-
tendue par un lien entre souffrance et rédemption. Le pays reste également marqué
par le processus de désinstitutionalisation, entamé à la fin des années 1970, et par
les apports de certains anthropologues, spécialement Ernesto De Martino, qui
conduisent à définir le handicap comme un ensemble de barrières sociales
intériorisées, une perte de contrôle de sa propre histoire, racontée par les autres.
En Norvège, la prise de conscience, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, des
dangers de la théorie de la dégénérescence ayant légitimé l’éradication massive de
ceux que l’on considérait comme « inférieurs », a constitué une rupture dans les
débats scientifiques et suscité la critique des grandes institutions. On est passé d’une
culture caractérisée par des idéaux d’eugénisme et de ségrégation à une culture mue
par un idéal de solidarité et d’égalité entre les citoyens. Le regard sur les personnes
en situation de handicap, les services dédiés et les pratiques se sont profondément
transformées. Un modèle social du handicap a pris le pas sur le modèle médical. Le
principe de « normalisation » est venu rompre avec la culture de l’institution, et
ouvrir la société à tous par la proximité de l’administration avec les citoyens et la
visibilité des possibilités offertes par la communauté. Cependant, les pratiques de
contrôle de l’état de bien-être, la multiplication d’instances d’audit et de surveillance
menacent aujourd’hui de compromettre, par excès bureaucratique, cette nouvelle
conception du handicap et ses principes inclusifs.
L’Allemagne reste pour sa part douloureusement marquée par la politique du
national-socialisme qui, d’une part, favorisait ceux qui étaient « d’une grande valeur
pour le peuple » et, d’autre part, excluait et exterminait tous ceux qui étaient « de
valeur inférieure », planifiant l’élimination physique des personnes en situation de
handicap. Après 1945, se fait jour une apparente volonté de rompre avec la situation
antérieure mais on restaure plutôt d’anciennes pratiques en vigueur avant le
Troisième Reich. Ce sont les années 1970 qui signent un profond changement de
point de vue et on met aujourd’hui l’accent sur la diversité humaine : il n’y a pas de
norme pour être humain ; il est normal d’être différent. L’homme n’est pas parfait ;
toute aspiration à le devenir met en danger son humanité et la richesse du genre
humain. Aussi la politique sociale vise-t-elle l’effectivité des droits des personnes, le
déploiement de leurs compétences, afin qu’elles gagnent en possibilités
d’autodétermination et de participation sociale. Cependant, subsistent des zones
11
d’ombre dans les représentations du handicap, les attitudes et les comportements,
allant parfois jusqu’à l’hostilité ». Gardou, p. 20.
« Au Portugal, le handicap, congénital ou acquis, est toujours vécu comme la plus
grande des tragédies susceptibles d’advenir pour une personne ou une famille. Cette
« tragédie irréparable » provoque des phénomènes d’isolement social ou
d’autopunition et des stratégies de dissimulation face à une société qui, au nom d’un
idéal de perfection toujours plus exigeant, supporte mal la présence visible de corps
déformés ou d’esprits défaillants. On tend globalement à nier le handicap. Les
personnes touchées doivent souvent surmonter, seules ou avec leur entourage le
plus proche, les obstacles personnels, familiaux, sociaux et culturels auxquels elles se
heurtent au quotidien. C’est principalement la mère qui assure les soins et
l’accompagnement de l’enfant handicapé. Une personne en situation de handicap ne
peut prétendre à une vie digne sans cette implication première et durable de la mère
ou des plus proches ». Isabel Sanches, « 17. Au Portugal, le handicap comme tragédie
», in Charles Gardou, Le handicap au risque des cultures, ERES « Connaissances de la
diversité », 2010 (), p. 346.
Terminons ce bref tour d'horizon des différentes formes d’interprétation du handicap
dans le monde, fortement inspiré par l’ouvrage collectif « Le handicap au risque des
culture », paru en 2010 sous la supervision de Charles Gardou, par les deux pays qui
constituent le terrain d'étude de la présente recherche. En Guinée Conakry et en
France, les conceptions de la « santé mentale, de la déficience physique, ou encore
du handicap auditif diffèrent et, en conséquence, n’engendrent pas les mêmes
impactes et réponses sociaux.
En Guinée, où plus de 40 % de la population vivent en dessous du seuil de pauvreté
absolu, les conditions de vie sont très difficiles pour la plupart des habitants, mais ce
sont les personnes en situation de handicap qui paient le plus lourd tribut. En dépit
de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée le 13 décembre 2006 au
siège de l’Organisation des Nations unies à New York, qui affirme le « droit de tout
individu, sans distinction de quelque sorte, au mariage, à la propriété, à l’égalité
d’accès aux services publics, à la sécurité sociale, etc. », la grande majorité d’entre
elles en sont privées et appartiennent aux couches sociales les plus précarisées et
vulnérables. De même, les textes internationaux, telle la Convention relative aux
droits des personnes handicapées signée par la Guinée dès 2007 et ratifiée un an plus
tard, ne s’accompagnent généralement d’aucune mesure concrète.
« Sur le plan culturel, les représentations du handicap et les pratiques
correspondantes reposent sur une conception traditionnelle de l’homme et de la
société. elles sont principalement héritières de l’époque du royaume de Sosso au xIIe
siècle, dans la région de Koulikoro, située actuellement au Mali. Cette page de
l’histoire, qui a accru son importance dans l’imaginaire populaire, est celle des
12
connaissances ésotériques transmises lors des périodes initiatiques. L’adolescent,
ayant grandi sous la protection de ses parents, qui est soumis à cette initiation a
entendu parler des sorciers et de leur pouvoir de nuisance sans les avoir jamais
rencontrés. C’est par l’initiation qu’il acquiert les clés nécessaires à son
accomplissement social et effectue ses apprentissages sur la sexualité et la maîtrise
de soi, sur les totems, les tabous et les fétiches. Le fétichisme, alors prégnant, fonde
la force des armées et de leurs leaders, de même que la croyance en l’invulnérabilité
face aux mauvais sorts et autres adversités. Il est perçu comme un remède au mal et
une connaissance indispensable à la maîtrise de la vie ». Alioune Bah, Vitaly
Tchirkov« 2. En Guinée, le règne des croyances et des superstitions », in Charles
Gardou, Le handicap et ses empreintes culturelles, ERES « Connaissances de la
diversité », 2016 (), p. 56.
Cette période laisse des empreintes indélébiles dans l’imaginaire collectif. Les
invasions arabes et l’islamisation des populations introduisent de nouvelles visions
du monde, de l’existence et du destin. Loin de toute explication médicale, on conçoit
généralement le handicap comme une question de fatalité.
En outre, les politiques guinéennes visent moins à établir, comme en France, un
statut spécifique pour les personnes affectées d’un « handicap quelconque » (notion
qui n’existe pas dans le pays) qu’à remédier, selon les contextes, aux difficultés
sociales et économiques et aux discriminations dont elles sont victimes par des
campagnes intempestives de distribution par des acteurs politiques ou administratifs,
de nourriture, de vêtements, d’argent… le plus souvent à l’approche des
consultations électorales ou durant le mois de ramadan (période de jeûne chez les
musulmans). Ici, l’approche, plutôt surnaturelle, ou du moins religieuses, qui se
traduit par un certain retrait de l’expertise médicale dans le traitement des situations
de déficience, promeut un système basé sur la pitié et l’empathie. Dans l'hexagone
en revanche, plutôt statutaire, l’approche s’appuie sur le modèle médical,
convoquant les centres hospitaliers pour la mise en place de mesures juridiques,
médicales ou sociales, d’aide et de protection des personnes vulnérables.
S’agissant de la cécité dans la culture française, Charles Gardou rapporte que les
représentations individuelles et collectives, qui restent prisonnières d’un passé
obstiné à survivre, orientent décisivement, aujourd’hui comme dans le passé, le
traitement social du handicap. Cela étant, les structures institutionnelles, mises en
place à différentes époques de l’histoire, ont contribué à leur tour à pérenniser ces
représentations.
13
« Du personnage caricatural du mendiant, suspect de tous les vices, mis en scène par
la littérature comique médiévale, et de la fondation de l’hospice des Quinze-Vingts
au XIIIe siècle par Saint Louis à l’apparition d’une nouvelle sensibilité au siècle des
Lumières, jusqu’à l’émancipation intellectuelle des aveugles consécutive à l’oeuvre
de Louis Braille, l’image que les voyants se font de la cécité a toujours pesé, et pèse
encore, sur la place faite aux aveugles dans la société. Zina Weygand, « Dans la
culture française, les représentations de la cécité prisonnières du passé « , in Charles
Gardou, Le handicap au risque des cultures, ERES « Connaissances de la diversité »,
2010 (), p. 13.
C’est donc indéniable, comme l’écrit Jean-Marie Pelt, on ne connaît sur notre planète
ni époque ni lieu où, sous des formes variées, le handicap ne se manifeste pas.
« Cette expression de la fragilité, universellement présente dans le temps et dans
l’espace, est susceptible d’affecter toute la chaîne du vivant. Ici ou là-bas, nul n’y
échappe. AU FIL DU VIVANT ET DES CONTINENTS Le règne végétal ne fait pas
exception, comme l’illustre le cas de la monotrope. Cette herbe dépourvue de parties
vertes, qui pousse en Asie, Europe, Amérique du Nord ou centrale, dans
l’impossibilité de fabriquer de la chlorophylle, n’est donc pas à même, comme les
autres plantes, de se nourrir par photosynthèse. Aussi est-elle contrainte de vivre
dans les forêts de résineux. Là, grâce aux filaments d’un champignon intimement liés
à ses racines, elle établit un lien vital avec un conifère, sans toutefois s’accoler à lui ni
envahir son intimité tissulaire, contrairement à un parasite. Devenu son hôte, l’arbre
lui apporte les apports nutritifs l’autorisant à vivre et à se développer avec et malgré
sa dépendance. Il en est de même pour la néottie, petite orchidée à fleurs rousses,
que l’on retrouve en Asie et Europe. Elle est atteinte de la même déficience qui
l’oblige aussi à s’associer à un feuillu, souvent un hêtre, dont elle a
indispensablement besoin. De la même manière, celui-ci répond à ses besoins
spécifiques en lui transmettant son énergie par l’intermédiaire d’un champignon qui
joue le rôle de médiateur. Telle est la réalité végétale qui témoigne tant des
défaillances et accidents susceptibles de l’affecter que des liens nécessaires et des
ressources déployées pour les surmonter. Telle est aussi la réalité des animaux et des
hommes. Leur nature imparfaite, qui n’a jamais changé et ne changera jamais,
renvoie au rang des mythes une humanité sans handicap. Entre le landau de
l’enfance et, souvent, le déambulateur du grand âge, les plus préservés s’exténuent à
occulter que leur histoire, de l’alpha à l’omega et sous toutes les latitudes, reste celle
de leur chétivité 2 constitutive et des servitudes afférentes. Or, partout et toujours,
les hommes ne cessent de chercher, à partir de leur intériorité façonnée par une
culture, d’autres explications à leur inexpugnable imperfection, sur laquelle viennent
se briser leurs rêves prométhéens de maîtrise, d’absolu et d’éternité. Cette quête
donne lieu à un cours tumultueux de représentations collectives, avec leurs
14
grandeurs et leurs misères ». J.-M. Pelt, La raison du plus faible, Paris, Fayard, 2009,
p. 60-61.
C’est aux nombreuses interprétations culturelles que nous avons abordé plus haut,
qui déterminent la vision du handicap et nourrissent les comportements humains
comme les pratiques, que s’intéresse ce travail de recherche. Par le biais des lignes
qui s’ouvrent, nous nous attelons à déterminer en quoi la représentation des
déficiences physiques et intellectuelles dans l’espace public est à la fois contrainte
par les diversités socio-culturelles et est l’expression des disparités économiques qui
existent entre les différents pays ? De cette problématique découle plusieurs
hypothèses.
Dans une société, les interprétations du handicap seraient le Reflet des traditions
culturelles, religieuses et sociales des populations qui y vivent. « Les hommes
naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent
être fondées que sur l'utilité commune ». (Article 1er
De la déclaration des Droits de
l'Homme et du Citoyen de 1789). Que nous vivions dans les communautés kanak de
Nouvelle-Calédonie, chez les Inuit de l’Arctique canadien, les peuls des montagnes
guinéennes, ou encore chez les ch'tis du nord de la France, nos arrivés ici-bas sont
toutes semblables les unes des autres. En d’autre termes, ce qui fait de nous ce que
nous sommes et l’opinion que nous suscitons auprès des autre sont généralement le
reflet de notre environnement. Les résultats d’une étude intitulée : « Comment
l’environnement impacte l’intelligence de l’enfant », publiée le 18 octobre 2016 par
Gaëlle GUERNALEC-LEVY viennent appuyer ce point de vue. « De faibles scores en
terme de stimulation cognitive, de revenus du ménage, de la durée d’allaitement, du
niveau de diplôme parental, le nombre de frères et sœurs et l’âge gestationnel,
affectent bien les compétences verbales et non verbales des enfants ». (étude
française publiée dans la revue Cognitive Développement) Il en serait de même pour
les différentes formes de perception des déficiences.
Le faible taux d'alphabétisation au sein d’une population serait la principale raison
des interprétations surnaturelles associées au handicap. L'analphabétisme est de nos
jour définit comme : une faible capacité de traitement de l'écrit qui nuit au bon
fonctionnement en société, tant sur le plan personnel que social et professionnel.
Nous n’incluons donc plus dans cette définition seulement les personnes qui ne
savent ni lire, ni écrire encore moins calculer. Il faut distinguer l'analphabétisme en
pays industrialisé de celui que l'on retrouve dans les pays en voie de développement.
Alors que le premier concerne une population adulte qui a eu la chance d'aller à
15
l'école, dont le niveau de lecture et d'écriture est très faible, le second a une
dominance d’absence de scolarisés. Désormais, nous ne pouvons parler
d’analphabétisme sans préciser qu’il existe plusieurs niveaux d’alphabétisations.
Denis ZODO échelonne la capacité de lire, d’écrire et de calculer sur 5 niveaux. Au
niveau un, on retrouve des adultes ayant de la difficulté à utiliser tout document
écrit. Au niveau deux, les personnes peuvent reconnaître certains mots dans un texte
simple, mais éprouvent de la difficulté à se servir de documents usuels. Ces
personnes ne peuvent écrire. Au troisième niveau, les personnes sont en mesure de
lire et de comprendre des documents simples, mais évitent les situations où elles
doivent utiliser l’écrit. Enfin, aux quatrième et cinquième niveaux de l’alphabétisme,
les personnes sont en mesure de composer avec la majorité des exigences courantes.
Voir à ce sujet « L’analphabétisme : un facteur de pauvreté et d’inégalité ».
atelier.rfi.fr là, nous allons donc chercher à déterminer l’incidence de
l’analphabétisme sur la manière d'interpréter le handicap.
Les disparités de l’image associée aux personnes en situation de déficience serait le
résultat des spécificités des politiques de santé public et d’action sociale propres à
chaque pays. Tout gouvernement est libre de mettre en place une stratégie de santé
publique et de la conduire comme il l'entend. Ainsi, à chaque société son système de
santé public. Et à chaque système sanitaire ses mesure pour le handicap et les
interprétations sociales qui en découlent.
Le contraste économique qui caractérise les relations internationales aurait un
impact considérable sur la perception du handicap dans l’espace public. Cela suppose
que dans les pays industrialisés comme la France par exemple, les explications
associées aux personnes en situation de handicap et à leur mode de vie auraient des
bases plus scientifiques, en raison notamment du nombre important de canaux
d’information et de communication dont disposent les populations. Dans les pays en
voie de développement comme la Guinée Conakry au contraire, les population
auraient du mal à accéder aux messages susceptibles d'expliquer le handicap. Ce qui
les conduirait à trouver des explications surnaturelles à toute forme de déficience.
En fin, les méthodes de traitement journalistique de sujets portant sur le handicap
par les médias auraient une incidence sur le regard porté par les populations sur les
déficiences physiques et intellectuelles. La question de l'influence de la presse est
très ancienne. En France, sous l'Ancien Régime, le pouvoir royal craint que les
journaux, comme les autres formes d'imprimés, ne soient un outil de subversion
politique, voire d'incitation à la rébellion. Au XIXe siècle, les gouvernements, très
16
réticents à appliquer effectivement le principe de liberté de la presse, ne voient pas
les choses très différemment. Au XXe siècle, les médias sont souvent perçus comme
un instrument de « conditionnement », en raison de leur utilisation par les régimes
totalitaires. Par ailleurs, une influence néfaste sur les mœurs est prêtée à la presse
(populaire) depuis au moins la fin du XIXe siècle. Des intellectuels expliquent à cette
époque que les journaux contribuent au développement des pathologies sociales :
les lecteurs seraient tentés d'imiter les crimes et les suicides relatés dans certains
journaux populaires. Nous partons du principe que le travail journalistique sur des
articles traitant du handicap joue un rôle majeur dans une société.
En raison des contraintes liées au temps imparti à la rédaction de ce mémoire de
recherche, et dans le souci de réaliser un travail de qualité, nous avons choisi
d’orienter cette étude vers un angle plus resserré. Cette solution nous permettra de
nous appuyer sur des éléments plus précis. Nous avons alors décidé de nous focaliser
sur un terrain d’étude regroupant deux pays : la Guinée, (pays en voie de
développement) et la France (pays hautement industrialisé).
À l’aube de cette étude, nous ambitionnions d’utiliser deux méthodologies de
recherche pour vérifier nos hypothèses à savoir :
-L’entretien semi-directif : nous projetions avec cette méthode d’enquêter sur 150
personnes reparties de la manière suivante : 50 Habitants.es de la ville de Lyon non
porteurs/porteuses de handicap, 25 habitant.es de Lyon en situation de handicap, 50
habitant.es de la ville de Conakry (capitale de la Guinée) non porteurs/porteuses de
handicap, et 25 habitant.es de Conakry en situation de handicap. Les interviews des
personnes non porteuses de handicap devaient nous permettre d’immerger dans
leur vision de la déficience, et les interviews des personne en situation de handicap
quant à elles devaient nous donner un aperçu des sentiments des personnes
appartenant à cette couche sociale quant à leur image en société.
-L’analyse de discours : il s’agit là de la deuxième méthodologie de recherche dont
nous comptions nous servir. Avec elle, nous envisagions d’analyser un corpus
constitué d’articles de la presse écrite et de la presse en ligne qui traitent du
handicap, mais aussi d’extraits d’émissions de radio et de télévision diffusées dans les
deux pays. Mais la méthodologie d’entretien semi-directif s’est très vite avérée peu
pertinente en raison des profils que nous ciblions au départ, mais aussi au vu de nos
objectifs. Nous nous sommes également rendu compte que l’échantillon de 150
personnes étaient hors de notre portée pour un mémoire de recherche de master 1.
S’agissant de l’analyse de discours, si la presse française regorge d’une grande
quantité de productions médiatiques qui traitent du handicap, ce n’est pas le cas
17
dans le paysage médiatique guinéen. Or, pour une analyse équilibrée et pertinente, il
nous semblait impératif d'utiliser des éléments issus des deux partie de notre terrain
de recherche. Nous avons donc été contraint d'abandonner cette méthodologie.
Toutefois, nous avons décidé de consacrer une partie de notre travail, avec
notamment des articles de presse que nous avons trouvé sur internet, aux éventuels
impacts des pratiques journalistiques sur la déficience auprès des populations. En ce
qui concerne les entretiens semi-dirigés, nous avons choisi de les réduire à 16, avec
exclusivement des personnes « valides ». Nous avons alors imaginer pour les deux
pays, les profils ci-dessous :
1) Un.e citoyen.ne dont l'âge varie entre 18 et 35 ans. Profil social : instruit.e, (bac
plus 3 minimum) résident.e dans une zone urbaine et n’ayant pas de lien direct
(professionnel ou personnel) avec une personne en situation de handicap.
2) Un.e citoyen.ne dont l’âge est supérieur à 50 ans. Profil social : instruit.e (bac plus
3 minimum) résident.e dans une zone urbaine et n’ayant pas de lien direct
(professionnel ou personnel) avec une personne en situation de handicap.
3) Un.e citoyen.ne dont l'âge varie entre 18 et 35 ans. Profil social : pas ou moins
instruit.e, (brevet maximum) résident.e dans une zone urbaine et n’ayant pas de lien
direct (professionnel ou personnel) avec une personne en situation de handicap.
4) Un.e citoyen.ne dont l’âge est supérieur à 50 ans. Profil social : pas ou moins
instruit.e (brevet maximum) résident.e dans une zone urbaine et n’ayant pas de lien
direct (professionnel ou personnel) avec une personne en situation de handicap.
5) Un.e citoyen.ne dont l'âge varie entre 18 et 35 ans. Profil social : instruit.e, (bac
plus 3 minimum) résident.e dans une zone rurale et n’ayant pas de lien direct
(professionnel ou personnel) avec une personne en situation de handicap.
6) Un.e citoyen.ne dont l’âge est supérieur à 50 ans. Profil social : instruit.e (bac plus
3 minimum) résident.e dans une zone rurale et n’ayant pas de lien direct
(professionnel ou personnel) avec une personne en situation de handicap.
7) Un.e citoyen.ne dont l'âge varie entre 18 et 35 ans. Profil social : pas ou moins
instruit.e, (brevet maximum) résident.e dans une zone rurale et n’ayant pas de lien
direct (professionnel ou personnel) avec une personne en situation de handicap.
8) Un.e citoyen.ne dont l’âge est supérieur à 50 ans. Profil social : pas ou moins
instruit.e (brevet maximum) résident.e dans une zone rurale et n’ayant pas de lien
direct (professionnel ou personnel) avec une personne en situation de handicap. Ces
différents profils nous paraissaient plus en adéquation avec nos objectifs. Se sont
donc les réponses obtenues à partir de ces entretiens, que nous avons utilisé pour
confirmer ou infirmer nos hypothèses.
18
Ce mémoire de recherche se structure selon deux parties principales. La première
porte sur les différentes significations attribuées au handicap par les sociétés
guinéennes et française. Nous nous intéresserons entre autre à la vision irrationnelle
des déficiences des populations guinéennes. Nous aborderons également dans cette
partie, le contraste entre les interprétations surnaturelles du handicap perceptible
dans les familles guinéennes d’une part, et d’autre part, le raisonnement cartésien
des populations françaises. Nous parlerons en suite dans la seconde partie, des
différents facteurs susceptibles d'expliquer la disparité dans la représentation des
déficiences physiques et intellectuelles sur notre terrain d’étude.
19
Partie 1 : les déficiences sous le regard des populations guinéennes et françaises
Chapitre 1 : Guinée, les déficiences entre explications surnaturelles et pratiques de
stigmatisation
Le handicap, « une volonté divine »
« Il n’y a pas de travail adapté pour nous. C’est dur, parce que, avec ma situation de
polyhandicapée, il me faut beaucoup me reposer. C’est Dieu qui m’a donné le
handicap, c’est Dieu qui me veut comme ça. Si il avait voulu que je sois valide, je
serais sans doute capable de me servir de tous mes organes sans aucun souci. La
mendicité, c’est gênant pour moi, mais tout ce qui arrive à une personne vient de
chez Dieu. Actuellement, je n’ai que ça à faire et grâce à Dieu, je gagne le quotidien
de ma famille ». (Extrait de l'émission les Anonymes diffusée le 15 mars 2016 sur la
radio Lynx FM). À l'instar de cette femme qui demande l’aumône dans les rues de
Conakry, la capitale guinéenne pour subvenir aux besoins vitaux de ses enfants, une
frange importante de guinéens estime que le handicap ne peut être que d’origine
divine. Qu’il soit porteur de déficience ou « valide », résident en ville ou en
campagne, instruit ou pas, pour le guinéen, toute déficience n’a d’explication que
chez Dieu, et rien que chez lui.
L’islam est la religion majoritaire en Guinée, et son influence s’étend à toutes les
sphères de la société. Les musulmans représentent la majorité de la population dans
toutes les régions du pays, soit plus de 85% des habitants, selon le secrétariat d’état
aux affaires religieuses. Environ 7 % de la population adhère à des croyances
africaines traditionnelles tandis que les chrétiens représentent environ 8% des
guinéens. Les communautés chrétiennes habitent surtout dans les grandes villes et
aussi dans le sud et l’est du pays. On y trouve également de petites minorités bahaïe,
hindoue et bouddhiste.
Ainsi, pour les Guinéens croyants, rapportent Alioune Bah et Vitaly Tchirkov, « Dieu
est cause de tout ce qui advient : il faut s’en remettre à ce qu’il décide. Il est seul
responsable du bien comme du mal qui touchent les humains : il leur donne la santé,
la maladie et/ou le handicap. Chacun se trouve soumis à un destin sur lequel il n’a
aucune prise : « Dieu a ses mystères que personne ne peut percer. Tu seras roi, tu n’y
peux rien ; tu seras malheureux, tu n’y peux rien. Chaque homme trouve sa voie déjà
tracée, il ne peut rien y changer ». ---------------- Alioune Bah, Vitaly Tchirkov« 2. En
20
Guinée, le règne des croyances et des superstitions », in Charles Gardou, Le handicap
et ses empreintes culturelles, ERES « Connaissances de la diversité », 2016 (), p. 65.
Les conceptions dominantes de la vie humaine sont proches, sur ce point, de la
doctrine as’arite, courant théologique de l’islam selon lequel l’homme n’a aucune
emprise sur son destin. Les contenus du Coran et des hadiths se voient ainsi
déformés. Or, le Coran rend les individus responsables de leurs actes : « Quiconque
fait le bien, fût-ce le poids d’un atome, le verra, et quiconque fait le mal, fût-ce le
poids d’un atome, le verra aussi » (Coran, 99 ; 6-7). Ce verset fonde la notion de libre
arbitre : il revient à chacun de choisir et de vouloir ce qu’il fait. Le pouvoir créateur
de Dieu ne le rend pas pour autant responsable des actes individuels, d’où l’appel à
ceux qui sont « doués de raison. Et pourtant, aux yeux d’un nombre considérable de
citoyens guinéens, cette explication religieuse ne passe pas. C’est notamment le cas
des personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenu dans le cadre de la
réalisation de ce travail de recherche. Nous avons demandé à l’ensemble de nos
interlocuteurs de nous dire quels sont les facteurs qui à leurs yeux, pourraient
expliquer le handicap. Si certain parle brièvement de facteurs génétiques, les raisons
d’origine divine occupent une part importante de leurs discours. « Parlant de
personnes handicapées, il y en a qui sont nés avec. Certains sont nés ils n’ont pas de
bras, certains sont nés ils ne voient pas. Il y en a aussi qui subissent des accidents. Il
l’effet de la méningite aussi. La tension artérielle peut en être la cause aussi. Donc
tous ceux-ci peuvent être des causes de ce phénomène. C’est pourquoi on ne peut
pas dire qu’ils le font exprès. Parce que personne n’achète la maladie, elle vient
d’elle-même. Par exemple si on a des maux de ventre loin de la maison et qu’on ne
parvienne pas à se déplacer, on se mettra en larmes. Donc ceci en résumé est de
l’essor de la volonté Divine. Parce que nous faisons tout ce que Dieu nous demande.
Même s’il dit que nous allons nous tuer pour lui aujourd’hui nous allons le faire. Ce
serait inévitable. A l’égard de tout ceci, nous ne devons pas nous moquer de cette
couche vulnérable », confie OULARÉ Fafaran, enseignant à Grand Kondébou, localité
rurale situé dans la région de Faranah, à 485km à l’Est de Conakry. Poursuivant, il
déclare :
« Si je prends l’exemple sur un ami à moi qui est décédé. Nous étions assis sur la
même moto et c’est lui-même qui conduisait. Un camion nous a renversé, et quand
nous avons subi cet accident moi mon pied s’est déplacé et lui ses pieds et ses bras
se sont coupés. Maintenant avec ce genre de situation, l’a-t-il fait volontairement?
Non.
Un autre exemple : le cas d’Alpha Oumar (mécanicien), avec qui j’ai étudié et qui,
malheureusement a abandonné les bancs à cause d’un accident qu’il a subi un 31
décembre. Tout près du CECOGE. Ils étaient à trois sur une moto. Les deux autres ont
21
succombé de l’accident. Peut-on dire qu’ils l’ont fait exprès ? Non ». (extrait d’un
entretien réalisé pour le mémoire)
« Le handicap, qu’il soit fruit d’un accident de la route, la conséquence d’un conflit,
ou encore le résultat d’une malformation congénitale, il vient d’une décision de Dieu.
Je pense qu’il est même irresponsable pour un humain, de croire que le contraire est
possible », s’indigne Younoussa, un transporteur routier de 25 ans vivant à Conakry.
Pour le commun des guinéens nous l’avons vu, Dieu est l’unique responsable des
différentes formes de déficiences. Dans un tel contexte, en cas de besoin de
traitement médical sur un handicap, l’hôpital est souvent relégué au second plan au
profit de la médecine traditionnelle. Nous appelons ici médecine traditionnelle, des
pratiques médicales destinées à soigner à l'aide de médicaments à base de plantes et
de matière animale transmis de génération en génération. En guinée, la médecine
traditionnelle est pratiquée par les féticheurs pour les amateurs de traditions
africaines et par les marabouts pour ceux qui se réclament de l’islam. C’est donc tout
naturellement, que les populations, en cas de problèmes d’ordre sanitaire ou en lien
avec le handicap, se tournent vers ces professionnelle de la médecine d’un autre
genre, appelés tradipraticiens. Elles espèrent alors trouver auprès de ces derniers, la
solution qui va leur permettre de sortir de leur préoccupation.
« La médecine moderne, celle pratiquée à l’hôpital, je n’ai pas idée de ce qu’elle
pourrait apporter d’utile. Parce que quand quelqu’un est aveugle une fois pour toute
c’est fini, il l’est pour toujours. Quand quelqu’un perd l’usage de ses membres, c’est
généralement irréversible, il y a tout ça, c’est comme ça. Donc les efforts de la
médecine moderne c’est peut-être en fonction de la nature du handicap, ça peut
apporter un ouf de soulagement mais c’est des cas très minoritaires, ils ne sont pas
nombreux ces cas-là.
En revanche, je vois des exemples de réussite de la médecine traditionnelle. Il y a un
jeune qui était au Maroc. Quand il quittait ici il prenait de la drogue. Arrivé là-bas ça
s’est aggravé, on l’a ramené il y a un guérisseur dans un petit village aussi qui l’a
isolé, il l’a conseillé, il a pris des produits lorsqu’il a fait trois mois au finish sa maman
était là moi-même j’étais à coté il a dit qu’il est guéris, qu’il va plus jamais reprendre
de la drogue ça j’ai été témoins. Et y’a pas longtemps je crois en 2016 sa maman a
envoyé une moto au guérisseur de la part de son fils. Bon c’est des cas très rares ou
la médecine intervient.
22
Présentement j’ai mon homonyme qui est là avec moi il est policier. Il vient de quitter
même ici il avait pour habitude de consommer de la drogue, mais malheureusement
il n’avait pas perdu le mental mais il était en voie de perdition parce qu’il ne dormait
pas. Il est revenu. Il a un petit frère qui est en train de s’occuper de lui il commence à
se retrouver. Avant il fumait, mais maintenant il a complètement arrêté parce que le
guérisseur lui a dit que quand il fume il va mourir », nous raconte benoît Millimono,
enseignant chercheur à l’institut supérieur agronomique et vétérinaire de Faranah.
Et à Aïssata Diallo, mère au foyer d’une trentaine d’années et résidente en milieu
rural de renchérir : « Les hôpitaux ne peuvent soigner que ceux qui ont subi des
accidents et non ceux qui sont nés avec un handicap. Entre les hôpitaux et la
médecine traditionnelle, je préfère de loin la deuxième. Parce que le plus souvent,
les médecins n’apportent que des calmants, contrairement aux tradipraticiens,
féticheurs, qui eux, éradique complètement la maladie ou le handicap dont vous
souffrez ».
Le handicap, une conséquence de la sorcellerie et des Esprits
si l’on a foi, en Guinée, en un Dieu unique et omniscient, on croit également aux
Esprits, bons et mauvais, qui assurent la félicité ou provoquent l’infortune. Ainsi,
pour les populations guinéennes, les catégories étiologiques sont constituées de
plusieurs unités complexes de représentations. Elles croient en l’existence de rabs,
esprits des ancêtres qui se manifestent sous forme de possession. Ces derniers
sortent à des moments précis de la journée : vers 14 heures (heure GMT), à la
tombée du jour et au milieu de la nuit. Il est alors déconseillé de se promener et de
passer ou de se reposer dans le périmètre de certains arbres, spécialement les
baobabs qui restent aujourd’hui des lieux de culte. Parallèlement, les anges et les
shaytans, démons, génies similaires aux rabs, veulent la richesse ou le pouvoir. Les
histoires de femmes et d’hommes, ayant perdu la raison pour être sortis durant ces
moments néfastes ou être passés dans des lieux habités par les génies, font partie de
la culture populaire. Dans certaines parties du pays, on explique l'épilepsie par des
mauvaises rencontre avec le diables à certaines heures néfastes de la journée
comme l’aube ou le crépuscule. Au cours de ces moments, il est souvent
recommandé aux filles de porter un voile pour se protéger contre dit-on, les mauvais
vents.
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Dans le pays, pour exprimer l’origine du handicap ou d’un autre malheur, on utilise
l’expression « on m’a travaillé ou on m’a marabouté ». Ce « travail » peut procéder
de deux sources : d’une part, les, sorciers-anthropophages, issus de la lignée utérine,
susceptibles de dévorer le principe vital de l’individu qu’ils attaquent ; d’autre part,
les marabouts, ou charlatans, qui passent par une magie interpersonnelle appelée,
gonlai en langue peul, ou bara en maninka, (deux des trois principales langues du
pays), le « travail ».
Les compositions ethniques et leur répartition spatiale dessinent quatre grandes
régions – Basse-Guinée, Moyenne-Guinée, Haute-Guinée et Guinée forestière – où
les pratiques traditionnelles constituent l’arrière-fond culturel, médical, social,
religieux, et, en conséquence, du rapport au handicap. Ces spécificités culturelles,
conjuguées avec les difficultés économiques, entravent la prise en compte de cette
réalité humaine par les pouvoirs publics et les institutions, ne serait-ce que pour
répondre à des besoins vitaux. Les personnes concernées et leurs familles sont
contraintes à des stratégies de survie et, au premier chef, à la mendicité. Au travers
des offrandes reçues, elles participent à une mission, ce qui fait d’elles des
bénéficiaires privilégiés.
Chez les guinéens, au-delà des modèles explicatifs de la déficience mentale, tels les
génies, la sorcellerie anthropophage et la magie interpersonnelle, on croit à des
causes naturelles : le froid et le vent – à la fois éléments naturels et spirituels ; les
transgressions d’interdits sexuels, matrimoniaux ou alimentaires ; le non-respect des
obligations rituelles ; ou encore la volonté divine. Dans toutes les ethnies converties
à l’islam, les « persécuteurs » s’appuient sur la sorcellerie et le maraboutage. À ce
sujet, arrêtons-nous un instant sur une histoire tirée du filme Xala, du célèbre
écrivain et réalisateur sénégalais Ousmane Sembène, une histoire rapportée par
Aliou Sèye. Une des scènes du film de Sembène relate le parcours d’un cadre
sénégalais de la période postcoloniale adeptes de la corruption. Nous nous servons
de cet extrait cinématographique diffusé en 1975, pour décrypter ce qu’il révèle des
rapports entre les « puissants » et les plus vulnérables, les personnes handicapées en
errance. Dans cette œuvre, l’auteur parle, sans concession, de la classe de dirigeants
que les Européens ont laissée, à leur départ, aux postes clés de l’État sénégalais.
« L’un d’eux, El Hadji, se laisse soudoyer par des partenaires extérieurs, comme le
font ses collègues de la chambre de commerce. Grâce à leurs mallettes remplies de
billets de banque, ils conservent une place de choix dans les domaines économique,
militaire et politique. El Hadji, qui dirige une entreprise d’importation, possède une
24
luxueuse voiture. Chacune de ses deux épouses est installée dans une villa. La
première est traditionaliste tandis que la deuxième est très occidentalisée. Il décide
d’en épouser une troisième de l’âge de sa fille. Celle-ci organise une fête si fastueuse
que le produit de la vente de cent tonnes de riz est dilapidé et El Hadji vole l’argent
des récoltes permettant aux villageois de subsister. Indiquons que le xala est une
pratique mystique traditionnelle pour provoquer l’impuissance sexuelle. Et, comme
l’affirme Khoyane Diouf 14, les Sénégalais, hommes et femmes, quel que soit leur
âge, demeurent imprégnés de cette croyance. Autrefois considéré comme une «
arme de guerre », on peut l’utiliser pour (sauve)garder une femme et pour humilier
un mari, par jalousie ou par vengeance. Le père ou la mère attachent ainsi un
talisman, fait d’un fil de coton grossier auquel l’on rajoute des versets coraniques, à
la ceinture de leur fille afin de la protéger : son partenaire ne pourra avoir de
rapports sexuels avec elle. De même, à l’approche de la nuit nuptiale, le futur marié
redoute une impuissance provoquée, sachant que le cercle des proches guette ses
performances viriles. Dans le film de Sembène Ousmane, le marabout, ne parvenant
pas à encaisser le chèque bancaire d’El Hadji, lui « remet le Xala », à l’aide de son
chapelet et d’une récitation de versets coraniques, car « ce qu’une main a ôté, elle
peut le remettre ». Le dirigeant est littéralement tourné en dérision. Même s’il joue à
l’Occidental et se soigne avec des médicaments, il n’hésite pas à détourner l’argent
de l’État pour courir de marabout en marabout, à travers tout le pays : « Je veux
redevenir homme, je veux redevenir mâle ! » s’écrie-t-il. Prêt à tout pour guérir, il ne
fait que se ridiculiser. Durant le rite de levée de la malédiction, chez le marabout du
village ou lors de la nuit de noces, lui, le haut personnage politique, rampe, bardé de
gris-gris aux bras et à la ceinture, en imitant un tigre, sous les yeux éberlués de sa
jeune épouse. Face à de tels comportements d’hommes de pouvoir, plus préoccupés
de la levée du xala et de leurs propres intérêts que de justice sociale, les personnes
handicapées mendiantes offrent une figure exemplaire d’humanité et de solidarité.
Elles partagent le pain et le café au lait au bord de la route. Elles échangent et se
comprennent. L’une d’elles paie pour les autres : l’entraide règne au sein du groupe.
Appuyés sur des bâtons, les plus forts portant les plus faibles ou en se traînant sur le
sol, ils cheminent vers Dakar, durant des jours et des nuits. Revenons à l’histoire de
Sembène Ousmane. Grâce à son pouvoir mystique, le leader des personnes
handicapées mendiantes a remis le xala sur El Hadji. Il dit que c’est le frère de son
épouse qui se venge car El Hadji a dépouillé sa famille de son héritage et l’a fait
incarcérer. Sortant de prison, sa misère est telle qu’il ne peut s’empêcher de penser
que les prisonniers sont, dans une certaine mesure, plus heureux que les paysans, les
pêcheurs et les ouvriers. Logés, soignés, nourris, ils ne sont au moins pas redevables
d’impôts. Dénonçant la société bourgeoise noire, sans scrupule, corrompue,
qu’incarne El Hadji, il demande à ce dernier de se dénuder au milieu de tous, dans
salon, sous les yeux de sa femme et de ses enfants qui pleurent de honte devant
cette humiliation. El Hadji, ayant déjà perdu son honneur et sa dignité, n’a plus que
25
l’espoir de redevenir mâle. Si, dans la culture sénégalaise, l’homme cherche à
acquérir des biens matériels, l’essentiel est qu’il soit à la hauteur de sa condition
d’homme qui procède directement de sa virilité. Un dicton populaire dit qu’« il vaut
mieux être sexuellement bon qu’être riche », aussi l’impuissance est-elle vécue
comme un drame. À l’arrivée de la police, venue pour réprimer la rébellion, El Hadji
protège finalement les personnes handicapées mendiantes, en les présentant
comme ses invités. Mais celles-ci lui ordonnent : « Neel doung, mets-toi nu devant
tous et chacun te crachera dessus ! » Son tour est venu de vivre l’humiliation. Son
beaufrère, mendiant à cause de lui puisqu’il a plongé sa famille dans l’extrême
pauvreté, se venge en lui donnant des ordres. Il doit obéir et ramper en exposant sa
nudité. Plaçant sur sa tête la couronne que la jeune mariée lui a rendue en reniant
leurs épousailles, les personnes handicapées mendiantes se mettent à lui cracher
dessus, de la tête aux pieds. Mais ce sont ces crachats, salutaires, qui lèvent le xala et
lui redonnent son humanité ». Aliou Sèye, « 10. Au Sénégal, handicap et errance », in
Charles Gardou, Le handicap au risque des cultures, ERES « Connaissances de la
diversité », 2010 (), p. 224-226.
Cependant, la sorcellerie traditionnelle, condamnée par le Coran, s’est transformée,
du moins en Guinée. ; Là, les musulmans l’ont réinterprétée dans un autre langage.
Mais, s’il n’y a plus la totalité du sorcier, la réalité continue à s’appréhender dans ses
dimensions visuelle, auditive et verbale. Le maraboutage, étend désormais son
champ d’application aux situations de conflit qui mettent en jeu la vie relationnelle
du sujet et sa place dans la société. On utilise l’écriture arabe, les versets du Coran et
les amulettes, tout particulièrement pour les actions bénéfiques, et les anciennes
pratiques animistes ont été réintroduites pour les actes maléfiques secondaires. Les
musulmans parlent de mauvais œil, et de la mauvaise langue. Et les citadins qui,
même de culture occidentalisée, n’abandonnent pas les valeurs et pratiques
ancestrales, font simultanément appel au marabout ou au contre-sorcier, et aux
médecins du dispensaire ou de l’hôpital. L’efficacité thérapeutique, pense-t-on, est
directement liée aux croyances de la personne ou du groupe à soigner.
Du sentiment de fatalité à la mendicité
En Guinée, la dépréciation des personnes handicapées, réduites à la mendicité, se
trouve renforcée par un ordre social et un ordre symbolique qui ne font qu’un. C’est
dans leur être profond qu’elles incorporent les signes et symboles de leur culture et
les traduisent dans leurs comportements. Affligées d’un même stigmate, elles
parcourent un même « itinéraire moral », allant de leur village jusqu’à Dakar, afin de
26
subvenir aux besoins de leur famille. La mendicité, qu’exige leur confrontation à la
fois au handicap et à l’extrême pauvreté, est leur seul moyen d’éviter de devenir une
charge pour les autres et de conserver une certaine dignité.
L’aumône est ancrée dans la culture traditionnelle millénaire, infléchie par les
dogmes de l’islam, religion importée au XIe siècle. « À Conakry, tout le monde est
obligé de donner l’aumône. Sinon, tu vas rapidement mourir ou tu peux avoir un
grave accident. Si tu veux épouser une femme ou si tu as un problème de santé ou au
travail, tu vas voir un marabout. Il te dit : “Demain, tu donneras un coq blanc, ou
autre chose, à un mendiant.” Le lendemain, tu dois t’exécuter. La Guinée est un pays
de superstitions. C’est pourquoi, tous les mendiants viennent à Conakry, la capitale
de la guinée, mais aussi de la mendicité », commente Younoussa, le jeune
transporteur routier. Mais les personnes handicapées mendiantes connaissent une
obligation aliénante dans les rapports à autrui : celui qui donne doit prendre et celui
qui reçoit doit donner, faute de quoi il est accusé de méchanceté et, qui plus est,
d’enfreindre l’interdit lié au modèle de la gémellité, au fondement de la personne et
de ses relations. Pour les « bien-portants », il s’agit de « se priver » pour accéder à
des biens d’ordre supérieur. Ils donnent donc l’aumône aux mendiants, dont la
fonction est de leur transmettre la bénédiction de Dieu. Notons que cette exigence
de soumission-acceptation contribue à tempérer les tensions interpersonnelles. De
l’avis de plusieurs de nos interlocuteurs, les personnes handicapées mendiantes ne
font qu’incarner la « normalité », même si elles se sentent « décalées » et vivent leur
différence comme une marque d’infamie. Comme tout guinéen de milieu populaire,
elles parlent de leurs besoins en termes de santé, d’amélioration de l’habitat et
d’insertion professionnelle.
Cependant, le « moi » qu’elles présentent aux autres apparaît d’autant plus fragile
que les médias jettent le discrédit sur elles, créent une tension entre leur identité
sociale ainsi véhiculée et leur identité sociale réelle, les exposant au rejet et aux
insultes. Ce « jeu » autour de la différence honteuse les limite dans tous les domaines
de leur vie : travail, habitat, intimité, amour. Le concept de dévieur, dû à Erving
Goffman rend bien compte de la place que l’on refuse de leur octroyer dans le cadre
normatif de la société guinéenne. (Voir à ce sujet E. Goffman, Stigmate. Les usages
sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 163.). Leur participation
sociale, restreinte à la mendicité, est vue comme une déviation. Howard Becker
affirme à raison que : « le caractère déviant dépend de la manière dont les autres
réagissent, plutôt que de l’acte en lui-même ». Becker, Outsiders. Études de
sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985, 1re éd. 1963. C’est à dire que l’acte
lui-même de mendicité n’est pas déviant en soi mais qu’il le devient par le regard
27
d’autrui. Ici comme ailleurs, les notions d’« anormal » et de « normal » varient d’un
milieu social à un autre, d’une ethnie à une autre, d’une communauté à une autre .
« Mais qui, en définitive, est déviant ? Les personnes handicapées au regard d’un
environnement implacablement normé ? Ou bien la société qui les délaisse et les
méprise ? Qui ne comprend pas que leur priorité est de se nourrir et de nourrir leur
famille et que les moyens auxquels elles recourent s’ordonnent à cette priorité ? »
s’interroge Aliou Sèye. « Si la honte les habite lorsqu’elles mendient, elles
conçoivent leur épreuve, avec son lot d’humiliations, comme la conséquence d’une
faute commise. Aliou Sèye, « 10. Au Sénégal, handicap et errance », in Charles
Gardou, Le handicap au risque des cultures, ERES « Connaissances de la diversité »,
2010 (), p. 217.
Pour les personnes en situation de déficience comme pour tant d’autres guinéens, la
mendicité est une stratégie adaptative, une voie de survie, face à des pouvoirs
publics incapables d’offrir des réponses aux plus vulnérables de ses membres. « Cette
réalité, que nul ne saurait nier, remet directement en cause les modes de « justice »
redistributive de l’État postcolonial. Plus largement encore, elle exprime le degré de
précarisation de certaines populations dans le nouveau contexte de mondialisation ».
A Sèye, p.217.
Il est clair, par ailleurs, que les croyances, les pratiques rituelles et le sentiment de
fatalité dominent la vie des personnes handicapées en Guinée, qui s’en trouve très
profondément marquée. D’où ces propos récurrents dans les échanges et les
entretiens Ko ka Allah hiouri : « Ceci préexiste à ma naissance. » Ce fatalisme
constitue à la fois un atout et un frein : un atout, car il amène à accepter que tout
n’est pas maîtrisé par l’individu et/ou la communauté ; un frein, car il entrave la
recherche de réponses concrètes aux difficultés réelles. On n’agit que sur les bords et
les rebords, sans oeuvrer résolument pour modifier le cours des choses. Il s’exprime
en termes de: « Ce que Dieu a décidé », à savoir que Lui seul décide souverainement
du sort des humains. Dieu seul donne le bonheur ou le malheur. Aussi les personnes
handicapées acceptent-elles avec fierté, telle une compensation, l’appellation: «
Homme de Dieu », « Ami de Dieu » ou « Compagnon de Dieu ». D’où leur façon de
demander l’aumône Fi Allah : « Au nom de Dieu ». Cette fatalité existentielle, avec sa
signification spirituelle – qui ne rend pas compte de l’itinéraire et des vicissitudes
concrètes – est indissociable du dénuement de la communauté face à la situation de
handicap. Nos entretiens réalisés avec des mendiants dans le cadre de
l’enregistrement d’une émission radiophonique que nous avons animée à la radio
commerciale guinéenne Lynx FM de septembre 2015 à août révèlent que venir
mendier à Conakry relève d’un long mûrissement de la personne confrontée à des
enjeux primordiaux : conserver une dignité malgré l’extrême pauvreté, ne pas être à
charge des autres, être utile pour nourrir sa famille restée au village. L’itinéraire des
28
personnes handicapées mendiantes est fait de départs et d’arrivées, de rencontres,
de confiance et de défiance, de respect des conventions et de comportements non
conformes aux normes sociales.
Quand l’aumône devient une solution politique
C’est connu, venir en aide à une personne en situation de handicap est pour de
nombreux guinéens, une piste pour atteindre ses objectifs. Il n’est pas rare de voir
dans la presse, des dons de nourriture ou d'argent organisés par des acteurs
politiques ou des figures économiques du pays. Ces activités ont généralement lieu à
l’approche des consultations électorales, ou dans un cadre plus personnel, au cours
du mois de ramadan par exemple. En témoigne cet article du site d’information
guineematin.com en date du 27 mai 2018, dixième jour du mois de ramadan 2018 et
à moins de 6 mois de la date annoncée pour le déroulement des élections
législatives. Cet article raconte une rencontre durant laquelle, la première dame de la
République à distribuer des vivres aux personnes dans le besoin.
« A l’instar des années précédentes, le mois saint du Ramadan 2018 est l’occasion
pour Hadja Djènè Condé, Première Dame de la République de montrer sa générosité
envers ceux de nos compatriotes qui n’ont pas les moyens de s’offrir des ruptures de
jeûne conséquents à la mesure des privations diurnes qu’ils se sont imposés.
A la grande Mosquée Fayçal de Conakry, ce sont des centaines d’indigents qui
bénéficient de vivres pour la rupture du jeûne de sa part. L’épouse du Chef de l’Etat
apporte ainsi sa solidarité à des musulmans démunis, constitués majoritairement de
handicapés et de personnes nécessiteuses
Le Ramadan, mois de pénitence et de repenti, est pour les musulmans du monde
entier une période de privation et d’abstinence. Parmi les interdits, s’abstenir de
manger et de boire du lever au coucher du soleil ; épreuve difficile sous la canicule de
ce mois de mai, surtout pour les démunis qui habituellement n’ont pas de rupture de
jeûne conséquent à la hauteur des épreuves subies pendant la journée. Ainsi, depuis
le début du Ramadan, ce sont des centaines de personnes, à qui, dès l’appel à la
prière de rupture du jeûne, sont proposés des mets en guise de déjeuner, pour leur
permettre de récupérer des forces et d’affronter le jour suivant.
Des cadres du Secrétariat Général des Affaires Religieuses, accompagnés des
responsables de la Mosquée Fayçal et des membres du cabinet et de la Fondation
PROSMI de la Première Dame, ont distribué des vivres aux personnes vulnérables
présentes. Les bénéficiaires ont remercié et félicité Hadja Djènè Condé pour sa
29
générosité et ses actes de plus en plus nombreuses en faveur des couches
défavorisées de notre société. En outre, ils ont imploré le Seigneur afin qu’il aide à
mener à bien son engagement pour que la Guinée reste un pays de paix et de
quiétude sociale. Les cadres du Secrétariat des Affaires religieuses et les responsables
de la Mosquée Fayçal se sont dits nullement surpris par cette nième action
humanitaire de la Première Dame de la République de Guinée au profit des
musulmans. Ils ont prié et fait des bénédictions pour elle et son époux ».
De plus, il n’est pas exceptionnel d’entendre parler sur le continent africain, sacrifice
rituel à des fins politiques. Dans leur article « En Afrique subsaharienne, les albinos
entre déni d’humanité et déification », Aggée Célestin Lomo Myazhiom et al.,
illustrent parfaitement ce phénomène.
« Les albinos sont les premières victimes de ces crimes. Ces « nègres blancs » sont
considérés comme des êtres ambivalents dotés d’une puissance occulte, des êtres de
l’entre-deux, qui relient le visible et invisible. Ostracisés et discriminés, ils pâtissent
d’une insécurité croissante. Du Burundi à la Tanzanie, du Cameroun au Gabon, de
l’Afrique du Sud au Swaziland, les crimes sont légion, obligeant les personnes
concernées à vivre dans la clandestinité au sein même de leur société
d’appartenance. Toute l’Afrique centrale et australe est le théâtre de ce drame ».
Aggée Célestin Lomo Myazhiom et al., « 1. En Afrique subsaharienne, les albinos
entre déni d’humanité et déification », in Charles Gardou, Le handicap et ses
empreintes culturelles, ERES « Connaissances de la diversité », 2016 (), p. 31.
Plus loin, les auteurs relate l’histoire d’une jeune personne souffrant d’albinisme qui
a vécu de près le phénomène. « un drame, parmi tant d’autres, a suscité la réaction
de la communauté internationale : Bibiana Mbushi, une fillette tanzanienne de 7 ans,
orpheline, est démembrée chez son oncle le 28 décembre 2007. elle relate les faits :
« L’obscurité est soudain rompue par une lumière très puissante qui nous aveugle. La
porte n’a pas eu le temps de grincer, des intrus, dont je ne sais pas le nombre exact,
l’ont enfoncée d’un coup de pied violent. et maintenant, ils pointent une lampe de
poche sur nous, mais ils gardent le silence. Je ne sais pas très bien ce qui m’a
réveillée, ce coup, la lumière ou encore les cris que tout le monde a poussés […] une
voix grave s’élève : ‘‘Taisez-vous ! Arrêtez tout de suite de crier ! et ne regardez pas
!’’ Je découvre ce que les hommes noirs et grands tiennent à la main. Chacun est
muni d’une panga, une machette, ils se mettent à taper doucement sur la tête des
enfants avec le plat de la lame pour leur faire baisser les yeux et ils nous poussent
vers le mur, comme pour faire de l’espace […] Personne ne comprend ce qui se
30
passe, j’ai l’impression que tout cela dure une éternité ; j’ai le temps de voir passer
devant mes yeux tous les scénarios possibles de ce qui ressemble à un cambriolage.
Mais que pourraient-ils bien vouloir dérober ici, chez des gens aussi humbles que
nous ? […] Sont-ils deux ou trois ? Je croise le regard de l’un d’eux. Il est vrai que les
jeux d’ombre dissimulent leurs visages à tel point que je me demande avec le recul
s’ils n’étaient pas tous masqués. Malgré cela, je suis persuadée que cet échange de
regards a bien eu lieu. Je ne l’oublierai jamais, car c’est à ce moment-là que le
basculement s’opère dans ma tête. Soudain, je comprends qu’ils sont venus pour moi
[…] en une seconde, ils m’ont saisie chacun par un bras, pour m’empêcher de gigoter,
et m’ont plaquée par terre. Je hurle, tente de me débattre… Je revis chaque nuit la
même sensation. Je me souviens d’une immense douleur. Ils me saisissent la jambe
droite. Le panga retombe plusieurs fois, l’os résiste […]. Ils s’y reprennent à plusieurs
fois pour me couper la jambe. La lame est si longue qu’elle entaille l’autre cuisse. Je
ne savais pas que c’était possible de souffrir à ce point […] Ce n’est plus ma jambe
désormais, c’est ma main […] À nouveau une douleur lancinante, brutale. La
machette a encore frappé. Deux doigts […] Nous savions que nous étions en danger,
Tindi et moi. Les massacres avaient déjà commencé depuis plusieurs mois. et dans
notre région de Geita, ainsi que dans la zone de Shinyanga, là où il y a beaucoup d’or,
et tout autour du lac Victoria, où l’on pêche le poisson, les albinos vivaient de plus en
plus dans la peur ». Aggée Célestin Lomo Myazhiom et al., « 1. En Afrique
subsaharienne, les albinos entre déni d’humanité et déification », in Charles Gardou,
Le handicap et ses empreintes culturelles, ERES « Connaissances de la diversité »,
2016 (), p. 36-37.
En guinée, ce phénomène n’est pas courant, du moins, on en entend pas souvent
parler. Toutefois, un de nos interlocuteurs nous a parlé de rituels identiques qui se
dérouleraient dans le pays, en haute Guinée notamment, une région où l'exploitation
de l'or est une des activités principales.
Benoît, professeur d’université : « Même à Banankörö (Commune rurale) par
exemple où on exploite le diamant les handicapés ne vont jamais se hasarder à se
promener là-bas, ils ne se promènent jamais dans ces zones parce que c’est hanté et
ça ce n’est pas bon pour eux ».
Enquêteur : Donc en allant là-bas ils s’exposent à des dangers ?
« Oui. Même à Siguiri (zone aurifère) j’ai demandé à tout hasard avant même que tu
ne me demandes il y a un peu longtemps, j’ai demandé s’il y a des albinos à Siguiri
(Ville) l’intéressé m’a dit que ceux-ci n’osent pas, que quand ils vont là-bas on ne
verra même pas leur cadavres ».
31
Parce que quoi ? Parce que des personnes vont les tuer ? Parce que quelque chose
de mystérieux va leur arriver ?
« Parce qu’ils seront enterrés à un lieu donné pour prélever leurs organes et pour
s’en servir aussi. Plus tard pour trouver le gain ». (voire entretien numéro 1)
Par ailleurs, en dehors des activités humanitaires dont nous avons parlé plutôt, les
handicapés qui pratiquent la mendicité ont du mal à se faire une place dans le cœur
des guinéens. « Dans la tête d’un guinéen qui donne l’aumône, ce n’est pas une
personne que l’on a en face de soi-même ! », nous dit Benoît, l’enseignant chercheur
de l’ISAV. Et pourtant, ce geste est pour une importante partie de la population, un
moyen efficace de bénéficier en plus des objectifs politiques, des bénédictions
divines, indispensables pense-t-on sur place, pour entrer au paradis.
« Quand je vois ces personnes pareilles, vu qu’elles ne peuvent rien voir et elles ne
peuvent rien gagner, si j’ai les moyens, la quantité que j’ai, comme 2.000 GNF – 3.000
GNF, si j’ai même 5.000 GNF je vais leur donner. Je dis bonjour-bonjour je passe.
Parce que ces personnes sont là-bas pour que leurs conditions de vie soit favorable.
Prenons par exemple toi qui est en train de t’entretenir avec moi tu n’as pas de
problèmes ni aux pieds, ni aux mains, encore moins aux yeux. Mais avec les
handicapés il y a des problèmes. Ils ne peuvent pas marcher, ils ne peuvent pas faire
les travaux physiques. Ce n’est pas facile de s’efforcer pour chercher comme une
personne normale. Parce que là où moi je suis comme ça, après l’école je peux aller
en brousse pour travailler, d’ailleurs je viens de la brousse. Ce genre de personnes on
peut les aider, même s’il faut les payer par mois pour les entretenir. Moi en tout cas
je vais payer, parce qu’ils ne sont pas comme nous.
Même si ce n’est pas une personne en situation de handicap, c’est Dieu qui
récompense quand on le fait. A plus forte raison celui qui en est vraiment dans le
besoin comme le cas des personnes handicapées. Quand on fait du bien à une
personne handicapée, Dieu récompense en bien. Celui qui le fait pourrait avoir en
retour un plus grand bien », affirme un de nos intervenants.
En guinée, a-t-on ainsi du mal à différencier les bienfaiteurs des « assoiffés de
pouvoir politique et/ou économique. Très fréquemment, une seule personne peut
incarner les deux, aux risques et périls des handicapés, dans une société où ils
passent inaperçu.
32
Chapitre 2 : Les déficiences et la vision cartésienne de la société française
Bien sûr, vous comprendrez ici qu'en raison d’un manque de ressources et de temps,
notre étude ne porte que sur une petite partie de la société française, l’hexagone en
l’occurrence. Nous ne tenons donc pas compte dans ce travail, des nombreux
territoires français en outre-mer. Nous précisons pour finir, et avant d’entrer dans le
vif du sujet, que nous n’avons pu réaliser que 7 entretien en France, alors que nous
ambitionnions d’en faire 8 au total comme en Guinée.
Le handicap dans l’histoire de la société française
Les déficiences physiques et intellectuelles ont toujours suscité, en France comme
dans un nombre considérable de pays, des représentations ambivalentes, qui vont de
l’hospitalité à la mise à l’écart. Dans cette partie du mémoire, nous avons choisi de
mettre dans un premier temps en lumière les résonances du christianisme social,
héritier d’une tradition caritative. Nous nous intéresserons dans un deuxième temps,
aux politiques publiques de protection, d’assurance et d’assistance sociales, que la
France a progressivement mises en œuvre pour les personnes en situation de
handicap. Nous aborderons en suite, toujours dans le but de comprendre la place du
handicap dans l’espace public français, au fur et à mesure, l’évolutions des déficients
visuel et celle de leur image, les pratiques sportives et le handicap en France, le
concept d’accessibilité, ainsi que le regard porté par les populations françaises sur les
déficience.
Cartographie des religions en France
Selon l’institut français d’opinion public, la France comptait en 2010, 45 millions de
catholiques pour 40 000 édifices cultuels catholiques, 4 à 5 millions de musulmans
pour 1536 lieux de culte musulmans, 900 000 protestants pour 957 temples et 500
000 juifs pour 82 synagogues.
Par ailleurs, des sources plus récentes que le sondage IFOP précédemment cité
révèlent que les Français athées ou sans religion sont les plus nombreux. C'est ce
qu'affirme une enquête WIN/Gallup international mentionnée par Le Monde. 29 %
des personnes sondées se disent « athées convaincues » et 34 % affirment
33
n’appartenir à aucune religion, soit 63 % de personnes n’appartenant à aucun culte
reconnu. L'écart avec le sondage de 2010 peut s'expliquer par des différences dans la
formulation de la question (la même personne pouvant s'estimer catholique par
appartenance ou par tradition, et non-croyante par conviction).
Il nous semble cependant important de préciser que le christianisme a été durant
une longue période le culte dominant sur le territoire français. Il a ainsi au cours de
son apogée dans le pays, inspiré la création d’une multitude d'associations caritatives
« Le courant du christianisme social repose sur l’engagement de notables
philanthropes et de congrégations religieuses contre la misère et la réclusion, dont
les infirmes ont toujours été les premières victimes. Faisant appel à la charité et
l’aumône, ils ont souvent contribué à la création d’associations ou de mouvements
en faveur des pauvres, des errants, des prostituées, des prisonniers, etc. Ce sont là
les racines historiques des pratiques associatives contemporaines ». Patrick Pelège, «
20. En France, de la charité aux politiques de protection sociale », in Charles Gardou,
Le handicap au risque des cultures, ERES « Connaissances de la diversité », 2010 (), p.
373.
Le catholicisme social se fonde, depuis le XIXe siècle, sur plusieurs encycliques qui
insistent sur le rôle de l’Église dans la prise en compte des pauvres, dont « les
pauvres d’esprit », et des infirmes en danger physique ou moral. L’encyclique Rerum
Novarum (Des choses nouvelles) sur la condition ouvrière, publiée le 15 mai 1891 par
Léon XIII, est le texte inaugural de la doctrine ecclésiale. « Face au mouvement
politique et syndical socialiste dont l’encyclique rejette tous les aspects, écrit Laurent
Portelli, il faut susciter un associationnisme catholique dont le pape définit la
doctrine et esquisse les principes d’organisation : les associations ouvrières
chrétiennes seront mixtes ou de classe, mais auront des buts moraux et religieux tout
autant que sociaux. Ceux-ci seront en tous points conformes à la doctrine de l’Église :
harmonie entre les classes, recherche dans l’équité de l’intérêt commun, charité
envers les pauvres, etc. 2 » Mater et Magistra (Mère et éducatrice), lettre encyclique
diffusée par Jean XXIII le 15 mai 1961, appelle à la solidarité en vers les malades, les
infirmes, les personnes âgées et leurs familles. Les inégalités de naissance ou
inhérentes aux circonstances de la vie méritent d’être atténuées par des systèmes,
privés ou publics, d’entraide, de prévoyance, d’assurance, « afin d’assurer à chacun
des conditions de vie décentes et une sécurité minimum du présent et de l’avenir.
Les inégalités ne sont donc pas fatales ; souvent, elles résultent du jeu des
34
mécanismes économiques et sociaux en place, qui sont donc à changer ou à
réaménager. C’est un devoir de justice ». P Pelège, 2010.
On attend donc dans un tel cas de figure, des chrétiens qu’ils soient « disposés à
collaborer totalement en des matières qui soient bonnes ou dont on peut tirer le
bien ». Cette impulsion va favoriser les actions caritatives, mobilisant aussi des laïcs
rassemblés dans des associations, celles-ci disposant, depuis la loi 1901, d’un support
juridique favorable à leur essor. Cette évolution du discours social de l’Église est
confirmée par la lettre apostolique Octogesima adveniens, adressée le 14 mai 1971
par le pape Paul VI au cardinal Maurice Roy, président du Conseil des laïcs et de la
Commission pontificale « Justice et paix », pour marquer le quatre-vingtième
anniversaire de l’encyclique Rerum Novarum. Cette lettre légitime, au sein de la vie
de la cité, une présence chrétienne, visant l’égalité et la participation de chacun, à la
base de toute démocratie. Paul VI souligne que « cette aspiration qui fonde l’action
politique doit nourrir un projet de société et non une idéologie ».
À son tour, le pape Jean-Paul II publie, le 6 août 1993, une nouvelle encyclique
Veritatis Spendor (La Splendeur de la Vérité) qui
rappelle l’engagement des chrétiens « envers les plus pauvres et les plus démunis ».
Elle les invite à poursuivre leurs actions de secours envers les victimes des sociétés
marchandes, parmi lesquelles les personnes handicapées, sans cependant se
prononcer sur les mécanismes à l’origine des phénomènes d’exclusion.
À en croire Patrick Pelège, les transformations les plus significatives de la société
industrielle proviennent du droit à une « assurance sociale », qui entraîne la
déchristianisation des protections.
« Le statut d’ayants droit individualise la prise en charge, indépendamment de toute
appartenance communautaire. Le travail devient la pierre d’angle de la protection
sociale et de la citoyenneté : « C’est désormais le travail qui est source de statut, et
non plus le patrimoine et la propriété comme dans une tradition séculaire ».
Ainsi, de proche en proche, les populations désaffiliées, dont les « infirmes »,
deviennent des « handicapés », sans disposer souvent de réseaux d’intégration
primaire ou d’inscription territoriale, ni bénéficier de protection de proximité, par la
famille ou des communautés d’appartenance. À défaut de bénéficier des systèmes
d’assurance liés au salariat, elles relèvent de systèmes d’assistance. Le passage des
35
pratiques d’assistance à celles d’assurance constitue, en France, un des enjeux
majeurs de l’intervention sociale et un horizon pour la reconnaissance et la prise en
compte des personnes handicapées. Le défi est de leur offrir, au minimum sur le plan
économique, des lieux et des liens qui leur garantissent des formes d’assurance,
c’est-à-dire des formes de protection dans le temps comme dans l’espace, en même
temps qu’une solidarité « organique ». Émile Durkheim définissait celle-ci comme :
« une structuration sociale propre aux groupes et aux ensembles sociaux,
transformés par la division sociale du travail ». (extrait du cours de master 1
d’anthropologie de la communication)
Si les pratiques de solidarité ne sont plus « mécanique, à savoir liées à des
protections de proximité, elles exigent, en tant que partie concourant au « tout social
», une prise de conscience individuelle et collective.
Revenons un instant par le biais de quelques lignes, comme nous l’avons fait au
début de ce travail, (voir les définitions du handicap à l’introduction) sur le mot
même de handicap. Confondu avec la maladie ou la déficience, il induit des stratégies
d’intervention inspirées de la rééducation fonctionnelle, des objectifs de «
rectification » et de normalisation des comportements, occultant du fait notamment
de l’ambiguïté qu’il engendre, la singularité de la personne. Il entretient
l’indistinction et la confusion. Robert Castel rappelle que « la principale ligne de
réflexion sur le handicap a mûri dans la tradition d’une certaine forme de la
médecine et de la psychiatrie sociale préoccupée par les problèmes du travail, de la
réinsertion professionnelle, du recyclage social et de la récupération de main-
d’oeuvre ».
D’autre part, la fréquentation des institutions médico-sociales est généralement
vécue comme « invalidante » : peur d’être traité comme un objet, au service de
l’élaboration de savoirs et d’expérimentations. Il y a aussi le fait que les usagers ne
font appel aux institutions qu’en dernier recours, lorsque les systèmes de protection
de proximité (familles, amis…) ne peuvent apporter de réponse à leurs besoins et que
ceux qui relèvent du droit commun sont anomiques. Les personnes handicapées se
trouvent face à une double injonction paradoxale. D’un côté, on attend d’elles
qu’elles participent activement au processus de réinsertion, tout en leur proposant
des types de fonctionnement « normalisants », « objectivants », « bureaucratiques »,
qui provoquent une désinsertion tant symbolique que relationnelle. De l’autre, on
prône l’autonomie mais on entretient leur dépendance par rapport à l’aide
institutionnelle, comme si le lien institutionnel pouvait se substituait au lien social.
36
D’où cette réflexion d’une personne en situation de déficience avec laquelle nous
pratiquons le Cécifoot (sport adapté au handicap visuel).
« Malheureusement en France, il faut impérativement montrer qu’on est un perdant
pour entrer en institution et, lorsqu’on y est admis, il faut prouver qu’on peut être un
battant. (entretien informel)
La loi de 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la
citoyenneté des personnes handicapées » conduira-t-elle en France à la rupture
culturelle espérée ? Permettra-t-elle de dépasser une approche trop médicale du
handicap ? Bousculera-t-elle les représentations les plus archaïques et le modèle
culturel à l’oeuvre derrière les discours et les pratiques eux-mêmes handicapants de
l’avis d’une frange importante de nos interlocuteurs ? Pour Patrick Pelège, « Il ne
s’agit pas moins que d’une profonde remise en cause politique, au sens plein du
terme. Si, au regard d’incontestables évolutions, les personnes handicapées
bénéficient aujourd’hui de prestations, de dispositifs et d’un meilleur statut social,
notre pays n’est-il pas encore davantage du côté de la tolérance que de l’inclusion
effective ? N’y a-t-il pas risque, dans la société française, de vouloir gommer tout
contraste et toute disparité, de glisser de la disparité à la disparition et, finalement,
de verser dans une « une intégration de l’oubli, de la disparition, de la conformité, de
la normalisation » ? Il reste encore à notre société à apprendre à faire vivre ensemble
les formes de diversité. Au travers de leur classement, leur catégorisation et l’octroi
d’« avantages » spécifiques (allocations, institutions, etc.), on pratique, conclut ce
chercheur, au nom du principe d’égalité, une sorte de déguisement de l’altérité ». p.
403.
La cécité au cœur de la culture française
Malgré le droit à la scolarisation, à la formation professionnelle et à l’emploi,
progressivement reconnu aux personnes en situation de handicap en général, aux
déficients visuels en particulier, au cours du XXe siècle, les personnes aveugles
doivent encore vaincre bien des obstacles pour parvenir à s’intégrer en milieu
scolaire et professionnel « ordinaire ». Ainsi, en dépit de réussites éclatantes, la
situation de nombreuses personnes aveugles par rapport à l’emploi, par exemple,
reste problématique – qu’elles soient obligées de se contenter d’un emploi en milieu
de travail protégé ou qu’elles soient au chômage et obligées de vivre des revenus que
leur procurent diverses allocations. « Aujourd’hui en France, seule une personne
porteuse de handicap visuel en âge de travailler sur deux est en emploi. Ce qui est
37
très peu au regard du taux de chômage globale qui avoisine les 10% de la population
active ». (extrait du Rapport annuel 2015 de la Fédération des Aveugles de France)
Quant à la possibilité d’accéder à une vie affective, sexuelle et familiale
épanouissante, sur laquelle on ne saurait légiférer – du moins pour ce qui relève du
for privé – elle reste pour beaucoup de personnes aveugles, et en particulier pour les
femmes, une aspiration insatisfaite.
« Sociologiquement, un aveugle n’est pas seulement un individu qui ne perçoit pas
les formes et est contraint de penser et d’agir en conséquence, c’est un être qui, de
gré ou de force, incarne l’image que les voyants se font de la cécité et qui est traité
conformément à cette représentation », P. Henri, Les aveugles et la société, Paris,
PUF, 1958, p. 32.
LE TEMPS DE L’ALTÉRITÉ ET DE LA CHARITÉ Au Moyen Âge, où se mettent en place un
certain nombre de représentations concernant les personnes en situation de
déficience visuelle et où sont fondées les premières institutions destinées à leur venir
en aide, la cécité est toujours perçue comme un signe – signe positif ou négatif selon
l’origine sociale des personnes qui en sont atteintes – depuis le roi Jean de Bohème,
comte de Luxembourg, mort en héros à la bataille de Crécy (1346), jusqu’au pauvre
bougre obligé de mendier son pain de maison en maison ou à la porte des églises et
des monastères. Faute de traitements médicaux efficaces, les personnes atteintes
d’affections oculaires, et a fortiori les aveugles, espèrent beaucoup à l’époque,
l’intervention des saints thaumaturges et fréquentent en grand nombre les
pèlerinages ; aussi la littérature hagiographique abonde-t-elle en récits de guérisons
d’aveugles, qui sont pour l’historien de la cécité (et de l’infirmité en général) une
source précieuse de renseignements. Enfin, dans la littérature théâtrale, le handicapé
visuel est fréquemment présenté sous les traits d’un mendiant, suspect de tous les
vices : paresse, sottise, vanité, hypocrisie, ivrognerie, passion du jeu et débauche
(lorsqu’on ne le soupçonne pas d’être un « faux aveugle »), et l’on se rit de ses
maladresses et des « bons » tours que lui joue son guide : en fait le mendiant aveugle
pâtit simultanément des représentations négatives de la pauvreté, « antithèse de
toutes les valeurs», et de l’infirmité, couramment perçue comme la marque visible
d’une faute ou d’une tare morale, invisible. Cependant, d’autres comportements plus
charitables coexistent avec ces attitudes de soupçon et de dérision, et à partir du
XIIIe siècle, rapporte la chercheuse Zina Weygand, (peut-être même auparavant),
« les aveugles sont les seuls infirmes à bénéficier de fondations spécialement
instituées à leur intention. En particulier, dans l’esprit de pénitence qui suit l’échec
Mem popescu bokoum
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  • 1. BOKOUM Aboubacar Somah N° étudiant : 2169291 Université Lumière Lyon 2 Institut de la Communication Master 1 information et communication Année universitaire 2017-2018 EN GUINÉE ET EN FRANCE, LA DÉFICIENCE SOUS L’EMPRISE DES CULTURES Sous la direction de Popescu-Jourdy Dana, Maître de conférences en Sciences de l'Information et de la Communication.
  • 2. 2 Remerciements Quelqu’un a dit un jour, « un seul doigt ne peut soulever un caillou ». Cette citation est en parfaite harmonie avec le sentiment qui nous anime en pianotant sur notre clavier pour écrire ces petits et humbles mots de remerciements. Ce mémoire de recherche est le fruit des contributions d’un grand nombre de personne. Des remerciements à l'endroit de tout ceux qui de près ou de loin, ont contribué à la réalisation de l’étude qui s’ouvre. Merci à Aude MONPETIT, à Christophe LAMUR, à Oumou DIALLO, à Aïssata DIALLO, ainsi qu’à la totalité des personnes qui ont bien voulu se prêter à nos question. Merci également à Monsieur Alpha Ibrahima DIALLO, diplômé en communication des organisations à l’institut supérieur de l’information et de la communication (ISIC) de Kountia (Conakry) pour tout l’effort qu’il a effectué pour la réalisation de nos entretiens dans les milieux ruraux en Guinée. A notre directrice de mémoire, Madame Dana Popescu-Jourdy, nous tenons à adresser pour finir, l’expression de notre profonde gratitude pour l’éclairage qu’elle n’a cessé de nous apporté durant tout ce travail.
  • 3. 3 Sommaire Introduction Pages 4 à 18 Partie 1 : les déficiences sous le regard des populations guinéennes et françaises Chapitre 1 : Guinée, les déficiences entre explications surnaturelles et pratiques de stigmatisation Pages 19 à 31 Chapitre 2 : Les déficiences et la vision cartésienne de la société française Pages 32 à 47 Partie 2 : Des points de vue antinomiques Chapitre 3 : Les interprétations du handicap à la loupe de notre méthodologie de recherche Pages 48 à 50 Conclusion Pages 51 à 53 Bibliographie et sources non scientifiques Pages 54 à 56 INTRODUCTION La question des déficience (motrices, psychiques, mentales, sensorielles, maladies invalidantes) a toujours été sujette à de nombreuses interrogations tant dans le domaine scientifique que social. Cela pourrait s’expliquer par le grand nombre de personnes porteuses de différentes catégories de déficiences disséminé par tout sur la terre. Le site français handicap.fr estime à 5 millions le nombre de personnes
  • 4. 4 handicapées en France, entre 80 et 120 millions en Europe, et à 1 milliard dans le monde. Selon l’organisation mondiale de la santé (OMS), Environ 10% de la population mondiale, soit 650 millions de personnes, vivent en effet avec un handicap. L’OMS précises même qu’en raison notamment de la croissance de la population, des avancées médicales et de l’actuel processus de vieillissement, ce chiffre est en constante augmentation. Cependant, s'il est indéniable que le monde entier fait face à une recrudescence du handicap, le regard porté par la société sur les personnes vivant avec un problème de santé lui varie d’un continent à l’autre, d’un pays à l’autre, d’une région, voir même d’une ville à l’autre. Cette disparité est perceptible des différentes définitions attribuées au handicap par les nombreuses communautés du monde à sa prise en charge, en passant entre autre par son interprétation au sein des sociétés. De nos jours, plusieurs définitions du handicap se côtoient dans le monde. Ces définition sont le plus souvent étroitement liées à l’image associée aux différences physiques ou intellectuelles dans la société où elles sont utilisées. Dans la loi française du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, le handicap est défini de la manière suivante : « toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant ». Cette définition étend les dispositifs de lutte contre les discriminations liées au handicap aux personnes souffrant de pathologies invalidantes. Selon la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées, « par personnes handicapées, on entend des personnes qui présentent des incapacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles durables dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres. » La loi de 2005 réaffirme que leurs incapacités ne doivent pas entraver la participation et l’accès aux droits des personnes handicapées. Dans les faits, une situation de handicap ou des troubles de santé peuvent engendrer des inégalités pour les
  • 5. 5 personnes concernées, notamment dans le déroulement de la scolarité, l’accès à, et le maintien dans l’emploi ainsi que dans l’accès aux biens et services. Sur handicap.fr, on parle du handicap comme : « un terme qui désigne l'incapacité d'une personne à vivre et à agir dans son environnement en raison de déficiences physiques, mentales, ou sensorielles. Il se traduit la plupart du temps par des difficultés de déplacement, d'expression ou de compréhension chez la personne atteinte ». A en croire ce site, le mot « handicap » vient du terme anglais « hand in cap » (la main dans le chapeau), en référence à un jeu pratiqué au XVIème siècle en Grande- Bretagne qui consiste à échanger des biens à l'aveugle dont la valeur est contrôlée par un arbitre qui assure l'égalité des chances entre les joueurs. Cet anglicisme a ensuite engendré le substantif « handicapé » qui apparait officiellement dans les textes de loi français en 1957, le plus souvent accolé au mot « travailleur », puis poursuit sa métamorphose en se déclinant en « personne handicapée ». Par la suite, il s'est appliqué au monde de l'hippisme pour désigner la volonté d'imposer des difficultés supplémentaires aux meilleurs jockeys afin de, encore une fois, rétablir l'équilibre des chances entre les concurrents. C'est seulement à partir de 1980, que le terme Handicap est associé aux individus dans l'incapacité d'assurer un rôle et une vie sociale normaux du fait de déficience(s). L’organisation mondiale de la santé (OMS) y a ensuite rajouté l'aspect social que cela implique, afin de mieux prendre en compte les facteurs environnementaux. Car ce qui crée la situation de handicap au final, c'est bien un environnement inadapté et non plus la déficience elle-même. C'est pourquoi aujourd'hui nous parlons le plus souvent de « personne en situation de handicap. Cette dimension sociale et environnementale du handicap sera confirmée et officialisée en France en 2005 avec la loi pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées dont nous avons parlé plus haut. « Le handicap se mesure en référence à l’interaction entre un individu, porteur d’une déficience plus ou moins marquée, avec son environnement. Ainsi, le modèle social du handicap est prédominant au modèle médical. Ici, la réalité sociale se différencie d’une réalité psychique et se construit en quelque sorte à partir d’un point de vue subjectif, personnel, culturellement déterminé. Aussi la réalité sociale du handicap, réalité objective, prend sens dans une approche singulière. C’est l’investissement de
  • 6. 6 sens qui construit l’objet social handicap. Il apparaît donc que le handicap est une conséquence qui ne peut être comprise comme une donnée institutionnelle, globalisante, qui touche la population handicapée, mais comme une donnée individuelle, singulière, signifiante d’un parcours de vie confronté à des facteurs environnementaux tant humains que matériels qui ont une importance considérable dans la dramatisation de la situation de handicap ». Roy Compte, « Sport et handicap dans notre société : un défi à l'épreuve du social », Empan 2010/3 (n° 79), p. 14 Cette interprétation de la déficience n’est pas valable sous d’autres cieux. Dans un grand nombre de pays africain ou d’Amérique latine par exemple, le handicap est définit comme un mal d’orrigine divine ou consécutif à une faute morale, sociale, religieuse… qui met la personne qui le porte à la merci de toute sorte de stigmatisation. Voir à ce sujet l’ouvrage intitulé « Famille, culture et handicap » paru en 2013 aux éditions ERES. En effet, en dépit de leurs racines qui plongent dans une même Terre, les représentations de la déficience en reflètent la diversité des sols, pour offrir un visage kaléidoscopique de la vie humaine et de la multiplicité de ses univers. « Ces représentations ont une histoire et une géographie ; elles varient d’une culture à l’autre et à l’intérieur même d’une société selon l’époque 3. Ce sont elles qui donnent une forme originale au lien social, traçant des lignes de démarcation entre les personnes en situation de handicap et les autres ». ---------------- Charles Gardou, « Introduction. Le handicap dans le grand livre des cultures », in Charles Gardou, Le handicap au risque des cultures, ERES « Connaissances de la diversité », 2010 (), p. 13. « En Océanie, dans les communautés kanak de Nouvelle-Calédonie, le handicap est perçu comme un malheur, à l’instar des autres formes d’adversité. Ses interprétations sont toujours relationnelles. On attribue le désordre qu’il représente à des ruptures, volontaires ou involontaires, de l’équilibre relationnel entre la personne, sa famille, sa communauté – dont les morts et les esprits sont membres à part entière – et le cosmos. L’identification des origines sociales du handicap est donc l’affaire des voyants et des devins. Dans ce contexte, la victime du malheur peut être aussi bien l’élue de la divinité que le porteur du stigmate de l’infamie. Dans une vision semblable du monde qui unit le monde terrestre, l’au-delà et la nature, les anciens Maoris des îles Marquises, en Polynésie, cherchaient du côté des puissances de l’invisible les racines des épreuves de l’existence. Les maux, susceptibles d’affecter les adultes ou leurs enfants, étaient le signe d’un châtiment divin pour la violation d’une loi civile ou religieuse. Seuls les médiateurs entre les dieux et les hommes, les
  • 7. 7 prières, les offrandes et les sacrifices étaient à même de les soulager ou de les guérir. Cependant, les personnes qui survivaient malgré leur handicap pouvaient aider les autres à vaincre leurs limites. Grâce à l’art de la compensation qu’elles étaient contraintes de développer, elles jouaient parfois un rôle de soutien et de guide auprès d’eux ». Gardou, P. 14-15. En Amérique du Nord, les Inuit de l’Arctique canadien interprètent la nature, la forme et l’origine du handicap selon des logiques culturelles prenant également leur source dans une cosmologie, où le destin des vivants est étroitement lié aux défunts, dont les noms leur sont attribués à la naissance. Les effets négatifs des mots, les comportements, les agissements répréhensibles se répercutent, pensent-ils, sur plusieurs générations par le partage du nom. Dans un environnement exigeant, si ce n’est hostile, les personnes en difficulté d’assumer leur rôle social, en raison de leur handicap, étaient jadis écartées, sauf si elles affichaient d’exceptionnelles capacités à dépasser les limites induites par leur état. La performativité s’impose encore aujourd’hui comme une notion cardinale pour comprendre leur vécu et leurs représentations. La détermination, le courage, l’aptitude à réaliser des performances et la capacité de dépassement de sa condition demeurent des dispositions du corps et de l’esprit valorisées par la culture inuit. Au Canada, dans un environnement culturel marqué par la démédicalisation du handicap, l’aspiration à l’autonomie et la promotion de l’empowerment donnent lieu à une profonde remise en question des représentations de la surdité et de sa réduction aux aspects pathologiques. Les sourds contestent le lien même entre surdité et handicap qui, de leur point de vue, prouve que ce qu’ils vivent est faussement interprété. Cette quête d’autonomie, qui se radicalise au travers des langues signées, des dynamiques communautaires et des revendications, génère une essentialisation de la « différence sourde », qui verse dans l’ethnicisme ». Gardou, p. 15-16. « Au Brésil, le handicap, assimilé à du « négatif », est vécu et traité comme une tragédie familiale. Les représentations déformantes procèdent essentiellement de la prégnance d’un modèle d’apparence esthétique et d’une constante mise en scène du corps. C’est la « maison », précisément la mère de famille, qui assure protection et aide. Dans cette culture, où la magie, la religion, la pensée rationnelle, le moderne et le traditionnel s’enchevêtrent indissociablement, les mouvements religieux représentent des recours. Nombreux sont ceux qui placent leur espérance dans les cultes afro-brésiliens. En pays amérindien de Guyane intérieure, les communautés de la forêt ombrophile amazonienne ont conservé leurs principes ancestraux dans leur rapport aux aléas de vie et à la solidarité des destins de toutes les créatures humaines, animales, végétales et minérales. Comme la maladie, la malchance ou un excès de pluie ou de soleil, le handicap est à leurs yeux le signe d’un équilibre perturbé, consécutif à des conduites déviantes par rapport aux règles communautaires, ou de haines et de vengeances, parfois très anciennes. Si le
  • 8. 8 chamane est susceptible d’en cerner la source précise et éventuellement d’y remédier, il concerne néanmoins toute la communauté. Pour les sociétés noir- marronnes Saramaka, Ndjuka, Matawaï, Paramaka, Kwinti et Aluku, implantées le long des fleuves à l’intérieur de la forêt du Surinam, du fleuve Maroni, frontalier avec la Guyane française, et du Lawa, l’un de ses affluents, il existe une gamme d’esprits actifs potentiellement responsables des atteintes du corps ou de l’esprit. La sorcellerie et le grand esprit de vengeance éternel sont le plus souvent désignés. De grandes divinités en communication avec l’homme et quelques esprits activement bénéfiques offrent leurs interprétations, leur protection, leurs soins, et l’on a coutume de recourir à des rites propitiatoires, à des prières et à des offrandes aux ancêtres ». Gardou, p. 16-17. Au sein de la société chinoise, le travail est considéré comme un mouvement immanent au dynamisme interne de vie et la « face » comme le mécanisme fondateur et structurant des relations humaines. Dans un tel contexte, rien n’est pire que de ne pouvoir se rendre utile et de perdre la face. En conséquence, ceux qui, à cause d’un déficit fréquemment interprété ici comme le signe d’une défaillance ou d’une faute des parents ou des ancêtres – n’ont pas de métier, ne sont pas mariés et n’ont pas de descendance, se trouvent dépourvus d’existence sociale. Par ailleurs, au Liban, dans une culture où la guerre a pris la dimension d’une trame existentielle, le handicap, mémoire d’une responsabilité tragique, prend des traits sacrés. Il est une réactualisation de la guerre et ceux qui ont été épargnés sont en quelque sorte débiteurs. Ses représentations sont empreintes de sentiments de dette, de devoir, de honte et de compassion, entretenus par la religion. Là, c’est donc par la religion que l’on exprime son repentir, que l’on se rachète et soulage sa culpabilité. Les relations aux personnes en situation de handicap y sont avant tout de l’ordre d’une dette-devoir, qui contribue à prévenir les phénomènes d’exclusion. D’une certaine manière, on porte en soi le handicap de l’autre ; on le vit comme un handicap en soi. « Au Sénégal, Dieu seul décide souverainement, pense-t-on, du sort des humains, il donne le bonheur ou le malheur. Le handicap est une fatalité existentielle à forte signification spirituelle. La dépréciation et l’exclusion de ceux qui en sont victimes se trouvent renforcées par un ordre social et un ordre symbolique qui ne font qu’un. L’ambivalence caractérise le comportement de ceux qui s’en approchent : habités par des peurs ancestrales, ils se protègent du « danger » et espèrent en même temps obtenir, grâce à l’aumône, la bénédiction de Dieu. Les personnes en situation de handicap jouent ainsi un rôle d’intermédiaires entre le visible et l’invisible, entre l’humain et le divin. Malgré la foi en un Dieu unique et omniscient, on croit également aux esprits, bons et mauvais, qui assurent la félicité ou provoquent l’infortune des humains ». Aliou Sèye, « 10. Au Sénégal, handicap et errance », in
  • 9. 9 Charles Gardou, Le handicap au risque des cultures, ERES « Connaissances de la diversité », 2010 (), p. 209. « Dans la culture traditionnelle du Congo-Brazzaville, où la parole est force vitale, une déficience, telle la surdi-mutité, est vue comme la conséquence de mauvais rapports interpersonnels, d’une action répréhensible d’un membre de la famille, de l’oeuvre d’un sorcier ou autre puissance étrangère. N’étant pas considérée elle-même comme fautive, la personne concernée a toute sa place au sein de son groupe social. Cela étant, les personnes atteintes de surdité se trouvent aujourd’hui prises entre ces conceptions locales et les pratiques occidentales. De plus, les ressources gestuelles et corporelles, qui accompagnent l’oralité africaine et qu’ils partagent avec les entendants, n’effacent ni leurs difficultés quotidiennes ni les attitudes ambivalentes à leur égard. L’absence de voix, qui intrigue particulièrement, les maintient dans un entre-deux : entre le monde des hommes et celui des dieux, entre fragilité et toute- puissance, entre vie et mort. « Dans l’imaginaire de la famille traditionnelle en Algérie, le handicap est volontiers assimilé à une malédiction des parents qui poursuit la progéniture ou au mauvais œil causé par de mystérieuses forces. C’est pourquoi le nouveau-né est mis à l’abri de tout regard pour une durée variable selon les régions, afin de le protéger des jeteurs de sorts et autres individus mal intentionnés. Cette matrice traditionnelle se conjugue aujourd’hui avec des conceptions nées de la modernité. D’où le recours simultané au médecin et au guérisseur, au psychologue ou au psychiatre, au taleb ou au marabout. De même subsiste un tiraillement entre des représentations irrationnelles du handicap et des pratiques institutionnelles qui se voudraient rationnelles ». Gardou, p. 17-18. « Dans l’océan Indien, à l’île de La Réunion, où Africains, Malgaches, Indiens, Indo- Pakistanais, Européens, Comoriens, Chinois entrent, peu ou prou, dans la constitution de la créolité actuelle, les familles interrogent leur culture originelle pour chercher des réponses au handicap, résultant, selon elles, de la volonté d’êtres invisibles. Pour elles, la vie humaine est surdéterminée et le handicap découle soit du non-respect de rituels, dont la fonction est de préserver l’harmonie d’un monde menacé de chaos, soit de l’action de personnes jalouses recourant à la sorcellerie. Les explications traditionnelles varient selon divers facteurs historiques, culturels et sociaux : certaines, d’ordre mystique, questionnent l’autonomie du groupe vis-à-vis de la tradition ; d’autres, animistes, l’interrogent sur l’ancestralité et la filiation ; d’autres encore, magiques, l’interpellent sur son sentiment d’appartenance et ses relations avec l’altérité. En dépit des apports des sciences médicales et des actions préventives ou thérapeutiques, on continue à se tourner vers les tisaneurs, les guérisseurs, les prêtres et les pasteurs exorcistes, dont le rôle était promis, croyaient de nombreux chercheurs, à s’estomper. Jacques Brandibas, « 13. À l'île de La
  • 10. 10 Réunion, quand le malheur vient à poindre », in Charles Gardou, Le handicap au risque des cultures, ERES « Connaissances de la diversité », 2010 (), p. 279. « En Italie, les conceptions du handicap diffèrent du Nord au Sud du pays. Certaines représentations des défaillances du soma, de l’esprit, de la psyché relèvent encore, dans le Sud, de la pensée magico-religieuse. Mais, plus globalement, le paysage culturel italien porte la double empreinte des cultures populaires païennes du Sud et celle du christianisme, qui est passé d’une conception du handicap comme douleur- péché à une conception comme douleur-nécessité, signe de la volonté divine sous- tendue par un lien entre souffrance et rédemption. Le pays reste également marqué par le processus de désinstitutionalisation, entamé à la fin des années 1970, et par les apports de certains anthropologues, spécialement Ernesto De Martino, qui conduisent à définir le handicap comme un ensemble de barrières sociales intériorisées, une perte de contrôle de sa propre histoire, racontée par les autres. En Norvège, la prise de conscience, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, des dangers de la théorie de la dégénérescence ayant légitimé l’éradication massive de ceux que l’on considérait comme « inférieurs », a constitué une rupture dans les débats scientifiques et suscité la critique des grandes institutions. On est passé d’une culture caractérisée par des idéaux d’eugénisme et de ségrégation à une culture mue par un idéal de solidarité et d’égalité entre les citoyens. Le regard sur les personnes en situation de handicap, les services dédiés et les pratiques se sont profondément transformées. Un modèle social du handicap a pris le pas sur le modèle médical. Le principe de « normalisation » est venu rompre avec la culture de l’institution, et ouvrir la société à tous par la proximité de l’administration avec les citoyens et la visibilité des possibilités offertes par la communauté. Cependant, les pratiques de contrôle de l’état de bien-être, la multiplication d’instances d’audit et de surveillance menacent aujourd’hui de compromettre, par excès bureaucratique, cette nouvelle conception du handicap et ses principes inclusifs. L’Allemagne reste pour sa part douloureusement marquée par la politique du national-socialisme qui, d’une part, favorisait ceux qui étaient « d’une grande valeur pour le peuple » et, d’autre part, excluait et exterminait tous ceux qui étaient « de valeur inférieure », planifiant l’élimination physique des personnes en situation de handicap. Après 1945, se fait jour une apparente volonté de rompre avec la situation antérieure mais on restaure plutôt d’anciennes pratiques en vigueur avant le Troisième Reich. Ce sont les années 1970 qui signent un profond changement de point de vue et on met aujourd’hui l’accent sur la diversité humaine : il n’y a pas de norme pour être humain ; il est normal d’être différent. L’homme n’est pas parfait ; toute aspiration à le devenir met en danger son humanité et la richesse du genre humain. Aussi la politique sociale vise-t-elle l’effectivité des droits des personnes, le déploiement de leurs compétences, afin qu’elles gagnent en possibilités d’autodétermination et de participation sociale. Cependant, subsistent des zones
  • 11. 11 d’ombre dans les représentations du handicap, les attitudes et les comportements, allant parfois jusqu’à l’hostilité ». Gardou, p. 20. « Au Portugal, le handicap, congénital ou acquis, est toujours vécu comme la plus grande des tragédies susceptibles d’advenir pour une personne ou une famille. Cette « tragédie irréparable » provoque des phénomènes d’isolement social ou d’autopunition et des stratégies de dissimulation face à une société qui, au nom d’un idéal de perfection toujours plus exigeant, supporte mal la présence visible de corps déformés ou d’esprits défaillants. On tend globalement à nier le handicap. Les personnes touchées doivent souvent surmonter, seules ou avec leur entourage le plus proche, les obstacles personnels, familiaux, sociaux et culturels auxquels elles se heurtent au quotidien. C’est principalement la mère qui assure les soins et l’accompagnement de l’enfant handicapé. Une personne en situation de handicap ne peut prétendre à une vie digne sans cette implication première et durable de la mère ou des plus proches ». Isabel Sanches, « 17. Au Portugal, le handicap comme tragédie », in Charles Gardou, Le handicap au risque des cultures, ERES « Connaissances de la diversité », 2010 (), p. 346. Terminons ce bref tour d'horizon des différentes formes d’interprétation du handicap dans le monde, fortement inspiré par l’ouvrage collectif « Le handicap au risque des culture », paru en 2010 sous la supervision de Charles Gardou, par les deux pays qui constituent le terrain d'étude de la présente recherche. En Guinée Conakry et en France, les conceptions de la « santé mentale, de la déficience physique, ou encore du handicap auditif diffèrent et, en conséquence, n’engendrent pas les mêmes impactes et réponses sociaux. En Guinée, où plus de 40 % de la population vivent en dessous du seuil de pauvreté absolu, les conditions de vie sont très difficiles pour la plupart des habitants, mais ce sont les personnes en situation de handicap qui paient le plus lourd tribut. En dépit de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée le 13 décembre 2006 au siège de l’Organisation des Nations unies à New York, qui affirme le « droit de tout individu, sans distinction de quelque sorte, au mariage, à la propriété, à l’égalité d’accès aux services publics, à la sécurité sociale, etc. », la grande majorité d’entre elles en sont privées et appartiennent aux couches sociales les plus précarisées et vulnérables. De même, les textes internationaux, telle la Convention relative aux droits des personnes handicapées signée par la Guinée dès 2007 et ratifiée un an plus tard, ne s’accompagnent généralement d’aucune mesure concrète. « Sur le plan culturel, les représentations du handicap et les pratiques correspondantes reposent sur une conception traditionnelle de l’homme et de la société. elles sont principalement héritières de l’époque du royaume de Sosso au xIIe siècle, dans la région de Koulikoro, située actuellement au Mali. Cette page de l’histoire, qui a accru son importance dans l’imaginaire populaire, est celle des
  • 12. 12 connaissances ésotériques transmises lors des périodes initiatiques. L’adolescent, ayant grandi sous la protection de ses parents, qui est soumis à cette initiation a entendu parler des sorciers et de leur pouvoir de nuisance sans les avoir jamais rencontrés. C’est par l’initiation qu’il acquiert les clés nécessaires à son accomplissement social et effectue ses apprentissages sur la sexualité et la maîtrise de soi, sur les totems, les tabous et les fétiches. Le fétichisme, alors prégnant, fonde la force des armées et de leurs leaders, de même que la croyance en l’invulnérabilité face aux mauvais sorts et autres adversités. Il est perçu comme un remède au mal et une connaissance indispensable à la maîtrise de la vie ». Alioune Bah, Vitaly Tchirkov« 2. En Guinée, le règne des croyances et des superstitions », in Charles Gardou, Le handicap et ses empreintes culturelles, ERES « Connaissances de la diversité », 2016 (), p. 56. Cette période laisse des empreintes indélébiles dans l’imaginaire collectif. Les invasions arabes et l’islamisation des populations introduisent de nouvelles visions du monde, de l’existence et du destin. Loin de toute explication médicale, on conçoit généralement le handicap comme une question de fatalité. En outre, les politiques guinéennes visent moins à établir, comme en France, un statut spécifique pour les personnes affectées d’un « handicap quelconque » (notion qui n’existe pas dans le pays) qu’à remédier, selon les contextes, aux difficultés sociales et économiques et aux discriminations dont elles sont victimes par des campagnes intempestives de distribution par des acteurs politiques ou administratifs, de nourriture, de vêtements, d’argent… le plus souvent à l’approche des consultations électorales ou durant le mois de ramadan (période de jeûne chez les musulmans). Ici, l’approche, plutôt surnaturelle, ou du moins religieuses, qui se traduit par un certain retrait de l’expertise médicale dans le traitement des situations de déficience, promeut un système basé sur la pitié et l’empathie. Dans l'hexagone en revanche, plutôt statutaire, l’approche s’appuie sur le modèle médical, convoquant les centres hospitaliers pour la mise en place de mesures juridiques, médicales ou sociales, d’aide et de protection des personnes vulnérables. S’agissant de la cécité dans la culture française, Charles Gardou rapporte que les représentations individuelles et collectives, qui restent prisonnières d’un passé obstiné à survivre, orientent décisivement, aujourd’hui comme dans le passé, le traitement social du handicap. Cela étant, les structures institutionnelles, mises en place à différentes époques de l’histoire, ont contribué à leur tour à pérenniser ces représentations.
  • 13. 13 « Du personnage caricatural du mendiant, suspect de tous les vices, mis en scène par la littérature comique médiévale, et de la fondation de l’hospice des Quinze-Vingts au XIIIe siècle par Saint Louis à l’apparition d’une nouvelle sensibilité au siècle des Lumières, jusqu’à l’émancipation intellectuelle des aveugles consécutive à l’oeuvre de Louis Braille, l’image que les voyants se font de la cécité a toujours pesé, et pèse encore, sur la place faite aux aveugles dans la société. Zina Weygand, « Dans la culture française, les représentations de la cécité prisonnières du passé « , in Charles Gardou, Le handicap au risque des cultures, ERES « Connaissances de la diversité », 2010 (), p. 13. C’est donc indéniable, comme l’écrit Jean-Marie Pelt, on ne connaît sur notre planète ni époque ni lieu où, sous des formes variées, le handicap ne se manifeste pas. « Cette expression de la fragilité, universellement présente dans le temps et dans l’espace, est susceptible d’affecter toute la chaîne du vivant. Ici ou là-bas, nul n’y échappe. AU FIL DU VIVANT ET DES CONTINENTS Le règne végétal ne fait pas exception, comme l’illustre le cas de la monotrope. Cette herbe dépourvue de parties vertes, qui pousse en Asie, Europe, Amérique du Nord ou centrale, dans l’impossibilité de fabriquer de la chlorophylle, n’est donc pas à même, comme les autres plantes, de se nourrir par photosynthèse. Aussi est-elle contrainte de vivre dans les forêts de résineux. Là, grâce aux filaments d’un champignon intimement liés à ses racines, elle établit un lien vital avec un conifère, sans toutefois s’accoler à lui ni envahir son intimité tissulaire, contrairement à un parasite. Devenu son hôte, l’arbre lui apporte les apports nutritifs l’autorisant à vivre et à se développer avec et malgré sa dépendance. Il en est de même pour la néottie, petite orchidée à fleurs rousses, que l’on retrouve en Asie et Europe. Elle est atteinte de la même déficience qui l’oblige aussi à s’associer à un feuillu, souvent un hêtre, dont elle a indispensablement besoin. De la même manière, celui-ci répond à ses besoins spécifiques en lui transmettant son énergie par l’intermédiaire d’un champignon qui joue le rôle de médiateur. Telle est la réalité végétale qui témoigne tant des défaillances et accidents susceptibles de l’affecter que des liens nécessaires et des ressources déployées pour les surmonter. Telle est aussi la réalité des animaux et des hommes. Leur nature imparfaite, qui n’a jamais changé et ne changera jamais, renvoie au rang des mythes une humanité sans handicap. Entre le landau de l’enfance et, souvent, le déambulateur du grand âge, les plus préservés s’exténuent à occulter que leur histoire, de l’alpha à l’omega et sous toutes les latitudes, reste celle de leur chétivité 2 constitutive et des servitudes afférentes. Or, partout et toujours, les hommes ne cessent de chercher, à partir de leur intériorité façonnée par une culture, d’autres explications à leur inexpugnable imperfection, sur laquelle viennent se briser leurs rêves prométhéens de maîtrise, d’absolu et d’éternité. Cette quête donne lieu à un cours tumultueux de représentations collectives, avec leurs
  • 14. 14 grandeurs et leurs misères ». J.-M. Pelt, La raison du plus faible, Paris, Fayard, 2009, p. 60-61. C’est aux nombreuses interprétations culturelles que nous avons abordé plus haut, qui déterminent la vision du handicap et nourrissent les comportements humains comme les pratiques, que s’intéresse ce travail de recherche. Par le biais des lignes qui s’ouvrent, nous nous attelons à déterminer en quoi la représentation des déficiences physiques et intellectuelles dans l’espace public est à la fois contrainte par les diversités socio-culturelles et est l’expression des disparités économiques qui existent entre les différents pays ? De cette problématique découle plusieurs hypothèses. Dans une société, les interprétations du handicap seraient le Reflet des traditions culturelles, religieuses et sociales des populations qui y vivent. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune ». (Article 1er De la déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789). Que nous vivions dans les communautés kanak de Nouvelle-Calédonie, chez les Inuit de l’Arctique canadien, les peuls des montagnes guinéennes, ou encore chez les ch'tis du nord de la France, nos arrivés ici-bas sont toutes semblables les unes des autres. En d’autre termes, ce qui fait de nous ce que nous sommes et l’opinion que nous suscitons auprès des autre sont généralement le reflet de notre environnement. Les résultats d’une étude intitulée : « Comment l’environnement impacte l’intelligence de l’enfant », publiée le 18 octobre 2016 par Gaëlle GUERNALEC-LEVY viennent appuyer ce point de vue. « De faibles scores en terme de stimulation cognitive, de revenus du ménage, de la durée d’allaitement, du niveau de diplôme parental, le nombre de frères et sœurs et l’âge gestationnel, affectent bien les compétences verbales et non verbales des enfants ». (étude française publiée dans la revue Cognitive Développement) Il en serait de même pour les différentes formes de perception des déficiences. Le faible taux d'alphabétisation au sein d’une population serait la principale raison des interprétations surnaturelles associées au handicap. L'analphabétisme est de nos jour définit comme : une faible capacité de traitement de l'écrit qui nuit au bon fonctionnement en société, tant sur le plan personnel que social et professionnel. Nous n’incluons donc plus dans cette définition seulement les personnes qui ne savent ni lire, ni écrire encore moins calculer. Il faut distinguer l'analphabétisme en pays industrialisé de celui que l'on retrouve dans les pays en voie de développement. Alors que le premier concerne une population adulte qui a eu la chance d'aller à
  • 15. 15 l'école, dont le niveau de lecture et d'écriture est très faible, le second a une dominance d’absence de scolarisés. Désormais, nous ne pouvons parler d’analphabétisme sans préciser qu’il existe plusieurs niveaux d’alphabétisations. Denis ZODO échelonne la capacité de lire, d’écrire et de calculer sur 5 niveaux. Au niveau un, on retrouve des adultes ayant de la difficulté à utiliser tout document écrit. Au niveau deux, les personnes peuvent reconnaître certains mots dans un texte simple, mais éprouvent de la difficulté à se servir de documents usuels. Ces personnes ne peuvent écrire. Au troisième niveau, les personnes sont en mesure de lire et de comprendre des documents simples, mais évitent les situations où elles doivent utiliser l’écrit. Enfin, aux quatrième et cinquième niveaux de l’alphabétisme, les personnes sont en mesure de composer avec la majorité des exigences courantes. Voir à ce sujet « L’analphabétisme : un facteur de pauvreté et d’inégalité ». atelier.rfi.fr là, nous allons donc chercher à déterminer l’incidence de l’analphabétisme sur la manière d'interpréter le handicap. Les disparités de l’image associée aux personnes en situation de déficience serait le résultat des spécificités des politiques de santé public et d’action sociale propres à chaque pays. Tout gouvernement est libre de mettre en place une stratégie de santé publique et de la conduire comme il l'entend. Ainsi, à chaque société son système de santé public. Et à chaque système sanitaire ses mesure pour le handicap et les interprétations sociales qui en découlent. Le contraste économique qui caractérise les relations internationales aurait un impact considérable sur la perception du handicap dans l’espace public. Cela suppose que dans les pays industrialisés comme la France par exemple, les explications associées aux personnes en situation de handicap et à leur mode de vie auraient des bases plus scientifiques, en raison notamment du nombre important de canaux d’information et de communication dont disposent les populations. Dans les pays en voie de développement comme la Guinée Conakry au contraire, les population auraient du mal à accéder aux messages susceptibles d'expliquer le handicap. Ce qui les conduirait à trouver des explications surnaturelles à toute forme de déficience. En fin, les méthodes de traitement journalistique de sujets portant sur le handicap par les médias auraient une incidence sur le regard porté par les populations sur les déficiences physiques et intellectuelles. La question de l'influence de la presse est très ancienne. En France, sous l'Ancien Régime, le pouvoir royal craint que les journaux, comme les autres formes d'imprimés, ne soient un outil de subversion politique, voire d'incitation à la rébellion. Au XIXe siècle, les gouvernements, très
  • 16. 16 réticents à appliquer effectivement le principe de liberté de la presse, ne voient pas les choses très différemment. Au XXe siècle, les médias sont souvent perçus comme un instrument de « conditionnement », en raison de leur utilisation par les régimes totalitaires. Par ailleurs, une influence néfaste sur les mœurs est prêtée à la presse (populaire) depuis au moins la fin du XIXe siècle. Des intellectuels expliquent à cette époque que les journaux contribuent au développement des pathologies sociales : les lecteurs seraient tentés d'imiter les crimes et les suicides relatés dans certains journaux populaires. Nous partons du principe que le travail journalistique sur des articles traitant du handicap joue un rôle majeur dans une société. En raison des contraintes liées au temps imparti à la rédaction de ce mémoire de recherche, et dans le souci de réaliser un travail de qualité, nous avons choisi d’orienter cette étude vers un angle plus resserré. Cette solution nous permettra de nous appuyer sur des éléments plus précis. Nous avons alors décidé de nous focaliser sur un terrain d’étude regroupant deux pays : la Guinée, (pays en voie de développement) et la France (pays hautement industrialisé). À l’aube de cette étude, nous ambitionnions d’utiliser deux méthodologies de recherche pour vérifier nos hypothèses à savoir : -L’entretien semi-directif : nous projetions avec cette méthode d’enquêter sur 150 personnes reparties de la manière suivante : 50 Habitants.es de la ville de Lyon non porteurs/porteuses de handicap, 25 habitant.es de Lyon en situation de handicap, 50 habitant.es de la ville de Conakry (capitale de la Guinée) non porteurs/porteuses de handicap, et 25 habitant.es de Conakry en situation de handicap. Les interviews des personnes non porteuses de handicap devaient nous permettre d’immerger dans leur vision de la déficience, et les interviews des personne en situation de handicap quant à elles devaient nous donner un aperçu des sentiments des personnes appartenant à cette couche sociale quant à leur image en société. -L’analyse de discours : il s’agit là de la deuxième méthodologie de recherche dont nous comptions nous servir. Avec elle, nous envisagions d’analyser un corpus constitué d’articles de la presse écrite et de la presse en ligne qui traitent du handicap, mais aussi d’extraits d’émissions de radio et de télévision diffusées dans les deux pays. Mais la méthodologie d’entretien semi-directif s’est très vite avérée peu pertinente en raison des profils que nous ciblions au départ, mais aussi au vu de nos objectifs. Nous nous sommes également rendu compte que l’échantillon de 150 personnes étaient hors de notre portée pour un mémoire de recherche de master 1. S’agissant de l’analyse de discours, si la presse française regorge d’une grande quantité de productions médiatiques qui traitent du handicap, ce n’est pas le cas
  • 17. 17 dans le paysage médiatique guinéen. Or, pour une analyse équilibrée et pertinente, il nous semblait impératif d'utiliser des éléments issus des deux partie de notre terrain de recherche. Nous avons donc été contraint d'abandonner cette méthodologie. Toutefois, nous avons décidé de consacrer une partie de notre travail, avec notamment des articles de presse que nous avons trouvé sur internet, aux éventuels impacts des pratiques journalistiques sur la déficience auprès des populations. En ce qui concerne les entretiens semi-dirigés, nous avons choisi de les réduire à 16, avec exclusivement des personnes « valides ». Nous avons alors imaginer pour les deux pays, les profils ci-dessous : 1) Un.e citoyen.ne dont l'âge varie entre 18 et 35 ans. Profil social : instruit.e, (bac plus 3 minimum) résident.e dans une zone urbaine et n’ayant pas de lien direct (professionnel ou personnel) avec une personne en situation de handicap. 2) Un.e citoyen.ne dont l’âge est supérieur à 50 ans. Profil social : instruit.e (bac plus 3 minimum) résident.e dans une zone urbaine et n’ayant pas de lien direct (professionnel ou personnel) avec une personne en situation de handicap. 3) Un.e citoyen.ne dont l'âge varie entre 18 et 35 ans. Profil social : pas ou moins instruit.e, (brevet maximum) résident.e dans une zone urbaine et n’ayant pas de lien direct (professionnel ou personnel) avec une personne en situation de handicap. 4) Un.e citoyen.ne dont l’âge est supérieur à 50 ans. Profil social : pas ou moins instruit.e (brevet maximum) résident.e dans une zone urbaine et n’ayant pas de lien direct (professionnel ou personnel) avec une personne en situation de handicap. 5) Un.e citoyen.ne dont l'âge varie entre 18 et 35 ans. Profil social : instruit.e, (bac plus 3 minimum) résident.e dans une zone rurale et n’ayant pas de lien direct (professionnel ou personnel) avec une personne en situation de handicap. 6) Un.e citoyen.ne dont l’âge est supérieur à 50 ans. Profil social : instruit.e (bac plus 3 minimum) résident.e dans une zone rurale et n’ayant pas de lien direct (professionnel ou personnel) avec une personne en situation de handicap. 7) Un.e citoyen.ne dont l'âge varie entre 18 et 35 ans. Profil social : pas ou moins instruit.e, (brevet maximum) résident.e dans une zone rurale et n’ayant pas de lien direct (professionnel ou personnel) avec une personne en situation de handicap. 8) Un.e citoyen.ne dont l’âge est supérieur à 50 ans. Profil social : pas ou moins instruit.e (brevet maximum) résident.e dans une zone rurale et n’ayant pas de lien direct (professionnel ou personnel) avec une personne en situation de handicap. Ces différents profils nous paraissaient plus en adéquation avec nos objectifs. Se sont donc les réponses obtenues à partir de ces entretiens, que nous avons utilisé pour confirmer ou infirmer nos hypothèses.
  • 18. 18 Ce mémoire de recherche se structure selon deux parties principales. La première porte sur les différentes significations attribuées au handicap par les sociétés guinéennes et française. Nous nous intéresserons entre autre à la vision irrationnelle des déficiences des populations guinéennes. Nous aborderons également dans cette partie, le contraste entre les interprétations surnaturelles du handicap perceptible dans les familles guinéennes d’une part, et d’autre part, le raisonnement cartésien des populations françaises. Nous parlerons en suite dans la seconde partie, des différents facteurs susceptibles d'expliquer la disparité dans la représentation des déficiences physiques et intellectuelles sur notre terrain d’étude.
  • 19. 19 Partie 1 : les déficiences sous le regard des populations guinéennes et françaises Chapitre 1 : Guinée, les déficiences entre explications surnaturelles et pratiques de stigmatisation Le handicap, « une volonté divine » « Il n’y a pas de travail adapté pour nous. C’est dur, parce que, avec ma situation de polyhandicapée, il me faut beaucoup me reposer. C’est Dieu qui m’a donné le handicap, c’est Dieu qui me veut comme ça. Si il avait voulu que je sois valide, je serais sans doute capable de me servir de tous mes organes sans aucun souci. La mendicité, c’est gênant pour moi, mais tout ce qui arrive à une personne vient de chez Dieu. Actuellement, je n’ai que ça à faire et grâce à Dieu, je gagne le quotidien de ma famille ». (Extrait de l'émission les Anonymes diffusée le 15 mars 2016 sur la radio Lynx FM). À l'instar de cette femme qui demande l’aumône dans les rues de Conakry, la capitale guinéenne pour subvenir aux besoins vitaux de ses enfants, une frange importante de guinéens estime que le handicap ne peut être que d’origine divine. Qu’il soit porteur de déficience ou « valide », résident en ville ou en campagne, instruit ou pas, pour le guinéen, toute déficience n’a d’explication que chez Dieu, et rien que chez lui. L’islam est la religion majoritaire en Guinée, et son influence s’étend à toutes les sphères de la société. Les musulmans représentent la majorité de la population dans toutes les régions du pays, soit plus de 85% des habitants, selon le secrétariat d’état aux affaires religieuses. Environ 7 % de la population adhère à des croyances africaines traditionnelles tandis que les chrétiens représentent environ 8% des guinéens. Les communautés chrétiennes habitent surtout dans les grandes villes et aussi dans le sud et l’est du pays. On y trouve également de petites minorités bahaïe, hindoue et bouddhiste. Ainsi, pour les Guinéens croyants, rapportent Alioune Bah et Vitaly Tchirkov, « Dieu est cause de tout ce qui advient : il faut s’en remettre à ce qu’il décide. Il est seul responsable du bien comme du mal qui touchent les humains : il leur donne la santé, la maladie et/ou le handicap. Chacun se trouve soumis à un destin sur lequel il n’a aucune prise : « Dieu a ses mystères que personne ne peut percer. Tu seras roi, tu n’y peux rien ; tu seras malheureux, tu n’y peux rien. Chaque homme trouve sa voie déjà tracée, il ne peut rien y changer ». ---------------- Alioune Bah, Vitaly Tchirkov« 2. En
  • 20. 20 Guinée, le règne des croyances et des superstitions », in Charles Gardou, Le handicap et ses empreintes culturelles, ERES « Connaissances de la diversité », 2016 (), p. 65. Les conceptions dominantes de la vie humaine sont proches, sur ce point, de la doctrine as’arite, courant théologique de l’islam selon lequel l’homme n’a aucune emprise sur son destin. Les contenus du Coran et des hadiths se voient ainsi déformés. Or, le Coran rend les individus responsables de leurs actes : « Quiconque fait le bien, fût-ce le poids d’un atome, le verra, et quiconque fait le mal, fût-ce le poids d’un atome, le verra aussi » (Coran, 99 ; 6-7). Ce verset fonde la notion de libre arbitre : il revient à chacun de choisir et de vouloir ce qu’il fait. Le pouvoir créateur de Dieu ne le rend pas pour autant responsable des actes individuels, d’où l’appel à ceux qui sont « doués de raison. Et pourtant, aux yeux d’un nombre considérable de citoyens guinéens, cette explication religieuse ne passe pas. C’est notamment le cas des personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenu dans le cadre de la réalisation de ce travail de recherche. Nous avons demandé à l’ensemble de nos interlocuteurs de nous dire quels sont les facteurs qui à leurs yeux, pourraient expliquer le handicap. Si certain parle brièvement de facteurs génétiques, les raisons d’origine divine occupent une part importante de leurs discours. « Parlant de personnes handicapées, il y en a qui sont nés avec. Certains sont nés ils n’ont pas de bras, certains sont nés ils ne voient pas. Il y en a aussi qui subissent des accidents. Il l’effet de la méningite aussi. La tension artérielle peut en être la cause aussi. Donc tous ceux-ci peuvent être des causes de ce phénomène. C’est pourquoi on ne peut pas dire qu’ils le font exprès. Parce que personne n’achète la maladie, elle vient d’elle-même. Par exemple si on a des maux de ventre loin de la maison et qu’on ne parvienne pas à se déplacer, on se mettra en larmes. Donc ceci en résumé est de l’essor de la volonté Divine. Parce que nous faisons tout ce que Dieu nous demande. Même s’il dit que nous allons nous tuer pour lui aujourd’hui nous allons le faire. Ce serait inévitable. A l’égard de tout ceci, nous ne devons pas nous moquer de cette couche vulnérable », confie OULARÉ Fafaran, enseignant à Grand Kondébou, localité rurale situé dans la région de Faranah, à 485km à l’Est de Conakry. Poursuivant, il déclare : « Si je prends l’exemple sur un ami à moi qui est décédé. Nous étions assis sur la même moto et c’est lui-même qui conduisait. Un camion nous a renversé, et quand nous avons subi cet accident moi mon pied s’est déplacé et lui ses pieds et ses bras se sont coupés. Maintenant avec ce genre de situation, l’a-t-il fait volontairement? Non. Un autre exemple : le cas d’Alpha Oumar (mécanicien), avec qui j’ai étudié et qui, malheureusement a abandonné les bancs à cause d’un accident qu’il a subi un 31 décembre. Tout près du CECOGE. Ils étaient à trois sur une moto. Les deux autres ont
  • 21. 21 succombé de l’accident. Peut-on dire qu’ils l’ont fait exprès ? Non ». (extrait d’un entretien réalisé pour le mémoire) « Le handicap, qu’il soit fruit d’un accident de la route, la conséquence d’un conflit, ou encore le résultat d’une malformation congénitale, il vient d’une décision de Dieu. Je pense qu’il est même irresponsable pour un humain, de croire que le contraire est possible », s’indigne Younoussa, un transporteur routier de 25 ans vivant à Conakry. Pour le commun des guinéens nous l’avons vu, Dieu est l’unique responsable des différentes formes de déficiences. Dans un tel contexte, en cas de besoin de traitement médical sur un handicap, l’hôpital est souvent relégué au second plan au profit de la médecine traditionnelle. Nous appelons ici médecine traditionnelle, des pratiques médicales destinées à soigner à l'aide de médicaments à base de plantes et de matière animale transmis de génération en génération. En guinée, la médecine traditionnelle est pratiquée par les féticheurs pour les amateurs de traditions africaines et par les marabouts pour ceux qui se réclament de l’islam. C’est donc tout naturellement, que les populations, en cas de problèmes d’ordre sanitaire ou en lien avec le handicap, se tournent vers ces professionnelle de la médecine d’un autre genre, appelés tradipraticiens. Elles espèrent alors trouver auprès de ces derniers, la solution qui va leur permettre de sortir de leur préoccupation. « La médecine moderne, celle pratiquée à l’hôpital, je n’ai pas idée de ce qu’elle pourrait apporter d’utile. Parce que quand quelqu’un est aveugle une fois pour toute c’est fini, il l’est pour toujours. Quand quelqu’un perd l’usage de ses membres, c’est généralement irréversible, il y a tout ça, c’est comme ça. Donc les efforts de la médecine moderne c’est peut-être en fonction de la nature du handicap, ça peut apporter un ouf de soulagement mais c’est des cas très minoritaires, ils ne sont pas nombreux ces cas-là. En revanche, je vois des exemples de réussite de la médecine traditionnelle. Il y a un jeune qui était au Maroc. Quand il quittait ici il prenait de la drogue. Arrivé là-bas ça s’est aggravé, on l’a ramené il y a un guérisseur dans un petit village aussi qui l’a isolé, il l’a conseillé, il a pris des produits lorsqu’il a fait trois mois au finish sa maman était là moi-même j’étais à coté il a dit qu’il est guéris, qu’il va plus jamais reprendre de la drogue ça j’ai été témoins. Et y’a pas longtemps je crois en 2016 sa maman a envoyé une moto au guérisseur de la part de son fils. Bon c’est des cas très rares ou la médecine intervient.
  • 22. 22 Présentement j’ai mon homonyme qui est là avec moi il est policier. Il vient de quitter même ici il avait pour habitude de consommer de la drogue, mais malheureusement il n’avait pas perdu le mental mais il était en voie de perdition parce qu’il ne dormait pas. Il est revenu. Il a un petit frère qui est en train de s’occuper de lui il commence à se retrouver. Avant il fumait, mais maintenant il a complètement arrêté parce que le guérisseur lui a dit que quand il fume il va mourir », nous raconte benoît Millimono, enseignant chercheur à l’institut supérieur agronomique et vétérinaire de Faranah. Et à Aïssata Diallo, mère au foyer d’une trentaine d’années et résidente en milieu rural de renchérir : « Les hôpitaux ne peuvent soigner que ceux qui ont subi des accidents et non ceux qui sont nés avec un handicap. Entre les hôpitaux et la médecine traditionnelle, je préfère de loin la deuxième. Parce que le plus souvent, les médecins n’apportent que des calmants, contrairement aux tradipraticiens, féticheurs, qui eux, éradique complètement la maladie ou le handicap dont vous souffrez ». Le handicap, une conséquence de la sorcellerie et des Esprits si l’on a foi, en Guinée, en un Dieu unique et omniscient, on croit également aux Esprits, bons et mauvais, qui assurent la félicité ou provoquent l’infortune. Ainsi, pour les populations guinéennes, les catégories étiologiques sont constituées de plusieurs unités complexes de représentations. Elles croient en l’existence de rabs, esprits des ancêtres qui se manifestent sous forme de possession. Ces derniers sortent à des moments précis de la journée : vers 14 heures (heure GMT), à la tombée du jour et au milieu de la nuit. Il est alors déconseillé de se promener et de passer ou de se reposer dans le périmètre de certains arbres, spécialement les baobabs qui restent aujourd’hui des lieux de culte. Parallèlement, les anges et les shaytans, démons, génies similaires aux rabs, veulent la richesse ou le pouvoir. Les histoires de femmes et d’hommes, ayant perdu la raison pour être sortis durant ces moments néfastes ou être passés dans des lieux habités par les génies, font partie de la culture populaire. Dans certaines parties du pays, on explique l'épilepsie par des mauvaises rencontre avec le diables à certaines heures néfastes de la journée comme l’aube ou le crépuscule. Au cours de ces moments, il est souvent recommandé aux filles de porter un voile pour se protéger contre dit-on, les mauvais vents.
  • 23. 23 Dans le pays, pour exprimer l’origine du handicap ou d’un autre malheur, on utilise l’expression « on m’a travaillé ou on m’a marabouté ». Ce « travail » peut procéder de deux sources : d’une part, les, sorciers-anthropophages, issus de la lignée utérine, susceptibles de dévorer le principe vital de l’individu qu’ils attaquent ; d’autre part, les marabouts, ou charlatans, qui passent par une magie interpersonnelle appelée, gonlai en langue peul, ou bara en maninka, (deux des trois principales langues du pays), le « travail ». Les compositions ethniques et leur répartition spatiale dessinent quatre grandes régions – Basse-Guinée, Moyenne-Guinée, Haute-Guinée et Guinée forestière – où les pratiques traditionnelles constituent l’arrière-fond culturel, médical, social, religieux, et, en conséquence, du rapport au handicap. Ces spécificités culturelles, conjuguées avec les difficultés économiques, entravent la prise en compte de cette réalité humaine par les pouvoirs publics et les institutions, ne serait-ce que pour répondre à des besoins vitaux. Les personnes concernées et leurs familles sont contraintes à des stratégies de survie et, au premier chef, à la mendicité. Au travers des offrandes reçues, elles participent à une mission, ce qui fait d’elles des bénéficiaires privilégiés. Chez les guinéens, au-delà des modèles explicatifs de la déficience mentale, tels les génies, la sorcellerie anthropophage et la magie interpersonnelle, on croit à des causes naturelles : le froid et le vent – à la fois éléments naturels et spirituels ; les transgressions d’interdits sexuels, matrimoniaux ou alimentaires ; le non-respect des obligations rituelles ; ou encore la volonté divine. Dans toutes les ethnies converties à l’islam, les « persécuteurs » s’appuient sur la sorcellerie et le maraboutage. À ce sujet, arrêtons-nous un instant sur une histoire tirée du filme Xala, du célèbre écrivain et réalisateur sénégalais Ousmane Sembène, une histoire rapportée par Aliou Sèye. Une des scènes du film de Sembène relate le parcours d’un cadre sénégalais de la période postcoloniale adeptes de la corruption. Nous nous servons de cet extrait cinématographique diffusé en 1975, pour décrypter ce qu’il révèle des rapports entre les « puissants » et les plus vulnérables, les personnes handicapées en errance. Dans cette œuvre, l’auteur parle, sans concession, de la classe de dirigeants que les Européens ont laissée, à leur départ, aux postes clés de l’État sénégalais. « L’un d’eux, El Hadji, se laisse soudoyer par des partenaires extérieurs, comme le font ses collègues de la chambre de commerce. Grâce à leurs mallettes remplies de billets de banque, ils conservent une place de choix dans les domaines économique, militaire et politique. El Hadji, qui dirige une entreprise d’importation, possède une
  • 24. 24 luxueuse voiture. Chacune de ses deux épouses est installée dans une villa. La première est traditionaliste tandis que la deuxième est très occidentalisée. Il décide d’en épouser une troisième de l’âge de sa fille. Celle-ci organise une fête si fastueuse que le produit de la vente de cent tonnes de riz est dilapidé et El Hadji vole l’argent des récoltes permettant aux villageois de subsister. Indiquons que le xala est une pratique mystique traditionnelle pour provoquer l’impuissance sexuelle. Et, comme l’affirme Khoyane Diouf 14, les Sénégalais, hommes et femmes, quel que soit leur âge, demeurent imprégnés de cette croyance. Autrefois considéré comme une « arme de guerre », on peut l’utiliser pour (sauve)garder une femme et pour humilier un mari, par jalousie ou par vengeance. Le père ou la mère attachent ainsi un talisman, fait d’un fil de coton grossier auquel l’on rajoute des versets coraniques, à la ceinture de leur fille afin de la protéger : son partenaire ne pourra avoir de rapports sexuels avec elle. De même, à l’approche de la nuit nuptiale, le futur marié redoute une impuissance provoquée, sachant que le cercle des proches guette ses performances viriles. Dans le film de Sembène Ousmane, le marabout, ne parvenant pas à encaisser le chèque bancaire d’El Hadji, lui « remet le Xala », à l’aide de son chapelet et d’une récitation de versets coraniques, car « ce qu’une main a ôté, elle peut le remettre ». Le dirigeant est littéralement tourné en dérision. Même s’il joue à l’Occidental et se soigne avec des médicaments, il n’hésite pas à détourner l’argent de l’État pour courir de marabout en marabout, à travers tout le pays : « Je veux redevenir homme, je veux redevenir mâle ! » s’écrie-t-il. Prêt à tout pour guérir, il ne fait que se ridiculiser. Durant le rite de levée de la malédiction, chez le marabout du village ou lors de la nuit de noces, lui, le haut personnage politique, rampe, bardé de gris-gris aux bras et à la ceinture, en imitant un tigre, sous les yeux éberlués de sa jeune épouse. Face à de tels comportements d’hommes de pouvoir, plus préoccupés de la levée du xala et de leurs propres intérêts que de justice sociale, les personnes handicapées mendiantes offrent une figure exemplaire d’humanité et de solidarité. Elles partagent le pain et le café au lait au bord de la route. Elles échangent et se comprennent. L’une d’elles paie pour les autres : l’entraide règne au sein du groupe. Appuyés sur des bâtons, les plus forts portant les plus faibles ou en se traînant sur le sol, ils cheminent vers Dakar, durant des jours et des nuits. Revenons à l’histoire de Sembène Ousmane. Grâce à son pouvoir mystique, le leader des personnes handicapées mendiantes a remis le xala sur El Hadji. Il dit que c’est le frère de son épouse qui se venge car El Hadji a dépouillé sa famille de son héritage et l’a fait incarcérer. Sortant de prison, sa misère est telle qu’il ne peut s’empêcher de penser que les prisonniers sont, dans une certaine mesure, plus heureux que les paysans, les pêcheurs et les ouvriers. Logés, soignés, nourris, ils ne sont au moins pas redevables d’impôts. Dénonçant la société bourgeoise noire, sans scrupule, corrompue, qu’incarne El Hadji, il demande à ce dernier de se dénuder au milieu de tous, dans salon, sous les yeux de sa femme et de ses enfants qui pleurent de honte devant cette humiliation. El Hadji, ayant déjà perdu son honneur et sa dignité, n’a plus que
  • 25. 25 l’espoir de redevenir mâle. Si, dans la culture sénégalaise, l’homme cherche à acquérir des biens matériels, l’essentiel est qu’il soit à la hauteur de sa condition d’homme qui procède directement de sa virilité. Un dicton populaire dit qu’« il vaut mieux être sexuellement bon qu’être riche », aussi l’impuissance est-elle vécue comme un drame. À l’arrivée de la police, venue pour réprimer la rébellion, El Hadji protège finalement les personnes handicapées mendiantes, en les présentant comme ses invités. Mais celles-ci lui ordonnent : « Neel doung, mets-toi nu devant tous et chacun te crachera dessus ! » Son tour est venu de vivre l’humiliation. Son beaufrère, mendiant à cause de lui puisqu’il a plongé sa famille dans l’extrême pauvreté, se venge en lui donnant des ordres. Il doit obéir et ramper en exposant sa nudité. Plaçant sur sa tête la couronne que la jeune mariée lui a rendue en reniant leurs épousailles, les personnes handicapées mendiantes se mettent à lui cracher dessus, de la tête aux pieds. Mais ce sont ces crachats, salutaires, qui lèvent le xala et lui redonnent son humanité ». Aliou Sèye, « 10. Au Sénégal, handicap et errance », in Charles Gardou, Le handicap au risque des cultures, ERES « Connaissances de la diversité », 2010 (), p. 224-226. Cependant, la sorcellerie traditionnelle, condamnée par le Coran, s’est transformée, du moins en Guinée. ; Là, les musulmans l’ont réinterprétée dans un autre langage. Mais, s’il n’y a plus la totalité du sorcier, la réalité continue à s’appréhender dans ses dimensions visuelle, auditive et verbale. Le maraboutage, étend désormais son champ d’application aux situations de conflit qui mettent en jeu la vie relationnelle du sujet et sa place dans la société. On utilise l’écriture arabe, les versets du Coran et les amulettes, tout particulièrement pour les actions bénéfiques, et les anciennes pratiques animistes ont été réintroduites pour les actes maléfiques secondaires. Les musulmans parlent de mauvais œil, et de la mauvaise langue. Et les citadins qui, même de culture occidentalisée, n’abandonnent pas les valeurs et pratiques ancestrales, font simultanément appel au marabout ou au contre-sorcier, et aux médecins du dispensaire ou de l’hôpital. L’efficacité thérapeutique, pense-t-on, est directement liée aux croyances de la personne ou du groupe à soigner. Du sentiment de fatalité à la mendicité En Guinée, la dépréciation des personnes handicapées, réduites à la mendicité, se trouve renforcée par un ordre social et un ordre symbolique qui ne font qu’un. C’est dans leur être profond qu’elles incorporent les signes et symboles de leur culture et les traduisent dans leurs comportements. Affligées d’un même stigmate, elles parcourent un même « itinéraire moral », allant de leur village jusqu’à Dakar, afin de
  • 26. 26 subvenir aux besoins de leur famille. La mendicité, qu’exige leur confrontation à la fois au handicap et à l’extrême pauvreté, est leur seul moyen d’éviter de devenir une charge pour les autres et de conserver une certaine dignité. L’aumône est ancrée dans la culture traditionnelle millénaire, infléchie par les dogmes de l’islam, religion importée au XIe siècle. « À Conakry, tout le monde est obligé de donner l’aumône. Sinon, tu vas rapidement mourir ou tu peux avoir un grave accident. Si tu veux épouser une femme ou si tu as un problème de santé ou au travail, tu vas voir un marabout. Il te dit : “Demain, tu donneras un coq blanc, ou autre chose, à un mendiant.” Le lendemain, tu dois t’exécuter. La Guinée est un pays de superstitions. C’est pourquoi, tous les mendiants viennent à Conakry, la capitale de la guinée, mais aussi de la mendicité », commente Younoussa, le jeune transporteur routier. Mais les personnes handicapées mendiantes connaissent une obligation aliénante dans les rapports à autrui : celui qui donne doit prendre et celui qui reçoit doit donner, faute de quoi il est accusé de méchanceté et, qui plus est, d’enfreindre l’interdit lié au modèle de la gémellité, au fondement de la personne et de ses relations. Pour les « bien-portants », il s’agit de « se priver » pour accéder à des biens d’ordre supérieur. Ils donnent donc l’aumône aux mendiants, dont la fonction est de leur transmettre la bénédiction de Dieu. Notons que cette exigence de soumission-acceptation contribue à tempérer les tensions interpersonnelles. De l’avis de plusieurs de nos interlocuteurs, les personnes handicapées mendiantes ne font qu’incarner la « normalité », même si elles se sentent « décalées » et vivent leur différence comme une marque d’infamie. Comme tout guinéen de milieu populaire, elles parlent de leurs besoins en termes de santé, d’amélioration de l’habitat et d’insertion professionnelle. Cependant, le « moi » qu’elles présentent aux autres apparaît d’autant plus fragile que les médias jettent le discrédit sur elles, créent une tension entre leur identité sociale ainsi véhiculée et leur identité sociale réelle, les exposant au rejet et aux insultes. Ce « jeu » autour de la différence honteuse les limite dans tous les domaines de leur vie : travail, habitat, intimité, amour. Le concept de dévieur, dû à Erving Goffman rend bien compte de la place que l’on refuse de leur octroyer dans le cadre normatif de la société guinéenne. (Voir à ce sujet E. Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 163.). Leur participation sociale, restreinte à la mendicité, est vue comme une déviation. Howard Becker affirme à raison que : « le caractère déviant dépend de la manière dont les autres réagissent, plutôt que de l’acte en lui-même ». Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985, 1re éd. 1963. C’est à dire que l’acte lui-même de mendicité n’est pas déviant en soi mais qu’il le devient par le regard
  • 27. 27 d’autrui. Ici comme ailleurs, les notions d’« anormal » et de « normal » varient d’un milieu social à un autre, d’une ethnie à une autre, d’une communauté à une autre . « Mais qui, en définitive, est déviant ? Les personnes handicapées au regard d’un environnement implacablement normé ? Ou bien la société qui les délaisse et les méprise ? Qui ne comprend pas que leur priorité est de se nourrir et de nourrir leur famille et que les moyens auxquels elles recourent s’ordonnent à cette priorité ? » s’interroge Aliou Sèye. « Si la honte les habite lorsqu’elles mendient, elles conçoivent leur épreuve, avec son lot d’humiliations, comme la conséquence d’une faute commise. Aliou Sèye, « 10. Au Sénégal, handicap et errance », in Charles Gardou, Le handicap au risque des cultures, ERES « Connaissances de la diversité », 2010 (), p. 217. Pour les personnes en situation de déficience comme pour tant d’autres guinéens, la mendicité est une stratégie adaptative, une voie de survie, face à des pouvoirs publics incapables d’offrir des réponses aux plus vulnérables de ses membres. « Cette réalité, que nul ne saurait nier, remet directement en cause les modes de « justice » redistributive de l’État postcolonial. Plus largement encore, elle exprime le degré de précarisation de certaines populations dans le nouveau contexte de mondialisation ». A Sèye, p.217. Il est clair, par ailleurs, que les croyances, les pratiques rituelles et le sentiment de fatalité dominent la vie des personnes handicapées en Guinée, qui s’en trouve très profondément marquée. D’où ces propos récurrents dans les échanges et les entretiens Ko ka Allah hiouri : « Ceci préexiste à ma naissance. » Ce fatalisme constitue à la fois un atout et un frein : un atout, car il amène à accepter que tout n’est pas maîtrisé par l’individu et/ou la communauté ; un frein, car il entrave la recherche de réponses concrètes aux difficultés réelles. On n’agit que sur les bords et les rebords, sans oeuvrer résolument pour modifier le cours des choses. Il s’exprime en termes de: « Ce que Dieu a décidé », à savoir que Lui seul décide souverainement du sort des humains. Dieu seul donne le bonheur ou le malheur. Aussi les personnes handicapées acceptent-elles avec fierté, telle une compensation, l’appellation: « Homme de Dieu », « Ami de Dieu » ou « Compagnon de Dieu ». D’où leur façon de demander l’aumône Fi Allah : « Au nom de Dieu ». Cette fatalité existentielle, avec sa signification spirituelle – qui ne rend pas compte de l’itinéraire et des vicissitudes concrètes – est indissociable du dénuement de la communauté face à la situation de handicap. Nos entretiens réalisés avec des mendiants dans le cadre de l’enregistrement d’une émission radiophonique que nous avons animée à la radio commerciale guinéenne Lynx FM de septembre 2015 à août révèlent que venir mendier à Conakry relève d’un long mûrissement de la personne confrontée à des enjeux primordiaux : conserver une dignité malgré l’extrême pauvreté, ne pas être à charge des autres, être utile pour nourrir sa famille restée au village. L’itinéraire des
  • 28. 28 personnes handicapées mendiantes est fait de départs et d’arrivées, de rencontres, de confiance et de défiance, de respect des conventions et de comportements non conformes aux normes sociales. Quand l’aumône devient une solution politique C’est connu, venir en aide à une personne en situation de handicap est pour de nombreux guinéens, une piste pour atteindre ses objectifs. Il n’est pas rare de voir dans la presse, des dons de nourriture ou d'argent organisés par des acteurs politiques ou des figures économiques du pays. Ces activités ont généralement lieu à l’approche des consultations électorales, ou dans un cadre plus personnel, au cours du mois de ramadan par exemple. En témoigne cet article du site d’information guineematin.com en date du 27 mai 2018, dixième jour du mois de ramadan 2018 et à moins de 6 mois de la date annoncée pour le déroulement des élections législatives. Cet article raconte une rencontre durant laquelle, la première dame de la République à distribuer des vivres aux personnes dans le besoin. « A l’instar des années précédentes, le mois saint du Ramadan 2018 est l’occasion pour Hadja Djènè Condé, Première Dame de la République de montrer sa générosité envers ceux de nos compatriotes qui n’ont pas les moyens de s’offrir des ruptures de jeûne conséquents à la mesure des privations diurnes qu’ils se sont imposés. A la grande Mosquée Fayçal de Conakry, ce sont des centaines d’indigents qui bénéficient de vivres pour la rupture du jeûne de sa part. L’épouse du Chef de l’Etat apporte ainsi sa solidarité à des musulmans démunis, constitués majoritairement de handicapés et de personnes nécessiteuses Le Ramadan, mois de pénitence et de repenti, est pour les musulmans du monde entier une période de privation et d’abstinence. Parmi les interdits, s’abstenir de manger et de boire du lever au coucher du soleil ; épreuve difficile sous la canicule de ce mois de mai, surtout pour les démunis qui habituellement n’ont pas de rupture de jeûne conséquent à la hauteur des épreuves subies pendant la journée. Ainsi, depuis le début du Ramadan, ce sont des centaines de personnes, à qui, dès l’appel à la prière de rupture du jeûne, sont proposés des mets en guise de déjeuner, pour leur permettre de récupérer des forces et d’affronter le jour suivant. Des cadres du Secrétariat Général des Affaires Religieuses, accompagnés des responsables de la Mosquée Fayçal et des membres du cabinet et de la Fondation PROSMI de la Première Dame, ont distribué des vivres aux personnes vulnérables présentes. Les bénéficiaires ont remercié et félicité Hadja Djènè Condé pour sa
  • 29. 29 générosité et ses actes de plus en plus nombreuses en faveur des couches défavorisées de notre société. En outre, ils ont imploré le Seigneur afin qu’il aide à mener à bien son engagement pour que la Guinée reste un pays de paix et de quiétude sociale. Les cadres du Secrétariat des Affaires religieuses et les responsables de la Mosquée Fayçal se sont dits nullement surpris par cette nième action humanitaire de la Première Dame de la République de Guinée au profit des musulmans. Ils ont prié et fait des bénédictions pour elle et son époux ». De plus, il n’est pas exceptionnel d’entendre parler sur le continent africain, sacrifice rituel à des fins politiques. Dans leur article « En Afrique subsaharienne, les albinos entre déni d’humanité et déification », Aggée Célestin Lomo Myazhiom et al., illustrent parfaitement ce phénomène. « Les albinos sont les premières victimes de ces crimes. Ces « nègres blancs » sont considérés comme des êtres ambivalents dotés d’une puissance occulte, des êtres de l’entre-deux, qui relient le visible et invisible. Ostracisés et discriminés, ils pâtissent d’une insécurité croissante. Du Burundi à la Tanzanie, du Cameroun au Gabon, de l’Afrique du Sud au Swaziland, les crimes sont légion, obligeant les personnes concernées à vivre dans la clandestinité au sein même de leur société d’appartenance. Toute l’Afrique centrale et australe est le théâtre de ce drame ». Aggée Célestin Lomo Myazhiom et al., « 1. En Afrique subsaharienne, les albinos entre déni d’humanité et déification », in Charles Gardou, Le handicap et ses empreintes culturelles, ERES « Connaissances de la diversité », 2016 (), p. 31. Plus loin, les auteurs relate l’histoire d’une jeune personne souffrant d’albinisme qui a vécu de près le phénomène. « un drame, parmi tant d’autres, a suscité la réaction de la communauté internationale : Bibiana Mbushi, une fillette tanzanienne de 7 ans, orpheline, est démembrée chez son oncle le 28 décembre 2007. elle relate les faits : « L’obscurité est soudain rompue par une lumière très puissante qui nous aveugle. La porte n’a pas eu le temps de grincer, des intrus, dont je ne sais pas le nombre exact, l’ont enfoncée d’un coup de pied violent. et maintenant, ils pointent une lampe de poche sur nous, mais ils gardent le silence. Je ne sais pas très bien ce qui m’a réveillée, ce coup, la lumière ou encore les cris que tout le monde a poussés […] une voix grave s’élève : ‘‘Taisez-vous ! Arrêtez tout de suite de crier ! et ne regardez pas !’’ Je découvre ce que les hommes noirs et grands tiennent à la main. Chacun est muni d’une panga, une machette, ils se mettent à taper doucement sur la tête des enfants avec le plat de la lame pour leur faire baisser les yeux et ils nous poussent vers le mur, comme pour faire de l’espace […] Personne ne comprend ce qui se
  • 30. 30 passe, j’ai l’impression que tout cela dure une éternité ; j’ai le temps de voir passer devant mes yeux tous les scénarios possibles de ce qui ressemble à un cambriolage. Mais que pourraient-ils bien vouloir dérober ici, chez des gens aussi humbles que nous ? […] Sont-ils deux ou trois ? Je croise le regard de l’un d’eux. Il est vrai que les jeux d’ombre dissimulent leurs visages à tel point que je me demande avec le recul s’ils n’étaient pas tous masqués. Malgré cela, je suis persuadée que cet échange de regards a bien eu lieu. Je ne l’oublierai jamais, car c’est à ce moment-là que le basculement s’opère dans ma tête. Soudain, je comprends qu’ils sont venus pour moi […] en une seconde, ils m’ont saisie chacun par un bras, pour m’empêcher de gigoter, et m’ont plaquée par terre. Je hurle, tente de me débattre… Je revis chaque nuit la même sensation. Je me souviens d’une immense douleur. Ils me saisissent la jambe droite. Le panga retombe plusieurs fois, l’os résiste […]. Ils s’y reprennent à plusieurs fois pour me couper la jambe. La lame est si longue qu’elle entaille l’autre cuisse. Je ne savais pas que c’était possible de souffrir à ce point […] Ce n’est plus ma jambe désormais, c’est ma main […] À nouveau une douleur lancinante, brutale. La machette a encore frappé. Deux doigts […] Nous savions que nous étions en danger, Tindi et moi. Les massacres avaient déjà commencé depuis plusieurs mois. et dans notre région de Geita, ainsi que dans la zone de Shinyanga, là où il y a beaucoup d’or, et tout autour du lac Victoria, où l’on pêche le poisson, les albinos vivaient de plus en plus dans la peur ». Aggée Célestin Lomo Myazhiom et al., « 1. En Afrique subsaharienne, les albinos entre déni d’humanité et déification », in Charles Gardou, Le handicap et ses empreintes culturelles, ERES « Connaissances de la diversité », 2016 (), p. 36-37. En guinée, ce phénomène n’est pas courant, du moins, on en entend pas souvent parler. Toutefois, un de nos interlocuteurs nous a parlé de rituels identiques qui se dérouleraient dans le pays, en haute Guinée notamment, une région où l'exploitation de l'or est une des activités principales. Benoît, professeur d’université : « Même à Banankörö (Commune rurale) par exemple où on exploite le diamant les handicapés ne vont jamais se hasarder à se promener là-bas, ils ne se promènent jamais dans ces zones parce que c’est hanté et ça ce n’est pas bon pour eux ». Enquêteur : Donc en allant là-bas ils s’exposent à des dangers ? « Oui. Même à Siguiri (zone aurifère) j’ai demandé à tout hasard avant même que tu ne me demandes il y a un peu longtemps, j’ai demandé s’il y a des albinos à Siguiri (Ville) l’intéressé m’a dit que ceux-ci n’osent pas, que quand ils vont là-bas on ne verra même pas leur cadavres ».
  • 31. 31 Parce que quoi ? Parce que des personnes vont les tuer ? Parce que quelque chose de mystérieux va leur arriver ? « Parce qu’ils seront enterrés à un lieu donné pour prélever leurs organes et pour s’en servir aussi. Plus tard pour trouver le gain ». (voire entretien numéro 1) Par ailleurs, en dehors des activités humanitaires dont nous avons parlé plutôt, les handicapés qui pratiquent la mendicité ont du mal à se faire une place dans le cœur des guinéens. « Dans la tête d’un guinéen qui donne l’aumône, ce n’est pas une personne que l’on a en face de soi-même ! », nous dit Benoît, l’enseignant chercheur de l’ISAV. Et pourtant, ce geste est pour une importante partie de la population, un moyen efficace de bénéficier en plus des objectifs politiques, des bénédictions divines, indispensables pense-t-on sur place, pour entrer au paradis. « Quand je vois ces personnes pareilles, vu qu’elles ne peuvent rien voir et elles ne peuvent rien gagner, si j’ai les moyens, la quantité que j’ai, comme 2.000 GNF – 3.000 GNF, si j’ai même 5.000 GNF je vais leur donner. Je dis bonjour-bonjour je passe. Parce que ces personnes sont là-bas pour que leurs conditions de vie soit favorable. Prenons par exemple toi qui est en train de t’entretenir avec moi tu n’as pas de problèmes ni aux pieds, ni aux mains, encore moins aux yeux. Mais avec les handicapés il y a des problèmes. Ils ne peuvent pas marcher, ils ne peuvent pas faire les travaux physiques. Ce n’est pas facile de s’efforcer pour chercher comme une personne normale. Parce que là où moi je suis comme ça, après l’école je peux aller en brousse pour travailler, d’ailleurs je viens de la brousse. Ce genre de personnes on peut les aider, même s’il faut les payer par mois pour les entretenir. Moi en tout cas je vais payer, parce qu’ils ne sont pas comme nous. Même si ce n’est pas une personne en situation de handicap, c’est Dieu qui récompense quand on le fait. A plus forte raison celui qui en est vraiment dans le besoin comme le cas des personnes handicapées. Quand on fait du bien à une personne handicapée, Dieu récompense en bien. Celui qui le fait pourrait avoir en retour un plus grand bien », affirme un de nos intervenants. En guinée, a-t-on ainsi du mal à différencier les bienfaiteurs des « assoiffés de pouvoir politique et/ou économique. Très fréquemment, une seule personne peut incarner les deux, aux risques et périls des handicapés, dans une société où ils passent inaperçu.
  • 32. 32 Chapitre 2 : Les déficiences et la vision cartésienne de la société française Bien sûr, vous comprendrez ici qu'en raison d’un manque de ressources et de temps, notre étude ne porte que sur une petite partie de la société française, l’hexagone en l’occurrence. Nous ne tenons donc pas compte dans ce travail, des nombreux territoires français en outre-mer. Nous précisons pour finir, et avant d’entrer dans le vif du sujet, que nous n’avons pu réaliser que 7 entretien en France, alors que nous ambitionnions d’en faire 8 au total comme en Guinée. Le handicap dans l’histoire de la société française Les déficiences physiques et intellectuelles ont toujours suscité, en France comme dans un nombre considérable de pays, des représentations ambivalentes, qui vont de l’hospitalité à la mise à l’écart. Dans cette partie du mémoire, nous avons choisi de mettre dans un premier temps en lumière les résonances du christianisme social, héritier d’une tradition caritative. Nous nous intéresserons dans un deuxième temps, aux politiques publiques de protection, d’assurance et d’assistance sociales, que la France a progressivement mises en œuvre pour les personnes en situation de handicap. Nous aborderons en suite, toujours dans le but de comprendre la place du handicap dans l’espace public français, au fur et à mesure, l’évolutions des déficients visuel et celle de leur image, les pratiques sportives et le handicap en France, le concept d’accessibilité, ainsi que le regard porté par les populations françaises sur les déficience. Cartographie des religions en France Selon l’institut français d’opinion public, la France comptait en 2010, 45 millions de catholiques pour 40 000 édifices cultuels catholiques, 4 à 5 millions de musulmans pour 1536 lieux de culte musulmans, 900 000 protestants pour 957 temples et 500 000 juifs pour 82 synagogues. Par ailleurs, des sources plus récentes que le sondage IFOP précédemment cité révèlent que les Français athées ou sans religion sont les plus nombreux. C'est ce qu'affirme une enquête WIN/Gallup international mentionnée par Le Monde. 29 % des personnes sondées se disent « athées convaincues » et 34 % affirment
  • 33. 33 n’appartenir à aucune religion, soit 63 % de personnes n’appartenant à aucun culte reconnu. L'écart avec le sondage de 2010 peut s'expliquer par des différences dans la formulation de la question (la même personne pouvant s'estimer catholique par appartenance ou par tradition, et non-croyante par conviction). Il nous semble cependant important de préciser que le christianisme a été durant une longue période le culte dominant sur le territoire français. Il a ainsi au cours de son apogée dans le pays, inspiré la création d’une multitude d'associations caritatives « Le courant du christianisme social repose sur l’engagement de notables philanthropes et de congrégations religieuses contre la misère et la réclusion, dont les infirmes ont toujours été les premières victimes. Faisant appel à la charité et l’aumône, ils ont souvent contribué à la création d’associations ou de mouvements en faveur des pauvres, des errants, des prostituées, des prisonniers, etc. Ce sont là les racines historiques des pratiques associatives contemporaines ». Patrick Pelège, « 20. En France, de la charité aux politiques de protection sociale », in Charles Gardou, Le handicap au risque des cultures, ERES « Connaissances de la diversité », 2010 (), p. 373. Le catholicisme social se fonde, depuis le XIXe siècle, sur plusieurs encycliques qui insistent sur le rôle de l’Église dans la prise en compte des pauvres, dont « les pauvres d’esprit », et des infirmes en danger physique ou moral. L’encyclique Rerum Novarum (Des choses nouvelles) sur la condition ouvrière, publiée le 15 mai 1891 par Léon XIII, est le texte inaugural de la doctrine ecclésiale. « Face au mouvement politique et syndical socialiste dont l’encyclique rejette tous les aspects, écrit Laurent Portelli, il faut susciter un associationnisme catholique dont le pape définit la doctrine et esquisse les principes d’organisation : les associations ouvrières chrétiennes seront mixtes ou de classe, mais auront des buts moraux et religieux tout autant que sociaux. Ceux-ci seront en tous points conformes à la doctrine de l’Église : harmonie entre les classes, recherche dans l’équité de l’intérêt commun, charité envers les pauvres, etc. 2 » Mater et Magistra (Mère et éducatrice), lettre encyclique diffusée par Jean XXIII le 15 mai 1961, appelle à la solidarité en vers les malades, les infirmes, les personnes âgées et leurs familles. Les inégalités de naissance ou inhérentes aux circonstances de la vie méritent d’être atténuées par des systèmes, privés ou publics, d’entraide, de prévoyance, d’assurance, « afin d’assurer à chacun des conditions de vie décentes et une sécurité minimum du présent et de l’avenir. Les inégalités ne sont donc pas fatales ; souvent, elles résultent du jeu des
  • 34. 34 mécanismes économiques et sociaux en place, qui sont donc à changer ou à réaménager. C’est un devoir de justice ». P Pelège, 2010. On attend donc dans un tel cas de figure, des chrétiens qu’ils soient « disposés à collaborer totalement en des matières qui soient bonnes ou dont on peut tirer le bien ». Cette impulsion va favoriser les actions caritatives, mobilisant aussi des laïcs rassemblés dans des associations, celles-ci disposant, depuis la loi 1901, d’un support juridique favorable à leur essor. Cette évolution du discours social de l’Église est confirmée par la lettre apostolique Octogesima adveniens, adressée le 14 mai 1971 par le pape Paul VI au cardinal Maurice Roy, président du Conseil des laïcs et de la Commission pontificale « Justice et paix », pour marquer le quatre-vingtième anniversaire de l’encyclique Rerum Novarum. Cette lettre légitime, au sein de la vie de la cité, une présence chrétienne, visant l’égalité et la participation de chacun, à la base de toute démocratie. Paul VI souligne que « cette aspiration qui fonde l’action politique doit nourrir un projet de société et non une idéologie ». À son tour, le pape Jean-Paul II publie, le 6 août 1993, une nouvelle encyclique Veritatis Spendor (La Splendeur de la Vérité) qui rappelle l’engagement des chrétiens « envers les plus pauvres et les plus démunis ». Elle les invite à poursuivre leurs actions de secours envers les victimes des sociétés marchandes, parmi lesquelles les personnes handicapées, sans cependant se prononcer sur les mécanismes à l’origine des phénomènes d’exclusion. À en croire Patrick Pelège, les transformations les plus significatives de la société industrielle proviennent du droit à une « assurance sociale », qui entraîne la déchristianisation des protections. « Le statut d’ayants droit individualise la prise en charge, indépendamment de toute appartenance communautaire. Le travail devient la pierre d’angle de la protection sociale et de la citoyenneté : « C’est désormais le travail qui est source de statut, et non plus le patrimoine et la propriété comme dans une tradition séculaire ». Ainsi, de proche en proche, les populations désaffiliées, dont les « infirmes », deviennent des « handicapés », sans disposer souvent de réseaux d’intégration primaire ou d’inscription territoriale, ni bénéficier de protection de proximité, par la famille ou des communautés d’appartenance. À défaut de bénéficier des systèmes d’assurance liés au salariat, elles relèvent de systèmes d’assistance. Le passage des
  • 35. 35 pratiques d’assistance à celles d’assurance constitue, en France, un des enjeux majeurs de l’intervention sociale et un horizon pour la reconnaissance et la prise en compte des personnes handicapées. Le défi est de leur offrir, au minimum sur le plan économique, des lieux et des liens qui leur garantissent des formes d’assurance, c’est-à-dire des formes de protection dans le temps comme dans l’espace, en même temps qu’une solidarité « organique ». Émile Durkheim définissait celle-ci comme : « une structuration sociale propre aux groupes et aux ensembles sociaux, transformés par la division sociale du travail ». (extrait du cours de master 1 d’anthropologie de la communication) Si les pratiques de solidarité ne sont plus « mécanique, à savoir liées à des protections de proximité, elles exigent, en tant que partie concourant au « tout social », une prise de conscience individuelle et collective. Revenons un instant par le biais de quelques lignes, comme nous l’avons fait au début de ce travail, (voir les définitions du handicap à l’introduction) sur le mot même de handicap. Confondu avec la maladie ou la déficience, il induit des stratégies d’intervention inspirées de la rééducation fonctionnelle, des objectifs de « rectification » et de normalisation des comportements, occultant du fait notamment de l’ambiguïté qu’il engendre, la singularité de la personne. Il entretient l’indistinction et la confusion. Robert Castel rappelle que « la principale ligne de réflexion sur le handicap a mûri dans la tradition d’une certaine forme de la médecine et de la psychiatrie sociale préoccupée par les problèmes du travail, de la réinsertion professionnelle, du recyclage social et de la récupération de main- d’oeuvre ». D’autre part, la fréquentation des institutions médico-sociales est généralement vécue comme « invalidante » : peur d’être traité comme un objet, au service de l’élaboration de savoirs et d’expérimentations. Il y a aussi le fait que les usagers ne font appel aux institutions qu’en dernier recours, lorsque les systèmes de protection de proximité (familles, amis…) ne peuvent apporter de réponse à leurs besoins et que ceux qui relèvent du droit commun sont anomiques. Les personnes handicapées se trouvent face à une double injonction paradoxale. D’un côté, on attend d’elles qu’elles participent activement au processus de réinsertion, tout en leur proposant des types de fonctionnement « normalisants », « objectivants », « bureaucratiques », qui provoquent une désinsertion tant symbolique que relationnelle. De l’autre, on prône l’autonomie mais on entretient leur dépendance par rapport à l’aide institutionnelle, comme si le lien institutionnel pouvait se substituait au lien social.
  • 36. 36 D’où cette réflexion d’une personne en situation de déficience avec laquelle nous pratiquons le Cécifoot (sport adapté au handicap visuel). « Malheureusement en France, il faut impérativement montrer qu’on est un perdant pour entrer en institution et, lorsqu’on y est admis, il faut prouver qu’on peut être un battant. (entretien informel) La loi de 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » conduira-t-elle en France à la rupture culturelle espérée ? Permettra-t-elle de dépasser une approche trop médicale du handicap ? Bousculera-t-elle les représentations les plus archaïques et le modèle culturel à l’oeuvre derrière les discours et les pratiques eux-mêmes handicapants de l’avis d’une frange importante de nos interlocuteurs ? Pour Patrick Pelège, « Il ne s’agit pas moins que d’une profonde remise en cause politique, au sens plein du terme. Si, au regard d’incontestables évolutions, les personnes handicapées bénéficient aujourd’hui de prestations, de dispositifs et d’un meilleur statut social, notre pays n’est-il pas encore davantage du côté de la tolérance que de l’inclusion effective ? N’y a-t-il pas risque, dans la société française, de vouloir gommer tout contraste et toute disparité, de glisser de la disparité à la disparition et, finalement, de verser dans une « une intégration de l’oubli, de la disparition, de la conformité, de la normalisation » ? Il reste encore à notre société à apprendre à faire vivre ensemble les formes de diversité. Au travers de leur classement, leur catégorisation et l’octroi d’« avantages » spécifiques (allocations, institutions, etc.), on pratique, conclut ce chercheur, au nom du principe d’égalité, une sorte de déguisement de l’altérité ». p. 403. La cécité au cœur de la culture française Malgré le droit à la scolarisation, à la formation professionnelle et à l’emploi, progressivement reconnu aux personnes en situation de handicap en général, aux déficients visuels en particulier, au cours du XXe siècle, les personnes aveugles doivent encore vaincre bien des obstacles pour parvenir à s’intégrer en milieu scolaire et professionnel « ordinaire ». Ainsi, en dépit de réussites éclatantes, la situation de nombreuses personnes aveugles par rapport à l’emploi, par exemple, reste problématique – qu’elles soient obligées de se contenter d’un emploi en milieu de travail protégé ou qu’elles soient au chômage et obligées de vivre des revenus que leur procurent diverses allocations. « Aujourd’hui en France, seule une personne porteuse de handicap visuel en âge de travailler sur deux est en emploi. Ce qui est
  • 37. 37 très peu au regard du taux de chômage globale qui avoisine les 10% de la population active ». (extrait du Rapport annuel 2015 de la Fédération des Aveugles de France) Quant à la possibilité d’accéder à une vie affective, sexuelle et familiale épanouissante, sur laquelle on ne saurait légiférer – du moins pour ce qui relève du for privé – elle reste pour beaucoup de personnes aveugles, et en particulier pour les femmes, une aspiration insatisfaite. « Sociologiquement, un aveugle n’est pas seulement un individu qui ne perçoit pas les formes et est contraint de penser et d’agir en conséquence, c’est un être qui, de gré ou de force, incarne l’image que les voyants se font de la cécité et qui est traité conformément à cette représentation », P. Henri, Les aveugles et la société, Paris, PUF, 1958, p. 32. LE TEMPS DE L’ALTÉRITÉ ET DE LA CHARITÉ Au Moyen Âge, où se mettent en place un certain nombre de représentations concernant les personnes en situation de déficience visuelle et où sont fondées les premières institutions destinées à leur venir en aide, la cécité est toujours perçue comme un signe – signe positif ou négatif selon l’origine sociale des personnes qui en sont atteintes – depuis le roi Jean de Bohème, comte de Luxembourg, mort en héros à la bataille de Crécy (1346), jusqu’au pauvre bougre obligé de mendier son pain de maison en maison ou à la porte des églises et des monastères. Faute de traitements médicaux efficaces, les personnes atteintes d’affections oculaires, et a fortiori les aveugles, espèrent beaucoup à l’époque, l’intervention des saints thaumaturges et fréquentent en grand nombre les pèlerinages ; aussi la littérature hagiographique abonde-t-elle en récits de guérisons d’aveugles, qui sont pour l’historien de la cécité (et de l’infirmité en général) une source précieuse de renseignements. Enfin, dans la littérature théâtrale, le handicapé visuel est fréquemment présenté sous les traits d’un mendiant, suspect de tous les vices : paresse, sottise, vanité, hypocrisie, ivrognerie, passion du jeu et débauche (lorsqu’on ne le soupçonne pas d’être un « faux aveugle »), et l’on se rit de ses maladresses et des « bons » tours que lui joue son guide : en fait le mendiant aveugle pâtit simultanément des représentations négatives de la pauvreté, « antithèse de toutes les valeurs», et de l’infirmité, couramment perçue comme la marque visible d’une faute ou d’une tare morale, invisible. Cependant, d’autres comportements plus charitables coexistent avec ces attitudes de soupçon et de dérision, et à partir du XIIIe siècle, rapporte la chercheuse Zina Weygand, (peut-être même auparavant), « les aveugles sont les seuls infirmes à bénéficier de fondations spécialement instituées à leur intention. En particulier, dans l’esprit de pénitence qui suit l’échec