Article évoquant la prise de conscience et des propositions d'utilisations des nouvelles technologies numériques et des réseaux sociaux par les forces mobiles dans le cadre d'actions de maintien de l'ordre et l'anticipation de troubles de l'ordre public.

1. 1
Forces mobiles et réseaux
sociaux : la ligne face
à la multitude (1)
Christophe Maresca
Lieutenant-colonel, chef de corps du Groupement III/6
de la gendarmerie mobile de 2012 à 2016. Actuellement
cadre à l’École de Guerre de Paris.
À
l’occasion des violences qui eurent lieu en Angleterre en 2011, des jour-
naux avaient dénoncé à tort l’utilisation des nouvelles technologies par les
émeutiers (2). Le Premier ministre de l’époque avait même envisagé la cen-
sure de la messagerie Black Berry. Après ces événements, il a été démontré que les
délinquants n’avaient pas utilisé la téléphonie mobile pour se coordonner et que les
réseaux sociaux avaient permis une contre-mobilisation (3). L’analyse des tweet sur
différentes rumeurs a montré également l’importance de communiquer afin d’évi-
ter que la propagation de fausses nouvelles n’entretienne un climat délétère (4). Le
contrôle étroit des réseaux de télécommunication n’est pas la solution. Deux cher-
cheurs ont, par la suite, analysé l’idée selon laquelle (5) la censure amplifie le
désordre. Les périodes de stabilité sociale seraient plus longues après les pics de vio-
lence si l’activité informationnelle autour d’un événement est maintenue. Ainsi, les
réseaux sociaux peuvent être utilisés pour appuyer des initiatives d’appel à la raison
ou saper des mouvements de panique ou de défiance à l’égard des forces de l’ordre.
À une époque marquée par le phénomène durable des émeutes (6)
, les
réseaux sociaux jouent un rôle ambigu de boutefeu ou d’éteignoir. Le maintien de
l’ordre qui est un art de communication, doit y puiser de nouvelles pistes de
réflexion. Les forces de sécurité habituées aux dispositifs serrés et verticaux, doivent
(1) Antonio Negri et Michael Hardt : Multitude, guerre et démocratie à l’âge de l’empire ; La découverte, 2004.
(2) Brian Flynn : « Roll up and loot, rioting thugs use twitter to boost their numbers in thieving store raids », Sun, 8 août 2011.
(3) Sénat : « Les émeutes anglaises : quels rôles pour les réseaux sociaux ? », Le Huffington Post, 11 août 2011.
(4) Voir à ce sujet les enseignements du projet intitulé Reading the Riots mené par le journal The Guardian, en collabora-
tion avec la London School of Economics.
(5) Antonio Casilli et Paola Tubaro : « Why Net Censorship in Times of Political Unrest Results in More Violent Uprisings:
A Social Simulation Experiment on the UK Riots », 14 août 2011 (https://hal.archives-ouvertes.fr/).
(6) Alain Bertho : Le temps des émeutes ; Bayard, 2009.

2. 2
désormais apprivoiser le filet horizontal tendu par les médiactivistes (7)
; toujours
en situation de tension (8)
, elles sont appelées à prendre la mesure des enjeux opé-
rationnels de l’infosphère (9)
pour étayer ses capacités et organiser ses dispositifs face
à des manifestants agiles qui jouent déjà avec ces nouveaux habits de la subversion.
Les nouveaux moyens de communication peuvent permettre de renforcer la légiti-
mité de l’action publique, alors que par ailleurs les rangs des forces mobiles ont
tendance à se réduire et que leurs capacités d’appui toujours spectaculaires parce
qu’exceptionnelles sont utilisées avec une grande retenue. Face à des foules intelli-
gentes (10)
, mais plus encore face à des groupes de manifestants mobiles et détermi-
nés, le travail de l’ordre public doit être repensé et les nouveaux moyens de commu-
nication nous en offrent la possibilité.
Le concept de maintien de l’ordre est basé sur la volonté de montrer la force
sans avoir à la mettre en œuvre. Les aspects non verbaux des attitudes et l’ensemble
des règles de discipline qui découlent des mouvements des unités appuient l’idée
selon laquelle plus les opérations sont denses, plus la ligne doit être tenue avec
ordre. La subtilité des choix pour l’ordonnancement des forces consiste toujours
pour le responsable tactique à prendre le maximum de soin à en contracter le schéma
et à en réserver l’emploi. La limite de cet exercice parcimonieux est la perte de
l’initiative. Cette sclérose impose alors de devoir réagir avec rigueur au risque
d’entraîner des mouvements de foule toujours délicats à contenir ; ainsi, aussi ins-
pirée que soit sa conception, une manœuvre d’ordre public peut être ruinée dès la
première image péjorative.
Les modes traditionnels de mobilisation sont concurrencés de procédés
d’expression plus inventifs. Composites voire hétérogènes, aguerris ou inexpéri-
mentés, les nouveaux groupes revendicatifs qui veulent persévérer dans leur cause
adoptent désormais des modes d’action calés sur la grammaire effervescente des
médias. La manifestation n’est plus seulement de papier (11), elle est désormais virale.
En Ukraine, les affrontements les plus spectaculaires se sont limités, pour l’essen-
tiel, au seul champ médiatique de la place Maïden. La charge symbolique d’un évé-
nement dépend autant de l’habileté des forces de l’ordre à ne pas participer à son
développement qu’à susciter l’adhésion du public prompte à réagir et à peser sur
les circonstances via les réseaux sociaux.
La connaissance des capacités et des effets, susceptibles d’être déployés par
les forces mobiles, doit être maîtrisée par les décideurs territoriaux qu’ils soient der-
rière elles ou en supervision depuis un centre de crise. Bien plus encore, des options
(7) Dominique Cardon et Fabien Granjon : Médiactivistes ; Les Presses de Sciences Po, 2013.
(8) Jean-Luc Wybo : « L’impact des réseaux sociaux dans la sécurité et la gestion des crises », 2014 (www.cultures-de-secu-
rite.org).
(9) Loup Francart : Infosphère et intelligence stratégique : les nouveaux défis ; Économica, 2002.
(10) Howard Rheingold : Foules intelligentes, la révolution qui commence ; M21 Éditions, 2005.
(11) Patrick Champagne : « La manifestation comme action symbolique », in Pierre Favre (dir.), La Manifestation ; Les
Presses de Sciences Po, 1990, p. 334-344.

3. 3
de communication doivent pouvoir leur être suggérées et des lignes d’opération de
ce type peuvent s’ajouter aux conduites des opérations. À l’occasion des grands ras-
semblements, la communication est déjà largement anticipée pour la quiétude des
riverains, et notamment pour anticiper les périodes de restriction de circulation.
Alors du G8 à Évian en 2004, l’autorisation de la tenue d’un contre Sommet a
constitué la principale innovation conceptuelle qui a provoqué une rupture de la
dynamique émeutière attendue depuis le Sommet de Gênes. Ce schéma répondait
au principe élémentaire qui consiste à diviser la masse de l’adversaire pour en atté-
nuer les risques. La manœuvre virtuelle de maintien de l’ordre doit à la fois viser
à faire comprendre à la population les objectifs défendus, mais aussi entamer
l’ascendant adverse. Le levier informationnel ne s’improvise donc pas et doit faire
l’objet d’une véritable coordination à tous les échelons de responsabilité.
L’adversaire est d’autant plus prompt à exploiter les hiatus qu’il s’insère toujours
dans les écarts en combinant avec habilité les méthodes éprouvées de l’agit-prop (12)
.
Si les images agressives permettent de discréditer les émeutiers les plus
roués, il paraît opportun de cadencer la manœuvre tactique dont l’inertie est sou-
vent dénoncée par des contre-feux médiatiques. L’audience respectable des forces
de l’ordre sur les réseaux sociaux et la visibilité des services de communication ins-
titutionnelle laissent penser que la relation avec la population est consistante. Elle
peut ainsi être utilisée avec profit en s’appuyant sur la population locale qui, sou-
vent, subit les excès de manifestants aguerris. Dans le Tarn à Sivens, l’information
des populations a été primordiale pour accompagner les actions de maintien de
l’ordre face à des mouvements qui s’installaient dans le temps et provoquaient des
crispations fortes parmi les riverains. Le suivi du fil des événements a également
permis de contenir les excès de la vindicte populaire.
La période actuelle voit les moyens de communication se banaliser, les
applications bouillonnent et modifient rapidement les habitudes de vie. Les appa-
reils connectés se multiplient, le téléphone portable est devenu un appareil de pho-
tographie et les montres les plus modernes deviennent des assistants personnels qui
précédent les intentions qui sont d’autant plus intuitives que la connexion est
continue, ambiante et construite sur un modèle qui s’imagine « pervasif » (13). Le
succès de Snapchat lors des manifestations étudiantes à Hong Kong ou la révolu-
tion Uber montrent combien les nouvelles technologies multiplient les opportuni-
tés et déstabilisent des modèles obsolètes piégés par un manque flagrant d’agilité.
Cette réalité sort des centres commerciaux et inonde déjà nombre de villes
modernes qui développent leurs réseaux et les amplifient par des bulles a-centrées.
La collecte de l’information et son exploitation sont des atouts d’anticipa-
tion qui permettent une bonne mesure du rapport de force, base de toute réflexion
(12) Autonome a.f.r.i.k.a. gruppe, Luther Blisset et Sonja Brünzels : Manuel de communication-guérilla ; Zones, 2011.
(13) Rafi Halidjian : De l’inéluctabilité du réseau pervasif ; Ozone, 2003.

4. 4
tactique. L’accompagnement de l’événement est une nécessité pour réagir et
conserver une initiative toujours primordiale dans la conduite des opérations.
Immergées ou à proximité des événements, les forces mobiles constituent pour les
acteurs passifs et actifs d’une manifestation une source importante d’information
en temps réel. Ainsi, une somme colossale d’informations et d’échanges virtuels
constitue une ressource dont l’utilisation raisonnée par les forces de l’ordre pour-
rait contribuer à faciliter les écoulements des manifestants, favoriser l’acuité de leur
positionnement et affermir la précision de leurs interventions.
Les incidents qui suivirent les manifestations anti-CPE sur l’esplanade des
Invalides ou la célébration d’un titre sportif place du Trocadéro rappellent la fragi-
lité de ces rassemblements infiltrés par des émeutiers. Ils sont le fait de petits
groupes mobiles et violents qui pratiquent, à différents niveaux de conscience et
d’organisation, le Hit-and-run. Les forces de l’ordre doivent ainsi faire face à des
groupes versatiles dont la principale force est leur aptitude à se déplacer rapide-
ment, converger sur un point, s’abattre avec violence sur une cible pour la
dépouiller puis disparaître. Un commandement centralisé d’un schéma linéaire est
souvent suffisant, mais parfois la lenteur des prises d’option aboutit à une confu-
sion souvent propice aux erreurs. La remontée de l’information, son traitement, la
prise de décision et l’ordre d’engagement depuis une cellule de crise isolée consti-
tuent un circuit trop long face à des menaces diffuses. Ce cycle de décision, en
décalage par rapport aux événements, ne facilite pas les réactions tactiques élé-
mentaires, brouille les réflexes et inhibe parfois jusqu’aux échelons élémentaires sur
le terrain. Pour pallier cette inertie, des unités plus légères sont injectées qui, inévi-
tablement, du fait de leur nature et de leurs résultats prennent l’ascendant sur
l’orientation et la dynamique de la manœuvre globale. Lorsqu’il leur arrive d’être
en difficulté, elles contraignent les unités en point d’appui à les recueillir sous la
pression adverse. L’adversaire quant à lui mène régulièrement une manœuvre en
miroir pour rechercher les points de faiblesse des dispositifs et provoquer leur désé-
quilibre.
La plupart des manœuvres développent des procédés linéaires. C’est-à-dire
que les actions offensives sont entreprises à partir d’un dispositif statique qui n’envi-
sage le rétablissement de l’ordre que sous la forme de projections de forces au fur
et à mesure des événements. La concentration des efforts basée sur une économie
des moyens élémentaires trouve ainsi rapidement ses limites. La réponse intuitive
est une manœuvre conduite au contact et en imbrication avec les manifestants afin
de favoriser les opportunités d’interpellations. La tentation de la dissémination des
effectifs est alors très forte. Si la recherche d’une plus grande mobilité paraît impé-
rative, il faut garder à l’esprit que la dispersion des unités est un risque réel pour la
maîtrise des opérations : le drame de 1986, rue Monsieur-le-Prince, impose d’emblée
une grande prudence (14)
.
(14) Rapport de Monsieur le sénateur Paul Masson sur la préparation, l’organisation, le déroulement et la présentation
des événements de novembre et décembre 1986.

5. 5
Placé dans l’angle mort du concept de maintien à distance des manifes-
tants, le risque émeutier demeure et impose donc de pouvoir intégrer de nouveaux
modes d’action. L’opposition de la masse est infructueuse dès lors qu’elle ne peut
être précédée d’une manœuvre de projection ou d’opportunité : la répartition des
forces et la concentration des efforts doivent correspondre à une recherche de
simultanéité des efforts et de convergence des forces associées à une apposition
ciblée des appuis. Ces perspectives plongées dans l’infosphère peuvent servir de
cadre de réflexion à une manœuvre en essaim (15).
L’essaimage renvoie à une notion plus large d’ubiquité des forces. Le mythe de
la téléportation exprimée par les créateurs de Periscope (16), mais également l’augmen-
tation de la bulle de communication de Snapchat laisse apparaître par analogie une
manière différente d’économiser les moyens de police par des équipements adap-
tés à leurs exigences. Les progrès des moyens de communication, leur capacité de
partage du renseignement de contact et l’augmentation de la supervision de la zone
d’engagement laissent envisager une disponibilité renouvelée des unités suivant des
modes d’action non-linéaires, décentralisés mais robustes par un effet dissuasif
assumé en subsidiarité et une plus grande interactivité avec la population : mani-
festants et émeutiers compris. Les outils informatiques et de communication
offrent la possibilité de cette évolution complémentaire. L’essaimage des capacités
pourra s’appuyer sur des boucles courtes de commandement et de contrôle sans
lesquelles ce type de manœuvre subtile peut rapidement dégénérer en une mêlée
confuse et pernicieuse. Le paradigme linéaire des dispositifs peut évoluer vers une
conception dissuasive réticulaire.
La préoccupation constante de l’échelon tactique est l’entretien et le déve-
loppement de son capital de légitimité au sein de la population car cela lui assure
sa tranquillité à agir et étaye en grande partie sa sécurité lors des interventions les
plus délicates. Son action doit ainsi pouvoir être illustrée, pour pouvoir être cir-
constanciée et éventuellement justifiée afin que les résultats acquis dans la rue
soient convertis durablement dans les esprits et dans le temps. Aussi, la réflexion
sur ses modes d’action doit expérimenter les atouts de l’infosphère en voie de grande
diffusion au risque de se heurter aux limites des principes inspirés des échecs anté-
rieurs. La résonance médiatique nous invite, ingénieur comme praticien, à étudier
les avantages matériels et immatériels des nouvelles technologies.
(15) John Arquilla et David Ronfeldt : Swarming and the future of warfare ; RAND Corporation, 2000.
(16) Julien Pavy : « Periscope : l’application qui fascine et inquiète », 2 avril 2015 (http://fr.euronews.com).