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Les années 70 : les débuts du règne
de l'anti-héros
1
Table des matières
Introduction..........................................................................................................................3
I Du héros classique à l'anti-héros moderne.......................................................7
A) Le héros est-il l'opposé de l'anti-héros ?...............................................................7
1) Le héros enfantin......................................................................................................7
2) Le super-héros..........................................................................................................8
3) Le vilain.....................................................................................................................11
4) Le héros schizophrène..........................................................................................13
B) Le déclin du héros......................................................................................................15
1) Le film témoin de son époque ..............................................................................15
2)Le besoin d'identification du spectateur..........................................................16
C) L'essor de l'anti-héros dans le Nouvel Hollywood............................................18
1)Un héros moralisateur ............................................................................................18
2)Le cauchemar Américain .......................................................................................19
3)Un héros bon et mauvais et la fois .....................................................................24
4)Hollywood et les monstres d'Halloween ............................................................26
5)Les années 80 : le retour du héros .....................................................................28
II Travis Bickle : le mal inévitable ? ......................................................................31
D)Martin Scorsese entre réalité et fiction ..............................................................31
E) Travis Bickle, la victime qui devient bourreau..................................................32
1) A travers les yeux de Travis ...............................................................................32
2)fantasme enfantin...................................................................................................34
3)Un fantasme qui devient réel ? ...........................................................................36
4) Une palme d'or très discutée..............................................................................38
III Alex Delarge et l'ultra-violence de la jeunesse.........................................42
F) Stanley Kubrick : « mieux vaut régner en enfer plutôt qu'au paradis ».....42
G) Alex Delarge, le monstre qui devient une victime...........................................43
1) Une fascination pour l'ultra-violence ...............................................................43
2) Soigner la violence par la violence .....................................................................45
3)Une violence légitime? ...........................................................................................47
4) Un film qui suscite le débat.................................................................................49
Conclusion...........................................................................................................................50
2
Introduction
Aujourd'hui les anti-héros sont partout. Que ce soit dans les mangas, dans la littérature ou
encore dans les films, ces personnages dominent. Walter White dans Breaking Bad ou Dexter
dans la série éponyme sont des anti-héros à succès. Les anti-héros deviennent un phénomène.
Dans la culture cinématographique en particulier, ils occupent désormais une place
prépondérante. Comment expliquer cet engouement pour ce type de personnages ?
Dans ce mémoire, nous allons traiter de la notion de l'anti-héros. Souvent employée mais de
manière peu rigoureuse, celle-ci nécessite que l’on en dresse les contours au préalable. Il
s’agit d’une notion très vaste parce qu'elle regroupe des personnages très divers. Prenons deux
exemples : Hal, le père de Malcolm dans la série télévisée Malcolm in the middle et Walter
White, tous deux interprétés par le même acteur, Bryan Canston. A première vue, ces deux
personnages n'ont absolument rien en commun. Hal est un homme ordinaire, plutôt simplet,
qui divertit le spectateur, au contraire de Walter White qui choque ce dernier et le fait réfléchir
en basculant du côté des « méchants ». « I am not in danger Skylar » déclare Walter White
dans la saison 4 « I AM the danger »1
. Ces deux personnages qui semblent opposés sont en
réalité tous les deux des anti-héros. Ils n’appartiennent tout simplement pas au même type, à
la même catégorie.
On peut en effet distinguer quatre types d'anti-héros2
:
• Le héros comique, personnage banal, menant une existence ordinaire. Ce premier
type concerne des personnages comme Homer Simpson, Gaston Lagaffe ou encore
les personnages de la série Malcolm in the middle ;
• Le héros « malgré-lui », personnage ordinaire qui se retrouve par hasard dans une
situation extraordinaire. On peut citer les personnages de The Walking Dead, ou ceux
de la série Lost,
• Le héros décevant, qui n'utilise pas ses capacités héroïques ou les utilise mal. C'est un
personnage qui n'arrive pas à devenir un héros. On peut penser à Lester, le père de
famille « loser » et pathétique dans American Beauty3
• Le héros négatif, personnage anti-social qui a souvent des penchants malsains et qui,
même s'il peut avoir de bonnes intentions, commet des actes anti-héroïques. Le
1
Breaking Bad, saison 4, épisode 6 : « Je ne suis pas en danger Skylar, je suis le danger ».
2
Typologie inspirée de celle présentée dans BRILLET Amélie et PAPET Charlotte, Breaking Bad, le culte de
l'anti-héros, Paris, éditions clément, 2014, 62 p.
3
American Beauty, Sam Mendes, 1999
3
personnage de Dexter en est un parfait exemple. Docteur House, même s'il sauve des
vies est, de par son cynisme, un héros négatif aussi.
Dans ce mémoire, on se penchera sur ce dernier cas : le héros négatif. Cette étude est donc
basée sur un seul type d'anti-héros parmi les quatre types énoncés. Cependant, certains des
personnages qui y seront évoqués peuvent relever dans le même temps d’autres catégories
d'anti-héros, comme l'anti-héros de Fight Club4
qui est à la fois un héros négatif et un héros
décevant. La notion d'anti-héros étant très vaste, il est souvent impossible de ranger un
personnage dans une seule catégorie étant donné qu'il peut changer, évoluer au cours du film.
Le héros négatif, l'anti-héros que nous avons choisi d'étudier, était autrefois rejeté. Pourquoi
aujourd'hui voit-on tant ce type de personnage à l'écran ? Où sont donc passés les héros
d’autrefois ? Des études ont déjà été réalisées sur l'anti-héros et tentent de répondre à cette
question5
. Dans Des hommes tourmentés, Martin Brett écrit : « Une série comme Les
Soprano a des vertus apaisantes […] elle émet un postulat implicite : les gens les plus
monstrueux sont hantés par les mêmes tourments que nous »6
. Cette citation souligne un point
important dans notre étude : les anti-héros ont des problèmes tout comme nous. Ainsi quelque
part, ils nous ressemblent. La problématique du mémoire n'est donc pas tant « Pourquoi aime-
t-on les anti-héros ? », puisque cette question a déjà été maintes fois posée, mais plutôt «
Comment ce personnage est-il devenu si important ? »
Anne-Claude Ambroise-Rendu, dans son livre sur Dexter, affirme que l'une des raisons qui
fait que l'on aime Dexter est que :
Dexter n'est pas nuisible. Certes, en pratiquant l'infra ou l’extrajudiciaire comme un des beaux-
arts, il met en cause l'ordre sur lequel repose tout société démocratique. Mais comment lui en
vouloir ? Parce qu'il n'est pas extravagant, parce qu'il oriente et encadre sa pulsion, parce qu'il
est doté d'un code à la fois éthique et pratique, il est assimilable, mieux, il est attirant dans sa
monstruosité même. Il ne fait pas peur puisqu'il ne s'en prend qu'aux méchants.7
On aimerait donc Dexter parce qu'il fait justice lui-même, parce qu'il tue les serial killers qui
échappent à la justice humaine. Pourtant il reste bien un monstre et non pas un justicier.
4
Fight Club, David Fincher, 1999.
5
BRETT Martin, Des héros tourmentés. Le nouvel âge d'or des séries : des Soprano et The Wire à Mad Men et
Breaking Bad,, Paris, éditions la Martinière, 2014, 480 p. (1re
éd. en anglais 2013)
6
POMARES Claire, « “Des hommes tourmentés » : De Tony Soprano à Walter White, un bel hommage à nos
antihéros adoré », 25/09/2014, http://www.lesinrocks.com/2014/09/25/cinema/hommes-tourmentes-tony-
soprano-walter-white-ces-anti-heros-font-les-grandes-series-11526150/, (dernière consultation le 07/08/2016)
7
AMBROISE-RENDU Anne-Claude, Dexter, solitaire en série, Paris, Presses universitaires de France, 2015,
[p.168-169]
4
Finalement la complexité de Dexter reflète la complexité qu'il y a pour les hommes à rendre
justice ou à faire justice, après que des crimes ont été commis. La difficulté principale tient au
fait que la justice humaine n'a pas d'autre choix pour être juste que de suivre un principe
d'égalité et d'entrer ainsi dans une logique de correction – au risque sinon de se confondre avec
la vengeance –, alors que les crimes qu'elle doit punir sont le plus souvent irréparables. Rendre
justice revient donc à hésiter en permanence entre punir et corriger, puisque punir ne permet pas
de corriger et que corriger ne suffit pas à punir. Au moment de sévir et d'érafler la joue de sa
proie pour en prélever une goutte de sang, Dexter, lui, n'hésite jamais. Son assurance au moment
d'agir fait de lui un meurtrier, même si les intentions qui l'animent sont celles d'un justicier. 8
S'il est facile de s'identifier à Dexter parce qu'il a de bonnes intentions, il est beaucoup plus
ardu de s'identifier à Alex Delarge dans Orange mécanique9
. C'est pourquoi ce mémoire se
propose d'étudier le cas d'Alex Delarge pour tenter de mieux comprendre notre fascination
pour l'anti-héros. Les études sur les anti-héros de séries télévisées sont multiples, les livres
que nous avons cités n’étant pas les seuls à traiter de l'anti-héros. Dans ce mémoire, il s'agit
d'explorer plus profondément la notion d’anti-héros en étudiant principalement les héros
négatifs de deux films, des œuvres au format plus court dans lequel l'évolution des
personnages est donc beaucoup plus limitée que dans une série. De plus, les séries télévisées
permettent au spectateur de suivre un personnage pendant plusieurs saisons et donc plusieurs
années. Ainsi le spectateur a plus de chance de s'attacher, de se familiariser avec l'anti-héros,
ce qui est plus ardu dans un film puisqu'il dure moins longtemps. Les films que nous avons
choisi d'étudier, Orange mécanique et Taxi Driver10
, datent des années 1970, soit avant la
mode récente du personnage de l’anti-héros dans les séries télévisées. Or si l'attrait pour ce
type de personnage est aujourd'hui évident, celui-ci était auparavant rejeté, censuré. C'est pour
cela qu'il est intéressant d'étudier des anti-héros qui ne sont pas contemporains, qui
appartiennent à une époque où ils n'étaient pas encore bien vus, pas bien acceptés. Comme il
existe plusieurs types d'anti-héros, ce personnage touche toutes les tranches d'âge. Cependant,
nous verrons que le héros négatif semble être plus populaire chez les jeunes. Nous étudierons
à travers ce mémoire la perception de l'anti-héros par le public en analysant les revues de
presse à la sortie des films en France.
Notre propos s'organisera en trois grandes parties. Nous nous pencherons tout d'abord dans
une première partie, sur l'origine, la naissance de ce personnage hors du commun. Les anti-
8
DE SAINT MAURICE Thibaut, Philosophie en séries : Dexter Morgan est-il un justicier ou un meurtrier ?,
Paris, Ellipses, 2009, p.118.
9
Orange Mécanique (A Clockwork Orange), Stanley Kubrick, 1971.
10
Taxi Driver, Martin Scorsese, 1976.
5
héros au cinéma ne sont pas nés dans les années 1970. Les personnages du film noir qui sont
des détectives au code moral douteux, des weak guys, parfois criminels eux-mêmes comme
dans Assurance sur la mort11
ne sont pas tout blancs, tout noirs et peuvent être assimilés à des
anti-héros. De même, les héros des westerns ne sont pas toujours des modèles de conduite.
D'une manière générale, il est malaisé de déterminer précisément l'origine de l'anti-héros. Un
anti-héros, contrairement au héros, est souvent hors-la-loi. Il ne suit pas les règles et on peut le
considérer aussi parfois comme un rebelle. Nous allons donc nous intéresser plus précisément
non pas à l'origine exacte de l'anti-héros mais plutôt au passage du héros classique à l'anti-
héros moderne des années 1970. Dans une seconde partie, nous plongerons dans le vif du
sujet en analysant le personnage controversé de Travis Bickle dans le film de Martin Scorsese.
Travis Bickle est un anti-héros qui désirerait devenir un héros, sauver le monde et le délivrer
du mal. C'est donc un personnage auquel on peut en quelque sorte s'identifier ou du moins, un
personnage dont on peut comprendre les motivations. Enfin, dans une troisième et dernière
partie nous étudierons le personnage d’Alex Delarge dans le film culte de Stanley Kubrick.
Alex Delarge, à l'opposé de Travis Bickle, est un anti-héros qui veut faire régner le mal et
s’enivre de violence gratuite, c'est donc un personnage qu'on a tendance à rejeter et à
désapprouver.
11
Assurance sur la mort (Double Indemnity), Billy Wilder, 1944.
6
I Du héros classique à l'anti-héros moderne
L'anti-héros, comme son nom l'indique, s'oppose au héros traditionnel. Qu'est-ce qu'un héros ?
A)Le héros est-il l'opposé de l'anti-héros ?
1) Le héros enfantin
Il était une fois... le héros. Quand on est enfant, le premier héros que l'on connaît sort souvent
tout droit des studios Walt Disney et des contes. Le héros a bercé notre enfance, il a été
pendant très longtemps notre modèle. L'enfant va s'identifier au héros dans les contes de fées.
Les enfants, grâce aux histoires qu'on leur raconte, peuvent ensuite faire la différence entre le
Bien et le Mal. Ainsi, les contes de fées de notre enfance promeuvent un schéma très
simpliste, un schéma manichéen : le Bien contre le Mal. Pour un enfant, le Bien c'est le héros
et le Mal c'est le méchant. Le héros, du côté du Bien donc, est un personnage qui a des valeurs
morales, qui défend la veuve et l'orphelin contre le méchant. Le héros se définit
essentiellement par son désir de justice, de protection, par sa bonté et son honnêteté. C'est
quelqu'un de bon au contraire du méchant qui, lui, est mauvais. Le protagoniste, le héros
principal de l'histoire doit donc combattre le méchant, l'ennemi qui devient l'antagoniste.
L'antagoniste a tous les défauts et tous les vices. Il est l'exact opposé du protagoniste qui lui
est juste et se bat pour le bien de l'humanité dans une vision très idéaliste. Par principe un
héros ne tue pas, même ses ennemis. Le méchant, lui, tue sans hésitation. Combien d'enfants
ont été bouleversés par le meurtre fratricide du Roi lion12
? Scar, vil et cruel lion, aveuglé par
sa soif de pouvoir tue volontairement son propre frère et fait en sorte que le héros du film,
Simba, le fils du roi assassiné, se sente coupable et donc s'exile. Le héros dans les films de
Walt Disney doit faire face au Bien et au Mal. Dans Le Roi lion, Scar représente le Mal et le
père de Simba, le Bien. Le héros, Simba, va devoir combattre Scar, le Mal, afin de rétablir
l'ordre et la justice. L'enfant prend donc conscience qu'il va devoir se battre contre le Mal afin
de devenir quelqu'un de bien. Ainsi le héros dans les Walt Disney est l'opposé du méchant.
Les films Walt Disney et les contes sont des récits initiatiques qui visent à éduquer, former les
enfants. Le héros devient un modèle à suivre.
Selon Le dictionnaire de la langue française de Littré, le mot héros a plusieurs définitions :
1. Nom donné dans Homère aux hommes d’un courage ou d’un mérite supérieurs, favoris
particuliers des dieux, et dans Hésiode à ceux qu’on disait fils d’un dieu et d’une mortelle ou
d’une déesse et d’un mortel.
12
Le Roi lion (The lion King), production Walt Disney Pictures, 1994
7
2. Fig. Ceux qui se distinguent par une valeur extraordinaire ou des succès éclatants à la
guerre.
3. Tout homme qui se distingue par la force du caractère, la grandeur d’âme, une haute vertu.
4. Terme de littérature. Personnage principal d’un poème, d’un roman, d’une pièce de théâtre.
5. Le héros d’une chose, celui qui y brille d’une manière excellente en bien ou en mal… Le
héros du jour, l’homme qui, en un certain moment, attire sur soi toute l’attention du public.
2) Le super-héros
Toutes ces définitions ont une chose en commun : l'admiration. Le héros suscite l'admiration.
Dans l'Antiquité, les héros des récits mythologiques étaient intelligents, forts, victorieux,
courageux, sages... Toutes ces qualités en faisaient des héros, des demi-dieux capables de se
défendre contre le Mal. Ces héros antiques étaient des héros épiques. Hercule, héros
mythologique était un demi-dieu capable de prouesses exceptionnelles (les 12 travaux
d'Hercule). Fort et courageux, il ne craignait pas la mort et même il la défiait. Hercule avait un
corps d’athlète, un corps surhumain qui lui permettait de se battre contre des bêtes, des
monstres. Ce héros fait penser à un super-héros. Le super-héros est un héros qui, en plus de
posséder toutes les qualités du héros, a des super-pouvoirs. Il devient une sorte de dieu tout en
restant un homme. Cependant le héros est déjà un demi-dieu, le terme super-héros est donc
quelque part un pléonasme : une sorte de super super-homme. S'il est apparu pour la première
fois dans les comics books américains dans les années 1930, le super-héros a des précurseurs
au cinéma. C’est le cas, par exemple, de Zorro et de Tarzan. Zorro a tout du super-héros
hormis les super-pouvoirs. Imaginé en 1919 par Johnston McCulley et apparu à l'écran en
1920 dans Le Signe de Zorro (The Mark of Zorro, Fred Niblo), ce personnage est un justicier
masqué. Comme tous les héros, il venge les malheureux et combat l'injustice. Ce justicier vêtu
de noir se bat contre le gouverneur dans une ville de Californie spagnole au XIXe
siècle pour
défendre les pauvres et les opprimés. Il devient le tout premier justicier masqué du cinéma.
Douglas Fairbanks a été le premier à incarner Zorro. Né en 1883, Douglas Fairbanks est
connu pour ses rôles dans des films de cape et d'épée. Il a notamment joué les rôles de Robin
des bois et de D'Artagnan. Zorro peut être considéré comme l'ancêtre de tous les super-héros
parce qu'il en a toutes les qualités, qu'il a un but noble, un désir de justice, et parce qu'il
répond à tous les codes du super-héros : une double identité, un masque, une cape, une
signature.
Mais quelle est donc la différence entre un héros et un super-héros, alors, si ce n'est pas la
présence des super-pouvoirs ? Cette différence est infime. Tarzan peut très bien être considéré
8
comme un super-héros parce qu'il est à la fois humain et animal. Il se comporte comme un
animal, il a des capacités physiques hors-normes qui lui permettent de survivre dans la jungle.
Les super-héros sont mi-humains, mi-dieux. Ce sont des surhommes tout comme l'étaient les
héros antiques. Superman est à la fois une figure céleste et un simple journaliste nommé Clark
Kent. Batman est un dieu vengeur mais aussi un milliardaire à la tête d'une entreprise. Ainsi,
le super-héros se rapproche un peu du personnage de l'anti-héros parce qu'il a une double
identité : son identité sociale et son identité cachée. Cette double identité peut parfois devenir
une double personnalité. Par certains côtés, les super-héros peuvent faire penser au
personnage principal du roman L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde (Strange Case
of Dr Jekyll and Mr Hyde), publié en 1886 par Robert Louis Stevenson. Le docteur Jekyll
décide de séparer son côté mauvais et son bon côté en deux personnes distinctes. Il devient
alors double : tueur en série la nuit et médecin banal le jour. Dans le film de Rouben
Mamoulian réalisé en 1931, Mr. Hyde, interprété par Frederic March, devient un monstre velu
(ill. 1). Mr hyde fait référence à « to hide » en anglais qui veut dire « cacher » Sur la photo ci
dessous on observe les deux personnalités du Dr Jekyll joué par un seul et même acteur.
À cet égard, il y a un lien évident entre Hulk et l'histoire du docteur Jekyll et Mr Hyde. Hulk
est un personnage qui montre bien ce conflit intérieur entre le Bien et le Mal. En 1962, Stan
Lee et Jack Kirby inventent ce personnage, géant rageur incontrôlable. Depuis qu'il a été
accidentellement irradié, le docteur Bruce Banner se métamorphose en un monstre destructeur
et colérique. Lorsqu'il est Hulk, le docteur Banner n'existe plus. Il se réveille sans aucun
souvenir de ce qu'il a fait. De ce fait, le Docteur Bruce Banner a peur de lui-même. Il a peur
9
1. Illustration: Frederic March dans Dr Jekyll and Mr.
Hyde, Rouben Mamoulian, 1931
de son côté sombre. La colère et la rage qu'il garde en lui deviennent incontrôlables. Lorsque
Hulk se transforme, il laisse son inconscient violent prendre le contrôle de lui-même, il est
impuissant face aux pulsions enfouies au fond de lui. La transformation de Bruce Banner en
un monstre vert incontrôlable est souvent involontaire et s'oppose à sa personnalité humaine,
timide et introvertie. Bruce Banner, lorsqu'il se transforme, devient un super-héros qui sombre
dans une rage destructrice. Le Spider-Man 3 de Sam Raimi aborde très bien cette question du
choix moral entre le Bien et le Mal. Spider-Man se bat contre lui-même.
10
2. Illustration: Spiderman 3, Sam Raimi, 2007
Un Spider-Man monstrueux, noir, apparaît et s'empare de lui. Le héros se bat contre la
noirceur de son âme.(ill.2)
Le film Iron Man13
est un premier pas vers la parodie du super-héros parce que Iron Man
rejette les codes du super-héros. Il est capitaliste, égocentrique et révèle sa double identité lors
d'une conférence de presse. Ces aspects de sa personnalité font de lui un super-héros d'un
genre nouveau, décontracté et rock'n'roll. Kick-Ass14
et Deadpool15
sont des parodies de super-
héros. Ils n'ont pas de but héroïque, l'un se prend pour un super-héros alors qu'il n'a aucun
super pouvoir et désire faire justice lui-même, l'autre n'agît que pour lui-même. Ces
personnages sont des anti-super-héros. Les anti-super-héros sont souvent provocants parce
qu'ils tournent en dérision le super-héros. Ils sont aussi comiques puisqu'ils relèvent de la
parodie. Ils sont là pour faire rire tout en faisant réfléchir sur le personnage du super-héros en
lui-même. Par exemple, Deadpool et Kick-Ass abordent le thème de l'humanité du super-
héros. De manière générale, le super-héros est un homme dans un corps divin. Il a donc des
problèmes d'ordre privé comme tous les êtres humains et n'est pas parfait. C'est le fait que les
héros soient parfaits qui dérange tant le spectateur aujourd'hui. On se sent plus proche d'un
anti-héros parce que celui-ci est imparfait, a des défauts et surtout se trompe, commet des
erreurs. Le héros classique, lui, n'est pas humain, il fait toujours tout bien, il ne doute jamais
de rien. L'anti-héros se moque de ce héros traditionnel. Dans la série Kaameloot, les
personnages sont tous des parodies des héros chevaleresques. Ainsi, l'anti-héros se construit
de façon négative par rapport au héros. Il n'est pas toujours courageux, il n'est pas forcement
gentil, pas protecteur, il n'est pas sûr de lui.
3) Le vilain
De ce qui précède, on aurait tendance à penser que l'anti-héros est l'opposé du héros.
Cependant ce n'est pas aussi simple. L'opposé du héros reste le méchant, le vilain et non l'anti-
héros. Qu'est-ce qui différencie un vilain d'un anti-héros ? Qu'est-ce qui fait que le Joker est
un vilain et non un anti-héros ? Le Joker, malgré ce qu'on pourrait penser, n'est pas un anti-
héros. Il est là pour détruire l'ordre. Il est, comme il se plaît à le dire lui–même, « un messager
du chaos16
». Le héros négatif est double, il est à la fois bon et mauvais. Le Joker, lui, n'est que
mauvais et donc il ne peut pas être considéré comme un anti-héros. Le Bouffon vert dans
Spider-Man aurait pu en revanche être considéré comme tel s'il avait été le personnage
13
Iron Man, John Favreau, 2008
14
Kick Ass, Matthew Vaughn, 2010
15
Deadpool, Tim Miller, 2016
16
The Dark Knight : Le Chevalier Noir (The Dark Knight), Christopher Nolan, 2008.
11
principal du film. Le riche industriel Norman Osborn, joué par Willem Dafoe comme possédé
par son côté sombre, diabolique, meurtrier : le Bouffon vert. Dans une scène du film, le reflet
du miroir permet de montrer la double personnalité de ce personnage. Grâce à un champ
contre-champ, on voit d'un côté Norman (ill.3) et de l'autre le bouffon vert.(ill.4)
12
4. Illustration: Spider-man, Sam Raimi, 2002 (Norman Osborn)
3. Illustration: Spider-man, Sam Raimi, 2002 (le Bouffon vert)
Le Bouffon vert devient un vilain alors qu'il aurait pu être un anti-héros car il hésitait entre
son bon et son mauvais côté. En fait, lorsqu'un anti-héros est le personnage principal d'un
film, le spectateur a alors un tout autre regard sur lui. On lui permet de s'exprimer, de
s'expliquer. Dans Good Bones de Margaret Atwood de célèbres méchants issus des contes
pour enfants ou encore de pièces de théâtre ont la parole. Ce recueil de nouvelles en anglais
paru en 1992 a été écrit dans un but humoristique, mais il permet également de voir les
méchants sous un autre jour. On peut même ressentir de la pitié pour la méchante sœur de
Cendrillon qui est condamnée à jalouser celle-ci puisqu’elle est laide et que les gens laids
n'ont pas leur place dans ce monde.
« And knowing that no matter what I did, how virtuous I was, or hardworking, I
would never be beautiful. Not like her, the one who merely had to sit there to be
adored. »17
Être le personnage principal ne suffit pas pour ne plus être un vilain. Il faut que le personnage
ne soit pas que mauvais ou bien qu'il évolue, qu'il change, sinon il reste un vilain et n’accède
jamais au statut d’anti-héros. Il faut qu'il soit double : bon et mauvais. Excepté dans certains
cas très spécifiques comme celui d’Alex Delarge dans Orange mécanique que nous
étudierons.
4) Le héros schizophrène
Dans les films, le héros négatif est souvent associé à la schizophrénie. La schizophrénie est
une maladie qui amène le malade à se couper de la réalité. Avoir plusieurs personnalités peut
être un des symptômes de cette maladie, même si elle en possède bien d'autres. Dans les
films, la schizophrénie est souvent limitée à la présentation d'un personnage en conflit avec
plusieurs de ses personnalités. C'est le cas de Tyler Durden dans Fight Club. Le narrateur,
personnage principal du film, est atteint d'insomnies. L'univers mis en scène est très sombre et
déprimant, le narrateur cherche du soutien dans des groupes de paroles contre diverses
maladies alors qu'il n'est pas concerné, donc il est directement présenté comme un personnage
fragile, désabusé. Il rencontre Tyler Durden qui va l'amener à agir contre la société et va le
pousser dans la recherche de la violence. A la fin du film, on se rend compte que le narrateur
et Tyler Durden sont en fait une seule et même personne. Le narrateur a deux âmes qui
cohabitent dans un seul et même corps. Il a lui-même créé son âme mauvaise, destructrice,
nommée Tyler Durden, car il rejetait la société. Le narrateur est une âme tourmentée ; dans sa
17
Margaret Atwood, Good Bones, coach house press, 153p., Canada, Chap.1
« Et sachant que peu importe ce que j'ai fait, peu importe à quel point j'étais vertueuse ou travailleuse, je ne serai
jamais belle. Pas comme elle, celle qui a juste à s’asseoir pour être adorée. »
13
folie, il s'est créé une autre personnalité plus forte, malsaine, qui prend le dessus sur lui-
même. Les deux personnalités se livrent un combat à la fin du film qui prend forme sous les
traits de deux personnes distinctes. C'est ce que nous nous proposons d'appeler « le syndrome
de l'anti-héros » : le combat intérieur entre deux âmes qui se retrouve à l'extérieur. Dans Fight
Club, le narrateur est atteint du syndrome de l'anti-héros. Le narrateur paraît schizophrène
parce que ses deux personnalités deviennent deux personnages différents mais à la fin du film,
le fait qu'il prenne conscience de sa démence fait de lui un héros qui agit contre lui-même.
Nous ne pouvons pas parler réellement de schizophrénie, les malades schizophrènes étant
dans l'incapacité de prendre conscience qu'ils se sont créés un monde illusoire, imaginaire. Le
narrateur arrive à se rendre compte de sa folie donc il ne sombre pas totalement dans la
schizophrénie. Quand il crée Tyler Durden, le personnage principal n'est plus du tout dans la
réalité. Il est entraîné dans un monde fantasmatique. Le narrateur est un anti-héros.
Cependant, il n'est pas comme la plupart des anti-héros puisqu'il n'est pas « bon et mauvais »
à la fois, il n'est ni bon ni mauvais. Le narrateur n'est rien, il n'existe pas parce qu'il n'a pas de
nom. Le héros du film est un peu comme un Hamlet moderne, il hésite entre l'action et
l'inaction. Cependant il est différent de Hamlet parce que son hésitation concerne la violence
prodiguée contre lui-même ou contre le monde extérieur. Lorsqu'il a l'idée du Fight club, le
narrateur se frappe lui-même, il est dans une logique d’auto-agressivité. Il finit par agir quand
il se débarrasse de son côté mauvais. Ainsi à la fin du film, il accepte le fait d'avoir à se
combattre lui-même et réussit à tuer le méchant qui est en lui. Mais comme ce méchant fait
partie de lui, il ne peut le faire qu'en se tuant lui-même. Les anti-héros d'aujourd'hui doivent
faire face, tout comme nous, à l'image qu'ils renvoient aux autres, à leur image sociale. Nous
sommes tous doubles. Bien sûr nous ne sommes pas tous fous, mais les anti-héros se
rapprochent de nous parce qu'ils sont doubles tout comme nous.Il y a ce qu'on nous oblige à
être et ce que nous sommes vraiment. Il y a également ce que nous aimerions être mais que
nous ne sommes pas. Ce qu'on nous oblige à être représente le subconscient selon Freud,
autrement dit dans la société : les interdis, les lois, l'éducation, l'autorité. Dans Fight Club, le
narrateur, équivalent du moi, est bloqué entre le « ça » et le sur-moi. Tyler Durden, qui
représente tout ce qu'il voudrait être (sûr de lui, fort, séducteur), est le « ça » qui rassemble ses
fantasmes et ses peurs. Son moi est en construction et peut donc représenter beaucoup de
personnages puisque que le narrateur est à la recherche de lui-même. Tout le film traite de la
construction de soi-même. Le sur-moi, c'est le monde social que le narrateur rejette. Ce sont
les patrons, l'éducation, son boulot qu'il déteste. Tyler Durden a été créé par l'esprit du
14
narrateur en réponse à ce monde qu'il ne comprend pas et qu'il décide de détruire
inconsciemment. C'est une image subliminale.
Tout ceci remet en question le rôle du méchant face à au héros. L'antagoniste n'est là que pour
que le héros puisse se libérer de sa face cachée. Il représente tout ce que le héros n'est pas. Le
super-vilain est en fait le double du super-héros que celui-ci doit combattre. Si le héros et le
méchant ne font plus qu'un, ils deviennent alors un anti-héros. L'anti-héros est différent du
héros dans le sens où le méchant à combattre n'est plus à l'extérieur mais à l'intérieur de lui-
même. Le combat est intérieur. Maintenant que la notion d'anti-héros est éclaircie, nous allons
nous plonger au cœur des années 1970, période propice à la rébellion cinématographique qui a
vu l’essor de l’anti-héros sur le grand écran.
B) Le déclin du héros
1) Le film témoin de son époque
Un film est créé dans un certain contexte. Il est donc révélateur d'un état d'esprit, d'une
époque. Pierre Sorlin18
lie ainsi le cinéma à la sociologie. « le regard porté sur les films est
principalement dépendant du contexte social, politique et culturel, dans lequel ils ont été
vus. » Chaque spectateur a sa propre manière de comprendre un film et plusieurs
interprétations sont donc possibles. Les interprétations peuvent évoluer avec le temps. Un
spectateur peut détester un film et quelques années plus tard, le revoir et l'apprécier. Ceci met
en évidence le lien entre le spectateur et le film. Un film est un forcement une expérience
sociale. Le film vit grâce aux spectateurs qui le font exister par des discussions et des
réflexions. Sans spectateurs, un film n'est rien. Le public doit alors se sentir concerné par le
film. Que ce soit un film drôle, triste, historique, peu importe. Il faut que le spectateur
s'implique dans l'histoire pour pouvoir apprécier le film. Les films mettent en évidence la
situation sociale, politique et économique dans laquelle ils ont été produits. Ils matérialisent
les peurs, les angoisses ou les rêves de tout un peuple. Par exemple, certains critiques ont vu
dans le cinéma expressionniste allemand, une façon d'exprimer les peurs des Allemands dans
l'entre deux-guerres. Kracauer établit un lien entre Caligari et Hitler à propos du film Le
Cabinet du docteur Caligari19
. Les films allemands de cette époque mettent en scène des
monstres, des vampires. Le cinéma est révélateur du sentiment d'insécurité du peuple
allemand dans les années 1920. Le monde cinématographique devient un monde
cauchemardesque. Même si le personnage principal n'est plus un héros au sens classique du
18
SORLIN Pierre, Sociologie du cinéma, Paris, Aubier, 1977.
19
Le Cabinet du Dr. Caligari (Das Cabinet des Dr. Caligari), Robert Wiene, 1920
15
terme, ce personnage malfaisant est le représentant de l'angoisse inconsciente de toute une
société à une certaine époque. On observe donc une évolution concernant le héros au cinéma.
Le personnage principal peut être un monstre, ou même un meurtrier. Rémy Besson, dans son
analyse du livre de Pierre Sorlin met en évidence la volonté de Pierre Sorlin de s'éloigner de
la lecture scénaristique qui s'apparente à une lecture psychologique et de se concentrer sur la
mise en scène20
. Comment le contexte social est-il retranscrit à l'écran ? Par quels cadrages,
par quelle lumière ?Ainsi l’œuvre est double : elle témoigne du contexte historique dans
lequel elle a été fait et également du contexte dont elle prétend faire le portrait. Il est
nécessaire de prendre les deux contextes en compte pour interpréter le film. Lorsqu'elle est
rendue public, l’œuvre n'appartient plus à l'artiste. Un spectateur peut voir dans une œuvre
quelque chose que l'auteur n'avait pas réellement eu l'intention de faire passer. En 1962 Bob
Dylan écrit une chanson faisait référence à la Guerre du Vietnam. Les paroles « this answer
my friend is blowing in the wind »21
font écho à l'impuissance ressentie par les opposants à
cette Guerre. Bob Dylan dira que cette chanson n'avait pour lui aucun but contestataire et
qu'elle ne faisait allusion à aucun événement particulier mais elle deviendra pourtant l'hymne
du mouvement hippie et de la contre culture des années 60/70. Elle deviendra intemporelle et
Bob Dylan deviendra le guide spirituel du mouvement des droits civiques. On parle de
« protest songs22
», des chansons qui reflètent un mouvement protestataire. De la même façon
qu'une chanson peut devenir la voix de tout un mouvement, un film peut devenir un discours
prônant des valeurs sociales. Plus récemment, Le film Merci Patron de François Ruffin, est à
l'origine du mouvement Nuit debout, lancé en février 2016 lors d'une projection-débat autour
du film. Ce documentaire met en scène l'histoire de deux employés de l'entreprise LVMH qui
ont perdu leur emploi à cause d'une délocalisation de la production.
2) Le besoin d'identification du spectateur
Le spectateur a tendance à s'identifier aux personnages. Edgar Morin dans son livre Le
cinéma ou l'homme imaginaire s’intéresse à l'identification du spectateur à un personnage. Il
explique que cette identification a lieu à plusieurs niveaux.
20
Rémy Besson, « Pierre Sorlin, Introduction à une sociologie du cinéma », Lectures [En ligne], Les comptes
rendus, 2015, mis en ligne le 26 mars 2015, consulté le 19 avril 2017. URL : http://lectures.revues.org/17480
21
Blowin in the wind, Bob Dylan, 1962
22
DELMAS Yves et GANCEL Charles, Protest Song, la chanson contestataire dans l'Amérique des sixties,
éditions le Mot et le Reste, Marseille, 2012, 432 p.
16
• L'identification aux proches : elle vient des ressemblances entre le spectateur et le
personnage.
• L’identification aux stars : on est beaucoup moins dans la ressemblance, car le
propre de la star est d’être une personnalité lointaine du spectateur. Pourtant, le
spectateur peut trouver des similitudes entre lui et la star exposée. Il peut en quelques
sortes, se sentir proche d'elle et s'y identifier. L'identification franchit alors une
distance, c'est une identification au lointain.
• L'identification à l’étranger : Le spectateur va s’identifier à des personnages qui
n’existent pas, qui sont imaginaires ou qui sortent de l'ordinaire.
L’identification va du semblable au dissemblable. On peut donc s'identifier à un très large
éventail de personnages. A ces différentes identifications, Laurent Jullier y ajoute des
intensités émotionnelles 23
:
la contagion émotionnelle : la scène que je vois me fait de l'effet et je n'ai aucun
contrôle sur mes réactions émotives. C'est cet absence de contrôle qui est à l'origine de
la création du code Hays et des débats actuels sur le danger des images.
L'empathie : selon le principe de charité, je prête des croyances et des buts au
personnage en lui construisant une personnalité et un comportement non-
contradictoire et non-aléatoire. Je ne m'engage pas affectivement pour le personnage,
son sort ne m’inquiète pas.
Simulation : Je me mets à la place du personnage, j'expérimente ce que je ressentirais
dans la même situation que lui.
Sympathie : j'éprouve de l’Intérêt pour le personnage, je m'inquiète pour lui peut-être
parce que je me reconnais en lui ou parce que je vois en lui celle ou celui que j'aurais
pu être.
Dans le cinéma classique hollywoodien, le héros américain était toujours un modèle. Ce héros
répondait le plus souvent à des codes bien particuliers qui font que le spectateur pouvait
aisément s'y identifier. Les personnages n'étaient pas vraiment complexes, leur psychologie
n'était pas vraiment approfondie et donc il était plutôt aisé de s'y identifier. Le cinéma
classique hollywoodien était un cinéma de scénaristes. Ce qui importait avant tout c'était
l'histoire, les obstacles que devaient surmonter le valeureux héros. Même si comme nous
l'avons déjà fait remarquer en introduction il reste des genres tels que le western ou le film
noir qui sont propices à l'ambiguïté concernant le personnage du héros, le cinéma classique
hollywoodien favorisait les héros américains, modèles de vertu. Le Nouvel Hollywood, sur
23
JULLIER Laurent et LEVERATTO Jean-Marc, La leçon de vie dans le cinéma Hollywoodien, édition Vrin,
2008, p.47-48
17
lequel nous revenons plus loin, le cinéma moderne plus généralement, c'est au contraire un
cinéma centré sur le personnage. Le personnage devient une histoire à lui tout seul. Le jeu de
l'acteur a une place primordiale dans ce processus d’identification. Sans entrer dans le débat
qui oppose l'acteur qui joue d'âme à celui qui joue de maîtrise, d'intelligence, on peut être
certain que l'acteur doit faire ressentir quelque chose. « Le comédien n'est pas le personnage,
il le joue et le joue si bien que vous le prenez pour tel : « l'illusion n'est que pour vous, il le
sait bien lui, qu'il ne l'est pas. »24
L'acteur fait semblant d'éprouver des sentiments qu'il
n'éprouve pas vraiment. Il n'est qu'une image, un personnage inventé. Le spectateur s'identifie
à lui, il s'identifie à ces sentiments représentés. C'est le spectateur qui reporte ses propres
sentiments, son propre comportement sur l'acteur. Le spectateur devient le personnage alors il
y met de sa personnalité. Le spectateur participe à la création de la psychologie du
personnage. Ainsi, l'imagination du spectateur est primordiale. C'est lui qui va
inconsciemment ou délibérément donner vie au personnage. Donner une personnalité, une
existence unique. Le spectateur éprouve alors de l'empathie. Si cette empathie est acceptée par
le code Hays, la sympathie quand à elle est jugée dangereuse. Les personnages deviennent des
pantins qui font « la leçon »25
aux spectateurs :
Avoir de la sympathie à l'égard d'une personne qui fait le mal n'est pas la même chose que
d'en avoir pour le crime dont elle se rend coupable. Nous pouvons nous sentir désolés pour
le meurtrier ou même comprendre les circonstances qui l'ont mené à cette extrémité, sans
pour autant approuver ce qu'il a fait. La présentation du Mal est souvent essentielle à la
fiction mais elle ne doit pas se faire à la légère. Même si la mauvaise action est condamnée
plus tard dans le film, elle ne doit pas être présentée de façon à être approuvée ou à faire
naître un désir d'en faire autant si fort que la condamnation ultérieure n'arrivera pas à faire
oublier la jouissance qu'il y a à faire le mal. Il faut que le public, au bout du compte soit
certain que le mal est mauvais et que le bien est bon
C) L'essor de l'anti-héros dans le Nouvel Hollywood
1) Un héros moralisateur
Le cinéma classique hollywoodien était tout sauf libre. Le code Hays, le code d’auto-censure
qui le régissait, obligeait les scénaristes et les réalisateurs à éviter tout ce qui aurait pu paraître
choquant. Beaucoup de thèmes, comme l'homosexualité, l'inceste, le blasphème ne pouvaient
plus être abordés dans un film. Le but de ce code était de ne pas porter atteinte aux valeurs
24
Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, Cambridge University Press, Cambridge, Royaume-Uni, 2013 [1ère
édition du texte en 1922] P.14
25
JULLIER Laurent et LEVERATTO Jean-Marc, La leçon de vie dans le cinéma Hollywoodien, édition Vrin,
2008, p.49
18
morales des spectateurs. Un film ne devait en aucun cas faire l'éloge du crime, du mal ou, au
sens chrétien, du pêché. De ce fait, le cinéma devait permettre en quelque sorte d'éduquer la
jeunesse. Les personnages étaient des héros qui prônaient les valeurs américaines, des héros
idéaux qui, comme on l'a déjà signalé plus haut, suscitaient l'admiration. Il s'agissait en fait de
créer des modèles à suivre. Dès l'Antiquité le théâtre possédait cette dimension éducatrice qui
se retrouve dans le cinéma. La tragédie devait servir à créer de bons citoyens grâce
essentiellement à l'identification des spectateurs aux personnages théâtraux. Dans le cinéma
classique hollywoodien, le personnage principal était un héros admirable. Ce héros, modèle de
vertu, était notamment dû au code Hays comme on l'a rappelé. Cependant, le code Hays n'a
pas toujours été respecté. Beaucoup de réalisateurs ont réussi à tromper la censure grâce à des
métaphores. De plus, la figure du gangster dans les années 1930 est très appréciée par le
public. Or ce personnage est un anti-héros. Les gangsters sont des voyous qui, même s'ils se
brûlent les ailes à la fin du film, sont très populaires auprès du public car leur réussite est
fascinante : les femmes, l'argent et le succès. En 1932, Scarface d'Howard Hawks est un
véritable succès populaire26
. On voit donc que le code Hays ne répond pas du tout aux réelles
attentes du public et que celui-ci possède un certain attrait pour les personnages moins
positivement héroïques. Comme on l'a vu, l'anti-héros n'était pas forcément malsain ou
criminel mais il montrait une face sombre, un côté étrange qui donnait une profondeur au
personnage et le rendait de ce fait beaucoup plus complexe. En 1966, le code Hays est
définitivement supprimé. Un nouveau cinéma naît dès lors : le Nouvel Hollywood. Le
personnage du cinéma classique hollywoodien était un héros qui rassemblait le peuple, qui
réunissait. Au contraire, le héros du Nouvel Hollywood divise et fait polémique. Tout ceci est
dû à une perte de foi envers l'Amérique et le peuple en général dans la fin des années 1960.
2) Le cauchemar Américain
En 1962, 90% des foyers ont la désormais la Télévision. Pour contrer la concurrence, les
studios produisent des films grandioses, plus grands que le réel, que le spectateur ne peut pas
regarder sur un petit écran en noir et blanc. Ils développent et affinent le technicolor et
cherchent à faire du grand spectacle: films musicaux, fantastiques, péplum. Les studios vont
aussi développer le cinémascope qui change le format de l'image qui sera alors plus large.
Stéréophonie, couleurs flamboyantes, sons stéréophoniques, impression de trois dimensions et
26
Le film a eu de multiples démêlés avec la censure, mais il sort avant l’entrée en application stricte du Code
Hays (à partir de 1934), durant une période que les historiens désignent communément comme celle du « pré-
code ».
19
écran large sont autant d'innovations qui sons réalisé dans le but d'attirer le public dans les
salles.La formule semble lassée le public et les films sont très coûteux au point de risquer la
faillite des studios.La FOX a été sauvé de la faillite due au film Cléopâtre grâce à La mélodie
du bonheur. Cette expérience met fin à la stratégie de la grosse production pour concurrencer
la télévision. Les majors Hollywoodiennes vont alors vendre des studios, des décors, des
locaux et aller tourner des films à l’étranger, la main d’œuvre coûtant moins cher. Les studios
vont accepté d'être acheter par des firmes beaucoup plus larges, ce qui leur apportera une
stabilité financière. Cependant un problème persiste : les studios ne savent plus comment
attirer le public au cinéma. Comment expliquer cette lassitude du public vis à vis du cinéma ?
Kennedy semble semble avoir emporté avec lui « le rêve américain ». La télévision montre la
réalité de la guerre, la violence du monde. Le cinéma classique hollywoodien n'est donc plus
adapté. Le public ne supporte plus la vision glamour d'Hollywood, il veut un cinéma qui
montre le monde tel qu'il est. En 1970, la jeunesse est en crise. L'opposition à la Guerre du
Vietnam, les révoltes étudiantes et la crise économique ont plongé l'Amérique dans une crise
sociale. des producteurs comme Robert Evans vont faire appel à des jeunes réalisateurs afin
de rendre Hollywood plus moderne et dans l'air du temps. Un nouveau cinéma apparaît alors
appelé le Nouvel Hollywood. Ce mouvement cinématographique apparaît en 1967 avec les
films Bonnie and Clyde d'Arthur Penn et Le Lauréat (The Graduate) de Mike Nichols. Ces
jeunes réalisateurs se distinguent de leurs prédécesseurs par la formation qu'ils ont suivi. Alors
que les anciens réalisateurs apprenaient sur le tas lors de tournages, les nouveaux réalisateurs
viennent d'école de cinéma ou de la télévision. Cette formation fera la différence. Les films du
Nouvel Hollywood font exister les parias, les marginaux, les rejetés de l'Amérique. Ils leur
donnent la parole, leur permettent de s'exprimer. Seulement, désabusés, désillusionnés comme
ils le sont par cette Amérique conservatrice, ils ne peuvent qu'exprimer leur haine envers elle.
Les jeunes cinéastes du Nouvel Hollywood se rebellent contre le cinéma classique. A cause
des restrictions budgétaires, les films deviennent beaucoup plus réalistes, avec des tournages
en décors extérieurs et des caméras plus légères. Tout ceci favorise l'innovation
cinématographique. Les réalisateurs du Nouvel Hollywood sont très cinéphiles et s'intéressent
au cinéma d'auteur européen. Ils ont fortement été influencés par la Nouvelle Vague française.
Ils admirent des réalisateurs tels que François Truffaut, Jean-Luc Godard ou Alain Resnais.
Leurs œuvres sont intimes, personnelles. Ils s'éloignent des grandes productions
hollywoodiennes. Les innovations stylistiques et narratives du Nouvel Hollywood sont en
parties influencées par le cinéma expérimental de la Nouvelle Vague et le néoréalisme italien.
Ceux-ci proposent un cinéma beaucoup plus réel, de par ses sujets, les thèmes abordés et
20
parce que les films ont un petit budget et sont tournés à l'extérieur dans des décors réels et non
plus en studios. Ainsi, ils répondent aux attentes des réalisateurs du Nouvel Hollywood qui
s'en inspirent. Le cinéma se rapproche de la réalité et est donc à l'opposé du cinéma classique
hollywoodien. Les jeunes cinéastes ont été très sensibles à la politique des auteurs définie en
1955 par François Truffaut dans les Cahiers du cinéma. Le texte écrit par François Truffaut
impose le réalisateur comme unique auteur du film. Le scénariste n'est plus vu comme un
auteur, ce qui compte c'est la mise en scène. Ce nouveau cinéma apparaît, comme on l'a vu
précédemment, à un moment où la société américaine connaît de profondes mutations. En
1968, la génération issue du Baby-Boom a atteint sa majorité. Les jeunes sont en conflit avec
la société de leurs parents dont ils rejettent les valeurs traditionnelles. On assiste au
développement d’une contre-culture. Une certaine culture de la drogue se propage, le rock
devient la musique préférée des jeunes, la sexualité se libère… Les années 1970 peuvent être
résumées en un slogan : SEXE, DROGUES ET ROCK & ROLL. Ce slogan met en évidence la
volonté de rejeter l'Amérique puritaine et conservatrice des aînés. L’apparition de la pilule
contraceptive en 1961 permet aux jeunes de se libérer sexuellement. Cependant comme les
jeunes sont dans une optique de rébellion, de rejet, presque de vengeance envers leurs aînés,
cette libération pose question.
➢ sexe : la sexualité est un sujet de prédilection des films du Nouvel Hollywood mais
cette « libération » sexuelle n'amène pas à une réelle liberté. Elle cherche surtout à
choquer et à provoquer. Elle cherche à détruire les valeurs existantes. Il s'agit de briser
tous les tabous. Dans Le lauréat, Ben est initié sexuellement par une femme qui a une
fille de son âge, c'est donc une attaque aux valeurs parentales. Elle pourrait être sa
mère. La sexualité devient quelque chose de malsain ou de débridé. La sexualité qui
provoque et qui choque, se dit « libérée » alors qu'au final elle ne fait qu'enfermer les
personnages dans des penchants malsains et destructeurs. Ben couche avec la mère de
sa future fiancée, ce qui porte un coup fatal à l'institution familiale. La fin du film est
une note très négative pour les valeurs de la famille puisque les deux amoureux sont
obligés de s'enfuir loin de leur famille pour être heureux et construire la société de
demain. Le sexe devient agressif, destructeur. Dans les salles de cinéma, on diffuse des
films pornographiques. L'âge d'or du cinéma X en Amérique se situe dans les années
1970-1980, donc en plein dans le Nouvel Hollywood. Le sexe est banalisé, le porno
devient une véritable industrie. Comme on le voit dans le film Boogie Nights27
,
l'industrie pornographique a même son propre star system.
27
Boogie Nights (Nuits endiablées en québécois), Paul Thomas Anderson, 1997.
21
➢ drogue : le mouvement hippie et son slogan « faites l'amour pas la guerre » incite les
jeunes à s'émanciper. Les hippies rejetaient les valeurs traditionnelles et le mode de vie
de l'ancienne génération. Ce mouvement apparu dans les années 1960 était un
mouvement pacifiste basé sur la liberté et sur la découverte de nouvelles sensations.
Cette recherche de nouvelles perceptions amène les jeunes hippies à consommer des
drogues psychotropes comme le LSD. Le LSD est une drogue qui procure des visions,
des hallucinations et qui plonge le jeune dans un état dans lequel le monde qu'il voit se
transforme et dans lequel rêve et réalité se confondent. Comme toutes les drogues, le
LSD a des effets néfastes sur l'individu. Le LSD provoque des sensations intenses et la
distorsion de la perception peut parfois conduire à des bad trips, une sensation de
désespoir, jusqu'à la folie possible. Le LSD est dangereux parce que les effets sont
incontrôlables et imprévisibles. La drogue des hippies, même si elle est douce, peut
donc amener les jeunes à se détruire.
➢ rock'n'roll : né dans les années 1950, le rock'n'roll est une révolution parce qu'il ne
ressemble à rien d'autre et qu'il rompt avec tous les codes. Les jeunes sont
particulièrement attirés par ce style de musique. Que ce soit en Amérique ou en
Angleterre, le rock'n'roll a très mauvaise réputation. En témoigne le film britannique
Good Morning England de Richard Curtis sorti en 2009 qui raconte, dans les années
1960, l'histoire, basée sur des faits réels quoiqu'un peu modifiés, d'animateurs radio
pirates qui s'exilaient en pleine mer afin de pouvoir diffuser du rock'n'roll et de la
musique pop en toute liberté. Le film met en évidence la dimension libératrice du rock
en opposant milieu strict scolaire et folie des jeunes étudiants qui s'échappent de leur
prison éducative grâce à l'écoute de cette musique. Les étudiants écoutaient le
rock'n'roll en cachette. Le fait qu’il soit interdit rendait le rock encore plus attirant
pour les jeunes. Ainsi la mauvaise réputation du rock est due notamment à sa position
contestataire face aux règles strictes de la religion catholique et de l'éducation, et à son
choix de s'en affranchir par une liberté provocatrice. Le rock'n'roll prône la
destruction. La musique qui est censée élever l'âme, devient avec le rock'n'roll, une
véritable descente aux enfers. Le rock'n'roll est volontairement associé à Satan.
Les jeunes croyant se libérer, en réalité se détruisent. Cette destruction est due à leur profonde
envie de révolution. Ainsi, au cinéma cette révolution se traduit par un changement au niveau
des scénarios et des personnages. Les jeunes réalisateurs rejettent le cinéma classique
22
Hollywoodien mais, étant très cinéphiles, ils respectent leurs aînés. Leur films sont remplis de
références repris à leurs réalisateurs préférés. On peut citer par exemple, Dirty Harry28
de
Don Siegel. Une scène du film montre Harry, joué par Clint Eastwood, regardant épiant un
assassin. Caché sur un toit, il observe les immeubles d'en face à travers ses jumelles. La scène
est une référence à Fenêtre sur cour29
, sorti vingt ans plus tôt, réalisé par Alfred Hitchcock.
Dans Fenêtre sur cour, le personnage joué par James Stewart, en fauteuil roulant se retrouve à
espionner ses voisins d'en face avec des jumelles. Dirty Harry est un film qui est associé au
Nouvel Hollywood mais d'après Jean-Baptiste Thoret, ces films sont des « films de la
réaction »30
. Ces films étaient des films anti-modernes. Alors que les films du Nouvel
Hollywood sont libertaires, les films de la réaction sont anarchistes. A la fin de Dirty Harry,
Harry jette son insigne de policier, montrant ainsi son impuissance. Ces réalisateurs étaient en
réalité conservateurs et dans leur films, l'idée que toute révolution mène à l’échec plainait.
les réalisateurs du Nouvel Hollywood qui prônait les idéaux de la contre-culture et du
changement ciblaient au contraire surtout la censure et l'Amérique conservatrice à travers
leurs films. Dans Harold et Maude, l'esprit libertaire et fantaisiste des sixties sont incarnée
par Ruth Gordon dans le rôle de Maude, une femme âgée de presque quatre-vingt ans. C'est
elle qui apporte un peu de joie de vivre et de folie dans le monde morose et monotone
d'Harold. Harold représente l'innocence pure qui se voit contraint de faire face à la dure
réalité. Sa mère, symbolisant l'Amérique Nixonienne, le force à trouver du travail et à se
marier. Tout l'entourage d'Harold, hormis Maude, est superficiel.
La censure du code Hays est elle aussi critiquée. Dans la scène d'ouverture d'Halloween, la
nuit des masques31
, John Carpenter se moque de la censure. Par un plan séquence subjectif, on
adopte les yeux du jeune Michael Myers, portant un masque pour Halloween. Cette façon de
filmer est expérimentale et innovante puisqu'elle permet de voir à travers un masque mais elle
rappelle aussi le code de censure Hays, le masque cachant à moitié le meurtre. Cependant le
cadavre nu de la sœur de Michael est bien visible à l'écran et donc ce qui est caché par le
masque n'est pas important.(Ill.5)
28
Dirty Harry [l'inspecteur Harry], Don Siegel, 1971
29
Rear Window [Fenêtre sur cour], Alfred Hitchcock, 1954
30
THORET Jean-Baptiste, le Nouvel Hollywood d'Easy Rider à Apocalypse Now, éditions du Lombart,
Bruxelles, 2016, p.66
31
Halloween, la nuit des masques, John Carpenter, 1979
23
3) Un héros bon et mauvais et la fois
Dans les films, « les méchants » sont incarnés par l'autorité, par l'État. Les institutions sont
violemment critiquées. Dans le film Orange mécanique notamment, le gouvernement, la
justice et la police se retrouvent au final plus monstrueuses que le meurtrier lui-même. La
photo ci dessous montre bien le sentiment d'impuissance face aux institutions et à la loi. Le
plan subjectif renforce cette impression d'infériorité. Dans cette scène, Alex est frappé et
l'homme avec le manteau vert s'adresse à lui comme à un enfant qui aurait fait une grosse
bêtise (Il a commis un meurtre), le tout avec un sourire narquois.(Ill.6)
24
5. Illustration: Halloween, la nuit des masques, John Carpenter, 1979
Ainsi en 1970, il devient très difficile de faire la différence entre le Bien et le Mal. L'anti-
héros perdu, déboussolé, va devenir un personnage clé des films du Nouvel Hollywood. Le
personnage de l'anti-héros va se construire par rapport au modèle du héros. On va voir
apparaître deux sortes d'anti-héros : l'anti-héros à la recherche de lui-même, qui n'arrive pas à
se construire une identité puisqu'il ne sait plus qui est bon et qui est mauvais et l'anti-héros
animé par un désir de vengeance et de violence. Ben dans Le Lauréat de Mike Nichols illustre
ce premier cas, un anti-héros perdu qui se retrouve à avoir des relations sexuelles avec la mère
de sa future fiancée. En réalité, l'anti-héros des années 1970 n'arrive plus à grandir tout
simplement parce qu'il rejette le monde des adultes. Il ne peut plus avancer parce qu'il ne voit
plus aucun avenir. Les anti-héros du Nouvel Hollywood ont un côté très enfantin, innocent qui
tranche avec la violence réelle du monde dans lequel ils vivent. C'est pourquoi soit ils
subissent cette violence comme dans Easy Rider32
, dans lequel les jeunes pacifistes sont
sauvagement assassinés, soit ils deviennent violents comme dans Bonnie and Clyde d'Arthur
Penn qui met en scène un couple de criminels spécialisé dans l'attaque à main armée. Platoon,
réalisé par Oliver Stone, sorti en 1986, met en évidence ce choix impossible entre subir ou
faire subir, manger ou être mangé. Le film n'appartient pas au Nouvel Hollywood mais il
traite de la guerre du Vietnam et des conséquences de celle-ci sur les individus. La dernière
réplique du personnage principal, Chris Taylor, résume toute la difficulté des jeunes à choisir
entre la violence et la soumission :
I think now, looking back, we did not fight the enemy, we fought ourselves, and the enemy
was in us. The war is over for me now, but it will always be there, the rest of my days. As
32
Easy Rider, Dennis Hopper, 1969.
25
6. Illustration: Orange Mécanique, Stanley Kubrick, 1972
I'm sure Elias will be, fighting with Barnes for what Rhah calls "possession of my soul."
There are times since, I've felt like a child, born of those two fathers. But be that as it may,
those of us who did make it have an obligation to build again. To teach to others what we
know, and to try with what's left of our lives to find a goodness and a meaning to this life. 33
Chris Taylor a deux pères spirituels opposés : Elias, juste, loyal et honnête et Barnes, violent,
lâche et agressif. Ces deux hommes, plus que des êtres humains, sont des figures. La figure du
Bien et celle du Mal, l'ange et le démon. Chris Taylor est perdu entre ces deux figures. Il ne
sait plus où il est et donc il ne sait plus qui il est. Il a réussi à tuer Barnes, donc son côté
mauvais, mais tout comme dans Fight Club, la guerre « intérieure » restera présente jusqu'à la
fin de sa vie parce qu'il ne sait plus qui être, qui croire. Le combat ne sera jamais fini. Dans
Little Big Man, le héros national, le général Custer, n'a en réalité rien d'un héros. Il est un
psychopathe brutal au contraire des Indiens qui nous apparaissent sympathiques. L'anti-héros
est donc bien crée pour entacher l'image du héros trop conventionnel, trop éloigné du public,
imaginé par les aînés. Le fait de s'attaquer au héros du western marque la volonté de
définitivement couper avec l'ancien système hollywoodien et surtout de s'attaquer aux mythes
américains puisque le genre du western prônait les valeurs américaines.
4) Hollywood et les monstres d'Halloween
Monstres, vampires, créatures légendaires, le cinéma affichent nos peurs à l'écran. Souvent
défini comme « une usine à rêves » il peut devenir une véritable « usine à cauchemars ». les
films du cinéma expressionniste allemand ont été les premiers à mettre en scène des esprits
malveillants, torturés . L'esthétique de ce cinéma particulier est centré sur le clair-obscur. Les
films proposent donc un cinéma partagé entre l'ombre et la lumière, le bien et le mal, autant
visuellement que thématiquement. Les films d'horreur sont très importants lors de cette
période. D'une manière générale, le thème du bien et du mal est présent dans presque tous les
films. Dans l'exorciste34
, la religion est inefficace contre le mal. C'est une critique de la
religion. Les prières sont inutiles. La toute-puissance divine n'existe pas puisque rien ni
personne ne peut rien contre le mal. On a l'impression que le mal est incurable parce qu'il est
33
Platoon, Oliver Stone, 1986.
“je suis sûr maintenant quand j'y repense que nous nous sommes pas battus contre l'ennemi, nous nous sommes
battus contre nous-mêmes. L'ennemi était en nous. La guerre est finie pour moi maintenant mais elle restera
toujours présente jusqu'à la fin de ma vie. Je suis sûr également qu'en moi, Elias continuera à se battre avec
Barnes pour ce que Râ appelait la possession de mon âme. Depuis lors à certains moments, j'ai eu l'impression
d'être un enfant né de ces deux pères.”
34
L'Exorciste, William Friedkin, 1973
26
trop ancré dans l'Amérique. Le mal est partout. Dans les films d'horreur, les personnages
principaux sont massacrés par des monstres à visages humains. Dans La nuit des Morts
Vivants, Georges A. Romero met en scène le premier zombie. Ces morts qui reviennent à la
vie, s'attaquent aux vivants pour se nourrir et les transformer à leur tour. Jean-Baptiste
Thoret35
démontre que ces zombies et ces monstres sont déjà présents dans la scène, dans la
profondeur de champ. Ainsi c'est comme si les marginaux, les oubliés de la société et donc les
morts vivants en quelque sorte, s'attaquaient aux personnages clichés du cinéma conservateur.
Ils reprennent ainsi leur place au premier plan en dévorant l'ancien Hollywood. Comme on le
voit sur l'illustration ci-dessous (ill.7) , la première victime du zombie est un personnage dont
le code vestimentaire et le physique de jeune premier correspondent totalement à ceux des
jeunes garçons bourgeois de l'époque. A travers la mort de ce personnage, ce sont toutes les
valeurs conservatrices de l’Amérique qui sont attaquées.
Le film Rocky Horror Picture Show de Jim Sharman sorti en 1975 est une parodie délirante
des films d'horreur : ce film met en scène un travesti en porte-jarretelles, qui habite un manoir
hanté et qui a pour compagnons des monstres comme par exemple Rocky, monstre qu'il a créé
de toutes pièces et rappelant la célèbre créature du docteur Frankenstein36
. Un jeune couple
innocent et chaste se retrouve dans ce manoir et le travesti va conduire ces deux âmes
35
THORET Jean-Baptiste, le Nouvel Hollywood d'Easy Rider à Apocalypse Now, éditions du Lombart,
Bruxelles, 2016, 96 p.
36
SHELLEY Mary, Frankenstein ou le prométhée moderne, réed. 2008, éditions Gallimard, 336 p.
27
7. Illustration: La Nuit des morts-vivants (Night of the Living
Dead), Georges A. Romero, 1968
innocentes à la damnation en les initiant au plaisir sexuel par la découverte du rock'n'roll. On
remarque la ressemblance dans le style vestimentaire et la coupe de cheveux entre le frère de
Barbara (Ill.7) et Brad (Ill.8), ce qui prouve bien que ce type de personnage est visé par le
Nouvel Hollywood. Rocky horror picture Show est une comédie musicale. Au début, les
chansons du couple sont volontairement niaises. Les paroles et la musique joyeuse montrent
une vision très puritaine du couple. La chanson « sweet transvestite » montre le jeune couple
qui rencontre pour la première fois l'hôte maléfique de la maison, un travesti déjanté. La
guitare électrique vient briser la musique pure et innocente des chansons d'avant. Dans le film,
c'est vraiment le rock'n'roll qui procure un désir sexuel chez le jeune couple, qui avait prévu
de rester vierge jusqu'au mariage. Les chansons qui étaient pleines de retenue au début du film
deviennent de véritables odes au désir sexuel comme en témoignent les paroles de la chanson
« Touch-A Touch-A Touch-A Touch me » par la jeune femme Janet.
5) Les années 80 : le retour du héros
Le Nouvel Hollywood, dirigé par de jeunes cinéastes, est le reflet d'une jeunesse trop
ambitieuse qui veut vivre vite et mourir jeune. Ainsi, le Nouvel Hollywood ne durera qu'une
dizaine d'années et fera place à l'ère des blockbusters et des films à grand public. la saga Star
Wars (La Guerre des étoiles) de Georges Lucas sorti en 1977 et Jaws (les dents de la mer) de
28
8. Illustration: Rocky Horror Picture
Show, Jim Sharman, 1975
Steven Spielberg en 1975 marque le début de l'ère des blockbusters et le déclin du Nouvel
Hollywood. Dans les années 80 on assiste à beaucoup d'évolutions :
• Le type de personnage : il devient beaucoup plus actif que les personnages
désillusionnés des années 70
• retour en force des idées conservatrices : au milieu des années 70 Ronald Regan est
élu et en 1975 la Guerre du Vietnam est officiellement terminée.
Travis Bickle dans Taxi Driver témoigne de cette évolution. A peu près au milieu du film on
assiste à un changement total de la vie du protagoniste. Dans la première partie du film Travis
Bickle se laisse porter par son taxi. Tout le dégoûte, il se réduit à son regard avec une morale
rance et raciste. Et soudain au milieu du film Travis décide de passer à l'action. Il casse ainsi
le symbole de la passivité. Il s'entraîne physiquement afin de sculpter son corps. Son
entraînement ressemble à une préparation au combat. Cette évolution physique est aussi
révélatrice du passage au cinéma postmoderne. Au cinéma, on va voir apparaître des héros au
corps parfait, idéal pour pouvoir résister à toutes les épreuves.Les films des années 80 sont
majoritairement des films d'action liés à ce type de corps. On peut notamment citer Bruce
Willis dans Die hard ou Sylvester Stallone (Rocky, Rambo). On va aller jusqu'à des corps
inhumains à la fin des années 80, prolongés par des machines ce qui crée des hybrides
homme/robot : Arnold Schwarzenegger dans Terminator ou encore le film Robocop.
Le cinéma des années 80 est rempli de films catastrophes comme les dents de la mer, la tour
infernale ou l'aventure du Poséidon. Les héros se bat contre des forces divines et des
catastrophes naturelles avec courageet honneur. La menace vient de la nature et non plus de
l’État. Ainsi les films des années 80 ont un schéma simpliste et moralisateur qui se veut
rassurant, dans lequel le bien l'emporte toujours sur le mal. Le public des années 80 s'est lassé
des récits déprimants du Nouvel Hollywood. Les spectateurs ont soif de victoire, ils veulent
retrouver le héros Américain d'autrefois. Les studios quand à eux, face aux succès des
blockbusters et des produits dérivés de Star Wars, s’intéressent de moins au moins aux jeunes
réalisateurs du Nouvel Hollywood qui sont désormais moins rentables. « La tentation fut
grande […] pour les studios de préférer aux héros complexes et profonds des héros aisément
transposables en figurines. »C'est la fin du Nouvel Hollywood. Ce courant cinématographique
a cependant marqué le cinéma pour toujours avec son personnage de l'anti-héros. Ce héros
passif qui subit la société qu'il déteste et qui décide de se révolter est aujourd'hui le
personnage favori des séries télévisés. Les réalisateurs actuels s'en inspire toujours que ce soit
dans les films ou dans les séries. Gus Vant Sant par exemple avec son film Elephant qui met
en scène une tuerie dans un lycée par deux jeunes issus de ce même lycée, se rapproche de
29
l'esthétique et des scénarios du Nouvel Hollywood. Paranoid Park également, qui raconte
l'histoire d'un jeune skater, supportant le poids de la culpabilité d'un accident meurtrier qu'il a
provoqué involontairement.La saison 1 de la série American horror story montre un
adolescent qui, après avoir tué des ses camarades de lycée comme dans Elephant, fait le
même signe que Travis Bickle devant les policiers qui viennent l'arrêter.( Ill. 9)
30
10. Illustration: Taxi Driver de Martin Scorsese
9. Illustration: Saison 1, American Horror Story
II Travis Bickle : le mal inévitable ?
D)Martin Scorsese entre réalité et fiction
« Je suis les films que je fais » déclare Martin Scorsese37
. Martin Scorsese a toujours fait des
films personnels, intimes. Il l'un des réalisateurs majeurs du Nouvel Hollywood. Il naît en
1942 à New York dans un quartier de l'arrondissement de Manhattan : Little Italy. Lorsqu'il
est enfant, il souffre d'asthme. Cette difficulté respiratoire l'empêche de jouer avec les autres
enfants et le pousse à se tourner vers le cinéma. Le cinéma devient alors plus qu'une passion
pour le jeune Scorsese, il devient son nouveau monde, un monde de rêves dans lequel son
imagination et ses idées fusent. Très cinéphile, Martin Scorsese fait des études de cinéma à la
New York University. Il fait ses premiers pas de jeune cinéaste en tournant divers court-
métrages. Il rencontre le succès en 1974 grâce à Mean Streets, qu’il considère comme un film
autobiographique. Martin Scorsese a grandi avec les prêtres et les malfrats. La religion et les
gangsters sont des thèmes qui se retrouvent dans la plupart de ses films. Mean streets met en
scène un personnage nommé Charly (comme le père de Martin Scorsese), tiraillé entre la
mafia et la religion. Scorsese mêle ainsi sa vie au cinéma. Sa vie est le scénario d’un film dont
il est le protagoniste. Mean Streets nous plonge dans l'univers de jeunes mafieux, univers
inspiré du quartier de Little Italy dans lequel il a grandi. Martin Scorsese y intègre des
anecdotes tirées de sa vie et de celles de ses proches.
Après la mort de mon père, j'ai enfin compris de quoi parlait ce film : de mon père et de ce frère
dont j'ai parlé plus tôt – beaucoup d'argent à rembourser, beaucoup de réunions. Tous les soirs,
j'entendais le drame qui se jouait à la maison […] des discussions sur ce qui est bien, et sur ce
qui est mal, et sur le fait qu'on vivait dans la jungle. […] Mean streets raconte l'histoire de mon
père et de mon oncle, mais j'ai été incapable de le formuler avant 1993 ou 1994, lorsque je l'ai
vraiment compris. 38
On voit à quel point la vie privée de Scorsese influençait son cinéma, sans que lui-même en
ait parfois totalement conscience. Dans son livre sur le Nouvel Hollywood, Peter Biskind
présente Martin Scorsese comme un réalisateur qui n'arrive pas à séparer son métier de sa vie
privée, sa passion l'emportant sur tout et finissant presque par l'emprisonner. On peut
comprendre aisément comment et pourquoi Martin Scorsese a dit s'être reconnu dans le
37
SCORSESE Martin et WILSON Henry Michael, Scorsese par Scorsese, 328 p.
38
SCORSESE Martin et WILSON Henry Michael, Scorsese par Scorsese, 328 p.
31
personnage de Travis Bickle. Ce dernier vit dans un monde de fantasmes, un monde irréel.
Martin Scorsese lui aussi vit finalement dans un fantasme, un monde où sa propre vie et le
cinéma se confondent. En 1976, il réalise Taxi Driver, l'histoire d'un vétéran de la Guerre du
Vietnam qui devient chauffeur de Taxi et qui erre dans la ville de New York. Le scénario a été
écrit par Paul Schrader. Paul Schrader, Robert de Niro (l'acteur qui joue Travis) et Martin
Scorsese lui-même disent s'être reconnus dans le personnage de Travis Bickle. De fait, Travis
Bickle est un personnage caractérisé par une forme de vide permettant à plusieurs personnes
de s'y identifier.
E) Travis Bickle, la victime qui devient bourreau
1) A travers les yeux de Travis
Dès le début du film, Scorsese nous montre le monde tel que le voit Travis. Un gros plan sur
ses yeux nous fait entrer dans sa tête.(Ill.11) En effet, nous adoptons ensuite son point de vue.
De plus, il nous parle, il est le narrateur de l'histoire.
Dans la première partie du film, Travis subit sa vie, il ne la vit pas, il la regarde par le biais de
son rétro avant. À l'arrière de son taxi, toutes sortes de choses se passent. Les passagers se
livrent à des obscénités, un homme lui parle de son désir de tuer sa femme… et lui reste un
éternel spectateur, passif. Il ne fait qu'écouter et regarder à travers son rétro avant. En clair, il
n'existe pas. Le taxi jaune qu'il conduit, ressemblant à tous les autres taxis, se fond dans la
masse et Travis n'est plus qu'un conducteur. Son taxi devient une véritable prison. D'ailleurs
un collègue lui dira plus tard : « on devient son métier, tu n'es qu'un taxi ». Le jour, il regarde
la télévision, va au cinéma et, le soir, il observe les gens dans son taxi. Au milieu de la foule,
32
11. Illustration: Taxi Driver, Martin Scorsese, 1976
il est seul. À plusieurs reprises, il essaye de parler aux gens, de communiquer, mais on voit
vite que c'est impossible. Il se heurte à la méfiance et à l'incompréhension des gens à qui il
essaye de parler. Lorsqu'il essaye de se confier à son collègue, lorsqu'il lui parle de ses
troubles et des mauvaises idées qui lui traversent l'esprit, son collègue ne comprend pas de
quoi il veut lui parler et ne peut donc en aucun cas l'aider. On remarque vite que Travis Bickle
est tout seul. Travis Bickle ne fait que recevoir le monde, subir le monde qui l'entoure en étant
écœuré mais sans jamais agir. En ne faisant que constater, il devient quelque part complice
malgré lui. La solitude le fait sombrer peu à peu dans la folie. La musique du compositeur
Bernard Herrmann, dérangeante et presque agressive, prend peu à peu le contrôle de l'esprit
de Travis, qui entre dans un cycle auto-destructeur. Dans son taxi, il dépeint la ville de New
York tel qu'elle est devenue : une ville dépravée dans laquelle il n’y a plus de valeurs. On peut
supposer que Travis, ancien militaire, était habitué à l'ordre et à la discipline. La ville de New
York est donc devenue un cauchemar pour lui. Il décrit les gens qui l'entourent et qu'il
méprise : « All the animals come out at night - whores, skunk pussies, buggers, queens,
fairies, dopers, junkies, sick, venal. Someday a real rain will come and wash all this scum off
the streets. »39
Travis veut que le monde change. Vivant à la fois dans ses fantasmes et dans la
réalité, Travis est un comme un enfant à qui il faut tout apprendre. Comme le narrateur de
L'Étranger d'Albert Camus, Travis Bickle est innocent et ne comprend pas le monde qui
l'entoure. Il a l'impression d'être lui aussi un étranger, de ne plus faire partie de cette ville. La
musique est un élément très important dans le film parce qu'elle montre bien que tout se passe
dans la tête de Travis. Lorsqu'il voit Betsy une musique sensuelle se fait entendre, ce qui met
en évidence le fait que Betsy est un véritable fantasme pour Travis. Iris, de même, semble liée
au fantasmes de Travis puisque lorsqu'elle danse avec son maquereau, la même musique
revient. Lorsque Travis Bickle est seul et qu'il sombre peu à peu dans la folie, la musique
change totalement et devient oppressante, étrange, menaçante. Lors de son rendez-vous avec
la femme qu'il désire, Betsy, il décrit tout ce qui se passe, comme si chaque détail avait son
importance : ce qu'elle a commandé, ce qu'elle portait. C'est vraiment une référence au roman
d'Albert Camus. L'étranger d'Albert Camus décrit chaque détail avec une indifférence totale,
sans ampathie. Il décrit tout simplement ce qu'il voit sans éprouver la moindre émotion. Travis
Bickle est différent de l'étranger parce qu'il éprouve un dégoût certain pour la ville de New
York mais lorsqu'il décrit Betsy, l'admiration qu'il lui porte, le fait ressembler au personnage
de Camus.
39
« Ce sont des animaux. Tous les animaux sortent la nuit : putes, chattes en chaleur, enculés, folles, pédés,
pourvoyeurs, camés. Le vice et le fric. Un jour, une véritable pluie surviendra et balaiera tout cet excrément des
rues. »
33
2) fantasme enfantin
Travis Bickle, nous décrit le monde comme s'il le découvrait avec des yeux d'enfants.
Agissant ainsi, il garde une certaine distance avec la réalité. Il détaille tout comme s'il ne
vivait pas sa vie, comme s'il ne faisait qu'observer. Betsy dira très justement que Travis lui fait
penser au personnage d'une chanson. Un homme à moitié réel, à moitié fiction. Travis est un
enfant. Il dit « je suis un de vos plus grand supporter » à un homme politique, il fait des
caprices lorsque Betsy ne veut plus le voir. Cependant, c'est un enfant dangereux parce qu'il
vit ses fantasmes et donc il commence à devenir fou. Il veut changer le monde, rétablir l'ordre.
Son innocence et sa maladresse font de lui un incompris. Comme un enfant, il a une vision
très manichéenne du monde : il y a d'un côté le mal, la racaille, la dépravation et de l'autre la
beauté, la pureté. Sa seule consolation face à ce monde dégradé est un ange de pureté nommée
Betsy. Celle-ci apparaît en effet aux yeux de Travis tel un ange, un ange vêtu de blanc qui
pourrait le sauver de toute cette saleté ambiante. Cependant, ils sont beaucoup trop différents :
elle est une femme et il n’est encore qu’un enfant. Maladroitement, il l'emmène au cinéma
voir un film pornographique sans même penser une seule seconde que cela pourra la blesser.
Quand Betsy part, Travis ne comprend pas et comme un enfant, il insiste. Il va même jusqu'à
dépasser les limites en allant la voir alors qu'elle refuse. Pour lui, elle doit juste dire oui. Il ne
comprend pas qu'elle puisse ne plus vouloir le voir. Dès lors, à ses yeux, elle devient comme
tout le monde. Il est incapable de comprendre parce qu'il n'est qu'un regard, un regard d'enfant
désillusionné. C'est pourquoi il est facile de s'identifier à lui dans la première partie du film,
qui nous montre le monde à travers ses yeux. En voyant la dépravation quotidienne dans
laquelle il vit, on comprend son envie de violence. Son désir de guérir la société en
rétablissant l'ordre l'entraîne dans la fiction. L'homme qui était mi-réel, mi-fictif devient son
propre fantasme. Il veut être le héros qui sauvera la ville de la décadence, une sorte d’ange
rédempteur. Travis Bickle est un anti-héros complexe parce que c'est un héros qui est à la fois
bon et mauvais mais qui se considère seulement comme bon. Il se cherche, n'arrive pas à
dormir la nuit, est perdu dans ses fantasmes. Il rêve d'un monde pur qui aurait des valeurs.
Tout ce en quoi il croyait s'effondre. En témoigne la scène dans laquelle il regarde à la
télévision une histoire d'amour où une femme mariée a été infidèle : il brise alors son poste,
ne supportant pas l'aveu de la jeune femme. Ceci met en valeur deux éléments capitaux. Ce
passage permet tout d'abord de saisir l'importance de la fiction dans la vie de Travis Bickle.
La femme infidèle est un personnage de film. Or lorsqu'il voit ce film, Travis agit comme si
c'en était trop, comme si c'était la réalité et que cela voulait dire que le mariage, l'amour
n'existait plus en général. Travis Bickle prend la fiction pour la réalité. Lorsqu'il va au cinéma
34
voir un film pornographique, il n'y va pas pour prendre du plaisir, il pense que c'est ça l'amour
et que c'est un film qu'il faut voir. C'est pour ça qu'il dit très innocemment à Besty : « ils
disaient que c'était un film éducatif ». Travis Bickle apprend en regardant, en étant voyeur, il
ne connaît rien d'autre que ce qu'il voit. Cette séquence permet aussi de mettre en évidence
l'importance des valeurs et de l'ordre pour Travis. Une femme qui trompe son mari, c'est
intolérable pour le naïf Travis, qui croit à la pureté, à l'amour. Le monde dans lequel il est le
dégoutte. À partir de là, Travis ne croit plus en rien. Il va décider de devenir un héros. Il est en
quête de reconnaissance et cherche à devenir ce sauveur qu'il a attendu en vain depuis tout ce
temps. En suivant ses fantasmes, il devient fou. L'anti-héros dont le vide d’existence favorisait
l’identification devient un psychopathe parce qu'il choisit de devenir son propre fantasme.
C'est ce qui m'a fasciné chez Travis. La folie ordinaire. Il y a un Travis en chacun de nous, j'en
suis persuadé. La plupart d'entre nous parviennent, plus ou moins bien, à contrôler ou maîtriser
leurs fantasmes. Lui, il les extériorise, il passe la mesure, il pète les plombs. Ce qui est le propre
de la folie. Autrement dit, il passe à l'acte, mais au fond il est comme nous tous40
.
3) Un fantasme qui devient réel ?
Travis Bickle était un homme lambda mais lorsqu'il décide de tuer, il devient un assassin et de
ce fait, il s'éloigne de nous. Il veut un changement sans attendre. Il veut rétablir l'ordre en
tuant. Il veut faire régner sa loi. Comme un enfant, il veut juste devenir un héros qui aurait le
courage de changer ce que personne ne peut changer, un justicier. Son rêve de devenir un
sauveur, en fait un exterminateur. Dans les faits ses intentions paraissent nobles, mais au final
elles ne le sont pas du tout. Travis Bickle devient un psychopathe qui tue pour créer un monde
idéal, sans dépravation ni criminel. Comme le dit Betsy, Travis est contradictoire. Il veut tuer
tous les criminels mais ce faisant, il en devient lui-même un. À la fin du film, Travis Bickle
passe pour un héros parce qu'il veut sauver une fillette des griffes d'un maquereau, mais on
oublie qu'il agit seulement pour lui-même. Il ne sauve pas la fillette par bonté d'âme, il la
sauve parce qu'il désire être un héros et donc il la prive de son choix. Elle est certes jeune
mais c'est à elle de se sauver et non à Travis de tuer son maquereau. Elle s'est enfuit, elle a
fugué mais ce n'est pas à lui de décider pour elle.
Il ne peut pas y avoir de héros dans ce film. Le héros est forcément un psychopathe, un
meurtrier. Travis Bickle est passé d'anti-héros, perdu entre le Bien et le Mal, à meurtrier. La
fin est très ambiguë. Est-ce que Travis est mort ? Est-ce que c'est un fantasme ? Rien ne
prouve que la fin est réelle, mais après tout nous avons toujours été dans le regard de Travis.
La toute première scène du film est un plan sur un nuage de fumée. La voiture apparaît
40
SCORSESE Martin et WILSON Henry Michael, Scorsese par Scorsese, 328 p.
35
derrière ce nuage et le transperce. Ainsi le taxi de Travis surgit de manière assez onirique. On
a l'impression d'être au début d'un film noir, la musique est oppressante et la mise en scène est
mystérieuse.(ill.13)
Le second plan est un gros plan sur les yeux de Travis, comme pour qu'on plonge dans son
regard. Le troisième plan est un plan sur ce que voit Travis, c'est à dire, la ville à travers la
vitre. Ainsi, on ne voit que des illuminations de magasins ou des passants dont on ne distingue
que les formes ou les ombres. Nous sommes donc non seulement à l'intérieur du regard de
Travis mais aussi dans sa tête puisque la musique semble venir de nulle part et semble liée à
lui. Lorsque nous voyons la ville à travers les yeux de Travis, la musique devient angoissante
et de ce fait la ville nous apparaît angoissante également. Au contraire, lorsque l'on a des plans
sur le regard de Travis, la musique redevient calme et douce comme dans un film romantique
hollywoodien. Nous voyons la ville de New York comme Travis la voit et la ressent. On nous
montre une ville effrayante, obscure et dangereuse. Tout au long du film, on ne nous montre
que dégradation et
corruption dans les rues. New York n'est pas montrée telle qu'elle est, elle est montrée selon
Travis, selon ce qu'il pense d'elle, offrant le portrait d'une ville où tous les fantasmes et les
rêves s'éteignent.Peut-être sommes-nous dans son fantasme, fantasme dans lequel il aurait
enfin eu la reconnaissance qu'il attendait. Ou bien peut-être avons-nous été dans le fantasme
de Travis depuis le tout début. Travis ne serait qu'un homme qui fantasme derrière la vitre de
son taxi, exactement comme le spectateur fantasme à travers l'écran du cinéma, et rien de tout
ce qu'il a vécu ne se serait en fait déroulé. La dernière scène du film renforce cette idée
puisque le dernier plan est presque le même que le troisième plan du début. (Ill.13)
36
12. Illustration: Premier plan de Taxi Driver de Martin Scorsese
D'ailleurs pour ce qui est de la fin, certains détails ne collent pas avec la réalité. Travis Bickle
n'a plus sa coupe iroquoise alors que Betsy lui dit qu'elle a appris ses exploits dans les
journaux il n’y a pas longtemps. Chaque spectateur reçoit un film différemment et donc
plusieurs fins sont imaginables. Martin Scorsese a sa propre interprétation :
Ce final marque le triomphe apparent de Travis On le prend pour un héros. Lui qui a toujours
été exclu est enfin reconnu. Il a l'air d'avoir retrouvé son calme, mais je ne crois pas qu'il le
gardera longtemps. Il n'est pas guéri. Voyez le regard qu'il jette dans le rétroviseur lors de la
dernière scène. Je voulais par-là montrer que le mécanisme de la bombe à retardement a été
remonté. Il explosera de nouveau. Je ne sais pas si c'est assez clair, mais c'était ça l'idée. La
37
13. Illustration: Illustration: Dernier et premier plan de Taxi Driver de Martin
Scorsese
musique le suggère aussi, avec cet effet de xylophone qu'a créé Bernard Herrmann. Je l'ai monté
à l'envers pour qu'il soit plus étrange. 41
D'après Scorsese, cette fin suggère donc que rien n'est fini, que la folie de Travis Bickle est
toujours là, prête à ressurgir et à frapper n'importe qui. Travis souffre d'un manque de
reconnaissance et il en est parfaitement conscient Au début du film il dit : « Il manquait un
sens à donner à ma vie. On ne doit pas vouer son existence à la contemplation malsaine de
soi. On doit devenir une personne comme les autres. » La gloire est généralement éphémère.
Dès qu'elle s'estompera, Travis se verra presque forcé de recommencer. La fin de Taxi Driver
évoque un cercle vicieux infini. La gangrène de la société est telle que celle-ci voit les
monstres comme des héros et qu'elle qualifie leurs crimes de courageux. Le héros n'existe
vraiment plus dans le cinéma des années 1970. Ne pas conclure dans Taxi Driver, est une
volonté de rejeter le cinéma classique Hollywoodien. Avant le Nouvel Hollywood, les films
étaient structurés et possédaient forcement une conclusion. Les films du Nouvel Hollywood,
plus proches de la réalité, sont parfois volontairement incohérents et n'ont parfois pas
vraiment de fin. C'est le cas pour Taxi Driver. Cette fin ambiguë a justement été l'objet de
nombreuses critiques de la part de la presse.
4) Une palme d'or très discutée
Taxi Driver a reçu la palme d'or au festival de Cannes en 1976. Globalement, la fin a été jugée
décevante par les critiques parce qu'incomprise.
En France, le film fait polémique. Martin Scorsese est accusé de complaisance envers l'auto-
défense et la justice sommaire. Luc Honorez, dans le soir, se dit révolté par la fin de ce film
qui ne condamne pas le meurtrier en en faisant au contraire un héros42
. Il accuse Martin
Scorsese de flatter une certaine majorité silencieuse dont Travis serait un homme symbole et
qui représenterait une partie de son public. Il qualifie la mise en scène de la dernière partie de
trop molle, trop ambiguë comme son propos, Il évoque le désaveu du jury cannois par son
président Tennessee Williams, opposé aux films violents, mais il pense que le jury a voulu
récompenser le film d'un auteur clairvoyant qui a su rendre compte avec justesse et talent de
la crise de la société : « Son jury l'a désavoué sans doute voulait-il couronner un film qui
traduit presque exactement le désarroi de notre société ». Le Soir est un quotidien généraliste
belge. Il se veut neutre mais les critiques l'accusent de prendre parti pour la gauche lors des
élections. D'une manière générale, le journal dit être pour « le progrès » qu'il vienne de droite
ou de gauche. Luc Honorez est le journaliste qui s'occupe de la rubrique cinéma. Il déteste les
41
SCORSESE Martin et WILSON Henry Michael, Scorsese par Scorsese, 328 p. [référence incomplete]
42
Le Soir, 17/06/1976, Luc Honorez, « Taxi Driver : Hamlet en voiture dans la ville sanglante »
38
films qui, à ses yeux, en font trop. Taxi Driver, par sa mise en scène et son scénario violent,
est jugé trop provocant pour avoir un réel sens.
Claude-Marie Tremois, rédactrice en chef de Télérama, critique le film dans un article titré
« morbide et ambigu ». Elle pense que le film est inquiétant mais qu'il ne nous apprend rien
sur la société et qu'il fait état d'une fascination trouble. Ce fou dangereux non pas condamné
mais érigé en héros par la presse serait un aveu de fascination pour la violence de la part du
réalisateur. Elle voit le plaisir de tuer justifié et juge le point de vue du réalisateur dangereux.
Le film tient, selon elle, un propos ambigu qui provoque le malaise et non une mise en alerte
mobilisatrice comme le prétend Gilbert Salachas
Dans Télérama toujours, Gilbert Salachas défend un film « inquiétant mais édifiant ».43
Pour lui, Martin Scorsese décrit « une plongée aux enfers, enfer moral et mental d'un individu
désaxé qui répond à l'enfer d'une civilisation génératrice de malaises et confusions de toutes
sortes » ; il ajoute : « la société félicite de ses initiatives ce dérisoire ange purificateur ». Pour
Gilbert Salachasse, Taxi Driver est un film qui met en alerte. A la fin des années 1970,
Télérama lance une campagne provocante qui vise à critiquer la télévision et certains
programmes inutiles. L’hebdomadaire diffuse la photo d'un homme jouant avec son fils avec
comme slogan : « on peut très bien passer une excellente soirée sans télévision » Taxi Driver
est un film qui dénonce le manque de communication et les malentendus dans la société.
Travis Bickle détruit sa télévision, il ne se contente pas de seulement l'éteindre : il y a une
réelle violence envers la télévision.
Dans Le Coopérateur44
, François Gault explique que le film pèche par ambiguïté. Le film est
une peinture aussi fascinante qu'inquiétante de la ville de New York mais le personnage
principal ne plaît pas à Gault. Pour lui, un homme marginal, guetté par la folie, fragile et
névrosé, traumatisé par la guerre, n'est pas représentatif comme le prétendent certains d'une
majorité silencieuse. Travis se désigne comme redresseur de tort, se sentant investi d'une
« mission » pour laquelle il applique des méthodes extrèmes. Pour François Gault, le plus
grand défaut du film réside dans le parti pris de la seule constatation qui nous impose un
regard passif, comme fasciné. « Taxi Driver est un film particulièrement brillant, mais c'est
aussi un film comme inachevé sur le fond ».
Travis reste un psychopathe, auquel on ne peut s'identifier, et non un héros qui veut aider à
améliorer les choses.
43
Télérama du 02/06/1976 : p.1
44
Le Coopérateur, François Gault, « Palme d'or au Festival de Cannes », 26/6/76.
39
D'autres critiques soulignent la mode de l'anti-héros à travers ce film, comme c'est le cas dans
Politique Hebdo. C'est une critique virulente, qui considére le film crée dans un unique but
commercial. Ce film se placerait « dans une entreprise systématique de démystification du
héros : plus il progresse, plus il devient impuissant. » Loin d'être une démarche critique
constructive selon Politique Hebdo, il s'agit seulement d'une mode, d'un « produit new-look »,
une simple production made in USA qui lance l'anti-héros, exact contre-pied des héros
d'autrefois. En résumé, Taxi Driver n'apporterait absolument rien de nouveau. De même dans
La Croix (12 juin 1976)45
, le film déçoit à cause de son anti-héros. La première moitié est
qualifiée de « techniquement éblouissante », nous mettant dans la peau d'un observateur
privilégié de New York : « d'un cinéma vérité », mais le héros, ex-marine du Vietnam est
finalement décevant parce qu'il n'est au final qu'un fou criminel. Le chroniqueur déplore le
manque d'imagination dans la construction de ce personnage pitoyable : « Il nous faut vite
déchanter ». Pour l'auteur de l'article, un prix d'interprétation pour Robert De Niro aurait suffi
à Cannes.
Globalement, les critiques en France s’accordent sur un point : le meilleur du film, c'est la
représentation du terrifiant et fascinant spectacle urbain, « ce sont ces plongées nocturnes
dans les quartiers excentriques de New York, dans ces avenues grouillant d'une faune
inquiétante, qui constituent le meilleur du film. »46
Tout le monde est d’accord aussi sur le fait
que Robert De Niro a effectué une remarquable interprétation, mais la fin est la plupart du
temps jugée révoltante : « La poisse avec la boucherie (interminable) au bout. »47
Seule une minorité de critiques voit le film comme une manière de montrer la crise que
traverse la société et non pas comme de la violence gratuite : « Pour une fois, le cinéma
américain si souvent moralisateur et optimiste, est en panne de leçon à donner, et de messages
à vendre. 48
» .
La fin de Taxi Driver, si critiquée et incomprise, faisant d'un criminel un héros, est pourtant
loin d'être aussi violente et injuste que celle d'Orange mécanique. Si Travis Bickle fait le
choix de tuer en désirant au fond de lui faire un monde meilleur, changer les choses, Alex
Delarge, lui, est son exact opposé car il a délibérément choisi le mal. Puisqu'il ne peut y avoir
de héros dans ce monde alors il y aura des démons, des monstres. Le mal régnera et l'ultra-
violence sera un réel problème de la société.
45
La Croix, « Un “taxi” au pourboire exorbitant », 12/6/1976.
46
Le Monde, « Films », 9/6/1976.
47
La Croix, « “Taxi driver” : meurtrière solitude », 24/5/1976.
48
Le Quotidien, Henry Chapier, « D'un écran à l'autre : Trois films de Cannes à Paris », 3/6/1976.
40
III Alex Delarge et l'ultra-violence de la
jeunesse
F) Stanley Kubrick : « mieux vaut régner en enfer
plutôt qu'au paradis »
Stanley Kubrick est né en 1928 à New York. Âgé de 16 ans, il fait ses débuts en tant que
photographe pour le magazine Look. Passionné par les jeux d'échecs, représentation abstraite
de la guerre, il bâtit une œuvre cinématographique dont le thème principal est la lutte. En
1953, il réalise son premier long-métrage Fear and Desire, film traitant de la Seconde Guerre
mondiale. En 1957, Les Sentiers de la gloire (paths of Glory) aborde le sujet de la Première
Guerre mondiale et Docteur Folamour (Dr Strangelove) en 1964 celui de la Guerre froide,
tandis que Full Metal Jacket en 1987 traite de la guerre du Vietnam. Dans Orange Mécanique,
Stanley Kubrick s’intéresse à la guerre entre les aînés et les jeunes. Il met en scène les pires
pulsions qui se dissimulent derrière les apparences. Le thème du double, comme du Bien et du
Mal, est central chez ce réalisateur. Orange mécanique est avant tout une histoire sur le Bien
et le Mal. Il raconte le parcours atypique d'un jeune adolescent qui, passionné par l'ultra-
violence et Beethoven, va devenir un cobaye. L'âge d'Alex Delarge n'est pas mentionné dans
le film mais dans le livre d'Antony Burgess, dont il est librement inspiré, il a seulement 14
ans. On considérera donc qu'Alex n'a pas atteint l'âge adulte dans le film. Lorsqu’il a eu l'idée
de ce film, Stanley Kubrick avait en réalité envie de montrer ce qui pourrait se passer. Le film
est donc une sorte de vision cauchemardesque d'un avenir imaginé par Kubrick. C'est la mise
en scène d'un un futur anti-utopique qui s'accorde bien avec la désillusion ressentie par le
peuple américain et britannique dans les années 70. Réalisé en 1972, Orange mécanique est
un film qui aujourd'hui encore choque de par sa violence. Il était une fois Orange mécanique,
documentaire réalisé en 2011 par Antoine de Gaudemar et Michel Ciment, traite de la création
du film, de son tournage et de son accueil en Amérique. Le documentaire commence par des
paroles de Stanley Kubrick : « Les méchants sont toujours des personnages plus intéressants,
c'est plus facile et plus drôle de caricaturer la folie et le vice que de montrer la bonté en
disant : “c'est merveilleux on devrait tous être comme ça. Mieux vaut régner en enfer que
servir au paradis”. »
Cette citation de Stanley Kubrick confirme ce que nous avons dit plus tôt : les héros négatifs
sont plus attirants parce qu'ils sont plus complexes. Le film commence par un gros plan sur le
41
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Les années 70 : Les débuts du règne de l'Anti-héros

  • 1. Les années 70 : les débuts du règne de l'anti-héros 1
  • 2. Table des matières Introduction..........................................................................................................................3 I Du héros classique à l'anti-héros moderne.......................................................7 A) Le héros est-il l'opposé de l'anti-héros ?...............................................................7 1) Le héros enfantin......................................................................................................7 2) Le super-héros..........................................................................................................8 3) Le vilain.....................................................................................................................11 4) Le héros schizophrène..........................................................................................13 B) Le déclin du héros......................................................................................................15 1) Le film témoin de son époque ..............................................................................15 2)Le besoin d'identification du spectateur..........................................................16 C) L'essor de l'anti-héros dans le Nouvel Hollywood............................................18 1)Un héros moralisateur ............................................................................................18 2)Le cauchemar Américain .......................................................................................19 3)Un héros bon et mauvais et la fois .....................................................................24 4)Hollywood et les monstres d'Halloween ............................................................26 5)Les années 80 : le retour du héros .....................................................................28 II Travis Bickle : le mal inévitable ? ......................................................................31 D)Martin Scorsese entre réalité et fiction ..............................................................31 E) Travis Bickle, la victime qui devient bourreau..................................................32 1) A travers les yeux de Travis ...............................................................................32 2)fantasme enfantin...................................................................................................34 3)Un fantasme qui devient réel ? ...........................................................................36 4) Une palme d'or très discutée..............................................................................38 III Alex Delarge et l'ultra-violence de la jeunesse.........................................42 F) Stanley Kubrick : « mieux vaut régner en enfer plutôt qu'au paradis ».....42 G) Alex Delarge, le monstre qui devient une victime...........................................43 1) Une fascination pour l'ultra-violence ...............................................................43 2) Soigner la violence par la violence .....................................................................45 3)Une violence légitime? ...........................................................................................47 4) Un film qui suscite le débat.................................................................................49 Conclusion...........................................................................................................................50 2
  • 3. Introduction Aujourd'hui les anti-héros sont partout. Que ce soit dans les mangas, dans la littérature ou encore dans les films, ces personnages dominent. Walter White dans Breaking Bad ou Dexter dans la série éponyme sont des anti-héros à succès. Les anti-héros deviennent un phénomène. Dans la culture cinématographique en particulier, ils occupent désormais une place prépondérante. Comment expliquer cet engouement pour ce type de personnages ? Dans ce mémoire, nous allons traiter de la notion de l'anti-héros. Souvent employée mais de manière peu rigoureuse, celle-ci nécessite que l’on en dresse les contours au préalable. Il s’agit d’une notion très vaste parce qu'elle regroupe des personnages très divers. Prenons deux exemples : Hal, le père de Malcolm dans la série télévisée Malcolm in the middle et Walter White, tous deux interprétés par le même acteur, Bryan Canston. A première vue, ces deux personnages n'ont absolument rien en commun. Hal est un homme ordinaire, plutôt simplet, qui divertit le spectateur, au contraire de Walter White qui choque ce dernier et le fait réfléchir en basculant du côté des « méchants ». « I am not in danger Skylar » déclare Walter White dans la saison 4 « I AM the danger »1 . Ces deux personnages qui semblent opposés sont en réalité tous les deux des anti-héros. Ils n’appartiennent tout simplement pas au même type, à la même catégorie. On peut en effet distinguer quatre types d'anti-héros2 : • Le héros comique, personnage banal, menant une existence ordinaire. Ce premier type concerne des personnages comme Homer Simpson, Gaston Lagaffe ou encore les personnages de la série Malcolm in the middle ; • Le héros « malgré-lui », personnage ordinaire qui se retrouve par hasard dans une situation extraordinaire. On peut citer les personnages de The Walking Dead, ou ceux de la série Lost, • Le héros décevant, qui n'utilise pas ses capacités héroïques ou les utilise mal. C'est un personnage qui n'arrive pas à devenir un héros. On peut penser à Lester, le père de famille « loser » et pathétique dans American Beauty3 • Le héros négatif, personnage anti-social qui a souvent des penchants malsains et qui, même s'il peut avoir de bonnes intentions, commet des actes anti-héroïques. Le 1 Breaking Bad, saison 4, épisode 6 : « Je ne suis pas en danger Skylar, je suis le danger ». 2 Typologie inspirée de celle présentée dans BRILLET Amélie et PAPET Charlotte, Breaking Bad, le culte de l'anti-héros, Paris, éditions clément, 2014, 62 p. 3 American Beauty, Sam Mendes, 1999 3
  • 4. personnage de Dexter en est un parfait exemple. Docteur House, même s'il sauve des vies est, de par son cynisme, un héros négatif aussi. Dans ce mémoire, on se penchera sur ce dernier cas : le héros négatif. Cette étude est donc basée sur un seul type d'anti-héros parmi les quatre types énoncés. Cependant, certains des personnages qui y seront évoqués peuvent relever dans le même temps d’autres catégories d'anti-héros, comme l'anti-héros de Fight Club4 qui est à la fois un héros négatif et un héros décevant. La notion d'anti-héros étant très vaste, il est souvent impossible de ranger un personnage dans une seule catégorie étant donné qu'il peut changer, évoluer au cours du film. Le héros négatif, l'anti-héros que nous avons choisi d'étudier, était autrefois rejeté. Pourquoi aujourd'hui voit-on tant ce type de personnage à l'écran ? Où sont donc passés les héros d’autrefois ? Des études ont déjà été réalisées sur l'anti-héros et tentent de répondre à cette question5 . Dans Des hommes tourmentés, Martin Brett écrit : « Une série comme Les Soprano a des vertus apaisantes […] elle émet un postulat implicite : les gens les plus monstrueux sont hantés par les mêmes tourments que nous »6 . Cette citation souligne un point important dans notre étude : les anti-héros ont des problèmes tout comme nous. Ainsi quelque part, ils nous ressemblent. La problématique du mémoire n'est donc pas tant « Pourquoi aime- t-on les anti-héros ? », puisque cette question a déjà été maintes fois posée, mais plutôt « Comment ce personnage est-il devenu si important ? » Anne-Claude Ambroise-Rendu, dans son livre sur Dexter, affirme que l'une des raisons qui fait que l'on aime Dexter est que : Dexter n'est pas nuisible. Certes, en pratiquant l'infra ou l’extrajudiciaire comme un des beaux- arts, il met en cause l'ordre sur lequel repose tout société démocratique. Mais comment lui en vouloir ? Parce qu'il n'est pas extravagant, parce qu'il oriente et encadre sa pulsion, parce qu'il est doté d'un code à la fois éthique et pratique, il est assimilable, mieux, il est attirant dans sa monstruosité même. Il ne fait pas peur puisqu'il ne s'en prend qu'aux méchants.7 On aimerait donc Dexter parce qu'il fait justice lui-même, parce qu'il tue les serial killers qui échappent à la justice humaine. Pourtant il reste bien un monstre et non pas un justicier. 4 Fight Club, David Fincher, 1999. 5 BRETT Martin, Des héros tourmentés. Le nouvel âge d'or des séries : des Soprano et The Wire à Mad Men et Breaking Bad,, Paris, éditions la Martinière, 2014, 480 p. (1re éd. en anglais 2013) 6 POMARES Claire, « “Des hommes tourmentés » : De Tony Soprano à Walter White, un bel hommage à nos antihéros adoré », 25/09/2014, http://www.lesinrocks.com/2014/09/25/cinema/hommes-tourmentes-tony- soprano-walter-white-ces-anti-heros-font-les-grandes-series-11526150/, (dernière consultation le 07/08/2016) 7 AMBROISE-RENDU Anne-Claude, Dexter, solitaire en série, Paris, Presses universitaires de France, 2015, [p.168-169] 4
  • 5. Finalement la complexité de Dexter reflète la complexité qu'il y a pour les hommes à rendre justice ou à faire justice, après que des crimes ont été commis. La difficulté principale tient au fait que la justice humaine n'a pas d'autre choix pour être juste que de suivre un principe d'égalité et d'entrer ainsi dans une logique de correction – au risque sinon de se confondre avec la vengeance –, alors que les crimes qu'elle doit punir sont le plus souvent irréparables. Rendre justice revient donc à hésiter en permanence entre punir et corriger, puisque punir ne permet pas de corriger et que corriger ne suffit pas à punir. Au moment de sévir et d'érafler la joue de sa proie pour en prélever une goutte de sang, Dexter, lui, n'hésite jamais. Son assurance au moment d'agir fait de lui un meurtrier, même si les intentions qui l'animent sont celles d'un justicier. 8 S'il est facile de s'identifier à Dexter parce qu'il a de bonnes intentions, il est beaucoup plus ardu de s'identifier à Alex Delarge dans Orange mécanique9 . C'est pourquoi ce mémoire se propose d'étudier le cas d'Alex Delarge pour tenter de mieux comprendre notre fascination pour l'anti-héros. Les études sur les anti-héros de séries télévisées sont multiples, les livres que nous avons cités n’étant pas les seuls à traiter de l'anti-héros. Dans ce mémoire, il s'agit d'explorer plus profondément la notion d’anti-héros en étudiant principalement les héros négatifs de deux films, des œuvres au format plus court dans lequel l'évolution des personnages est donc beaucoup plus limitée que dans une série. De plus, les séries télévisées permettent au spectateur de suivre un personnage pendant plusieurs saisons et donc plusieurs années. Ainsi le spectateur a plus de chance de s'attacher, de se familiariser avec l'anti-héros, ce qui est plus ardu dans un film puisqu'il dure moins longtemps. Les films que nous avons choisi d'étudier, Orange mécanique et Taxi Driver10 , datent des années 1970, soit avant la mode récente du personnage de l’anti-héros dans les séries télévisées. Or si l'attrait pour ce type de personnage est aujourd'hui évident, celui-ci était auparavant rejeté, censuré. C'est pour cela qu'il est intéressant d'étudier des anti-héros qui ne sont pas contemporains, qui appartiennent à une époque où ils n'étaient pas encore bien vus, pas bien acceptés. Comme il existe plusieurs types d'anti-héros, ce personnage touche toutes les tranches d'âge. Cependant, nous verrons que le héros négatif semble être plus populaire chez les jeunes. Nous étudierons à travers ce mémoire la perception de l'anti-héros par le public en analysant les revues de presse à la sortie des films en France. Notre propos s'organisera en trois grandes parties. Nous nous pencherons tout d'abord dans une première partie, sur l'origine, la naissance de ce personnage hors du commun. Les anti- 8 DE SAINT MAURICE Thibaut, Philosophie en séries : Dexter Morgan est-il un justicier ou un meurtrier ?, Paris, Ellipses, 2009, p.118. 9 Orange Mécanique (A Clockwork Orange), Stanley Kubrick, 1971. 10 Taxi Driver, Martin Scorsese, 1976. 5
  • 6. héros au cinéma ne sont pas nés dans les années 1970. Les personnages du film noir qui sont des détectives au code moral douteux, des weak guys, parfois criminels eux-mêmes comme dans Assurance sur la mort11 ne sont pas tout blancs, tout noirs et peuvent être assimilés à des anti-héros. De même, les héros des westerns ne sont pas toujours des modèles de conduite. D'une manière générale, il est malaisé de déterminer précisément l'origine de l'anti-héros. Un anti-héros, contrairement au héros, est souvent hors-la-loi. Il ne suit pas les règles et on peut le considérer aussi parfois comme un rebelle. Nous allons donc nous intéresser plus précisément non pas à l'origine exacte de l'anti-héros mais plutôt au passage du héros classique à l'anti- héros moderne des années 1970. Dans une seconde partie, nous plongerons dans le vif du sujet en analysant le personnage controversé de Travis Bickle dans le film de Martin Scorsese. Travis Bickle est un anti-héros qui désirerait devenir un héros, sauver le monde et le délivrer du mal. C'est donc un personnage auquel on peut en quelque sorte s'identifier ou du moins, un personnage dont on peut comprendre les motivations. Enfin, dans une troisième et dernière partie nous étudierons le personnage d’Alex Delarge dans le film culte de Stanley Kubrick. Alex Delarge, à l'opposé de Travis Bickle, est un anti-héros qui veut faire régner le mal et s’enivre de violence gratuite, c'est donc un personnage qu'on a tendance à rejeter et à désapprouver. 11 Assurance sur la mort (Double Indemnity), Billy Wilder, 1944. 6
  • 7. I Du héros classique à l'anti-héros moderne L'anti-héros, comme son nom l'indique, s'oppose au héros traditionnel. Qu'est-ce qu'un héros ? A)Le héros est-il l'opposé de l'anti-héros ? 1) Le héros enfantin Il était une fois... le héros. Quand on est enfant, le premier héros que l'on connaît sort souvent tout droit des studios Walt Disney et des contes. Le héros a bercé notre enfance, il a été pendant très longtemps notre modèle. L'enfant va s'identifier au héros dans les contes de fées. Les enfants, grâce aux histoires qu'on leur raconte, peuvent ensuite faire la différence entre le Bien et le Mal. Ainsi, les contes de fées de notre enfance promeuvent un schéma très simpliste, un schéma manichéen : le Bien contre le Mal. Pour un enfant, le Bien c'est le héros et le Mal c'est le méchant. Le héros, du côté du Bien donc, est un personnage qui a des valeurs morales, qui défend la veuve et l'orphelin contre le méchant. Le héros se définit essentiellement par son désir de justice, de protection, par sa bonté et son honnêteté. C'est quelqu'un de bon au contraire du méchant qui, lui, est mauvais. Le protagoniste, le héros principal de l'histoire doit donc combattre le méchant, l'ennemi qui devient l'antagoniste. L'antagoniste a tous les défauts et tous les vices. Il est l'exact opposé du protagoniste qui lui est juste et se bat pour le bien de l'humanité dans une vision très idéaliste. Par principe un héros ne tue pas, même ses ennemis. Le méchant, lui, tue sans hésitation. Combien d'enfants ont été bouleversés par le meurtre fratricide du Roi lion12 ? Scar, vil et cruel lion, aveuglé par sa soif de pouvoir tue volontairement son propre frère et fait en sorte que le héros du film, Simba, le fils du roi assassiné, se sente coupable et donc s'exile. Le héros dans les films de Walt Disney doit faire face au Bien et au Mal. Dans Le Roi lion, Scar représente le Mal et le père de Simba, le Bien. Le héros, Simba, va devoir combattre Scar, le Mal, afin de rétablir l'ordre et la justice. L'enfant prend donc conscience qu'il va devoir se battre contre le Mal afin de devenir quelqu'un de bien. Ainsi le héros dans les Walt Disney est l'opposé du méchant. Les films Walt Disney et les contes sont des récits initiatiques qui visent à éduquer, former les enfants. Le héros devient un modèle à suivre. Selon Le dictionnaire de la langue française de Littré, le mot héros a plusieurs définitions : 1. Nom donné dans Homère aux hommes d’un courage ou d’un mérite supérieurs, favoris particuliers des dieux, et dans Hésiode à ceux qu’on disait fils d’un dieu et d’une mortelle ou d’une déesse et d’un mortel. 12 Le Roi lion (The lion King), production Walt Disney Pictures, 1994 7
  • 8. 2. Fig. Ceux qui se distinguent par une valeur extraordinaire ou des succès éclatants à la guerre. 3. Tout homme qui se distingue par la force du caractère, la grandeur d’âme, une haute vertu. 4. Terme de littérature. Personnage principal d’un poème, d’un roman, d’une pièce de théâtre. 5. Le héros d’une chose, celui qui y brille d’une manière excellente en bien ou en mal… Le héros du jour, l’homme qui, en un certain moment, attire sur soi toute l’attention du public. 2) Le super-héros Toutes ces définitions ont une chose en commun : l'admiration. Le héros suscite l'admiration. Dans l'Antiquité, les héros des récits mythologiques étaient intelligents, forts, victorieux, courageux, sages... Toutes ces qualités en faisaient des héros, des demi-dieux capables de se défendre contre le Mal. Ces héros antiques étaient des héros épiques. Hercule, héros mythologique était un demi-dieu capable de prouesses exceptionnelles (les 12 travaux d'Hercule). Fort et courageux, il ne craignait pas la mort et même il la défiait. Hercule avait un corps d’athlète, un corps surhumain qui lui permettait de se battre contre des bêtes, des monstres. Ce héros fait penser à un super-héros. Le super-héros est un héros qui, en plus de posséder toutes les qualités du héros, a des super-pouvoirs. Il devient une sorte de dieu tout en restant un homme. Cependant le héros est déjà un demi-dieu, le terme super-héros est donc quelque part un pléonasme : une sorte de super super-homme. S'il est apparu pour la première fois dans les comics books américains dans les années 1930, le super-héros a des précurseurs au cinéma. C’est le cas, par exemple, de Zorro et de Tarzan. Zorro a tout du super-héros hormis les super-pouvoirs. Imaginé en 1919 par Johnston McCulley et apparu à l'écran en 1920 dans Le Signe de Zorro (The Mark of Zorro, Fred Niblo), ce personnage est un justicier masqué. Comme tous les héros, il venge les malheureux et combat l'injustice. Ce justicier vêtu de noir se bat contre le gouverneur dans une ville de Californie spagnole au XIXe siècle pour défendre les pauvres et les opprimés. Il devient le tout premier justicier masqué du cinéma. Douglas Fairbanks a été le premier à incarner Zorro. Né en 1883, Douglas Fairbanks est connu pour ses rôles dans des films de cape et d'épée. Il a notamment joué les rôles de Robin des bois et de D'Artagnan. Zorro peut être considéré comme l'ancêtre de tous les super-héros parce qu'il en a toutes les qualités, qu'il a un but noble, un désir de justice, et parce qu'il répond à tous les codes du super-héros : une double identité, un masque, une cape, une signature. Mais quelle est donc la différence entre un héros et un super-héros, alors, si ce n'est pas la présence des super-pouvoirs ? Cette différence est infime. Tarzan peut très bien être considéré 8
  • 9. comme un super-héros parce qu'il est à la fois humain et animal. Il se comporte comme un animal, il a des capacités physiques hors-normes qui lui permettent de survivre dans la jungle. Les super-héros sont mi-humains, mi-dieux. Ce sont des surhommes tout comme l'étaient les héros antiques. Superman est à la fois une figure céleste et un simple journaliste nommé Clark Kent. Batman est un dieu vengeur mais aussi un milliardaire à la tête d'une entreprise. Ainsi, le super-héros se rapproche un peu du personnage de l'anti-héros parce qu'il a une double identité : son identité sociale et son identité cachée. Cette double identité peut parfois devenir une double personnalité. Par certains côtés, les super-héros peuvent faire penser au personnage principal du roman L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde (Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde), publié en 1886 par Robert Louis Stevenson. Le docteur Jekyll décide de séparer son côté mauvais et son bon côté en deux personnes distinctes. Il devient alors double : tueur en série la nuit et médecin banal le jour. Dans le film de Rouben Mamoulian réalisé en 1931, Mr. Hyde, interprété par Frederic March, devient un monstre velu (ill. 1). Mr hyde fait référence à « to hide » en anglais qui veut dire « cacher » Sur la photo ci dessous on observe les deux personnalités du Dr Jekyll joué par un seul et même acteur. À cet égard, il y a un lien évident entre Hulk et l'histoire du docteur Jekyll et Mr Hyde. Hulk est un personnage qui montre bien ce conflit intérieur entre le Bien et le Mal. En 1962, Stan Lee et Jack Kirby inventent ce personnage, géant rageur incontrôlable. Depuis qu'il a été accidentellement irradié, le docteur Bruce Banner se métamorphose en un monstre destructeur et colérique. Lorsqu'il est Hulk, le docteur Banner n'existe plus. Il se réveille sans aucun souvenir de ce qu'il a fait. De ce fait, le Docteur Bruce Banner a peur de lui-même. Il a peur 9 1. Illustration: Frederic March dans Dr Jekyll and Mr. Hyde, Rouben Mamoulian, 1931
  • 10. de son côté sombre. La colère et la rage qu'il garde en lui deviennent incontrôlables. Lorsque Hulk se transforme, il laisse son inconscient violent prendre le contrôle de lui-même, il est impuissant face aux pulsions enfouies au fond de lui. La transformation de Bruce Banner en un monstre vert incontrôlable est souvent involontaire et s'oppose à sa personnalité humaine, timide et introvertie. Bruce Banner, lorsqu'il se transforme, devient un super-héros qui sombre dans une rage destructrice. Le Spider-Man 3 de Sam Raimi aborde très bien cette question du choix moral entre le Bien et le Mal. Spider-Man se bat contre lui-même. 10 2. Illustration: Spiderman 3, Sam Raimi, 2007
  • 11. Un Spider-Man monstrueux, noir, apparaît et s'empare de lui. Le héros se bat contre la noirceur de son âme.(ill.2) Le film Iron Man13 est un premier pas vers la parodie du super-héros parce que Iron Man rejette les codes du super-héros. Il est capitaliste, égocentrique et révèle sa double identité lors d'une conférence de presse. Ces aspects de sa personnalité font de lui un super-héros d'un genre nouveau, décontracté et rock'n'roll. Kick-Ass14 et Deadpool15 sont des parodies de super- héros. Ils n'ont pas de but héroïque, l'un se prend pour un super-héros alors qu'il n'a aucun super pouvoir et désire faire justice lui-même, l'autre n'agît que pour lui-même. Ces personnages sont des anti-super-héros. Les anti-super-héros sont souvent provocants parce qu'ils tournent en dérision le super-héros. Ils sont aussi comiques puisqu'ils relèvent de la parodie. Ils sont là pour faire rire tout en faisant réfléchir sur le personnage du super-héros en lui-même. Par exemple, Deadpool et Kick-Ass abordent le thème de l'humanité du super- héros. De manière générale, le super-héros est un homme dans un corps divin. Il a donc des problèmes d'ordre privé comme tous les êtres humains et n'est pas parfait. C'est le fait que les héros soient parfaits qui dérange tant le spectateur aujourd'hui. On se sent plus proche d'un anti-héros parce que celui-ci est imparfait, a des défauts et surtout se trompe, commet des erreurs. Le héros classique, lui, n'est pas humain, il fait toujours tout bien, il ne doute jamais de rien. L'anti-héros se moque de ce héros traditionnel. Dans la série Kaameloot, les personnages sont tous des parodies des héros chevaleresques. Ainsi, l'anti-héros se construit de façon négative par rapport au héros. Il n'est pas toujours courageux, il n'est pas forcement gentil, pas protecteur, il n'est pas sûr de lui. 3) Le vilain De ce qui précède, on aurait tendance à penser que l'anti-héros est l'opposé du héros. Cependant ce n'est pas aussi simple. L'opposé du héros reste le méchant, le vilain et non l'anti- héros. Qu'est-ce qui différencie un vilain d'un anti-héros ? Qu'est-ce qui fait que le Joker est un vilain et non un anti-héros ? Le Joker, malgré ce qu'on pourrait penser, n'est pas un anti- héros. Il est là pour détruire l'ordre. Il est, comme il se plaît à le dire lui–même, « un messager du chaos16 ». Le héros négatif est double, il est à la fois bon et mauvais. Le Joker, lui, n'est que mauvais et donc il ne peut pas être considéré comme un anti-héros. Le Bouffon vert dans Spider-Man aurait pu en revanche être considéré comme tel s'il avait été le personnage 13 Iron Man, John Favreau, 2008 14 Kick Ass, Matthew Vaughn, 2010 15 Deadpool, Tim Miller, 2016 16 The Dark Knight : Le Chevalier Noir (The Dark Knight), Christopher Nolan, 2008. 11
  • 12. principal du film. Le riche industriel Norman Osborn, joué par Willem Dafoe comme possédé par son côté sombre, diabolique, meurtrier : le Bouffon vert. Dans une scène du film, le reflet du miroir permet de montrer la double personnalité de ce personnage. Grâce à un champ contre-champ, on voit d'un côté Norman (ill.3) et de l'autre le bouffon vert.(ill.4) 12 4. Illustration: Spider-man, Sam Raimi, 2002 (Norman Osborn) 3. Illustration: Spider-man, Sam Raimi, 2002 (le Bouffon vert)
  • 13. Le Bouffon vert devient un vilain alors qu'il aurait pu être un anti-héros car il hésitait entre son bon et son mauvais côté. En fait, lorsqu'un anti-héros est le personnage principal d'un film, le spectateur a alors un tout autre regard sur lui. On lui permet de s'exprimer, de s'expliquer. Dans Good Bones de Margaret Atwood de célèbres méchants issus des contes pour enfants ou encore de pièces de théâtre ont la parole. Ce recueil de nouvelles en anglais paru en 1992 a été écrit dans un but humoristique, mais il permet également de voir les méchants sous un autre jour. On peut même ressentir de la pitié pour la méchante sœur de Cendrillon qui est condamnée à jalouser celle-ci puisqu’elle est laide et que les gens laids n'ont pas leur place dans ce monde. « And knowing that no matter what I did, how virtuous I was, or hardworking, I would never be beautiful. Not like her, the one who merely had to sit there to be adored. »17 Être le personnage principal ne suffit pas pour ne plus être un vilain. Il faut que le personnage ne soit pas que mauvais ou bien qu'il évolue, qu'il change, sinon il reste un vilain et n’accède jamais au statut d’anti-héros. Il faut qu'il soit double : bon et mauvais. Excepté dans certains cas très spécifiques comme celui d’Alex Delarge dans Orange mécanique que nous étudierons. 4) Le héros schizophrène Dans les films, le héros négatif est souvent associé à la schizophrénie. La schizophrénie est une maladie qui amène le malade à se couper de la réalité. Avoir plusieurs personnalités peut être un des symptômes de cette maladie, même si elle en possède bien d'autres. Dans les films, la schizophrénie est souvent limitée à la présentation d'un personnage en conflit avec plusieurs de ses personnalités. C'est le cas de Tyler Durden dans Fight Club. Le narrateur, personnage principal du film, est atteint d'insomnies. L'univers mis en scène est très sombre et déprimant, le narrateur cherche du soutien dans des groupes de paroles contre diverses maladies alors qu'il n'est pas concerné, donc il est directement présenté comme un personnage fragile, désabusé. Il rencontre Tyler Durden qui va l'amener à agir contre la société et va le pousser dans la recherche de la violence. A la fin du film, on se rend compte que le narrateur et Tyler Durden sont en fait une seule et même personne. Le narrateur a deux âmes qui cohabitent dans un seul et même corps. Il a lui-même créé son âme mauvaise, destructrice, nommée Tyler Durden, car il rejetait la société. Le narrateur est une âme tourmentée ; dans sa 17 Margaret Atwood, Good Bones, coach house press, 153p., Canada, Chap.1 « Et sachant que peu importe ce que j'ai fait, peu importe à quel point j'étais vertueuse ou travailleuse, je ne serai jamais belle. Pas comme elle, celle qui a juste à s’asseoir pour être adorée. » 13
  • 14. folie, il s'est créé une autre personnalité plus forte, malsaine, qui prend le dessus sur lui- même. Les deux personnalités se livrent un combat à la fin du film qui prend forme sous les traits de deux personnes distinctes. C'est ce que nous nous proposons d'appeler « le syndrome de l'anti-héros » : le combat intérieur entre deux âmes qui se retrouve à l'extérieur. Dans Fight Club, le narrateur est atteint du syndrome de l'anti-héros. Le narrateur paraît schizophrène parce que ses deux personnalités deviennent deux personnages différents mais à la fin du film, le fait qu'il prenne conscience de sa démence fait de lui un héros qui agit contre lui-même. Nous ne pouvons pas parler réellement de schizophrénie, les malades schizophrènes étant dans l'incapacité de prendre conscience qu'ils se sont créés un monde illusoire, imaginaire. Le narrateur arrive à se rendre compte de sa folie donc il ne sombre pas totalement dans la schizophrénie. Quand il crée Tyler Durden, le personnage principal n'est plus du tout dans la réalité. Il est entraîné dans un monde fantasmatique. Le narrateur est un anti-héros. Cependant, il n'est pas comme la plupart des anti-héros puisqu'il n'est pas « bon et mauvais » à la fois, il n'est ni bon ni mauvais. Le narrateur n'est rien, il n'existe pas parce qu'il n'a pas de nom. Le héros du film est un peu comme un Hamlet moderne, il hésite entre l'action et l'inaction. Cependant il est différent de Hamlet parce que son hésitation concerne la violence prodiguée contre lui-même ou contre le monde extérieur. Lorsqu'il a l'idée du Fight club, le narrateur se frappe lui-même, il est dans une logique d’auto-agressivité. Il finit par agir quand il se débarrasse de son côté mauvais. Ainsi à la fin du film, il accepte le fait d'avoir à se combattre lui-même et réussit à tuer le méchant qui est en lui. Mais comme ce méchant fait partie de lui, il ne peut le faire qu'en se tuant lui-même. Les anti-héros d'aujourd'hui doivent faire face, tout comme nous, à l'image qu'ils renvoient aux autres, à leur image sociale. Nous sommes tous doubles. Bien sûr nous ne sommes pas tous fous, mais les anti-héros se rapprochent de nous parce qu'ils sont doubles tout comme nous.Il y a ce qu'on nous oblige à être et ce que nous sommes vraiment. Il y a également ce que nous aimerions être mais que nous ne sommes pas. Ce qu'on nous oblige à être représente le subconscient selon Freud, autrement dit dans la société : les interdis, les lois, l'éducation, l'autorité. Dans Fight Club, le narrateur, équivalent du moi, est bloqué entre le « ça » et le sur-moi. Tyler Durden, qui représente tout ce qu'il voudrait être (sûr de lui, fort, séducteur), est le « ça » qui rassemble ses fantasmes et ses peurs. Son moi est en construction et peut donc représenter beaucoup de personnages puisque que le narrateur est à la recherche de lui-même. Tout le film traite de la construction de soi-même. Le sur-moi, c'est le monde social que le narrateur rejette. Ce sont les patrons, l'éducation, son boulot qu'il déteste. Tyler Durden a été créé par l'esprit du 14
  • 15. narrateur en réponse à ce monde qu'il ne comprend pas et qu'il décide de détruire inconsciemment. C'est une image subliminale. Tout ceci remet en question le rôle du méchant face à au héros. L'antagoniste n'est là que pour que le héros puisse se libérer de sa face cachée. Il représente tout ce que le héros n'est pas. Le super-vilain est en fait le double du super-héros que celui-ci doit combattre. Si le héros et le méchant ne font plus qu'un, ils deviennent alors un anti-héros. L'anti-héros est différent du héros dans le sens où le méchant à combattre n'est plus à l'extérieur mais à l'intérieur de lui- même. Le combat est intérieur. Maintenant que la notion d'anti-héros est éclaircie, nous allons nous plonger au cœur des années 1970, période propice à la rébellion cinématographique qui a vu l’essor de l’anti-héros sur le grand écran. B) Le déclin du héros 1) Le film témoin de son époque Un film est créé dans un certain contexte. Il est donc révélateur d'un état d'esprit, d'une époque. Pierre Sorlin18 lie ainsi le cinéma à la sociologie. « le regard porté sur les films est principalement dépendant du contexte social, politique et culturel, dans lequel ils ont été vus. » Chaque spectateur a sa propre manière de comprendre un film et plusieurs interprétations sont donc possibles. Les interprétations peuvent évoluer avec le temps. Un spectateur peut détester un film et quelques années plus tard, le revoir et l'apprécier. Ceci met en évidence le lien entre le spectateur et le film. Un film est un forcement une expérience sociale. Le film vit grâce aux spectateurs qui le font exister par des discussions et des réflexions. Sans spectateurs, un film n'est rien. Le public doit alors se sentir concerné par le film. Que ce soit un film drôle, triste, historique, peu importe. Il faut que le spectateur s'implique dans l'histoire pour pouvoir apprécier le film. Les films mettent en évidence la situation sociale, politique et économique dans laquelle ils ont été produits. Ils matérialisent les peurs, les angoisses ou les rêves de tout un peuple. Par exemple, certains critiques ont vu dans le cinéma expressionniste allemand, une façon d'exprimer les peurs des Allemands dans l'entre deux-guerres. Kracauer établit un lien entre Caligari et Hitler à propos du film Le Cabinet du docteur Caligari19 . Les films allemands de cette époque mettent en scène des monstres, des vampires. Le cinéma est révélateur du sentiment d'insécurité du peuple allemand dans les années 1920. Le monde cinématographique devient un monde cauchemardesque. Même si le personnage principal n'est plus un héros au sens classique du 18 SORLIN Pierre, Sociologie du cinéma, Paris, Aubier, 1977. 19 Le Cabinet du Dr. Caligari (Das Cabinet des Dr. Caligari), Robert Wiene, 1920 15
  • 16. terme, ce personnage malfaisant est le représentant de l'angoisse inconsciente de toute une société à une certaine époque. On observe donc une évolution concernant le héros au cinéma. Le personnage principal peut être un monstre, ou même un meurtrier. Rémy Besson, dans son analyse du livre de Pierre Sorlin met en évidence la volonté de Pierre Sorlin de s'éloigner de la lecture scénaristique qui s'apparente à une lecture psychologique et de se concentrer sur la mise en scène20 . Comment le contexte social est-il retranscrit à l'écran ? Par quels cadrages, par quelle lumière ?Ainsi l’œuvre est double : elle témoigne du contexte historique dans lequel elle a été fait et également du contexte dont elle prétend faire le portrait. Il est nécessaire de prendre les deux contextes en compte pour interpréter le film. Lorsqu'elle est rendue public, l’œuvre n'appartient plus à l'artiste. Un spectateur peut voir dans une œuvre quelque chose que l'auteur n'avait pas réellement eu l'intention de faire passer. En 1962 Bob Dylan écrit une chanson faisait référence à la Guerre du Vietnam. Les paroles « this answer my friend is blowing in the wind »21 font écho à l'impuissance ressentie par les opposants à cette Guerre. Bob Dylan dira que cette chanson n'avait pour lui aucun but contestataire et qu'elle ne faisait allusion à aucun événement particulier mais elle deviendra pourtant l'hymne du mouvement hippie et de la contre culture des années 60/70. Elle deviendra intemporelle et Bob Dylan deviendra le guide spirituel du mouvement des droits civiques. On parle de « protest songs22 », des chansons qui reflètent un mouvement protestataire. De la même façon qu'une chanson peut devenir la voix de tout un mouvement, un film peut devenir un discours prônant des valeurs sociales. Plus récemment, Le film Merci Patron de François Ruffin, est à l'origine du mouvement Nuit debout, lancé en février 2016 lors d'une projection-débat autour du film. Ce documentaire met en scène l'histoire de deux employés de l'entreprise LVMH qui ont perdu leur emploi à cause d'une délocalisation de la production. 2) Le besoin d'identification du spectateur Le spectateur a tendance à s'identifier aux personnages. Edgar Morin dans son livre Le cinéma ou l'homme imaginaire s’intéresse à l'identification du spectateur à un personnage. Il explique que cette identification a lieu à plusieurs niveaux. 20 Rémy Besson, « Pierre Sorlin, Introduction à une sociologie du cinéma », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2015, mis en ligne le 26 mars 2015, consulté le 19 avril 2017. URL : http://lectures.revues.org/17480 21 Blowin in the wind, Bob Dylan, 1962 22 DELMAS Yves et GANCEL Charles, Protest Song, la chanson contestataire dans l'Amérique des sixties, éditions le Mot et le Reste, Marseille, 2012, 432 p. 16
  • 17. • L'identification aux proches : elle vient des ressemblances entre le spectateur et le personnage. • L’identification aux stars : on est beaucoup moins dans la ressemblance, car le propre de la star est d’être une personnalité lointaine du spectateur. Pourtant, le spectateur peut trouver des similitudes entre lui et la star exposée. Il peut en quelques sortes, se sentir proche d'elle et s'y identifier. L'identification franchit alors une distance, c'est une identification au lointain. • L'identification à l’étranger : Le spectateur va s’identifier à des personnages qui n’existent pas, qui sont imaginaires ou qui sortent de l'ordinaire. L’identification va du semblable au dissemblable. On peut donc s'identifier à un très large éventail de personnages. A ces différentes identifications, Laurent Jullier y ajoute des intensités émotionnelles 23 : la contagion émotionnelle : la scène que je vois me fait de l'effet et je n'ai aucun contrôle sur mes réactions émotives. C'est cet absence de contrôle qui est à l'origine de la création du code Hays et des débats actuels sur le danger des images. L'empathie : selon le principe de charité, je prête des croyances et des buts au personnage en lui construisant une personnalité et un comportement non- contradictoire et non-aléatoire. Je ne m'engage pas affectivement pour le personnage, son sort ne m’inquiète pas. Simulation : Je me mets à la place du personnage, j'expérimente ce que je ressentirais dans la même situation que lui. Sympathie : j'éprouve de l’Intérêt pour le personnage, je m'inquiète pour lui peut-être parce que je me reconnais en lui ou parce que je vois en lui celle ou celui que j'aurais pu être. Dans le cinéma classique hollywoodien, le héros américain était toujours un modèle. Ce héros répondait le plus souvent à des codes bien particuliers qui font que le spectateur pouvait aisément s'y identifier. Les personnages n'étaient pas vraiment complexes, leur psychologie n'était pas vraiment approfondie et donc il était plutôt aisé de s'y identifier. Le cinéma classique hollywoodien était un cinéma de scénaristes. Ce qui importait avant tout c'était l'histoire, les obstacles que devaient surmonter le valeureux héros. Même si comme nous l'avons déjà fait remarquer en introduction il reste des genres tels que le western ou le film noir qui sont propices à l'ambiguïté concernant le personnage du héros, le cinéma classique hollywoodien favorisait les héros américains, modèles de vertu. Le Nouvel Hollywood, sur 23 JULLIER Laurent et LEVERATTO Jean-Marc, La leçon de vie dans le cinéma Hollywoodien, édition Vrin, 2008, p.47-48 17
  • 18. lequel nous revenons plus loin, le cinéma moderne plus généralement, c'est au contraire un cinéma centré sur le personnage. Le personnage devient une histoire à lui tout seul. Le jeu de l'acteur a une place primordiale dans ce processus d’identification. Sans entrer dans le débat qui oppose l'acteur qui joue d'âme à celui qui joue de maîtrise, d'intelligence, on peut être certain que l'acteur doit faire ressentir quelque chose. « Le comédien n'est pas le personnage, il le joue et le joue si bien que vous le prenez pour tel : « l'illusion n'est que pour vous, il le sait bien lui, qu'il ne l'est pas. »24 L'acteur fait semblant d'éprouver des sentiments qu'il n'éprouve pas vraiment. Il n'est qu'une image, un personnage inventé. Le spectateur s'identifie à lui, il s'identifie à ces sentiments représentés. C'est le spectateur qui reporte ses propres sentiments, son propre comportement sur l'acteur. Le spectateur devient le personnage alors il y met de sa personnalité. Le spectateur participe à la création de la psychologie du personnage. Ainsi, l'imagination du spectateur est primordiale. C'est lui qui va inconsciemment ou délibérément donner vie au personnage. Donner une personnalité, une existence unique. Le spectateur éprouve alors de l'empathie. Si cette empathie est acceptée par le code Hays, la sympathie quand à elle est jugée dangereuse. Les personnages deviennent des pantins qui font « la leçon »25 aux spectateurs : Avoir de la sympathie à l'égard d'une personne qui fait le mal n'est pas la même chose que d'en avoir pour le crime dont elle se rend coupable. Nous pouvons nous sentir désolés pour le meurtrier ou même comprendre les circonstances qui l'ont mené à cette extrémité, sans pour autant approuver ce qu'il a fait. La présentation du Mal est souvent essentielle à la fiction mais elle ne doit pas se faire à la légère. Même si la mauvaise action est condamnée plus tard dans le film, elle ne doit pas être présentée de façon à être approuvée ou à faire naître un désir d'en faire autant si fort que la condamnation ultérieure n'arrivera pas à faire oublier la jouissance qu'il y a à faire le mal. Il faut que le public, au bout du compte soit certain que le mal est mauvais et que le bien est bon C) L'essor de l'anti-héros dans le Nouvel Hollywood 1) Un héros moralisateur Le cinéma classique hollywoodien était tout sauf libre. Le code Hays, le code d’auto-censure qui le régissait, obligeait les scénaristes et les réalisateurs à éviter tout ce qui aurait pu paraître choquant. Beaucoup de thèmes, comme l'homosexualité, l'inceste, le blasphème ne pouvaient plus être abordés dans un film. Le but de ce code était de ne pas porter atteinte aux valeurs 24 Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, Cambridge University Press, Cambridge, Royaume-Uni, 2013 [1ère édition du texte en 1922] P.14 25 JULLIER Laurent et LEVERATTO Jean-Marc, La leçon de vie dans le cinéma Hollywoodien, édition Vrin, 2008, p.49 18
  • 19. morales des spectateurs. Un film ne devait en aucun cas faire l'éloge du crime, du mal ou, au sens chrétien, du pêché. De ce fait, le cinéma devait permettre en quelque sorte d'éduquer la jeunesse. Les personnages étaient des héros qui prônaient les valeurs américaines, des héros idéaux qui, comme on l'a déjà signalé plus haut, suscitaient l'admiration. Il s'agissait en fait de créer des modèles à suivre. Dès l'Antiquité le théâtre possédait cette dimension éducatrice qui se retrouve dans le cinéma. La tragédie devait servir à créer de bons citoyens grâce essentiellement à l'identification des spectateurs aux personnages théâtraux. Dans le cinéma classique hollywoodien, le personnage principal était un héros admirable. Ce héros, modèle de vertu, était notamment dû au code Hays comme on l'a rappelé. Cependant, le code Hays n'a pas toujours été respecté. Beaucoup de réalisateurs ont réussi à tromper la censure grâce à des métaphores. De plus, la figure du gangster dans les années 1930 est très appréciée par le public. Or ce personnage est un anti-héros. Les gangsters sont des voyous qui, même s'ils se brûlent les ailes à la fin du film, sont très populaires auprès du public car leur réussite est fascinante : les femmes, l'argent et le succès. En 1932, Scarface d'Howard Hawks est un véritable succès populaire26 . On voit donc que le code Hays ne répond pas du tout aux réelles attentes du public et que celui-ci possède un certain attrait pour les personnages moins positivement héroïques. Comme on l'a vu, l'anti-héros n'était pas forcément malsain ou criminel mais il montrait une face sombre, un côté étrange qui donnait une profondeur au personnage et le rendait de ce fait beaucoup plus complexe. En 1966, le code Hays est définitivement supprimé. Un nouveau cinéma naît dès lors : le Nouvel Hollywood. Le personnage du cinéma classique hollywoodien était un héros qui rassemblait le peuple, qui réunissait. Au contraire, le héros du Nouvel Hollywood divise et fait polémique. Tout ceci est dû à une perte de foi envers l'Amérique et le peuple en général dans la fin des années 1960. 2) Le cauchemar Américain En 1962, 90% des foyers ont la désormais la Télévision. Pour contrer la concurrence, les studios produisent des films grandioses, plus grands que le réel, que le spectateur ne peut pas regarder sur un petit écran en noir et blanc. Ils développent et affinent le technicolor et cherchent à faire du grand spectacle: films musicaux, fantastiques, péplum. Les studios vont aussi développer le cinémascope qui change le format de l'image qui sera alors plus large. Stéréophonie, couleurs flamboyantes, sons stéréophoniques, impression de trois dimensions et 26 Le film a eu de multiples démêlés avec la censure, mais il sort avant l’entrée en application stricte du Code Hays (à partir de 1934), durant une période que les historiens désignent communément comme celle du « pré- code ». 19
  • 20. écran large sont autant d'innovations qui sons réalisé dans le but d'attirer le public dans les salles.La formule semble lassée le public et les films sont très coûteux au point de risquer la faillite des studios.La FOX a été sauvé de la faillite due au film Cléopâtre grâce à La mélodie du bonheur. Cette expérience met fin à la stratégie de la grosse production pour concurrencer la télévision. Les majors Hollywoodiennes vont alors vendre des studios, des décors, des locaux et aller tourner des films à l’étranger, la main d’œuvre coûtant moins cher. Les studios vont accepté d'être acheter par des firmes beaucoup plus larges, ce qui leur apportera une stabilité financière. Cependant un problème persiste : les studios ne savent plus comment attirer le public au cinéma. Comment expliquer cette lassitude du public vis à vis du cinéma ? Kennedy semble semble avoir emporté avec lui « le rêve américain ». La télévision montre la réalité de la guerre, la violence du monde. Le cinéma classique hollywoodien n'est donc plus adapté. Le public ne supporte plus la vision glamour d'Hollywood, il veut un cinéma qui montre le monde tel qu'il est. En 1970, la jeunesse est en crise. L'opposition à la Guerre du Vietnam, les révoltes étudiantes et la crise économique ont plongé l'Amérique dans une crise sociale. des producteurs comme Robert Evans vont faire appel à des jeunes réalisateurs afin de rendre Hollywood plus moderne et dans l'air du temps. Un nouveau cinéma apparaît alors appelé le Nouvel Hollywood. Ce mouvement cinématographique apparaît en 1967 avec les films Bonnie and Clyde d'Arthur Penn et Le Lauréat (The Graduate) de Mike Nichols. Ces jeunes réalisateurs se distinguent de leurs prédécesseurs par la formation qu'ils ont suivi. Alors que les anciens réalisateurs apprenaient sur le tas lors de tournages, les nouveaux réalisateurs viennent d'école de cinéma ou de la télévision. Cette formation fera la différence. Les films du Nouvel Hollywood font exister les parias, les marginaux, les rejetés de l'Amérique. Ils leur donnent la parole, leur permettent de s'exprimer. Seulement, désabusés, désillusionnés comme ils le sont par cette Amérique conservatrice, ils ne peuvent qu'exprimer leur haine envers elle. Les jeunes cinéastes du Nouvel Hollywood se rebellent contre le cinéma classique. A cause des restrictions budgétaires, les films deviennent beaucoup plus réalistes, avec des tournages en décors extérieurs et des caméras plus légères. Tout ceci favorise l'innovation cinématographique. Les réalisateurs du Nouvel Hollywood sont très cinéphiles et s'intéressent au cinéma d'auteur européen. Ils ont fortement été influencés par la Nouvelle Vague française. Ils admirent des réalisateurs tels que François Truffaut, Jean-Luc Godard ou Alain Resnais. Leurs œuvres sont intimes, personnelles. Ils s'éloignent des grandes productions hollywoodiennes. Les innovations stylistiques et narratives du Nouvel Hollywood sont en parties influencées par le cinéma expérimental de la Nouvelle Vague et le néoréalisme italien. Ceux-ci proposent un cinéma beaucoup plus réel, de par ses sujets, les thèmes abordés et 20
  • 21. parce que les films ont un petit budget et sont tournés à l'extérieur dans des décors réels et non plus en studios. Ainsi, ils répondent aux attentes des réalisateurs du Nouvel Hollywood qui s'en inspirent. Le cinéma se rapproche de la réalité et est donc à l'opposé du cinéma classique hollywoodien. Les jeunes cinéastes ont été très sensibles à la politique des auteurs définie en 1955 par François Truffaut dans les Cahiers du cinéma. Le texte écrit par François Truffaut impose le réalisateur comme unique auteur du film. Le scénariste n'est plus vu comme un auteur, ce qui compte c'est la mise en scène. Ce nouveau cinéma apparaît, comme on l'a vu précédemment, à un moment où la société américaine connaît de profondes mutations. En 1968, la génération issue du Baby-Boom a atteint sa majorité. Les jeunes sont en conflit avec la société de leurs parents dont ils rejettent les valeurs traditionnelles. On assiste au développement d’une contre-culture. Une certaine culture de la drogue se propage, le rock devient la musique préférée des jeunes, la sexualité se libère… Les années 1970 peuvent être résumées en un slogan : SEXE, DROGUES ET ROCK & ROLL. Ce slogan met en évidence la volonté de rejeter l'Amérique puritaine et conservatrice des aînés. L’apparition de la pilule contraceptive en 1961 permet aux jeunes de se libérer sexuellement. Cependant comme les jeunes sont dans une optique de rébellion, de rejet, presque de vengeance envers leurs aînés, cette libération pose question. ➢ sexe : la sexualité est un sujet de prédilection des films du Nouvel Hollywood mais cette « libération » sexuelle n'amène pas à une réelle liberté. Elle cherche surtout à choquer et à provoquer. Elle cherche à détruire les valeurs existantes. Il s'agit de briser tous les tabous. Dans Le lauréat, Ben est initié sexuellement par une femme qui a une fille de son âge, c'est donc une attaque aux valeurs parentales. Elle pourrait être sa mère. La sexualité devient quelque chose de malsain ou de débridé. La sexualité qui provoque et qui choque, se dit « libérée » alors qu'au final elle ne fait qu'enfermer les personnages dans des penchants malsains et destructeurs. Ben couche avec la mère de sa future fiancée, ce qui porte un coup fatal à l'institution familiale. La fin du film est une note très négative pour les valeurs de la famille puisque les deux amoureux sont obligés de s'enfuir loin de leur famille pour être heureux et construire la société de demain. Le sexe devient agressif, destructeur. Dans les salles de cinéma, on diffuse des films pornographiques. L'âge d'or du cinéma X en Amérique se situe dans les années 1970-1980, donc en plein dans le Nouvel Hollywood. Le sexe est banalisé, le porno devient une véritable industrie. Comme on le voit dans le film Boogie Nights27 , l'industrie pornographique a même son propre star system. 27 Boogie Nights (Nuits endiablées en québécois), Paul Thomas Anderson, 1997. 21
  • 22. ➢ drogue : le mouvement hippie et son slogan « faites l'amour pas la guerre » incite les jeunes à s'émanciper. Les hippies rejetaient les valeurs traditionnelles et le mode de vie de l'ancienne génération. Ce mouvement apparu dans les années 1960 était un mouvement pacifiste basé sur la liberté et sur la découverte de nouvelles sensations. Cette recherche de nouvelles perceptions amène les jeunes hippies à consommer des drogues psychotropes comme le LSD. Le LSD est une drogue qui procure des visions, des hallucinations et qui plonge le jeune dans un état dans lequel le monde qu'il voit se transforme et dans lequel rêve et réalité se confondent. Comme toutes les drogues, le LSD a des effets néfastes sur l'individu. Le LSD provoque des sensations intenses et la distorsion de la perception peut parfois conduire à des bad trips, une sensation de désespoir, jusqu'à la folie possible. Le LSD est dangereux parce que les effets sont incontrôlables et imprévisibles. La drogue des hippies, même si elle est douce, peut donc amener les jeunes à se détruire. ➢ rock'n'roll : né dans les années 1950, le rock'n'roll est une révolution parce qu'il ne ressemble à rien d'autre et qu'il rompt avec tous les codes. Les jeunes sont particulièrement attirés par ce style de musique. Que ce soit en Amérique ou en Angleterre, le rock'n'roll a très mauvaise réputation. En témoigne le film britannique Good Morning England de Richard Curtis sorti en 2009 qui raconte, dans les années 1960, l'histoire, basée sur des faits réels quoiqu'un peu modifiés, d'animateurs radio pirates qui s'exilaient en pleine mer afin de pouvoir diffuser du rock'n'roll et de la musique pop en toute liberté. Le film met en évidence la dimension libératrice du rock en opposant milieu strict scolaire et folie des jeunes étudiants qui s'échappent de leur prison éducative grâce à l'écoute de cette musique. Les étudiants écoutaient le rock'n'roll en cachette. Le fait qu’il soit interdit rendait le rock encore plus attirant pour les jeunes. Ainsi la mauvaise réputation du rock est due notamment à sa position contestataire face aux règles strictes de la religion catholique et de l'éducation, et à son choix de s'en affranchir par une liberté provocatrice. Le rock'n'roll prône la destruction. La musique qui est censée élever l'âme, devient avec le rock'n'roll, une véritable descente aux enfers. Le rock'n'roll est volontairement associé à Satan. Les jeunes croyant se libérer, en réalité se détruisent. Cette destruction est due à leur profonde envie de révolution. Ainsi, au cinéma cette révolution se traduit par un changement au niveau des scénarios et des personnages. Les jeunes réalisateurs rejettent le cinéma classique 22
  • 23. Hollywoodien mais, étant très cinéphiles, ils respectent leurs aînés. Leur films sont remplis de références repris à leurs réalisateurs préférés. On peut citer par exemple, Dirty Harry28 de Don Siegel. Une scène du film montre Harry, joué par Clint Eastwood, regardant épiant un assassin. Caché sur un toit, il observe les immeubles d'en face à travers ses jumelles. La scène est une référence à Fenêtre sur cour29 , sorti vingt ans plus tôt, réalisé par Alfred Hitchcock. Dans Fenêtre sur cour, le personnage joué par James Stewart, en fauteuil roulant se retrouve à espionner ses voisins d'en face avec des jumelles. Dirty Harry est un film qui est associé au Nouvel Hollywood mais d'après Jean-Baptiste Thoret, ces films sont des « films de la réaction »30 . Ces films étaient des films anti-modernes. Alors que les films du Nouvel Hollywood sont libertaires, les films de la réaction sont anarchistes. A la fin de Dirty Harry, Harry jette son insigne de policier, montrant ainsi son impuissance. Ces réalisateurs étaient en réalité conservateurs et dans leur films, l'idée que toute révolution mène à l’échec plainait. les réalisateurs du Nouvel Hollywood qui prônait les idéaux de la contre-culture et du changement ciblaient au contraire surtout la censure et l'Amérique conservatrice à travers leurs films. Dans Harold et Maude, l'esprit libertaire et fantaisiste des sixties sont incarnée par Ruth Gordon dans le rôle de Maude, une femme âgée de presque quatre-vingt ans. C'est elle qui apporte un peu de joie de vivre et de folie dans le monde morose et monotone d'Harold. Harold représente l'innocence pure qui se voit contraint de faire face à la dure réalité. Sa mère, symbolisant l'Amérique Nixonienne, le force à trouver du travail et à se marier. Tout l'entourage d'Harold, hormis Maude, est superficiel. La censure du code Hays est elle aussi critiquée. Dans la scène d'ouverture d'Halloween, la nuit des masques31 , John Carpenter se moque de la censure. Par un plan séquence subjectif, on adopte les yeux du jeune Michael Myers, portant un masque pour Halloween. Cette façon de filmer est expérimentale et innovante puisqu'elle permet de voir à travers un masque mais elle rappelle aussi le code de censure Hays, le masque cachant à moitié le meurtre. Cependant le cadavre nu de la sœur de Michael est bien visible à l'écran et donc ce qui est caché par le masque n'est pas important.(Ill.5) 28 Dirty Harry [l'inspecteur Harry], Don Siegel, 1971 29 Rear Window [Fenêtre sur cour], Alfred Hitchcock, 1954 30 THORET Jean-Baptiste, le Nouvel Hollywood d'Easy Rider à Apocalypse Now, éditions du Lombart, Bruxelles, 2016, p.66 31 Halloween, la nuit des masques, John Carpenter, 1979 23
  • 24. 3) Un héros bon et mauvais et la fois Dans les films, « les méchants » sont incarnés par l'autorité, par l'État. Les institutions sont violemment critiquées. Dans le film Orange mécanique notamment, le gouvernement, la justice et la police se retrouvent au final plus monstrueuses que le meurtrier lui-même. La photo ci dessous montre bien le sentiment d'impuissance face aux institutions et à la loi. Le plan subjectif renforce cette impression d'infériorité. Dans cette scène, Alex est frappé et l'homme avec le manteau vert s'adresse à lui comme à un enfant qui aurait fait une grosse bêtise (Il a commis un meurtre), le tout avec un sourire narquois.(Ill.6) 24 5. Illustration: Halloween, la nuit des masques, John Carpenter, 1979
  • 25. Ainsi en 1970, il devient très difficile de faire la différence entre le Bien et le Mal. L'anti- héros perdu, déboussolé, va devenir un personnage clé des films du Nouvel Hollywood. Le personnage de l'anti-héros va se construire par rapport au modèle du héros. On va voir apparaître deux sortes d'anti-héros : l'anti-héros à la recherche de lui-même, qui n'arrive pas à se construire une identité puisqu'il ne sait plus qui est bon et qui est mauvais et l'anti-héros animé par un désir de vengeance et de violence. Ben dans Le Lauréat de Mike Nichols illustre ce premier cas, un anti-héros perdu qui se retrouve à avoir des relations sexuelles avec la mère de sa future fiancée. En réalité, l'anti-héros des années 1970 n'arrive plus à grandir tout simplement parce qu'il rejette le monde des adultes. Il ne peut plus avancer parce qu'il ne voit plus aucun avenir. Les anti-héros du Nouvel Hollywood ont un côté très enfantin, innocent qui tranche avec la violence réelle du monde dans lequel ils vivent. C'est pourquoi soit ils subissent cette violence comme dans Easy Rider32 , dans lequel les jeunes pacifistes sont sauvagement assassinés, soit ils deviennent violents comme dans Bonnie and Clyde d'Arthur Penn qui met en scène un couple de criminels spécialisé dans l'attaque à main armée. Platoon, réalisé par Oliver Stone, sorti en 1986, met en évidence ce choix impossible entre subir ou faire subir, manger ou être mangé. Le film n'appartient pas au Nouvel Hollywood mais il traite de la guerre du Vietnam et des conséquences de celle-ci sur les individus. La dernière réplique du personnage principal, Chris Taylor, résume toute la difficulté des jeunes à choisir entre la violence et la soumission : I think now, looking back, we did not fight the enemy, we fought ourselves, and the enemy was in us. The war is over for me now, but it will always be there, the rest of my days. As 32 Easy Rider, Dennis Hopper, 1969. 25 6. Illustration: Orange Mécanique, Stanley Kubrick, 1972
  • 26. I'm sure Elias will be, fighting with Barnes for what Rhah calls "possession of my soul." There are times since, I've felt like a child, born of those two fathers. But be that as it may, those of us who did make it have an obligation to build again. To teach to others what we know, and to try with what's left of our lives to find a goodness and a meaning to this life. 33 Chris Taylor a deux pères spirituels opposés : Elias, juste, loyal et honnête et Barnes, violent, lâche et agressif. Ces deux hommes, plus que des êtres humains, sont des figures. La figure du Bien et celle du Mal, l'ange et le démon. Chris Taylor est perdu entre ces deux figures. Il ne sait plus où il est et donc il ne sait plus qui il est. Il a réussi à tuer Barnes, donc son côté mauvais, mais tout comme dans Fight Club, la guerre « intérieure » restera présente jusqu'à la fin de sa vie parce qu'il ne sait plus qui être, qui croire. Le combat ne sera jamais fini. Dans Little Big Man, le héros national, le général Custer, n'a en réalité rien d'un héros. Il est un psychopathe brutal au contraire des Indiens qui nous apparaissent sympathiques. L'anti-héros est donc bien crée pour entacher l'image du héros trop conventionnel, trop éloigné du public, imaginé par les aînés. Le fait de s'attaquer au héros du western marque la volonté de définitivement couper avec l'ancien système hollywoodien et surtout de s'attaquer aux mythes américains puisque le genre du western prônait les valeurs américaines. 4) Hollywood et les monstres d'Halloween Monstres, vampires, créatures légendaires, le cinéma affichent nos peurs à l'écran. Souvent défini comme « une usine à rêves » il peut devenir une véritable « usine à cauchemars ». les films du cinéma expressionniste allemand ont été les premiers à mettre en scène des esprits malveillants, torturés . L'esthétique de ce cinéma particulier est centré sur le clair-obscur. Les films proposent donc un cinéma partagé entre l'ombre et la lumière, le bien et le mal, autant visuellement que thématiquement. Les films d'horreur sont très importants lors de cette période. D'une manière générale, le thème du bien et du mal est présent dans presque tous les films. Dans l'exorciste34 , la religion est inefficace contre le mal. C'est une critique de la religion. Les prières sont inutiles. La toute-puissance divine n'existe pas puisque rien ni personne ne peut rien contre le mal. On a l'impression que le mal est incurable parce qu'il est 33 Platoon, Oliver Stone, 1986. “je suis sûr maintenant quand j'y repense que nous nous sommes pas battus contre l'ennemi, nous nous sommes battus contre nous-mêmes. L'ennemi était en nous. La guerre est finie pour moi maintenant mais elle restera toujours présente jusqu'à la fin de ma vie. Je suis sûr également qu'en moi, Elias continuera à se battre avec Barnes pour ce que Râ appelait la possession de mon âme. Depuis lors à certains moments, j'ai eu l'impression d'être un enfant né de ces deux pères.” 34 L'Exorciste, William Friedkin, 1973 26
  • 27. trop ancré dans l'Amérique. Le mal est partout. Dans les films d'horreur, les personnages principaux sont massacrés par des monstres à visages humains. Dans La nuit des Morts Vivants, Georges A. Romero met en scène le premier zombie. Ces morts qui reviennent à la vie, s'attaquent aux vivants pour se nourrir et les transformer à leur tour. Jean-Baptiste Thoret35 démontre que ces zombies et ces monstres sont déjà présents dans la scène, dans la profondeur de champ. Ainsi c'est comme si les marginaux, les oubliés de la société et donc les morts vivants en quelque sorte, s'attaquaient aux personnages clichés du cinéma conservateur. Ils reprennent ainsi leur place au premier plan en dévorant l'ancien Hollywood. Comme on le voit sur l'illustration ci-dessous (ill.7) , la première victime du zombie est un personnage dont le code vestimentaire et le physique de jeune premier correspondent totalement à ceux des jeunes garçons bourgeois de l'époque. A travers la mort de ce personnage, ce sont toutes les valeurs conservatrices de l’Amérique qui sont attaquées. Le film Rocky Horror Picture Show de Jim Sharman sorti en 1975 est une parodie délirante des films d'horreur : ce film met en scène un travesti en porte-jarretelles, qui habite un manoir hanté et qui a pour compagnons des monstres comme par exemple Rocky, monstre qu'il a créé de toutes pièces et rappelant la célèbre créature du docteur Frankenstein36 . Un jeune couple innocent et chaste se retrouve dans ce manoir et le travesti va conduire ces deux âmes 35 THORET Jean-Baptiste, le Nouvel Hollywood d'Easy Rider à Apocalypse Now, éditions du Lombart, Bruxelles, 2016, 96 p. 36 SHELLEY Mary, Frankenstein ou le prométhée moderne, réed. 2008, éditions Gallimard, 336 p. 27 7. Illustration: La Nuit des morts-vivants (Night of the Living Dead), Georges A. Romero, 1968
  • 28. innocentes à la damnation en les initiant au plaisir sexuel par la découverte du rock'n'roll. On remarque la ressemblance dans le style vestimentaire et la coupe de cheveux entre le frère de Barbara (Ill.7) et Brad (Ill.8), ce qui prouve bien que ce type de personnage est visé par le Nouvel Hollywood. Rocky horror picture Show est une comédie musicale. Au début, les chansons du couple sont volontairement niaises. Les paroles et la musique joyeuse montrent une vision très puritaine du couple. La chanson « sweet transvestite » montre le jeune couple qui rencontre pour la première fois l'hôte maléfique de la maison, un travesti déjanté. La guitare électrique vient briser la musique pure et innocente des chansons d'avant. Dans le film, c'est vraiment le rock'n'roll qui procure un désir sexuel chez le jeune couple, qui avait prévu de rester vierge jusqu'au mariage. Les chansons qui étaient pleines de retenue au début du film deviennent de véritables odes au désir sexuel comme en témoignent les paroles de la chanson « Touch-A Touch-A Touch-A Touch me » par la jeune femme Janet. 5) Les années 80 : le retour du héros Le Nouvel Hollywood, dirigé par de jeunes cinéastes, est le reflet d'une jeunesse trop ambitieuse qui veut vivre vite et mourir jeune. Ainsi, le Nouvel Hollywood ne durera qu'une dizaine d'années et fera place à l'ère des blockbusters et des films à grand public. la saga Star Wars (La Guerre des étoiles) de Georges Lucas sorti en 1977 et Jaws (les dents de la mer) de 28 8. Illustration: Rocky Horror Picture Show, Jim Sharman, 1975
  • 29. Steven Spielberg en 1975 marque le début de l'ère des blockbusters et le déclin du Nouvel Hollywood. Dans les années 80 on assiste à beaucoup d'évolutions : • Le type de personnage : il devient beaucoup plus actif que les personnages désillusionnés des années 70 • retour en force des idées conservatrices : au milieu des années 70 Ronald Regan est élu et en 1975 la Guerre du Vietnam est officiellement terminée. Travis Bickle dans Taxi Driver témoigne de cette évolution. A peu près au milieu du film on assiste à un changement total de la vie du protagoniste. Dans la première partie du film Travis Bickle se laisse porter par son taxi. Tout le dégoûte, il se réduit à son regard avec une morale rance et raciste. Et soudain au milieu du film Travis décide de passer à l'action. Il casse ainsi le symbole de la passivité. Il s'entraîne physiquement afin de sculpter son corps. Son entraînement ressemble à une préparation au combat. Cette évolution physique est aussi révélatrice du passage au cinéma postmoderne. Au cinéma, on va voir apparaître des héros au corps parfait, idéal pour pouvoir résister à toutes les épreuves.Les films des années 80 sont majoritairement des films d'action liés à ce type de corps. On peut notamment citer Bruce Willis dans Die hard ou Sylvester Stallone (Rocky, Rambo). On va aller jusqu'à des corps inhumains à la fin des années 80, prolongés par des machines ce qui crée des hybrides homme/robot : Arnold Schwarzenegger dans Terminator ou encore le film Robocop. Le cinéma des années 80 est rempli de films catastrophes comme les dents de la mer, la tour infernale ou l'aventure du Poséidon. Les héros se bat contre des forces divines et des catastrophes naturelles avec courageet honneur. La menace vient de la nature et non plus de l’État. Ainsi les films des années 80 ont un schéma simpliste et moralisateur qui se veut rassurant, dans lequel le bien l'emporte toujours sur le mal. Le public des années 80 s'est lassé des récits déprimants du Nouvel Hollywood. Les spectateurs ont soif de victoire, ils veulent retrouver le héros Américain d'autrefois. Les studios quand à eux, face aux succès des blockbusters et des produits dérivés de Star Wars, s’intéressent de moins au moins aux jeunes réalisateurs du Nouvel Hollywood qui sont désormais moins rentables. « La tentation fut grande […] pour les studios de préférer aux héros complexes et profonds des héros aisément transposables en figurines. »C'est la fin du Nouvel Hollywood. Ce courant cinématographique a cependant marqué le cinéma pour toujours avec son personnage de l'anti-héros. Ce héros passif qui subit la société qu'il déteste et qui décide de se révolter est aujourd'hui le personnage favori des séries télévisés. Les réalisateurs actuels s'en inspire toujours que ce soit dans les films ou dans les séries. Gus Vant Sant par exemple avec son film Elephant qui met en scène une tuerie dans un lycée par deux jeunes issus de ce même lycée, se rapproche de 29
  • 30. l'esthétique et des scénarios du Nouvel Hollywood. Paranoid Park également, qui raconte l'histoire d'un jeune skater, supportant le poids de la culpabilité d'un accident meurtrier qu'il a provoqué involontairement.La saison 1 de la série American horror story montre un adolescent qui, après avoir tué des ses camarades de lycée comme dans Elephant, fait le même signe que Travis Bickle devant les policiers qui viennent l'arrêter.( Ill. 9) 30 10. Illustration: Taxi Driver de Martin Scorsese 9. Illustration: Saison 1, American Horror Story
  • 31. II Travis Bickle : le mal inévitable ? D)Martin Scorsese entre réalité et fiction « Je suis les films que je fais » déclare Martin Scorsese37 . Martin Scorsese a toujours fait des films personnels, intimes. Il l'un des réalisateurs majeurs du Nouvel Hollywood. Il naît en 1942 à New York dans un quartier de l'arrondissement de Manhattan : Little Italy. Lorsqu'il est enfant, il souffre d'asthme. Cette difficulté respiratoire l'empêche de jouer avec les autres enfants et le pousse à se tourner vers le cinéma. Le cinéma devient alors plus qu'une passion pour le jeune Scorsese, il devient son nouveau monde, un monde de rêves dans lequel son imagination et ses idées fusent. Très cinéphile, Martin Scorsese fait des études de cinéma à la New York University. Il fait ses premiers pas de jeune cinéaste en tournant divers court- métrages. Il rencontre le succès en 1974 grâce à Mean Streets, qu’il considère comme un film autobiographique. Martin Scorsese a grandi avec les prêtres et les malfrats. La religion et les gangsters sont des thèmes qui se retrouvent dans la plupart de ses films. Mean streets met en scène un personnage nommé Charly (comme le père de Martin Scorsese), tiraillé entre la mafia et la religion. Scorsese mêle ainsi sa vie au cinéma. Sa vie est le scénario d’un film dont il est le protagoniste. Mean Streets nous plonge dans l'univers de jeunes mafieux, univers inspiré du quartier de Little Italy dans lequel il a grandi. Martin Scorsese y intègre des anecdotes tirées de sa vie et de celles de ses proches. Après la mort de mon père, j'ai enfin compris de quoi parlait ce film : de mon père et de ce frère dont j'ai parlé plus tôt – beaucoup d'argent à rembourser, beaucoup de réunions. Tous les soirs, j'entendais le drame qui se jouait à la maison […] des discussions sur ce qui est bien, et sur ce qui est mal, et sur le fait qu'on vivait dans la jungle. […] Mean streets raconte l'histoire de mon père et de mon oncle, mais j'ai été incapable de le formuler avant 1993 ou 1994, lorsque je l'ai vraiment compris. 38 On voit à quel point la vie privée de Scorsese influençait son cinéma, sans que lui-même en ait parfois totalement conscience. Dans son livre sur le Nouvel Hollywood, Peter Biskind présente Martin Scorsese comme un réalisateur qui n'arrive pas à séparer son métier de sa vie privée, sa passion l'emportant sur tout et finissant presque par l'emprisonner. On peut comprendre aisément comment et pourquoi Martin Scorsese a dit s'être reconnu dans le 37 SCORSESE Martin et WILSON Henry Michael, Scorsese par Scorsese, 328 p. 38 SCORSESE Martin et WILSON Henry Michael, Scorsese par Scorsese, 328 p. 31
  • 32. personnage de Travis Bickle. Ce dernier vit dans un monde de fantasmes, un monde irréel. Martin Scorsese lui aussi vit finalement dans un fantasme, un monde où sa propre vie et le cinéma se confondent. En 1976, il réalise Taxi Driver, l'histoire d'un vétéran de la Guerre du Vietnam qui devient chauffeur de Taxi et qui erre dans la ville de New York. Le scénario a été écrit par Paul Schrader. Paul Schrader, Robert de Niro (l'acteur qui joue Travis) et Martin Scorsese lui-même disent s'être reconnus dans le personnage de Travis Bickle. De fait, Travis Bickle est un personnage caractérisé par une forme de vide permettant à plusieurs personnes de s'y identifier. E) Travis Bickle, la victime qui devient bourreau 1) A travers les yeux de Travis Dès le début du film, Scorsese nous montre le monde tel que le voit Travis. Un gros plan sur ses yeux nous fait entrer dans sa tête.(Ill.11) En effet, nous adoptons ensuite son point de vue. De plus, il nous parle, il est le narrateur de l'histoire. Dans la première partie du film, Travis subit sa vie, il ne la vit pas, il la regarde par le biais de son rétro avant. À l'arrière de son taxi, toutes sortes de choses se passent. Les passagers se livrent à des obscénités, un homme lui parle de son désir de tuer sa femme… et lui reste un éternel spectateur, passif. Il ne fait qu'écouter et regarder à travers son rétro avant. En clair, il n'existe pas. Le taxi jaune qu'il conduit, ressemblant à tous les autres taxis, se fond dans la masse et Travis n'est plus qu'un conducteur. Son taxi devient une véritable prison. D'ailleurs un collègue lui dira plus tard : « on devient son métier, tu n'es qu'un taxi ». Le jour, il regarde la télévision, va au cinéma et, le soir, il observe les gens dans son taxi. Au milieu de la foule, 32 11. Illustration: Taxi Driver, Martin Scorsese, 1976
  • 33. il est seul. À plusieurs reprises, il essaye de parler aux gens, de communiquer, mais on voit vite que c'est impossible. Il se heurte à la méfiance et à l'incompréhension des gens à qui il essaye de parler. Lorsqu'il essaye de se confier à son collègue, lorsqu'il lui parle de ses troubles et des mauvaises idées qui lui traversent l'esprit, son collègue ne comprend pas de quoi il veut lui parler et ne peut donc en aucun cas l'aider. On remarque vite que Travis Bickle est tout seul. Travis Bickle ne fait que recevoir le monde, subir le monde qui l'entoure en étant écœuré mais sans jamais agir. En ne faisant que constater, il devient quelque part complice malgré lui. La solitude le fait sombrer peu à peu dans la folie. La musique du compositeur Bernard Herrmann, dérangeante et presque agressive, prend peu à peu le contrôle de l'esprit de Travis, qui entre dans un cycle auto-destructeur. Dans son taxi, il dépeint la ville de New York tel qu'elle est devenue : une ville dépravée dans laquelle il n’y a plus de valeurs. On peut supposer que Travis, ancien militaire, était habitué à l'ordre et à la discipline. La ville de New York est donc devenue un cauchemar pour lui. Il décrit les gens qui l'entourent et qu'il méprise : « All the animals come out at night - whores, skunk pussies, buggers, queens, fairies, dopers, junkies, sick, venal. Someday a real rain will come and wash all this scum off the streets. »39 Travis veut que le monde change. Vivant à la fois dans ses fantasmes et dans la réalité, Travis est un comme un enfant à qui il faut tout apprendre. Comme le narrateur de L'Étranger d'Albert Camus, Travis Bickle est innocent et ne comprend pas le monde qui l'entoure. Il a l'impression d'être lui aussi un étranger, de ne plus faire partie de cette ville. La musique est un élément très important dans le film parce qu'elle montre bien que tout se passe dans la tête de Travis. Lorsqu'il voit Betsy une musique sensuelle se fait entendre, ce qui met en évidence le fait que Betsy est un véritable fantasme pour Travis. Iris, de même, semble liée au fantasmes de Travis puisque lorsqu'elle danse avec son maquereau, la même musique revient. Lorsque Travis Bickle est seul et qu'il sombre peu à peu dans la folie, la musique change totalement et devient oppressante, étrange, menaçante. Lors de son rendez-vous avec la femme qu'il désire, Betsy, il décrit tout ce qui se passe, comme si chaque détail avait son importance : ce qu'elle a commandé, ce qu'elle portait. C'est vraiment une référence au roman d'Albert Camus. L'étranger d'Albert Camus décrit chaque détail avec une indifférence totale, sans ampathie. Il décrit tout simplement ce qu'il voit sans éprouver la moindre émotion. Travis Bickle est différent de l'étranger parce qu'il éprouve un dégoût certain pour la ville de New York mais lorsqu'il décrit Betsy, l'admiration qu'il lui porte, le fait ressembler au personnage de Camus. 39 « Ce sont des animaux. Tous les animaux sortent la nuit : putes, chattes en chaleur, enculés, folles, pédés, pourvoyeurs, camés. Le vice et le fric. Un jour, une véritable pluie surviendra et balaiera tout cet excrément des rues. » 33
  • 34. 2) fantasme enfantin Travis Bickle, nous décrit le monde comme s'il le découvrait avec des yeux d'enfants. Agissant ainsi, il garde une certaine distance avec la réalité. Il détaille tout comme s'il ne vivait pas sa vie, comme s'il ne faisait qu'observer. Betsy dira très justement que Travis lui fait penser au personnage d'une chanson. Un homme à moitié réel, à moitié fiction. Travis est un enfant. Il dit « je suis un de vos plus grand supporter » à un homme politique, il fait des caprices lorsque Betsy ne veut plus le voir. Cependant, c'est un enfant dangereux parce qu'il vit ses fantasmes et donc il commence à devenir fou. Il veut changer le monde, rétablir l'ordre. Son innocence et sa maladresse font de lui un incompris. Comme un enfant, il a une vision très manichéenne du monde : il y a d'un côté le mal, la racaille, la dépravation et de l'autre la beauté, la pureté. Sa seule consolation face à ce monde dégradé est un ange de pureté nommée Betsy. Celle-ci apparaît en effet aux yeux de Travis tel un ange, un ange vêtu de blanc qui pourrait le sauver de toute cette saleté ambiante. Cependant, ils sont beaucoup trop différents : elle est une femme et il n’est encore qu’un enfant. Maladroitement, il l'emmène au cinéma voir un film pornographique sans même penser une seule seconde que cela pourra la blesser. Quand Betsy part, Travis ne comprend pas et comme un enfant, il insiste. Il va même jusqu'à dépasser les limites en allant la voir alors qu'elle refuse. Pour lui, elle doit juste dire oui. Il ne comprend pas qu'elle puisse ne plus vouloir le voir. Dès lors, à ses yeux, elle devient comme tout le monde. Il est incapable de comprendre parce qu'il n'est qu'un regard, un regard d'enfant désillusionné. C'est pourquoi il est facile de s'identifier à lui dans la première partie du film, qui nous montre le monde à travers ses yeux. En voyant la dépravation quotidienne dans laquelle il vit, on comprend son envie de violence. Son désir de guérir la société en rétablissant l'ordre l'entraîne dans la fiction. L'homme qui était mi-réel, mi-fictif devient son propre fantasme. Il veut être le héros qui sauvera la ville de la décadence, une sorte d’ange rédempteur. Travis Bickle est un anti-héros complexe parce que c'est un héros qui est à la fois bon et mauvais mais qui se considère seulement comme bon. Il se cherche, n'arrive pas à dormir la nuit, est perdu dans ses fantasmes. Il rêve d'un monde pur qui aurait des valeurs. Tout ce en quoi il croyait s'effondre. En témoigne la scène dans laquelle il regarde à la télévision une histoire d'amour où une femme mariée a été infidèle : il brise alors son poste, ne supportant pas l'aveu de la jeune femme. Ceci met en valeur deux éléments capitaux. Ce passage permet tout d'abord de saisir l'importance de la fiction dans la vie de Travis Bickle. La femme infidèle est un personnage de film. Or lorsqu'il voit ce film, Travis agit comme si c'en était trop, comme si c'était la réalité et que cela voulait dire que le mariage, l'amour n'existait plus en général. Travis Bickle prend la fiction pour la réalité. Lorsqu'il va au cinéma 34
  • 35. voir un film pornographique, il n'y va pas pour prendre du plaisir, il pense que c'est ça l'amour et que c'est un film qu'il faut voir. C'est pour ça qu'il dit très innocemment à Besty : « ils disaient que c'était un film éducatif ». Travis Bickle apprend en regardant, en étant voyeur, il ne connaît rien d'autre que ce qu'il voit. Cette séquence permet aussi de mettre en évidence l'importance des valeurs et de l'ordre pour Travis. Une femme qui trompe son mari, c'est intolérable pour le naïf Travis, qui croit à la pureté, à l'amour. Le monde dans lequel il est le dégoutte. À partir de là, Travis ne croit plus en rien. Il va décider de devenir un héros. Il est en quête de reconnaissance et cherche à devenir ce sauveur qu'il a attendu en vain depuis tout ce temps. En suivant ses fantasmes, il devient fou. L'anti-héros dont le vide d’existence favorisait l’identification devient un psychopathe parce qu'il choisit de devenir son propre fantasme. C'est ce qui m'a fasciné chez Travis. La folie ordinaire. Il y a un Travis en chacun de nous, j'en suis persuadé. La plupart d'entre nous parviennent, plus ou moins bien, à contrôler ou maîtriser leurs fantasmes. Lui, il les extériorise, il passe la mesure, il pète les plombs. Ce qui est le propre de la folie. Autrement dit, il passe à l'acte, mais au fond il est comme nous tous40 . 3) Un fantasme qui devient réel ? Travis Bickle était un homme lambda mais lorsqu'il décide de tuer, il devient un assassin et de ce fait, il s'éloigne de nous. Il veut un changement sans attendre. Il veut rétablir l'ordre en tuant. Il veut faire régner sa loi. Comme un enfant, il veut juste devenir un héros qui aurait le courage de changer ce que personne ne peut changer, un justicier. Son rêve de devenir un sauveur, en fait un exterminateur. Dans les faits ses intentions paraissent nobles, mais au final elles ne le sont pas du tout. Travis Bickle devient un psychopathe qui tue pour créer un monde idéal, sans dépravation ni criminel. Comme le dit Betsy, Travis est contradictoire. Il veut tuer tous les criminels mais ce faisant, il en devient lui-même un. À la fin du film, Travis Bickle passe pour un héros parce qu'il veut sauver une fillette des griffes d'un maquereau, mais on oublie qu'il agit seulement pour lui-même. Il ne sauve pas la fillette par bonté d'âme, il la sauve parce qu'il désire être un héros et donc il la prive de son choix. Elle est certes jeune mais c'est à elle de se sauver et non à Travis de tuer son maquereau. Elle s'est enfuit, elle a fugué mais ce n'est pas à lui de décider pour elle. Il ne peut pas y avoir de héros dans ce film. Le héros est forcément un psychopathe, un meurtrier. Travis Bickle est passé d'anti-héros, perdu entre le Bien et le Mal, à meurtrier. La fin est très ambiguë. Est-ce que Travis est mort ? Est-ce que c'est un fantasme ? Rien ne prouve que la fin est réelle, mais après tout nous avons toujours été dans le regard de Travis. La toute première scène du film est un plan sur un nuage de fumée. La voiture apparaît 40 SCORSESE Martin et WILSON Henry Michael, Scorsese par Scorsese, 328 p. 35
  • 36. derrière ce nuage et le transperce. Ainsi le taxi de Travis surgit de manière assez onirique. On a l'impression d'être au début d'un film noir, la musique est oppressante et la mise en scène est mystérieuse.(ill.13) Le second plan est un gros plan sur les yeux de Travis, comme pour qu'on plonge dans son regard. Le troisième plan est un plan sur ce que voit Travis, c'est à dire, la ville à travers la vitre. Ainsi, on ne voit que des illuminations de magasins ou des passants dont on ne distingue que les formes ou les ombres. Nous sommes donc non seulement à l'intérieur du regard de Travis mais aussi dans sa tête puisque la musique semble venir de nulle part et semble liée à lui. Lorsque nous voyons la ville à travers les yeux de Travis, la musique devient angoissante et de ce fait la ville nous apparaît angoissante également. Au contraire, lorsque l'on a des plans sur le regard de Travis, la musique redevient calme et douce comme dans un film romantique hollywoodien. Nous voyons la ville de New York comme Travis la voit et la ressent. On nous montre une ville effrayante, obscure et dangereuse. Tout au long du film, on ne nous montre que dégradation et corruption dans les rues. New York n'est pas montrée telle qu'elle est, elle est montrée selon Travis, selon ce qu'il pense d'elle, offrant le portrait d'une ville où tous les fantasmes et les rêves s'éteignent.Peut-être sommes-nous dans son fantasme, fantasme dans lequel il aurait enfin eu la reconnaissance qu'il attendait. Ou bien peut-être avons-nous été dans le fantasme de Travis depuis le tout début. Travis ne serait qu'un homme qui fantasme derrière la vitre de son taxi, exactement comme le spectateur fantasme à travers l'écran du cinéma, et rien de tout ce qu'il a vécu ne se serait en fait déroulé. La dernière scène du film renforce cette idée puisque le dernier plan est presque le même que le troisième plan du début. (Ill.13) 36 12. Illustration: Premier plan de Taxi Driver de Martin Scorsese
  • 37. D'ailleurs pour ce qui est de la fin, certains détails ne collent pas avec la réalité. Travis Bickle n'a plus sa coupe iroquoise alors que Betsy lui dit qu'elle a appris ses exploits dans les journaux il n’y a pas longtemps. Chaque spectateur reçoit un film différemment et donc plusieurs fins sont imaginables. Martin Scorsese a sa propre interprétation : Ce final marque le triomphe apparent de Travis On le prend pour un héros. Lui qui a toujours été exclu est enfin reconnu. Il a l'air d'avoir retrouvé son calme, mais je ne crois pas qu'il le gardera longtemps. Il n'est pas guéri. Voyez le regard qu'il jette dans le rétroviseur lors de la dernière scène. Je voulais par-là montrer que le mécanisme de la bombe à retardement a été remonté. Il explosera de nouveau. Je ne sais pas si c'est assez clair, mais c'était ça l'idée. La 37 13. Illustration: Illustration: Dernier et premier plan de Taxi Driver de Martin Scorsese
  • 38. musique le suggère aussi, avec cet effet de xylophone qu'a créé Bernard Herrmann. Je l'ai monté à l'envers pour qu'il soit plus étrange. 41 D'après Scorsese, cette fin suggère donc que rien n'est fini, que la folie de Travis Bickle est toujours là, prête à ressurgir et à frapper n'importe qui. Travis souffre d'un manque de reconnaissance et il en est parfaitement conscient Au début du film il dit : « Il manquait un sens à donner à ma vie. On ne doit pas vouer son existence à la contemplation malsaine de soi. On doit devenir une personne comme les autres. » La gloire est généralement éphémère. Dès qu'elle s'estompera, Travis se verra presque forcé de recommencer. La fin de Taxi Driver évoque un cercle vicieux infini. La gangrène de la société est telle que celle-ci voit les monstres comme des héros et qu'elle qualifie leurs crimes de courageux. Le héros n'existe vraiment plus dans le cinéma des années 1970. Ne pas conclure dans Taxi Driver, est une volonté de rejeter le cinéma classique Hollywoodien. Avant le Nouvel Hollywood, les films étaient structurés et possédaient forcement une conclusion. Les films du Nouvel Hollywood, plus proches de la réalité, sont parfois volontairement incohérents et n'ont parfois pas vraiment de fin. C'est le cas pour Taxi Driver. Cette fin ambiguë a justement été l'objet de nombreuses critiques de la part de la presse. 4) Une palme d'or très discutée Taxi Driver a reçu la palme d'or au festival de Cannes en 1976. Globalement, la fin a été jugée décevante par les critiques parce qu'incomprise. En France, le film fait polémique. Martin Scorsese est accusé de complaisance envers l'auto- défense et la justice sommaire. Luc Honorez, dans le soir, se dit révolté par la fin de ce film qui ne condamne pas le meurtrier en en faisant au contraire un héros42 . Il accuse Martin Scorsese de flatter une certaine majorité silencieuse dont Travis serait un homme symbole et qui représenterait une partie de son public. Il qualifie la mise en scène de la dernière partie de trop molle, trop ambiguë comme son propos, Il évoque le désaveu du jury cannois par son président Tennessee Williams, opposé aux films violents, mais il pense que le jury a voulu récompenser le film d'un auteur clairvoyant qui a su rendre compte avec justesse et talent de la crise de la société : « Son jury l'a désavoué sans doute voulait-il couronner un film qui traduit presque exactement le désarroi de notre société ». Le Soir est un quotidien généraliste belge. Il se veut neutre mais les critiques l'accusent de prendre parti pour la gauche lors des élections. D'une manière générale, le journal dit être pour « le progrès » qu'il vienne de droite ou de gauche. Luc Honorez est le journaliste qui s'occupe de la rubrique cinéma. Il déteste les 41 SCORSESE Martin et WILSON Henry Michael, Scorsese par Scorsese, 328 p. [référence incomplete] 42 Le Soir, 17/06/1976, Luc Honorez, « Taxi Driver : Hamlet en voiture dans la ville sanglante » 38
  • 39. films qui, à ses yeux, en font trop. Taxi Driver, par sa mise en scène et son scénario violent, est jugé trop provocant pour avoir un réel sens. Claude-Marie Tremois, rédactrice en chef de Télérama, critique le film dans un article titré « morbide et ambigu ». Elle pense que le film est inquiétant mais qu'il ne nous apprend rien sur la société et qu'il fait état d'une fascination trouble. Ce fou dangereux non pas condamné mais érigé en héros par la presse serait un aveu de fascination pour la violence de la part du réalisateur. Elle voit le plaisir de tuer justifié et juge le point de vue du réalisateur dangereux. Le film tient, selon elle, un propos ambigu qui provoque le malaise et non une mise en alerte mobilisatrice comme le prétend Gilbert Salachas Dans Télérama toujours, Gilbert Salachas défend un film « inquiétant mais édifiant ».43 Pour lui, Martin Scorsese décrit « une plongée aux enfers, enfer moral et mental d'un individu désaxé qui répond à l'enfer d'une civilisation génératrice de malaises et confusions de toutes sortes » ; il ajoute : « la société félicite de ses initiatives ce dérisoire ange purificateur ». Pour Gilbert Salachasse, Taxi Driver est un film qui met en alerte. A la fin des années 1970, Télérama lance une campagne provocante qui vise à critiquer la télévision et certains programmes inutiles. L’hebdomadaire diffuse la photo d'un homme jouant avec son fils avec comme slogan : « on peut très bien passer une excellente soirée sans télévision » Taxi Driver est un film qui dénonce le manque de communication et les malentendus dans la société. Travis Bickle détruit sa télévision, il ne se contente pas de seulement l'éteindre : il y a une réelle violence envers la télévision. Dans Le Coopérateur44 , François Gault explique que le film pèche par ambiguïté. Le film est une peinture aussi fascinante qu'inquiétante de la ville de New York mais le personnage principal ne plaît pas à Gault. Pour lui, un homme marginal, guetté par la folie, fragile et névrosé, traumatisé par la guerre, n'est pas représentatif comme le prétendent certains d'une majorité silencieuse. Travis se désigne comme redresseur de tort, se sentant investi d'une « mission » pour laquelle il applique des méthodes extrèmes. Pour François Gault, le plus grand défaut du film réside dans le parti pris de la seule constatation qui nous impose un regard passif, comme fasciné. « Taxi Driver est un film particulièrement brillant, mais c'est aussi un film comme inachevé sur le fond ». Travis reste un psychopathe, auquel on ne peut s'identifier, et non un héros qui veut aider à améliorer les choses. 43 Télérama du 02/06/1976 : p.1 44 Le Coopérateur, François Gault, « Palme d'or au Festival de Cannes », 26/6/76. 39
  • 40. D'autres critiques soulignent la mode de l'anti-héros à travers ce film, comme c'est le cas dans Politique Hebdo. C'est une critique virulente, qui considére le film crée dans un unique but commercial. Ce film se placerait « dans une entreprise systématique de démystification du héros : plus il progresse, plus il devient impuissant. » Loin d'être une démarche critique constructive selon Politique Hebdo, il s'agit seulement d'une mode, d'un « produit new-look », une simple production made in USA qui lance l'anti-héros, exact contre-pied des héros d'autrefois. En résumé, Taxi Driver n'apporterait absolument rien de nouveau. De même dans La Croix (12 juin 1976)45 , le film déçoit à cause de son anti-héros. La première moitié est qualifiée de « techniquement éblouissante », nous mettant dans la peau d'un observateur privilégié de New York : « d'un cinéma vérité », mais le héros, ex-marine du Vietnam est finalement décevant parce qu'il n'est au final qu'un fou criminel. Le chroniqueur déplore le manque d'imagination dans la construction de ce personnage pitoyable : « Il nous faut vite déchanter ». Pour l'auteur de l'article, un prix d'interprétation pour Robert De Niro aurait suffi à Cannes. Globalement, les critiques en France s’accordent sur un point : le meilleur du film, c'est la représentation du terrifiant et fascinant spectacle urbain, « ce sont ces plongées nocturnes dans les quartiers excentriques de New York, dans ces avenues grouillant d'une faune inquiétante, qui constituent le meilleur du film. »46 Tout le monde est d’accord aussi sur le fait que Robert De Niro a effectué une remarquable interprétation, mais la fin est la plupart du temps jugée révoltante : « La poisse avec la boucherie (interminable) au bout. »47 Seule une minorité de critiques voit le film comme une manière de montrer la crise que traverse la société et non pas comme de la violence gratuite : « Pour une fois, le cinéma américain si souvent moralisateur et optimiste, est en panne de leçon à donner, et de messages à vendre. 48 » . La fin de Taxi Driver, si critiquée et incomprise, faisant d'un criminel un héros, est pourtant loin d'être aussi violente et injuste que celle d'Orange mécanique. Si Travis Bickle fait le choix de tuer en désirant au fond de lui faire un monde meilleur, changer les choses, Alex Delarge, lui, est son exact opposé car il a délibérément choisi le mal. Puisqu'il ne peut y avoir de héros dans ce monde alors il y aura des démons, des monstres. Le mal régnera et l'ultra- violence sera un réel problème de la société. 45 La Croix, « Un “taxi” au pourboire exorbitant », 12/6/1976. 46 Le Monde, « Films », 9/6/1976. 47 La Croix, « “Taxi driver” : meurtrière solitude », 24/5/1976. 48 Le Quotidien, Henry Chapier, « D'un écran à l'autre : Trois films de Cannes à Paris », 3/6/1976. 40
  • 41. III Alex Delarge et l'ultra-violence de la jeunesse F) Stanley Kubrick : « mieux vaut régner en enfer plutôt qu'au paradis » Stanley Kubrick est né en 1928 à New York. Âgé de 16 ans, il fait ses débuts en tant que photographe pour le magazine Look. Passionné par les jeux d'échecs, représentation abstraite de la guerre, il bâtit une œuvre cinématographique dont le thème principal est la lutte. En 1953, il réalise son premier long-métrage Fear and Desire, film traitant de la Seconde Guerre mondiale. En 1957, Les Sentiers de la gloire (paths of Glory) aborde le sujet de la Première Guerre mondiale et Docteur Folamour (Dr Strangelove) en 1964 celui de la Guerre froide, tandis que Full Metal Jacket en 1987 traite de la guerre du Vietnam. Dans Orange Mécanique, Stanley Kubrick s’intéresse à la guerre entre les aînés et les jeunes. Il met en scène les pires pulsions qui se dissimulent derrière les apparences. Le thème du double, comme du Bien et du Mal, est central chez ce réalisateur. Orange mécanique est avant tout une histoire sur le Bien et le Mal. Il raconte le parcours atypique d'un jeune adolescent qui, passionné par l'ultra- violence et Beethoven, va devenir un cobaye. L'âge d'Alex Delarge n'est pas mentionné dans le film mais dans le livre d'Antony Burgess, dont il est librement inspiré, il a seulement 14 ans. On considérera donc qu'Alex n'a pas atteint l'âge adulte dans le film. Lorsqu’il a eu l'idée de ce film, Stanley Kubrick avait en réalité envie de montrer ce qui pourrait se passer. Le film est donc une sorte de vision cauchemardesque d'un avenir imaginé par Kubrick. C'est la mise en scène d'un un futur anti-utopique qui s'accorde bien avec la désillusion ressentie par le peuple américain et britannique dans les années 70. Réalisé en 1972, Orange mécanique est un film qui aujourd'hui encore choque de par sa violence. Il était une fois Orange mécanique, documentaire réalisé en 2011 par Antoine de Gaudemar et Michel Ciment, traite de la création du film, de son tournage et de son accueil en Amérique. Le documentaire commence par des paroles de Stanley Kubrick : « Les méchants sont toujours des personnages plus intéressants, c'est plus facile et plus drôle de caricaturer la folie et le vice que de montrer la bonté en disant : “c'est merveilleux on devrait tous être comme ça. Mieux vaut régner en enfer que servir au paradis”. » Cette citation de Stanley Kubrick confirme ce que nous avons dit plus tôt : les héros négatifs sont plus attirants parce qu'ils sont plus complexes. Le film commence par un gros plan sur le 41