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NEANDERTAL ET DENISOVA
I
l y a environ 30 000 ans,
Homo sapiens se retrouvait
seul aux commandes de la
destinée de l’humanité, les plus
proches espèces cousines,
l’homme de Neandertal et celui de
Denisova, s’étant éteintes. Leur
héritage, pourtant, n’avait pas totalement
disparu… En 2010, grâce aux progrès
fulgurants de la paléogénomique (l’étude des
génomes anciens), on découvrait avec
stupeur que non seulement les différentes
lignées humaines s’étaient côtoyées, mais
qu’elles s’étaient aussi métissées et que le
génome de l’homme moderne en portait
toujours la trace. Ces données ont été
affinées depuis, sous l’impulsion du pionnier
suédois Svante Pääbo, grâce à une
minutieuse enquête internationale qui a
confirmé qu’environ 2 % du génome d’un
Européen ou d’un Chinois est issu
d’ancêtres néandertaliens, tandis que les
Dénisoviens ont contribué à hauteur
d’environ 5 à 6 % au génome des
populations autochtones de Nouvelle-
Guinée. Grâce aux découvertes les plus
récentes, on comprend mieux aussi
pourquoi ce legs a été préservé, et dans
quelle mesure il s’est avéré utile ou délétère.
L’ÉVOLUTION A ÉTÉ
BUISSONNANTE
Ces avancées constituent le dernier chapitre
d’une histoire de l’évolution humaine écrite
en moins d’un siècle et demi et qui aura
bousculé tous les dogmes.
« La paléoanthropologie est une science
jeune », rappelle Jean-Jacques Hublin,
qui dirige le département de l’Évolution
humaine de l’Institut Max Planck
d’anthropologie évolutionnaire de Leipzig
(Allemagne). Les premiers hommes fossiles
ont été découverts au XIXe
siècle, mais c’est
l’accélération des découvertes à la fin du
DENISOVA,
ENCORE UN MYSTÈRE
L’homme de Denisova n’est connu
que par une phalange d’auriculaire,
plusieurs dents et son ADN.
C’est bien peu, même si la molaire
fossilisée, plus proche de celles
d’Homo erectus que de celles
d’Homo sapiens ou de l’homme
de Neandertal, a tout de suite
intrigué les chercheurs. D’après
l’ADN, les ossements auraient
appartenu à une fillette à la peau
noire, brune et aux yeux marron.
En mars 2017, une équipe chinoise
a découvert en Chine des fragments
de crânes. Selon Jean-Jacques
Hublin, ils pourraient avoir
appartenu à des Denisoviens…
Si ces résultats se confirmaient,
on pourrait en apprendre davantage.
Ancêtre commun
Autre
« Les différentes lignées
humaines se sont côtoyées,
et elles se sont aussi
métissées... »
Livre 1.indb 103 02/05/2017 17:22
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UN “TROISIÈME HOMME”
DÉCOUVERT ?
Grâce à l’amélioration des techniques
d’extraction et de purification, l’équipe de
Svante Pääbo fournit en 2010 un “premier jet”
du séquençage d’un génome complet
d’homme de Neandertal, reconstitué à partir
de l’ADN extrait de trois os retrouvés dans la
grotte de Vindija, en Croatie. Un peu plus tard,
elle présente la séquence d’un autre génome,
extrait celui-ci d’une phalange découverte en
2008 dans une couche archéologique de
la grotte de Denisova, en Sibérie, datée
approximativement de 50 000 à 30 000 ans.
Cette phalange constitue, avec une molaire,
le seul vestige du squelette d’un humain
archaïque y ayant séjourné. Et comme le
laissait présager le séquençage de l’ADN
mitochondrial réalisé juste avant, ces vestiges
appartiennent bien à une lignée humaine
jusque-là inconnue, contemporaine des
néandertaliens et des hommes modernes :
l’homme de Denisova vient d’être identifié !
On est alors à l’aube d’une révolution
scientifique. « Les technologies de
séquençage sont désormais disponibles à des
coûts acceptables et leurs performances se
sont améliorées de façon spectaculaire »,
s’enthousiasme Jean-Jacques Hublin. En
2012, grâce à des méthodes plus sensibles,
les chercheurs affinent les résultats obtenus
sur le génome de l’homme de Denisova,
exceptionnellement bien préservé malgré son
âge respectable, réévalué dans une fourchette
de 74 000 à 82 000 ans. Dans la foulée,
plusieurs équipes font parler le génome de
néandertaliens ou d’hommes modernes.
Selon une étude parue en janvier 2014 dans
la revue Nature, la lignée de l’homme moderne
aurait divergé de celle des ancêtres de
Neandertal et de Denisova il y a environ
610 000 ans, puis, au sein de ce dernier
groupe, la divergence des denisoviens et des
néandertaliens serait intervenue voilà environ
460 000 ans. Bien qu’elles soient restées très
proches génétiquement, on a pu modéliser
le degré de divergence de ces trois lignées
et les évolutions de leurs génomes respectifs,
dues aux mutations accumulées au fil des
générations. « La séparation des espèces
prend énormément de temps, car l’isolement
reproductif entre deux nouvelles espèces
se met en place de façon très progressive
pendant plusieurs millions d’années », explique
Jean-Jacques Hublin. Les possibilités de
reproduction croisée qui ont perduré ont
permis à Homo sapiens de se métisser avec
les néandertaliens il y a environ 50 000 ans,
après sa sortie d’Afrique, mais aussi avec
l’homme de Denisova. Où et quand ?
Les scientifiques en débattent encore, mais les
descendants de ces unions se sont répandus
dans le monde entier sauf en Afrique.
QUE RESTE-T-IL
DE NOS “COUSINS” ?
Dans les populations actuelles issues
de ce métissage avec ces frustes cousins,
des fragments du patrimoine génétique
humain en portent toujours la trace.
« Les individus non africains contemporains
présentent approximativement 2 %
d’ascendance néandertalienne (de 1 à 4 %
selon les individus), avec des variations dans
les différentes populations », explique Joshua
Akey, du département des sciences du
génome à l’université d’État de Washington
(Seattle). Cet héritage est plus marqué chez
les Extrêmes-Orientaux qu’en Europe, l’impact
des gènes dénisoviens n’étant en revanche
significatif que dans les populations des îles
mélanésiennes au nord de l’Australie.
« Des parties de génome archaïque,
conférant probablement des avantages locaux
dans des conditions restreintes, ont été
sélectionnées, alors que d’autres ont été
purgées », indique Jean-Jacques Hublin.
Les gènes qui ont subsisté sous une forme
archaïque sont aujourd’hui très inégalement
répartis le long du génome.
« Beaucoup des gènes néandertaliens sont
impliqués dans l’immunité ou la biologie de la
peau, ajoute Joshua Akey. Nous supposons
que cela reflète l’adaptation des hommes
modernes à de nouvelles pressions de
sélection auxquelles ils ont dû faire face en
se dispersant hors d’Afrique et en rencontrant
de nouveaux pathogènes et des climats
différents. » Dans le même ordre d’idées,
on a aussi identifié au sein des populations
actuelles des versions archaïques de gènes
de l’immunité provenant de l’homme de
Denisova, et montré que son héritage avait
joué un rôle dans l’adaptation à l’altitude des
populations tibétaines. En se basant sur
l’étude de 28 000 dossiers médicaux, l’équipe
de Joshua Akey a pu préciser le prix à payer
pour le legs encombrant de Neandertal.
Associés à certaines caractéristiques des
cheveux, de la peau ou du métabolisme
Par Marielle Mayo
des graisses adaptées aux climats froids,
les gènes néandertaliens seraient en
contrepartie impliqués à divers degrés dans
la prédisposition à des maladies telles que
la kératose actinique (une affection
dermatologique) ou le lupus (une maladie
auto-immune), à l’hypercoagulation et à
certains troubles neurologiques et
psychiatriques tels que la dépression
ou la schizophrénie, et même la dépendance
au tabac !
DES GÈNES MIS AU PAS
Connaître la fonction des gènes ne suffit
toutefois pas à leur imputer des traits
observables chez l’individu (ce que les
scientifiques appellent le phénotype).
Il existe en effet des processus régulateurs
susceptibles de freiner l’activité des gènes,
voire de les réduire au silence, ou au contraire
de les pousser à s’exprimer trop bruyamment.
Or, comment savoir si les mécanismes
inhibiteurs ou activateurs mis en place par
l’évolution chez les néandertaliens étaient
identiques à ceux qui s’exercent dans
notre génome ?
Dans une étude publiée en février dernier
dans la revue Cell, Joshua Akey s’est donc
demandé dans quelle mesure les gènes
archaïques étaient fonctionnels chez l’homme.
« Des décennies de travaux ont montré que
la façon dont les gènes sont “allumés” ou
“éteints” joue un large rôle dans les variations
de phénotype et dans la prédisposition aux
maladies, souligne-t-il. Nous avons découvert
que l’origine néandertalienne avait des effets
prépondérants sur les niveaux d’expression
des gènes. » Les gènes archaïques sont
en particulier beaucoup moins actifs dans
les testicules et dans le cerveau que dans
les autres tissus du corps. C’est le signe
que les gènes impliqués dans le
fonctionnement de ces deux organes
ont connu une évolution différente chez
l’homme moderne et chez Neandertal.
Ces observations corroborent aussi
l’hypothèse d’une faible fertilité des Homo
sapiens mâles métissés. On pourra également
se réjouir que le Neandertal qui sommeille
en nous n’ait quasiment pas voix au chapitre
dans le cerveau…
NEANDERTAL ET DENISOVA
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