Sommaire :
L’Europe contre le dumping social et fiscal ? Par David Simonnet.
École de guerre économique : ils s’instruisent pour vaincre. Entretien avec Christian Harbulot.
Guerre économique : qui est l’ennemi? Entretien avec Bernard Esambert.
2. 70 CONFLITS
GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISES / EnTRETiEn AVEC ChRiSTiAn hARBULoT
Pourquoi une école de guerre économique ?
Dès l’origine, nous nous sommes aper-
çus que le monde académique se refusait
à travailler sur la notion de rapports de
force. Le phénomène de la concurrence
n’est qu’un aspect parmi d’autres des rap-
ports de force auxquels sont confrontées
les entreprises. En outre, les modèles de
concurrence ne sont pas homogènes, le
modèlechinoisétantparexempletrèsdif-
férent du modèle américain. Nous avons
élargi notre spectre d’études aux problé-
matiques d’État, qui utilisent l’économie
pour leurs stratégies de puissance, mais
aussi aux mutations à l’œuvre au sein de
la société civile, puisque désormais, de
nombreux acteurs émanant de cette
sphèreinterfèrentdirectementdanslavie
des entreprises.C’est justement pour étu-
dier le surgissement polymorphe de ces
rapports de force dans l’aire économique
et leurs conséquences pratiques sur la vie
de nos sociétés que l’École de guerre éco-
nomique a été créée.
Lesgrandsgroupesfrançaisconfrontés
aux chocs de la mondialisation savent
bien qu’il ne suffit pas d’être innovant,
puissant financièrement ou de multiplier
les fusions-acquisitions pour gagner. Il
faut avant tout définir une stratégie de
puissance, reposant sur l’intégration du
jeuinformationnelauseindel’entreprise
pour optimiser ses atouts et anticiper les
coups à jouer.
Dans ce contexte, la connaissance et la
maîtrisedel’environnementinformation-
nelserévèlentêtreessentiels.Parexemple,
la montée en puissance dans la sphère
médiatique de nouvelles règles morales –
ouprétenduestelles–qui,deprimeabord,
paraissentaberrantesauxdirigeants,peut
affectertrèsvitelaréputationd’uneentre-
prise, si cette dernière reste focalisée sur
son seul cœur de métier, sans prendre en
compte les mutations à l’œuvre dans son
écosystème.De même,que peut faire une
seule personne en charge de la veille dans
l’entreprisesifaceàelle,ilyauneoffensive
informationnellemûrementpréparéepar
des combattants de l’ombre rompus à ces
méthodes? Les dégâts vont être considé-
rables – voire mortels – sur le plan de
l’image,affectantdemanièreconséquente
le goodwill – le patrimoine immatériel –
de l’entreprise,donc son capital financier.
C’est dans ce contexte de guerre écono-
mique que nous formons nos étudiants
depuis maintenant vingt ans. D’autant
qu’aujourd’hui,avec le soutien actif et les
solides moyens du groupe espagnol Pla-
neta – l’un des leaders mondiaux de la
presse–nousallonspouvoirdèslarentrée
de septembre démultiplier nos actions et
enseigner notre savoir-faire sur de nou-
veaux théâtres d’opérations extérieures
économiques.
Pourquoi insister sur les rapports de force dans
la guerre économique ?
L’étude attentive de l’histoire est riche
d’enseignements pour qui sait déchiffrer
les arcanes de la vie des empires. En effet,
unempireaundéveloppementcroissantà
partirdumomentoùilparvientàunéqui-
libre entre des logiques politiques, mili-
taires,marchandeset/ouéconomiques.La
cohérence est alors la clé du succès. En
revanche,lorsqu’ilcommenceàsemontrer
incohérent dans ces domaines,il s’affaiblit
jusqu’à courir à sa perte.
C’est probablement l’une des grandes
erreurs de la science politique dans notre
pays que de n’avoir pas utilisé la grille de
décryptage cohérence/incohérence pour
saisir la nature des mutations à l’œuvre
dans le réel. Regardez l’empire américain,
quiaconnusapremièregrandedéfaiteavec
leVietnam:onobservelàuneincohérence
flagranteentrelavolontéaffichéeetleplan
informationnel. Depuis, les États-Unis
n’ont cessé de générer des incohérences.
Actuellement,laChineleurapparaîttoutà
L’École de guerre économique
(EGE) vient de fêter en juin dernier
ses vingt ans d’existence,en un lieu
symbolique : l’École militaire,en
plein cœur de Paris.Fin décrypteur
des défis géopolitiques et
géoéconomiques,son fondateur et
directeur,Christian Harbulot,pointe
l’urgence qu’il y a pour la France
d’en finir avec les lubies
idéologiques pour renouer enfin
avec le réel et retrouver une
logique de puissance.
École de guerre économique :
ils s’instruisent pour vaincre
Créateur du concept d’intelligence économique en
France, Christian Harbulot est reconnu comme l’un
des meilleurs théoriciens de cette discipline à l’in-
ternational. En 1997, constatant le déficit des en-
treprises françaises en matière de management of-
fensif de l’information, il crée l’École de guerre éco-
nomique. Depuis, dans ses ouvrages, il dissèque
les problématiques d’affrontements économiques
et les stratégies de puissance qui s’y rattachent.
3. CONFLITS 71
la fois comme une menace globale en
mêmetempsqu’unpartenairefinancieret
commercial.La Russie constitue pour eux,
elle aussi, une menace globale mais aussi
un partenaire incontournable sur des dos-
siersgéopolitiquesultra-sensibles,comme
leMoyen-Orient.Onpeutainsidéclinerad
libitumlesexemplesd’incohérencedansla
géopolitique des États-Unis.
Comprendrel’évolutiondesrapportsde
force exige de disséquer avec soin la trian-
gulationcombat/puissance/résilience,qui
permet de suivre les logiques complexes à
l’œuvre dans les rapports entre acteurs
privés et pouvoir politique. On évolue là
dans le monde réel,dont on ne peut com-
prendreréellementlesfracturesetlesdéfis
avec les seuls outils d’analyse enseignés
dans l’univers feutré et conformiste de la
science politique. Confrontés à la guerre
économique, nous ne pourrons dévelop-
per une approche efficiente des réalités
sans la grille de lecture cohérence/incohé-
rence qu’induit une lecture intelligente et
lucide des rapports de force.
À cet égard, malheureusement, décon-
nectée des réalités et empêtrée dans ses
tabousmoraux,laFranceapparaîtcomme
l’un des pays les plus incohérents du
monde. Il est donc urgent de faire preuve
tout à la fois de réalisme et de courage,de
réapprendre à penser sur le long terme et
«horsdesclous»,surunmodestratégique,
donc cohérent.Autrement dit de changer
au plus tôt de paradigme. Sommes-nous
prêts,nousautresFrançais,àaccomplirici
et maintenant un tel saut ?…
aujourd’hui,pour vous,qui est l’ennemi dans la
guerre économique ?
Au-delà des analyses classiques menées
sur le poids de l’État qui, en France, para-
lyse les énergies et décourage la floraison
desinitiatives,jediraiquenotreprincipal
ennemi, c’est d’abord nous. Nous
sommesavanttoutvictimesd’unressenti
idéologique, victimes de nos propres blo-
cages mentaux, de schémas intellectuels
totalement obsolètes (comme la lutte des
classes…), d’idéaux en rupture complète
aveclequotidiendelaplanète.Etquedire
de notre obsession pour l’égalité – vœu
pieux ou plutôt chimère qui pervertit
notreperceptionduréel…Ceconceptfut
certes un élément-clé de la guerre infor-
mationnellemenéeàl’échelleeuropéenne
à la jointure des XVIIIe
et XIXe
siècles, pour
casser l’encerclement de notre pays.Mais
nous en payons aujourd’hui le prix.D’au-
tant que la France n’a pas vraiment res-
pecté ce concept d’égalité en dehors des
limites de l’Hexagone… L’égalité est une
vuedel’esprit.Pourpreuve,aucunrégime
au monde n’a réussi à inscrire l’égalité
dans le quotidien de ses habitants. Aussi
peut-être serait-il judicieux de lui substi-
tuer le concept d’équité, plus en phase
avec les réalités du monde.
Envérité,nosconcurrentsounosadver-
saires sont d’abord forts de nos propres
faiblesses,enpremierlieudenotrepercep-
tion du monde, irénique et moralisatrice
àsouhait,aussiprétentieusequ’inefficace.
Le blocage mental s’adosse ici à une
immense hypocrisie. On a d’ailleurs tort
de sous-estimer – voire de carrément
négliger – le rôle des idées, et donc des
représentations, dans la guerre écono-
mique.Regardez le jeu des ONG qui bou-
leverse la donne de fond en comble sur le
terrainéconomique,parexempleens’éri-
geantenthuriférairesdelacauseanimale.
Cette déconnexion – voire cette négation
pure et simple – du réel, en jouant sur le
registre des perceptions, des émotions et
des images, a des effets directs et bien
concrets sur le devenir des entreprises.Le
paradoxe est que ces doctrines prétendu-
menthumanistesaboutissentinfineàdés-
humaniser chaque jour davantage notre
monde,encoupantl’hommeduréeleten
l’enfermantdansdefumeusesreprésenta-
tions mentales.
Ce sont ces méthodes et ces logiques
que doivent apprendre à connaître et à
combattre les entreprises si elles veulent
remporter avec succès les défis écono-
miquesprésentsetàvenir.Loindesseules
approches technicistes,financières,quan-
titatives et matérielles, la guerre écono-
mique à l’échelle mondiale exige
d’intégrer les paramètres du combat cog-
nitif et informationnel. w
POuR en SaVOiR PLuS : eGe.fR
Les derniers livres de Christian Harbulot
Le Nationalisme économique américain
VAVAV Éditions, 2017
Fabricants d’intox.
La guerre mondialisée des propagandes
Lemieux éditeur, 2016
Manuel d’intelligence économique
PuF,F,F 2015)
Christian Harbulot et David Simonnet : loin des seules approches technicistes, financières, quantitatives
et matérielles, la guerre économique à l’échelle mondiale exige d’intégrer les paramètres du combat
cognitif et informationnel.
4. 72 CONFLITS
GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISE
est, qu’au-delà de la volonté affichée du
chef de l’État de promouvoir l’entreprise,
on rencontre en réalité peu de conseillers
qui aient une connaissance réelle de son
quotidien. Bien sûr, certains ont fait des
allers-retours dans des grands groupes.
Maisquesavent-ilsdelaguerrequelivrent
au jour le jour les patrons d’ETI ou de
PME? Or que cela plaise ou non, ce sont
les entreprises qui font vivre un pays.
Aussi,neserait-ilpastempsqu’ungouver-
nement «de salut public»,regroupant les
réformateurs de tous les bords, permette
à la France – par voie d’ordonnances
notamment–deseremettreàniveaudans
lacompétitionmondiale?C’estd’ailleurs
l’idée que j’avais développée dans mon
dernier livre [ndlr: Une Vie d’influence,
Flammarion, 2013, prix Saint Simon] en
appelant de mes vœux un gouvernement
de transversalité.
Rien ne se fera sans le retour d’une
pensée stratégique digne de ce nom, éta-
blie sur le long terme.
Comment voyez-vous s’articuler les rapports
entre géopolitique et géoéconomie ?
Les deux disciplines ont bien des points
encommunmêmesiellesneserecoupent
pasexactement.Ainsi,certainesnationsqui
n’ont pas (ou plus) de rayonnement géo-
politiquepeuventexercerunpoidstrèsfort
danslagéoéconomie.CefutlecasduJapon
il y a vingt ans.
En revanche, la Chine d’aujourd’hui
incarne la preuve qu’il peut exister une
osmoseentregéopolitiqueetgéoéconomie.
Je suis intervenu à plusieurs reprises en
Chinedanslecadredeconférences,tantles
Chinois sont intéressés par le concept de
gaullo-pompidolisme en matière indus-
trielle. Quand on observe le pilotage des
manettes (fiscalité, crédit, etc.) de l’écono-
mie chinoise actuelle, on a l’impression
d’un pays dirigé par un groupe d’ingé-
nieurs,quiorchestreletoutavecautoritéet
brio.Plusefficacemententoutcasquedans
une quelconque économie libérale…w
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Vous avez lancé en 1970 le concept de guerre
économique,uneréalitéalorsdifficileàadmettre.
qu’en est-il aujourd’hui ?
En1970,beaucoupd’économistesm’ont
voué aux gémonies pour avoir établi ce
parallèleentreguerreetguerreéconomique.
Aujourd’hui, cette réalité est impossible à
nier! La guerre économique est une évi-
dence, même si nos contemporains n’ont
aucune idée de la férocité de cette guerre,
intense et permanente: millions de chô-
meurs qui sombrent pour certains dans le
suicide ou la dépression, régions entières
plongées dans la pauvreté,branches d’acti-
vité disparaissant purement et
simplement… Tout cela a un
coûtcolossal,financierbiensûr
mais aussi et surtout humain,
affectant la nature et le devenir
mêmedenossociétés.
Pour bien saisir en quoi la
guerre économique est une
cruelleréalité,ilfautsesouvenir
comment sont nées les PME
allemandesdansl’immédiateaprès-guerre.
C’estlamontéeenpuissancedesjeuneslieu-
tenants démobilisés de l’armée allemande
qui a constitué l’ossature de l’industrie
renaissante. Et ce, à partir du tas de ruines
géantqu’étaitl’Allemagne de 1945.
aujourd’hui,pour vous qui est l’ennemi ?
Enpremierlieu,c’estl’État,quiempêche
les entreprises présentes sur son territoire
de relever correctement les vrais défis, de
créer de l’emploi et de la richesse,donc de
gagner la guerre économique.L’entreprise
voit le concurrent comme l’ennemi. Mais
àl’échelledelanation,c’estbeletbienl’État
quiestencause,paralysantouentravantles
forces, multipliant les obligations et les
poids au lieu de favoriser la floraison des
énergies.Sous les présidences de Gaulle et
surtoutPompidou,outreuncontextefavo-
rable, les entreprises, essentiellement les
PME, étaient portées et même
dopées par le discours du chef
del’État.Cesprésidents–vérita-
bles chefs d’état-major dans la
guerreéconomique–recevaient
à leur table les patrons de PME,
ce qui leur permettait de pren-
drelepoulsdupays.Recherche-
développement, innovation,
rayonnementàl’international…
les mesures techniques étaient simultané-
ment appuyées par un discours positif et
crédible parce qu’en lien avec les réalités.
Aujourd’hui, on a l’opportunité, pour
lapremièrefoisdepuis50ans,derattraper
le terrain et le temps perdus.Le problème
Guerre économique: qui est l’ennemi?
EXPLORE LE CHAMP DES RAPPORTS
ENTRE LA GÉOPOLITIQUE ET LES ENTREPRISES
David Simonnet et Bernard Esambert. Polytechnicien, ingénieur du corps des mines, Bernard Esambert fut
le conseiller industriel et scientifique de Georges Pompidou à la Présidence de la République et, à ce titre,
l’un des inspirateurs de notre puissance industrielle il y a 50 ans et le créateur du concept de guerre
économique. Il a ensuite été – entre autres – directeur du Crédit Lyonnais, vice-président du groupe Bolloré
et du conseil de surveillance de Lagardère groupe, président de l’École polytechnique, de l’Institut Pasteur…
Un beau parcours pour celui qui se définit avec humilité comme un «poulbot de la République»!
GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISES / EnTRETiEn AVEC BERnARD ESAmBERT