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Sociologie de la traduction
Textes fondateurs
Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour (dir.)
DOI : 10.4000/books.pressesmines.1181
Éditeur : Presses des Mines
Année d'édition : 2006
Date de mise en ligne : 19 avril 2013
Collection : Sciences sociales
ISBN électronique : 9782356710239
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782911762758
Nombre de pages : 401
Référence électronique
AKRICH, Madeleine (dir.) ; CALLON, Michel (dir.) ; et LATOUR, Bruno (dir.). Sociologie de la traduction :
Textes fondateurs. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Presses des Mines, 2006 (généré le 19 avril 2019).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pressesmines/1181>. ISBN : 9782356710239.
DOI : 10.4000/books.pressesmines.1181.
© Presses des Mines, 2006
Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
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Collection Sciences sociales
Collection Sciences sociales
MADELEINE AKRICH
MICHEL CALLON
BRUNO LATOUR
Sociologie
de la traduction
Textes fondateurs
Presses des Mines
20/10/09 16:32:19
Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com>
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Sociologie
de la
traduction.
Textes
fondateurs
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© École des mines de Paris, 2006
60, boulevard Saint-Michel - 75272 Paris Cedex 06 - France
email : presses@ensmp.fr
http://www.ensmp.fr/Presses
© Photo de couverture : M. Demange
ISBN : 2-911762-75-4
Dépôt légal : octobre 2006
Achevé d’imprimer en 2006 (Paris)
Tous droits de reproduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous pays.
COLLECTION SCIENCES SOCIALES
Responsable de la collection : Cécile Méadel
Centre de Sociologie de l’innovation (http://www.csi.ensmp.fr/)
cecile.meadel@ensmp.fr
Dans la même collection
Bruno Latour, Chroniques d’un amateur de sciences
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Madeleine Akrich
Michel Callon
Bruno Latour
Sociologie
de la
traduction.
Textes
fondateurs
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Préambule
Le Centre de sociologie de l’innovation (CSI), laboratoire de sociologie de l’école
des mines, créé en 1967, a joué un rôle indéniable dans la constitution et le déve-
loppement du champ STS, Science, Technique et Société. L’originalité du CSI dans
ce domaine a été non seulement d’étudier l’impact des sciences et des techniques
sur la société, mais de développer une théorie originale pour analyser les multiples
façons dont la société et les sciences se mélangent. De proche en proche, cette théorie
transforme l’économie de l’innovation, l’histoire et la philosophie des sciences, la socio-
logie de la culture et des médias, l’anthropologie médicale et biologique, l’analyse
des marchés… De nombreux outils pratiques pour la gestion de l’innovation, la poli-
tique scientifique, l’enseignement des controverses, la description de l’activité
de recherche, le suivi des transformations techniques ont été développés. La dimension
politique et citoyenne de toutes ces recherches devient de plus en plus visible,
quand le développement des sciences et des techniques multiplie les interrogations,
voire les inquiétudes.
Cette approche, la sociologie de l’acteur réseau, souvent désignée sous son appel-
lation anglaise Actor Network Theory est désormais très largement mobilisée par
les sciences sociales et étudiée dans les cursus universitaires. Elle a donné lieu à une
ample littérature, principalement en langue anglaise. Or, nombre de ses textes
fondateurs sont aujourd’hui introuvables, parce qu’ils ont été publiés dans des revues
qui ne sont plus disponibles, qu’ils sont difficiles à trouver ou parce qu’ils n’ont jamais
été traduits en français. Ce premier recueil, qui réunit les textes de trois chercheurs
du CSI : Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour, privilégie les approches
anthropologiques des sciences et des techniques.
Deux principaux critères ont présidé au choix des textes : d’une part l’intérêt qu’ils
présentent encore aujourd’hui dans leur approche et dont témoigne leur notoriété,
et d’autre part leur faible disponibilité, en particulier pour des lecteurs francophones
(plusieurs n’avaient jamais été publiés en français). Les textes sont présentés dans
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leur ordre chronologique de rédaction, sauf « Pour une sociologie des controverses
technologiques » qui a été rapproché des autres textes sur la technique. Ils ont été
relus et corrigés par leurs auteurs et peuvent donc être différents de la version précé-
demment publiée. La bibliographie a été mise à jour, en indiquant, dans la mesure
du possible, les dernières versions éditées. Elle est regroupée en fin d’ouvrage.
Plusieurs recueils sont prévus dans cette collection, ils s’ouvriront plus largement
à d’autres auteurs du domaine. Certains seront consacrés à des terrains d’études
spécifiques : la santé, le marché, les politiques de recherche et d’innovation, la culture…
Sociologie de la traduction. Textes fondateurs
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Présentation des auteurs
Madeleine AKRICH est actuellement directrice du Centre de Sociologie de l’innovation.
Après son diplôme d’ingénieur des mines, elle a rejoint le CSI où elle a consacré
l’essentiel de ses travaux à la sociologie des techniques, en s'intéressant spécifiquement
aux utilisateurs : elle a essayé de comprendre comment les innovateurs, concepteurs,
promoteurs de dispositifs techniques construisent des représentations des utilisateurs
auxquels ils destinent leurs dispositifs et inscrivent ces représentations dans les choix
techniques et organisationnels qu'ils effectuent, produisant ainsi des « scénarios »
qui cadrent les relations possibles entre les utilisateurs et les dispositifs. Par ailleurs,
elle s'est intéressée à la manière dont les utilisateurs s'approprient les technologies
et dont ces technologies redéfinissent leurs relations à leur environnement.
Depuis quelques années, ses travaux concernent plus particulièrement la médecine :
elle a réalisé une comparaison des pratiques obstétricales en France et aux Pays-Bas
(avec Bernike Pasveer Comment la naissance vient aux femmes. Les techniques de l'accou-
chement en France et aux Pays-Bas), deux pays entre lesquels existent des différences
massives dans l’utilisation des techniques, et s’est attachée à décrire la manière
dont les expériences que font les femmes de leur grossesse et de leur accouchement
sont liées à ces ensembles spécifiques de pratiques. Actuellement, elle mène, avec Cécile
Méadel, une recherche qui porte sur les collectifs constitués sur Internet dans le domaine
de la santé.
Michel CALLON est directeur de recherche et professeur à l’École des mines de Paris.
Après son diplôme d’ingénieur des mines, il est entré comme chercheur au centre
de sociologie de l’innovation qui venait d’être créé par Pierre Laffitte. Il y a effectué
toute sa carrière et l’a dirigé de 1982 à 1994. Auteur majeur de la sociologie de l'acteur-
réseau, ou encore sociologie de la traduction, ses travaux couvrent un large spectre
d'intérêts autour des questions relatives aux interrelations entre sciences, techniques
et société : l’anthropologie des sciences et des techniques, la socio-économie
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de l'innovation (The Laws of the Markets) et l’économie expérimentale, les questions
de démocratie (avec P. Lascoumes et Y. Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai
sur la démocratie technique), et la sociologie de la médecine et de la santé (Le Pouvoir
des malades avec Vololona Rabeharisoa). Depuis quelques années il s’intéresse plus
particulièrement au rôle des profanes dans le développement et la diffusion des connais-
sances scientifiques et techniques, ainsi qu’à l’anthropologie des marchés économiques.
Parallèlement à ces recherches, il a également impulsé tout un ensemble de travaux
destinés à améliorer la maîtrise des processus de recherche et d'innovation. Ceci l'a amené
à réaliser de nombreuses études à la demande de responsables industriels et à conduire
des analyses comparatives internationales, notamment entre la France et le Japon, sur
la gestion de l'innovation dans les firmes. Il a ainsi contribué à une meilleure connais-
sance de la fonction et du rôle des organismes publics de recherche, ainsi qu'à une
réflexion sur les conditions de l'efficacité des politiques publiques de la recherche
et de l'innovation.
Bruno LATOUR. Après plus de vingt années comme professeur de sociologie à l’école
des mines, il a rejoint à la rentrée 2006 l’Institut d’études politiques de Paris. Agrégé
de philosophie, il s'est formé à l'anthropologie en Côte d'Ivoire puis a rejoint le Centre
de sociologie de l’innovation en 1982. Très vite il s'est intéressé aux sciences
et aux techniques. Son premier livre, La Vie de laboratoire, décrit le fonctionnement
quotidien d'un laboratoire californien en utilisant des méthodes ethnographiques.
Il a travaillé ensuite sur les liens entre la révolution de Pasteur et la société française
du XIXe siècle (Les Microbes : guerre et paix, 1984). De plus en plus intéressé par les
multiples connections entre la sociologie, l'histoire et l'économie des techniques, il a publié
un livre de synthèse (La Science en action) et de nombreux articles sur l'innovation
technique. Il a écrit ensuite un ouvrage sur l'ethnographie du Conseil d'État (La Fabrique
du droit : une ethnographie du Conseil d'État, 2002). Son dernier ouvrage (Reassembling
the Social - An Introduction to Actor-Network-Theory, 2005. Publié en français sous le titre
Changer de société - Refaire de la sociologie) fait le point sur l'impact des « science studies »
sur la philosophie des sciences. Après avoir été commissaire de l'exposition Iconoclash,
il a organisé en 2005 une autre exposition, toujours avec Peter Weibel, au ZKM de Karlsruhe
La Chose politique - Atmosphères de la démocratie deux expositions qui ont toutes les deux
fait l'objet de volumineux catalogues aux presses du MIT, Cambridge, Mass.
Les bibliographies des auteurs sont disponibles sur le site du CSI :
http://www.csi.ensmp.fr/
Sociologie de la traduction. Textes fondateurs
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Remerciements
Nous remercions les auteurs et les éditeurs qui nous ont autorisés à reproduire
les textes de ce recueil.
M. CALLON ET B. LATOUR. « Le grand Léviathan s'apprivoise-t-il ? »
Première publication en 1981 : “Unscrewing the Big Leviathan; or How Actors
Macrostructure Reality, and How Sociologists Help Them To Do So?” in Karin D. Knorr,
and Aron Cicourel (dir.) Advances in Social Theory and Methodology. Toward an Integration
of Micro and Macro Sociologies, London: Routledge & Kegan Paul, pp. 277-303.
B. LATOUR. « Les “Vues“ de l'Esprit. Une introduction à l’anthropologie des sciences
et des techniques »
Première publication en 1985 in Culture technique, 14, pp 4-30.
S. STRUM ET B. LATOUR. « Redéfinir le lien social : des babouins aux humains »
Première parution en anglais en 1987 : “The Meanings of Social: from Baboons
to Humans”, Information sur les Sciences Sociales/Social Science Information, 26, pp 783-
802. La traduction française par Catherine Rémy est inédite.
B. LATOUR. « Le prince : Machines et machinations »
Première publication en anglais en 1988 : “The Prince for Machines as Well as for
Machinations.” In Technology and Social Change, edited by B. Elliott. Edinburgh: Edinburgh
University Press. Publié en français en 1990 in Futur Antérieur, 3, pp. 35-62.
M. AKRICH. « La construction d’un système socio-technique. Esquisse pour une
anthropologie des techniques »
Publié en 1989 in Anthropologie et Sociétés, 13, 2, pp 31-54.
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M. CALLON. « Pour une sociologie des controverses technologiques »
Publié en 1981 in Fundamenta Scientiae, 2, pp 381-99.
M. AKRICH. « La description des objets techniques »
Une première version de cet article a été publiée sous le titre « Comment décrire
les objets techniques ? » Techniques et Culture, no 9 (1987) : 49-64. Puis modifiée dans
sa version anglaise, reprise ici “The De-Scription of Technical Objects.” In Shaping
Technology/Building Society. Studies in Sociotechnical Change, edited by Wiebe E Bijker
and John Law, 205-24. Cambridge, Massachussetts, London : MIT Press, 1992.
M. AKRICH. « Les objets techniques et leurs utilisateurs de la conception à l'action »
Une première version de cet article a été publiée en 1993 in Les Objets dans l'action,
Bernard Conein, Nicolas Dodier et Laurent Thévenot (dir.), pp 35-57, Paris, Éditions
de l'EHESS.
M. CALLON. « Quatre modèles pour décrire la dynamique de la science. »
Une première version de ce texte, ici remanié, et traduit pour la première fois
en français par Guenièvre Callon, a été publiée en 1995 : “Four Models for the Dynamics
of Science”, In Jasanoff, Sheila, Markle, Gerard E., Peterson, James C. et Pinch, Trevor
(dir.), Handbook of Science and Technology Studies, London, Sage, pp 29-64.
M. AKRICH. « Les utilisateurs, acteurs de l’innovation »
Une première version a été publiée en 1998 dans Éducation permanente, n° 134,
pp 78-89.
M. CALLON. « Sociologie de l’acteur réseau »
Une première version en anglais a été publiée en 2001 in N. Smelser et P. Baltes
(dir.), International Encyclopedia of the Social and Behavioral Sciences, Oxford, UK,
Pergamon, pp 62-66. Cette version, traduite par Guenièvre Callon est inédite.
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Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ?
Michel Callon et Bruno Latour
« Cribleras-tu sa peau de dards,
piqueras-tu sa tête avec le harpon,
Pose seulement la main sur lui :
au souvenir de la lutte tu ne recommenceras plus !
Il devient féroce quand on l’éveille,
Nul ne peut lui résister en face »
Job, 40-25
Soit une multitude d’hommes égaux et égoïstes qui vivent sans aucun droit dans un état
de nature impitoyable que l’on décrit comme « la guerre de chacun contre chacun1 ;
comment mettre fin à cet état ? Chacun connaît la réponse proposée par Hobbes : par
un contrat que chaque homme passe avec chaque autre et qui donne le droit de parler
au nom de tous à un homme, ou à un groupe d’hommes, qui ne sont liés à aucun autre.
Ils deviennent « l’acteur » dont la multitude liée par contrat sont les « auteurs »2.
Ainsi « autorisé »3, le souverain devient la personne qui dit ce que sont, ce que veulent
et ce que valent les autres, le comptable de toutes les dettes, le garant de tous les droits,
l’enregistreur des cadastres de propriété, le mesureur suprême des rangs, des opinions,
des jugements et de la monnaie. Bref, le souverain devient ce Léviathan : « ce dieu mortel
auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection »4.
11
1. [Hobbes, 1651 [1971]], p. 124. Toutes les citations se rapportent à cette édition.
2. Ibid, p. 163, ch. XVI
3. Ibid, p. 166, ch. XVI
4. Ibid, p. 178, ch. XVII
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Intéressante pour la philosophie politique, la solution de Hobbes est capitale pour
la sociologie, car elle formule pour la première fois en toute clarté la relation
des microacteurs et des macroacteurs. Pour Hobbes, en effet, il n’y a pas de différence
de niveau ou de taille entre les microacteurs et le Léviathan, qui ne résulte d’une
transaction. La multitude, dit Hobbes, est à la fois, la Forme et la Matière du corps
politique ; la construction de ce corps artificiel est calculée de telle sorte que
le souverain absolu ne soit rien que la somme des volontés de la multitude. Même
si l’expression « un Léviathan » passe pour un synonyme de « monstre totalitaire »,
le souverain chez Hobbes ne dit rien de son propre chef. Il ne dit rien sans avoir été
autorisé par la multitude dont il est le porte-parole, le porte-masque5 ou encore l’ampli-
ficateur. Le souverain n’est, ni par nature ni par fonction, au dessus du peuple, ou plus
haut, ou plus grand, ou d’une matière différente : il est ce peuple même dans un autre
état – comme on dit un état gazeux ou solide.
L’importance de ce point nous paraît capitale et nous voudrions dans cet article
en tirer toutes les conséquences6. Hobbes affirme qu’il n’y a pas de différence entre
les acteurs qui soit donnée par nature. Toutes les différences de niveau, de taille, d’enver-
gure, sont le résultat d’une bataille ou d’une négociation. On ne peut pas distinguer
les macroacteurs (institutions, organisations, classes sociales, partis, états) et les
microacteurs (individus, groupes, familles) en fonction de leur dimension, puisqu’ils
ont tous, pourrait-on dire, la « même taille », ou plutôt puisque la taille est le premier
résultat et le premier enjeu pour lequel on se bat. La question pour Hobbes et pour
nous n’est pas de classer les macro et les microacteurs ou de réconcilier ce que l’on
sait des premiers avec ce que l’on sait des seconds, mais de reposer à nouveau cette
vieille question : comment un microacteur obtient-il d’être un macroacteur ? Comment
des hommes peuvent-ils agir « comme un seul homme » ?
Certes, l’originalité du problème posé par Hobbes est en partie caché par la solution
qu’il en donne, le contrat social, dont l’histoire, l’anthropologie et maintenant l’éthologie
démontrent l’impossibilité. Mais le contrat n’est qu’un cas particulier d’un phénomène plus
général, celui de la traduction7. Par traduction on entend l’ensemble des négociations,
des intrigues, des actes de persuasion, des calculs, des violences8 grâce à quoi un acteur
Sociologie de la traduction. Textes fondateurs
12
5. Ibid, p. 161, ch. XVI
6. Remerciements : Nous remercions spécialement John Law, Shirley Strum, Karin Knorr, Lucien
Karpik et Luc Boltanski pour leurs judicieuses critiques auxquelles nous n’avons su que
partiellement répondre.
7. Ce concept a été développé par Michel Serres, [Serres, 1974] ; il a été appliqué ensuite
à la sociologie par Michel Callon, [Callon, 1975].
8. Même la victime sacrificielle de René Girard [Girard, 1978] n’est rien d’autre qu’une forme
plus cruelle et plus solennelle de contrat et qu’un cas particulier de traduction ; elle
ne saurait donc être considérée comme le fondement des autres formes de traduction.
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ou une force se permet ou se fait attribuer l’autorité de parler ou d’agir au nom d’un autre
acteur ou d’une autre force9 : « vos intérêts sont les nôtres », « fais ce que je veux », « vous
ne pouvez réussir sans passer par moi ». Dès qu’un acteur dit « nous », voici qu’il traduit
d’autres acteurs en une seule volonté dont il devient l’âme ou le porte-parole. Il se met
à agir pour plusieurs et non pour un seul. Il gagne de la force. Il grandit. Ce que le contrat
social montre en termes juridiques, à l’origine de la société et une fois pour toutes dans
une cérémonie par tout ou rien, les opérations de traduction le démontrent empirique-
ment, de façon réversible, tous les jours dans les négociations multiples et parcellaires
qui élaborent peu à peu le corps social. Il suffit de remplacer le contrat par les opéra-
tions de traduction pour voir grandir le Léviathan et rendre ainsi à la solution de Hobbes
toute son originalité.
Le but de cet article est de montrer ce que devient la sociologie si l’on maintient
l’hypothèse centrale de Hobbes – une fois le contrat remplacé par la loi générale
de la traduction. Comment décrire la société en prenant la construction des différences
de taille entre micro et macroacteurs comme l’objet de l’analyse ? Une façon de ne pas
comprendre la contrainte de méthode que nous voudrions imposer à la description
du Léviathan serait d’opposer les « individus » aux « institutions » et de supposer que les
premiers ressortissent à la psychologie et les seconds à l’histoire sociale10. Il y a bien
sûr des macroacteurs et des microacteurs, mais cette différence est obtenue par
des rapports de force et la construction de réseaux qui échappent à l’analyse si l’on
suppose a priori que les acteurs sont plus grands ou d’une essence supérieure au micro-
acteurs. Ces rapports de force et ces opérations de traduction réapparaissent en pleine
lumière dès qu’on fait avec Hobbes cette étrange supposition de l’isomorphie de tous
les acteurs11. L’isomorphisme ne signifie pas que tous les acteurs ont la même taille
mais qu’elle ne peut être décidée a priori puisqu’elle est le résultat de longs combats.
La meilleure façon de comprendre la notion d’isomorphisme est de considérer les acteurs
comme des réseaux. Deux réseaux peuvent avoir la même forme même si l’un d’entre
Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? – Michel Callon et Bruno Latour
13
9. Le mot acteur doit être pris dans sa signification sémiotique donnée par Greimas, A., [Greimas
et Courtès, 1979]. Selon lui, l’acteur correspond à toute unité discursive investie par des
rôles qui peuvent être multiples et évolutifs. Comme la notion de force, celle d’acteur n’est
pas limitée à l’univers humain.
10. Cf. la critique dévastatrice de la psychanalyse fait par G. Deleuze et F. Guattari, [Deleuze
et Guattari, 1972]. Pour ces auteurs, il n’y a pas de différence de taille entre les rêves d’un
enfant et l’empire d’un conquérant, entre le roman familial d’un individu et une tragédie
politique nationale. L’inconscient n’a rien d’individuel et nos rêves les plus intimes se meuvent
dans un espace qui couvre l’ensemble du territoire social.
11. Sur ce point comme sur de nombreux autres, C.B. Macpherson [Macpherson, 1971] n’a pas
vu l’originalité de Hobbes. Contrairement à ce qu’il soutient le marxisme ne fournit pas la clé
de la théorie de Hobbes ; c’est plutôt l’inverse qui est vrai.
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eux reste local tandis que l’autre s’étend à travers tout un pays, de la même façon que
le souverain est une personne comme les autres en même temps que l’émanation person-
nifiée de ceux-ci. Le bureau du financier n’est pas plus grand que la boutique du
cordonnier, ni son cerveau, ni sa culture, ni son univers, ni le réseau de ses amis ;
le premier n’est qu’un homme, le second comme on dit est un grand homme.
Trop souvent les sociologues, comme les hommes politiques et les simples
citoyens changent leur grille d’analyse selon qu’ils abordent un macroacteur ou
un microacteur, le Léviathan ou une interaction sociale. Ce faisant, ils entérinent
les rapports de force, ils donnent le coup de pied de l’âne aux vaincus et se portent
au secours du vainqueur. C’est ainsi que les ethnométhodologues, emportés par leur
critique de la « sociologie positive », en sont maintenant à croire que seuls existent
les micro-interactions sociales. Ils pensent descendre plus loin encore que les inter-
actionnistes, dans les détails de la vie quotidienne et se complaisent à étudier les gestes,
silences, bégaiements, éructations et borborygmes de ceux qu’ils appellent les
« competent members » de la société. De cette société elle-même ils nient l’existence
ou prétendent qu’on n’en peut rien dire. Pour la décrire, ils imposent des contraintes
telles qu’aucun sociologue ne peut les suivre12. Indifférents au fait que les acteurs autour
d’eux parlent constamment au nom de l’État, de la France, d’IBM, de la Royal Society
– et déplacent ainsi des chars d’assaut, des usines pétrochimiques, des banques
de données ou des congrès de radio-astronomes –, ils rejettent tous ces macroconcepts
comme des « inventions » ou des « constructions » des sociologues. Certes, ils n’ont
pas tort, nombreux sont les sociologues qui sont occupés à plein temps à élaborer eux
aussi le Léviathan. En inventant des catégories (cadres, intérêts, classes), en simplifiant
les variables, en élaborant des statistiques, en cuisinant les chiffres, ils construisent
toute la journée des théâtres, des sketches et des pièces reliant entre eux des récits
et des explications. Mais ce travail de construction et de fabrication – revendiqué
parfois ouvertement13 – est le travail de tous, ethnométhodologues inclus.
Il nous semble que les sociologues sont trop souvent à contre pied. Soit ils croient
que les macroacteurs existent vraiment, et ils anticipent ainsi leur solidité en aidant
ces acteurs à se renforcer14 soit ils nient leur existence, une fois qu’ils existent vraiment
et nous interdisent même le droit de les étudier. Pour analyser le Léviathan, on se trouve
Sociologie de la traduction. Textes fondateurs
14
12. Voir notamment A. Cicourel, [Cicourel, 1964]. Ce livre est un recueil d’exigences qui para-
lysent l’observateur. Depuis la parution de ce livre, les ethnométhodologues n’ont pas cessé
d’accroître la force de ces exigences.
13. Voir la conclusion de l’article
14. Ceux qui acceptent comme une évidence les différences de niveau dans l’analyse sociologique
quitte à les vouloir réconcilier en une vaste synthèse, comme par exemple, P. Bourdieu,
A. Touraine ou T. Parsons, n’évitent pas cet écueil.
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donc désarmé deux fois par ceux-là mêmes qui font profession de l’étudier. Ces deux
erreurs symétriques découlent d’un seul et même présupposé : admettre comme un donné
qu’il y a des différences ou des égalités de taille entre acteurs. Dès qu’on rejette
ce présupposé on se trouve affronté de nouveau au paradoxe de Hobbes : aucun acteur
n’est plus grand qu’un autre sinon par une transaction (une traduction) qu’il faut étudier.
Nous allons montrer dans cet article, que l’on peut se maintenir dans le paradoxe
de Hobbes, que l’on peut ainsi passer entre les deux erreurs symétriques des ethno-
méthodologues et de leurs ennemis, et qu’il est tout à fait possible d’étudier avec
les mêmes égards et la même impertinence les grands et les petits, les vainqueurs
et les vaincus. Nous espérons montrer que c’est même là une condition sine qua non
pour comprendre comment grandissent ces Léviathans.
Dans une première partie, nous allons résoudre le paradoxe suivant : si tous les acteurs
sont isomorphes et qu’aucun n’est par nature plus grand ou plus petit qu’un autre, comment
se fait-il qu’il y ait, en fin de compte, des macroacteurs et des individus. Dans une deuxième
partie, nous étudierons comment des acteurs croissent et décroissent et comment
la méthode que nous proposons permet de les suivre dans leurs variations de taille sans
devoir modifier les grilles d’analyse. Enfin, dans la conclusion nous analyserons en détail
le rôle des sociologies dans ces variations de dimension relative.
LES BABOUINS OU L’IMPOSSIBLE LÉVIATHAN
Après le mythe du Léviathan de Hobbes, prenons un autre mythe : l’impossible Léviathan-
singe ou la difficile construction de macroacteurs dans une troupe de babouins sauvages,
près de Gilgil dans la grande vallée du rift au Kenya15. Hobbes croyait que la société
n’émergeait qu’avec l’homme16. On l’a cru assez longtemps jusqu’à ce qu’on observe les
rassemblements d’animaux d’assez près pour s’apercevoir que les théories sur l’émergence
des sociétés valaient autant pour les primates et les canidés que pour les hommes.
Cette troupe « désordonnée » de bêtes brutes qui mangent, copulent, aboient, jouent
et se battent dans un chaos de poils et de crocs, ne correspondrait-elle pas à l’image
même de cet « état de nature » postulé par Hobbes ? Nul doute que la vie des babouins
Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? – Michel Callon et Bruno Latour
15. Cette partie s’appuie sur une étude sociologie de la primatologie que l’un d’entre nous (Bruno
Latour) réalise actuellement. Elle s’inspire en grande partie du travail de Shirley Strum.
Cette dernière ne doit en aucune façon être tenue pour responsable de l’insolite situation
dans laquelle nous plaçons ses babouins, mais seulement du renouvellement radical qu’elle
a introduit dans la compréhension des sociétés animales. Voir, en particulier, [Strum, 1975a,
b, 1982]. Pour l’analyse des liens entre la primatologie et la philosophie politique, voir
en particulier Donna Haraway [Haraway, 1978].
16. En dehors des insectes bien sûr, Hobbes, T., op. cit., p. 175, ch. XVII.
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ne soit « solitaire, pénible et brève »17. Cette image de désordre absolu a permis
d’opposer depuis toujours les sociétés d’hommes à la bestialité, et l’ordre social au chaos.
C’est ainsi du moins qu’on imaginait les bêtes avant qu’on aille les étudier.
Lorsqu’on s’est mis avant la guerre mais surtout depuis les années cinquante, à étudier
les babouins, chaque observateur a reconstruit pour son propre compte le Léviathan de
Hobbes18. Les babouins ont cessé de vivre en bandes désordonnées. Ils se sont mis à vivre
en cohortes rigides où les femelles et leurs petits sont encadrés par des mâles dominants
organisés selon une stricte hiérarchie. Année après année on en a fait un système social
si rigide qu’on a pu le mettre en relation avec l’écologie et utiliser le système social comme
critère taxonomique au même titre que la forme du crâne. Dans les années 70, l’image
d’une société de singes construite comme une pyramide a peu à peu servi de repoussoir
aux sociétés humaines que l’on disait plus souples, plus libres et plus complexes. En trente
ans on a donc utilisé l’étude des primates comme un test projectif pour y voir soit un chaos
de bêtes, soit un système rigide quasi totalitaire. On a forcé les babouins à reconstruire
le Léviathan et à passer de la guerre de tous contre tous à l’obéissance absolue.
Pourtant un autre Léviathan a été progressivement élaboré par des observateurs plus
proches de leurs singes. Il y a bien chez ces babouins une organisation : tout n’y est pas
possible également ; n’importe qui n’est pas près de n’importe quel autre ; on ne se monte
ni ne s’épouille au hasard ; on ne s’écarte pas de n’importe qui ; on ne va pas n’importe
où… Mais cette organisation n’est jamais assez rigide pour faire un « système intégré ».
Plus les observateurs se sont mis à connaître leurs babouins, plus les hiérarchies de domi-
nance se sont assouplies puis dissoutes – du moins pour les mâles [Strum, 1982].
L’agressivité primaire est devenue plus rare ; on l’a vue toujours canalisée, socialisée, et fina-
lement les groupes de babouins sont devenus étonnamment « civils ». Les fameuses
pulsions élémentaires qui alimentaient la guerre de tous contre tous – manger, copuler,
dominer, se reproduire – se sont vues constamment suspendues, arrêtées, diffractées
par le jeu des interactions sociales. Ni chaos, ni système rigide, les babouins vivent
maintenant en unités dont aucune n’est rigide et dont aucune n’est fluide. En plus des diffé-
rences de tailles, de sexes et d’âges, les liaisons sociales suivent des réseaux de famille,
de clans, d’amitiés, ou même des habitudes liées aux traditions ou aux coutumes, dont
aucune n’est clairement définie car elles jouent toutes à la fois et peuvent s’interrompre
l’une l’autre. Désormais les observateurs construisent une société dont le tissu est beaucoup
plus solide que ne l’avaient imaginé ceux qui en faisaient un chaos de bêtes brutes mais
infiniment plus souple que ne l’avaient pensé les observateurs de l’après-guerre.
Sociologie de la traduction. Textes fondateurs
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17. Hobbes, T., ibid, p. 125, ch. XIII
18. Voir en particulier les deux présentations générales suivantes. [Kummer, 1971] ; [Rowell,
1972]. Pour un point de vue historique voir D. Haraway., op. cit. ainsi que [Haraway, 1983].
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Pour qu’une société de babouins puisse être à la fois si souple et si serrée, il a fallu
faire une hypothèse stupéfiante : il a fallu attribuer à ces petits singes des compé-
tences sociales de plus en plus étendues afin de les rendre aptes à réparer, accomplir,
consolider sans arrêt la fabrique d’une société aussi complexe et aussi peu rigide19.
Rien n’est simple pour un babouin dans cette société nouvelle qu’on lui a forgée. Il doit
constamment déterminer qui est qui, qui est inférieur ou supérieur, qui mène ou non
la troupe, qui doit laisser le passage, mais il n’a à sa disposition que des ensembles
flous dont la logique porte sur l’évaluation de centaines d’éléments. À chaque instant,
il faut, comme disent les ethnométhodologues, réparer l’indexicalité. Qui appelle ?
Que veut-il dire ? Ni marques, ni costumes, ni signes discrets. Bien sûr, il y a de
très nombreux signes, grognements et indices mais aucun n’est sans ambiguïté.
Le contexte seul le dira, mais simplifier ce contexte et l’évaluer est un casse-tête de tous
les instants. D’où l’impression étrange que donnent aujourd’hui ces bêtes : en pleine
brousse ces animaux qui ne devraient penser qu’à bouffer et qu’à baiser, ne s’inté-
ressent qu’à stabiliser leurs relations ou, comme Hobbes dirait, à associer durablement
les corps entre eux. Avec une obstination égale à la nôtre, ils construisent une société
qui est leur milieu, leur tâche, leur luxe, leur jeu, leur destin.
Pour simplifier, on peut dire que les babouins sont des « animaux sociaux ».
On connaît la dérive du mot « social » à partir de « sequi-suivre ». D’abord suivre,
s’allier ou se liguer, avoir quelque chose en commun, puis partager : plusieurs agissent
comme un seul, le lien social est là. Les babouins sont sociaux comme tous les animaux
sociaux, en ce sens qu’ils se suivent, s’enrôlent, s’allient, partagent certains liens et terri-
toires ; mais ils sont également sociaux parce qu’ils ne peuvent maintenir et fortifier
ces alliances, ces liaisons et ces partages qu’à l’aide des seuls outils ou procédures que
les ethnométhodologues nous concèdent pour réparer l’indexicalité. Ils passent leur
temps à stabiliser les liens entre les corps en agissant sur d’autres corps20.
Il n’y a que chez les babouins que les corps vivants et eux seuls sont, comme
le demande Hobbes, en même temps la forme et la matière du Léviathan. Mais que
se passe-t-il lorsque le Léviathan n’est fait qu’avec des corps ? Réponse : il n’y a pas
de Léviathan du tout. Ceci nous conduit à formuler la question cruciale : si les babouins
satisfont aux conditions imposées par Hobbes et nous offrent le spectacle d’une société
sans Léviathan solide et sans macroacteurs durables, comment ces macroacteurs solides
et durables que l’on voit foisonner dans nos sociétés humaines sont-ils construits ?
Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? – Michel Callon et Bruno Latour
17
19. Cette hypothèse est déjà visible in [Kummer, 1968]; elle est parfaitement explicite
in [Kummer, 1978].
20. Ceci est le cas aussi bien dans la sociologie à la Bourdieu que Kummer utilise pour décrire
ses babouins, que dans le mythe sociobiologique de la défense des investissements.
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Hobbes croyait construire le Léviathan avec des corps mais il ne parlait alors que
des babouins et son Léviathan ne se fût jamais construit si seuls les corps avaient été
forme et matière du corps social. Pour stabiliser une société, chacun – homme ou singe –
doit produire des associations qui durent plus longtemps que les interactions leur ayant
donné naissance ; en revanche les stratégies et les ressources utilisées pour obtenir
ce résultat changent lorsque l’on passe de la société des babouins à la société
des hommes. Par exemple, au lieu d’agir sur le corps des collègues, parents, amis,
on s’attache des matériaux plus solides et moins changeants pour agir plus durablement
sur le corps des collègues, parents et amis. Dans l’état de nature, personne n’est assez
fort pour résister à toutes les coalitions21. Mais si vous transformez l’état de nature
en remplaçant partout les alliances indécises par des murs et des contrats écrits, les rangs
par des uniformes et des tatouages, les amitiés réversibles par des noms et des marques,
vous obtiendrez un Léviathan : « Son dos, ce sont des rangées de boucliers que ferme
un sceau de pierre » (Job, 41, 7).
La différence de taille relative, dont nous cherchons à rendre compte depuis le début
de cet article, est obtenue lorsqu’un microacteur peut ajouter à l’enrôlement des corps
celui du plus grand nombre de matériaux durables. Il créé ainsi de la grandeur
et de la longévité. Par comparaison, il rend les autres petits et provisoires. Le secret
de la différence entre les micro et les macroacteurs, tient justement à ce que l’ana-
lyse laisse le plus souvent de côté. Les primatologues omettent de dire que leurs
babouins ne disposent, pour stabiliser leurs mondes, d’aucun des instruments humains
que l’observateur manipule. Hobbes omet de dire qu’aucune promesse, même solen-
nelle, ne pourrait effrayer suffisamment les contractants pour les forcer à l’obéissance ;
il omet de dire que c’est le palais d’où il parle, les armées bien équipées qui l’entourent,
les scribes et les appareils d’enregistrement qui le servent, qui rendent le Souverain
formidable et le contrat solennel22. Les ethnométhodologues oublient d’inclure dans
leurs analyses que l’ambiguïté du contexte dans les sociétés humaines est levée
par l’ensemble des outils, règlements, murs et objets qu’ils n’analysent pas. Il est temps
Sociologie de la traduction. Textes fondateurs
18
21. Hobbes, T., op. cit., p. 123, chap. XIII pour les sociétés humaines et Strum, S., op. cit.,
pour les babouins.
22. Lewis Mumford [Mumford, 1966] s’efforce d’intégrer plusieurs catégories de matériaux mais
il commet deux graves erreurs ; premièrement, il s’accroche à la métaphore de la machine
sans la critiquer, deuxièmement, il tient pour acquise la taille des mégamachines au lieu
de rendre compte de leur développement. La position de A. Leroi-Gourhan [Leroi-
Gourhan, 1964] est symétrique de celle de Mumford. Bien qu’il essaie avec opiniâtreté
d’effacer les limites entre la technique et la culture, il reprend en permanence cette
distinction sur laquelle il fonde une sorte de déterminisme. Nous préférons nous débar-
rasser de toutes ces distinctions et de tous ces déterminismes pour ne plus considérer que
les gradients de résistance.
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de recueillir ce que leur analyse élimine et d’étudier du même œil et avec les mêmes
notions, les stratégies qui enrôlent des corps, des discours, des sentiments, des lois,
des organisations… Notre analyse, au lieu de retenir les dichotomies social/technique,
humain/animal, micro/macro, ne considère que les gradients de résistance, c’est-
à-dire les variations de durée et de solidité relatives des différentes sortes de matériaux
(habitudes, mots, bois, aciers, lois, institutions, gênes, sentiments…).
En associant des matériaux de différentes durées, on hiérarchise un ensemble
de pratiques de telle sorte que certaines deviennent stables et qu’il n’est plus néces-
saire d’y revenir. C’est ainsi seulement qu’on peut « grandir ». Pour construire le Léviathan
il faut enrôler un peu plus que des relations, des alliances et des amitiés. Un acteur
grandit à proportion du nombre de relations qu’il peut mettre, comme on dit, en boîtes
noires. Une boîte noire renferme ce sur quoi on n’a plus à revenir ; ce dont le contenu
est devenu indifférent. Plus l’on met d’éléments en boîtes noires – raisonnements, habi-
tudes, forces, objets –, plus l’on peut édifier de constructions larges. Bien entendu,
comme c’est en particulier le cas chez les babouins, les boîtes noires ne restent jamais
complètement fermées ; mais pour les macroacteurs tout se passe comme si elles étaient
closes et vraiment noires. Alors que nous passons notre temps à nous battre, comme
les ethnométhodologues l’ont montré, pour colmater les fuites et restaurer l’étanchéité
de nos boîtes noires, les macroacteurs, eux, ne sont pas obligés de tout renégocier
en permanence avec la même ardeur. Ils peuvent compter définitivement sur une force
et passer à autre chose pour engager une nouvelle négociation. S’ils n’y parviennent
pas, ils ne peuvent simplifier le monde social dans lequel ils vivent. En terme méca-
nique, ils peuvent en faire une machine, c’est-à-dire interrompre l’exercice continu d’une
volonté pour donner l’impression de forces qui se meuvent par elles-mêmes ; en termes
logiques, ils ne peuvent enchaîner des arguments, c’est-à-dire stabiliser un raisonnement
sur des prémisses pour pouvoir opérer une déduction ou bien établir entre des éléments
une relation d’ordre. Mais le mot « boîte noire » est encore trop figé pour rendre compte
des forces qui ferment ces empilements de boîtes, les maintiennent hermétiquement
closes, les rendent obscures. Une autre métaphore est possible, celle même de Hobbes
mais d’un Hobbes qui aurait lu Waddington [Waddington, 1977]. Aux premiers instants
de la fécondation, toutes les cellules sont semblables ; mais un « paysage » épigénétique
se dessine bientôt dans lequel se creusent des parcours qui tendent à l’irréversibilité
et qu’on nomme chréodes : alors commence la différenciation cellulaire. Qu’on parle
de boîtes noires ou de chréodes, c’est d’asymétries qu’il s’agit. Qu’on imagine alors
un corps dont la différenciation ne serait jamais irréversible, dont chaque cellule
chercherait à obliger les autres à devenir irréversibles, spécifiées et dont une multi-
tude d’organes prétendraient en permanence être la tête ou le programme. Qu’on ima-
gine un tel monstre et l’on aura une idée pas trop inexacte du corps du Léviathan dont
la construction se déroule à tout instant devant nos yeux.
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Le paradoxe avec lequel nous terminions l’introduction est résolu. Nous avons main-
tenant des acteurs isomorphes mais de tailles différentes, parce que certains d’entre
eux ont été capables de mettre suffisamment d’éléments en boîtes noires pour accroître
et maintenir leurs tailles relatives. La question de méthode est également résolue.
Comment étudier les macroacteurs et les microacteurs, demandions-nous, sans enté-
riner les différences de taille ? Réponse : en portant l’attention non pas sur le social
mais sur les opérations par lesquelles un acteur créé des asymétries plus ou moins
durables. Que certaines de ces opérations soient considérées comme strictement sociales
(l’association des matières) n’a plus pour nous aucune signification. La seule diffé-
rence que nous conservons est entre ce qu’on peut mettre en boîte noire et ce qu’il
faut continuer à négocier. En résumé, un macroacteur c’est un microacteur assis sur
des boîtes noires. Il n’est pas plus complexe ni plus grand qu’un microacteur ; il est
au contraire plus simple. Nous devons maintenant examiner la construction du Léviathan
sans être impressionné par la taille des maîtres et sans avoir peur du noir.
ESSAI DE TÉRATOLOGIE
Nous allons, dans cette partie, abandonner le Léviathan sauvage et juridique
de Hobbes mais aussi le Léviathan de « brousse et de savane » que nous avons vu
à l’œuvre chez les babouins, pour nous attacher dans un exemple moderne à un détail
de ce vaste monstre mythique : la façon dont deux acteurs, Électricité de France
et Renault, font varier leurs dimensions relatives au cours d’une lutte qui les opposent
pendant les années 70 [Callon, 1978].
Pour remplacer les deux divisions habituelles (macro/micro, social/technique) dont
nous avons montré l’inutilité, il nous faut des termes qui respectent les principes
de méthode énoncés plus haut. Qu’est-ce qu’un acteur ? N’importe quel élément
qui cherche à courber l’espace autour de lui, à rendre d’autres éléments dépendants
de lui, à traduire les volontés dans le langage de la sienne propre. Un acteur dénivelle
autour de lui l’ensemble des éléments et des concepts que l’on utilise d’habitude pour
décrire le monde social ou naturel. En disant ce qui appartient au passé et de quoi
est fait l’avenir, en définissant ce qui est avant et ce qui est après, en bâtissant
des échéanciers, en dessinant des chronologies, il impose une temporalité. L’espace
et son organisation, les tailles et leurs mesures, les valeurs et les étalons, les enjeux,
les règles du jeu, l’existence même du jeu, c’est lui qui les définit ou se les laisse
imposer par un autre plus puissant. Cette lutte sur l’essentiel a souvent été décrite
mais rares sont ceux qui ont cherché à savoir comment un acteur peut faire durer ces asy-
métries, imposer une temporalité, un espace, des différences. La réponse à cette
question est pourtant simple : par la capture d’éléments plus durables qui se substituent
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aux dénivellations provisoires qu’il est parvenu à imposer. Les interactions faibles et réver-
sibles sont remplacées par des interactions fortes. Les éléments dominés par l’acteur
pouvaient s’échapper dans toutes les directions, ils ne le peuvent plus. Des éléments
d’un raisonnement, d’un rite, d’un appareil étaient dissociables ; ils ne le sont plus.
Au foisonnement des possibles se substituent des lignes de force, des points de passage
obligés, des cheminements et des déductions23.
A. EDF et Renault : hybrides et chimères
Prenons le cas d’EDF qui se bat au début des années 70 pour lancer un véhicule
électrique. Cet acteur qui s’aventure sur un terrain nouveau pour lui va faire exister
son véhicule électrique idéal en redéfinissant la totalité d’un monde dans lequel
il découpe ce qui est naturel et ce qui est technique. EDF met en boîte noire l’ensemble
de l’évolution des sociétés industrielles et l’enrôle à son profit. D’après les idéologues
de l’entreprise publique, la consommation à outrance qui a caractérisé les années d’après-
guerre est condamnée à terme ; il faut maintenant tenir compte du bonheur de l’homme
et de la qualité de la vie pour orienter les productions futures. De cette vision de l’avenir
de nos sociétés, ces idéologues déduisent que la voiture thermique individuelle, qui
symbolise le mieux les réussites et les impasses de la croissance pour la croissance,
est maintenant condamnée. EDF propose alors de tirer les leçons de cette évolution
sociale et économique « inéluctable », et de substituer progressivement son véhicule
électrique au moteur à explosion.
Après avoir défini le monde social et son évolution, EDF détermine l’évolution des tech-
niques soigneusement distinguée de la première. Cette nouvelle boîte noire est également
indiscutable et inéluctable. EDF choisit de considérer le problème du VEL comme un
problème de générateur. Une fois ces prémisses imposées, EDF délimite les choix possibles,
ce qu’elle appelle d’une façon très évocatrice des « filières ». À chaque filière est associé
– toujours inéluctablement – un ensemble de procédés, un ensemble de laboratoires
et d’industriels et surtout une chronologie. Les accumulateurs à plomb, à condition d’être
perfectionnés par telle et telle entreprise pourront être utilisés jusqu’en 1982 ; de 1982
à 1990 ce sera le tour des accus au zinc et au nickel et du générateur zinc air à circu-
lation ; puis à partir de 1990 les piles à combustibles seront prêtes à fonctionner. Ces chaînes
de choix sont fabriquées à partir d’éléments épars arrachés à divers contextes, glanés par
les ingénieurs, dirigeants et idéologues d’EDF, partout où ils sont disponibles. De ces
membres épars, EDF fait un réseau de filières et de séquences réglées. EDF ne se contente
pas de monter en parallèle l’évolution sociale globale et les filières techniques, elle
se met à traduire en langage clair les produits que les industriels ne peuvent pas manquer
Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? – Michel Callon et Bruno Latour
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23. Voir notamment [Nietzsche, 1995] ; [Deleuze et Guattari, 1980] ; [Latour, 1984].
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de vouloir produire, et les besoins que les clients et usagers ne peuvent pas ne pas manquer
d’avoir. Aux accumulateurs à plomb, EDF prédit un vaste marché, celui des véhicules légers
utilitaires ; avec le zinc, c’est le taxi électrique qui ne peut pas manquer d’être souhaité
et préféré ; quant aux piles à combustible, c’est l’ensemble du marché de la voiture
particulière qui leur est assuré.
En quelques années, à force d’organiser filières, embranchements et évolutions, EDF
s’est mis à traduire les désirs profonds, les connaissances techniques, les besoins et les apti-
tudes d’un grand nombre d’acteurs. EDF construit une réalité en bâtissant un gigantesque
organigramme dans lequel chaque boîte noire, chaque îlot soigneusement délimité est
relié par un ensemble de flèches à d’autres boîtes. Les îlots sont fermés et les flèches uni-
voques. C’est ainsi que se construit le Léviathan. L’acteur vous dit ce que vous voulez,
ce que vous pourrez faire dans cinq, dix ou quinze ans, dans quel ordre vous le ferez, ce que
vous allez aimer et posséder, ce dont vous serez capable, et vous le croyez en effet, vous
vous identifiez à cet acteur et lui prêtez vos forces, irrésistiblement attirées par les déni-
vellations qu’il a créées. Ce que Hobbes décrivait comme un échange de mots en période
universelle doit être décrit plus subtilement : un acteur dit ce que je veux, ce que je sais,
ce que je peux faire, délimite le possible et l’impossible, ce qui est social et ce qui
est technique, leurs évolutions parallèles, l’émergence du marché des taxis au zinc
et du marché des poubelles électriques. Comment résisterais-je si c’est là, en effet, ce
que je veux, si c’est là la traduction compétente de mes volontés informulées ?
Un acteur comme EDF nous montre bien comment s’élabore pratiquement – et non juri-
diquement – le Léviathan. Il s’insinue dans chaque élément sans faire aucune différence
entre ce qui est de l’ordre de la nature – catalyse, texture des grilles de la pile à combus-
tible –, ce qui est de l’ordre de l’économie – coût des voitures à moteur thermique,
marché des autobus –, de l’ordre de la culture – vie urbaine, homo automobilis, peur
de la pollution – et il lie tous ces éléments épars d’une chaîne qui les rend indissociables
et force à les parcourir comme si l’on déroulait un raisonnement ou si l’on développait
un système ou appliquait une loi. Cette chaîne ou cette séquence trace une chréode
ou un ensemble de chréodes qui définissent par contrecoup la marge de manœuvre des
autres acteurs, leurs positions, leurs désirs, leurs savoirs et leurs compétences. Ce qu’ils
vont vouloir et pouvoir faire est canalisé. Ainsi EDF, comme tout Léviathan, sédimente-
t-elle progressivement les interactions : il y a maintenant comme un contenu et comme
un contenant, un contenu fluide et un contenant stable ; nos volontés coulent dans
les canaux et les réseaux d’EDF ; nous nous précipitons vers le moteur électrique comme
les eaux fluviales vers la Seine à travers les conduits de pierre et de béton des ingénieurs
hydrauliciens. Contrairement à ce que dit Hobbes, grâce à cette minéralisation préalable,
certains acteurs deviennent la Forme du corps du Léviathan et certains autres la Matière.
Pourtant, nous l’avons dit, malgré qu’il en ait, un acteur n’est jamais seul. Il a beau
saturer le monde social, totaliser l’histoire et l’état des volontés, il ne peut jamais être
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seul puisque tous les acteurs sont isomorphes et que ceux qu’il enrôle peuvent déserter.
Un acteur, par exemple, a vu son rôle redéfini par EDF au cours de ce vaste montage
des nécessités. Renault, jusque-là producteur de voitures thermiques, à l’avenir brillant,
symbole de la réussite industrielle française, a vu son destin changé par EDF. Son avenir
lui a été retiré. Renault est maintenant le symbole de ces industries condamnées à terme
par l’engorgement des villes, la pollution et l’avenir des sociétés industrielles. La Régie
doit donc, comme les autres, modifier ce qu’elle veut produire. Renault veut maintenant
faire des châssis pour les futurs véhicules électriques conçus par EDF. Ce rôle modeste
lui convient bien et il correspond à ce qu’il ne peut pas ne pas vouloir. Renault coule ainsi
dans les désirs d’EDF comme le reste de la France vers un avenir tout électrique.
Nous n’avons pas dit, jusqu’à maintenant, s’il s’agissait pour EDF d’un rêve
d’ingénieurs ou d’une réalité. Cette différence-là, personne ne peut la faire a priori car
elle est justement ce sur quoi les acteurs se battent avant tout. Le véhicule électrique
est donc « réel ». Les acteurs pressentis et mobilisés par EDF pour devenir le soubas-
sement dur qu’elle a dessiné pour eux ne s’écartent pas en effet des dénivellations que
l’entreprise publique a tracées. Pourtant quelque chose va se produire qui nous fera
comprendre ce que nous cherchons à expliquer depuis le début de notre article : comment
change-t-on de dimension relative ?
Renault va disparaître dans quelques années en tant qu’acteur autonome. Il est
condamné en même temps que le moteur thermique. Il ne lui reste plus qu’à se recon-
vertir. À moins qu’il ne soit possible de remodeler le paysage projeté devant et autour
de soi par EDF. Mais est-ce possible ? Dans les premières années, Renault ne peut
remonter le courant des prédictions d’EDF. Tout le monde s’accorde à reconnaître que
la voiture individuelle est condamnée ; comment le contester ? Le moteur thermique
est polluant, de conception désuète, coûteux ; comment ouvrir cette boîte noire ?
Plus personne ne va vouloir de voiture individuelle comme le clament à l’unisson tous
les sociologues ; comment revenir là-dessus ? Qui peut prendre en défaut les connais-
sances électrochimiques et les prédictions d’une entreprise qui a le monopole
de la production et de la distribution d’électricité ? Devant ces nécessités, il ne reste
qu’à conclure à la faillite de Renault et à s’adapter au mieux à ce nouveau paysage
déserté par la voiture thermique. Pourtant, Renault ne veut pas disparaître ; Renault
veut rester autonome et indivisible, décidant soi-même de l’avenir social et technique
du monde industriel. Ce qu’EDF associe si fortement, Renault voudrait bien le dissocier.
Renault commence alors un travail de sape, sonde les murs, remonte les pentes, cherche
des alliés. Comment transformer en fiction ce qui va devenir, s’il n’y prend garde,
la réalité de demain ? Comment forcer le réel d’EDF à « rester », comme on dit
« dans les cartons ».
EDF affirmait que plus personne ne voudrait de voiture thermique. Malgré le renché-
rissement de l’essence, la demande automobile ne cesse de croître. Ces deux éléments qu’EDF
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lie par une interaction forte se révèlent, à l’épreuve, dissociables. Le pétrole peut augmenter
en même temps que la demande pour l’automobile, en même temps que la lutte anti-
pollution, en même temps que l’engorgement des villes. Renault reprend espoir et retraduit
différemment les désirs des consommateurs : ils veulent la voiture individuelle classique
à tout prix. De ce fait l’avenir est une fois de plus modifié : le VEL n’a pas de marché naturel.
Le mot est lancé. Les lois naturelles interprétées par le Léviathan EDF ne sont pas les mêmes
pour Renault. La nature du consommateur exige le respect de performances (vitesse, confort,
reprises) que le VEL ne pourra jamais approcher. Voilà déjà l’une des prémisses d’EDF
renversée ; une des dénivellations aplanie ou remblayée ; une des boîtes noires ouverte
ou profanée. Renault s’enhardit. Si l’interprétation de l’évolution sociale imposée par EDF
peut être désarticulée, peut-être en est-il de même de ses connaissances électrochimiques ?
Pourrait-on modifier les nécessités techniques ?
Renault commence un travail très lent de dissociation des associations faites par
EDF. Chaque interaction est testée, chaque calcul refait, chaque boîte noire ouverte.
Les ingénieurs sont réinterrogés, les laboratoires revisités, les archives redépouillées,
l’état de l’électrochimie remis en cause. EDF avait choisi de simplifier certaines infor-
mations et d’agréger des masses de chiffres que Renault trouve maintenant contra-
dictoires ; en conséquence la chronologie se trouve ébranlée. Chez EDF, le moteur
à explosion était une impasse. Renault découvre qu’avec l’électronique on peut le perfec-
tionner pour le rendre imbattable pendant plusieurs décennies. Inversement, EDF parlait
de filière à propos des accus au zinc. Renault refait ses calculs, réévalue les évaluations,
réexpertise les experts et fait des accus au zinc une voie de garage technique suscep-
tible, dans le meilleur des cas, d’équiper quelques bennes beaucoup plus que ne l’avait
prévu EDF. De même ce qu’EDF appelle la « filière » de la pile à combustible n’est pour
Renault qu’une oubliette. Au lieu d’être la chréode le long de laquelle coulaient
les volontés des ingénieurs, c’est l’ornière où ne tombent que les laboratoires qui
se trompent de révolutions techniques en mettant tous leurs espoirs dans l’étude
de la catalyse. Comme ces fleuves chinois qui changent parfois brutalement de lit,
les nécessités et les filières techniques sont ainsi détournées. La société industrielle
coulait vers le tout électrique ; elle poursuit sa course majestueuse vers la voiture indi-
viduelle à moteur thermique amélioré. Renault grandit encore, son avenir est plus brillant
qu’elle ne le croyait avant l’affrontement. EDF rapetisse d’autant. Au lieu de définir
les transports et de réduire Renault au rôle d’agent subalterne, EDF doit vider le terrain,
retirer ses troupes et transformer le monde qu’elle construisait en un rêve d’ingénieurs.
B. Les règles de la méthode sociologique
Cet affrontement nous montre bien comment se construit le Léviathan qui ne fait aucune
différence a priori entre la taille des acteurs, entre le réel et le rêve, entre le nécessaire
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et le contingent, entre le technique et le social. Ni l’état des techniques, ni la nature
du système social, ni l’évolution de l’histoire, ni la dimension des acteurs, ni les logiques
n’échappent à ces combats primordiaux par lesquels s’élaborent les Léviathans. Ces combats
se révèlent être le principe même du Léviathan, dès qu’on impose au discours sociologique
de n’accepter aucune différence a priori entre acteurs et entre stratégies. Il s’agit pourtant
bien d’une analyse sociologique puisqu’elle suit les associations et les dissociations, mais
elle les suit sur tous les terrains où les acteurs les opèrent. Peu importe alors que l’acteur
lie en un bloc des millions d’individus ; peu importe également qu’il s’allie du fer, des grains
de sable, des neurones, des mots, des opinions ou des affects, pourvu qu’on puisse le suivre
avec une liberté égale à celle dont il fait preuve. Dans ces combats primordiaux que nous
venons de décrire, il y a bien des vainqueurs et des vaincus – au moins pour un temps.
Le seul intérêt de notre méthode est de permettre de mesurer ces variations et de désigner
ces vainqueurs – et c’est pour cela que nous insistons tellement pour les regarder du même
œil et les traiter avec les mêmes concepts. Quelle notion nous permettra de suivre les acteurs
dans toutes leurs associations et leurs dissociations, et d’expliquer aussi leurs victoires
et leurs défaites sans croire aux nécessités de toutes sortes qu’ils invoquent ? Un acteur,
nous l’avons vu, est d’autant plus solide qu’il peut associer fortement le plus grand nombre
d’éléments – et, bien sûr, dissocier d’autant plus rapidement les éléments enrôlés par d’autres
acteurs. La force, c’est donc le pouvoir d’interrompre ou d’interrelier24. La force, c’est plus
généralement l’inter-vention, l’inter-ruption, l’inter-prétation, l’intérêt comme l’a magis-
tralement démontré Serres [Serres, 1980]. Un acteur est d’autant plus fort qu’il peut
intervenir davantage. Mais qu’est-ce qu’intervenir ? Reprenons le Léviathan : ce que tu
veux, la paix, je le veux aussi ; faisons un contrat. Reprenons les babouins : Sara mange
une noix, Beth arrive qui la supplante et lui prend à la fois la place et la noix. Reprenons
EDF : un laboratoire étudie la pile à combustible, les ingénieurs sont interrogés, leur savoir
est résumé et simplifié : « On aura une pile à combustible dans 15 ans ». Encore
le Léviathan : nous avons fait un contrat, mais un troisième arrive qui ne respecte rien
et nous vole tous deux. Encore les babouins : Sara aboie, attire son fidèle ami Bob, lequel
enrôlé approche Beth et la supplante ; la noix tombe à terre, Bob s’en empare. Encore
EDF : les ingénieurs de Renault relisent la littérature et modifient la conclusion : « il n’y
aura pas de pile à combustible dans 15 ans ». C’est toujours « la guerre de chacun contre
chacun ». Mais qui va donc gagner à la fin ? Celui qui peut stabiliser un certain état
des rapports de forces en association le plus grand nombre d’éléments irréversiblement
liés. Qu’est-ce qu’associer ? Nous répétons toujours le chapitre du Léviathan. Deux acteurs
ne peuvent être rendus indissociables que s’ils ne font qu’un ; il faut donc pour cela que leurs
volontés deviennent équivalentes. Celui qui tient les équivalences, tient le secret
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24. [Hobbes, 1651 [1971]], p. 82
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du pouvoir. Par le jeu des équivalences, des éléments jusque là épars peuvent être
agrégés en un tout et servir ainsi à la stabilisation d’autres rapports de force.
C. « Qui donc l’a affronté sans en pâtir ? Personne sous tous les cieux ! »
(Job, 40, 32)
Par comparaison avec le Léviathan débusqué par le sociologue, celui que Hobbes a décrit
est une plaisante idéalisation : « Mais l’art va encore plus loin en imitant cet ouvrage raison-
nable et le plus excellent de la nature, l’homme. Car c’est l’art qui créé ce Léviathan qu’on
appelle République ou État, lequel n’est qu’un homme artificiel quoique d’une stature
et d’une force plus grandes que celles de l’homme naturel, pour la défense et la protection
duquel il a été conçu ; en lui la souveraineté est une âme artificielle ; les magistrats et les
autres fonctionnaires préposés aux tâches judiciaires et exécutives sont les articulations
artificielles25 ». Pour Hobbes en effet, le Léviathan est un corps conçu lui-même à l’image
d’une machine. Il y a donc un principe unique de construction – un plan d’ingénieur –
et une métaphore homogène qui règle l’ensemble – celle de l’automate. Le véritable
Léviathan est beaucoup plus monstrueux que cela. Le Léviathan est une machine. Soit,
mais qu’est-ce qu’une machine sans machiniste ? Rien de plus qu’une ferraille en panne.
La métaphore de l’automate ne vaut donc pas. Si c’est une machine qui se meut, se construit,
se répare elle-même, c’est donc un vivant. Passons donc à la biologie. Mais qu’est-ce qu’un
corps ? De nouveau, une machine, mais de plusieurs espèces : machines thermiques, hydrau-
liques, cybernétiques, informatiques dont le machiniste est encore absent. Dira-t-on
que c’est, en fin de compte, un ensemble d’échanges chimiques et d’interactions phy-
siques, mais à quoi les comparer ? À un marché d’intérêts ou à un système d’échanges ?
et ceux-ci, à un champ de force en lutte ? Le Léviathan est d’autant plus monstrueux qu’on
ne peut stabiliser son essence dans aucune des grandes métaphores qui nous servent d’habi-
tude ; il est à la fois machine, marché, code, corps, guerre ; parfois des efforts
se transmettent en effet comme une machine, parfois des organigrammes se mettent en
place à la manière de feed-back cybernétiques, parfois il y a un contrat, parfois en effet
il y a une traduction automatique, mais jamais on ne peut décrire l’ensemble des éléments
en n’utilisant qu’une de ces métaphores. Comme pour les catégories d’Aristote, on saute
d’une métaphore à l’autre dès qu’on cherche à préciser le sens de l’une d’entre elles.
Monstrueux, il l’est aussi, nous l’avons vu, parce qu’il n’y a pas un Léviathan mais
des Léviathans emboîtés les uns dans les autres comme des chimères dont chacune
prétendrait être la réalité du tout, le programme de l’ensemble, et dont quelques-unes
parviennent parfois à déformer si horriblement les autres qu’elles apparaissent pour un temps
comme l’âme unique de ce corps artificiel. Monstrueux, le Léviathan l’est encore parce
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25. [Hobbes, 1651 [1971]], p. 5
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que Hobbes l’avait édifié seulement avec des contrats et des corps d’hommes idéaux
supposés nus. Mais comme les acteurs l’emportent en s’associant d’autres éléments que
des corps d’hommes, le résultat est effrayant. Ce sont des plaques d’acier, des palais,
des rites, des habitudes durcies qui flottent à la surface d’une masse gélatineuse, couleur
de viscère, qui fonctionne à la fois comme les rouages d’une machine, les échanges
d’un marché, le crépitement d’un téléscripteur. Parfois des éléments entiers d’usine
ou de systèmes techniques se trouvent redissouts et démembrés par des forces qu’on n’avait
pas encore vu à l’œuvre et qui font émerger en un point du dispositif une ébauche de chi-
mère que d’autres s’efforcent aussitôt de démembrer. Ni Job sur son tas de fumier, ni même
les tératologues dans leurs laboratoires n’ont observé d’aussi épouvantables monstres.
Comment ne pas se laisser terrifier par ce combat primordial qui porte sur tout ce que
la philosophie politique, l’histoire et la sociologie considèrent comme les cadres indis-
cutables de la description ? Comment ne pas se laisser terrifier également par le flot
de discours que les Léviathans portent sur eux-mêmes. Certains jours et avec certaines
personnes, ils se laissent ausculter ou démonter (selon ce qu’ils ont choisi d’être ce jour-
là, corps ou machine) ; parfois, ils jouent le mort et font semblant d’être une ruine
(métaphore de l’édifice), un cadavre (métaphore biologique) ou une vaste ferraille pour
un autre musée d’archéologie industrielle. À d’autres moments ils sont impénétrables,
aiment à s’avouer avec délices, monstrueux et inconnaissables. Ils changent l’instant
d’après et selon l’auditoire s’allongent sur le divan pour murmurer leurs secrètes
pensées ou tapis dans l’ombre des confessionnaux, ils leur arrivent d’avouer
leurs fautes et de se repentir d’être tantôt si gros ou si petits, si durs ou si mous,
si anciens ou si nouveaux. On ne peut même pas dire qu’ils sont des suites continues
de métamorphoses, car ils ne changent que par plaques et ne varient de taille qu’avec
lenteur, encombrés et alourdis par les énormes dispositifs techniques qu’ils ont
secrétés pour grandir et limiter justement le pouvoir de métamorphoses.
Ces Léviathans imbriqués ressemblent plus au chantier toujours ouvert d’une grande
métropole. Ni architecte totalisateur, ni dessin, même inconscient, ne les informent. Chaque
mairie et chaque promoteur, chaque roi et chaque visionnaire prétend avoir le plan
d’ensemble et comprendre le sens de l’histoire. Des quartiers sont aménagés et des voies
ouvertes en fonction de ces plans d’ensemble que d’autres luttes et d’autres volontés limitent
bientôt à l’expression égoïste ou particulière d’une époque et d’un individu. Constamment,
mais jamais partout à la fois, des rues sont ouvertes, des maisons rasées, des cours d’eau
couverts. Des quartiers qu’on trouvait désuets et dangereux sont réhabilités ; d’autres bâti-
ments modernes sont rendus démodés et détruits. On se bat sur ce qui constitue le patri-
moine, sur les moyens de transport et les itinéraires à suivre. Des abonnés meurent, d’autres
les remplacent, des circuits s’imposent de proche en proche qui permettent à des infor-
mations de courir le long des fils. Par endroit, on se replie sur soi-même, acceptant le sort
que d’autres décident ; ou bien l’on accepte de se définir comme un acteur individuel
Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? – Michel Callon et Bruno Latour
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qui ne modifie que la cloison de son appartement ou le papier de sa chambre à coucher.
À d’autres moments au contraire, des acteurs qui s’étaient toujours définis et qu’on avait
toujours définis comme des microacteurs s’allient le long d’un quartier menacé, marchent
sur la mairie, enrôlent des architectes dissidents et font, par leur action, dévier une radiale,
abattre une tour qu’un macroacteur avait construite ou proposent, comme pour le trou
des Halles, six cents projets alternatifs aux centaines que la Mairie de Paris avait déjà
négociés. Comme dans la comptine, « Le chat renverse le pot ; le pot renverse la table ;
la table renverse la chambre ; la chambre renverse la maison ; la maison renverse la rue ;
la rue renverse Paris ; Paris, Paris, Paris est renversé ! », un acteur minuscule est devenu
un macroacteur. On ne sait pas qui est gros et qui est petit, qui est dur et qui est mou,
qui est chaud et qui est froid. Et l’effet de ces langues qui se délient ou de ces boîtes
noires qui se ferment, c’est une ville, des Léviathans intotalisables qui ont la beauté
de la bête, du monstre et des cercles de l’enfer.
Oui, décidément, le Léviathan de Hobbes était un paradis à côté de ce que nous
décrivons ici ; quant à celui des babouins, c’est le rêve du social pur dans la beauté
de la savane encore sauvage. Le monstre que nous sommes, que nous habitons et que
nous façonnons se met à chanter une toute autre chanson. Si Weber et ses descendants
ont trouvé qu’il se « désenchantait », c’est qu’ils se sont laissés intimider par les
techniques et par les macroacteurs. C’est maintenant ce que nous allons montrer.
LE LÉVIATHAN SOCIOLOGUE
Pour croître, il faut enrôler d’autres volontés en traduisant ce qu’elles veulent et en réi-
fiant cette traduction de manière à ce qu’aucune d’elles ne puisse plus vouloir autre
chose. Hobbes limitait cette opération de traduction à ce qu’on appelle maintenant
« la représentation politique ». Les volontés éparses se récapitulent dans la personne
du souverain qui dit ce que nous voulons et dont la parole qui a force de loi ne peut
être contredite. Il y a bien longtemps pourtant que la « représentation politique » n’est
plus seule pour traduire les volontés de la multitude. Après la science politique, la science
économique prétend elle aussi sonder les reins et les coffres et dire non seulement ce que
veulent mais aussi ce que valent les biens, les services et les gens qui composent
le Léviathan. Ni la science politique, ni la science économique ne nous intéressent dans
cette article. Nous nous intéressons aux tard venus, les sociologues qui eux aussi
traduisent par sondages, enquêtes quantitatives ou qualitatives, non seulement ce que
veulent et ce que valent les acteurs, mais ce qu’ils sont. À partir d’informations éparses,
de réponses à des questionnaires, d’anecdotes, de statistiques, de sentiments, le socio-
logue interprète, ausculte, agrège et dit ce que sont les acteurs (classes, catégories,
groupes, cultures,…etc), ce qu’ils veulent, ce qui les intéresse et comment ils vivent.
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Porte-parole autodésigné de la multitude, il relaie depuis un bon siècle le Souverain
de Hobbes : la voix qui parle dans le « masque », c’est la sienne.
1) Le Léviathan sociologue
Après avoir suivi la formation du Léviathan politique par le contrat, celle
du Léviathan-singe et enfin celle du Léviathan-monstre, nous allons maintenant assister
à la construction du Léviathan-sociologue. Par principe, on peut déjà dire que les
Léviathans s’élaborent comme les sociologies ou les sociologies comme les Léviathans.
Que font les sociologues ? Certains disent qu’il y a un système social ; cette inter-
prétation du social prête à l’ensemble des opérations de traduction une cohérence
qui leur manque. Dire qu’il y a un système, c’est faire croître un acteur en désarmant
les forces qu’il « systématise » et « unifie ». Bien sûr, nous l’avons vu, l’arithmétique
du Léviathan est très particulière car chaque système, chaque totalité, chaque unifi-
cation, s’ajoutent aux autres sans jamais se retrancher produisant ainsi le monstre hybride
à mille têtes et mille systèmes. Que fait encore le sociologue ? Il interprète le Léviathan
et dit, par exemple, que c’est une machine cybernétique. Toutes les associations entre
acteurs sont donc décrites comme les circuits d’une intelligence artificielle, et les
traductions sont vues comme des « intégrations ». Là encore le Léviathan s’élabore
par une telle description ; il est fier d’être une machine et impose aussitôt de proche
en proche aux forces et aux affects de se transmettre comme dans une machine. Bien
sûr cette interprétation s’ajoute à toutes les autres et lutte contre elles car le Léviathan
est par période et par endroit une machine classique et non cybernétique, mais aussi
un corps, un marché, un texte, un jeu, etc… Comme toutes les interprétations agissent
simultanément sur lui, per-formant et trans-formant des forces selon qu’elles sont
machines, codes, corps ou marchés, le résultat est à nouveau ce monstre à la fois
machine, bête, dieu, parole et ville. Que peut encore faire le sociologue ? Par exemple
dire qu’il « se limite à l’étude du social ». Il divise alors le Léviathan en « niveaux
de réalité », laissant par exemple de côté les aspects économiques, politiques,
techniques et culturels, pour se limiter au « social » ; les boîtes noires qui contiennent
ces facteurs sont ainsi scellées et nul sociologue ne peut les ouvrir sans sortir de son
domaine. Les Léviathans ronronnent d’aise car leur construction disparaît aux regards
pendant qu’ils laissent ausculter leurs parties sociales. Bien sûr, nous le savons, aucun
acteur n’est assez puissant (voir EDF) pour obtenir définitivement qu’on appelle
« technique » l’ensemble de ses décisions et associations. Ces autres acteurs aidés
par ces sociologues retracent et repoussent les limites entre le technique, l’économique,
le culturel et le social, si bien que là encore, les Léviathans, travaillés par les équipes
contradictoires de sociologues, apparaissent couturés comme Frankenstein. Que fait
encore le sociologue ? Il n’arrête pas de travailler, comme tout le monde, à définir
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qui agit et qui parle. Il met sur bandes magnétiques les mémoires d’un ouvrier, d’une
prostituée ou d’un vieux mexicain ; il interviewe ; il passe des questionnaires ouverts
et fermés sur tous les sujets possibles ; il sonde sans trêve les opinions de la multi-
tude. Chaque fois qu’il interprète les sondages, il informe le Léviathan, le transforme
et le performe. Chaque fois qu’il construit une unité, définit un groupe, prête une iden-
tité, une volonté, un projet26, chaque fois qu’il explique ce qui se passe, le sociologue
Souverain et Auteur – au sens de Hobbes – ajoute aux Léviathans en lutte de nouvelles
identités, définitions et volontés qui permettent à d’autres auteurs de croître ou de
diminuer, de se cacher ou de se révéler, de s’étendre ou de se réduire.
Comme tous les autres et au même titre, le sociologue travaille au Léviathan. Son travail,
c’est de définir ce qu’est le Léviathan, s’il est unique ou s’il y en a plusieurs, ce qu’ils veulent
et comment ils transforment et évoluent. Mais ce travail particulier n’est pas d’une nature
extraordinaire. Il n’y a pas, pour parler comme jadis, de « métadiscours » sur le Léviathan.
Chaque fois qu’il écrit, le sociologue lui-même croît ou se réduit, devient ou non un macro-
acteur, s’étend comme Lazarsfeld à l’échelle d’une multinationale [Pollak, 1979] ou se réduit
à un secteur limité du marché. Qu’est-ce qui le fait croître ou diminuer ? Les autres acteurs
dont il traduit ou non les intérêts, les désirs et les forces et avec lesquels il s’allie ou
se brouille. Selon les époques, les stratégies, les institutions ou les demandes, le travail
du sociologue va s’étendre au point d’être ce que tout le monde dit du Léviathan
ou se réduirent à ce que trois thésards pensent d’eux-mêmes dans une université britan-
nique. Le discours du sociologue n’entretient avec le Léviathan aucun rapport privilégié.
Il agit sur lui. S’il dit que le Léviathan est unique et systématique, s’il fabrique des sous-
systèmes cybernétiques hiérarchiquement intégrés cela va plaire ou non, s’étendre ou non,
servir ou non de ressources pour d’autres. La réussite de cette définition du Léviathan
ne prouve rien quant à la nature de celui-ci. Un empire se crée, celui de Parsons, voilà
tout. Inversement que des ethnométhodologues anglais puissent convaincre leurs
collègues que les macroacteurs n’existent pas, ne prouve rien quant à leur inexistence.
Les sociologues ne sont ni meilleurs ni pire que les autres acteurs ; ils n’occupent pas
une place privilégiée ; ils ne sont ni plus ni moins scientifiques que les autres, semblables
en cela à tout un chacun.
2) Comment passer entre deux erreurs
Un macroacteur, comme nous l’avons vu, c’est un microacteur assis sur des boîtes
noires, c’est une force capable d’associer tant d’autres forces qu’elle agit « comme
un seul homme » ou comme un seul bloc. Or, le résultat de cette définition, c’est
qu’un macroacteur n’est pas plus difficile à étudier qu’un microacteur. On ne grandit
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26. Voir par exemple [Boltanski, 1979].
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que si l’on parvient, en s’associant des forces plus durables, à se simplifier l’existence.
Un macroacteur est donc au moins aussi simple qu’un microacteur, puisque sans cela
il n’aurait pu grandir. On ne se rapproche pas de la réalité sociale en « descendant »
vers les micronégociations ou en « montant » vers les macroacteurs. Abandonnons
le préjugé qui nous fait croire que les macroacteurs sont plus compliqués que
les microacteurs. L’exemple des babouins nous l’a montré, c’est le contraire qui
est vrai. Un macroacteur ne grandit qu’à mesure qu’il se simplifie. De ce fait,
en se simplifiant l’existence, il simplifie le travail du sociologue. Il n’est pas plus diffi-
cile de faire entrer les chars dans Kaboul que d’appeler Police Secours ; il n’est pas
plus difficile de décrire Renault que la secrétaire qui répond aux appels téléphoniques
du commissariat de Houston. Si c’était beaucoup plus difficile, les chars ne se dépla-
ceraient pas et Renault n’existerait pas, il n’y aurait pas de macroacteurs. En prétendant
que les macroacteurs sont plus complexes que les microacteurs, les sociologues décou-
ragent l’analyse, coupent les bras et les jambes des enquêteurs et empêchent de saisir
le secret de la croissance des macroacteurs : rendre les opérations d’une simplicité
enfantine. Le roi n’est pas seulement nu ; le roi est un enfant qui joue avec des cubes
noirs (percés).
L’autre préjugé, assez souvent partagé par les sociologues, c’est que les micro-
négociations individuelles seraient plus réelles, plus vraies que les constructions
abstraites et lointaines des macroacteurs. Mais ici encore rien n’est plus faux car dans
l’énorme travail de construction des macroacteurs, presque toutes les ressources sont
utilisées. Ce qui reste aux individus n’est qu’un résidu. Ce que ces sociologues étudient,
c’est un être amoindri, exsangue, préréduit, qui s’efforce d’occuper la peau de chagrin
qu’on lui a laissée. Dans un monde déjà construit par les macroacteurs, rien n’est plus
abstrait et pauvre que l’interaction sociale individuelle. Ceux qui rêvent de reconstruire
les macroacteurs à partir de cet individu-là ne peuvent obtenir qu’un corps encore plus
monstrueux car ils omettent toutes les parties dures qui ont permis aux macroacteurs
de se simplifier la vie et d’envahir tout l’espace.
3) À monstrueux, monstrueux et demi
Qu’est-ce donc qu’un sociologue ? Quelqu’un qui étudie les associations et les disso-
ciations voilà tout, comme le mot l’indique. Des associations d’hommes ? Pas seulement
car il y a trop longtemps que les associations d’hommes croissent et s’étendent grâce
à d’autres alliés – mots, rites, fers, bois, graines et pluies. Non, le sociologue étudie
toutes les associations mais surtout la transformation d’interactions faibles en inter-
actions fortes et vice versa. C’est là ce qui lui plait particulièrement, car c’est là que
les acteurs changent de dimension relative. Quand nous disons « étudier », il faut bien
nous entendre : il n’y a pas de connaissance. Toute information est une transformation
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et une performation à chaud sur et dans le corps même du Léviathan. Si nous nous
efforçons de passer entre deux erreurs, ce n’est pas pour nous retirer sur la planète
Sirius. Ce qui vaut pour les autres vaut également pour nous. Nous aussi, nous travaillons
au Léviathan, nous aussi nous cherchons à vendre nos concepts, nous aussi nous
cherchons des alliés et des associés et nous décidons à qui nous voulons plaire
ou déplaire. En acceptant comme données des différences de niveaux et de taille entre
acteurs, le sociologue entérine les vainqueurs présents, passés ou futurs, quels qu’ils
soient et plait aux puissants qu’il fait paraître rationnels. En acceptant de limiter
à un social résiduel l’étude des associations, le sociologue met les scellés sur toutes
les boîtes noires et, là encore, garantit la sûreté des forts et la paix des cimetières
– rangées de boîtes noires hermétiquement closent ou pullulent les vers… La question
de méthode devient alors pour le sociologue de savoir où se placer. Comme Hobbes
lui-même, il doit s’installer là où le contrat est passé, là où se traduisent les forces,
là où l’irréversible devient réversible et où les chréodes inversent leurs pentes.
Il suffira alors d’une énergie infime pour tirer du monstre naissant un maximum
d’informations sur la croissance du monstre. Le sociologue qui choisit de tels lieux n’est
plus le laquais ni le tuteur de personne. Il n’a plus à disséquer les cadavres des Léviathans
déjà rejetés par d’autres. Il ne s’effraie plus des grandes boîtes noires qui dominent
partout le « monde social » dans lequel il erre comme une ombre, froid comme un
vampire, avec sa langue de bois, à la recherche de « social » qui ne soit pas encore
coagulé. Le sociologue tératologue est là où il fait chaud et clair, là où les boîtes noires
s’ouvrent, les irréversibilités s’inversent, les techniques s’animent ; là où s’engendrent
les incertitudes sur ce qui est grand et sur ce qui est petit, ce qui est social et ce qui
est technique. Il est en ce lieu béni où les voix trahies et traduites des Auteurs – matière
du corps social – deviennent la voix de l’Auteur Souverain décrit par Hobbes – Forme
du corps social.
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« Les “vues” de l’esprit »
Une introduction à l’anthropologie
des sciences et des techniques
Bruno Latour
Nous voudrions bien comprendre ce qui fait la différence entre les sciences et les
autres activités, entre nos sociétés scientifiques et celles, préscientifiques, qui les ont
précédées. Mais nous souhaiterions aussi trouver des explications qui soient les plus
légères possibles. En appeler à des changement dans le cerveau, ou dans l’esprit, ou dans
les relations sociales, ou dans les infrastructure économiques, voilà qui est trop lourd ;
c’est prendre un bulldozer pour dépoter un géranium. Un homme nouveau n’a pas émergé
au début du XVIe siècle et ceux qui travaillent dans leurs laboratoires ne sont pas
des mutants au grand front. Un esprit plus rationnel, une méthode scientifique plus
contraignante qui émergeraient ainsi de l’obscurité et du chaos, voilà une hypothèse
trop compliquée1.
Je l’admets, il s’agit là d’une position a priori mais ce préjugé est une étape néces-
saire. Il nous permet de dégager le terrain de toute distinction préalable entre l’acti-
vité scientifique et les autres. Selon l’expression consacrée, le grand partage avec ses
divisions hautaines et radicales doit être remplacé par de nombreux « petits partages »
aux emplacements imprévus [Goody, 1979]. En procédant ainsi, nous nous débarrassons
des divisions imposées par d’autres auteurs, celle de Lévi-Strauss entre « science »
et « bricolage » [Levi-Strauss, 1962], de Garfinkel entre raisonnement quotidien
1. Originellement publié comme introduction au numéro 14 de Culture Technique Les « Vues »
de l’Esprit, sous la direction de Bruno Latour & Jocelyn de Noblet (sous la direction de),
Juin 1985 pp. 4-30 ; republié dans Daniel Bougnoux (sous la direction de) Sciences
de l’information et de la communication, Paris, Larousse, 1993 pp. 572-596.
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et raisonnement scientifique [Garfinkel, 1967], de Bachelard entre esprit préscientifique
et esprit scientifique [Bachelard, 1934, 1967], ou même de Horton entre refus
des contradictions et acceptation des contradictions [Horton, 1967, 1990]. Toutes
ces « coupures épistémologiques » ne peuvent être administrées que par un autre
préjugé qui traite différemment les deux côtés de la frontière. Dès qu’on laisse
la frontière ouverte, les aptitudes intellectuelles sautent de tous côtés, les sorciers
deviennent des popperiens de stricte obédience, les ingénieurs deviennent des bricoleurs
– bricoleurs qui deviennent à leur tour tout à fait rationnels2. Ces renversements sont
si rapides qu’ils prouvent assez que nous avons affaire à une frontière artificielle, comme
celle qui sépare la France de la Wallonie. Elle peut être maintenue avec des douaniers,
des barbelés et des bureaucrates, mais elle ne souligne rien de naturel. La notion
de « coupure épistémologique » est utile pour faire des discours, pour remonter le moral
des troupes, mais loin d’expliquer quoi que ce soit, elle est au contraire une manie
que l’anthropologie devrait expliquer [Latour, 1983].
1. CONNAÎTRE DE VUE
a. Sombrer ou flotter sur le relativisme
Pourtant, il nous faut admettre qu’il y a de bonnes raisons pour maintenir ces dicho-
tomies en dépit du fait qu’elles sont contredites par l’expérience quotidienne.
La position relativiste à laquelle on arrive en les rejetant semble à première vue
grotesque. Il est impossible de mettre sur le même pied l’intellectuel de brousse décrit
par Goody [Goody, 1979] et Galilée dans son studiolo ; l’ethnobotanique et la bota-
nique du Muséum d’histoire naturelle ; l’interrogation méticuleuse d’un cadavre en Côte-
d’Ivoire et l’interrogation d’un gène par une sonde d’ADN dans un laboratoire
californien ; un mythe d’origine en Thaïlande et le Big Bang ; les calculs hésitants
d’un gamin dans le laboratoire de Piaget et ceux d’un mathématicien récompensé par
la médaille Fields ; une abaque japonaise et le Cray I. Il y a une telle différence dans
les effets qu’il semble légitime de se mettre à la recherche d’énormes causes. Ainsi,
même si chacun admet en privé que les « coupures épistémologiques » sont extra-
vagantes, contradictoires, contraires à l’expérience, tous les acceptent néanmoins afin
d’éviter les conséquences absurdes du relativisme. « La botanique, se disent-ils, doit
dépendre de quelque chose qui est radicalement différent de l’ethnobotanique ; nous
ne savons pas quoi mais si la notion de « rationalité » nous permet de colmater la voie
d’eau et de ne pas sombrer dans le relativisme, elle est bonne à prendre. »
Sociologie de la traduction. Textes fondateurs
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2. [Augé, 1975] ; [Hutchins, 1980] ; [Knorr, 1981] ; [Latour, 1981]
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Nous allons essayer de flotter sur le relativisme au lieu d’y sombrer et d’expliquer
les énormes différences dans les effets, que personne ne peut contester, grâce à un tout
petit nombre de causes très humbles, très simples et que nous pourrons étudier empi-
riquement. Il s’agit donc, dans cette recension de la littérature disponible, de maintenir
l’échelle des effets mais de diminuer celle des causes.
Ne risquons-nous pas de tomber alors sur un autre problème? Lorsque les chercheurs
évitent d’expliquer le développement des sciences par des facteurs intellectuels, c’est
pour en appeler, d’habitude, à des facteurs matériels. Des mouvements gigantesques
dans le mode de production capitaliste expliqueraient, après de nombreuses réflexions,
distorsions et autres médiations, certains changements dans les façons de croire, d’arguer
et de prouver. Malheureusement de telles explications ont toujours semblé assez ridi-
cules dès lors qu’on s’intéresse non à la science en général mais à telle équation, tel
peptide du cerveau, tel moteur Diesel. Il y a une telle distance entre la petite
bourgeoisie et la structure chimique du benzène que les explications sociologiques font
toujours rire. Il y a plus grave. Afin de croire aux explications matérialistes des sciences,
il faut capituler en face de l’une de ces sciences, l’économie. C’est pourquoi les expli-
cations matérialistes ressemblent tellement aux explications intellectualistes ; dans
les deux cas, le chercheur (historien, philosophe, ethnologue ou économiste) demeure
caché et nous n’apprenons rien sur les pratiques artisanales qui lui permettent
d’expliquer et de savoir. Nous allons donc éviter les explications « mentales » aussi bien
que les « matérielles » ; nous allons rechercher les causes les plus petites possibles
capables de générer les vastes effets attribués aux sciences et aux techniques.
b. Attention à ce qui est écrit
Les explications les plus fortes, c’est-à-dire celles qui engendrent le plus à partir
du moins, sont, d’après moi, celles qui attirent notre attention sur les pratiques d’écri-
ture et d’imagerie. Ces pratiques sont si simples, si répandues, si efficaces que c’est
à peine si nous sommes encore capables de les éprouver. Chacune d’elles permet pourtant
de dégonfler d’immenses et flatteuses baudruches et c’est cette opération qui donne
à beaucoup d’auteurs, que tout sépare par ailleurs, le même style ironique et rafraîchissant.
Lorsque Goody [Goody, 1979] s’intéresse au grand partage qui séparerait la « pensée
sauvage » de la « pensée domestiquée », il n’accorde à Lévi-Strauss aucune des grandes
coupures que celui-ci se plaît à aiguiser : « Durant les quelques années que j’ai passées
chez les gens des « autres cultures », je n’ai jamais rencontré ce genre d’hiatus dans
la communication auquel on aurait dû s’attendre si eux et moi avions eu du monde
physique des approches de sens opposé. » (Ibid., p. 46.)
Il y a bien sûr un grand nombre de petites différences, mais elles ne se situent
pas pour Goody entre le « chaud » et le « froid », l’ingénieur et le bricoleur ; il faut
« Les “vues” de l’esprit » – Bruno Latour
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les rechercher dans les moyens d’inscription, par exemple dans le dressage d’une simple
liste : « La liste implique discontinuité et non continuité. Elle suppose un certain agen-
cement matériel, une certaine disposition spatiale ; elle peut être lue en différents
sens, latéralement et verticalement, de haut en bas comme de gauche à droite, ou inver-
sement, elle a un commencement et une fin marqués, une limite, un bord, tout comme
une pièce d’étoffe. Elle facilite, c’est le plus important, la mise en ordre des articles
par leur numérotation, par le son initial ou par catégories. Et ces limites, tant externes
qu’internes, rendent les catégories plus visibles et en même temps plus abstraites. »
(Ibid., p. 150.)
Que se passe-t-il si la pensée sauvage s’applique à une liste au lieu d’écouter un récit?
Elle se domestique sans qu’il soit nécessaire, pour Goody, de faire appel à d’autres
miracles. Comme Walter Ong [Ong, 1982], Jack Goody finit sa longue enquête à travers
les procédés scriptovisuels par ces mots : « Si l’on accepte de parler d’une “pensée
sauvage”, voilà ce que furent les instruments de sa domestication. » (Id., p. 267.)
L’aptitude à raisonner par syllogismes est souvent prise, dans les sondages
de psychologie, comme le meilleur critère de classement [Vygotsky, 1978]. Qu’est-
ce qui est classé, demandent Cole et Scribner [Cole, 1974] ? Les capacités cognitives
des paysans russes, des chasseurs mandingues et des enfants de cinq ans? Non,
le nombre d’années d’école. C’est le « métier » d’élève et d’enseignant qu’il faut étudier
si l’on s’intéresse aux syllogismes, et si l’on veut comprendre pourquoi si peu de gens
sont capables de répondre à la question « tous les A sont B, x appartient à A, est-
ce que x appartient à B ? » Lorsque Luria demande à un paysan russe : « Dans le Nord
tous les ours sont blancs, la ville de Minsk est dans le Nord, quelle couleur ont les ours
à Minsk ? », il répond : « Comment le saurais-je, demandez à votre collègue, c’est lui
qui a été à Minsk, moi je n’y ai jamais été… » Il faut deux à trois ans d’école
pour que des cercles tracés sur le papier blanc, et des éléments x inscrits dans ces
cercles permettent aux fils de paysans de donner une réponse adéquate. Accèdent-
ils à l’abstraction comme les psychologues se plaisent souvent à le dire? Non, d’après
Cole et Scribner, ils acquièrent par dressage et discipline le « métier » d’écolier.
Une énorme division (abstrait/concret ; logique/illogique) se trouve ramenée à de
modestes distinctions de métier. « La conclusion la plus solide et la plus importante
à laquelle nous sommes arrivés aujourd’hui c’est qu’il n’y a aucune preuve que diffé-
rentes espèces de raisonnement existent ; nous ne pouvons pas mettre en évidence
une “pensée primitive”. » (1974, p. 170.)
Facile, dira le sceptique, il ne s’agit là que de capacités cognitives minimales,
ce serait bien autre chose si nous abordions les sciences. Pourtant, le même travail
a été fait par Elizabeth Eisenstein pour la révolution copernicienne [Einsenstein, 1980].
« Les “conséquences radicales” qui suivirent le travail “modeste et non révolutionnaire”
de Copernic sembleraient bien moins étranges si les pouvoirs nouveaux de la presse
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  • 1. Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 2. Sociologie de la traduction Textes fondateurs Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour (dir.) DOI : 10.4000/books.pressesmines.1181 Éditeur : Presses des Mines Année d'édition : 2006 Date de mise en ligne : 19 avril 2013 Collection : Sciences sociales ISBN électronique : 9782356710239 http://books.openedition.org Édition imprimée ISBN : 9782911762758 Nombre de pages : 401 Référence électronique AKRICH, Madeleine (dir.) ; CALLON, Michel (dir.) ; et LATOUR, Bruno (dir.). Sociologie de la traduction : Textes fondateurs. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Presses des Mines, 2006 (généré le 19 avril 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pressesmines/1181>. ISBN : 9782356710239. DOI : 10.4000/books.pressesmines.1181. © Presses des Mines, 2006 Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 3. Collection Sciences sociales Collection Sciences sociales MADELEINE AKRICH MICHEL CALLON BRUNO LATOUR Sociologie de la traduction Textes fondateurs Presses des Mines 20/10/09 16:32:19 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 4. Sociologie de la traduction. Textes fondateurs Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 5. © École des mines de Paris, 2006 60, boulevard Saint-Michel - 75272 Paris Cedex 06 - France email : presses@ensmp.fr http://www.ensmp.fr/Presses © Photo de couverture : M. Demange ISBN : 2-911762-75-4 Dépôt légal : octobre 2006 Achevé d’imprimer en 2006 (Paris) Tous droits de reproduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous pays. COLLECTION SCIENCES SOCIALES Responsable de la collection : Cécile Méadel Centre de Sociologie de l’innovation (http://www.csi.ensmp.fr/) cecile.meadel@ensmp.fr Dans la même collection Bruno Latour, Chroniques d’un amateur de sciences Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 6. Madeleine Akrich Michel Callon Bruno Latour Sociologie de la traduction. Textes fondateurs Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 7. Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 8. Préambule Le Centre de sociologie de l’innovation (CSI), laboratoire de sociologie de l’école des mines, créé en 1967, a joué un rôle indéniable dans la constitution et le déve- loppement du champ STS, Science, Technique et Société. L’originalité du CSI dans ce domaine a été non seulement d’étudier l’impact des sciences et des techniques sur la société, mais de développer une théorie originale pour analyser les multiples façons dont la société et les sciences se mélangent. De proche en proche, cette théorie transforme l’économie de l’innovation, l’histoire et la philosophie des sciences, la socio- logie de la culture et des médias, l’anthropologie médicale et biologique, l’analyse des marchés… De nombreux outils pratiques pour la gestion de l’innovation, la poli- tique scientifique, l’enseignement des controverses, la description de l’activité de recherche, le suivi des transformations techniques ont été développés. La dimension politique et citoyenne de toutes ces recherches devient de plus en plus visible, quand le développement des sciences et des techniques multiplie les interrogations, voire les inquiétudes. Cette approche, la sociologie de l’acteur réseau, souvent désignée sous son appel- lation anglaise Actor Network Theory est désormais très largement mobilisée par les sciences sociales et étudiée dans les cursus universitaires. Elle a donné lieu à une ample littérature, principalement en langue anglaise. Or, nombre de ses textes fondateurs sont aujourd’hui introuvables, parce qu’ils ont été publiés dans des revues qui ne sont plus disponibles, qu’ils sont difficiles à trouver ou parce qu’ils n’ont jamais été traduits en français. Ce premier recueil, qui réunit les textes de trois chercheurs du CSI : Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour, privilégie les approches anthropologiques des sciences et des techniques. Deux principaux critères ont présidé au choix des textes : d’une part l’intérêt qu’ils présentent encore aujourd’hui dans leur approche et dont témoigne leur notoriété, et d’autre part leur faible disponibilité, en particulier pour des lecteurs francophones (plusieurs n’avaient jamais été publiés en français). Les textes sont présentés dans 5 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 9. leur ordre chronologique de rédaction, sauf « Pour une sociologie des controverses technologiques » qui a été rapproché des autres textes sur la technique. Ils ont été relus et corrigés par leurs auteurs et peuvent donc être différents de la version précé- demment publiée. La bibliographie a été mise à jour, en indiquant, dans la mesure du possible, les dernières versions éditées. Elle est regroupée en fin d’ouvrage. Plusieurs recueils sont prévus dans cette collection, ils s’ouvriront plus largement à d’autres auteurs du domaine. Certains seront consacrés à des terrains d’études spécifiques : la santé, le marché, les politiques de recherche et d’innovation, la culture… Sociologie de la traduction. Textes fondateurs Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 10. Présentation des auteurs Madeleine AKRICH est actuellement directrice du Centre de Sociologie de l’innovation. Après son diplôme d’ingénieur des mines, elle a rejoint le CSI où elle a consacré l’essentiel de ses travaux à la sociologie des techniques, en s'intéressant spécifiquement aux utilisateurs : elle a essayé de comprendre comment les innovateurs, concepteurs, promoteurs de dispositifs techniques construisent des représentations des utilisateurs auxquels ils destinent leurs dispositifs et inscrivent ces représentations dans les choix techniques et organisationnels qu'ils effectuent, produisant ainsi des « scénarios » qui cadrent les relations possibles entre les utilisateurs et les dispositifs. Par ailleurs, elle s'est intéressée à la manière dont les utilisateurs s'approprient les technologies et dont ces technologies redéfinissent leurs relations à leur environnement. Depuis quelques années, ses travaux concernent plus particulièrement la médecine : elle a réalisé une comparaison des pratiques obstétricales en France et aux Pays-Bas (avec Bernike Pasveer Comment la naissance vient aux femmes. Les techniques de l'accou- chement en France et aux Pays-Bas), deux pays entre lesquels existent des différences massives dans l’utilisation des techniques, et s’est attachée à décrire la manière dont les expériences que font les femmes de leur grossesse et de leur accouchement sont liées à ces ensembles spécifiques de pratiques. Actuellement, elle mène, avec Cécile Méadel, une recherche qui porte sur les collectifs constitués sur Internet dans le domaine de la santé. Michel CALLON est directeur de recherche et professeur à l’École des mines de Paris. Après son diplôme d’ingénieur des mines, il est entré comme chercheur au centre de sociologie de l’innovation qui venait d’être créé par Pierre Laffitte. Il y a effectué toute sa carrière et l’a dirigé de 1982 à 1994. Auteur majeur de la sociologie de l'acteur- réseau, ou encore sociologie de la traduction, ses travaux couvrent un large spectre d'intérêts autour des questions relatives aux interrelations entre sciences, techniques et société : l’anthropologie des sciences et des techniques, la socio-économie 7 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 11. de l'innovation (The Laws of the Markets) et l’économie expérimentale, les questions de démocratie (avec P. Lascoumes et Y. Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique), et la sociologie de la médecine et de la santé (Le Pouvoir des malades avec Vololona Rabeharisoa). Depuis quelques années il s’intéresse plus particulièrement au rôle des profanes dans le développement et la diffusion des connais- sances scientifiques et techniques, ainsi qu’à l’anthropologie des marchés économiques. Parallèlement à ces recherches, il a également impulsé tout un ensemble de travaux destinés à améliorer la maîtrise des processus de recherche et d'innovation. Ceci l'a amené à réaliser de nombreuses études à la demande de responsables industriels et à conduire des analyses comparatives internationales, notamment entre la France et le Japon, sur la gestion de l'innovation dans les firmes. Il a ainsi contribué à une meilleure connais- sance de la fonction et du rôle des organismes publics de recherche, ainsi qu'à une réflexion sur les conditions de l'efficacité des politiques publiques de la recherche et de l'innovation. Bruno LATOUR. Après plus de vingt années comme professeur de sociologie à l’école des mines, il a rejoint à la rentrée 2006 l’Institut d’études politiques de Paris. Agrégé de philosophie, il s'est formé à l'anthropologie en Côte d'Ivoire puis a rejoint le Centre de sociologie de l’innovation en 1982. Très vite il s'est intéressé aux sciences et aux techniques. Son premier livre, La Vie de laboratoire, décrit le fonctionnement quotidien d'un laboratoire californien en utilisant des méthodes ethnographiques. Il a travaillé ensuite sur les liens entre la révolution de Pasteur et la société française du XIXe siècle (Les Microbes : guerre et paix, 1984). De plus en plus intéressé par les multiples connections entre la sociologie, l'histoire et l'économie des techniques, il a publié un livre de synthèse (La Science en action) et de nombreux articles sur l'innovation technique. Il a écrit ensuite un ouvrage sur l'ethnographie du Conseil d'État (La Fabrique du droit : une ethnographie du Conseil d'État, 2002). Son dernier ouvrage (Reassembling the Social - An Introduction to Actor-Network-Theory, 2005. Publié en français sous le titre Changer de société - Refaire de la sociologie) fait le point sur l'impact des « science studies » sur la philosophie des sciences. Après avoir été commissaire de l'exposition Iconoclash, il a organisé en 2005 une autre exposition, toujours avec Peter Weibel, au ZKM de Karlsruhe La Chose politique - Atmosphères de la démocratie deux expositions qui ont toutes les deux fait l'objet de volumineux catalogues aux presses du MIT, Cambridge, Mass. Les bibliographies des auteurs sont disponibles sur le site du CSI : http://www.csi.ensmp.fr/ Sociologie de la traduction. Textes fondateurs Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 12. Remerciements Nous remercions les auteurs et les éditeurs qui nous ont autorisés à reproduire les textes de ce recueil. M. CALLON ET B. LATOUR. « Le grand Léviathan s'apprivoise-t-il ? » Première publication en 1981 : “Unscrewing the Big Leviathan; or How Actors Macrostructure Reality, and How Sociologists Help Them To Do So?” in Karin D. Knorr, and Aron Cicourel (dir.) Advances in Social Theory and Methodology. Toward an Integration of Micro and Macro Sociologies, London: Routledge & Kegan Paul, pp. 277-303. B. LATOUR. « Les “Vues“ de l'Esprit. Une introduction à l’anthropologie des sciences et des techniques » Première publication en 1985 in Culture technique, 14, pp 4-30. S. STRUM ET B. LATOUR. « Redéfinir le lien social : des babouins aux humains » Première parution en anglais en 1987 : “The Meanings of Social: from Baboons to Humans”, Information sur les Sciences Sociales/Social Science Information, 26, pp 783- 802. La traduction française par Catherine Rémy est inédite. B. LATOUR. « Le prince : Machines et machinations » Première publication en anglais en 1988 : “The Prince for Machines as Well as for Machinations.” In Technology and Social Change, edited by B. Elliott. Edinburgh: Edinburgh University Press. Publié en français en 1990 in Futur Antérieur, 3, pp. 35-62. M. AKRICH. « La construction d’un système socio-technique. Esquisse pour une anthropologie des techniques » Publié en 1989 in Anthropologie et Sociétés, 13, 2, pp 31-54. 9 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 13. M. CALLON. « Pour une sociologie des controverses technologiques » Publié en 1981 in Fundamenta Scientiae, 2, pp 381-99. M. AKRICH. « La description des objets techniques » Une première version de cet article a été publiée sous le titre « Comment décrire les objets techniques ? » Techniques et Culture, no 9 (1987) : 49-64. Puis modifiée dans sa version anglaise, reprise ici “The De-Scription of Technical Objects.” In Shaping Technology/Building Society. Studies in Sociotechnical Change, edited by Wiebe E Bijker and John Law, 205-24. Cambridge, Massachussetts, London : MIT Press, 1992. M. AKRICH. « Les objets techniques et leurs utilisateurs de la conception à l'action » Une première version de cet article a été publiée en 1993 in Les Objets dans l'action, Bernard Conein, Nicolas Dodier et Laurent Thévenot (dir.), pp 35-57, Paris, Éditions de l'EHESS. M. CALLON. « Quatre modèles pour décrire la dynamique de la science. » Une première version de ce texte, ici remanié, et traduit pour la première fois en français par Guenièvre Callon, a été publiée en 1995 : “Four Models for the Dynamics of Science”, In Jasanoff, Sheila, Markle, Gerard E., Peterson, James C. et Pinch, Trevor (dir.), Handbook of Science and Technology Studies, London, Sage, pp 29-64. M. AKRICH. « Les utilisateurs, acteurs de l’innovation » Une première version a été publiée en 1998 dans Éducation permanente, n° 134, pp 78-89. M. CALLON. « Sociologie de l’acteur réseau » Une première version en anglais a été publiée en 2001 in N. Smelser et P. Baltes (dir.), International Encyclopedia of the Social and Behavioral Sciences, Oxford, UK, Pergamon, pp 62-66. Cette version, traduite par Guenièvre Callon est inédite. Sociologie de la traduction. Textes fondateurs Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 14. Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? Michel Callon et Bruno Latour « Cribleras-tu sa peau de dards, piqueras-tu sa tête avec le harpon, Pose seulement la main sur lui : au souvenir de la lutte tu ne recommenceras plus ! Il devient féroce quand on l’éveille, Nul ne peut lui résister en face » Job, 40-25 Soit une multitude d’hommes égaux et égoïstes qui vivent sans aucun droit dans un état de nature impitoyable que l’on décrit comme « la guerre de chacun contre chacun1 ; comment mettre fin à cet état ? Chacun connaît la réponse proposée par Hobbes : par un contrat que chaque homme passe avec chaque autre et qui donne le droit de parler au nom de tous à un homme, ou à un groupe d’hommes, qui ne sont liés à aucun autre. Ils deviennent « l’acteur » dont la multitude liée par contrat sont les « auteurs »2. Ainsi « autorisé »3, le souverain devient la personne qui dit ce que sont, ce que veulent et ce que valent les autres, le comptable de toutes les dettes, le garant de tous les droits, l’enregistreur des cadastres de propriété, le mesureur suprême des rangs, des opinions, des jugements et de la monnaie. Bref, le souverain devient ce Léviathan : « ce dieu mortel auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection »4. 11 1. [Hobbes, 1651 [1971]], p. 124. Toutes les citations se rapportent à cette édition. 2. Ibid, p. 163, ch. XVI 3. Ibid, p. 166, ch. XVI 4. Ibid, p. 178, ch. XVII Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 15. Intéressante pour la philosophie politique, la solution de Hobbes est capitale pour la sociologie, car elle formule pour la première fois en toute clarté la relation des microacteurs et des macroacteurs. Pour Hobbes, en effet, il n’y a pas de différence de niveau ou de taille entre les microacteurs et le Léviathan, qui ne résulte d’une transaction. La multitude, dit Hobbes, est à la fois, la Forme et la Matière du corps politique ; la construction de ce corps artificiel est calculée de telle sorte que le souverain absolu ne soit rien que la somme des volontés de la multitude. Même si l’expression « un Léviathan » passe pour un synonyme de « monstre totalitaire », le souverain chez Hobbes ne dit rien de son propre chef. Il ne dit rien sans avoir été autorisé par la multitude dont il est le porte-parole, le porte-masque5 ou encore l’ampli- ficateur. Le souverain n’est, ni par nature ni par fonction, au dessus du peuple, ou plus haut, ou plus grand, ou d’une matière différente : il est ce peuple même dans un autre état – comme on dit un état gazeux ou solide. L’importance de ce point nous paraît capitale et nous voudrions dans cet article en tirer toutes les conséquences6. Hobbes affirme qu’il n’y a pas de différence entre les acteurs qui soit donnée par nature. Toutes les différences de niveau, de taille, d’enver- gure, sont le résultat d’une bataille ou d’une négociation. On ne peut pas distinguer les macroacteurs (institutions, organisations, classes sociales, partis, états) et les microacteurs (individus, groupes, familles) en fonction de leur dimension, puisqu’ils ont tous, pourrait-on dire, la « même taille », ou plutôt puisque la taille est le premier résultat et le premier enjeu pour lequel on se bat. La question pour Hobbes et pour nous n’est pas de classer les macro et les microacteurs ou de réconcilier ce que l’on sait des premiers avec ce que l’on sait des seconds, mais de reposer à nouveau cette vieille question : comment un microacteur obtient-il d’être un macroacteur ? Comment des hommes peuvent-ils agir « comme un seul homme » ? Certes, l’originalité du problème posé par Hobbes est en partie caché par la solution qu’il en donne, le contrat social, dont l’histoire, l’anthropologie et maintenant l’éthologie démontrent l’impossibilité. Mais le contrat n’est qu’un cas particulier d’un phénomène plus général, celui de la traduction7. Par traduction on entend l’ensemble des négociations, des intrigues, des actes de persuasion, des calculs, des violences8 grâce à quoi un acteur Sociologie de la traduction. Textes fondateurs 12 5. Ibid, p. 161, ch. XVI 6. Remerciements : Nous remercions spécialement John Law, Shirley Strum, Karin Knorr, Lucien Karpik et Luc Boltanski pour leurs judicieuses critiques auxquelles nous n’avons su que partiellement répondre. 7. Ce concept a été développé par Michel Serres, [Serres, 1974] ; il a été appliqué ensuite à la sociologie par Michel Callon, [Callon, 1975]. 8. Même la victime sacrificielle de René Girard [Girard, 1978] n’est rien d’autre qu’une forme plus cruelle et plus solennelle de contrat et qu’un cas particulier de traduction ; elle ne saurait donc être considérée comme le fondement des autres formes de traduction. Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 16. ou une force se permet ou se fait attribuer l’autorité de parler ou d’agir au nom d’un autre acteur ou d’une autre force9 : « vos intérêts sont les nôtres », « fais ce que je veux », « vous ne pouvez réussir sans passer par moi ». Dès qu’un acteur dit « nous », voici qu’il traduit d’autres acteurs en une seule volonté dont il devient l’âme ou le porte-parole. Il se met à agir pour plusieurs et non pour un seul. Il gagne de la force. Il grandit. Ce que le contrat social montre en termes juridiques, à l’origine de la société et une fois pour toutes dans une cérémonie par tout ou rien, les opérations de traduction le démontrent empirique- ment, de façon réversible, tous les jours dans les négociations multiples et parcellaires qui élaborent peu à peu le corps social. Il suffit de remplacer le contrat par les opéra- tions de traduction pour voir grandir le Léviathan et rendre ainsi à la solution de Hobbes toute son originalité. Le but de cet article est de montrer ce que devient la sociologie si l’on maintient l’hypothèse centrale de Hobbes – une fois le contrat remplacé par la loi générale de la traduction. Comment décrire la société en prenant la construction des différences de taille entre micro et macroacteurs comme l’objet de l’analyse ? Une façon de ne pas comprendre la contrainte de méthode que nous voudrions imposer à la description du Léviathan serait d’opposer les « individus » aux « institutions » et de supposer que les premiers ressortissent à la psychologie et les seconds à l’histoire sociale10. Il y a bien sûr des macroacteurs et des microacteurs, mais cette différence est obtenue par des rapports de force et la construction de réseaux qui échappent à l’analyse si l’on suppose a priori que les acteurs sont plus grands ou d’une essence supérieure au micro- acteurs. Ces rapports de force et ces opérations de traduction réapparaissent en pleine lumière dès qu’on fait avec Hobbes cette étrange supposition de l’isomorphie de tous les acteurs11. L’isomorphisme ne signifie pas que tous les acteurs ont la même taille mais qu’elle ne peut être décidée a priori puisqu’elle est le résultat de longs combats. La meilleure façon de comprendre la notion d’isomorphisme est de considérer les acteurs comme des réseaux. Deux réseaux peuvent avoir la même forme même si l’un d’entre Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? – Michel Callon et Bruno Latour 13 9. Le mot acteur doit être pris dans sa signification sémiotique donnée par Greimas, A., [Greimas et Courtès, 1979]. Selon lui, l’acteur correspond à toute unité discursive investie par des rôles qui peuvent être multiples et évolutifs. Comme la notion de force, celle d’acteur n’est pas limitée à l’univers humain. 10. Cf. la critique dévastatrice de la psychanalyse fait par G. Deleuze et F. Guattari, [Deleuze et Guattari, 1972]. Pour ces auteurs, il n’y a pas de différence de taille entre les rêves d’un enfant et l’empire d’un conquérant, entre le roman familial d’un individu et une tragédie politique nationale. L’inconscient n’a rien d’individuel et nos rêves les plus intimes se meuvent dans un espace qui couvre l’ensemble du territoire social. 11. Sur ce point comme sur de nombreux autres, C.B. Macpherson [Macpherson, 1971] n’a pas vu l’originalité de Hobbes. Contrairement à ce qu’il soutient le marxisme ne fournit pas la clé de la théorie de Hobbes ; c’est plutôt l’inverse qui est vrai. Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 17. eux reste local tandis que l’autre s’étend à travers tout un pays, de la même façon que le souverain est une personne comme les autres en même temps que l’émanation person- nifiée de ceux-ci. Le bureau du financier n’est pas plus grand que la boutique du cordonnier, ni son cerveau, ni sa culture, ni son univers, ni le réseau de ses amis ; le premier n’est qu’un homme, le second comme on dit est un grand homme. Trop souvent les sociologues, comme les hommes politiques et les simples citoyens changent leur grille d’analyse selon qu’ils abordent un macroacteur ou un microacteur, le Léviathan ou une interaction sociale. Ce faisant, ils entérinent les rapports de force, ils donnent le coup de pied de l’âne aux vaincus et se portent au secours du vainqueur. C’est ainsi que les ethnométhodologues, emportés par leur critique de la « sociologie positive », en sont maintenant à croire que seuls existent les micro-interactions sociales. Ils pensent descendre plus loin encore que les inter- actionnistes, dans les détails de la vie quotidienne et se complaisent à étudier les gestes, silences, bégaiements, éructations et borborygmes de ceux qu’ils appellent les « competent members » de la société. De cette société elle-même ils nient l’existence ou prétendent qu’on n’en peut rien dire. Pour la décrire, ils imposent des contraintes telles qu’aucun sociologue ne peut les suivre12. Indifférents au fait que les acteurs autour d’eux parlent constamment au nom de l’État, de la France, d’IBM, de la Royal Society – et déplacent ainsi des chars d’assaut, des usines pétrochimiques, des banques de données ou des congrès de radio-astronomes –, ils rejettent tous ces macroconcepts comme des « inventions » ou des « constructions » des sociologues. Certes, ils n’ont pas tort, nombreux sont les sociologues qui sont occupés à plein temps à élaborer eux aussi le Léviathan. En inventant des catégories (cadres, intérêts, classes), en simplifiant les variables, en élaborant des statistiques, en cuisinant les chiffres, ils construisent toute la journée des théâtres, des sketches et des pièces reliant entre eux des récits et des explications. Mais ce travail de construction et de fabrication – revendiqué parfois ouvertement13 – est le travail de tous, ethnométhodologues inclus. Il nous semble que les sociologues sont trop souvent à contre pied. Soit ils croient que les macroacteurs existent vraiment, et ils anticipent ainsi leur solidité en aidant ces acteurs à se renforcer14 soit ils nient leur existence, une fois qu’ils existent vraiment et nous interdisent même le droit de les étudier. Pour analyser le Léviathan, on se trouve Sociologie de la traduction. Textes fondateurs 14 12. Voir notamment A. Cicourel, [Cicourel, 1964]. Ce livre est un recueil d’exigences qui para- lysent l’observateur. Depuis la parution de ce livre, les ethnométhodologues n’ont pas cessé d’accroître la force de ces exigences. 13. Voir la conclusion de l’article 14. Ceux qui acceptent comme une évidence les différences de niveau dans l’analyse sociologique quitte à les vouloir réconcilier en une vaste synthèse, comme par exemple, P. Bourdieu, A. Touraine ou T. Parsons, n’évitent pas cet écueil. Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 18. donc désarmé deux fois par ceux-là mêmes qui font profession de l’étudier. Ces deux erreurs symétriques découlent d’un seul et même présupposé : admettre comme un donné qu’il y a des différences ou des égalités de taille entre acteurs. Dès qu’on rejette ce présupposé on se trouve affronté de nouveau au paradoxe de Hobbes : aucun acteur n’est plus grand qu’un autre sinon par une transaction (une traduction) qu’il faut étudier. Nous allons montrer dans cet article, que l’on peut se maintenir dans le paradoxe de Hobbes, que l’on peut ainsi passer entre les deux erreurs symétriques des ethno- méthodologues et de leurs ennemis, et qu’il est tout à fait possible d’étudier avec les mêmes égards et la même impertinence les grands et les petits, les vainqueurs et les vaincus. Nous espérons montrer que c’est même là une condition sine qua non pour comprendre comment grandissent ces Léviathans. Dans une première partie, nous allons résoudre le paradoxe suivant : si tous les acteurs sont isomorphes et qu’aucun n’est par nature plus grand ou plus petit qu’un autre, comment se fait-il qu’il y ait, en fin de compte, des macroacteurs et des individus. Dans une deuxième partie, nous étudierons comment des acteurs croissent et décroissent et comment la méthode que nous proposons permet de les suivre dans leurs variations de taille sans devoir modifier les grilles d’analyse. Enfin, dans la conclusion nous analyserons en détail le rôle des sociologies dans ces variations de dimension relative. LES BABOUINS OU L’IMPOSSIBLE LÉVIATHAN Après le mythe du Léviathan de Hobbes, prenons un autre mythe : l’impossible Léviathan- singe ou la difficile construction de macroacteurs dans une troupe de babouins sauvages, près de Gilgil dans la grande vallée du rift au Kenya15. Hobbes croyait que la société n’émergeait qu’avec l’homme16. On l’a cru assez longtemps jusqu’à ce qu’on observe les rassemblements d’animaux d’assez près pour s’apercevoir que les théories sur l’émergence des sociétés valaient autant pour les primates et les canidés que pour les hommes. Cette troupe « désordonnée » de bêtes brutes qui mangent, copulent, aboient, jouent et se battent dans un chaos de poils et de crocs, ne correspondrait-elle pas à l’image même de cet « état de nature » postulé par Hobbes ? Nul doute que la vie des babouins Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? – Michel Callon et Bruno Latour 15. Cette partie s’appuie sur une étude sociologie de la primatologie que l’un d’entre nous (Bruno Latour) réalise actuellement. Elle s’inspire en grande partie du travail de Shirley Strum. Cette dernière ne doit en aucune façon être tenue pour responsable de l’insolite situation dans laquelle nous plaçons ses babouins, mais seulement du renouvellement radical qu’elle a introduit dans la compréhension des sociétés animales. Voir, en particulier, [Strum, 1975a, b, 1982]. Pour l’analyse des liens entre la primatologie et la philosophie politique, voir en particulier Donna Haraway [Haraway, 1978]. 16. En dehors des insectes bien sûr, Hobbes, T., op. cit., p. 175, ch. XVII. Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 19. ne soit « solitaire, pénible et brève »17. Cette image de désordre absolu a permis d’opposer depuis toujours les sociétés d’hommes à la bestialité, et l’ordre social au chaos. C’est ainsi du moins qu’on imaginait les bêtes avant qu’on aille les étudier. Lorsqu’on s’est mis avant la guerre mais surtout depuis les années cinquante, à étudier les babouins, chaque observateur a reconstruit pour son propre compte le Léviathan de Hobbes18. Les babouins ont cessé de vivre en bandes désordonnées. Ils se sont mis à vivre en cohortes rigides où les femelles et leurs petits sont encadrés par des mâles dominants organisés selon une stricte hiérarchie. Année après année on en a fait un système social si rigide qu’on a pu le mettre en relation avec l’écologie et utiliser le système social comme critère taxonomique au même titre que la forme du crâne. Dans les années 70, l’image d’une société de singes construite comme une pyramide a peu à peu servi de repoussoir aux sociétés humaines que l’on disait plus souples, plus libres et plus complexes. En trente ans on a donc utilisé l’étude des primates comme un test projectif pour y voir soit un chaos de bêtes, soit un système rigide quasi totalitaire. On a forcé les babouins à reconstruire le Léviathan et à passer de la guerre de tous contre tous à l’obéissance absolue. Pourtant un autre Léviathan a été progressivement élaboré par des observateurs plus proches de leurs singes. Il y a bien chez ces babouins une organisation : tout n’y est pas possible également ; n’importe qui n’est pas près de n’importe quel autre ; on ne se monte ni ne s’épouille au hasard ; on ne s’écarte pas de n’importe qui ; on ne va pas n’importe où… Mais cette organisation n’est jamais assez rigide pour faire un « système intégré ». Plus les observateurs se sont mis à connaître leurs babouins, plus les hiérarchies de domi- nance se sont assouplies puis dissoutes – du moins pour les mâles [Strum, 1982]. L’agressivité primaire est devenue plus rare ; on l’a vue toujours canalisée, socialisée, et fina- lement les groupes de babouins sont devenus étonnamment « civils ». Les fameuses pulsions élémentaires qui alimentaient la guerre de tous contre tous – manger, copuler, dominer, se reproduire – se sont vues constamment suspendues, arrêtées, diffractées par le jeu des interactions sociales. Ni chaos, ni système rigide, les babouins vivent maintenant en unités dont aucune n’est rigide et dont aucune n’est fluide. En plus des diffé- rences de tailles, de sexes et d’âges, les liaisons sociales suivent des réseaux de famille, de clans, d’amitiés, ou même des habitudes liées aux traditions ou aux coutumes, dont aucune n’est clairement définie car elles jouent toutes à la fois et peuvent s’interrompre l’une l’autre. Désormais les observateurs construisent une société dont le tissu est beaucoup plus solide que ne l’avaient imaginé ceux qui en faisaient un chaos de bêtes brutes mais infiniment plus souple que ne l’avaient pensé les observateurs de l’après-guerre. Sociologie de la traduction. Textes fondateurs 16 17. Hobbes, T., ibid, p. 125, ch. XIII 18. Voir en particulier les deux présentations générales suivantes. [Kummer, 1971] ; [Rowell, 1972]. Pour un point de vue historique voir D. Haraway., op. cit. ainsi que [Haraway, 1983]. Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 20. Pour qu’une société de babouins puisse être à la fois si souple et si serrée, il a fallu faire une hypothèse stupéfiante : il a fallu attribuer à ces petits singes des compé- tences sociales de plus en plus étendues afin de les rendre aptes à réparer, accomplir, consolider sans arrêt la fabrique d’une société aussi complexe et aussi peu rigide19. Rien n’est simple pour un babouin dans cette société nouvelle qu’on lui a forgée. Il doit constamment déterminer qui est qui, qui est inférieur ou supérieur, qui mène ou non la troupe, qui doit laisser le passage, mais il n’a à sa disposition que des ensembles flous dont la logique porte sur l’évaluation de centaines d’éléments. À chaque instant, il faut, comme disent les ethnométhodologues, réparer l’indexicalité. Qui appelle ? Que veut-il dire ? Ni marques, ni costumes, ni signes discrets. Bien sûr, il y a de très nombreux signes, grognements et indices mais aucun n’est sans ambiguïté. Le contexte seul le dira, mais simplifier ce contexte et l’évaluer est un casse-tête de tous les instants. D’où l’impression étrange que donnent aujourd’hui ces bêtes : en pleine brousse ces animaux qui ne devraient penser qu’à bouffer et qu’à baiser, ne s’inté- ressent qu’à stabiliser leurs relations ou, comme Hobbes dirait, à associer durablement les corps entre eux. Avec une obstination égale à la nôtre, ils construisent une société qui est leur milieu, leur tâche, leur luxe, leur jeu, leur destin. Pour simplifier, on peut dire que les babouins sont des « animaux sociaux ». On connaît la dérive du mot « social » à partir de « sequi-suivre ». D’abord suivre, s’allier ou se liguer, avoir quelque chose en commun, puis partager : plusieurs agissent comme un seul, le lien social est là. Les babouins sont sociaux comme tous les animaux sociaux, en ce sens qu’ils se suivent, s’enrôlent, s’allient, partagent certains liens et terri- toires ; mais ils sont également sociaux parce qu’ils ne peuvent maintenir et fortifier ces alliances, ces liaisons et ces partages qu’à l’aide des seuls outils ou procédures que les ethnométhodologues nous concèdent pour réparer l’indexicalité. Ils passent leur temps à stabiliser les liens entre les corps en agissant sur d’autres corps20. Il n’y a que chez les babouins que les corps vivants et eux seuls sont, comme le demande Hobbes, en même temps la forme et la matière du Léviathan. Mais que se passe-t-il lorsque le Léviathan n’est fait qu’avec des corps ? Réponse : il n’y a pas de Léviathan du tout. Ceci nous conduit à formuler la question cruciale : si les babouins satisfont aux conditions imposées par Hobbes et nous offrent le spectacle d’une société sans Léviathan solide et sans macroacteurs durables, comment ces macroacteurs solides et durables que l’on voit foisonner dans nos sociétés humaines sont-ils construits ? Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? – Michel Callon et Bruno Latour 17 19. Cette hypothèse est déjà visible in [Kummer, 1968]; elle est parfaitement explicite in [Kummer, 1978]. 20. Ceci est le cas aussi bien dans la sociologie à la Bourdieu que Kummer utilise pour décrire ses babouins, que dans le mythe sociobiologique de la défense des investissements. Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 21. Hobbes croyait construire le Léviathan avec des corps mais il ne parlait alors que des babouins et son Léviathan ne se fût jamais construit si seuls les corps avaient été forme et matière du corps social. Pour stabiliser une société, chacun – homme ou singe – doit produire des associations qui durent plus longtemps que les interactions leur ayant donné naissance ; en revanche les stratégies et les ressources utilisées pour obtenir ce résultat changent lorsque l’on passe de la société des babouins à la société des hommes. Par exemple, au lieu d’agir sur le corps des collègues, parents, amis, on s’attache des matériaux plus solides et moins changeants pour agir plus durablement sur le corps des collègues, parents et amis. Dans l’état de nature, personne n’est assez fort pour résister à toutes les coalitions21. Mais si vous transformez l’état de nature en remplaçant partout les alliances indécises par des murs et des contrats écrits, les rangs par des uniformes et des tatouages, les amitiés réversibles par des noms et des marques, vous obtiendrez un Léviathan : « Son dos, ce sont des rangées de boucliers que ferme un sceau de pierre » (Job, 41, 7). La différence de taille relative, dont nous cherchons à rendre compte depuis le début de cet article, est obtenue lorsqu’un microacteur peut ajouter à l’enrôlement des corps celui du plus grand nombre de matériaux durables. Il créé ainsi de la grandeur et de la longévité. Par comparaison, il rend les autres petits et provisoires. Le secret de la différence entre les micro et les macroacteurs, tient justement à ce que l’ana- lyse laisse le plus souvent de côté. Les primatologues omettent de dire que leurs babouins ne disposent, pour stabiliser leurs mondes, d’aucun des instruments humains que l’observateur manipule. Hobbes omet de dire qu’aucune promesse, même solen- nelle, ne pourrait effrayer suffisamment les contractants pour les forcer à l’obéissance ; il omet de dire que c’est le palais d’où il parle, les armées bien équipées qui l’entourent, les scribes et les appareils d’enregistrement qui le servent, qui rendent le Souverain formidable et le contrat solennel22. Les ethnométhodologues oublient d’inclure dans leurs analyses que l’ambiguïté du contexte dans les sociétés humaines est levée par l’ensemble des outils, règlements, murs et objets qu’ils n’analysent pas. Il est temps Sociologie de la traduction. Textes fondateurs 18 21. Hobbes, T., op. cit., p. 123, chap. XIII pour les sociétés humaines et Strum, S., op. cit., pour les babouins. 22. Lewis Mumford [Mumford, 1966] s’efforce d’intégrer plusieurs catégories de matériaux mais il commet deux graves erreurs ; premièrement, il s’accroche à la métaphore de la machine sans la critiquer, deuxièmement, il tient pour acquise la taille des mégamachines au lieu de rendre compte de leur développement. La position de A. Leroi-Gourhan [Leroi- Gourhan, 1964] est symétrique de celle de Mumford. Bien qu’il essaie avec opiniâtreté d’effacer les limites entre la technique et la culture, il reprend en permanence cette distinction sur laquelle il fonde une sorte de déterminisme. Nous préférons nous débar- rasser de toutes ces distinctions et de tous ces déterminismes pour ne plus considérer que les gradients de résistance. Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 22. de recueillir ce que leur analyse élimine et d’étudier du même œil et avec les mêmes notions, les stratégies qui enrôlent des corps, des discours, des sentiments, des lois, des organisations… Notre analyse, au lieu de retenir les dichotomies social/technique, humain/animal, micro/macro, ne considère que les gradients de résistance, c’est- à-dire les variations de durée et de solidité relatives des différentes sortes de matériaux (habitudes, mots, bois, aciers, lois, institutions, gênes, sentiments…). En associant des matériaux de différentes durées, on hiérarchise un ensemble de pratiques de telle sorte que certaines deviennent stables et qu’il n’est plus néces- saire d’y revenir. C’est ainsi seulement qu’on peut « grandir ». Pour construire le Léviathan il faut enrôler un peu plus que des relations, des alliances et des amitiés. Un acteur grandit à proportion du nombre de relations qu’il peut mettre, comme on dit, en boîtes noires. Une boîte noire renferme ce sur quoi on n’a plus à revenir ; ce dont le contenu est devenu indifférent. Plus l’on met d’éléments en boîtes noires – raisonnements, habi- tudes, forces, objets –, plus l’on peut édifier de constructions larges. Bien entendu, comme c’est en particulier le cas chez les babouins, les boîtes noires ne restent jamais complètement fermées ; mais pour les macroacteurs tout se passe comme si elles étaient closes et vraiment noires. Alors que nous passons notre temps à nous battre, comme les ethnométhodologues l’ont montré, pour colmater les fuites et restaurer l’étanchéité de nos boîtes noires, les macroacteurs, eux, ne sont pas obligés de tout renégocier en permanence avec la même ardeur. Ils peuvent compter définitivement sur une force et passer à autre chose pour engager une nouvelle négociation. S’ils n’y parviennent pas, ils ne peuvent simplifier le monde social dans lequel ils vivent. En terme méca- nique, ils peuvent en faire une machine, c’est-à-dire interrompre l’exercice continu d’une volonté pour donner l’impression de forces qui se meuvent par elles-mêmes ; en termes logiques, ils ne peuvent enchaîner des arguments, c’est-à-dire stabiliser un raisonnement sur des prémisses pour pouvoir opérer une déduction ou bien établir entre des éléments une relation d’ordre. Mais le mot « boîte noire » est encore trop figé pour rendre compte des forces qui ferment ces empilements de boîtes, les maintiennent hermétiquement closes, les rendent obscures. Une autre métaphore est possible, celle même de Hobbes mais d’un Hobbes qui aurait lu Waddington [Waddington, 1977]. Aux premiers instants de la fécondation, toutes les cellules sont semblables ; mais un « paysage » épigénétique se dessine bientôt dans lequel se creusent des parcours qui tendent à l’irréversibilité et qu’on nomme chréodes : alors commence la différenciation cellulaire. Qu’on parle de boîtes noires ou de chréodes, c’est d’asymétries qu’il s’agit. Qu’on imagine alors un corps dont la différenciation ne serait jamais irréversible, dont chaque cellule chercherait à obliger les autres à devenir irréversibles, spécifiées et dont une multi- tude d’organes prétendraient en permanence être la tête ou le programme. Qu’on ima- gine un tel monstre et l’on aura une idée pas trop inexacte du corps du Léviathan dont la construction se déroule à tout instant devant nos yeux. Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? – Michel Callon et Bruno Latour 19 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 23. Le paradoxe avec lequel nous terminions l’introduction est résolu. Nous avons main- tenant des acteurs isomorphes mais de tailles différentes, parce que certains d’entre eux ont été capables de mettre suffisamment d’éléments en boîtes noires pour accroître et maintenir leurs tailles relatives. La question de méthode est également résolue. Comment étudier les macroacteurs et les microacteurs, demandions-nous, sans enté- riner les différences de taille ? Réponse : en portant l’attention non pas sur le social mais sur les opérations par lesquelles un acteur créé des asymétries plus ou moins durables. Que certaines de ces opérations soient considérées comme strictement sociales (l’association des matières) n’a plus pour nous aucune signification. La seule diffé- rence que nous conservons est entre ce qu’on peut mettre en boîte noire et ce qu’il faut continuer à négocier. En résumé, un macroacteur c’est un microacteur assis sur des boîtes noires. Il n’est pas plus complexe ni plus grand qu’un microacteur ; il est au contraire plus simple. Nous devons maintenant examiner la construction du Léviathan sans être impressionné par la taille des maîtres et sans avoir peur du noir. ESSAI DE TÉRATOLOGIE Nous allons, dans cette partie, abandonner le Léviathan sauvage et juridique de Hobbes mais aussi le Léviathan de « brousse et de savane » que nous avons vu à l’œuvre chez les babouins, pour nous attacher dans un exemple moderne à un détail de ce vaste monstre mythique : la façon dont deux acteurs, Électricité de France et Renault, font varier leurs dimensions relatives au cours d’une lutte qui les opposent pendant les années 70 [Callon, 1978]. Pour remplacer les deux divisions habituelles (macro/micro, social/technique) dont nous avons montré l’inutilité, il nous faut des termes qui respectent les principes de méthode énoncés plus haut. Qu’est-ce qu’un acteur ? N’importe quel élément qui cherche à courber l’espace autour de lui, à rendre d’autres éléments dépendants de lui, à traduire les volontés dans le langage de la sienne propre. Un acteur dénivelle autour de lui l’ensemble des éléments et des concepts que l’on utilise d’habitude pour décrire le monde social ou naturel. En disant ce qui appartient au passé et de quoi est fait l’avenir, en définissant ce qui est avant et ce qui est après, en bâtissant des échéanciers, en dessinant des chronologies, il impose une temporalité. L’espace et son organisation, les tailles et leurs mesures, les valeurs et les étalons, les enjeux, les règles du jeu, l’existence même du jeu, c’est lui qui les définit ou se les laisse imposer par un autre plus puissant. Cette lutte sur l’essentiel a souvent été décrite mais rares sont ceux qui ont cherché à savoir comment un acteur peut faire durer ces asy- métries, imposer une temporalité, un espace, des différences. La réponse à cette question est pourtant simple : par la capture d’éléments plus durables qui se substituent Sociologie de la traduction. Textes fondateurs 20 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 24. aux dénivellations provisoires qu’il est parvenu à imposer. Les interactions faibles et réver- sibles sont remplacées par des interactions fortes. Les éléments dominés par l’acteur pouvaient s’échapper dans toutes les directions, ils ne le peuvent plus. Des éléments d’un raisonnement, d’un rite, d’un appareil étaient dissociables ; ils ne le sont plus. Au foisonnement des possibles se substituent des lignes de force, des points de passage obligés, des cheminements et des déductions23. A. EDF et Renault : hybrides et chimères Prenons le cas d’EDF qui se bat au début des années 70 pour lancer un véhicule électrique. Cet acteur qui s’aventure sur un terrain nouveau pour lui va faire exister son véhicule électrique idéal en redéfinissant la totalité d’un monde dans lequel il découpe ce qui est naturel et ce qui est technique. EDF met en boîte noire l’ensemble de l’évolution des sociétés industrielles et l’enrôle à son profit. D’après les idéologues de l’entreprise publique, la consommation à outrance qui a caractérisé les années d’après- guerre est condamnée à terme ; il faut maintenant tenir compte du bonheur de l’homme et de la qualité de la vie pour orienter les productions futures. De cette vision de l’avenir de nos sociétés, ces idéologues déduisent que la voiture thermique individuelle, qui symbolise le mieux les réussites et les impasses de la croissance pour la croissance, est maintenant condamnée. EDF propose alors de tirer les leçons de cette évolution sociale et économique « inéluctable », et de substituer progressivement son véhicule électrique au moteur à explosion. Après avoir défini le monde social et son évolution, EDF détermine l’évolution des tech- niques soigneusement distinguée de la première. Cette nouvelle boîte noire est également indiscutable et inéluctable. EDF choisit de considérer le problème du VEL comme un problème de générateur. Une fois ces prémisses imposées, EDF délimite les choix possibles, ce qu’elle appelle d’une façon très évocatrice des « filières ». À chaque filière est associé – toujours inéluctablement – un ensemble de procédés, un ensemble de laboratoires et d’industriels et surtout une chronologie. Les accumulateurs à plomb, à condition d’être perfectionnés par telle et telle entreprise pourront être utilisés jusqu’en 1982 ; de 1982 à 1990 ce sera le tour des accus au zinc et au nickel et du générateur zinc air à circu- lation ; puis à partir de 1990 les piles à combustibles seront prêtes à fonctionner. Ces chaînes de choix sont fabriquées à partir d’éléments épars arrachés à divers contextes, glanés par les ingénieurs, dirigeants et idéologues d’EDF, partout où ils sont disponibles. De ces membres épars, EDF fait un réseau de filières et de séquences réglées. EDF ne se contente pas de monter en parallèle l’évolution sociale globale et les filières techniques, elle se met à traduire en langage clair les produits que les industriels ne peuvent pas manquer Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? – Michel Callon et Bruno Latour 21 23. Voir notamment [Nietzsche, 1995] ; [Deleuze et Guattari, 1980] ; [Latour, 1984]. Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 25. de vouloir produire, et les besoins que les clients et usagers ne peuvent pas ne pas manquer d’avoir. Aux accumulateurs à plomb, EDF prédit un vaste marché, celui des véhicules légers utilitaires ; avec le zinc, c’est le taxi électrique qui ne peut pas manquer d’être souhaité et préféré ; quant aux piles à combustible, c’est l’ensemble du marché de la voiture particulière qui leur est assuré. En quelques années, à force d’organiser filières, embranchements et évolutions, EDF s’est mis à traduire les désirs profonds, les connaissances techniques, les besoins et les apti- tudes d’un grand nombre d’acteurs. EDF construit une réalité en bâtissant un gigantesque organigramme dans lequel chaque boîte noire, chaque îlot soigneusement délimité est relié par un ensemble de flèches à d’autres boîtes. Les îlots sont fermés et les flèches uni- voques. C’est ainsi que se construit le Léviathan. L’acteur vous dit ce que vous voulez, ce que vous pourrez faire dans cinq, dix ou quinze ans, dans quel ordre vous le ferez, ce que vous allez aimer et posséder, ce dont vous serez capable, et vous le croyez en effet, vous vous identifiez à cet acteur et lui prêtez vos forces, irrésistiblement attirées par les déni- vellations qu’il a créées. Ce que Hobbes décrivait comme un échange de mots en période universelle doit être décrit plus subtilement : un acteur dit ce que je veux, ce que je sais, ce que je peux faire, délimite le possible et l’impossible, ce qui est social et ce qui est technique, leurs évolutions parallèles, l’émergence du marché des taxis au zinc et du marché des poubelles électriques. Comment résisterais-je si c’est là, en effet, ce que je veux, si c’est là la traduction compétente de mes volontés informulées ? Un acteur comme EDF nous montre bien comment s’élabore pratiquement – et non juri- diquement – le Léviathan. Il s’insinue dans chaque élément sans faire aucune différence entre ce qui est de l’ordre de la nature – catalyse, texture des grilles de la pile à combus- tible –, ce qui est de l’ordre de l’économie – coût des voitures à moteur thermique, marché des autobus –, de l’ordre de la culture – vie urbaine, homo automobilis, peur de la pollution – et il lie tous ces éléments épars d’une chaîne qui les rend indissociables et force à les parcourir comme si l’on déroulait un raisonnement ou si l’on développait un système ou appliquait une loi. Cette chaîne ou cette séquence trace une chréode ou un ensemble de chréodes qui définissent par contrecoup la marge de manœuvre des autres acteurs, leurs positions, leurs désirs, leurs savoirs et leurs compétences. Ce qu’ils vont vouloir et pouvoir faire est canalisé. Ainsi EDF, comme tout Léviathan, sédimente- t-elle progressivement les interactions : il y a maintenant comme un contenu et comme un contenant, un contenu fluide et un contenant stable ; nos volontés coulent dans les canaux et les réseaux d’EDF ; nous nous précipitons vers le moteur électrique comme les eaux fluviales vers la Seine à travers les conduits de pierre et de béton des ingénieurs hydrauliciens. Contrairement à ce que dit Hobbes, grâce à cette minéralisation préalable, certains acteurs deviennent la Forme du corps du Léviathan et certains autres la Matière. Pourtant, nous l’avons dit, malgré qu’il en ait, un acteur n’est jamais seul. Il a beau saturer le monde social, totaliser l’histoire et l’état des volontés, il ne peut jamais être Sociologie de la traduction. Textes fondateurs 22 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 26. seul puisque tous les acteurs sont isomorphes et que ceux qu’il enrôle peuvent déserter. Un acteur, par exemple, a vu son rôle redéfini par EDF au cours de ce vaste montage des nécessités. Renault, jusque-là producteur de voitures thermiques, à l’avenir brillant, symbole de la réussite industrielle française, a vu son destin changé par EDF. Son avenir lui a été retiré. Renault est maintenant le symbole de ces industries condamnées à terme par l’engorgement des villes, la pollution et l’avenir des sociétés industrielles. La Régie doit donc, comme les autres, modifier ce qu’elle veut produire. Renault veut maintenant faire des châssis pour les futurs véhicules électriques conçus par EDF. Ce rôle modeste lui convient bien et il correspond à ce qu’il ne peut pas ne pas vouloir. Renault coule ainsi dans les désirs d’EDF comme le reste de la France vers un avenir tout électrique. Nous n’avons pas dit, jusqu’à maintenant, s’il s’agissait pour EDF d’un rêve d’ingénieurs ou d’une réalité. Cette différence-là, personne ne peut la faire a priori car elle est justement ce sur quoi les acteurs se battent avant tout. Le véhicule électrique est donc « réel ». Les acteurs pressentis et mobilisés par EDF pour devenir le soubas- sement dur qu’elle a dessiné pour eux ne s’écartent pas en effet des dénivellations que l’entreprise publique a tracées. Pourtant quelque chose va se produire qui nous fera comprendre ce que nous cherchons à expliquer depuis le début de notre article : comment change-t-on de dimension relative ? Renault va disparaître dans quelques années en tant qu’acteur autonome. Il est condamné en même temps que le moteur thermique. Il ne lui reste plus qu’à se recon- vertir. À moins qu’il ne soit possible de remodeler le paysage projeté devant et autour de soi par EDF. Mais est-ce possible ? Dans les premières années, Renault ne peut remonter le courant des prédictions d’EDF. Tout le monde s’accorde à reconnaître que la voiture individuelle est condamnée ; comment le contester ? Le moteur thermique est polluant, de conception désuète, coûteux ; comment ouvrir cette boîte noire ? Plus personne ne va vouloir de voiture individuelle comme le clament à l’unisson tous les sociologues ; comment revenir là-dessus ? Qui peut prendre en défaut les connais- sances électrochimiques et les prédictions d’une entreprise qui a le monopole de la production et de la distribution d’électricité ? Devant ces nécessités, il ne reste qu’à conclure à la faillite de Renault et à s’adapter au mieux à ce nouveau paysage déserté par la voiture thermique. Pourtant, Renault ne veut pas disparaître ; Renault veut rester autonome et indivisible, décidant soi-même de l’avenir social et technique du monde industriel. Ce qu’EDF associe si fortement, Renault voudrait bien le dissocier. Renault commence alors un travail de sape, sonde les murs, remonte les pentes, cherche des alliés. Comment transformer en fiction ce qui va devenir, s’il n’y prend garde, la réalité de demain ? Comment forcer le réel d’EDF à « rester », comme on dit « dans les cartons ». EDF affirmait que plus personne ne voudrait de voiture thermique. Malgré le renché- rissement de l’essence, la demande automobile ne cesse de croître. Ces deux éléments qu’EDF Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? – Michel Callon et Bruno Latour 23 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 27. lie par une interaction forte se révèlent, à l’épreuve, dissociables. Le pétrole peut augmenter en même temps que la demande pour l’automobile, en même temps que la lutte anti- pollution, en même temps que l’engorgement des villes. Renault reprend espoir et retraduit différemment les désirs des consommateurs : ils veulent la voiture individuelle classique à tout prix. De ce fait l’avenir est une fois de plus modifié : le VEL n’a pas de marché naturel. Le mot est lancé. Les lois naturelles interprétées par le Léviathan EDF ne sont pas les mêmes pour Renault. La nature du consommateur exige le respect de performances (vitesse, confort, reprises) que le VEL ne pourra jamais approcher. Voilà déjà l’une des prémisses d’EDF renversée ; une des dénivellations aplanie ou remblayée ; une des boîtes noires ouverte ou profanée. Renault s’enhardit. Si l’interprétation de l’évolution sociale imposée par EDF peut être désarticulée, peut-être en est-il de même de ses connaissances électrochimiques ? Pourrait-on modifier les nécessités techniques ? Renault commence un travail très lent de dissociation des associations faites par EDF. Chaque interaction est testée, chaque calcul refait, chaque boîte noire ouverte. Les ingénieurs sont réinterrogés, les laboratoires revisités, les archives redépouillées, l’état de l’électrochimie remis en cause. EDF avait choisi de simplifier certaines infor- mations et d’agréger des masses de chiffres que Renault trouve maintenant contra- dictoires ; en conséquence la chronologie se trouve ébranlée. Chez EDF, le moteur à explosion était une impasse. Renault découvre qu’avec l’électronique on peut le perfec- tionner pour le rendre imbattable pendant plusieurs décennies. Inversement, EDF parlait de filière à propos des accus au zinc. Renault refait ses calculs, réévalue les évaluations, réexpertise les experts et fait des accus au zinc une voie de garage technique suscep- tible, dans le meilleur des cas, d’équiper quelques bennes beaucoup plus que ne l’avait prévu EDF. De même ce qu’EDF appelle la « filière » de la pile à combustible n’est pour Renault qu’une oubliette. Au lieu d’être la chréode le long de laquelle coulaient les volontés des ingénieurs, c’est l’ornière où ne tombent que les laboratoires qui se trompent de révolutions techniques en mettant tous leurs espoirs dans l’étude de la catalyse. Comme ces fleuves chinois qui changent parfois brutalement de lit, les nécessités et les filières techniques sont ainsi détournées. La société industrielle coulait vers le tout électrique ; elle poursuit sa course majestueuse vers la voiture indi- viduelle à moteur thermique amélioré. Renault grandit encore, son avenir est plus brillant qu’elle ne le croyait avant l’affrontement. EDF rapetisse d’autant. Au lieu de définir les transports et de réduire Renault au rôle d’agent subalterne, EDF doit vider le terrain, retirer ses troupes et transformer le monde qu’elle construisait en un rêve d’ingénieurs. B. Les règles de la méthode sociologique Cet affrontement nous montre bien comment se construit le Léviathan qui ne fait aucune différence a priori entre la taille des acteurs, entre le réel et le rêve, entre le nécessaire Sociologie de la traduction. Textes fondateurs 24 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 28. et le contingent, entre le technique et le social. Ni l’état des techniques, ni la nature du système social, ni l’évolution de l’histoire, ni la dimension des acteurs, ni les logiques n’échappent à ces combats primordiaux par lesquels s’élaborent les Léviathans. Ces combats se révèlent être le principe même du Léviathan, dès qu’on impose au discours sociologique de n’accepter aucune différence a priori entre acteurs et entre stratégies. Il s’agit pourtant bien d’une analyse sociologique puisqu’elle suit les associations et les dissociations, mais elle les suit sur tous les terrains où les acteurs les opèrent. Peu importe alors que l’acteur lie en un bloc des millions d’individus ; peu importe également qu’il s’allie du fer, des grains de sable, des neurones, des mots, des opinions ou des affects, pourvu qu’on puisse le suivre avec une liberté égale à celle dont il fait preuve. Dans ces combats primordiaux que nous venons de décrire, il y a bien des vainqueurs et des vaincus – au moins pour un temps. Le seul intérêt de notre méthode est de permettre de mesurer ces variations et de désigner ces vainqueurs – et c’est pour cela que nous insistons tellement pour les regarder du même œil et les traiter avec les mêmes concepts. Quelle notion nous permettra de suivre les acteurs dans toutes leurs associations et leurs dissociations, et d’expliquer aussi leurs victoires et leurs défaites sans croire aux nécessités de toutes sortes qu’ils invoquent ? Un acteur, nous l’avons vu, est d’autant plus solide qu’il peut associer fortement le plus grand nombre d’éléments – et, bien sûr, dissocier d’autant plus rapidement les éléments enrôlés par d’autres acteurs. La force, c’est donc le pouvoir d’interrompre ou d’interrelier24. La force, c’est plus généralement l’inter-vention, l’inter-ruption, l’inter-prétation, l’intérêt comme l’a magis- tralement démontré Serres [Serres, 1980]. Un acteur est d’autant plus fort qu’il peut intervenir davantage. Mais qu’est-ce qu’intervenir ? Reprenons le Léviathan : ce que tu veux, la paix, je le veux aussi ; faisons un contrat. Reprenons les babouins : Sara mange une noix, Beth arrive qui la supplante et lui prend à la fois la place et la noix. Reprenons EDF : un laboratoire étudie la pile à combustible, les ingénieurs sont interrogés, leur savoir est résumé et simplifié : « On aura une pile à combustible dans 15 ans ». Encore le Léviathan : nous avons fait un contrat, mais un troisième arrive qui ne respecte rien et nous vole tous deux. Encore les babouins : Sara aboie, attire son fidèle ami Bob, lequel enrôlé approche Beth et la supplante ; la noix tombe à terre, Bob s’en empare. Encore EDF : les ingénieurs de Renault relisent la littérature et modifient la conclusion : « il n’y aura pas de pile à combustible dans 15 ans ». C’est toujours « la guerre de chacun contre chacun ». Mais qui va donc gagner à la fin ? Celui qui peut stabiliser un certain état des rapports de forces en association le plus grand nombre d’éléments irréversiblement liés. Qu’est-ce qu’associer ? Nous répétons toujours le chapitre du Léviathan. Deux acteurs ne peuvent être rendus indissociables que s’ils ne font qu’un ; il faut donc pour cela que leurs volontés deviennent équivalentes. Celui qui tient les équivalences, tient le secret Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? – Michel Callon et Bruno Latour 25 24. [Hobbes, 1651 [1971]], p. 82 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 29. du pouvoir. Par le jeu des équivalences, des éléments jusque là épars peuvent être agrégés en un tout et servir ainsi à la stabilisation d’autres rapports de force. C. « Qui donc l’a affronté sans en pâtir ? Personne sous tous les cieux ! » (Job, 40, 32) Par comparaison avec le Léviathan débusqué par le sociologue, celui que Hobbes a décrit est une plaisante idéalisation : « Mais l’art va encore plus loin en imitant cet ouvrage raison- nable et le plus excellent de la nature, l’homme. Car c’est l’art qui créé ce Léviathan qu’on appelle République ou État, lequel n’est qu’un homme artificiel quoique d’une stature et d’une force plus grandes que celles de l’homme naturel, pour la défense et la protection duquel il a été conçu ; en lui la souveraineté est une âme artificielle ; les magistrats et les autres fonctionnaires préposés aux tâches judiciaires et exécutives sont les articulations artificielles25 ». Pour Hobbes en effet, le Léviathan est un corps conçu lui-même à l’image d’une machine. Il y a donc un principe unique de construction – un plan d’ingénieur – et une métaphore homogène qui règle l’ensemble – celle de l’automate. Le véritable Léviathan est beaucoup plus monstrueux que cela. Le Léviathan est une machine. Soit, mais qu’est-ce qu’une machine sans machiniste ? Rien de plus qu’une ferraille en panne. La métaphore de l’automate ne vaut donc pas. Si c’est une machine qui se meut, se construit, se répare elle-même, c’est donc un vivant. Passons donc à la biologie. Mais qu’est-ce qu’un corps ? De nouveau, une machine, mais de plusieurs espèces : machines thermiques, hydrau- liques, cybernétiques, informatiques dont le machiniste est encore absent. Dira-t-on que c’est, en fin de compte, un ensemble d’échanges chimiques et d’interactions phy- siques, mais à quoi les comparer ? À un marché d’intérêts ou à un système d’échanges ? et ceux-ci, à un champ de force en lutte ? Le Léviathan est d’autant plus monstrueux qu’on ne peut stabiliser son essence dans aucune des grandes métaphores qui nous servent d’habi- tude ; il est à la fois machine, marché, code, corps, guerre ; parfois des efforts se transmettent en effet comme une machine, parfois des organigrammes se mettent en place à la manière de feed-back cybernétiques, parfois il y a un contrat, parfois en effet il y a une traduction automatique, mais jamais on ne peut décrire l’ensemble des éléments en n’utilisant qu’une de ces métaphores. Comme pour les catégories d’Aristote, on saute d’une métaphore à l’autre dès qu’on cherche à préciser le sens de l’une d’entre elles. Monstrueux, il l’est aussi, nous l’avons vu, parce qu’il n’y a pas un Léviathan mais des Léviathans emboîtés les uns dans les autres comme des chimères dont chacune prétendrait être la réalité du tout, le programme de l’ensemble, et dont quelques-unes parviennent parfois à déformer si horriblement les autres qu’elles apparaissent pour un temps comme l’âme unique de ce corps artificiel. Monstrueux, le Léviathan l’est encore parce Sociologie de la traduction. Textes fondateurs 26 25. [Hobbes, 1651 [1971]], p. 5 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 30. que Hobbes l’avait édifié seulement avec des contrats et des corps d’hommes idéaux supposés nus. Mais comme les acteurs l’emportent en s’associant d’autres éléments que des corps d’hommes, le résultat est effrayant. Ce sont des plaques d’acier, des palais, des rites, des habitudes durcies qui flottent à la surface d’une masse gélatineuse, couleur de viscère, qui fonctionne à la fois comme les rouages d’une machine, les échanges d’un marché, le crépitement d’un téléscripteur. Parfois des éléments entiers d’usine ou de systèmes techniques se trouvent redissouts et démembrés par des forces qu’on n’avait pas encore vu à l’œuvre et qui font émerger en un point du dispositif une ébauche de chi- mère que d’autres s’efforcent aussitôt de démembrer. Ni Job sur son tas de fumier, ni même les tératologues dans leurs laboratoires n’ont observé d’aussi épouvantables monstres. Comment ne pas se laisser terrifier par ce combat primordial qui porte sur tout ce que la philosophie politique, l’histoire et la sociologie considèrent comme les cadres indis- cutables de la description ? Comment ne pas se laisser terrifier également par le flot de discours que les Léviathans portent sur eux-mêmes. Certains jours et avec certaines personnes, ils se laissent ausculter ou démonter (selon ce qu’ils ont choisi d’être ce jour- là, corps ou machine) ; parfois, ils jouent le mort et font semblant d’être une ruine (métaphore de l’édifice), un cadavre (métaphore biologique) ou une vaste ferraille pour un autre musée d’archéologie industrielle. À d’autres moments ils sont impénétrables, aiment à s’avouer avec délices, monstrueux et inconnaissables. Ils changent l’instant d’après et selon l’auditoire s’allongent sur le divan pour murmurer leurs secrètes pensées ou tapis dans l’ombre des confessionnaux, ils leur arrivent d’avouer leurs fautes et de se repentir d’être tantôt si gros ou si petits, si durs ou si mous, si anciens ou si nouveaux. On ne peut même pas dire qu’ils sont des suites continues de métamorphoses, car ils ne changent que par plaques et ne varient de taille qu’avec lenteur, encombrés et alourdis par les énormes dispositifs techniques qu’ils ont secrétés pour grandir et limiter justement le pouvoir de métamorphoses. Ces Léviathans imbriqués ressemblent plus au chantier toujours ouvert d’une grande métropole. Ni architecte totalisateur, ni dessin, même inconscient, ne les informent. Chaque mairie et chaque promoteur, chaque roi et chaque visionnaire prétend avoir le plan d’ensemble et comprendre le sens de l’histoire. Des quartiers sont aménagés et des voies ouvertes en fonction de ces plans d’ensemble que d’autres luttes et d’autres volontés limitent bientôt à l’expression égoïste ou particulière d’une époque et d’un individu. Constamment, mais jamais partout à la fois, des rues sont ouvertes, des maisons rasées, des cours d’eau couverts. Des quartiers qu’on trouvait désuets et dangereux sont réhabilités ; d’autres bâti- ments modernes sont rendus démodés et détruits. On se bat sur ce qui constitue le patri- moine, sur les moyens de transport et les itinéraires à suivre. Des abonnés meurent, d’autres les remplacent, des circuits s’imposent de proche en proche qui permettent à des infor- mations de courir le long des fils. Par endroit, on se replie sur soi-même, acceptant le sort que d’autres décident ; ou bien l’on accepte de se définir comme un acteur individuel Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? – Michel Callon et Bruno Latour 27 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 31. qui ne modifie que la cloison de son appartement ou le papier de sa chambre à coucher. À d’autres moments au contraire, des acteurs qui s’étaient toujours définis et qu’on avait toujours définis comme des microacteurs s’allient le long d’un quartier menacé, marchent sur la mairie, enrôlent des architectes dissidents et font, par leur action, dévier une radiale, abattre une tour qu’un macroacteur avait construite ou proposent, comme pour le trou des Halles, six cents projets alternatifs aux centaines que la Mairie de Paris avait déjà négociés. Comme dans la comptine, « Le chat renverse le pot ; le pot renverse la table ; la table renverse la chambre ; la chambre renverse la maison ; la maison renverse la rue ; la rue renverse Paris ; Paris, Paris, Paris est renversé ! », un acteur minuscule est devenu un macroacteur. On ne sait pas qui est gros et qui est petit, qui est dur et qui est mou, qui est chaud et qui est froid. Et l’effet de ces langues qui se délient ou de ces boîtes noires qui se ferment, c’est une ville, des Léviathans intotalisables qui ont la beauté de la bête, du monstre et des cercles de l’enfer. Oui, décidément, le Léviathan de Hobbes était un paradis à côté de ce que nous décrivons ici ; quant à celui des babouins, c’est le rêve du social pur dans la beauté de la savane encore sauvage. Le monstre que nous sommes, que nous habitons et que nous façonnons se met à chanter une toute autre chanson. Si Weber et ses descendants ont trouvé qu’il se « désenchantait », c’est qu’ils se sont laissés intimider par les techniques et par les macroacteurs. C’est maintenant ce que nous allons montrer. LE LÉVIATHAN SOCIOLOGUE Pour croître, il faut enrôler d’autres volontés en traduisant ce qu’elles veulent et en réi- fiant cette traduction de manière à ce qu’aucune d’elles ne puisse plus vouloir autre chose. Hobbes limitait cette opération de traduction à ce qu’on appelle maintenant « la représentation politique ». Les volontés éparses se récapitulent dans la personne du souverain qui dit ce que nous voulons et dont la parole qui a force de loi ne peut être contredite. Il y a bien longtemps pourtant que la « représentation politique » n’est plus seule pour traduire les volontés de la multitude. Après la science politique, la science économique prétend elle aussi sonder les reins et les coffres et dire non seulement ce que veulent mais aussi ce que valent les biens, les services et les gens qui composent le Léviathan. Ni la science politique, ni la science économique ne nous intéressent dans cette article. Nous nous intéressons aux tard venus, les sociologues qui eux aussi traduisent par sondages, enquêtes quantitatives ou qualitatives, non seulement ce que veulent et ce que valent les acteurs, mais ce qu’ils sont. À partir d’informations éparses, de réponses à des questionnaires, d’anecdotes, de statistiques, de sentiments, le socio- logue interprète, ausculte, agrège et dit ce que sont les acteurs (classes, catégories, groupes, cultures,…etc), ce qu’ils veulent, ce qui les intéresse et comment ils vivent. Sociologie de la traduction. Textes fondateurs 28 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 32. Porte-parole autodésigné de la multitude, il relaie depuis un bon siècle le Souverain de Hobbes : la voix qui parle dans le « masque », c’est la sienne. 1) Le Léviathan sociologue Après avoir suivi la formation du Léviathan politique par le contrat, celle du Léviathan-singe et enfin celle du Léviathan-monstre, nous allons maintenant assister à la construction du Léviathan-sociologue. Par principe, on peut déjà dire que les Léviathans s’élaborent comme les sociologies ou les sociologies comme les Léviathans. Que font les sociologues ? Certains disent qu’il y a un système social ; cette inter- prétation du social prête à l’ensemble des opérations de traduction une cohérence qui leur manque. Dire qu’il y a un système, c’est faire croître un acteur en désarmant les forces qu’il « systématise » et « unifie ». Bien sûr, nous l’avons vu, l’arithmétique du Léviathan est très particulière car chaque système, chaque totalité, chaque unifi- cation, s’ajoutent aux autres sans jamais se retrancher produisant ainsi le monstre hybride à mille têtes et mille systèmes. Que fait encore le sociologue ? Il interprète le Léviathan et dit, par exemple, que c’est une machine cybernétique. Toutes les associations entre acteurs sont donc décrites comme les circuits d’une intelligence artificielle, et les traductions sont vues comme des « intégrations ». Là encore le Léviathan s’élabore par une telle description ; il est fier d’être une machine et impose aussitôt de proche en proche aux forces et aux affects de se transmettre comme dans une machine. Bien sûr cette interprétation s’ajoute à toutes les autres et lutte contre elles car le Léviathan est par période et par endroit une machine classique et non cybernétique, mais aussi un corps, un marché, un texte, un jeu, etc… Comme toutes les interprétations agissent simultanément sur lui, per-formant et trans-formant des forces selon qu’elles sont machines, codes, corps ou marchés, le résultat est à nouveau ce monstre à la fois machine, bête, dieu, parole et ville. Que peut encore faire le sociologue ? Par exemple dire qu’il « se limite à l’étude du social ». Il divise alors le Léviathan en « niveaux de réalité », laissant par exemple de côté les aspects économiques, politiques, techniques et culturels, pour se limiter au « social » ; les boîtes noires qui contiennent ces facteurs sont ainsi scellées et nul sociologue ne peut les ouvrir sans sortir de son domaine. Les Léviathans ronronnent d’aise car leur construction disparaît aux regards pendant qu’ils laissent ausculter leurs parties sociales. Bien sûr, nous le savons, aucun acteur n’est assez puissant (voir EDF) pour obtenir définitivement qu’on appelle « technique » l’ensemble de ses décisions et associations. Ces autres acteurs aidés par ces sociologues retracent et repoussent les limites entre le technique, l’économique, le culturel et le social, si bien que là encore, les Léviathans, travaillés par les équipes contradictoires de sociologues, apparaissent couturés comme Frankenstein. Que fait encore le sociologue ? Il n’arrête pas de travailler, comme tout le monde, à définir Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? – Michel Callon et Bruno Latour 29 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 33. qui agit et qui parle. Il met sur bandes magnétiques les mémoires d’un ouvrier, d’une prostituée ou d’un vieux mexicain ; il interviewe ; il passe des questionnaires ouverts et fermés sur tous les sujets possibles ; il sonde sans trêve les opinions de la multi- tude. Chaque fois qu’il interprète les sondages, il informe le Léviathan, le transforme et le performe. Chaque fois qu’il construit une unité, définit un groupe, prête une iden- tité, une volonté, un projet26, chaque fois qu’il explique ce qui se passe, le sociologue Souverain et Auteur – au sens de Hobbes – ajoute aux Léviathans en lutte de nouvelles identités, définitions et volontés qui permettent à d’autres auteurs de croître ou de diminuer, de se cacher ou de se révéler, de s’étendre ou de se réduire. Comme tous les autres et au même titre, le sociologue travaille au Léviathan. Son travail, c’est de définir ce qu’est le Léviathan, s’il est unique ou s’il y en a plusieurs, ce qu’ils veulent et comment ils transforment et évoluent. Mais ce travail particulier n’est pas d’une nature extraordinaire. Il n’y a pas, pour parler comme jadis, de « métadiscours » sur le Léviathan. Chaque fois qu’il écrit, le sociologue lui-même croît ou se réduit, devient ou non un macro- acteur, s’étend comme Lazarsfeld à l’échelle d’une multinationale [Pollak, 1979] ou se réduit à un secteur limité du marché. Qu’est-ce qui le fait croître ou diminuer ? Les autres acteurs dont il traduit ou non les intérêts, les désirs et les forces et avec lesquels il s’allie ou se brouille. Selon les époques, les stratégies, les institutions ou les demandes, le travail du sociologue va s’étendre au point d’être ce que tout le monde dit du Léviathan ou se réduirent à ce que trois thésards pensent d’eux-mêmes dans une université britan- nique. Le discours du sociologue n’entretient avec le Léviathan aucun rapport privilégié. Il agit sur lui. S’il dit que le Léviathan est unique et systématique, s’il fabrique des sous- systèmes cybernétiques hiérarchiquement intégrés cela va plaire ou non, s’étendre ou non, servir ou non de ressources pour d’autres. La réussite de cette définition du Léviathan ne prouve rien quant à la nature de celui-ci. Un empire se crée, celui de Parsons, voilà tout. Inversement que des ethnométhodologues anglais puissent convaincre leurs collègues que les macroacteurs n’existent pas, ne prouve rien quant à leur inexistence. Les sociologues ne sont ni meilleurs ni pire que les autres acteurs ; ils n’occupent pas une place privilégiée ; ils ne sont ni plus ni moins scientifiques que les autres, semblables en cela à tout un chacun. 2) Comment passer entre deux erreurs Un macroacteur, comme nous l’avons vu, c’est un microacteur assis sur des boîtes noires, c’est une force capable d’associer tant d’autres forces qu’elle agit « comme un seul homme » ou comme un seul bloc. Or, le résultat de cette définition, c’est qu’un macroacteur n’est pas plus difficile à étudier qu’un microacteur. On ne grandit Sociologie de la traduction. Textes fondateurs 30 26. Voir par exemple [Boltanski, 1979]. Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 34. que si l’on parvient, en s’associant des forces plus durables, à se simplifier l’existence. Un macroacteur est donc au moins aussi simple qu’un microacteur, puisque sans cela il n’aurait pu grandir. On ne se rapproche pas de la réalité sociale en « descendant » vers les micronégociations ou en « montant » vers les macroacteurs. Abandonnons le préjugé qui nous fait croire que les macroacteurs sont plus compliqués que les microacteurs. L’exemple des babouins nous l’a montré, c’est le contraire qui est vrai. Un macroacteur ne grandit qu’à mesure qu’il se simplifie. De ce fait, en se simplifiant l’existence, il simplifie le travail du sociologue. Il n’est pas plus diffi- cile de faire entrer les chars dans Kaboul que d’appeler Police Secours ; il n’est pas plus difficile de décrire Renault que la secrétaire qui répond aux appels téléphoniques du commissariat de Houston. Si c’était beaucoup plus difficile, les chars ne se dépla- ceraient pas et Renault n’existerait pas, il n’y aurait pas de macroacteurs. En prétendant que les macroacteurs sont plus complexes que les microacteurs, les sociologues décou- ragent l’analyse, coupent les bras et les jambes des enquêteurs et empêchent de saisir le secret de la croissance des macroacteurs : rendre les opérations d’une simplicité enfantine. Le roi n’est pas seulement nu ; le roi est un enfant qui joue avec des cubes noirs (percés). L’autre préjugé, assez souvent partagé par les sociologues, c’est que les micro- négociations individuelles seraient plus réelles, plus vraies que les constructions abstraites et lointaines des macroacteurs. Mais ici encore rien n’est plus faux car dans l’énorme travail de construction des macroacteurs, presque toutes les ressources sont utilisées. Ce qui reste aux individus n’est qu’un résidu. Ce que ces sociologues étudient, c’est un être amoindri, exsangue, préréduit, qui s’efforce d’occuper la peau de chagrin qu’on lui a laissée. Dans un monde déjà construit par les macroacteurs, rien n’est plus abstrait et pauvre que l’interaction sociale individuelle. Ceux qui rêvent de reconstruire les macroacteurs à partir de cet individu-là ne peuvent obtenir qu’un corps encore plus monstrueux car ils omettent toutes les parties dures qui ont permis aux macroacteurs de se simplifier la vie et d’envahir tout l’espace. 3) À monstrueux, monstrueux et demi Qu’est-ce donc qu’un sociologue ? Quelqu’un qui étudie les associations et les disso- ciations voilà tout, comme le mot l’indique. Des associations d’hommes ? Pas seulement car il y a trop longtemps que les associations d’hommes croissent et s’étendent grâce à d’autres alliés – mots, rites, fers, bois, graines et pluies. Non, le sociologue étudie toutes les associations mais surtout la transformation d’interactions faibles en inter- actions fortes et vice versa. C’est là ce qui lui plait particulièrement, car c’est là que les acteurs changent de dimension relative. Quand nous disons « étudier », il faut bien nous entendre : il n’y a pas de connaissance. Toute information est une transformation Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? – Michel Callon et Bruno Latour 31 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 35. et une performation à chaud sur et dans le corps même du Léviathan. Si nous nous efforçons de passer entre deux erreurs, ce n’est pas pour nous retirer sur la planète Sirius. Ce qui vaut pour les autres vaut également pour nous. Nous aussi, nous travaillons au Léviathan, nous aussi nous cherchons à vendre nos concepts, nous aussi nous cherchons des alliés et des associés et nous décidons à qui nous voulons plaire ou déplaire. En acceptant comme données des différences de niveaux et de taille entre acteurs, le sociologue entérine les vainqueurs présents, passés ou futurs, quels qu’ils soient et plait aux puissants qu’il fait paraître rationnels. En acceptant de limiter à un social résiduel l’étude des associations, le sociologue met les scellés sur toutes les boîtes noires et, là encore, garantit la sûreté des forts et la paix des cimetières – rangées de boîtes noires hermétiquement closent ou pullulent les vers… La question de méthode devient alors pour le sociologue de savoir où se placer. Comme Hobbes lui-même, il doit s’installer là où le contrat est passé, là où se traduisent les forces, là où l’irréversible devient réversible et où les chréodes inversent leurs pentes. Il suffira alors d’une énergie infime pour tirer du monstre naissant un maximum d’informations sur la croissance du monstre. Le sociologue qui choisit de tels lieux n’est plus le laquais ni le tuteur de personne. Il n’a plus à disséquer les cadavres des Léviathans déjà rejetés par d’autres. Il ne s’effraie plus des grandes boîtes noires qui dominent partout le « monde social » dans lequel il erre comme une ombre, froid comme un vampire, avec sa langue de bois, à la recherche de « social » qui ne soit pas encore coagulé. Le sociologue tératologue est là où il fait chaud et clair, là où les boîtes noires s’ouvrent, les irréversibilités s’inversent, les techniques s’animent ; là où s’engendrent les incertitudes sur ce qui est grand et sur ce qui est petit, ce qui est social et ce qui est technique. Il est en ce lieu béni où les voix trahies et traduites des Auteurs – matière du corps social – deviennent la voix de l’Auteur Souverain décrit par Hobbes – Forme du corps social. Sociologie de la traduction. Textes fondateurs Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 36. « Les “vues” de l’esprit » Une introduction à l’anthropologie des sciences et des techniques Bruno Latour Nous voudrions bien comprendre ce qui fait la différence entre les sciences et les autres activités, entre nos sociétés scientifiques et celles, préscientifiques, qui les ont précédées. Mais nous souhaiterions aussi trouver des explications qui soient les plus légères possibles. En appeler à des changement dans le cerveau, ou dans l’esprit, ou dans les relations sociales, ou dans les infrastructure économiques, voilà qui est trop lourd ; c’est prendre un bulldozer pour dépoter un géranium. Un homme nouveau n’a pas émergé au début du XVIe siècle et ceux qui travaillent dans leurs laboratoires ne sont pas des mutants au grand front. Un esprit plus rationnel, une méthode scientifique plus contraignante qui émergeraient ainsi de l’obscurité et du chaos, voilà une hypothèse trop compliquée1. Je l’admets, il s’agit là d’une position a priori mais ce préjugé est une étape néces- saire. Il nous permet de dégager le terrain de toute distinction préalable entre l’acti- vité scientifique et les autres. Selon l’expression consacrée, le grand partage avec ses divisions hautaines et radicales doit être remplacé par de nombreux « petits partages » aux emplacements imprévus [Goody, 1979]. En procédant ainsi, nous nous débarrassons des divisions imposées par d’autres auteurs, celle de Lévi-Strauss entre « science » et « bricolage » [Levi-Strauss, 1962], de Garfinkel entre raisonnement quotidien 1. Originellement publié comme introduction au numéro 14 de Culture Technique Les « Vues » de l’Esprit, sous la direction de Bruno Latour & Jocelyn de Noblet (sous la direction de), Juin 1985 pp. 4-30 ; republié dans Daniel Bougnoux (sous la direction de) Sciences de l’information et de la communication, Paris, Larousse, 1993 pp. 572-596. 33 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 37. et raisonnement scientifique [Garfinkel, 1967], de Bachelard entre esprit préscientifique et esprit scientifique [Bachelard, 1934, 1967], ou même de Horton entre refus des contradictions et acceptation des contradictions [Horton, 1967, 1990]. Toutes ces « coupures épistémologiques » ne peuvent être administrées que par un autre préjugé qui traite différemment les deux côtés de la frontière. Dès qu’on laisse la frontière ouverte, les aptitudes intellectuelles sautent de tous côtés, les sorciers deviennent des popperiens de stricte obédience, les ingénieurs deviennent des bricoleurs – bricoleurs qui deviennent à leur tour tout à fait rationnels2. Ces renversements sont si rapides qu’ils prouvent assez que nous avons affaire à une frontière artificielle, comme celle qui sépare la France de la Wallonie. Elle peut être maintenue avec des douaniers, des barbelés et des bureaucrates, mais elle ne souligne rien de naturel. La notion de « coupure épistémologique » est utile pour faire des discours, pour remonter le moral des troupes, mais loin d’expliquer quoi que ce soit, elle est au contraire une manie que l’anthropologie devrait expliquer [Latour, 1983]. 1. CONNAÎTRE DE VUE a. Sombrer ou flotter sur le relativisme Pourtant, il nous faut admettre qu’il y a de bonnes raisons pour maintenir ces dicho- tomies en dépit du fait qu’elles sont contredites par l’expérience quotidienne. La position relativiste à laquelle on arrive en les rejetant semble à première vue grotesque. Il est impossible de mettre sur le même pied l’intellectuel de brousse décrit par Goody [Goody, 1979] et Galilée dans son studiolo ; l’ethnobotanique et la bota- nique du Muséum d’histoire naturelle ; l’interrogation méticuleuse d’un cadavre en Côte- d’Ivoire et l’interrogation d’un gène par une sonde d’ADN dans un laboratoire californien ; un mythe d’origine en Thaïlande et le Big Bang ; les calculs hésitants d’un gamin dans le laboratoire de Piaget et ceux d’un mathématicien récompensé par la médaille Fields ; une abaque japonaise et le Cray I. Il y a une telle différence dans les effets qu’il semble légitime de se mettre à la recherche d’énormes causes. Ainsi, même si chacun admet en privé que les « coupures épistémologiques » sont extra- vagantes, contradictoires, contraires à l’expérience, tous les acceptent néanmoins afin d’éviter les conséquences absurdes du relativisme. « La botanique, se disent-ils, doit dépendre de quelque chose qui est radicalement différent de l’ethnobotanique ; nous ne savons pas quoi mais si la notion de « rationalité » nous permet de colmater la voie d’eau et de ne pas sombrer dans le relativisme, elle est bonne à prendre. » Sociologie de la traduction. Textes fondateurs 34 2. [Augé, 1975] ; [Hutchins, 1980] ; [Knorr, 1981] ; [Latour, 1981] Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 38. Nous allons essayer de flotter sur le relativisme au lieu d’y sombrer et d’expliquer les énormes différences dans les effets, que personne ne peut contester, grâce à un tout petit nombre de causes très humbles, très simples et que nous pourrons étudier empi- riquement. Il s’agit donc, dans cette recension de la littérature disponible, de maintenir l’échelle des effets mais de diminuer celle des causes. Ne risquons-nous pas de tomber alors sur un autre problème? Lorsque les chercheurs évitent d’expliquer le développement des sciences par des facteurs intellectuels, c’est pour en appeler, d’habitude, à des facteurs matériels. Des mouvements gigantesques dans le mode de production capitaliste expliqueraient, après de nombreuses réflexions, distorsions et autres médiations, certains changements dans les façons de croire, d’arguer et de prouver. Malheureusement de telles explications ont toujours semblé assez ridi- cules dès lors qu’on s’intéresse non à la science en général mais à telle équation, tel peptide du cerveau, tel moteur Diesel. Il y a une telle distance entre la petite bourgeoisie et la structure chimique du benzène que les explications sociologiques font toujours rire. Il y a plus grave. Afin de croire aux explications matérialistes des sciences, il faut capituler en face de l’une de ces sciences, l’économie. C’est pourquoi les expli- cations matérialistes ressemblent tellement aux explications intellectualistes ; dans les deux cas, le chercheur (historien, philosophe, ethnologue ou économiste) demeure caché et nous n’apprenons rien sur les pratiques artisanales qui lui permettent d’expliquer et de savoir. Nous allons donc éviter les explications « mentales » aussi bien que les « matérielles » ; nous allons rechercher les causes les plus petites possibles capables de générer les vastes effets attribués aux sciences et aux techniques. b. Attention à ce qui est écrit Les explications les plus fortes, c’est-à-dire celles qui engendrent le plus à partir du moins, sont, d’après moi, celles qui attirent notre attention sur les pratiques d’écri- ture et d’imagerie. Ces pratiques sont si simples, si répandues, si efficaces que c’est à peine si nous sommes encore capables de les éprouver. Chacune d’elles permet pourtant de dégonfler d’immenses et flatteuses baudruches et c’est cette opération qui donne à beaucoup d’auteurs, que tout sépare par ailleurs, le même style ironique et rafraîchissant. Lorsque Goody [Goody, 1979] s’intéresse au grand partage qui séparerait la « pensée sauvage » de la « pensée domestiquée », il n’accorde à Lévi-Strauss aucune des grandes coupures que celui-ci se plaît à aiguiser : « Durant les quelques années que j’ai passées chez les gens des « autres cultures », je n’ai jamais rencontré ce genre d’hiatus dans la communication auquel on aurait dû s’attendre si eux et moi avions eu du monde physique des approches de sens opposé. » (Ibid., p. 46.) Il y a bien sûr un grand nombre de petites différences, mais elles ne se situent pas pour Goody entre le « chaud » et le « froid », l’ingénieur et le bricoleur ; il faut « Les “vues” de l’esprit » – Bruno Latour Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698
  • 39. les rechercher dans les moyens d’inscription, par exemple dans le dressage d’une simple liste : « La liste implique discontinuité et non continuité. Elle suppose un certain agen- cement matériel, une certaine disposition spatiale ; elle peut être lue en différents sens, latéralement et verticalement, de haut en bas comme de gauche à droite, ou inver- sement, elle a un commencement et une fin marqués, une limite, un bord, tout comme une pièce d’étoffe. Elle facilite, c’est le plus important, la mise en ordre des articles par leur numérotation, par le son initial ou par catégories. Et ces limites, tant externes qu’internes, rendent les catégories plus visibles et en même temps plus abstraites. » (Ibid., p. 150.) Que se passe-t-il si la pensée sauvage s’applique à une liste au lieu d’écouter un récit? Elle se domestique sans qu’il soit nécessaire, pour Goody, de faire appel à d’autres miracles. Comme Walter Ong [Ong, 1982], Jack Goody finit sa longue enquête à travers les procédés scriptovisuels par ces mots : « Si l’on accepte de parler d’une “pensée sauvage”, voilà ce que furent les instruments de sa domestication. » (Id., p. 267.) L’aptitude à raisonner par syllogismes est souvent prise, dans les sondages de psychologie, comme le meilleur critère de classement [Vygotsky, 1978]. Qu’est- ce qui est classé, demandent Cole et Scribner [Cole, 1974] ? Les capacités cognitives des paysans russes, des chasseurs mandingues et des enfants de cinq ans? Non, le nombre d’années d’école. C’est le « métier » d’élève et d’enseignant qu’il faut étudier si l’on s’intéresse aux syllogismes, et si l’on veut comprendre pourquoi si peu de gens sont capables de répondre à la question « tous les A sont B, x appartient à A, est- ce que x appartient à B ? » Lorsque Luria demande à un paysan russe : « Dans le Nord tous les ours sont blancs, la ville de Minsk est dans le Nord, quelle couleur ont les ours à Minsk ? », il répond : « Comment le saurais-je, demandez à votre collègue, c’est lui qui a été à Minsk, moi je n’y ai jamais été… » Il faut deux à trois ans d’école pour que des cercles tracés sur le papier blanc, et des éléments x inscrits dans ces cercles permettent aux fils de paysans de donner une réponse adéquate. Accèdent- ils à l’abstraction comme les psychologues se plaisent souvent à le dire? Non, d’après Cole et Scribner, ils acquièrent par dressage et discipline le « métier » d’écolier. Une énorme division (abstrait/concret ; logique/illogique) se trouve ramenée à de modestes distinctions de métier. « La conclusion la plus solide et la plus importante à laquelle nous sommes arrivés aujourd’hui c’est qu’il n’y a aucune preuve que diffé- rentes espèces de raisonnement existent ; nous ne pouvons pas mettre en évidence une “pensée primitive”. » (1974, p. 170.) Facile, dira le sceptique, il ne s’agit là que de capacités cognitives minimales, ce serait bien autre chose si nous abordions les sciences. Pourtant, le même travail a été fait par Elizabeth Eisenstein pour la révolution copernicienne [Einsenstein, 1980]. « Les “conséquences radicales” qui suivirent le travail “modeste et non révolutionnaire” de Copernic sembleraient bien moins étranges si les pouvoirs nouveaux de la presse Sociologie de la traduction. Textes fondateurs 36 Thierry Curiale <thierry.curiale@orange.com> customer 921698 at 2020-08-28 17:48:38 +0200 921698