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Collection << Recherches   >>.
LA COLLECTION << RECHERCHES                >>   A LA DEc0uvERTE
  Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales

   Depuis le debut des années quatre-vingt, on a assisté a un redé-
          considerable de la veclierche en sciences humaines et
sociales   Ia remise en cause des grands systèmes théoriques qui domi-
naient jusqu'alors a conduit a un éclatement des recherches en de
multiples chanips disciplinaires indépendants, mais cue a aussi permis
d'ouvrir de nouveaux chantiers thCoriques. Aujourd'hui, ces travaux
commenceni a porter leurs fruits : des paradignies novateurs
s'élaborent, des liens inédits sont étahlis entre les disciplines, des débats
passionnants se font jour.
    Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une large
mesure peu visible, car il emprunte des voies dont Ic production Cdito-
riale traditionnelle rend difficilenient compte. L'ambition de Ia
collection << Recherches est precisernent d'accueillir les résultats de
                           >>


cette <recherche de pointe > en sciences humaines et sociales : grace a
une selection Cditoriale rigoureuse (qui s'appuie notamment sur l'expC-
rience acquise par les directeurs de collection de La DCcouverte), elle
public des ouvrages de toutes disciplines, en privilCgiant les travaux
trans- et multidisciplinaires. II s'agit principalement de Iivres collectifs
resultant de programmes a long ternie, car cetle approche est incontes-
tablenient Ia mieux a mëme de rendre compte de Ia recherche vivante.
Mais on y trouve aussi des ouvrages d'auteurs (theses remaniées, essais
thCoriques, traductions), pour se faire l'écho de certains travaux singu-
hers.
    Les themes traitCs par les livres de Ia collection << Recherches sont
                                                                      >>


résolument varies, empiriques aussi bien que thCoriques. Enfin, certains
de ces titres sont publiCs dans Ic cadre d'accords particuliers avec des
organismes de recherche c'est Ic cas notamment des series de l'Obser-
vatoire sociologique du changernent social en Europe occidentale et du
Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS).

                                                                   L'Cditeur
SOUS LA DIRECTION DE


           Norbert Alter




Les logiques de l'innovation
  App roche pluridisciplinaire




        Editions La Découverte
      9 bis, rue Abel-Hovelacque
               75013 Paris
                  2002
Remerciements
   Vaidrie Fleurette et Stephanie Pitoun ont bien voulu prendre en
charge Ia multitude d'activitCs       prograrnmées>> que suppose Ia
rCalisation d'un ouvrage collectif.
   Elles ont dgalement organisC le sdminaire intitulC <Les logiques de
l'innovation >>, a I'origine de cc travail.
  Je les en remercie sincèrement ainsi que l'IMRI (Institut pour Ic
management de Ia recherche et de I'innovation), universitC Paris-
Dauphine, pour Ic soutien actif apportd a Ia publication.


Catalogue Electre-Bibliographie

    Les logiques de i'innovation : approche pluridisciplinaire I dir. Norbert Alter. —
    Paris : La Découverte, 2002. — (Recherches)
    ISBN 2-7071-3695-6
    RAMEAU                   innovations : aspect éconoinique
                             innovations aspect social
                                          :


    DEWEY                    303.3 : Proccssus sociaux. Changements sociaux
    Public concerné :        Niveau universitaire. Prolèssionnel, spécialiste


      Le logo qui figure sur Ia couverture de ce livre mérite une explication. Son objet est
tl'alerter le lecteur sur Ia menace que represente pour l'avenir du livre, tout particuliè-
rement dans le dontaine des sciences humaines et sociales, Ic développenient massif du
photocopillage.
    Le Code de Ia propriélë intellectuelle du Icrjuillet 1992 interdit en effet expres-
sénient, sous peine des sanctions pénales réprirnant Ia contrefacon, Ia photocopie a usage
collectif sans autorisation des ayants droit. Or cette pratique scsI généralisée dans les
ëtablissements d'enseignement, provoquant une baisse brutale des achats de Iivres. au
point que Ia possibilité méme pour les auteurs de créer des        nouvelles et de les faire
éditer correctement esi aujourd' hui menacée.
     Nous rappelons donc qu'en application des articles L 122-10 a L 122-12 du Code de
Ia propriete intellectuelle, toute photocopie a usage collectif. iiitegrale on partielte, du
present ouvrage est interdite sans autorisation du Centre francais d'exploitation do droit
de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toule autre forme de repro-
duction, intégrale ou partielle, est egaleinent interdite sans autorisation de I'éditeur.

    Si vous désirez &re tenu rCgulièreinent inforinC de nos parutions, II vous suffit
d'envoyer vos nom et adresse aux Editions La DCcouverte, 9 bis. rue Abel-Hovelacque,
'75013 Paris. 'bus secevrex gra temens noIre bulletin             La

    © Editions La Découverte & Syros. Paris, 2002.
S ommaire

Avant-propos
par Norbert Alter et Michel Poix                                           7


              I. LA DWFUSION DE L'INNOVATION
I. L'innovation un processus collectifambigu
  par Norbert   Alter                                                     15

2. L'innovation entre acteur, structure et situation
   par Dominique Desjeux                                                  41


                 II. LE SENS DE L'INNOVATION
3. Innovation et contraintes de gestion
   par Pierre Romelaer                                                    65

4. Sur 1' innovation
  par Danièle Linhart                                                    105


       III. CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR
5. Le role des scientifiques dans le processus d'innovation
   par Danièle Blondel                                                   13 I

6. L'engagement des chercheurs vis-à-vis de I'industrie et du rnarchd:
   norines et pratiques de recherche dans les biotechnologies
  par Maurice Cassier                                                    155

7. Rdseaux et capacite collective d'innovation:
   l'exemple du brainstorming et de sa discipline sociale
   par Emmanuel Lazega                                                   183


       IV. NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES
8. L'innovation en education et en formation : topiques et enjeux
   par Francoise Cros                                             213

9. Ce que I'Cconomie néglige ou ignore en niatière d'analyse
   de l'innovation
   par Dominique Foray                                                   241
Avant—propos

                                    Norbert Alter et Michel Poix




   L'élaboration des connaissances en matière d'innovation se
situe actuellement au carrefour de plusleurs disciplines des
sciences sociales et humaines. Un processus d'innovation
s'inscrit toujours dans une logique economique. Mais son déve-
loppement ne peut être compris sans l'analyse sociologique des
acteurs qui portent ce processus. Et Ia nature de leurs actions
depend largement de Ia nature des dispositifs de gestion mis en
ceu vre.
    Les travaux présentés dans ce livre traitent donc Ia question de
I'innovation de manière pluridisciplinaire, en s'appuyant sur les
problematiques de I'anthropologie, de l'économie, de Ia gestion
et de Ia sociologic. Chacun scion des objets, champs et perspec-
tives théoriques divers et parfois divergents, ces travaux abordent
finalement les cinq questions qui mobilisent toujours les
recherches sur l'innovation.
    L'innovation est une activité en relation forte avec
l'incertitude : les informations constitutives de l'élaboration d'un
processus d'innovation ne sont pas totalement disponibles initia-
lement. La decision et l'action en matière d'innovation posent
donc clairement Ia question de Ia gestion de l'incertitude et du
rapport au risque. A propos des questions concernant Ic finan-
cement de l'innovation, comme a propos de l'investissement
personnel des acteurs dans ces dispositifs, ces themes mettent en
evidence toute une série de paradoxes (pourquoi un acteur
s'engage-t-iI dans des situations a risque, alors qu'il dispose
d'avantages substantiels dans une situation établie ?) ou de diffi-
cuités de modélisation (comment expliquer Ic <<pan>> du
banquier). C'est finalement a une question plus generale,
8                   LA DIFFUSION DE L'JNNOVATION



concernant Ia rationalité collective, du point de vue de l'écono-
miste, du gestionnaire ou du sociologue, que nous convie cette
premiere série de réflexions.
    L'innovation ne peut étre par ailleurs parfaitement
programmée. Elle repose sur Ia créativité collective, laquelle
s'inscrit dans des structures d'échanges définies selon les critères
propres a l'économie ou a Ja sociologie. Les analyses présentees
dans ce livre montrent ainsi que les capacites collectives d'iden-
tification et d'intégration de phénomènes complexes, aléatoires
ou non prévus représentent une contrainte et une ressource essen-
tielles pour l'innovation. Elles indiquent également que l'inno-
vation est soumise a des pratiques de gestion parfois créatives ou
incrémentales, d'autres fois erratiques ou dogmatiques. Dans
tous les cas, Ia question posée est alors celle des modalités
d'apprentissage plus que celle de l'élaboration de procedures
concues comme rationnelles ex ante; mais répondre a cette
question amène également a constater I'existence de pheno-
mènes inverses, ceux de I'<< amnésie organisationnelle >>.
  Les themes du conflit, de Ia deviance et de l'action collective
représentent le troisième ensemble d'élérnents de cette réflexion
sur l'innovation. La transformation des regles sociales, qu'elle
concerne par exemple des dispositifs de gestion, les relations
établies entre services de recherche et management des firmes ou
les relations entre les firmes innovatrices et l'Etat, pose nécessai-
rement la question de Ia négociation, de Ia regulation et de Ia
transgression des regles. On ne peut en effet penser Ia transfor-
mation des normes sans déboucher sur l'analyse de volontés et de
cultures contradictoires. Cette question recoupe celle de l'éter-
nelle rencontre entre les Anciens et les Modernes, mais les uns et
les autres ne sont pas toujours ce que l'on croit. Et surtout, les
acteurs eux-mêmes ne savent pas toujours qui et ce qui permet Ia
dynamique de l'innovation.
    L'analyse de J'innovation est ainsi pensée en termes de
processus systémiques et non de changements mécaniques. Elle
intègre egalement Ia question des nouveaux acteurs et de leur
emergence: une nouvelle technologie ne devient efficace et
effective qu'à partir du moment oü des acteurs en tirent un moyen
9




d'accès   a I'identité ou a l'influence. L'analyse de Ia distance
critique par rapport aux conventions établies représente ainsi I'un
des éléments centraux de La comprthension des processus
d'innovation cette distance représente le moyen de < réfléchir>>
les pratiques et de renouveler les normes. Mais les conventions
établies résistent aux processus d'innovation et peuvent se
trouver dans un << monde a part >> qui ne règle finalement que peu
les processus décrits, lesquels disposent de regulations mal
connues, voire clandestines.
   Enfin, si l'innovation vise a améliorer les performances des
individus, des organisations et des firmes, Ia nature des perfor-
mances obtenues est souvent ambigue et parfois paradoxale.
L'évaluation des performances engendrées par I'innovation, et Ia
construction du cadre d'dvaluation de ces performances sont
ainsi des questions essentielles mais les conflits d'objectifs, Ia
polysémie des outils de mesure ou l'évanescence des politiques
caractérisent largement Ia scene d'ensemble. Plus encore, l'inno-
vation ne peut être considérée comme un but en soi.
    Ces travaux mettent ainsi au centre de leurs investigations Ia
question des processus >>, que ceux-ci habitent les firmes ou les
relations entre firmes et marché. L'accent est mis sur les éléments
favorisant l'dmergence et Ia diffusion de Ia nouveauté, mais
egalement sur son appropriation ou son rejet, par les acteurs,
opérateurs ou consommateurs. L'innovation est analysée comme
un facteur d'accélération de La dynamique des firmes, cette accé-
lération produisant des capacités d'adaptation et d'anticipation,
mais elles engendrent également des conflits de temporalité,
entre programmes, acteurs et institutions. Du point de vue de Ia
regulation sociale, 1' innovation représente ainsi une ressource
considerable, celle de Ia créativité, et un risque, tout aussi
important, celui de Ia destruction des formes de Ia vie collective
antérieurement établie.
   Les questions posées mettent l'accent sur I'existence du
mouvement. Ce dernier prend (a forme d'un déplacement
permanent de Ia valeur ajoutée au sein des mécanismes de
production. II repose sur l'apparition répétée de paradigmes
inédits et de formes de rationalités différentes. L'dmergence
10                 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION




d'une economic fondée sur l'innovation ne peut, des lors, se
résumer a l'émergence d'un nouveau mode global de regulation
s'appuyant sur des structures, des politiques, des cultures et des
representations cohésives et durables. Au contraire, les acteurs et
les observateurs se demandent constamment comment contrôler
ce type de processus.
     La plupart des textes rassemblés dans ce livre ont été
presentes originellement dans le séminaire             logiques de
l'innovation. Theories et pratiques         organisé   par l'IMRI
(Institut pour le management de Ia recherche et de I'innovation)
entre avril 1997 et mai 1999.
    Ils ont tous été débattus publiquernent par des représentants
de différentes disciplines académiques et par des praticiens.de
l'innovation (responsables d'entreprises, experts de Ia R & D ou
du financement d'opérations de ce type, reprdsentants d'institu-
tions engagées dans des activités d'innovation). La participation
des acteurs de l'innovation au dCbat sur I'innovation represente
en effet le souci fondateur de cc livre.
    Les perspectives présentées dans ces pages s'appuient ainsi
largement sur les analyses réalisées par les milieux profes-
sionnels. On leur doit par exemple de souligner Ic role majeur
joué par les processus d'apprentissage, de capitalisation des
connaissances et des modalités d'échange entre partenaires d'un
méme dispositif de travail. De mOme, us questionnent I'dmer-
gence de structures de production post-tayloriennes a propos
d'organisations dans lesquelles Ic mouvement a succédé a Ia
stabilitd. Ou encore, us interpellent directement Ia capacite de
management des firmes et des institutions a propos de Ia coopé-
ration.
    L'ensemble de ces réflexions amène a comprendre les diffé-
rentes dimensions que revêt I'innovation. Cet ensemble fait
également apparaItre de véritables convergences analytiques
interdisciplinaires, même si ces convergences ne sont pas
toujours explicites. Mais surtout, cc livre met en evidence qu'en
matière d'innovation, cc sont bien souvent les pratiques qui
devancent les theories, lesquelles ont donc, plus encore dans cc
domaine qu'ailleurs, a se rapprocher des pratiques.
II


   Chacun   des textes reprend une partie des grandes lignes
problématiques qui viennent d'être rappelées. Pour cette raison,
ii a été difficile de les classer. Une presentation articulée autour
de quatre themes abordés successivement a finalement été
retenue. Le premier consiste a définir I'innovation comme un
processus de diffusion de nouveautés, ce qui a finalement peu de
chose a voir avec l'idée habituellement associée au terme de
changement (textes de Norbert Alter et de Dominique Desjeux).
Le second theme aborde Ia question des contraintes et des effets
des politiques d'innovation, lesquelles amènent toujours, d'une
manière ou d'une autre, a s'interroger sur le << sens des activités
                                                     >>


collectives (textes de Danièle Linhart et de Pierre Romelaer). Le
troisième theme concerne plus directement le <<métier>> d'inno-
vateur, et plus particulièrement les dispositifs et actions mis en
 euvre pour créer Ia nouveauté puis I'inscrire dans les pratiques
(textes de Danièle Blondel, Maurice Cassier et Emmanuel
Lazega). Le quatrième theme représente un retour théorique sur
Ia formulation même des questions de l'innovation et amène a
ouvrir des perspectives de recherche en économie et en sciences
de I'éducation (textes de Françoise Cros et de Dominique Foray).
I


La diffusion de l'innovation
1



                                   L'innovation:
                    un processus collectif ambigu
                                                    Norbert Alter




  L'innovation est une activité collective. Elle repose sur Ia
mobilisation d'acteurs aux rationalités variées, souvent antago-
niques. Et l'analyse des processus d'innovation, a I'intérieur des
entreprises, montre que ce type de situation est devenu banal,
commun: ii structure le contenu du travail, les relations et
cultures professionnelles, tout autant que les contraintes de
production.
    Cette perspective amène a revenir sur la problématique de
l'innovation: analyser un changement suppose de comparer
deux états, avant et apres Ia modification observée, alors
qu'analyser une innovation amène a raconter une histoire, celle
qui conduit — on ne conduit pas — de l'état A a l'dtat B. Mais
raconter une histoire de ce type suppose d'affecter a Ia durée un
statut central dans l'analyse et de s'intéresser a des processus
plus qu'à des situations, a des trajectoires plus qu'à des systèmes,
et autant au hasard qu'à Ia causalité.
    L'innovation organisationnelle est par ailleurs spécifique:
elle se déroule dans un univers hierarchique. Elle ne peut donc
totalement être confondue avec l'innovation de produit, qui se
diffuse sur un marché, au moms parce qu'il existe, a l'intérieur
des entreprises, une profonde ambiguItd: celle du sort réservé
aux actions des innovateurs du quotidien, les opérateurs.
16                  LA DIFFUSION DE L'INNOVATION



INVENTiON ET INNOVATION

     Concevoir un univers social selon le principe de Ia diffusion
des idées et des pratiques plus que selon le principe des structures
et des grands determinants n'est pas une découverte. Tarde, ii y a
plus d'un siècle, expliquait que les sociétés se dévetoppaient
selon le principe de l'<< imitation >>. Cette idée, reprise ultèrieu-
rement par les anthropologues diffusionnistes, privi légie
I'analyse de Ia circulation des idées et pratiques nouvelles.
L'imitation, selon Tarde, représente l'intégration dans les
pratiques sociales d'inventions initialenient isolées, indivi-
duelles. C'est leur diffusion qui produit Ia société:
        faut partir de là, c'est-à-dire d'initiatives rénovatrices,
qui, apportant au monde a Ia fois des besoins nouveaux et de
nouvelles satisfactions, s'y propagent ensuite ou tendent a s'y
propager par imitation forcée ou spontanee, elective ou incons-
ciente, plus ou moms rapidement, mais d'un pas regulier, a Ia
facon d'une onde lumineuse ou d'une famille de termites>>
[1890, I979, p. 3].
   La diffusion des inventions amène airisi a dCfinir Ia structure
sociale, apparente a un moment donné, comme le résultat
d'actions qui ne sont pas dCterrninées par un étatdu monde:
<<Toute invention qui éclôt est un possible réalisé entre mille,
parmi les possibles différents>> [ibid., p. 49].
   La sociologie de Tarde amène ainsi a bien comprendre deux
éléments des de toute réflexion portant sur I'innovatiou. Le
premier suppose de distinguer l'invention, qui n'est <<qu' >> une
creation, de l'innovation, qui consiste a donner sens et effectivité
a cette creation. Le second consiste a considérer que l'usage fina-
lement tire d'une nouveauté n'est ni prévisible ni prescriptible:
11 est Ia réalisation d'un <<possible >>. L'innovation n'a donc que
peu de chose a voir avec l'invention. Celle-ci représente une
nouvelle donne, Ia creation d'une nouveauté technique ou orga-
nisationnelle, concernant des biens, des services ou des dispo-
sitifs, alors que l'innovation represente l'ensemble du processus
social et économique amenant I'invention a être finalement
utilisée, ou pas.
L'INNOvATION: UN PROCESSUS          AMBIGU           17




   Les travaux menés par les historiens permettent de distinguer
parfaitement ces deux notions, et plus particulièrement le fait
qu'il n'existe pas de relation déterminée entre une découverte et
son usage.
   White [1962], par exemple, montre que le moulin a eau qui
commence a être utilisé des le debut du Moyen Age n'est
largement diffuse que sept siècles plus tard. Bloch [1935] met en
evidence un phénomène comparable a propos de Ia charrue a
roues. Pourtant, ces deux inventions sont profitables au plus
grand nombre : elles permettent d'augmenter le rendement de Ia
terre et Ia productivité du travail. Elles représentent donc, poten-
tiellement, l'occasion de mieux se nourrir et de mieux se vêtir, de
consacrer plus de temps aux loisirs, a l'hygiene ou aux activités
cultuelles. La très grande lenteur du developpement de ces inven-
tions s'explique par des raisons sociologiques et économiques.
L'achat de l'une et I'autre de ces techniques suppose de réunir
des capitaux importants; leur usage nécessite de disposer de
proprietés foncières élargies; leur exploitation amène a répartir
les résultats de I'exploitation selon des procedures collectives
encore ma! connues ; et leur banalisation est conditionnelle ii
faut que Ies seigneurs acceptent de voir toute une partie de leurs
serfs s'adonner a des tâches nouvelles. En d'autres ternhes, le
passage de l'invention a l'innovation repose sur une transfor-
mation simultanée des relations économiques, sociales et symbo-
liques du terrain d'accueil. Et cette transformation est infiniment
plus tente que celle des potentialités offertes par le moulin a eau
et Ia charrue a roues.
   Dans des circonstances beaucoup plus contemporai nes,
comme le développement des nouvelles technologies d'infor-
mation, Ia modernisation des entreprises, Ia mise en             de
politiques de décentralisation, les progrès de l'agriculture trans-
génique ou ceux de Ia contraception, le même type de problème
peut être observe : il n'existe jamais de relation mécanique entre
l'existence d'une potentialité et son usage par les hommes.
L'ensemble des recherches montre ainsi que les facteurs inter-
venant dans Ia diffusion d'une nouveauté sont varies. A Ia fois
juridiques, symboliques, stratégiques, économiques et culturels,
18                 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION



leur nombre et leur interddpendance ne permettent pas de prévoir
l'issue d'une nouveauté. La concurrence des rationalités inter-
vient ainsi négativement ou positivement dans Ia diffusion d'une
nouveautd. Enfin, beaucoup de nouveautés ne se développent que
pour une minorité de la population ; Ia diffusion peut ainsi être
très rapide mais ne concerner qu'une fraction de Ia population
[Edmonson, 1961]. Ou encore, le prix a payer pour adopter une
innovation peut ralentir sa diffusion et Ic revenu qui en est
attendu accélérer au contraire sa diffusion [Griliches, 1957].
L'analyse de Ia diffusion d'une invention est donc, tout autant,
une analyse de sa non-diffusion.

LA BANAL1TE DES ACTES INNOVATEURS

    L'analyse d'un processus d'innovation ne procède cependant
pas exactement par imitation. EUe procède plutôt par accumu-
lation d'innovations intermédiaires.
    Cette idde est bien connue. Ce qui permet a une invention de
se développer, de se transformer en innovation, c'est Ia possi-
bilité de Ia rdinventer, de lui trouver un sens adapté aux circons-
tances specifiques d'une action, d'une culture ou d'une
économie. Les anthropologues diffusionnistes out ainsi mis en
evidence que les pratiques sociales nouvelles, qu'elles
concernent des cultes, des légendes, l'usage d'outils ou de
savoirs agricoles, sont intégrées et transformées en même temps
par les populations qui y accèdent. La diffusion d'une nouveauté
ne procède ainsi jamais purement par imitation [Boas, 1949].
Dans tous les cas, ce qui est adopté n'est pas a proprement parler
une pratique ou un élément culturel précis, mais, bien plus, le
principe qui les fonde. Par exemple, dans les territoires du Grand
Nord canadien, on a appris a atteler les rennes en observant
I'attelage des chevaux.
    Graebner [1911] et ses collegues ont même mis au point une
méthode de recherche fondée sur I'analyse des << traces laissées
                                                         >>


par Ia diffusion des nouveautés. Ils mettent en evidence I'exis-
tence d'aires de pratiques sociales dont l'origine est commune
(réalisée a partir du même centre) et se traduit par des modalités
L'INNOvATION UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU             19




de vie collective, des croyances et des pratiques économiques
comparables. Il s' agit par exemple du complexe totemique >> en
                                       <<


Australie, qui se caractérise par un habitat, des armes, des rites
funéraires et une mythologie astrale. Mais les populations
n'incorporent que rarement les traits d'une pratique sociale ou
d'une croyance dans leur totalité. Elles opèrent bien plus
largement une selection d'éléments dans un ensemble, ainsi
qu'une deformation ou une adaptation aux pratiques locales.
   Ce type de perspective vaut tout autant dans les analyses
contemporaines portant sur Ia diffusion des sciences et de Ia
recherche et développement [Akrich eta!. 1988], que dans celles
portant sur les techniques [Desjeux et Taponier, 1991], ou les
organisations [Alter, 1990].
   Dans cette dernière perspective, les decisions de
                 prises par les directions des entreprises pour
transformer Ic fonctionnement des structures de travail doivent
être comprises comme des inventions et non des innovations.
Pour prendre pied dans Ic tissu social d'accueil, et pour être fina-
lernent utilisées de manière effective, elles doivent faire l'objet
d'une appropriation par les utilisateurs, laquelle ne peut aucu-
nement être décrétée. Mais cette phase d' appropriation suppose
une certaine durée, qui est celle du passage de I'invention a
l'innovation. Elle se traduit par un certain nombre de découvertes
intermédiaires réinvesties dans l'usage de Ia nouveauté. C'est cc
qui rend l'activité d'innovation, a l'intérieur des entreprises,
d'une grande banalité. Smith en avait eu l'intuition fondatrice:
          grande partie des machines employees dans ces manu-
factures,   le travail est le plus subdivisé, ont été originellement
inventées par de simples ouvriers qui, naturellement, appli-
quaient toutes leurs pensées a trouver les moyens les plus courts
et les plus aisés de remplir la tâche particulière qui faisait leur
seule occupation>> [1776, 1991, p. 77].
   Cette banalité de I'acte d'innovation peut être aujourd'hui
observée dans deux perspectives. Tout d'abord, ces actions sont
frequentes, parce qu'elles se reproduisent a l'occasion des
innombrables modifications qui concernent autant les techniques
de production, les outils de gestion informatisés, les méthodes
20                  LA DIFFUSION DE LINNOVATION



d'évaluation du travail, les modalités de coordination entre acti-
vitds, les activités de contrôle ou Ia definition de procedures. Sur
ces différents plans et sur d'autres encore, les processus qui
viennent d'être décrits se reproduisent, plus ou moms fidèlement,
mais toujours dans cette situation de mouvement et d'incertitude
qui caractérise Ia trajectoire d'une innovation. Ces situations sont
également banales parce qu'elles concernent un grand nombre
d'opérateurs. Et elles sollicitent directement leur activité d'inno-
vateurs. L'idée géneralement admise est que les innovateurs sont
des dirigeants ou des experts qui décident de Ia bonne manière de
définir puis de diffuser I'innovation. Rien de tout cela ne se
vdrifie dans les faits: l'innovation est le résultat d'une constel-
lation d'actions ordinaires.
    Ces formes de développement d'une invention, observables
également a propos du développement des activitCs commer-
dales dans le secteur public, de l'utilisation des sciences
humaines dans Ia gestion des entreprises, de l'émergence de
formes de management                   >>, de la gestion par projet,

du ddveloppement de Ia polyvalence ou de Ia mise en place de
pratiques industrielles de type < juste a temps >>, font apparaItre
des éléments suffisamment récurrents pour qu'il soit possible
d'identifier les principaux éléments d'un processus d'innovation.

CROYANCES, PROCESSUS CREATEURS ET INVENTIONS
DOGMATIQUES


   Au depart, une invention n'est donc rien d'autre qu'une
croyance en Ia réalisation de bienfaits par telle ou telle
nouveauté rien ne permet de prddire efficacement le succès, les
formes d'utilisation, les types de résistance ou Ia nature du
processus de diffusion. Si ces croyances initiales permettent
l'emergence d'un usage collectivement défini, il s'agit de
             créateurs >. Si, au contraire, les croyances, appuyées
sur le pouvoir hiérarchique imposent des usages,           il   s'agit
d'<< inventions dogmatiques >>.
   Selon Ia distinction opérée par Boudon [1990], les croyances
peuvent être .conçues selon deux registres distincts. Elles sont
L'INNovATION : UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU             21




parfois des causes: j'investis en nouvelles technologies, en
formation ou en recherche parce que je crois que c'est ndcessaire.
Elles sont d'autres fois des << raisons>> : croire en les vertus de tel
ou tel dispositif technologique ou règle de gestion me permet de
les acquérir et donc de parvenir a mes fins, j'ai donc de bonnes
raisons de croire en leurs vertus. Par exemple, les business plans,
qui consistent a établir des previsions pour un investissement
destine a innover, amènent les acteurs a agir en Ia matière comme
s'ils connaissaient assez bien a l'avance le résultat de leurs opéra-
tions. Les acteurs se prêtent généralement assez bien a ce type de
démarche même s'ils ne <<croient>> personnellement pas en son
efficacité, car Ia réalisation de ce plan est le seul moyen d'obtenir
les investissements qu'ils sollicitent. ça n'est donc que par
l'expérience, par Ia pratique que ces croyances initiales petivent
être ddpassées et laisser place a l'innovation. Plus exactement,
c'est Ia pratique qui donne sens a une invention, en Ia trans-
formant en innovation.
   Le développement de Ia micro-informatique est un exemple de
processus créateur [Alter, 1985]. La technologie est mise en
ceuvre, au debut des années quatre-vingt, sans programme
d'ensemble coherent, sans politique scientifiquement élaborée, un
peu <<pour voir >>, et un peu pour <<faire comme les autres >>.
Pendant deux ou trois années, les ordinateurs sont utilisés mais ne
mobilisent jamais largement l'activité des personnes qui les
possèdent. ca n'est qu'après cette période de latence, qui repré-
sente de fait Ia durée nécessaire pour parvenir a imaginer des
usages, que 1' invention technologique commence a se transformer
en innovation technique, organisationnelle et sociale. Des cadres et
des secrétaires qualifiées commencent a élaborer et a diffuser des
usages qui n'ont pas été pensds par les organisateurs. II s'agit par
exemple de banques de données concernant les specifications de
produits ou de clients, de possibilités de transferts de fichiers, de
réalisation d'activités en réseau ou de traitements statistiques
locaux. Ces exemples matérialisent l'appropriation de Ia tech-
nique, c'est-à-dire I'action qui consiste a Iui donner sens et effi-
cacité. Mais ce type d'action bute sur l'ordre établi en matière de
diffusion et de production de 1' information. Par exemple, Ia réali-
22                   LA DIFFUSION DE L'INNOVATION



sation   d'activités entre pairs, en              amène a <court-
            les hierarchies intermédiaires; Ia réalisation de statis-
tiques au plan local amène les opérateurs a prendre leurs distances
par rapport a l'informatique centrale. Bien évidemment, les repré-
sentants de Ia hidrarchie intermédiaire et de l'informatique centrale
défendent les regles établies, se dCfendent de l'innovation. Après
quelques années de fonctionnement selon ce registre, les directions
des entreprises interviennent alors dans ces domaines elles auto-
risent certaines pratiques nouvelles, en interdisent d'autres,
obligent les services qui ne         étaient pas mis>> a suivre le
chemin ainsi balisd. De fait cues institutionnalisent I'innovation:
elles arrêtent le processus a un moment donné pour le cristalliser
sous forme reglementaire et pour redéfTinir le cadre de Ia sociabilité
professionnelle. Les directions, lorsqu'elles acceptent que I'inno-
vation prenne pied, Se démeuent ainsi d'une partie de leurs prCro-
gatives en matière de contrôle, au profit d'un renforcement de leur
capacité d'évaluation et de decision expost.
    Un processus créateur s'appuie ainsi sur cinq dimensions,
intrinsèquement liées:
    — une transformation du contenu de la decision initiale;

      I'emergence d'innovateurs du quotidien, qui donnent sens et
utilité a l'invention;
    — une capacite, de leur part, a critiquer I'ordre établi et a Ic

modifier;
    — un investissement en créativité;

    — une capacité a tirer parti de ces comportements de Ia part des

directions, et donc une capacité a remettre en cause les decisions
initiales.
   A l'inverse de ce type de processus, les inventions dogma-
tiques demeurent figées sur les croyances initiales. Les mesures
de reclassification des personnels des entreprises publiques, dans
les années quatre-vingt-dix [Alter, 2000], sont un exemple de
cette démarche. Les critères de classification des emplois, les
méthodes d'dvaluation des operateurs ainsi que le calendrier de
développement de cette nouvelle politique sont mis en euvre de
manière rigoureuse, selon des ressources et des objectifs parfai-
tement définis. Les experts en Ia matière laissent peu de place et
L'INNOVATION UN PROCESSUS             AMBIGU           23



de   temps aux salaries pour discuter de ces différents aspects. La
durée de l'jnnovation s'arrête en fait au moment même oii
l'invention est mise en          : elle se diffuse de man ière autori-
taire, sans aucunement être réinventée, appropriée locatement.
Le phénomène d'institutionnalisation décrit dans le cas
précédent est ici totalement absent: I'institution n'apprend rien
puisqu'eIle ne laisse pas Ia main aux << utilisateurs>> ; Ia durée du
phénomène de diffusion ne correspond ici qu'au temps néces-
saire a La mise en          de Ia nouveauté. Mais rien ne s'y rein-
vente, ii   ne s'agit done pas d'un processus d'innovation.
L'avantage de ce type de situation, pour ceux qui Ia promeuvent,
est que I'affaire est politiquement assez simple: verrouillant du
debut a Ia fin l'ensemble du dispositif, die n'est pas confrontée
aux pratiques d'innovateurs critiques, pas plus qu'elle ne se
trouve amenée a remettre en question ses croyances initiales. Du
même coup, Ia situation correspond a Ia misc en place d'un
dogme, d'une croyance imposed de manière autoritaire. Par
ailleurs, l'invention demeure a l'état d'invention: dIe ne se
transforme pas en innovation pour les raisons suivantes:
   — La nature de la decision initiate, concernant les procedures

a mettre en          les niveaux et nature de classification, et les
principales formes du projet ne se transforment pas: il n'existe
pas d' institutionnalisation des pratiques développées par Ia base
car celles-ci sont encadrées par un appareil de gestion vigilant,
attentif a toute pratique troublant le déroulement d'un chan-
gement concu comme parfait des Ic depart. Les pratiques locales,
clandestines, sont au contraire considCrées comme des formes de
résistance ou d'incompréhension a l'égard du projet. Dans cc
cadre, il n'existe qu'une faible tolerance de La part du mana-
gement. Aucun utilisateur ne se transforme, de cc fait, en info-
vateur, Ic risque encouru étant a Ia fois celui de <<faire
et a Ia fois ceiui de ne rien tirer de cc type de comportement
puisque l'organisation n'<< apprend pas >>.
   — Le conflit avec i'ordre établi n'est pas pris en charge par les
innovateurs mais par les décideurs. Autrement dit, les dirigeants
bousculent les conventions établies antCrieurement pour faire
avancer leurs projets mais its agissent sous forme de < décret>>:
24                    LA DIFFUSION DE L'INNOVATION



us  décrètent d'imposer Ia nouveauté qu'ils ont élaborée a
l'ensemble du corps social. Mais, bien évidemment, ils ne
décrètent pas une << innovation    >>   puisque leur idée n'est ni trans-
formée par les pratiques des utilisateurs, ni amendée par eux-
mêmes, après analyse de ces experiences.
     —   En   revanche, imposer des usages amène a produire des
comportements conformistes, a faire tenir aux individus des roles
en lesquels its croient finalernent assez peu, ou en tout cas des rOles
qu' i Is n ' investissent   jamais activement. Ces comportements
permettent bien a Ia nouveauté d'habiter le corps social, de prendre
effectivement pied dans les pratiques, de regler autrement les
comportements organisationnels. Mais ces comportements ne
donnent pas pour autant une signification bien claire de l'utilité des
nouvelles procedures; au contraire, us arnènent les acteurs a s'y
investir un peu comme dans une comCdie dans laquelle its se
sentent, en tant que personnes, parfaitement étrangers.
   — Le résultat de ce processus est que les croyances demeurent

en leur état initial, faute de pouvoir être critiquées, et finalement
rapprochees du reel. Associées au pouvoir d'irnposer des
pratiques, elles deviennent des dogmes, des croyances formulées
sous forme de doctrine et considérées comme des vérités fonda-
mentales et incontestables.
   Dans ces situations, les decisions ont toutes les chances de
passer largement a côté de I'efficacité recherchée, comme le sont
les pratiques du même type que Doise et Moscovici [1984]
rappellent a propos des grands échecs militaires des Etats-Unis.
Souvent, ces échecs sont lies a des decisions qul disposent des
trois caractéristiques suivantes: une croyance indiscutée en Ia
morale inhérente au groupe (même s'iI est amené a faire souffrir
d'autres groupes, c'est au nom de Ia morale) ; l'interdiction de Ia
dissidence a I'intérieur du groupe et Ia recherche constante de Ia
loyaute des membres; I'illusion partagée de l'unanimité car les
éventuels membres critiques s'autocensurent.
   Ces deux situations mettent finalement en evidence qu'un
processus d'innovation a peu de chose de chose a voir avec Ia
     conduite du changement >>, concu des le depart comme << boa>>
et équipé en consequence.
L'INNOVATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU            25



LES ETAPES D'UN PROCESSUS

    L' innovation représente un processus, et non pas un <effet>>
direct et immédiat d'une nouvelle donne sur le tissu économique
etsocial d'un milieu donné. Plus encore, ce processus n'a nen de
linéaire.
    Schumpeter a identifié un processus en trois étapes [1912].
Dans un premier temps, des individus << marginaux par rapport
                                                       >>


aux logiques du circuit économique classique élaborent des
combinaisons a risque; dans un deuxième temps, Iorsque ces
pratiques représentent des possibilités de profit évidentes, des
<<essaims d'imitateurs>> reproduisent et amdnagent les innova-
tions, créent des << grappes  d'innovations secondaires ; dans un
                               >>


troisième temps, de nouvelles regles du jeu économique stahl-
lisent l'innovation et réduisent Ia poussée innovatrice. A propos
du développement d'inventions aussi diverses que les achats
alimentaires, vestimentaires et culturels [Katz et Lazarsfeld,
1955], un nouveau médicament [Coleman eta!., 1966], Ia stéréo-
photographie [Becker, 1982], un type d'aquaculture [Callon,
1986] ou Ia micro-informatique [Alter, 1985]; les sociologues
retrouvent toujours des étapes caractérisant le déroulement du
processus observe.
    Ce processus a souvent été formalisé dans Ia célèbre courbe
logistique en            peu d'usages au depart avec seulement
quelques pionniers ; beaucoup d'usages ensuite, avec les imita-
teurs, et de nouveau peu d'usages a Ia fin, ou parce que le marché
est saturé, ou parce qu'il touche les << réfractaires >. Cette courbe
a largement été critiquée. Notamment parce qu'elle fait l'hypo-
these que la population des utilisateurs est parfaitement
homogene et strictement définie numériquement [Sorokin,
 1937 ; Boudon et Bourricaud, 1982]. Elle oublie également que
toute invention ne se traduit pas par un processus d'innovation:
elle peut parfaitement demeurer enkystée dans le tissu social.
Mais cette courbe, observée dans une perspective non strictement
statistique, représente le grand avantage de mettre en evidence
qu'un processus d'innovation suppose, a un moment donné
(lorsque les imitateurs s'engagent dans le processus), une
26                 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION



inversion des normes sociales: ce qui était concu initialernent
comme marginal, voire deviant, devient alors une nouvelle
norme sociale et économique.
   Que ce soit donc dans le domaine de l'organisation ou dans
celui de I'usage d'un produit par des consommateurs, I'aboutis-
sement d'un processus d'innovation correspond ainsi toujours,
d'une manière ou d'une autre, a Ia production d'un nouveau
cadre normatif.


RAPPORT A L'ORDRE ET INVERSION DES NORMES

   Ce phénomène est certainement l'un des plus passionnants de
Ia sociologie de l'innovation, car ii amène a réfléchir a Ia facon
dont des comportements I ndi viduels minoritaires transforment
des conduites collectives et construisent progressivement des
normes.
   L'idée est relativement évidente et I'analyse des phénornènes
de mode [Hurlock, 1929] l'illustre parfaitement: Ia tenue vesti-
mentaire est bien le résultat d'un choix individuel; mais cette
tenue correspond généralement a une norme en Ia matière ; c'est
J'addition de ces choix individuels qul produit Ia norme ; mais, a
un moment du processus de diffusion de Ia mode, une niinorité a
construit Ia norme. L'étude du choix des prCnoms au XXe siècle
en France analyse explicitement des phénomènes de ce type
[Besnard, 1979]. Elle met egalement en evidence le caractère
cyclique des modes. Le choix de nouveaux prénoms est fait par
les categories sociales supérieures ; elles renouvellent ces choix
pour se distinguer des autres categories sociales, qui les imitent.
La mode correspond ainsi a des cycles de diffusion d'une
nouveauté, traduisant une tension entre Ia volonté d'imitation des
uns et Ia recherche de distinction des autres [Simmel, 1904].
   Dans tous les cas, l'innovation suppose bien une inversion des
normes. Cette inversion suppose qu'à un moment donné les
porteurs de l'innovation aient gain de cause par rapport aux
tenants de l'ordre établi. Et ce que montre l'ensemble des
recherches est que les porteurs de l'innovation ne negocient pas
I
           L'INNovATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU            27



leur projet, qu'ils pratiquent bien plus largement le fait accompli
ou Ia deviance.
    L'économie de l'entreprise, au même titre que les systemes
d'information ou que les canons de Ia musique, obéit plus a cette
pression transgressive qu'au ddroulement rationnel de change-
ments programmes. Pourquoi? Pour deux raisons finalement
assez simples. La premiere tient au fait que I'on ne peut jamais
anticiper parfaitement l'usage qui sera faiL d'une nouvelle
ressource, quelle que soit sa nature. Ce qui lui donne sens et effi-
cacité est bien plus Ia manière de s'en servir que les espérances
que l'on peut avoir en Ia matière. EL cette faiblesse des anticipa-
tions conduit a maintenir les regles, normes et coutumes en place,
ainsi que les critères définissant le <<bien   La seconde tient au
fait que les innovateurs, tout en transgressant les regles ont
toujours a I'esprit l'idée d'un <<autre bien >>. Becker [1963]
montre par exemple fort bien que les premiers musiciens de jazz,
les <<francs tireurs >>, ont le souci permanent de l'inscription de
leurs           dans I'institution musicale: us utilisent des modes
de composition, définissent des durées, et tissent des relations
leur permettant de faire de leur musique une musique finalement
acceptable par les conventions.
   Toujours est-il que le développement de l'innovation procède
selon Ia politique du fait accompli, et selon Ia logique de
deviance. Pour cette raison, les innovateurs sont toujours, a un
moment donné du processus, considérés comme des êtres
atypiques. L'intuition des entrepreneurs schumpétériens choque
ainsi Ia démarche des banquiers << rationnels >>, les premiers utili-
sateurs de Ia micro-informatique bousculent les tenants de
1' informatique centrale, les premiers musiciens de jazz choquent
les défenseurs de Ia musique conventionnelle, les <<dissidents
assurent le développement de nouvelles pratiques agricoles en
Afrique [Balandier, 1974], les dirigeants qui ne s'identifient pas
a leur role modernisent les entreprises [Chandler, 1962], etc.
   On ne peut ainsi pas penser l'innovation sans penser les
qualités spécifiques des innovateurs, ces personnes et ces
groupes qui savent transformer les institutions en les trans-
gressant. Leur influence est directement liée a leur capacité a
28                  LA DIFFUSION DE L'INNOVATION



supporter Ia position de <<minorité active>> [Moscovici, 1976].
Un processus d'innovation suppose qu'une nhinorité parvienne a
modifier l'ordre que respecte Ia majorité, alors que l'on admet
généralement que ce sont les normes et representations de Ia
majorité qui guident Ic comportement d'ensemble. II s'agit alors
de comprendre ce qui permet a une minorité de convertir une
majorité. Moscovici explique que Ia minorité doit être
<<consistante >>, c'est-à-dire   peu sensible au jugernent de Ia
majoritE, et être prête a vivre Ic conulit pour faire valoir son point
de vue ; die doit egalement trouver d'autres critères de validation
de son point de vue que ceux qui sont habituellement utilisés par
Ia majorité ; elle doit enfin disposer d'arguments suffisamment
cohérents pour avoir << raison d'un point de vue cognitif.
                                 >>


   Cette capacité est généralement liée au fait que les innovateurs
n'appartiennent pas a un seul univers culturel mais a plusieurs.
C'est ainsi bien parce qu'ils sont au moms en partie <<etrangers>>
[Simmel, 19081 a leur milieu d'appartenance ou
[Merton, 1949] qu'ils disposent de cette ressource. Leur fonction
consiste alors a être les passeurs, les relais, les portiers et, plus
récemment, les marginaux-sécants [Jamous, 1969] ou les traduc-
teurs [CalIon, 1986] entre deux univers. C'est l'action répetée de
ces acteurs qui donne finalement sens a une invention, qui permet
de Ia transformer en innovation.
   Du même coup, Ia transgression des règles n'est finalernent pas
aussi scandaleuse que I'on pourrait initialement le supposer,
puisqu'eIle représente une sorte d'anticipation sur le develop-
pement des institutions. Mais ce développement n'est que potentiel,
ii suppose que ces rnêmes institutions soient capables d'intégrer ou,
en tout cas, de tenir compte de cette dimension creative et critique
pour transformer leurs pratiques et leurs normes.


DEVIANCE ET ORGANISATION

    Le problème, a l'intérieur des entreprises, est qu'il n'existe
bien évidemment pas d'espace pour rCaliser ce type d'action.
L'innovation se heurte au contraire a I'idée même d'organi-
sation. Toute organisation, quelie que soit sa forme (bureaucra-
L'INNOvATION: UN PROCESSUS COLLEcTIF AMBIGU           29



tique, matricielle, post-fordienne ou adhocratique), a en effet
pour objectif de réduire les incertitudes du fonctionnement de ía
structure en prevoyant le mieux possible I'influence des diffé-
rentes variables de I'action sur le rdsultat final. A I'inverse,
l'innovation se diffuse lorsque les conditions de planification, de
standardisation et de coordination laissent suffisamrnent de jeu
pour que des initiatives imprévues puissent être prises.
    Ainsi, plus un univers professionnel est organisé et moms les
nouvelles pratiques disposent de place pour se diffuser, sauf a
croire que Ia diffusion puisse être décrétée. Les entreprises se
trouvent alors devant un paradoxe constant entre la nécessité de
s'organiser, ce qui suppose de réduire les incertitudes du fonc-
tionnement d'ensemble, et Ia nécessitd d'innover, ce qui suppose
au contraire de disposer d'une capacité collective a tirer paili de
ces incertitudes. La deviance, dans ce cadre, représente une
dimension centrale de I'action entrepreneuriale, mais elle n'est
pas pour autant, pas plus ici qu'ailleurs, conçue comme une
ressource du système social. On <<fait plutôt avec >>, mais sans
trop le dire.
   Becker [1963] définit le terme de deviance selon trois per-
spectives. Tout d'abord, Ia deviance est une notion relative : dans
un même ensemble social, les normes de comportement ne sont
pas toujours identiques. Mais ça n'est pas pour autant que
l'<< autre>> sera considéré comme deviant : on peut parfaitement
accepter que son voisin n'ait pas les mêmes comportements en
matière educative ou cultuelle. Pour le considérer comme
deviant, II faut qu'il soit sanctionné, ou au moms qu'il encoure le
risque de sanction : par exemple, ii peut battre ses enfants et/ou
appartenir a une secte. Mais La sanction est elle-même relative a
l'espace et au temps dans lesquels se développe une pratique
déviante: bien évidemment, dans certaines regions du monde,
battre ses enfants peut être considéré comme une chose normale,
au même titre que l'appartenance a une secte. La deviance est par
ailleurs une <<carrière >>, un apprentissage identitaire qui amène
progressivement un individu ou un groupe a se définir selon ce
registre, malgré les sanctions qu'il encourt: appartenir a une
secte est par exemple aussi <<structurant>> que d'y renoncer.
30                  LA DIFFUSION DE L'INNOVATION



Mais surtout, explique Becker, Ia deviance ne se définit pas prin-
cipalement par des actes, mais par les jugements portés a leur
propos: tant qu'.un type d'acte n'est pas explicitement identifié
au crime ou a toute autre forme de transgression des règles, ii ne
peut être nomrné deviant >>.
   Ces trois dimensions peuvent être utilisées pour envisager le
comportement des innovateurs dans les organisations [Alter,
2000]:
    — Beaucoup d'opCrateurs jouent sur I'application des regles,

et pas seulement les innovateurs. Mais une bonne partie de ces
comportements est considérCe comme <<normale>> (Ia norme se
substitue en l'occurrence a la regle) parce qu'elle représente le
moyen de travailler plus efficacement [Reynaud, 1989]. La
sanction des activités déviantes est done bien relative a l'espace
et au temps de son exercice. Mais cette relativitC n'est pas stable:
les changements incessants des politiques d'entreprise, en
matière de gestion et de contrôle, amènent des individus et des
groupes, et plus largement des pratiques professionnelles tout
entjères a se retrouver brutalement en situation déclarée de
deviance, alors qu'elle ne I'était pas pendant une longue durée.
Par exemple, un jour arrive oü on decide tout a coup de consi-
dérer que le                      des lignes budgétaires ou les
<<courts-circuits de Ia hiCrarchie   doivent faire I'objet de sanc-
tions, alors que ces pratiques étaient jusque-Ia considérées
comme de judicieux amenagements des regles formelles.
   — Contrairement aux joueurs de jazz ou aux fumeurs de mari-

juana dCcrits par Becker, Ia deviance en entreprise n'est pas a
proprement parler une carrière II existe bien une découverte
progressive des avantages de Ia deviance et Ia construction de
                              >


repères identitaires de ce type mais, Ia plupart du temps, les
acteurs des organisations demeurent ambivalents par rapport a ce
type de positionnement: us savent aussi respecter bon nombre
d'autres regles, us savent egalenient arrêter de les transgresser,
au moms par effet de lassitude, on y reviendra plus bas. (Cette
ambivalence vaut peut-être tout autant pour les deviants décrits
par Becker: leur <<carrière >>, en Ia matière, ne concerne certai-
nement pas l'ensemble de leur rapport a là société.)
L'INNovATION : UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU            31




   — Mais c'est surtout sur Ia dernière dimension de Ia definition
du concept de deviance que Ia distinction doit dtre faite. Les juge-
ments, traduits par une sanction, portés sur les activités ddviantes
des innovateurs sont rares, toute une sdrie de mesures se situant
en aval de Ia <faute>> pour limiter ce type de decision: répri-
mandes en face-a-face, rappels a l'ordre dans l'equipe, menaces
pour l'dventuelle répdtition du comportement, sdminaire de
formation, communication interne, etc. Les innovateurs ne
subissent ainsi pas toujours Ia sanction de leur action, lorsqu'elIe
est ddviante. On pourrait alors dire qu'ils ne sont pas deviants, ce
terme supposant I'expression d'un jugement, d'une sanction
negative portde a l'encontre de leurs actions. Mais du point de
vue de leur propre subjectivitd, les choses peuvent être analysées
autrement : moms Ia sanction effective de leur action est certaine,
plus us se trouvent amends a agir selon des perspectives qui ne
sont ni legales ni parfaitement tolérées. us se trouvent dans Ia
situation a risque, celle de Ia personne qui a transgressd Ia Ioi et
sait donc qu'eIIe peut faire I'objet de sanctions, mais ne sait ni a
quel moment ni selon quels critères. Plus encore, Ia sanction ne
se traduit gdnéralement pas par une decision, mais par Ia cons-
truction progressive d'une <<reputation>> qui peut, a I'occasion,
nuire a celui qui ne se comporte pas de manière conforme. Pour
ces deux raisons, Ia deviance ordinaire, celle qui est vécue dans
les situations de travail, est toujours productrice de quelque
inquietude, et parfois d'anxiétd.
   Bien évidemment, certaines de ces pratiques se trouvent fina-
lement institutionnalisées, elles acquierent de ce fait droit de cite.
Mais l'institutionnalisation ne regle pas sdrieusement ce
problème, et pour trois raisons:
   — Tout d'abord, elle reprdsente un apprentissage qui se traduit

toujours, pour les innovateurs, par un retour a Ia regle: dans le
cas de Ia micro-informatique, les innovateurs se trouvent ainsi
<<recadrés >>, mdme    si ce nouveau cadre integre en partie les
pratiques qu' us développaient spontanément. Dorénavant leurs
pratiques sont obligatoires et contrôlées. Et pour retrouver l'auto-
nomie dont ils disposaient antérieurement, us doivent a nouveau,
dans d'autres domaines, exercer leurs capacités d'innovateurs.
32                   LA DIFFUSION DE L'INNOVATION



   — Cette forme d'investissement au travail est rendue possible
par le fait que les opérateurs n'ont pas affaire a une innovation,
mais a une série d'innovations qui s'enchaInent. Les acteurs qui
se sont investis dans l'innovation en matière de micro-informa-
tique se retrouvent plus tard dans les questions de marketing, de
gestion des ressources humaines ou de qualite. L'innovation,
dans le domaine des organisations, ne peut ainsi être concue
comme un moment particulier mais comme un mouvement
permanent dans lequel les structures et les regles de travail ne
sont jamais stabilisées [Alter, 2000].
   — En tout état de cause, Ia durée que suppose une règle pour

se transformer est largernent suffisante pour créer an décalage
entre les pratiques et les lois, et punir ainsi aujourd'hui ceux qui
demain pourront être considérés comme l'avant-garde, céléhrée
a ce titre, de Ia modernisation. Bien évidemment, le fait qu'un
innovateur alt réussi une operation finaiement jugée coninie
importante, en matière de micro-informatique ou dans un autre
domaine, peutfaire l'objet d'une sanction positive. Mais, tout
autant, cette action pouvait faire l'objet d'une sanction negative.
    Dans une situation non hierarchique, celle d'un marché, Ia
diffusion d'une innovation représente déjà quelques dimensions
paradoxales, bien mises en evidence dans les travaux de
Moscovici rappelés ci-dessus. Dans le cas des organisations, le
problème de Ia conversion d'une majorité par une minorité est
rendu encore plus difficile puisque les innovateurs doivent
parvenir a convertir les directions a leurs representations,
lesquelles deviennent a leur tour les vecteurs de l'innovation, en
Ia diffusant auprès des autres opérateurs, ceux qui n'avaient pas,
jusque-là, utilisé Ia nouveauté.


L'INVESTISSEMENT DES PETITS !NNOVATEIJRS

     Si   les innovateurs du quotidien sont bien des innovateurs,
c'est qu'ils investissent eux aussi, mais selon des registres qul ne
sont pas ceux des entrepreneurs classiques.
    La nature des efforts mobilisés dans le cadre de Ia diffusion
d'une nouveauté est variée. Prenons l'exemple des opérateurs
LJF4 PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU              33



d'une banque. La succession de transformations réalisées au
cours des quinze demières années, tant dans le domaine techno-
logique qu 'organisationnel, le renouvellement incessant des
produits, des politiques de vente et des politiques de gestion
amènent globalement les opérateurs a se
Mais cette evolution positive s'associe a un cofit, qui peut être
analyse dans plusieurs perspectives simultanées.
   La competence devient collective, aucune personne ne
disposant seule de l'ensemble des connaissances nécessaires
pour réaliser toutes les operations de son poste de travail. Cette
situation suppose donc, pour chacun, de developper des relations
de cooperation avec les autres, relations développées sous forme
de réseaux.
    L'analyse de ces configurations rime depuis longtemps avec
celle de l'innovation. katz et Lazarsfeld [op. cit.] mettent ainsi en
evidence le poids des réseaux d'influence dans les choix des
femmes du Middle West américain a propos des achats alimen-
taires et vestimentaires, ou des positionnements concernant les
affaires politiques et le cinema. A propos de Ia prescription d'un
nouveau médicament, Coleman et at. [op. cit.] illustrent parfai-
tement le caractère hétérogene d'une population et donc les
mécanismes complexes d'adoption d'un nouveau médicament:
les médecins innovateurs et influents sont ceux qui ont garde une
relation étroite avec le milieu hospitalier et l'univers de Ia
recherche ; us disposent globalement de réseaux de relations plus
larges et plus denses que les autres. Ils ont Ia même fonction de
           >>   que cette minorité de fermiers << specialisee   >>   sur les
contacts avec les autres regions et pays, alors que Ia rnajorité
cantonne ses relations aux contacts de voisinage [Hagerstrand,
19651. Plus récemment, les travaux de CalIon [1988], de Latour
et Woolgar [1988] ont largement developpé cette thematique, qui
retrouve Ia problématique de l'analyse structurale [Lazega,
19961.
   Ces perspectives permettent de penser les relations sociales
comme un échange, l'échange permettant l'engagement dans les
relations. Les echanges entre operateurs se traduisent par une
sorte de don et de contre-don generalises, plus trivialement
34                  LA DIFFUSION DE L'INNOVATION



nommés .xenvoi et renvoi d'ascenseur >>. Ce qui est donné dans
cet espace est de nature variée: ii s'agit tout autant de soutien
mutuel a caractère affectif, de transmission d'informations direc-
tement professionnelles, de <<trucs>> concernant Ia manière de
s'y prendre avec tel client ou tel chef, de réflexions sur le sens a
donner a une decision de gestion prise par la direction. Ces
échanges obéissent d'assez près a ceux que Mauss [1950] a
dCcrits apropos de Ia théorie du don. Mais us n'ont que rarement
I'allure d'une sorte de solidarité immediate, stable et insensible a
l'intérêt que represente, ou que ne represente pas une relation de
ce type. Les échanges nécessaires a Ia cooperation représentent
ainsi un veritable <<travail >: us supposent d'entretenir un
réseau, de demeurer vigilant quant a Ia confiance que l'on peut
accorder a telle ou telle personne, de savoir aussi entrer en conflit
ou de faire mauvaise reputation a celui qui ne                   pas
l'ascenseur>> ou qui utilise les informations contre celui qui les a
données. Dans l'ensemble, les relations de travail deviennent
ainsi a Ia fois plus denses, plus affectives et plus nouées (par effet
d'interdépendance) entre les différents acteurs [Alter, 2000].
    Le coilt de l'action innovatrice est donc d'ordre relationnel.
Mais ii est egalement d'ordre cognitif, et sur deux plans distincts.
Le premier concerne Ia comprehension, puis l'integration dans
les pratiques professionnel les quotidiennes, de connaissances
techniques, dont l'obsolescence a radicalement transformé Ia
notion même de competence, pour les emplois qualifies. II ne
s'agit plus de connaItre un certain nombre d'informations, de
gestes professionnels ou de normes relationnelles pour être
competent. II faut, bien plus, être capable de mobiliser cons-
tamment de nouvelles donnes sur ces trois dimensions. II faut en
quelque sorte parvenir a les concevoir comme un flux et non plus
comme un stock. L'autre dimension de l'investissement cognitif
concerne l'interprétation des regles. Parce qu'elles sont
largement <<dyschroniques>> [Alter, 2000], les regles sont plus
contradictoires, paradoxales ou obscures qu ' antérieurement.
Elles supposent donc d'être interprétées: que veulent-<< us>>
réellement? Cette politique est-elle durable? Comment faire
passer un dossier important que l'on n'aurait, réglementairement,
U INNOVATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU             35




jamais dii traiter ? Comment réussir, surtout, a prendre des initia-
tives et des risques sans retombées negatives?
    Tous ces coiits doi vent être considérés comme               des
investissements: ce sont ceux que les acteurs mettent en
pour parvenir a agir, a s'approprier l'innovation. Mais ces coiits,
si l'on demeure dans cette terminologie économique, sont parfois
tellement élevés qu'ils sont plus importants que le bénéfice que
I'acteur peut en tirer : est-il finalement bien utile de consacrer des
semaines entières a tenter de faire passer sa conception des
choses? Est-il bien rationnel, et plus généralement raisonnable,
de se fatiguer a mettre en ceuvre des operations qui ne sont méme
pas demandées par Ia direction ? Est-il finalement coherent de se
considérer comme un petit entrepreneur, a l'intérieur de
I'entreprise? Formulée de manière moms utilitariste, Ia même
idCe signifie que l'acteur, même s'il ne calcule pas toujours ses
investissements et les <<retours>> qu' ii en tire, ne dispose pas
d'une capacité a agir infinie. Celle-ci est limitée parce qu'elle
représente un effort cognitif, relationnel et émotionnel qui peut
parfois et, dans les situations les plus mouvementées, souvent se
traduire par Ia lassitude [Alter, 1993], qui consiste a preférer Ia
tranquillité et le role a l'incertitude ou aux turpitudes de l'action.
    La problématique du coOt representé par l'action amène ainsi
a prendre en compte l'apprentissage, par les acteurs, d'une
capacite a s'investir ou a se désinvestir de l'action.


LA DISTANCE

   L'innovation ne peut donc être analysée, a l'intérieur des
entreprises, seulement comme un <<apprentissage organisation-
nel>> qui ne reprdsente que les <<traces>> de I'action [Argyris et
Schön, 1978] ou un <<apprentissage collectif >> [Reynaud, 1989;
Friedberg, 1992] qui représente I'action elle-même. L'innovation
correspond tout autant a un apprentissage qui touche a Ia culture
des acteurs [Sainsaulieu, 1988], et plus prdcisement a Ia distance
qu'ils prennent par rapport a leurs propres                et actions
[Giddens, 1984 ; Dubet, 1994].
36                  LA DIFFUSION DE L'INNOVATION



     Cet apprentissage se traduit d'abord par un élargissement des
capacites d'arbitrage en matière de rapport au travail. 11 n'est
aujourd'hui plus très sérieux de distinguer, dans une structure
professionnelle donnée, des groupes d'acteurs <<mobilisés>> ou
<<non mobilisés >>, <<résistants ou actifs
                                 >>    <<         En fait, chacun
d'entre eux va et vient entre ces différentes positions. Même au
niveau individuel, on constate ainsi qu'un .acteur peut par
exemple parfaitement s'investir activernent dans une position
d'innovateur (par exemple a propos des nouveaux produits dans
Ia banque), tout en s'opposant par ailleurs a l'innovation (par
exemple Ia mise en            de nouveaux moyens de contrôle de
l'activité), et en tenant, sur d'autres plans encore, une position
strictement conformiste (par exemple les méthodes de gestion
des ressources humaines). Chacun semble ainsi capable de tenir
des positions <<réfléchies >>, de mettre en          des comporte-
ments qui ne peuvent être expliques que par les Iecons que les
acteurs tirent de l'expérience répétée des processus d'innovation,
et des investissements que représente Ic fait d'y participer. Ce ne
sont donc pas les positions sociales qui expliquent les comporte-
ments mais Ia distance que les acteurs prennent par rapport a
leurs investissements cognitifs, affectifs et relationnels.
    Cette capacité représente une competence sociale. Elle permet
aux acteurs de mieux comprendre Ia nature des processus d'inno-
vation, et elle leur permet, surtout, de comprendre que leur parti-
cipation représente un risque, la lassitude, et dans certains cas cc
que I'on nomme Ia souffrance La distance les amène ainsi a
s'investir avec quelque mesure.
    Cet apprentissage fait émerger deux problèmes majeurs, du
point de vue du développement de l'innovation dans les firmes.
    Dorénavant, la possibilité de transformation d'une invention
en innovation n'est pas seulement Iiée a Ia nature du terrain social
d'accueil mais, bien plus encore, au moment        cue apparaIt sur
cc terrain et a Ia situation biographique des acteurs qui s'y
trouvent. Par exemple, si les opérateurs sont lasses d'entre-
prendre ou, bien stir, s'ils sont lacible d'inventions dogniatiques,
ils ne participeront pas activement au développement de telle ou
telle nouveauté.
L'INNOVATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU                 37




   Mais surtout, Ia <<résistance au changement>> ou plus
simplement Ia position d'extériorité des acteurs par rapport a
certaines nouveautés ne se << voit pas >>, ou iie   se   voit que mal. Les
acteurs ont en effet aussi appris a tenir leur role de manière
conformiste ils appliquent a la lettre les procedures prévues par
une invention, mais us ne croient pas pour autant en son utilité,
et ils ne I'investissent aucunement du sens que permet I'action
d'appropnation. us ne contestent donc que rarement de manière
manifeste leur opposition a une nouveauté. Le seul critère
d'évaluation sérieux, en Ia matière, est donc d'analyser Ia nature
de leur implication. Si elle n'est que formelle, I'invention
demeure a I'etat d'invention, une sorte de                   dépourvu de
sens. Le problème est que les directions des entreprises se
satisfont trop souvent du fait qu'une nouveautd soit <<passée >>,
qu'elle ait été institutionnellement acceptée, sans trop savoir Si
elle est productrice de sens et donc d'utilité.


CONCLUSION

   La problematique de 1' innovation apparaIt finalement comme
bien spécifique par rapport a celle du changement. Analyser un
processus amène a considérer les actions d'une part et les formes
de la vie sociale d'autre part comme relativement indépendan'tes.
Les unes et les autres n'obéissent ni a la même temporalité ni aux
mêmes contraintes de sociabilité. Leur rencontre se traduit,
souvent, par un deficit de regulation, par l'existence d'une
tension constante. Cette tension est parfois traitée de manière
creative, d'autres fois de manière dogmatique, mais jamais de
manière convenue.
   Cette problématique ne se substitue donc pas a celle de
I'analyse des systèmes ou des structures : elk décrit au contraire
la rencontre difficile entre le passé, les traditions et les regles
instituées, qui permettent Ia socialisation, et le mouvement, qui
assure leur transformation. Et cette rencontre est suffisamment
difficile, tumultueuse et douloureuse pour que Ia belle formule de
Schumpeter, celle de <<destruction créatrice >>, puisse être
appliquée a l'évolution actuelle des organisations.
38                    LA DIFFUSION DE L'INNOVATION



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                                  L'innovation entre acteur,
                                       structure et situation
                                                          Dominique Desjeux



   Qu'y a-t-il de commuri entre l'introduction de la RCB (ratio-
nalisation des choix budgétaires) au ministère de l'Industrie a Ia
fin des années soixante en France, et celle de Ia riziculture en
ligne pour augmenter les rendements agricoles sur les Hauts
Plateaux malgaches, du maraIchage au Congo pour accroItre les
revenus des paysans, des techniques hydrauliques dans le tiers
monde en faveur de l'eau potable, de l'assainissement, de l'agri-
culture ou du SRO (sel de réhydratation par voie orale) pour
soigner Ia diarrhée des nourrissons en Algerie, en ThaIlande, en
Egypte ou en Chine; entre Ic lancement d'un livre de sciences
humaines, et celui d'un produit alimentaire, de La domotique en
France ou d'un méclicament en Chine ; entre Ia diffusion de logi-
ciels informatiques en agriculture et celle de Word 6 dans un
rninistère ou d'Internet et des nouveaux objets de Ia
communication1 ? Au point de depart, pas grand-chose ! A
l'alTivée, après une trentaine d'années de recherches, je constate
que toutes ces enquêtes de terrain relèvent d'une logique
d'analyse commune simple que je peux ramener a quatre
éléments de base: un système d'action pour Ia structuration du
jeu social, des interactions entre acteurs pour Ia production du
jeu, des réseaux pour Ia circulation dans le jeu et des objets
concrets pour ce qui circule dans Ic jeu.


    I. Cette liste reprend une série de recherches men&s avec Michel Crozier, Erhard
Fnedberg et Jean-Pierre Worms a Ia fin des annécs soixante, ou avec Argonautes, Sophie
Taponier, Sophie Alaiiii ou Isabelle Garabuau-Moussaoui, depuis 1990.
42                         LA DIFFUSION DE L'INNOVATION



     Mais cette simplicité cache une difficulté. Nous nous sommes
chaque fois heurtés a un constat paradoxal: quand nous
travaillons sur un changement, sur Ia production et la reception
d'une innovation, ou sur l'introduction d'un objet ou d'un
service, d'un côté le résultat final est relativement imprévisible,
mais de l'autre nous constatons aposreriori qu'iI ne s'est pas fait
de façon socialement aléatoire. C'est pourquoi notre méthode de
recherche intègre, en fonction des problèmes poses, soit Ia
recherche des structures stables qui organisent implicitenient la
reception de ces objets soit, et/ou, les processus dynamiques
qui participent a Ia construction relativement imprévisible de leur
diffusion.
    Enfin nous constatons que les dimensions sociales ou symbo-
liques mobilisées, les limites du système d'action, les cadres de
référence utilisés, La perception des contraintes et le nombre des
acteurs impliques varient de façon importante tout au long du
processus d'innovation. La nature de I'innovation évolue en
fonction des transformations du système d'action qui lui-même
se transforme en fonction de l'entrée ou de Ia sortie de nouveaux
acteurs.
    C'est cette dynamique imprevisible dans sa combinatoire
particulière qui donne I'impression d'une forte contingence, et
qui pourtant se déroule dans un jeu déjà fortement structure par
les institutions et les appartenances sociales. Mais souvent Ia
recherche ne le découvre que plusieurs années plus tard. Les
éléments qui composent le jeu social sont structurels. La combi-
natoire concrete des résultats du jeu est contingente2.




     2. Ce paradoxe du contingent, plutôt visible a l'ëchelle micto-sociale des interactions,
et du structural, plutôt visible a l'échelle macro-sociate quand Ia recherche ne porte plus sur
les seules communautés villageoises comme en ethnologic, explique en grande partie
pourquoi nos enquétes de terrain s'organisent a partir d'un découpage de Ia              en
plusieurs échelles: macro-sociale, micro-sociale et niicro-individuelle. que cette dernière
échelle d'observation décrive des choix conscients ou Ic poids des modèles incorporés
inconsciemment. Bien évidetninent le nornbte d'échelles vane en fonction des avaiicées de
Ia recherche et des doinaines d'applicalion ou des disciplines Desjeux, 1996].
L'INNOVATION ENTRE ACTEUR. STRUCTURE ET SITUATION             43



LES ECHELLES D'OBSERVATION DE L'INNOVATION:
LES MECANISMES OBSERVES CHANGENT EN FONCTION
DES ECHELLES ET DES DECOUPAGES DE LA REALITE

    Un des modèles classiques de description de Ia diffusion des
innovations, depuis les années cinquante, est le <<modèle
épidémiologique >>. Ce modèle explicatif est plus psychologique
que sociologique. Ii est macroscopique en ce sens qu'il décrit
comment se répand une maladie ou une innovation, comme celle
du maIs hybride décrite par Henri Mendras dans La Fin des
paysans dans les années soixante. Mais le plus souvent ce modèle
ne prend pas en compte les interactions concretes entre les
acteurs, c'est-à-dire leurs normes, leurs rapports de pouvoir,
leurs contraintes et donc leur jeu stratégique. Les conditions
sociales de Ia mise en contact entre acteurs sont considérées
comme une boIte noire, ce qui est tout a fait legitime a cette
échefle, au profit de Ia recherche des régularités statistiques de Ia
diffusion. Celle-ci peut être comparee a un microbe qui se
transmet d'individu a individu, sans coritrainte, sans institution,
sans aspérité, sinon celle de Ia psychologie des motivations avec
les <<pionniers >>, les <<innovateurs >>, Ia   <<   majorité précoce>> et
les << retardataires
   Ces    comportements <<.innovateurs>> ou <<conservateurs>>
existent bien individu par individu mais aussi objet par objet. Ces
comportements peuvent varier en fonction des domaines
d'activité. Edgar Morin a montré pour Plozévet en 1967 que les
agriculteurs communistes pouvaient être progressistes en poli-
tique et conservateurs par rapport aux nouvelles technologies, au
contraire des catholiques, plutôt conservateurs politiquement et
progressistes vis-à-vis de Ia technologie.
   La plupart du temps, ces attitudes face aux innovations ne
sont pas ramenées a une appartenance sociale de classe, de sexe,
de génération ou de culture. Or, bien souvent, a l'échelle macro-
sociale, ii est possible d'observer que le comportement mdi-
viduel est Iui-même encastré dans une appartenance sociale ou
culturelle et des conditions matérielles qui facilitent ou non Ia
diffusion d'une innovation. USA Today du 11 octobre 1999
montrait que I'installation des cables a fibre optique a haut debit
44                 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION



aAtlanta, Denver et Seattle aux Etats-Unis avait laissé de côté,
de fait, les quartiers des minorités ethniques. Ces populations
sont aussi souvent parmi les plus pauvres.
    II rappelait aussi qu'il fallait 7 minutes et 33 secondes pour
charger les 3 heures et 14 minutes du film Titanic par le cable de
Ia télévision, 9 minutes et 14 secondes par le cable du téléphone
(DSL) contre 42 heures et 30 minutes avec un modem télépho-
nique ordinaire. Pour un imprimeur, situé dans un quartier
ethnique et qui veut charger et envoyer un livre avec des photos
couleur a un client, c'est un vrai handicap, un important désa-
vantage concurrentiel. II ne peut pas être un <<pionnier >, aussi
motive soit-il. A cette etape de Ia diffusion des lignes a haut
debit, I'adoption de l'innovation ne relève pas de la psychologie
individuelle mais de Ia force des groupes de pression pour obtenir
l'équipement souhaité ou des strategies d'investissement et de
retour sur investissement des firmes. Une fois les nouveaux
cables installés, ii est probable que l'approche par les attitudes
deviendra en partie pertinente.
     Malgré l'intérêt de cette échelle a certaines étapes du
processus d'innovation, nous travaillons peu a l'échelle macro-
sociale et ceci pour des raisons de coats: une analyse quanti-
tative, une méthode pertinente a cette échelle, demande un
budget plus important. C'est ce qui distingue une science dite
<<dure >>, c'est-à-dire avec un gros budget et du materiel, d'une
science dite <<molle >>, c'est-à-dire avec un petit budget. Une
enquête qualitative puis quantitative que nous avons menée en
1990 sur les manèges a bijoux Leclerc (Argonautes et Optum) est
pour nous une bonne référence du coüt du <<durcissement >>. II y
avait 500 000 francs pour Ia réalisation de quinze animations de
groupes a travers Ia France, sur Ia base de méthodes qualitatives,
suivies par un questionnaire quantitatif compose de questions
fermées pour 500 000 francs. Le coilt du <<dur>> en sciences
humaines peut donc étre estimé a un million de francs au
mininium! C'est pourquoi nous travaillons le plus souvent a
l'échelle micro-sociale, celle des interactions entre acteurs, dont
le coiIt est deux a trois fois moms élevé que celui d'une étude
quantitative. Cette remarque n'est là que pour relativiser Ie
L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION                           45



<<priapisme    épistémologique>> ambiant, comme dirait Bruno
Péquignot, et revaloriser les approches micro-sociales, qualita-
tives, ethnographiques et interactionnistes au sens large3.
    Pour ma part, j'essaye de prendre en compte trois dimensions
qui me paraissent pertinentes pour comprendre Ia diffusion d'une
innovation : le materiel, le social et le symbolique, en mettant
l'accent sur l'intérêt, comme dimension clé de Ia reconnaissance
de l'altérité, mais sans exclusive du sens. Notre travail sur les
objets électriques montre que le sens et l'intérêt étaient mobilisés
de facon variable par les acteurs en fonction des situations et de
Ia configuration du jeu social [1996].
    Je pense bien souvent qu'<< épistémologie sans logistique
n'est que mine de Ia sociologie>> ! C'est pourquoi j'ai ressenti
comme une bouffée d'oxygène Ic Iivre de Bruno Latour et de
Steve Woolgar sur La Vie de laboratoire, en 1989. II montrait
concrètement comment se construisaient des faits scientifiques
(et ii suffit de remplacer <<fait scientifique>> par                >>,

<<innovation>> ou <<ceuvre d'art>> pour retrouver le même type
d'approche), non a partir du ciel et des seuls concepts abstraits,
mais a partir des interactions sociales, des objets et des conditions
matérielles de la production scientifique. En cela, ce livre était
une continuation, avec d'autres moyens, notamment celui du
discours et des objets comme acteurs ou actants, de Ia sociologie
stratégique et des réseaux du CSO. (Centre de sociologie des
organisations).




     3. Michel Crozier [1963] est probablement run des tout premiers interactionnistes
français, au sens de relations concretes entre acteurs (par difference avec l'approche en
termes d'appartenance sociale) et de fonctionnement en réseau, et au sens étroit de stra-
tégique, de rationnel et de relations de pouvoir. En, ce sensje ne limite pas l'interaction
a sa dimension symbolique ou identitaire telle qu'on Ia retrouve chez Blumer [19691, chez
Goffman [1961]— c'est-à-dire chez Ia plupart des sociologues qui Se rattachent a I'Ccole
de Chicago, ou encore a une partie des sociologues de Ia fainille comme F. de Singly
[1996] — ou aux réseaux sociotechniques comme chez B. Latour et M. Callon, ou plus
généralement a Ia presentation des réseaux comme une nouvelle dimension de Ia vie
sociale, cc qui est plus diffus comme idCc Ct moms attribuable a un autcur spécitique (Ji
Sciences hu,naines, n° 104, avril 2000). Toutes ces approches relèvent pour moi de
l'approche micro-sociale. méme si Ia nature du micro vane entre elles.
46                   LA DiFFUSION DE L'INNOVATION



   Finalement, que nos recherches portent sur Ia diffusion d'une
innovation technique en organisation ou dans Ia société, sur Ia
consommation des biens et services ou sur Ia production des faits
scientifiques, je constate que nous les abordons avec Ia même
méthode, celle des itinéraires, qui s'inspire d'une approche plus
large, celle qui porte sur les processus de decision vus comme des
constructions collectives dans le temps. Cette approche génerale
se fonde sur un relativisme méthodologique, par difference avec
un relativisme des résultats, qui me paraIt lui plus discutable.

LE5 DYNAMIQUES DE L'INNOVATION TECHNIQUE:
UN ENCASTREMENT DANS DU SOCIAL ET DE L'IMAGINAIRE

     Le terme d'itinéraire me vient du fait quej'ai enseigné quinze
ans en école d'agriculture en Afrique, et en France a I'ESA
d'Angers, et que j'ai eu souvent a observer des itinéraires tech-
niques dans le domaine agricole: preparation des sols, semis,
traitement, arrosage, fumure, maturité, récolte, stockage, usage,
vente [Desjeux, Taponier, 1991]. L'itinéraire permet de rnieux
faire ressortir en quoi une decision ou Ia diffusion d'une inno-
vation est un processus dans le temps ; et, commeje I'ai annoncC
ci-dessus, comment elle relève d'un jeu social dont le nombre
d'acteurs et l'intensité de leur engagement dans le jeu varient en
fonction des étapes. Les objets, I'imaginaire ou I'espace mobilisé
varient aussi en fonction des étapes de l'itinéraire. C'est une
dynamique instable.
    L'innovation est un processus a Ia fois continu et discret.
L'objet de l'innovation se transforme Iui-même en fonction de
I'avancée du processus depuis, par exemple [Taponier, Desjeux,
1994], Ia programmation linéaire qui sert de base intellectuelle a
Ia construction des futurs logiciels d'aide a Ia decision en agri-
culture, puis la mise au point de logiciels expCrimentaux cons-
truits a quelques unites, jusqu'aux progiciels diffusables a une
large échelle auprès des conseillers agricoles et des agriculteurs.
Entre-temps, des acteurs se seront mobilisés (des ergonomes, des
commerciaux, des conseillers agricoles), de I'argent aura été
incorporé, la matérialité de I'objet aura été transformée, voire
 <déformée> du point de vue du chercheur; des institutions se
L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION     47



seront    engagées ou opposées au processus de diffusion. La
diffusion apparaIt donc comme un processus social complexe,
comme Ia résultante de l'agregation d'une série d'interactions
qui transforment une partie du contenu technique de l'inno-
vation.
   C'est un processus qui s'inscrit aussi implicitement dans un
jeu social de construction de Ia méfiance et de Ia confiance,
comme nous l'a montré une recherche sur la position occupde par
La Poste parmi les autres transporteurs et sur ses marges de
manrmvre pour innover en matière de service [Desjeux,
Taponier et a!., 19981. La reception d'un nouveau service postal
va dépendre des contraintes et des incertitudes qui pèsent sur
l'acheminement d'un colis, et donc sur Ia confiance qui est faite
ou non a priori a La Poste pour gérer tel on tel problème: Ia
rapidité, Ia chaIne du froid ou le bon acheminement a l'etranger.
La méfiance apparaIt comme Ia résultante d'une chaIne d'inci-
dents attribués a La Poste, que ceux-ci aient été ou non provoqués
par La Poste. Cela nous permet de rajouter une dimension histo-
rique au processus d'innovation a I'étape de Ia reception, etape
   cela est le moms habituel de Ie faire: celle-ci est fortement
liée a l'existence d'une série ou non de contentieux dans Ia
période qui precede l'innovation. Si le contentieux est fort, Ia
méfiance jouera ndgativement quelles que soient les qualités
techniques de Ia nouveauté.
   A cette échelle, I'observation fait donc apparaItre que la tech-
nique est fortement encastrée dans le social. La force de chan-
gement d'une technique n'a qu'une autonomie relative.
Finalement il semble qu'on observe plus d'inventioiis techniques
qui échouent que d'innovation techniques qui se diffusent, pour
reprendre Ia distinction faite par Norbert Alter entre invention et
innovation [2000]. Ceci s'explique autant, sinon plus, par le jeu
social que par Ia qualite intrinsèque de la technique. Cette relati-
visation du pouvoir de Ia technique ressort de I'approche par les
itinCraires. Cependant I'influence de la technique n'est pas
éliminée du fait du poids qu'eIIe peut prendre dans la perception
et les pratiques des acteurs au moment de son usage dans Ia vie
quotidienne. Si le nouveau service est difficile d'usage, corume
48                  LA DIFFUSION DL L'INNOVATION



un logiciel qui demande plusieursjours pour etre chargé; øü s'il
n'existe pas d'espace de rangement pour le nouvel objet, comme
une nouvelle sauce alimentaire dont l'ernballage est trop grand
pour entrer dans Ia porte du réfrigerateur oü elle est supposée
pouvoir se ranger; ou si Ia nouvelle technologie remet trop
forternent en cause le pouvoir d'un groupe social, toutes ces
nouvelles technologies ont peu de chance de se diffuser. Cela
montre que le poids de Ia technique, du social ou du symbolique
peut varier en fonction du déplacement et de la position de 1' inno-
vation tout au long de son itinéraire. Dans Ia réalité, tout est dans
tout et rdciproquernent ! Ce qui vane c'est le poids de chaque
élément en fonction de sa position a chaque étape de l'itinéraire
ou Ia capacité d'observer tel ou tel élément en fonction de
l'échelle d'observation choisie par le chercheur. C'est pourquoi
il n'est pas possible de dire que ce qu'on ne voit pas n'existe pas.
Ce qu'on ne voit pas est tout simplement hors échelle ou hors
découpage. Cette position est agnostique et par là relativiste
méthodologiquement quant aux débats intellectuels et a Ia ratio-
nalité des acteurs.
    Nous avons aussi appliqué Ia méthode aux itinéraires théra-
peutiques [Desjeux eta!., 1993] pour montrer que l'introduction
d'un nouveau médicament n'avait pas de logique sociale
autonome mais qu'il s'intégrait dans un dispositif de soins avec
plusieurs recours et donc plusieurs itinéraires thérapeutiques
possibles : l'automédication et Ia pharmacie, I'hôpital, le
médecin liberal ou      le   tradi-praticien. Aucun recours n'est
exclusifde l'autre. Si le nouveau médicament, ici le SRO (sel de
réhydratation par voie orale), propose par l'hôpital ou le médecin
liberal ne marche pas bien, ii sera toujours possible de consulter
le tradi-praticien plus tard.
  Nos enquétes sur Ia diffusion des nouveaux objets de Ia
communication confirment ce mécanisme important de Ia
diffusion. Une innovation ne supprime pas les autres objets tech-
niques. Elle s'inscrit dans un espace déjà structure socialement et
techniquement. Elle devient un nouveau recours parmi d'autres.
     Le courrier électronique par exemple s'inscrit dans un jeu
stratCgique de gestion de Ia distance et de Ia proximité sociales
L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION                      49



dans le couple, Ia famille, les amis ou les relations profession-
nelles. En fonction de I'objectif, ii sera choisi au detriment du
téléphone, de Ia lettre, du fax ou du face-a-face [Garabuau-Mous-
saoui, Desjeux, 2000].
    Cependant ii est possible de constater que le nombre de lettres
destinées aux particuliers est passé de 1,8 milliard a 800 millions
entre 1985 et 1995 du fait du développement du téléphone, hier,
et que cela va peut-être continuer avec 1,e développement de
l'écriture électronique, sür Internet ou par carte magnétique, pour
Ia Sécurité sociale, les banques ou les assurances, demain. Une
innovation peut donc se substituer a un autre objet, mais ce n'est
pas mécanique. Le plus souvent elle trouve une place parmi
d'autres, I'ancienne technique pouvant retrouver une nouvelle
vie sociale en développant un nouvel usage.
    Ceci explique en partie le développement d'un plus fort
imaginaire d'enchantement dans les périodes de forte créativité
technique, comme aujourd'hui avec le <<système Internet >>. Cet
enchantement peut être positif, sur le theme des lendemains qui
chantent et des utopies (les << tristes utopiques >>, comme le titrait
Liberation du 4 avril 2000 pour parler d'une exposition sur Ia
recherche des sociétés idéales en Occident, et leur danger, a Ia
bibliothèque François-Mitterrand), ou négatif, sur un mode
millénariste ou non [çf Weber, 1999]. Dans les deux cas ii y a
enchantement, c'est-à-dire fuite dans l'imaginaire, par l'opti-
misme ou par le pessimisme.
   Dans une enquête exploratoire menée sur les 0GM (orga-
nismes génétiquement modifies) en 1996 et 1997, nous avons
bien relevé ce double imaginaire oC les produits transgéniques
sont vus par des consommateurs soit <<au service de Ia vie>> et
donc du progrès, soit associés a << Ia guerre des étoiles >> et donc
a Ia destruction de l'humanité4. Mais surtout Ia crainte des 0GM
était associée a Ia question de leur traçabilite et de leur origine, et
notamment a l'aspect non contaminé de leur origine. C'est tout


     4. Nous avons         deux animations de groupe avec Luc Esprit de I'AGPM (Asso-
ciation gënerale des producteurs de maIs).
50                      LA DIFFUSION DE L'INNOVATION



l'imaginaire de Ia pureté oppose a celui de bãtard, d'esclave ou
d'étranger qui se profilait derriere les 0GM. L'inconnu c'est le
danger. C'est ce mécanisme anthropologique assez universe! qui
est a Ia base des purifications ethniques dans le monde5.
    Les processus                  s'inscrivent rarement dans des
imaginaires anodins. Les representations balancent le plus
souvent entre Ic dramatique et Ia parousie, et ceci que cc soit a
propos d'Internet, des 0GM, du chemin de fer ou des diligences
face au cheval : le train était censé détruire les liens conviviaux
qui s'étaient créés dans Ia diligence du bon vieux temps ; la dili-
gence, deux cents ans avant, devait                   les populations
qui jusque-la marchaient a pied ou allaient a cheval ! [Cf Shivel-
busch, 1977.1
    C'est pourquoi, sur Ic plan methodologique, en fonction des
problèmes pratiques de reconstruction des itinéraires de I'inno-
vation, nous distinguons Ic plus possible cc qui est de l'ordre des
pratiques, cc que font les acteurs, de cc qui relève des représen-
tations, de leurs perceptions, de leurs imaginaires ou de leurs
croyances, voire de leurs valeurs ou de leurs opinions. Les prati-
ques sont considérécs comme une cristallisation, une incorpo-
ration d'une série de decisions qui ont été prises antérieurement.
Elles sont des analyseurs de l'itinéraire. Les representations, et
notamment !'imaginaire ou Ic symbolique, ne sont considérées
que dans un second temps de I'analyse, comme un sous-systeme
d'explication avec une autonomie relative.
     En revanche, a cette dchelle micro-sociale,                      ii   est plus
complique de saisir cc qui structure une grande partie du champ
des innovations sociales, c'est-à-dire les grandes variables
d'appartenance sociale qui sont surtout visibles et demontrables
a !'éche!Ie macro-sociale, comme je l'ai évoqué ci-dessus. Nous
les prenons donc comme des coritextes.
     Nous pouvons saisir leur pertinence en choisissant de
travai!Ier, par exemp!e, sur plusieurs quartiers, des plus pauvres


     5. Voice, sous une forme moms dramatique, dans nos commissions de spëcialistes a
t'université ou au CNRS
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  • 2. LA COLLECTION << RECHERCHES >> A LA DEc0uvERTE Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales Depuis le debut des années quatre-vingt, on a assisté a un redé- considerable de la veclierche en sciences humaines et sociales Ia remise en cause des grands systèmes théoriques qui domi- naient jusqu'alors a conduit a un éclatement des recherches en de multiples chanips disciplinaires indépendants, mais cue a aussi permis d'ouvrir de nouveaux chantiers thCoriques. Aujourd'hui, ces travaux commenceni a porter leurs fruits : des paradignies novateurs s'élaborent, des liens inédits sont étahlis entre les disciplines, des débats passionnants se font jour. Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une large mesure peu visible, car il emprunte des voies dont Ic production Cdito- riale traditionnelle rend difficilenient compte. L'ambition de Ia collection << Recherches est precisernent d'accueillir les résultats de >> cette <recherche de pointe > en sciences humaines et sociales : grace a une selection Cditoriale rigoureuse (qui s'appuie notamment sur l'expC- rience acquise par les directeurs de collection de La DCcouverte), elle public des ouvrages de toutes disciplines, en privilCgiant les travaux trans- et multidisciplinaires. II s'agit principalement de Iivres collectifs resultant de programmes a long ternie, car cetle approche est incontes- tablenient Ia mieux a mëme de rendre compte de Ia recherche vivante. Mais on y trouve aussi des ouvrages d'auteurs (theses remaniées, essais thCoriques, traductions), pour se faire l'écho de certains travaux singu- hers. Les themes traitCs par les livres de Ia collection << Recherches sont >> résolument varies, empiriques aussi bien que thCoriques. Enfin, certains de ces titres sont publiCs dans Ic cadre d'accords particuliers avec des organismes de recherche c'est Ic cas notamment des series de l'Obser- vatoire sociologique du changernent social en Europe occidentale et du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS). L'Cditeur
  • 3. SOUS LA DIRECTION DE Norbert Alter Les logiques de l'innovation App roche pluridisciplinaire Editions La Découverte 9 bis, rue Abel-Hovelacque 75013 Paris 2002
  • 4. Remerciements Vaidrie Fleurette et Stephanie Pitoun ont bien voulu prendre en charge Ia multitude d'activitCs prograrnmées>> que suppose Ia rCalisation d'un ouvrage collectif. Elles ont dgalement organisC le sdminaire intitulC <Les logiques de l'innovation >>, a I'origine de cc travail. Je les en remercie sincèrement ainsi que l'IMRI (Institut pour Ic management de Ia recherche et de I'innovation), universitC Paris- Dauphine, pour Ic soutien actif apportd a Ia publication. Catalogue Electre-Bibliographie Les logiques de i'innovation : approche pluridisciplinaire I dir. Norbert Alter. — Paris : La Découverte, 2002. — (Recherches) ISBN 2-7071-3695-6 RAMEAU innovations : aspect éconoinique innovations aspect social : DEWEY 303.3 : Proccssus sociaux. Changements sociaux Public concerné : Niveau universitaire. Prolèssionnel, spécialiste Le logo qui figure sur Ia couverture de ce livre mérite une explication. Son objet est tl'alerter le lecteur sur Ia menace que represente pour l'avenir du livre, tout particuliè- rement dans le dontaine des sciences humaines et sociales, Ic développenient massif du photocopillage. Le Code de Ia propriélë intellectuelle du Icrjuillet 1992 interdit en effet expres- sénient, sous peine des sanctions pénales réprirnant Ia contrefacon, Ia photocopie a usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or cette pratique scsI généralisée dans les ëtablissements d'enseignement, provoquant une baisse brutale des achats de Iivres. au point que Ia possibilité méme pour les auteurs de créer des nouvelles et de les faire éditer correctement esi aujourd' hui menacée. Nous rappelons donc qu'en application des articles L 122-10 a L 122-12 du Code de Ia propriete intellectuelle, toute photocopie a usage collectif. iiitegrale on partielte, du present ouvrage est interdite sans autorisation du Centre francais d'exploitation do droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toule autre forme de repro- duction, intégrale ou partielle, est egaleinent interdite sans autorisation de I'éditeur. Si vous désirez &re tenu rCgulièreinent inforinC de nos parutions, II vous suffit d'envoyer vos nom et adresse aux Editions La DCcouverte, 9 bis. rue Abel-Hovelacque, '75013 Paris. 'bus secevrex gra temens noIre bulletin La © Editions La Découverte & Syros. Paris, 2002.
  • 5. S ommaire Avant-propos par Norbert Alter et Michel Poix 7 I. LA DWFUSION DE L'INNOVATION I. L'innovation un processus collectifambigu par Norbert Alter 15 2. L'innovation entre acteur, structure et situation par Dominique Desjeux 41 II. LE SENS DE L'INNOVATION 3. Innovation et contraintes de gestion par Pierre Romelaer 65 4. Sur 1' innovation par Danièle Linhart 105 III. CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR 5. Le role des scientifiques dans le processus d'innovation par Danièle Blondel 13 I 6. L'engagement des chercheurs vis-à-vis de I'industrie et du rnarchd: norines et pratiques de recherche dans les biotechnologies par Maurice Cassier 155 7. Rdseaux et capacite collective d'innovation: l'exemple du brainstorming et de sa discipline sociale par Emmanuel Lazega 183 IV. NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES 8. L'innovation en education et en formation : topiques et enjeux par Francoise Cros 213 9. Ce que I'Cconomie néglige ou ignore en niatière d'analyse de l'innovation par Dominique Foray 241
  • 6. Avant—propos Norbert Alter et Michel Poix L'élaboration des connaissances en matière d'innovation se situe actuellement au carrefour de plusleurs disciplines des sciences sociales et humaines. Un processus d'innovation s'inscrit toujours dans une logique economique. Mais son déve- loppement ne peut être compris sans l'analyse sociologique des acteurs qui portent ce processus. Et Ia nature de leurs actions depend largement de Ia nature des dispositifs de gestion mis en ceu vre. Les travaux présentés dans ce livre traitent donc Ia question de I'innovation de manière pluridisciplinaire, en s'appuyant sur les problematiques de I'anthropologie, de l'économie, de Ia gestion et de Ia sociologic. Chacun scion des objets, champs et perspec- tives théoriques divers et parfois divergents, ces travaux abordent finalement les cinq questions qui mobilisent toujours les recherches sur l'innovation. L'innovation est une activité en relation forte avec l'incertitude : les informations constitutives de l'élaboration d'un processus d'innovation ne sont pas totalement disponibles initia- lement. La decision et l'action en matière d'innovation posent donc clairement Ia question de Ia gestion de l'incertitude et du rapport au risque. A propos des questions concernant Ic finan- cement de l'innovation, comme a propos de l'investissement personnel des acteurs dans ces dispositifs, ces themes mettent en evidence toute une série de paradoxes (pourquoi un acteur s'engage-t-iI dans des situations a risque, alors qu'il dispose d'avantages substantiels dans une situation établie ?) ou de diffi- cuités de modélisation (comment expliquer Ic <<pan>> du banquier). C'est finalement a une question plus generale,
  • 7. 8 LA DIFFUSION DE L'JNNOVATION concernant Ia rationalité collective, du point de vue de l'écono- miste, du gestionnaire ou du sociologue, que nous convie cette premiere série de réflexions. L'innovation ne peut étre par ailleurs parfaitement programmée. Elle repose sur Ia créativité collective, laquelle s'inscrit dans des structures d'échanges définies selon les critères propres a l'économie ou a Ja sociologie. Les analyses présentees dans ce livre montrent ainsi que les capacites collectives d'iden- tification et d'intégration de phénomènes complexes, aléatoires ou non prévus représentent une contrainte et une ressource essen- tielles pour l'innovation. Elles indiquent également que l'inno- vation est soumise a des pratiques de gestion parfois créatives ou incrémentales, d'autres fois erratiques ou dogmatiques. Dans tous les cas, Ia question posée est alors celle des modalités d'apprentissage plus que celle de l'élaboration de procedures concues comme rationnelles ex ante; mais répondre a cette question amène également a constater I'existence de pheno- mènes inverses, ceux de I'<< amnésie organisationnelle >>. Les themes du conflit, de Ia deviance et de l'action collective représentent le troisième ensemble d'élérnents de cette réflexion sur l'innovation. La transformation des regles sociales, qu'elle concerne par exemple des dispositifs de gestion, les relations établies entre services de recherche et management des firmes ou les relations entre les firmes innovatrices et l'Etat, pose nécessai- rement la question de Ia négociation, de Ia regulation et de Ia transgression des regles. On ne peut en effet penser Ia transfor- mation des normes sans déboucher sur l'analyse de volontés et de cultures contradictoires. Cette question recoupe celle de l'éter- nelle rencontre entre les Anciens et les Modernes, mais les uns et les autres ne sont pas toujours ce que l'on croit. Et surtout, les acteurs eux-mêmes ne savent pas toujours qui et ce qui permet Ia dynamique de l'innovation. L'analyse de J'innovation est ainsi pensée en termes de processus systémiques et non de changements mécaniques. Elle intègre egalement Ia question des nouveaux acteurs et de leur emergence: une nouvelle technologie ne devient efficace et effective qu'à partir du moment oü des acteurs en tirent un moyen
  • 8. 9 d'accès a I'identité ou a l'influence. L'analyse de Ia distance critique par rapport aux conventions établies représente ainsi I'un des éléments centraux de La comprthension des processus d'innovation cette distance représente le moyen de < réfléchir>> les pratiques et de renouveler les normes. Mais les conventions établies résistent aux processus d'innovation et peuvent se trouver dans un << monde a part >> qui ne règle finalement que peu les processus décrits, lesquels disposent de regulations mal connues, voire clandestines. Enfin, si l'innovation vise a améliorer les performances des individus, des organisations et des firmes, Ia nature des perfor- mances obtenues est souvent ambigue et parfois paradoxale. L'évaluation des performances engendrées par I'innovation, et Ia construction du cadre d'dvaluation de ces performances sont ainsi des questions essentielles mais les conflits d'objectifs, Ia polysémie des outils de mesure ou l'évanescence des politiques caractérisent largement Ia scene d'ensemble. Plus encore, l'inno- vation ne peut être considérée comme un but en soi. Ces travaux mettent ainsi au centre de leurs investigations Ia question des processus >>, que ceux-ci habitent les firmes ou les relations entre firmes et marché. L'accent est mis sur les éléments favorisant l'dmergence et Ia diffusion de Ia nouveauté, mais egalement sur son appropriation ou son rejet, par les acteurs, opérateurs ou consommateurs. L'innovation est analysée comme un facteur d'accélération de La dynamique des firmes, cette accé- lération produisant des capacités d'adaptation et d'anticipation, mais elles engendrent également des conflits de temporalité, entre programmes, acteurs et institutions. Du point de vue de Ia regulation sociale, 1' innovation représente ainsi une ressource considerable, celle de Ia créativité, et un risque, tout aussi important, celui de Ia destruction des formes de Ia vie collective antérieurement établie. Les questions posées mettent l'accent sur I'existence du mouvement. Ce dernier prend (a forme d'un déplacement permanent de Ia valeur ajoutée au sein des mécanismes de production. II repose sur l'apparition répétée de paradigmes inédits et de formes de rationalités différentes. L'dmergence
  • 9. 10 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION d'une economic fondée sur l'innovation ne peut, des lors, se résumer a l'émergence d'un nouveau mode global de regulation s'appuyant sur des structures, des politiques, des cultures et des representations cohésives et durables. Au contraire, les acteurs et les observateurs se demandent constamment comment contrôler ce type de processus. La plupart des textes rassemblés dans ce livre ont été presentes originellement dans le séminaire logiques de l'innovation. Theories et pratiques organisé par l'IMRI (Institut pour le management de Ia recherche et de I'innovation) entre avril 1997 et mai 1999. Ils ont tous été débattus publiquernent par des représentants de différentes disciplines académiques et par des praticiens.de l'innovation (responsables d'entreprises, experts de Ia R & D ou du financement d'opérations de ce type, reprdsentants d'institu- tions engagées dans des activités d'innovation). La participation des acteurs de l'innovation au dCbat sur I'innovation represente en effet le souci fondateur de cc livre. Les perspectives présentées dans ces pages s'appuient ainsi largement sur les analyses réalisées par les milieux profes- sionnels. On leur doit par exemple de souligner Ic role majeur joué par les processus d'apprentissage, de capitalisation des connaissances et des modalités d'échange entre partenaires d'un méme dispositif de travail. De mOme, us questionnent I'dmer- gence de structures de production post-tayloriennes a propos d'organisations dans lesquelles Ic mouvement a succédé a Ia stabilitd. Ou encore, us interpellent directement Ia capacite de management des firmes et des institutions a propos de Ia coopé- ration. L'ensemble de ces réflexions amène a comprendre les diffé- rentes dimensions que revêt I'innovation. Cet ensemble fait également apparaItre de véritables convergences analytiques interdisciplinaires, même si ces convergences ne sont pas toujours explicites. Mais surtout, cc livre met en evidence qu'en matière d'innovation, cc sont bien souvent les pratiques qui devancent les theories, lesquelles ont donc, plus encore dans cc domaine qu'ailleurs, a se rapprocher des pratiques.
  • 10. II Chacun des textes reprend une partie des grandes lignes problématiques qui viennent d'être rappelées. Pour cette raison, ii a été difficile de les classer. Une presentation articulée autour de quatre themes abordés successivement a finalement été retenue. Le premier consiste a définir I'innovation comme un processus de diffusion de nouveautés, ce qui a finalement peu de chose a voir avec l'idée habituellement associée au terme de changement (textes de Norbert Alter et de Dominique Desjeux). Le second theme aborde Ia question des contraintes et des effets des politiques d'innovation, lesquelles amènent toujours, d'une manière ou d'une autre, a s'interroger sur le << sens des activités >> collectives (textes de Danièle Linhart et de Pierre Romelaer). Le troisième theme concerne plus directement le <<métier>> d'inno- vateur, et plus particulièrement les dispositifs et actions mis en euvre pour créer Ia nouveauté puis I'inscrire dans les pratiques (textes de Danièle Blondel, Maurice Cassier et Emmanuel Lazega). Le quatrième theme représente un retour théorique sur Ia formulation même des questions de l'innovation et amène a ouvrir des perspectives de recherche en économie et en sciences de I'éducation (textes de Françoise Cros et de Dominique Foray).
  • 11. I La diffusion de l'innovation
  • 12. 1 L'innovation: un processus collectif ambigu Norbert Alter L'innovation est une activité collective. Elle repose sur Ia mobilisation d'acteurs aux rationalités variées, souvent antago- niques. Et l'analyse des processus d'innovation, a I'intérieur des entreprises, montre que ce type de situation est devenu banal, commun: ii structure le contenu du travail, les relations et cultures professionnelles, tout autant que les contraintes de production. Cette perspective amène a revenir sur la problématique de l'innovation: analyser un changement suppose de comparer deux états, avant et apres Ia modification observée, alors qu'analyser une innovation amène a raconter une histoire, celle qui conduit — on ne conduit pas — de l'état A a l'dtat B. Mais raconter une histoire de ce type suppose d'affecter a Ia durée un statut central dans l'analyse et de s'intéresser a des processus plus qu'à des situations, a des trajectoires plus qu'à des systèmes, et autant au hasard qu'à Ia causalité. L'innovation organisationnelle est par ailleurs spécifique: elle se déroule dans un univers hierarchique. Elle ne peut donc totalement être confondue avec l'innovation de produit, qui se diffuse sur un marché, au moms parce qu'il existe, a l'intérieur des entreprises, une profonde ambiguItd: celle du sort réservé aux actions des innovateurs du quotidien, les opérateurs.
  • 13. 16 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION INVENTiON ET INNOVATION Concevoir un univers social selon le principe de Ia diffusion des idées et des pratiques plus que selon le principe des structures et des grands determinants n'est pas une découverte. Tarde, ii y a plus d'un siècle, expliquait que les sociétés se dévetoppaient selon le principe de l'<< imitation >>. Cette idée, reprise ultèrieu- rement par les anthropologues diffusionnistes, privi légie I'analyse de Ia circulation des idées et pratiques nouvelles. L'imitation, selon Tarde, représente l'intégration dans les pratiques sociales d'inventions initialenient isolées, indivi- duelles. C'est leur diffusion qui produit Ia société: faut partir de là, c'est-à-dire d'initiatives rénovatrices, qui, apportant au monde a Ia fois des besoins nouveaux et de nouvelles satisfactions, s'y propagent ensuite ou tendent a s'y propager par imitation forcée ou spontanee, elective ou incons- ciente, plus ou moms rapidement, mais d'un pas regulier, a Ia facon d'une onde lumineuse ou d'une famille de termites>> [1890, I979, p. 3]. La diffusion des inventions amène airisi a dCfinir Ia structure sociale, apparente a un moment donné, comme le résultat d'actions qui ne sont pas dCterrninées par un étatdu monde: <<Toute invention qui éclôt est un possible réalisé entre mille, parmi les possibles différents>> [ibid., p. 49]. La sociologie de Tarde amène ainsi a bien comprendre deux éléments des de toute réflexion portant sur I'innovatiou. Le premier suppose de distinguer l'invention, qui n'est <<qu' >> une creation, de l'innovation, qui consiste a donner sens et effectivité a cette creation. Le second consiste a considérer que l'usage fina- lement tire d'une nouveauté n'est ni prévisible ni prescriptible: 11 est Ia réalisation d'un <<possible >>. L'innovation n'a donc que peu de chose a voir avec l'invention. Celle-ci représente une nouvelle donne, Ia creation d'une nouveauté technique ou orga- nisationnelle, concernant des biens, des services ou des dispo- sitifs, alors que l'innovation represente l'ensemble du processus social et économique amenant I'invention a être finalement utilisée, ou pas.
  • 14. L'INNOvATION: UN PROCESSUS AMBIGU 17 Les travaux menés par les historiens permettent de distinguer parfaitement ces deux notions, et plus particulièrement le fait qu'il n'existe pas de relation déterminée entre une découverte et son usage. White [1962], par exemple, montre que le moulin a eau qui commence a être utilisé des le debut du Moyen Age n'est largement diffuse que sept siècles plus tard. Bloch [1935] met en evidence un phénomène comparable a propos de Ia charrue a roues. Pourtant, ces deux inventions sont profitables au plus grand nombre : elles permettent d'augmenter le rendement de Ia terre et Ia productivité du travail. Elles représentent donc, poten- tiellement, l'occasion de mieux se nourrir et de mieux se vêtir, de consacrer plus de temps aux loisirs, a l'hygiene ou aux activités cultuelles. La très grande lenteur du developpement de ces inven- tions s'explique par des raisons sociologiques et économiques. L'achat de l'une et I'autre de ces techniques suppose de réunir des capitaux importants; leur usage nécessite de disposer de proprietés foncières élargies; leur exploitation amène a répartir les résultats de I'exploitation selon des procedures collectives encore ma! connues ; et leur banalisation est conditionnelle ii faut que Ies seigneurs acceptent de voir toute une partie de leurs serfs s'adonner a des tâches nouvelles. En d'autres ternhes, le passage de l'invention a l'innovation repose sur une transfor- mation simultanée des relations économiques, sociales et symbo- liques du terrain d'accueil. Et cette transformation est infiniment plus tente que celle des potentialités offertes par le moulin a eau et Ia charrue a roues. Dans des circonstances beaucoup plus contemporai nes, comme le développement des nouvelles technologies d'infor- mation, Ia modernisation des entreprises, Ia mise en de politiques de décentralisation, les progrès de l'agriculture trans- génique ou ceux de Ia contraception, le même type de problème peut être observe : il n'existe jamais de relation mécanique entre l'existence d'une potentialité et son usage par les hommes. L'ensemble des recherches montre ainsi que les facteurs inter- venant dans Ia diffusion d'une nouveauté sont varies. A Ia fois juridiques, symboliques, stratégiques, économiques et culturels,
  • 15. 18 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION leur nombre et leur interddpendance ne permettent pas de prévoir l'issue d'une nouveauté. La concurrence des rationalités inter- vient ainsi négativement ou positivement dans Ia diffusion d'une nouveautd. Enfin, beaucoup de nouveautés ne se développent que pour une minorité de la population ; Ia diffusion peut ainsi être très rapide mais ne concerner qu'une fraction de Ia population [Edmonson, 1961]. Ou encore, le prix a payer pour adopter une innovation peut ralentir sa diffusion et Ic revenu qui en est attendu accélérer au contraire sa diffusion [Griliches, 1957]. L'analyse de Ia diffusion d'une invention est donc, tout autant, une analyse de sa non-diffusion. LA BANAL1TE DES ACTES INNOVATEURS L'analyse d'un processus d'innovation ne procède cependant pas exactement par imitation. EUe procède plutôt par accumu- lation d'innovations intermédiaires. Cette idde est bien connue. Ce qui permet a une invention de se développer, de se transformer en innovation, c'est Ia possi- bilité de Ia rdinventer, de lui trouver un sens adapté aux circons- tances specifiques d'une action, d'une culture ou d'une économie. Les anthropologues diffusionnistes out ainsi mis en evidence que les pratiques sociales nouvelles, qu'elles concernent des cultes, des légendes, l'usage d'outils ou de savoirs agricoles, sont intégrées et transformées en même temps par les populations qui y accèdent. La diffusion d'une nouveauté ne procède ainsi jamais purement par imitation [Boas, 1949]. Dans tous les cas, ce qui est adopté n'est pas a proprement parler une pratique ou un élément culturel précis, mais, bien plus, le principe qui les fonde. Par exemple, dans les territoires du Grand Nord canadien, on a appris a atteler les rennes en observant I'attelage des chevaux. Graebner [1911] et ses collegues ont même mis au point une méthode de recherche fondée sur I'analyse des << traces laissées >> par Ia diffusion des nouveautés. Ils mettent en evidence I'exis- tence d'aires de pratiques sociales dont l'origine est commune (réalisée a partir du même centre) et se traduit par des modalités
  • 16. L'INNOvATION UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 19 de vie collective, des croyances et des pratiques économiques comparables. Il s' agit par exemple du complexe totemique >> en << Australie, qui se caractérise par un habitat, des armes, des rites funéraires et une mythologie astrale. Mais les populations n'incorporent que rarement les traits d'une pratique sociale ou d'une croyance dans leur totalité. Elles opèrent bien plus largement une selection d'éléments dans un ensemble, ainsi qu'une deformation ou une adaptation aux pratiques locales. Ce type de perspective vaut tout autant dans les analyses contemporaines portant sur Ia diffusion des sciences et de Ia recherche et développement [Akrich eta!. 1988], que dans celles portant sur les techniques [Desjeux et Taponier, 1991], ou les organisations [Alter, 1990]. Dans cette dernière perspective, les decisions de prises par les directions des entreprises pour transformer Ic fonctionnement des structures de travail doivent être comprises comme des inventions et non des innovations. Pour prendre pied dans Ic tissu social d'accueil, et pour être fina- lernent utilisées de manière effective, elles doivent faire l'objet d'une appropriation par les utilisateurs, laquelle ne peut aucu- nement être décrétée. Mais cette phase d' appropriation suppose une certaine durée, qui est celle du passage de I'invention a l'innovation. Elle se traduit par un certain nombre de découvertes intermédiaires réinvesties dans l'usage de Ia nouveauté. C'est cc qui rend l'activité d'innovation, a l'intérieur des entreprises, d'une grande banalité. Smith en avait eu l'intuition fondatrice: grande partie des machines employees dans ces manu- factures, le travail est le plus subdivisé, ont été originellement inventées par de simples ouvriers qui, naturellement, appli- quaient toutes leurs pensées a trouver les moyens les plus courts et les plus aisés de remplir la tâche particulière qui faisait leur seule occupation>> [1776, 1991, p. 77]. Cette banalité de I'acte d'innovation peut être aujourd'hui observée dans deux perspectives. Tout d'abord, ces actions sont frequentes, parce qu'elles se reproduisent a l'occasion des innombrables modifications qui concernent autant les techniques de production, les outils de gestion informatisés, les méthodes
  • 17. 20 LA DIFFUSION DE LINNOVATION d'évaluation du travail, les modalités de coordination entre acti- vitds, les activités de contrôle ou Ia definition de procedures. Sur ces différents plans et sur d'autres encore, les processus qui viennent d'être décrits se reproduisent, plus ou moms fidèlement, mais toujours dans cette situation de mouvement et d'incertitude qui caractérise Ia trajectoire d'une innovation. Ces situations sont également banales parce qu'elles concernent un grand nombre d'opérateurs. Et elles sollicitent directement leur activité d'inno- vateurs. L'idée géneralement admise est que les innovateurs sont des dirigeants ou des experts qui décident de Ia bonne manière de définir puis de diffuser I'innovation. Rien de tout cela ne se vdrifie dans les faits: l'innovation est le résultat d'une constel- lation d'actions ordinaires. Ces formes de développement d'une invention, observables également a propos du développement des activitCs commer- dales dans le secteur public, de l'utilisation des sciences humaines dans Ia gestion des entreprises, de l'émergence de formes de management >>, de la gestion par projet, du ddveloppement de Ia polyvalence ou de Ia mise en place de pratiques industrielles de type < juste a temps >>, font apparaItre des éléments suffisamment récurrents pour qu'il soit possible d'identifier les principaux éléments d'un processus d'innovation. CROYANCES, PROCESSUS CREATEURS ET INVENTIONS DOGMATIQUES Au depart, une invention n'est donc rien d'autre qu'une croyance en Ia réalisation de bienfaits par telle ou telle nouveauté rien ne permet de prddire efficacement le succès, les formes d'utilisation, les types de résistance ou Ia nature du processus de diffusion. Si ces croyances initiales permettent l'emergence d'un usage collectivement défini, il s'agit de créateurs >. Si, au contraire, les croyances, appuyées sur le pouvoir hiérarchique imposent des usages, il s'agit d'<< inventions dogmatiques >>. Selon Ia distinction opérée par Boudon [1990], les croyances peuvent être .conçues selon deux registres distincts. Elles sont
  • 18. L'INNovATION : UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 21 parfois des causes: j'investis en nouvelles technologies, en formation ou en recherche parce que je crois que c'est ndcessaire. Elles sont d'autres fois des << raisons>> : croire en les vertus de tel ou tel dispositif technologique ou règle de gestion me permet de les acquérir et donc de parvenir a mes fins, j'ai donc de bonnes raisons de croire en leurs vertus. Par exemple, les business plans, qui consistent a établir des previsions pour un investissement destine a innover, amènent les acteurs a agir en Ia matière comme s'ils connaissaient assez bien a l'avance le résultat de leurs opéra- tions. Les acteurs se prêtent généralement assez bien a ce type de démarche même s'ils ne <<croient>> personnellement pas en son efficacité, car Ia réalisation de ce plan est le seul moyen d'obtenir les investissements qu'ils sollicitent. ça n'est donc que par l'expérience, par Ia pratique que ces croyances initiales petivent être ddpassées et laisser place a l'innovation. Plus exactement, c'est Ia pratique qui donne sens a une invention, en Ia trans- formant en innovation. Le développement de Ia micro-informatique est un exemple de processus créateur [Alter, 1985]. La technologie est mise en ceuvre, au debut des années quatre-vingt, sans programme d'ensemble coherent, sans politique scientifiquement élaborée, un peu <<pour voir >>, et un peu pour <<faire comme les autres >>. Pendant deux ou trois années, les ordinateurs sont utilisés mais ne mobilisent jamais largement l'activité des personnes qui les possèdent. ca n'est qu'après cette période de latence, qui repré- sente de fait Ia durée nécessaire pour parvenir a imaginer des usages, que 1' invention technologique commence a se transformer en innovation technique, organisationnelle et sociale. Des cadres et des secrétaires qualifiées commencent a élaborer et a diffuser des usages qui n'ont pas été pensds par les organisateurs. II s'agit par exemple de banques de données concernant les specifications de produits ou de clients, de possibilités de transferts de fichiers, de réalisation d'activités en réseau ou de traitements statistiques locaux. Ces exemples matérialisent l'appropriation de Ia tech- nique, c'est-à-dire I'action qui consiste a Iui donner sens et effi- cacité. Mais ce type d'action bute sur l'ordre établi en matière de diffusion et de production de 1' information. Par exemple, Ia réali-
  • 19. 22 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION sation d'activités entre pairs, en amène a <court- les hierarchies intermédiaires; Ia réalisation de statis- tiques au plan local amène les opérateurs a prendre leurs distances par rapport a l'informatique centrale. Bien évidemment, les repré- sentants de Ia hidrarchie intermédiaire et de l'informatique centrale défendent les regles établies, se dCfendent de l'innovation. Après quelques années de fonctionnement selon ce registre, les directions des entreprises interviennent alors dans ces domaines elles auto- risent certaines pratiques nouvelles, en interdisent d'autres, obligent les services qui ne étaient pas mis>> a suivre le chemin ainsi balisd. De fait cues institutionnalisent I'innovation: elles arrêtent le processus a un moment donné pour le cristalliser sous forme reglementaire et pour redéfTinir le cadre de Ia sociabilité professionnelle. Les directions, lorsqu'elles acceptent que I'inno- vation prenne pied, Se démeuent ainsi d'une partie de leurs prCro- gatives en matière de contrôle, au profit d'un renforcement de leur capacité d'évaluation et de decision expost. Un processus créateur s'appuie ainsi sur cinq dimensions, intrinsèquement liées: — une transformation du contenu de la decision initiale; I'emergence d'innovateurs du quotidien, qui donnent sens et utilité a l'invention; — une capacite, de leur part, a critiquer I'ordre établi et a Ic modifier; — un investissement en créativité; — une capacité a tirer parti de ces comportements de Ia part des directions, et donc une capacité a remettre en cause les decisions initiales. A l'inverse de ce type de processus, les inventions dogma- tiques demeurent figées sur les croyances initiales. Les mesures de reclassification des personnels des entreprises publiques, dans les années quatre-vingt-dix [Alter, 2000], sont un exemple de cette démarche. Les critères de classification des emplois, les méthodes d'dvaluation des operateurs ainsi que le calendrier de développement de cette nouvelle politique sont mis en euvre de manière rigoureuse, selon des ressources et des objectifs parfai- tement définis. Les experts en Ia matière laissent peu de place et
  • 20. L'INNOVATION UN PROCESSUS AMBIGU 23 de temps aux salaries pour discuter de ces différents aspects. La durée de l'jnnovation s'arrête en fait au moment même oii l'invention est mise en : elle se diffuse de man ière autori- taire, sans aucunement être réinventée, appropriée locatement. Le phénomène d'institutionnalisation décrit dans le cas précédent est ici totalement absent: I'institution n'apprend rien puisqu'eIle ne laisse pas Ia main aux << utilisateurs>> ; Ia durée du phénomène de diffusion ne correspond ici qu'au temps néces- saire a La mise en de Ia nouveauté. Mais rien ne s'y rein- vente, ii ne s'agit done pas d'un processus d'innovation. L'avantage de ce type de situation, pour ceux qui Ia promeuvent, est que I'affaire est politiquement assez simple: verrouillant du debut a Ia fin l'ensemble du dispositif, die n'est pas confrontée aux pratiques d'innovateurs critiques, pas plus qu'elle ne se trouve amenée a remettre en question ses croyances initiales. Du même coup, Ia situation correspond a Ia misc en place d'un dogme, d'une croyance imposed de manière autoritaire. Par ailleurs, l'invention demeure a l'état d'invention: dIe ne se transforme pas en innovation pour les raisons suivantes: — La nature de la decision initiate, concernant les procedures a mettre en les niveaux et nature de classification, et les principales formes du projet ne se transforment pas: il n'existe pas d' institutionnalisation des pratiques développées par Ia base car celles-ci sont encadrées par un appareil de gestion vigilant, attentif a toute pratique troublant le déroulement d'un chan- gement concu comme parfait des Ic depart. Les pratiques locales, clandestines, sont au contraire considCrées comme des formes de résistance ou d'incompréhension a l'égard du projet. Dans cc cadre, il n'existe qu'une faible tolerance de La part du mana- gement. Aucun utilisateur ne se transforme, de cc fait, en info- vateur, Ic risque encouru étant a Ia fois celui de <<faire et a Ia fois ceiui de ne rien tirer de cc type de comportement puisque l'organisation n'<< apprend pas >>. — Le conflit avec i'ordre établi n'est pas pris en charge par les innovateurs mais par les décideurs. Autrement dit, les dirigeants bousculent les conventions établies antCrieurement pour faire avancer leurs projets mais its agissent sous forme de < décret>>:
  • 21. 24 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION us décrètent d'imposer Ia nouveauté qu'ils ont élaborée a l'ensemble du corps social. Mais, bien évidemment, ils ne décrètent pas une << innovation >> puisque leur idée n'est ni trans- formée par les pratiques des utilisateurs, ni amendée par eux- mêmes, après analyse de ces experiences. — En revanche, imposer des usages amène a produire des comportements conformistes, a faire tenir aux individus des roles en lesquels its croient finalernent assez peu, ou en tout cas des rOles qu' i Is n ' investissent jamais activement. Ces comportements permettent bien a Ia nouveauté d'habiter le corps social, de prendre effectivement pied dans les pratiques, de regler autrement les comportements organisationnels. Mais ces comportements ne donnent pas pour autant une signification bien claire de l'utilité des nouvelles procedures; au contraire, us arnènent les acteurs a s'y investir un peu comme dans une comCdie dans laquelle its se sentent, en tant que personnes, parfaitement étrangers. — Le résultat de ce processus est que les croyances demeurent en leur état initial, faute de pouvoir être critiquées, et finalement rapprochees du reel. Associées au pouvoir d'irnposer des pratiques, elles deviennent des dogmes, des croyances formulées sous forme de doctrine et considérées comme des vérités fonda- mentales et incontestables. Dans ces situations, les decisions ont toutes les chances de passer largement a côté de I'efficacité recherchée, comme le sont les pratiques du même type que Doise et Moscovici [1984] rappellent a propos des grands échecs militaires des Etats-Unis. Souvent, ces échecs sont lies a des decisions qul disposent des trois caractéristiques suivantes: une croyance indiscutée en Ia morale inhérente au groupe (même s'iI est amené a faire souffrir d'autres groupes, c'est au nom de Ia morale) ; l'interdiction de Ia dissidence a I'intérieur du groupe et Ia recherche constante de Ia loyaute des membres; I'illusion partagée de l'unanimité car les éventuels membres critiques s'autocensurent. Ces deux situations mettent finalement en evidence qu'un processus d'innovation a peu de chose de chose a voir avec Ia conduite du changement >>, concu des le depart comme << boa>> et équipé en consequence.
  • 22. L'INNOVATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 25 LES ETAPES D'UN PROCESSUS L' innovation représente un processus, et non pas un <effet>> direct et immédiat d'une nouvelle donne sur le tissu économique etsocial d'un milieu donné. Plus encore, ce processus n'a nen de linéaire. Schumpeter a identifié un processus en trois étapes [1912]. Dans un premier temps, des individus << marginaux par rapport >> aux logiques du circuit économique classique élaborent des combinaisons a risque; dans un deuxième temps, Iorsque ces pratiques représentent des possibilités de profit évidentes, des <<essaims d'imitateurs>> reproduisent et amdnagent les innova- tions, créent des << grappes d'innovations secondaires ; dans un >> troisième temps, de nouvelles regles du jeu économique stahl- lisent l'innovation et réduisent Ia poussée innovatrice. A propos du développement d'inventions aussi diverses que les achats alimentaires, vestimentaires et culturels [Katz et Lazarsfeld, 1955], un nouveau médicament [Coleman eta!., 1966], Ia stéréo- photographie [Becker, 1982], un type d'aquaculture [Callon, 1986] ou Ia micro-informatique [Alter, 1985]; les sociologues retrouvent toujours des étapes caractérisant le déroulement du processus observe. Ce processus a souvent été formalisé dans Ia célèbre courbe logistique en peu d'usages au depart avec seulement quelques pionniers ; beaucoup d'usages ensuite, avec les imita- teurs, et de nouveau peu d'usages a Ia fin, ou parce que le marché est saturé, ou parce qu'il touche les << réfractaires >. Cette courbe a largement été critiquée. Notamment parce qu'elle fait l'hypo- these que la population des utilisateurs est parfaitement homogene et strictement définie numériquement [Sorokin, 1937 ; Boudon et Bourricaud, 1982]. Elle oublie également que toute invention ne se traduit pas par un processus d'innovation: elle peut parfaitement demeurer enkystée dans le tissu social. Mais cette courbe, observée dans une perspective non strictement statistique, représente le grand avantage de mettre en evidence qu'un processus d'innovation suppose, a un moment donné (lorsque les imitateurs s'engagent dans le processus), une
  • 23. 26 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION inversion des normes sociales: ce qui était concu initialernent comme marginal, voire deviant, devient alors une nouvelle norme sociale et économique. Que ce soit donc dans le domaine de l'organisation ou dans celui de I'usage d'un produit par des consommateurs, I'aboutis- sement d'un processus d'innovation correspond ainsi toujours, d'une manière ou d'une autre, a Ia production d'un nouveau cadre normatif. RAPPORT A L'ORDRE ET INVERSION DES NORMES Ce phénomène est certainement l'un des plus passionnants de Ia sociologie de l'innovation, car ii amène a réfléchir a Ia facon dont des comportements I ndi viduels minoritaires transforment des conduites collectives et construisent progressivement des normes. L'idée est relativement évidente et I'analyse des phénornènes de mode [Hurlock, 1929] l'illustre parfaitement: Ia tenue vesti- mentaire est bien le résultat d'un choix individuel; mais cette tenue correspond généralement a une norme en Ia matière ; c'est J'addition de ces choix individuels qul produit Ia norme ; mais, a un moment du processus de diffusion de Ia mode, une niinorité a construit Ia norme. L'étude du choix des prCnoms au XXe siècle en France analyse explicitement des phénomènes de ce type [Besnard, 1979]. Elle met egalement en evidence le caractère cyclique des modes. Le choix de nouveaux prénoms est fait par les categories sociales supérieures ; elles renouvellent ces choix pour se distinguer des autres categories sociales, qui les imitent. La mode correspond ainsi a des cycles de diffusion d'une nouveauté, traduisant une tension entre Ia volonté d'imitation des uns et Ia recherche de distinction des autres [Simmel, 1904]. Dans tous les cas, l'innovation suppose bien une inversion des normes. Cette inversion suppose qu'à un moment donné les porteurs de l'innovation aient gain de cause par rapport aux tenants de l'ordre établi. Et ce que montre l'ensemble des recherches est que les porteurs de l'innovation ne negocient pas
  • 24. I L'INNovATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 27 leur projet, qu'ils pratiquent bien plus largement le fait accompli ou Ia deviance. L'économie de l'entreprise, au même titre que les systemes d'information ou que les canons de Ia musique, obéit plus a cette pression transgressive qu'au ddroulement rationnel de change- ments programmes. Pourquoi? Pour deux raisons finalement assez simples. La premiere tient au fait que I'on ne peut jamais anticiper parfaitement l'usage qui sera faiL d'une nouvelle ressource, quelle que soit sa nature. Ce qui lui donne sens et effi- cacité est bien plus Ia manière de s'en servir que les espérances que l'on peut avoir en Ia matière. EL cette faiblesse des anticipa- tions conduit a maintenir les regles, normes et coutumes en place, ainsi que les critères définissant le <<bien La seconde tient au fait que les innovateurs, tout en transgressant les regles ont toujours a I'esprit l'idée d'un <<autre bien >>. Becker [1963] montre par exemple fort bien que les premiers musiciens de jazz, les <<francs tireurs >>, ont le souci permanent de l'inscription de leurs dans I'institution musicale: us utilisent des modes de composition, définissent des durées, et tissent des relations leur permettant de faire de leur musique une musique finalement acceptable par les conventions. Toujours est-il que le développement de l'innovation procède selon Ia politique du fait accompli, et selon Ia logique de deviance. Pour cette raison, les innovateurs sont toujours, a un moment donné du processus, considérés comme des êtres atypiques. L'intuition des entrepreneurs schumpétériens choque ainsi Ia démarche des banquiers << rationnels >>, les premiers utili- sateurs de Ia micro-informatique bousculent les tenants de 1' informatique centrale, les premiers musiciens de jazz choquent les défenseurs de Ia musique conventionnelle, les <<dissidents assurent le développement de nouvelles pratiques agricoles en Afrique [Balandier, 1974], les dirigeants qui ne s'identifient pas a leur role modernisent les entreprises [Chandler, 1962], etc. On ne peut ainsi pas penser l'innovation sans penser les qualités spécifiques des innovateurs, ces personnes et ces groupes qui savent transformer les institutions en les trans- gressant. Leur influence est directement liée a leur capacité a
  • 25. 28 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION supporter Ia position de <<minorité active>> [Moscovici, 1976]. Un processus d'innovation suppose qu'une nhinorité parvienne a modifier l'ordre que respecte Ia majorité, alors que l'on admet généralement que ce sont les normes et representations de Ia majorité qui guident Ic comportement d'ensemble. II s'agit alors de comprendre ce qui permet a une minorité de convertir une majorité. Moscovici explique que Ia minorité doit être <<consistante >>, c'est-à-dire peu sensible au jugernent de Ia majoritE, et être prête a vivre Ic conulit pour faire valoir son point de vue ; die doit egalement trouver d'autres critères de validation de son point de vue que ceux qui sont habituellement utilisés par Ia majorité ; elle doit enfin disposer d'arguments suffisamment cohérents pour avoir << raison d'un point de vue cognitif. >> Cette capacité est généralement liée au fait que les innovateurs n'appartiennent pas a un seul univers culturel mais a plusieurs. C'est ainsi bien parce qu'ils sont au moms en partie <<etrangers>> [Simmel, 19081 a leur milieu d'appartenance ou [Merton, 1949] qu'ils disposent de cette ressource. Leur fonction consiste alors a être les passeurs, les relais, les portiers et, plus récemment, les marginaux-sécants [Jamous, 1969] ou les traduc- teurs [CalIon, 1986] entre deux univers. C'est l'action répetée de ces acteurs qui donne finalement sens a une invention, qui permet de Ia transformer en innovation. Du même coup, Ia transgression des règles n'est finalernent pas aussi scandaleuse que I'on pourrait initialement le supposer, puisqu'eIle représente une sorte d'anticipation sur le develop- pement des institutions. Mais ce développement n'est que potentiel, ii suppose que ces rnêmes institutions soient capables d'intégrer ou, en tout cas, de tenir compte de cette dimension creative et critique pour transformer leurs pratiques et leurs normes. DEVIANCE ET ORGANISATION Le problème, a l'intérieur des entreprises, est qu'il n'existe bien évidemment pas d'espace pour rCaliser ce type d'action. L'innovation se heurte au contraire a I'idée même d'organi- sation. Toute organisation, quelie que soit sa forme (bureaucra-
  • 26. L'INNOvATION: UN PROCESSUS COLLEcTIF AMBIGU 29 tique, matricielle, post-fordienne ou adhocratique), a en effet pour objectif de réduire les incertitudes du fonctionnement de ía structure en prevoyant le mieux possible I'influence des diffé- rentes variables de I'action sur le rdsultat final. A I'inverse, l'innovation se diffuse lorsque les conditions de planification, de standardisation et de coordination laissent suffisamrnent de jeu pour que des initiatives imprévues puissent être prises. Ainsi, plus un univers professionnel est organisé et moms les nouvelles pratiques disposent de place pour se diffuser, sauf a croire que Ia diffusion puisse être décrétée. Les entreprises se trouvent alors devant un paradoxe constant entre la nécessité de s'organiser, ce qui suppose de réduire les incertitudes du fonc- tionnement d'ensemble, et Ia nécessitd d'innover, ce qui suppose au contraire de disposer d'une capacité collective a tirer paili de ces incertitudes. La deviance, dans ce cadre, représente une dimension centrale de I'action entrepreneuriale, mais elle n'est pas pour autant, pas plus ici qu'ailleurs, conçue comme une ressource du système social. On <<fait plutôt avec >>, mais sans trop le dire. Becker [1963] définit le terme de deviance selon trois per- spectives. Tout d'abord, Ia deviance est une notion relative : dans un même ensemble social, les normes de comportement ne sont pas toujours identiques. Mais ça n'est pas pour autant que l'<< autre>> sera considéré comme deviant : on peut parfaitement accepter que son voisin n'ait pas les mêmes comportements en matière educative ou cultuelle. Pour le considérer comme deviant, II faut qu'il soit sanctionné, ou au moms qu'il encoure le risque de sanction : par exemple, ii peut battre ses enfants et/ou appartenir a une secte. Mais La sanction est elle-même relative a l'espace et au temps dans lesquels se développe une pratique déviante: bien évidemment, dans certaines regions du monde, battre ses enfants peut être considéré comme une chose normale, au même titre que l'appartenance a une secte. La deviance est par ailleurs une <<carrière >>, un apprentissage identitaire qui amène progressivement un individu ou un groupe a se définir selon ce registre, malgré les sanctions qu'il encourt: appartenir a une secte est par exemple aussi <<structurant>> que d'y renoncer.
  • 27. 30 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION Mais surtout, explique Becker, Ia deviance ne se définit pas prin- cipalement par des actes, mais par les jugements portés a leur propos: tant qu'.un type d'acte n'est pas explicitement identifié au crime ou a toute autre forme de transgression des règles, ii ne peut être nomrné deviant >>. Ces trois dimensions peuvent être utilisées pour envisager le comportement des innovateurs dans les organisations [Alter, 2000]: — Beaucoup d'opCrateurs jouent sur I'application des regles, et pas seulement les innovateurs. Mais une bonne partie de ces comportements est considérCe comme <<normale>> (Ia norme se substitue en l'occurrence a la regle) parce qu'elle représente le moyen de travailler plus efficacement [Reynaud, 1989]. La sanction des activités déviantes est done bien relative a l'espace et au temps de son exercice. Mais cette relativitC n'est pas stable: les changements incessants des politiques d'entreprise, en matière de gestion et de contrôle, amènent des individus et des groupes, et plus largement des pratiques professionnelles tout entjères a se retrouver brutalement en situation déclarée de deviance, alors qu'elle ne I'était pas pendant une longue durée. Par exemple, un jour arrive oü on decide tout a coup de consi- dérer que le des lignes budgétaires ou les <<courts-circuits de Ia hiCrarchie doivent faire I'objet de sanc- tions, alors que ces pratiques étaient jusque-Ia considérées comme de judicieux amenagements des regles formelles. — Contrairement aux joueurs de jazz ou aux fumeurs de mari- juana dCcrits par Becker, Ia deviance en entreprise n'est pas a proprement parler une carrière II existe bien une découverte progressive des avantages de Ia deviance et Ia construction de > repères identitaires de ce type mais, Ia plupart du temps, les acteurs des organisations demeurent ambivalents par rapport a ce type de positionnement: us savent aussi respecter bon nombre d'autres regles, us savent egalenient arrêter de les transgresser, au moms par effet de lassitude, on y reviendra plus bas. (Cette ambivalence vaut peut-être tout autant pour les deviants décrits par Becker: leur <<carrière >>, en Ia matière, ne concerne certai- nement pas l'ensemble de leur rapport a là société.)
  • 28. L'INNovATION : UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 31 — Mais c'est surtout sur Ia dernière dimension de Ia definition du concept de deviance que Ia distinction doit dtre faite. Les juge- ments, traduits par une sanction, portés sur les activités ddviantes des innovateurs sont rares, toute une sdrie de mesures se situant en aval de Ia <faute>> pour limiter ce type de decision: répri- mandes en face-a-face, rappels a l'ordre dans l'equipe, menaces pour l'dventuelle répdtition du comportement, sdminaire de formation, communication interne, etc. Les innovateurs ne subissent ainsi pas toujours Ia sanction de leur action, lorsqu'elIe est ddviante. On pourrait alors dire qu'ils ne sont pas deviants, ce terme supposant I'expression d'un jugement, d'une sanction negative portde a l'encontre de leurs actions. Mais du point de vue de leur propre subjectivitd, les choses peuvent être analysées autrement : moms Ia sanction effective de leur action est certaine, plus us se trouvent amends a agir selon des perspectives qui ne sont ni legales ni parfaitement tolérées. us se trouvent dans Ia situation a risque, celle de Ia personne qui a transgressd Ia Ioi et sait donc qu'eIIe peut faire I'objet de sanctions, mais ne sait ni a quel moment ni selon quels critères. Plus encore, Ia sanction ne se traduit gdnéralement pas par une decision, mais par Ia cons- truction progressive d'une <<reputation>> qui peut, a I'occasion, nuire a celui qui ne se comporte pas de manière conforme. Pour ces deux raisons, Ia deviance ordinaire, celle qui est vécue dans les situations de travail, est toujours productrice de quelque inquietude, et parfois d'anxiétd. Bien évidemment, certaines de ces pratiques se trouvent fina- lement institutionnalisées, elles acquierent de ce fait droit de cite. Mais l'institutionnalisation ne regle pas sdrieusement ce problème, et pour trois raisons: — Tout d'abord, elle reprdsente un apprentissage qui se traduit toujours, pour les innovateurs, par un retour a Ia regle: dans le cas de Ia micro-informatique, les innovateurs se trouvent ainsi <<recadrés >>, mdme si ce nouveau cadre integre en partie les pratiques qu' us développaient spontanément. Dorénavant leurs pratiques sont obligatoires et contrôlées. Et pour retrouver l'auto- nomie dont ils disposaient antérieurement, us doivent a nouveau, dans d'autres domaines, exercer leurs capacités d'innovateurs.
  • 29. 32 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION — Cette forme d'investissement au travail est rendue possible par le fait que les opérateurs n'ont pas affaire a une innovation, mais a une série d'innovations qui s'enchaInent. Les acteurs qui se sont investis dans l'innovation en matière de micro-informa- tique se retrouvent plus tard dans les questions de marketing, de gestion des ressources humaines ou de qualite. L'innovation, dans le domaine des organisations, ne peut ainsi être concue comme un moment particulier mais comme un mouvement permanent dans lequel les structures et les regles de travail ne sont jamais stabilisées [Alter, 2000]. — En tout état de cause, Ia durée que suppose une règle pour se transformer est largernent suffisante pour créer an décalage entre les pratiques et les lois, et punir ainsi aujourd'hui ceux qui demain pourront être considérés comme l'avant-garde, céléhrée a ce titre, de Ia modernisation. Bien évidemment, le fait qu'un innovateur alt réussi une operation finaiement jugée coninie importante, en matière de micro-informatique ou dans un autre domaine, peutfaire l'objet d'une sanction positive. Mais, tout autant, cette action pouvait faire l'objet d'une sanction negative. Dans une situation non hierarchique, celle d'un marché, Ia diffusion d'une innovation représente déjà quelques dimensions paradoxales, bien mises en evidence dans les travaux de Moscovici rappelés ci-dessus. Dans le cas des organisations, le problème de Ia conversion d'une majorité par une minorité est rendu encore plus difficile puisque les innovateurs doivent parvenir a convertir les directions a leurs representations, lesquelles deviennent a leur tour les vecteurs de l'innovation, en Ia diffusant auprès des autres opérateurs, ceux qui n'avaient pas, jusque-là, utilisé Ia nouveauté. L'INVESTISSEMENT DES PETITS !NNOVATEIJRS Si les innovateurs du quotidien sont bien des innovateurs, c'est qu'ils investissent eux aussi, mais selon des registres qul ne sont pas ceux des entrepreneurs classiques. La nature des efforts mobilisés dans le cadre de Ia diffusion d'une nouveauté est variée. Prenons l'exemple des opérateurs
  • 30. LJF4 PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 33 d'une banque. La succession de transformations réalisées au cours des quinze demières années, tant dans le domaine techno- logique qu 'organisationnel, le renouvellement incessant des produits, des politiques de vente et des politiques de gestion amènent globalement les opérateurs a se Mais cette evolution positive s'associe a un cofit, qui peut être analyse dans plusieurs perspectives simultanées. La competence devient collective, aucune personne ne disposant seule de l'ensemble des connaissances nécessaires pour réaliser toutes les operations de son poste de travail. Cette situation suppose donc, pour chacun, de developper des relations de cooperation avec les autres, relations développées sous forme de réseaux. L'analyse de ces configurations rime depuis longtemps avec celle de l'innovation. katz et Lazarsfeld [op. cit.] mettent ainsi en evidence le poids des réseaux d'influence dans les choix des femmes du Middle West américain a propos des achats alimen- taires et vestimentaires, ou des positionnements concernant les affaires politiques et le cinema. A propos de Ia prescription d'un nouveau médicament, Coleman et at. [op. cit.] illustrent parfai- tement le caractère hétérogene d'une population et donc les mécanismes complexes d'adoption d'un nouveau médicament: les médecins innovateurs et influents sont ceux qui ont garde une relation étroite avec le milieu hospitalier et l'univers de Ia recherche ; us disposent globalement de réseaux de relations plus larges et plus denses que les autres. Ils ont Ia même fonction de >> que cette minorité de fermiers << specialisee >> sur les contacts avec les autres regions et pays, alors que Ia rnajorité cantonne ses relations aux contacts de voisinage [Hagerstrand, 19651. Plus récemment, les travaux de CalIon [1988], de Latour et Woolgar [1988] ont largement developpé cette thematique, qui retrouve Ia problématique de l'analyse structurale [Lazega, 19961. Ces perspectives permettent de penser les relations sociales comme un échange, l'échange permettant l'engagement dans les relations. Les echanges entre operateurs se traduisent par une sorte de don et de contre-don generalises, plus trivialement
  • 31. 34 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION nommés .xenvoi et renvoi d'ascenseur >>. Ce qui est donné dans cet espace est de nature variée: ii s'agit tout autant de soutien mutuel a caractère affectif, de transmission d'informations direc- tement professionnelles, de <<trucs>> concernant Ia manière de s'y prendre avec tel client ou tel chef, de réflexions sur le sens a donner a une decision de gestion prise par la direction. Ces échanges obéissent d'assez près a ceux que Mauss [1950] a dCcrits apropos de Ia théorie du don. Mais us n'ont que rarement I'allure d'une sorte de solidarité immediate, stable et insensible a l'intérêt que represente, ou que ne represente pas une relation de ce type. Les échanges nécessaires a Ia cooperation représentent ainsi un veritable <<travail >: us supposent d'entretenir un réseau, de demeurer vigilant quant a Ia confiance que l'on peut accorder a telle ou telle personne, de savoir aussi entrer en conflit ou de faire mauvaise reputation a celui qui ne pas l'ascenseur>> ou qui utilise les informations contre celui qui les a données. Dans l'ensemble, les relations de travail deviennent ainsi a Ia fois plus denses, plus affectives et plus nouées (par effet d'interdépendance) entre les différents acteurs [Alter, 2000]. Le coilt de l'action innovatrice est donc d'ordre relationnel. Mais ii est egalement d'ordre cognitif, et sur deux plans distincts. Le premier concerne Ia comprehension, puis l'integration dans les pratiques professionnel les quotidiennes, de connaissances techniques, dont l'obsolescence a radicalement transformé Ia notion même de competence, pour les emplois qualifies. II ne s'agit plus de connaItre un certain nombre d'informations, de gestes professionnels ou de normes relationnelles pour être competent. II faut, bien plus, être capable de mobiliser cons- tamment de nouvelles donnes sur ces trois dimensions. II faut en quelque sorte parvenir a les concevoir comme un flux et non plus comme un stock. L'autre dimension de l'investissement cognitif concerne l'interprétation des regles. Parce qu'elles sont largement <<dyschroniques>> [Alter, 2000], les regles sont plus contradictoires, paradoxales ou obscures qu ' antérieurement. Elles supposent donc d'être interprétées: que veulent-<< us>> réellement? Cette politique est-elle durable? Comment faire passer un dossier important que l'on n'aurait, réglementairement,
  • 32. U INNOVATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 35 jamais dii traiter ? Comment réussir, surtout, a prendre des initia- tives et des risques sans retombées negatives? Tous ces coiits doi vent être considérés comme des investissements: ce sont ceux que les acteurs mettent en pour parvenir a agir, a s'approprier l'innovation. Mais ces coiits, si l'on demeure dans cette terminologie économique, sont parfois tellement élevés qu'ils sont plus importants que le bénéfice que I'acteur peut en tirer : est-il finalement bien utile de consacrer des semaines entières a tenter de faire passer sa conception des choses? Est-il bien rationnel, et plus généralement raisonnable, de se fatiguer a mettre en ceuvre des operations qui ne sont méme pas demandées par Ia direction ? Est-il finalement coherent de se considérer comme un petit entrepreneur, a l'intérieur de I'entreprise? Formulée de manière moms utilitariste, Ia même idCe signifie que l'acteur, même s'il ne calcule pas toujours ses investissements et les <<retours>> qu' ii en tire, ne dispose pas d'une capacité a agir infinie. Celle-ci est limitée parce qu'elle représente un effort cognitif, relationnel et émotionnel qui peut parfois et, dans les situations les plus mouvementées, souvent se traduire par Ia lassitude [Alter, 1993], qui consiste a preférer Ia tranquillité et le role a l'incertitude ou aux turpitudes de l'action. La problématique du coOt representé par l'action amène ainsi a prendre en compte l'apprentissage, par les acteurs, d'une capacite a s'investir ou a se désinvestir de l'action. LA DISTANCE L'innovation ne peut donc être analysée, a l'intérieur des entreprises, seulement comme un <<apprentissage organisation- nel>> qui ne reprdsente que les <<traces>> de I'action [Argyris et Schön, 1978] ou un <<apprentissage collectif >> [Reynaud, 1989; Friedberg, 1992] qui représente I'action elle-même. L'innovation correspond tout autant a un apprentissage qui touche a Ia culture des acteurs [Sainsaulieu, 1988], et plus prdcisement a Ia distance qu'ils prennent par rapport a leurs propres et actions [Giddens, 1984 ; Dubet, 1994].
  • 33. 36 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION Cet apprentissage se traduit d'abord par un élargissement des capacites d'arbitrage en matière de rapport au travail. 11 n'est aujourd'hui plus très sérieux de distinguer, dans une structure professionnelle donnée, des groupes d'acteurs <<mobilisés>> ou <<non mobilisés >>, <<résistants ou actifs >> << En fait, chacun d'entre eux va et vient entre ces différentes positions. Même au niveau individuel, on constate ainsi qu'un .acteur peut par exemple parfaitement s'investir activernent dans une position d'innovateur (par exemple a propos des nouveaux produits dans Ia banque), tout en s'opposant par ailleurs a l'innovation (par exemple Ia mise en de nouveaux moyens de contrôle de l'activité), et en tenant, sur d'autres plans encore, une position strictement conformiste (par exemple les méthodes de gestion des ressources humaines). Chacun semble ainsi capable de tenir des positions <<réfléchies >>, de mettre en des comporte- ments qui ne peuvent être expliques que par les Iecons que les acteurs tirent de l'expérience répétée des processus d'innovation, et des investissements que représente Ic fait d'y participer. Ce ne sont donc pas les positions sociales qui expliquent les comporte- ments mais Ia distance que les acteurs prennent par rapport a leurs investissements cognitifs, affectifs et relationnels. Cette capacité représente une competence sociale. Elle permet aux acteurs de mieux comprendre Ia nature des processus d'inno- vation, et elle leur permet, surtout, de comprendre que leur parti- cipation représente un risque, la lassitude, et dans certains cas cc que I'on nomme Ia souffrance La distance les amène ainsi a s'investir avec quelque mesure. Cet apprentissage fait émerger deux problèmes majeurs, du point de vue du développement de l'innovation dans les firmes. Dorénavant, la possibilité de transformation d'une invention en innovation n'est pas seulement Iiée a Ia nature du terrain social d'accueil mais, bien plus encore, au moment cue apparaIt sur cc terrain et a Ia situation biographique des acteurs qui s'y trouvent. Par exemple, si les opérateurs sont lasses d'entre- prendre ou, bien stir, s'ils sont lacible d'inventions dogniatiques, ils ne participeront pas activement au développement de telle ou telle nouveauté.
  • 34. L'INNOVATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 37 Mais surtout, Ia <<résistance au changement>> ou plus simplement Ia position d'extériorité des acteurs par rapport a certaines nouveautés ne se << voit pas >>, ou iie se voit que mal. Les acteurs ont en effet aussi appris a tenir leur role de manière conformiste ils appliquent a la lettre les procedures prévues par une invention, mais us ne croient pas pour autant en son utilité, et ils ne I'investissent aucunement du sens que permet I'action d'appropnation. us ne contestent donc que rarement de manière manifeste leur opposition a une nouveauté. Le seul critère d'évaluation sérieux, en Ia matière, est donc d'analyser Ia nature de leur implication. Si elle n'est que formelle, I'invention demeure a I'etat d'invention, une sorte de dépourvu de sens. Le problème est que les directions des entreprises se satisfont trop souvent du fait qu'une nouveautd soit <<passée >>, qu'elle ait été institutionnellement acceptée, sans trop savoir Si elle est productrice de sens et donc d'utilité. CONCLUSION La problematique de 1' innovation apparaIt finalement comme bien spécifique par rapport a celle du changement. Analyser un processus amène a considérer les actions d'une part et les formes de la vie sociale d'autre part comme relativement indépendan'tes. Les unes et les autres n'obéissent ni a la même temporalité ni aux mêmes contraintes de sociabilité. Leur rencontre se traduit, souvent, par un deficit de regulation, par l'existence d'une tension constante. Cette tension est parfois traitée de manière creative, d'autres fois de manière dogmatique, mais jamais de manière convenue. Cette problématique ne se substitue donc pas a celle de I'analyse des systèmes ou des structures : elk décrit au contraire la rencontre difficile entre le passé, les traditions et les regles instituées, qui permettent Ia socialisation, et le mouvement, qui assure leur transformation. Et cette rencontre est suffisamment difficile, tumultueuse et douloureuse pour que Ia belle formule de Schumpeter, celle de <<destruction créatrice >>, puisse être appliquée a l'évolution actuelle des organisations.
  • 35. 38 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES AKRICH M., CALLON M., LATOUR B. (1988), <<A quoi tient Ic succès des innovations? >>, Gérer et comprendre, 11 et 12. ALTER N. (1985), La Bureautique dans l'entreprise. Les acteurs de l'innovation, Les Editions ouvrières, Paris. ALTER N. (1990), La Gestion du désordre en entreprise, L'Harmattan, Paris. ALTER N. (1993), <<La lassitude de l'acteur de l'innovation >>, Socio- logie du travail, n° 4. ALTER N. (2000), L 'Innovation ordinaire, PUF, Paris. ARGYRIS C., ScHON D. (1978), Organizational Learning . A Theoty of Action Perspective, Addison Wesley Publishing Company, Reading, Mass. BALAND1ER G. (1974), Anthropo-Logiques, PUF, Paris. BECKER H. S. (1985 [1963]), Outsiders, trad. ft., Anne-Marie Métailié, Paris. BECKER H. S. (1988 [1982]), Les Mondes de l'art, trad. ft., Flam- niarion, Paris. BESNARD P. (1979), <<Pour une étude empirique du phenomène de mode dans Ia consommation des biens symboliques : Ic cas des prénoms >, Archives européennes de sociologie, XX-2. BLOCH M. (1935), << Réliexions sur 1' histoire des techniques >>, Annales d'histoire écononhique et sociale, 38. BOAS F. (1949), Race, Language and Culture, Macmillan, New York. BOUDON R., BOURRICAUD F. (1982), Dictionnaire critique de Ia socio- logie, PUF, Paris. BOUDON R. (1990), L'Art de se persuader. Des idées douteuses, fragiles oufausses, Fayard, Paris. CALLON M. (1988), La Science et ses réseaux, La Découverte, Paris. CALLON M. (1986), << Elements pour une sociologic de Ia traduction L 'Année sociologique, noS 31 et 36. CHANDLER A. D. (1972 [19621), Strategies et structures de l'entre- prise, trad. fr., Les Editions d'organisation, Paris. COLEMAN 1. S., KATZ E., MENDEL H. (1966), Medical Innovation. A diffusion Study, Bobbs-Merril, Indianapolis. DESJEUX D. (en coll. avec TAPONIER S.) (1991), Le Sens de l'autre. Strategies, réseaux et cultures en situation interculturelle, UNESCO, L'Harmattan, Paris.
  • 36. L'INNovATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 39 DolsE W., Moscovici S. (1984, 1990), <<Les decisions en groupe >>, in Moscovoci S., Psychologie sociale, PUF, Paris. (1994), Sociologie de l'expérience, Le Seuil, Paris. DUBET F. EDMONSON M. R. (1961), <<Neolithic Diffusion Rates >, Current Anthropology, 2. FRIEDBERO E. (1992), Le Pouvoir et Ia regle. Dynamique de I'action organisée, Le Seuil, Paris. GIDDENS A. (1987 [1984]), La Constitution de Ia société, trad. ft., PUF, Paris. GRAEBNER F. (1911), Die Methode der Ethnologie, Winter, Heidelberg. GRILICI-IEs Z. (1957), <<Hybrid Corn : an Exploration in the Economics of Technological Change >>, Econometrica, 25. HAGERSTRAND T. (1965), <<Quantitative Techniques for Analysis of the Spread of Information and Technology >>, in ANDERSON C. A., BOWMAN M. J. (eds), Education and Economic Development, Aldine, Chicago. HURLOCK E. B. (1929), <<Motivation in Fashion >>, Archives of Psychology, XVII. JAMOUS H. (1969), Sociologie de Ia decision. La reforme des etudes médicales et des structures hospitalières, Editions du CNRS, Paris. KATZ E., LAZARSFELD P. F. (1955), Personal Influence. The Part Played by the People in the Flow of Iviass Communication, The Free Press, Glencoe. LAZEGA E. (1996), <<Arrangements contractuels et structures relationnelles >>, Revue francaise de sociologie, vol. XXXVII, 3. LATOUR B., WOOLGAR S. (1988), La Vie de laboratoire, La Ddcou- verte, Paris. MAuss M. (1968 [1950]), Sociologie et anthropologie, PUF, Paris. MERTON R. K. (1965 [1949]), Elements de théorie et de méthode socio- logique, trad. fr., Plon, Paris. Moscovici P. (1979 [1976]), Psychologie des minorités actives, trad. fr., PUF, Paris. PEMBERTON H. E. (1936), <<The Curve of Culture Diffusion Rate >>, American Sociological Review, 1. REYNAUD J. D. (1989), Les Regles du jeu. L 'action collective et Ia régu- lation sociale, Armand Cohn, Paris. SAINSAULIEU R. (1988, 1998), Sociologie de l'organisation et de l'entreprise, Presses de La FNSP et Dalloz, Paris. SCHUMPETER J. A. (1935 [1912]), Théorie de l'évolution économique, trad. fr., DaIloz, Paris.
  • 37. 40 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION SIMMEL G. (1956), <<Fashion American Journal of Sociology, LXII- 6 (1904, International Quaterly, X). SIMMEL G. (1908), <<Disgressions sur l'étranger >>, in GRAFMEYER Y. et JOSEPH I. (1990) (dir.) L'Ecole de Chicago, trad. fr., Aubier, Paris. SMITH A. (1991 Ii 776]), Recherche sur Ia nature et les causes de Ia richesse des nations, trad. fr., Flammarion, Paris. SOROKIN A. S. (1964), Comment ía civilisation se tran3forme, Librairie Marcel Rivière et Cie, Paris (1937-1941, Social and Cultural Dynamics, American Books, New York). TARDE G. (1979), Les Lois de l'imitation. Étude sociologique, Slatkine, Paris/Genève (Alcan, Paris, 1890). WHITE L. (1969 [1962)), Technologie médiévale et tran3fornzations sociales, trad. fr., Paris-La Haye, Mouton and Co.
  • 38. 2 L'innovation entre acteur, structure et situation Dominique Desjeux Qu'y a-t-il de commuri entre l'introduction de la RCB (ratio- nalisation des choix budgétaires) au ministère de l'Industrie a Ia fin des années soixante en France, et celle de Ia riziculture en ligne pour augmenter les rendements agricoles sur les Hauts Plateaux malgaches, du maraIchage au Congo pour accroItre les revenus des paysans, des techniques hydrauliques dans le tiers monde en faveur de l'eau potable, de l'assainissement, de l'agri- culture ou du SRO (sel de réhydratation par voie orale) pour soigner Ia diarrhée des nourrissons en Algerie, en ThaIlande, en Egypte ou en Chine; entre Ic lancement d'un livre de sciences humaines, et celui d'un produit alimentaire, de La domotique en France ou d'un méclicament en Chine ; entre Ia diffusion de logi- ciels informatiques en agriculture et celle de Word 6 dans un rninistère ou d'Internet et des nouveaux objets de Ia communication1 ? Au point de depart, pas grand-chose ! A l'alTivée, après une trentaine d'années de recherches, je constate que toutes ces enquêtes de terrain relèvent d'une logique d'analyse commune simple que je peux ramener a quatre éléments de base: un système d'action pour Ia structuration du jeu social, des interactions entre acteurs pour Ia production du jeu, des réseaux pour Ia circulation dans le jeu et des objets concrets pour ce qui circule dans Ic jeu. I. Cette liste reprend une série de recherches men&s avec Michel Crozier, Erhard Fnedberg et Jean-Pierre Worms a Ia fin des annécs soixante, ou avec Argonautes, Sophie Taponier, Sophie Alaiiii ou Isabelle Garabuau-Moussaoui, depuis 1990.
  • 39. 42 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION Mais cette simplicité cache une difficulté. Nous nous sommes chaque fois heurtés a un constat paradoxal: quand nous travaillons sur un changement, sur Ia production et la reception d'une innovation, ou sur l'introduction d'un objet ou d'un service, d'un côté le résultat final est relativement imprévisible, mais de l'autre nous constatons aposreriori qu'iI ne s'est pas fait de façon socialement aléatoire. C'est pourquoi notre méthode de recherche intègre, en fonction des problèmes poses, soit Ia recherche des structures stables qui organisent implicitenient la reception de ces objets soit, et/ou, les processus dynamiques qui participent a Ia construction relativement imprévisible de leur diffusion. Enfin nous constatons que les dimensions sociales ou symbo- liques mobilisées, les limites du système d'action, les cadres de référence utilisés, La perception des contraintes et le nombre des acteurs impliques varient de façon importante tout au long du processus d'innovation. La nature de I'innovation évolue en fonction des transformations du système d'action qui lui-même se transforme en fonction de l'entrée ou de Ia sortie de nouveaux acteurs. C'est cette dynamique imprevisible dans sa combinatoire particulière qui donne I'impression d'une forte contingence, et qui pourtant se déroule dans un jeu déjà fortement structure par les institutions et les appartenances sociales. Mais souvent Ia recherche ne le découvre que plusieurs années plus tard. Les éléments qui composent le jeu social sont structurels. La combi- natoire concrete des résultats du jeu est contingente2. 2. Ce paradoxe du contingent, plutôt visible a l'ëchelle micto-sociale des interactions, et du structural, plutôt visible a l'échelle macro-sociate quand Ia recherche ne porte plus sur les seules communautés villageoises comme en ethnologic, explique en grande partie pourquoi nos enquétes de terrain s'organisent a partir d'un découpage de Ia en plusieurs échelles: macro-sociale, micro-sociale et niicro-individuelle. que cette dernière échelle d'observation décrive des choix conscients ou Ic poids des modèles incorporés inconsciemment. Bien évidetninent le nornbte d'échelles vane en fonction des avaiicées de Ia recherche et des doinaines d'applicalion ou des disciplines Desjeux, 1996].
  • 40. L'INNOVATION ENTRE ACTEUR. STRUCTURE ET SITUATION 43 LES ECHELLES D'OBSERVATION DE L'INNOVATION: LES MECANISMES OBSERVES CHANGENT EN FONCTION DES ECHELLES ET DES DECOUPAGES DE LA REALITE Un des modèles classiques de description de Ia diffusion des innovations, depuis les années cinquante, est le <<modèle épidémiologique >>. Ce modèle explicatif est plus psychologique que sociologique. Ii est macroscopique en ce sens qu'il décrit comment se répand une maladie ou une innovation, comme celle du maIs hybride décrite par Henri Mendras dans La Fin des paysans dans les années soixante. Mais le plus souvent ce modèle ne prend pas en compte les interactions concretes entre les acteurs, c'est-à-dire leurs normes, leurs rapports de pouvoir, leurs contraintes et donc leur jeu stratégique. Les conditions sociales de Ia mise en contact entre acteurs sont considérées comme une boIte noire, ce qui est tout a fait legitime a cette échefle, au profit de Ia recherche des régularités statistiques de Ia diffusion. Celle-ci peut être comparee a un microbe qui se transmet d'individu a individu, sans coritrainte, sans institution, sans aspérité, sinon celle de Ia psychologie des motivations avec les <<pionniers >>, les <<innovateurs >>, Ia << majorité précoce>> et les << retardataires Ces comportements <<.innovateurs>> ou <<conservateurs>> existent bien individu par individu mais aussi objet par objet. Ces comportements peuvent varier en fonction des domaines d'activité. Edgar Morin a montré pour Plozévet en 1967 que les agriculteurs communistes pouvaient être progressistes en poli- tique et conservateurs par rapport aux nouvelles technologies, au contraire des catholiques, plutôt conservateurs politiquement et progressistes vis-à-vis de Ia technologie. La plupart du temps, ces attitudes face aux innovations ne sont pas ramenées a une appartenance sociale de classe, de sexe, de génération ou de culture. Or, bien souvent, a l'échelle macro- sociale, ii est possible d'observer que le comportement mdi- viduel est Iui-même encastré dans une appartenance sociale ou culturelle et des conditions matérielles qui facilitent ou non Ia diffusion d'une innovation. USA Today du 11 octobre 1999 montrait que I'installation des cables a fibre optique a haut debit
  • 41. 44 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION aAtlanta, Denver et Seattle aux Etats-Unis avait laissé de côté, de fait, les quartiers des minorités ethniques. Ces populations sont aussi souvent parmi les plus pauvres. II rappelait aussi qu'il fallait 7 minutes et 33 secondes pour charger les 3 heures et 14 minutes du film Titanic par le cable de Ia télévision, 9 minutes et 14 secondes par le cable du téléphone (DSL) contre 42 heures et 30 minutes avec un modem télépho- nique ordinaire. Pour un imprimeur, situé dans un quartier ethnique et qui veut charger et envoyer un livre avec des photos couleur a un client, c'est un vrai handicap, un important désa- vantage concurrentiel. II ne peut pas être un <<pionnier >, aussi motive soit-il. A cette etape de Ia diffusion des lignes a haut debit, I'adoption de l'innovation ne relève pas de la psychologie individuelle mais de Ia force des groupes de pression pour obtenir l'équipement souhaité ou des strategies d'investissement et de retour sur investissement des firmes. Une fois les nouveaux cables installés, ii est probable que l'approche par les attitudes deviendra en partie pertinente. Malgré l'intérêt de cette échelle a certaines étapes du processus d'innovation, nous travaillons peu a l'échelle macro- sociale et ceci pour des raisons de coats: une analyse quanti- tative, une méthode pertinente a cette échelle, demande un budget plus important. C'est ce qui distingue une science dite <<dure >>, c'est-à-dire avec un gros budget et du materiel, d'une science dite <<molle >>, c'est-à-dire avec un petit budget. Une enquête qualitative puis quantitative que nous avons menée en 1990 sur les manèges a bijoux Leclerc (Argonautes et Optum) est pour nous une bonne référence du coüt du <<durcissement >>. II y avait 500 000 francs pour Ia réalisation de quinze animations de groupes a travers Ia France, sur Ia base de méthodes qualitatives, suivies par un questionnaire quantitatif compose de questions fermées pour 500 000 francs. Le coilt du <<dur>> en sciences humaines peut donc étre estimé a un million de francs au mininium! C'est pourquoi nous travaillons le plus souvent a l'échelle micro-sociale, celle des interactions entre acteurs, dont le coiIt est deux a trois fois moms élevé que celui d'une étude quantitative. Cette remarque n'est là que pour relativiser Ie
  • 42. L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION 45 <<priapisme épistémologique>> ambiant, comme dirait Bruno Péquignot, et revaloriser les approches micro-sociales, qualita- tives, ethnographiques et interactionnistes au sens large3. Pour ma part, j'essaye de prendre en compte trois dimensions qui me paraissent pertinentes pour comprendre Ia diffusion d'une innovation : le materiel, le social et le symbolique, en mettant l'accent sur l'intérêt, comme dimension clé de Ia reconnaissance de l'altérité, mais sans exclusive du sens. Notre travail sur les objets électriques montre que le sens et l'intérêt étaient mobilisés de facon variable par les acteurs en fonction des situations et de Ia configuration du jeu social [1996]. Je pense bien souvent qu'<< épistémologie sans logistique n'est que mine de Ia sociologie>> ! C'est pourquoi j'ai ressenti comme une bouffée d'oxygène Ic Iivre de Bruno Latour et de Steve Woolgar sur La Vie de laboratoire, en 1989. II montrait concrètement comment se construisaient des faits scientifiques (et ii suffit de remplacer <<fait scientifique>> par >>, <<innovation>> ou <<ceuvre d'art>> pour retrouver le même type d'approche), non a partir du ciel et des seuls concepts abstraits, mais a partir des interactions sociales, des objets et des conditions matérielles de la production scientifique. En cela, ce livre était une continuation, avec d'autres moyens, notamment celui du discours et des objets comme acteurs ou actants, de Ia sociologie stratégique et des réseaux du CSO. (Centre de sociologie des organisations). 3. Michel Crozier [1963] est probablement run des tout premiers interactionnistes français, au sens de relations concretes entre acteurs (par difference avec l'approche en termes d'appartenance sociale) et de fonctionnement en réseau, et au sens étroit de stra- tégique, de rationnel et de relations de pouvoir. En, ce sensje ne limite pas l'interaction a sa dimension symbolique ou identitaire telle qu'on Ia retrouve chez Blumer [19691, chez Goffman [1961]— c'est-à-dire chez Ia plupart des sociologues qui Se rattachent a I'Ccole de Chicago, ou encore a une partie des sociologues de Ia fainille comme F. de Singly [1996] — ou aux réseaux sociotechniques comme chez B. Latour et M. Callon, ou plus généralement a Ia presentation des réseaux comme une nouvelle dimension de Ia vie sociale, cc qui est plus diffus comme idCc Ct moms attribuable a un autcur spécitique (Ji Sciences hu,naines, n° 104, avril 2000). Toutes ces approches relèvent pour moi de l'approche micro-sociale. méme si Ia nature du micro vane entre elles.
  • 43. 46 LA DiFFUSION DE L'INNOVATION Finalement, que nos recherches portent sur Ia diffusion d'une innovation technique en organisation ou dans Ia société, sur Ia consommation des biens et services ou sur Ia production des faits scientifiques, je constate que nous les abordons avec Ia même méthode, celle des itinéraires, qui s'inspire d'une approche plus large, celle qui porte sur les processus de decision vus comme des constructions collectives dans le temps. Cette approche génerale se fonde sur un relativisme méthodologique, par difference avec un relativisme des résultats, qui me paraIt lui plus discutable. LE5 DYNAMIQUES DE L'INNOVATION TECHNIQUE: UN ENCASTREMENT DANS DU SOCIAL ET DE L'IMAGINAIRE Le terme d'itinéraire me vient du fait quej'ai enseigné quinze ans en école d'agriculture en Afrique, et en France a I'ESA d'Angers, et que j'ai eu souvent a observer des itinéraires tech- niques dans le domaine agricole: preparation des sols, semis, traitement, arrosage, fumure, maturité, récolte, stockage, usage, vente [Desjeux, Taponier, 1991]. L'itinéraire permet de rnieux faire ressortir en quoi une decision ou Ia diffusion d'une inno- vation est un processus dans le temps ; et, commeje I'ai annoncC ci-dessus, comment elle relève d'un jeu social dont le nombre d'acteurs et l'intensité de leur engagement dans le jeu varient en fonction des étapes. Les objets, I'imaginaire ou I'espace mobilisé varient aussi en fonction des étapes de l'itinéraire. C'est une dynamique instable. L'innovation est un processus a Ia fois continu et discret. L'objet de l'innovation se transforme Iui-même en fonction de I'avancée du processus depuis, par exemple [Taponier, Desjeux, 1994], Ia programmation linéaire qui sert de base intellectuelle a Ia construction des futurs logiciels d'aide a Ia decision en agri- culture, puis la mise au point de logiciels expCrimentaux cons- truits a quelques unites, jusqu'aux progiciels diffusables a une large échelle auprès des conseillers agricoles et des agriculteurs. Entre-temps, des acteurs se seront mobilisés (des ergonomes, des commerciaux, des conseillers agricoles), de I'argent aura été incorporé, la matérialité de I'objet aura été transformée, voire <déformée> du point de vue du chercheur; des institutions se
  • 44. L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION 47 seront engagées ou opposées au processus de diffusion. La diffusion apparaIt donc comme un processus social complexe, comme Ia résultante de l'agregation d'une série d'interactions qui transforment une partie du contenu technique de l'inno- vation. C'est un processus qui s'inscrit aussi implicitement dans un jeu social de construction de Ia méfiance et de Ia confiance, comme nous l'a montré une recherche sur la position occupde par La Poste parmi les autres transporteurs et sur ses marges de manrmvre pour innover en matière de service [Desjeux, Taponier et a!., 19981. La reception d'un nouveau service postal va dépendre des contraintes et des incertitudes qui pèsent sur l'acheminement d'un colis, et donc sur Ia confiance qui est faite ou non a priori a La Poste pour gérer tel on tel problème: Ia rapidité, Ia chaIne du froid ou le bon acheminement a l'etranger. La méfiance apparaIt comme Ia résultante d'une chaIne d'inci- dents attribués a La Poste, que ceux-ci aient été ou non provoqués par La Poste. Cela nous permet de rajouter une dimension histo- rique au processus d'innovation a I'étape de Ia reception, etape cela est le moms habituel de Ie faire: celle-ci est fortement liée a l'existence d'une série ou non de contentieux dans Ia période qui precede l'innovation. Si le contentieux est fort, Ia méfiance jouera ndgativement quelles que soient les qualités techniques de Ia nouveauté. A cette échelle, I'observation fait donc apparaItre que la tech- nique est fortement encastrée dans le social. La force de chan- gement d'une technique n'a qu'une autonomie relative. Finalement il semble qu'on observe plus d'inventioiis techniques qui échouent que d'innovation techniques qui se diffusent, pour reprendre Ia distinction faite par Norbert Alter entre invention et innovation [2000]. Ceci s'explique autant, sinon plus, par le jeu social que par Ia qualite intrinsèque de la technique. Cette relati- visation du pouvoir de Ia technique ressort de I'approche par les itinCraires. Cependant I'influence de la technique n'est pas éliminée du fait du poids qu'eIIe peut prendre dans la perception et les pratiques des acteurs au moment de son usage dans Ia vie quotidienne. Si le nouveau service est difficile d'usage, corume
  • 45. 48 LA DIFFUSION DL L'INNOVATION un logiciel qui demande plusieursjours pour etre chargé; øü s'il n'existe pas d'espace de rangement pour le nouvel objet, comme une nouvelle sauce alimentaire dont l'ernballage est trop grand pour entrer dans Ia porte du réfrigerateur oü elle est supposée pouvoir se ranger; ou si Ia nouvelle technologie remet trop forternent en cause le pouvoir d'un groupe social, toutes ces nouvelles technologies ont peu de chance de se diffuser. Cela montre que le poids de Ia technique, du social ou du symbolique peut varier en fonction du déplacement et de la position de 1' inno- vation tout au long de son itinéraire. Dans Ia réalité, tout est dans tout et rdciproquernent ! Ce qui vane c'est le poids de chaque élément en fonction de sa position a chaque étape de l'itinéraire ou Ia capacité d'observer tel ou tel élément en fonction de l'échelle d'observation choisie par le chercheur. C'est pourquoi il n'est pas possible de dire que ce qu'on ne voit pas n'existe pas. Ce qu'on ne voit pas est tout simplement hors échelle ou hors découpage. Cette position est agnostique et par là relativiste méthodologiquement quant aux débats intellectuels et a Ia ratio- nalité des acteurs. Nous avons aussi appliqué Ia méthode aux itinéraires théra- peutiques [Desjeux eta!., 1993] pour montrer que l'introduction d'un nouveau médicament n'avait pas de logique sociale autonome mais qu'il s'intégrait dans un dispositif de soins avec plusieurs recours et donc plusieurs itinéraires thérapeutiques possibles : l'automédication et Ia pharmacie, I'hôpital, le médecin liberal ou le tradi-praticien. Aucun recours n'est exclusifde l'autre. Si le nouveau médicament, ici le SRO (sel de réhydratation par voie orale), propose par l'hôpital ou le médecin liberal ne marche pas bien, ii sera toujours possible de consulter le tradi-praticien plus tard. Nos enquétes sur Ia diffusion des nouveaux objets de Ia communication confirment ce mécanisme important de Ia diffusion. Une innovation ne supprime pas les autres objets tech- niques. Elle s'inscrit dans un espace déjà structure socialement et techniquement. Elle devient un nouveau recours parmi d'autres. Le courrier électronique par exemple s'inscrit dans un jeu stratCgique de gestion de Ia distance et de Ia proximité sociales
  • 46. L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION 49 dans le couple, Ia famille, les amis ou les relations profession- nelles. En fonction de I'objectif, ii sera choisi au detriment du téléphone, de Ia lettre, du fax ou du face-a-face [Garabuau-Mous- saoui, Desjeux, 2000]. Cependant ii est possible de constater que le nombre de lettres destinées aux particuliers est passé de 1,8 milliard a 800 millions entre 1985 et 1995 du fait du développement du téléphone, hier, et que cela va peut-être continuer avec 1,e développement de l'écriture électronique, sür Internet ou par carte magnétique, pour Ia Sécurité sociale, les banques ou les assurances, demain. Une innovation peut donc se substituer a un autre objet, mais ce n'est pas mécanique. Le plus souvent elle trouve une place parmi d'autres, I'ancienne technique pouvant retrouver une nouvelle vie sociale en développant un nouvel usage. Ceci explique en partie le développement d'un plus fort imaginaire d'enchantement dans les périodes de forte créativité technique, comme aujourd'hui avec le <<système Internet >>. Cet enchantement peut être positif, sur le theme des lendemains qui chantent et des utopies (les << tristes utopiques >>, comme le titrait Liberation du 4 avril 2000 pour parler d'une exposition sur Ia recherche des sociétés idéales en Occident, et leur danger, a Ia bibliothèque François-Mitterrand), ou négatif, sur un mode millénariste ou non [çf Weber, 1999]. Dans les deux cas ii y a enchantement, c'est-à-dire fuite dans l'imaginaire, par l'opti- misme ou par le pessimisme. Dans une enquête exploratoire menée sur les 0GM (orga- nismes génétiquement modifies) en 1996 et 1997, nous avons bien relevé ce double imaginaire oC les produits transgéniques sont vus par des consommateurs soit <<au service de Ia vie>> et donc du progrès, soit associés a << Ia guerre des étoiles >> et donc a Ia destruction de l'humanité4. Mais surtout Ia crainte des 0GM était associée a Ia question de leur traçabilite et de leur origine, et notamment a l'aspect non contaminé de leur origine. C'est tout 4. Nous avons deux animations de groupe avec Luc Esprit de I'AGPM (Asso- ciation gënerale des producteurs de maIs).
  • 47. 50 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION l'imaginaire de Ia pureté oppose a celui de bãtard, d'esclave ou d'étranger qui se profilait derriere les 0GM. L'inconnu c'est le danger. C'est ce mécanisme anthropologique assez universe! qui est a Ia base des purifications ethniques dans le monde5. Les processus s'inscrivent rarement dans des imaginaires anodins. Les representations balancent le plus souvent entre Ic dramatique et Ia parousie, et ceci que cc soit a propos d'Internet, des 0GM, du chemin de fer ou des diligences face au cheval : le train était censé détruire les liens conviviaux qui s'étaient créés dans Ia diligence du bon vieux temps ; la dili- gence, deux cents ans avant, devait les populations qui jusque-la marchaient a pied ou allaient a cheval ! [Cf Shivel- busch, 1977.1 C'est pourquoi, sur Ic plan methodologique, en fonction des problèmes pratiques de reconstruction des itinéraires de I'inno- vation, nous distinguons Ic plus possible cc qui est de l'ordre des pratiques, cc que font les acteurs, de cc qui relève des représen- tations, de leurs perceptions, de leurs imaginaires ou de leurs croyances, voire de leurs valeurs ou de leurs opinions. Les prati- ques sont considérécs comme une cristallisation, une incorpo- ration d'une série de decisions qui ont été prises antérieurement. Elles sont des analyseurs de l'itinéraire. Les representations, et notamment !'imaginaire ou Ic symbolique, ne sont considérées que dans un second temps de I'analyse, comme un sous-systeme d'explication avec une autonomie relative. En revanche, a cette dchelle micro-sociale, ii est plus complique de saisir cc qui structure une grande partie du champ des innovations sociales, c'est-à-dire les grandes variables d'appartenance sociale qui sont surtout visibles et demontrables a !'éche!Ie macro-sociale, comme je l'ai évoqué ci-dessus. Nous les prenons donc comme des coritextes. Nous pouvons saisir leur pertinence en choisissant de travai!Ier, par exemp!e, sur plusieurs quartiers, des plus pauvres 5. Voice, sous une forme moms dramatique, dans nos commissions de spëcialistes a t'université ou au CNRS