1. DIMANCHE 22 - LUNDI 23 NOVEMBRE 2020 CAHIER DU « MONDE » NO
23599 - NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT
Photoextraitedelasérie«Corps,unvisageoublié».JULIENVALLON
Puissantes
Le muscle n’est plus l’apanage des hommes.
Dans les salles de fitness, les femmes sont de plus
en plus nombreuses à développer
biceps, abdos, fessiers… et à casser les clichés
ENQUÊTE
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DIMANCHE 22 - LUNDI 23 NOVEMBRE 2020
Jesuismusclée,etalors?
Leuradrénaline,c’est
laperformance.Pas
obteniruncorpsparfait
oubodybuildé,plutôt
s’affirmerparl’effort.
Maiscesfemmes
quicassentlesclichés
nedérangentpas
que lesmachos
ENQUÊTE
Par François Rousseaux
O
n fait un bras de fer?»
En plein dîner de bou
lot avec des cadres de
l’immobilier, la pro
position stupéfie Elo
die. Cette consultante
de 41 ans, longs cheveux châtains,
vient d’ôter son gilet, laissant apparaî
tre ses biceps dessinés par dix années
de gym, de yoga et de musculation.
«Cet homme que je ne connaissais pas
voulait se mesurer à moi. J’ai refusé. Il a
insisté. Je lui ai répondu: “Commence
par faire 50 pompes”!»
Ce genre de saynètes, cette mère
d’un ado rugbyman connaît. «Parce
que je fais de l’haltérophilie, des mecs
comme des nanas m’ont déjà dit que
j’étais une folle, que j’allais devenir un ca
mionneur, et ça me vexe toujours. Pour
eux, une femme ne devrait pas faire ça.
Je ne suis ni une petite chose ni un ob
jet», déplore celle qui s’entraîne quatre
fois par semaine en salle, soulève des
barres chargées de 50 kg et se sent
«plus forte dans la vie». Son adrénaline,
juretelle, c’est «la performance», pas
le corps parfait. Au lendemain du dîner,
elle a d’ailleurs porté plus lourd que
d’habitude. «Il y a une revanche sur les
mecs qui m’ont rabaissée ou harcelée
par le passé. C’est une grosse satisfaction
pour moi d’être capable de faire mieux
que certains hommes.»
A quelques kilomètres, dans
une grande franchise du sport du
20e arrondissement de Paris, Sophie,
25 ans, réalise son mouvement préféré:
le soulevé de terre. Ce sont 75 kg de
fonte qu’elle hisse jusqu’aux hanches,
elle qui en pèse 58 pour 1,70m. «Quand
j’ai commencé à la fac, mon objectif était
de me muscler, de grossir, car je me trou
vais trop maigre. J’ai pris 7 kg en cinq
ans, que du muscle», raconte cette chef
de projet en digital, reconnaissant l’in
fluence des «fitgirls» sur les réseaux
sociaux. «Fitgirl», le nom donné à ces
femmes accros au fitness qui postent
sur Instagram ou YouTube des vidéos
de leurs entraînements et mettent en
scène leur corps sculpté. «J’ai suivi les
conseils de Sissy Mua [1,3 million
d’abonnés]: chargez lourd et mangez, si
vous voulez vous construire un corps.»
Quatre soirs par semaine, Sophie, qui
préfère ses épaules «bien tracées» à ses
tablettes de chocolat, suit son propre
programme. Deux séances sur le haut
du corps, deux autres sur le bas,
«comme ça, rien n’est laissé à l’aban
don», ditelle en souriant.
Sa mère l’avait exhortée à ne
pas être bodybuildée. Son ex, sportif,
n’aimait pas les filles musclées. «Ça ne
m’a jamais influencée. C’est mon corps,
je fais ce que je veux», répliquetelle.
«Il y a des mecs que ça impressionne,
d’autres à qui ça fait peur, c’est à double
tranchant. Je sais que je plais.» Désor
mais, elle réussit les tractions à la barre.
«Certains pensaient que c’était un mou
vement masculin, ils m’ont sousestimée,
ça casse les clichés. Le sport me donne
une force mentale. Je sais ce que je vaux,
je me dis que je peux tout défoncer. J’hé
site moins à dire les choses. Ce n’est pas
que les muscles, ce sont aussi mes idées
que j’affirme.» Le muscle, éternel ins
trument de pouvoir?
«Chez les Grecs, c’était le symbole
du surhomme, d’où l’expression “Beau
comme un dieu”», rappelle Djedjiga Ka
chenoura, présidente de l’association
Sport Univers’elle, qui promeut la fémi
nisation des métiers du sport. «Le corps
des femmes reste soumis à des injonc
tions. Elles doivent
d’abord être des
femmes musclées
avant d’être mus
clées. Elles se justi
fient, travaillent la
chevelure ou le ver
nis à ongles pour
montrer de la déli
catesse, et cher
chent une posture
féminine, car la so
ciété ne veut pas
voir des corps fémi
nins uniquement
musculeux», déplo
retelle. A 33 ans,
devant 5 millions
de téléspectateurs,
Alexandra est l’une
des candidates de la saison en cours de
«KohLanta» sur TF1. On l’a vue porter
pendant un quart d’heure plus de 10 kg
de sacs de riz pardessus la tête, mettant
au tapis ses concurrents. Avant d’affron
ter l’épreuve qu’elle n’a pas vu arriver:
les critiques sur son physique sur les
réseaux sociaux, notamment ses bras
musclés. «Je trouve ça joli chez une
femme, mais j’ai l’impression que ça fait
flipper, expliquetelle au Monde. Pour
quoi ne pourraisje pas avoir le corps que
j’aime sous prétexte que ce serait moins
joli que les soidisant standards de
beauté?» Cette passionnée de tir à l’arc a
remercié ses années de natation et de
musculation lorsqu’il lui a fallu porter
pendant deux ans sa petite fille, opérée
sept fois des yeux. «J’ai eu ce besoin
d’être forte physiquement. Les bras mus
clés, ça me sert dans la vie.»
Diane, 21 ans, petit gabarit de
1,57 m pour 47 kg, avait, elle, le senti
ment de «ne plus progresser» après
quatre ans de boxe. L’étudiante en
droit de l’environnement à Strasbourg
s’est lancée dans l’escalade, puis le
CrossFit, cette discipline qui mêle gym,
haltérophilie et cardio à haute inten
sité. «J’avais besoin de gagner en force,
que mes coups portent», précisetelle.
Ses parents n’étaient pas emballés:
«On voit tes abdos», «Attention, tu
n’auras plus un corps féminin». A la
maison, les petites phrases la gênent.
«Je mettais des vêtements amples qui
cachent, pour ne plus avoir ce genre de
conversation avec eux», confietelle.
Ontils finalement accepté? «Moi, j’ai
accepté qu’ils n’acceptent pas», répond
elle du tac au tac. Elle insiste: elle s’est
découvert «la passion de bouger. Voir
mon corps changer me donne envie d’al
ler plus loin». Pendant le confinement,
elle a pris un coach en ligne. «Plusieurs
jours d’affilée, il me mettait des squats
et des exercices du bas du corps, alors
que je veux développer mes muscles de
façon harmonieuse», se remémoret
elle. «Je t’ai mis des trucs que les nanas
aiment bosser!», s’estil justifié. C’est
que Kim Kardashian, la starlette améri
caine aux fesses ultrabombées et aux
190 millions d’abonnés sur Instagram,
est passée parlà.
«C’est le standard de beauté
aujourd’hui: un cul bombé, pas aussi
gros qu’elle, mais ferme, dessiné. Les
mecs se fichent de la poitrine, ils regar
dent les fesses», juge Sophie, la jeune
Parisienne chef de projet. «Avoir des
fesses galbées est devenu un critère,
loin de l’époque Kate Moss longiligne»,
confirme Cassandre Vigouroux, coach
sportive. «Il suffit de regarder toutes les
stars de la téléréalité faites sur le même
modèle.» Cette professionnelle reçoit de
plus en plus d’adeptes de la muscula
tion, en cours collectif ou privé. «Cette
mode est venue d’Instagram et de You
Tube, avec ce courant de “fitgirls” qui dit
“n’ayez pas peur de
vous muscler” et dé
mystifie le port de
charge. Quand j’ai
commencé en 2012,
il y avait très peu de
femmes sur les pla
teaux de muscula
tion. Aujourd’hui,
elles osent aller sur
ce terrain réservé
aux hommes, c’est
lié à l’affirmation fé
ministe et au “moi
aussi je suis capa
ble”», selon elle.
Alors elle
les encourage à
soulever plus
lourd. «Sinon elles
se fixent ellesmêmes des limites. Je leur
montre qu’elles peuvent y arriver. C’est
symptomatique de la façon dont les
femmes réagissent dans tout au quoti
dien: elles se dévalorisent», regrette
celle qui constate toujours que le mus
cle, «valorisé chez un homme, est perçu
comme menaçant chez une femme».
Elle se félicite qu’il y ait depuis peu plus
de femmes que d’hommes inscrites au
CrossFit dans le monde. En France, la
pratique sportive est désormais plus
répandue chez les femmes (53 % contre
49 % des hommes), selon le baromètre
publié par l’institut Odoxa en février.
Mais les femmes pratiquent davantage
la danse, la natation ou l’équitation…
que le foot ou le cyclisme. Pour les
convaincre, la Fédération française
d’haltérophiliemusculation (FFHM) a
lancé un plan de féminisation et vante
les bienfaits de l’entraînement, comme
«la prévention de l’ostéoporose».
Santé et bienêtre, deux man
tras pour Martine, 56 ans. Après des
décennies de danse, tennis, fitness,
cette cadre en marketing a découvert
l’haltérophilie il y a quatre ans. «Je re
marque dans la vie de tous les jours que
par rapport à des femmes de mon âge,
je suis en meilleure forme», constatet
elle. En 2019, elle s’est blessée lors
d’une traction. Rupture du tendon au
biceps droit. «C’est une blessure de gar
çon», s’est étonné le chirurgien.
«Dès la fin du XIXe siècle et du
très progressif accès des femmes aux
activités physiques et sportives, des in
«Pour eux,
une femme
ne devrait pas
faire ça. Je
ne suis ni une
petite chose
ni un objet»,
déplore Elodie
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jonctions contradictoires sont formu
lées: faites du sport, demeurez fémini
nes et, surtout, mères. C’est un corps re
producteur avant tout que l’on veut
exercer», observe Anaïs Bohuon, socio
historienne, professeure des universi
tés en sciences et techniques des activi
tés physiques et sportives (Staps) à
l’université ParisSaclay, dont les tra
vaux portent sur l’histoire et la socio
logie du corps, du genre et du sport.
Pour elle, les muscles fabriquent tou
jours le sexe. «Nous vivons dans une
époque où le marketing a un impact
considérable sur les corps des sporti
ves», mais il n’y a aucune révolution.
«Etre une femme en 2020 dans le
monde du sport, c’est être moins ro
buste, moins puissante, et les femmes
s’y tiennent pour la grande majorité,
malgré tout. Elles ont de plus en plus ac
cès aux mêmes droits que les hommes,
mais toujours dans une finalité de res
pect des normes de genre et de sexe. Il
faut qu’elles se mettent en mouvement
sans se viriliser. La vraie crainte, c’est la
remise en cause des catégories hommes
femmes», soutientelle.
Camille, elle, s’en fiche. «A la
salle, je suis dans mon élément, et je ne
me sens pas inférieure», clame cette
orthophoniste de 24 ans qui aime les
«fesses charnues». En plus de ses deux
heures de trajet quotidien pour rejoin
dre la maison de santé de Guise (Aisne)
où elle exerce, elle roule une heure sup
plémentaire, quatre soirs par semaine,
direction la salle de sport de Saint
Quentin, abonnement à 20 euros par
mois et cours sur écran. Sur Instagram,
elle a flashé sur le physique idéal, celui
d’une Américaine «au ventre plat et bas
du corps assez volumineux», décritelle.
«On se lève et on voit les photos à lon
gueur de journée, c’est devenu mon mode
de vie.» Elle a longtemps composé avec
les commentaires sur sa taille (1,85 m).
«Désormais, on me parle de mon corps»,
savouretelle. Récemment, dans sa
salle, une fille «venue du coin cardio» l’a
félicitée. Un garçon, aussi, à sa manière.
«Pour une fille, tu t’entraînes vraiment
bien», l’atil complimentée. «Toutes
peuvent le faire», atelle rétorqué, avant
de descendre en squat, une barre char
gée de 70kg de fonte en mains.
VESTIAIRE HOMMES
Pasdetablette,pasdechocolat
L
a discipline vire parfois au sacrifice. Plus de dîner entre
amis ni d’alcool, la semaine, pour Romain, 32 ans, qui veut
garder la main sur son alimentation et ses abdominaux
saillants. «La satisfaction au réveil d’avoir un corps un peu plus
dessiné que la veille, c’est un moteur dans lequel on met de l’es
sence et ça devient un mode de vie. La récompense, elle est dans
mes yeux», résume ce sportif de 1,83 mètre au corps parfait,
que l’on traitait de «petit gros» à l’école. «J’ai toujours voulu
avoir des abdos, mais cela se joue en cuisine…», avertit celui qui
bannit le sucre et s’entraîne en salle cinq jours par semaine.
Sept millions de Français fréquentent les clubs de
fitness. Et si les pectoraux et les biceps dessinés ont la cote,
rien ne remplace les abdos apparents, le Graal. «Les garçons
veulent un ventre plat et des abdos. Tout ce qui est de face, mais
pas ce qui est de dos! Parce que c’est ce qu’ils voient à la télé. Ils
sont formatés par la téléréalité et Instagram», témoigne
Guillaume Téléra, coach sportif, qui s’inquiète d’une nouvelle
tendance. «J’en vois beaucoup qui ont 15 ans, ne prennent
aucun plaisir à faire de la muscu mais veulent juste des résul
tats immédiats. Dès leur inscription, certains demandent
même à prendre des stéroïdes», déploretil. Dans ses cours en
ligne de «full abdo», il perçoit le plaisir des participants à res
sentir «la brûlure» dans le bas du ventre. «Ils veulent avoir ce
ressenti pour se dire: j’ai bien travaillé», décryptetil, ajoutant
que les jouets de superhéros pour enfants ont toujours des
tablettes en béton.
Et pas que dans les catalogues de Noël… Instagram
regorge de programmes spécifiques et de célébrités torse nu.
Amazon propose des livres pour «muscler ses abdos à petit
prix». Grâce à ses vidéos d’entraînement, l’influenceur sportif
français Tibo InShape est devenu une star de YouTube avec
8 millions d’abonnés. Et sur les applications de rencontres
pour hommes, la photo d’un torse musclé, érigé en trophée,
remplace souvent le visage.
«Le muscle garde un rôle d’héroïsation. Du côté des
hommes, c’est l’affichage de la puissance. Les femmes, elles, y
voient davantage une quête d’affranchissement, une forme de
résistance», observe David Le Breton, anthropologue. «C’est
sculpter une image de soi en contrôlant chaque muscle dans un
rapport permanent au miroir. Dans un monde qui nous
échappe de plus en plus, c’est se fabriquer un corps et une iden
tité, c’est une émulation permanente avec soi qui crée du bon
heur. On s’agrippe au corps à défaut du monde, on le contrôle à
défaut de pouvoir contrôler son existence.»
VOYAGE AU CŒUR DE LA FORME
Core
De l’anglais, littéralement
«centre», «noyau». Les exercices
de «core training», à la mode
dans les salles de sport, font
travailler en même temps
plusieurs muscles fonctionnels
de la sangle abdominale, entre
le diaphragme et les hanches.
Ils renforcent le tronc, favorisent
la tonicité et la posture
dans la vie quotidienne.
Photo extraite de la série «Corps, un visage oublié». JULIEN VALLON