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- porte renaud -
- porte renaud -
Ma sculpture et son processus
au risque du corps comme référent absent
MÉMOIRE MASTER
Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique
2018
Institut Supérieur des Beaux Arts de Besançon
version corrigée en juillet 2019
Je remercie :
• Julien Cadoret, artiste, commissaire d’exposition, et chargé d’action culturelle à
l’ISBA de Besançon, de m’avoir accompagné pour cette Validation des Acquis de
l’Expérience
• SIAM ANGIE, artiste, et mon épouse qui prit un temps considérable à relire le
présent mémoire et qui sut m’encourager dans cette laborieuse entreprise.
sommaire
notice, pp. 7/9
table des formes, pp. 11/30
table des matières, pp. 33/60
table des gestes, pp. 63/90
faire sculpture, pp. 93/97
ressources, pp. 99/103
« C’est le chêne et le roseau.
Au lieu de présumer d’être
un chêne quand on accepte
d’êtreunroseau,onnecasse
pas. On continue... »
Louise Bourgeois*
*citation extraite de Camille Guichard, Louise Bourgeois, Une vie, Série MÉMOIRE, entretiens
par Bernard Marcadé et Jerry Gorovoy, février 1993, New York, Terra Luna Film & Centre Georges
Pompidou, 27’59’’ visible à cette adresse : https://www.youtube.com/watch?v=cjho_BJ2KsE
	 Le présent mémoire traite de ma pratique sculpturale dont les premiers
gestes affirmés remontent à 2010. C’est au travers de la problématique suivante :
« Ma sculpture et son processus au risque du corps comme référent absent » que je
propose une analyse de ma sculpture et de son processus - au travers d’un corpus
de propositions sculpturales - qui dans une perspective philosophique viennent
transpirer un esprit du temps, par les pores de mes obsessions, où nous sommes
plus que jamais préoccupé·e·s par notre relation au vivant (accroissement de la
puissance biotechnologique, exploitation des êtres sentients dont le seul tort est de
ne pas être rangés dans l’espèce humaine, changements climatiques, augmentation
de la préciosité de chaque vie individuelle...).
	 Perspective philosophique ne signifie pas que le présent mémoire, rédigé
dans le cadre de l’obtention du Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique
(Master), prétend à la rigueur de l’entreprise d’une recherche en philosophie. La
philosophie, la confrontation avec des auteurs et la production de concepts sont
autant d’outils qui m’aident à structurer, certes, une recherche, mais en tant qu’artiste.
	 Cela explique que la problématique elle-même - que je considère comme
permanente, étant l’expression de ce que je cherche, de ce qui m’obsède donc
et aussi provisoire n’étant précisément que son expression incomplète et rendant
nécessaire de poursuivre le faire sculpture - n’est pas traitée linéairement. Les trois
parties qui suivent sont à considérer comme des sédiments dont l’exploration
permettra, je vous le souhaite, d’aller sur le chemin et le devenir de mon faire
sculpture.
	 Parties qui sont pour chacune des tables. Tables des formes, tables des
matièresettablesdesgestes.Ladéfinitiondessenspossiblesetlaconceptualisation
n’interviennent pas en amont de ma sculpture. C’est a posteriori de la stabilisation
des propositions sculpturales que cette démarche a lieu. Bien qu’il soit évident
que celle-ci éclaire et oriente de nouvelles expérimentations, elle n’est jamais une
fin à laquelle ma pratique sculpturale serait au service. Il m’était donc évident de
sédimenter cette réflexion à partir d’identités sculpturales. Depuis quelques années
déjà formes, matières et gestes fondent la relation sculpturale que je reconnais et
connais dans mon travail. « Connaître une chose demande de croître en elle et de
la laisser croître en soi, de telle manière qu’elle devienne une partie de ce que l’on
est. »1
	 Il est facile de voir, dans le dressage de ces trois tables, un simple jeu de
mots à partir de la ‘’table des matières’’ classiquement présente dans un livre, mais
ce serait ignorer l’importance donnée ici à l’objet-table dans une compréhension de
mon processus sculptural en raison de sa relation à la peinture ; au corps-vécu ; au
pouvoir ; à l’aliment. La table n’est pas non plus dans ce mémoire un personnage
conceptuel. Néanmoins, à l’instar de la table dans un ouvrage, elle indique les parties
d’un corps de texte, elle permet de s’orienter dans l’œuvre et c’est exactement ce
que tente de faire chacune des tables de ce mémoire. Le corpus est sculptural,
aucun texte ne serait le suppléer. Considérez donc cet écrit comme autant d’entrées
dans ma sculpture et son processus.
1. Tim Ingold, Faire Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture, éditions dehors, 2017, (édition
originale en 2013), p. 19	
notice
7
La table pour la peinture car telle est l’origine de ma sculpture. Je ne peux
pas me défaire si facilement de tant d’années de mon enfance passées à peindre
et à dessiner. Je ne parle pas d’activités plastiques comme tous les enfants et
adolescents peuvent en avoir. Je parle ici d’heures et d’heures passées chez moi
devant le chevalet, principalement pré-occupé à réaliser des portraits.
« La table, la tabula, appartient de plain-pied à l’histoire de l’art et plus
globalement à l’histoire de la représentation visuelle. Thierry Davila s’y
trompe pas qui rend à nouveau compte des sources étymologiques du
mot. La table ou tabula est aussi l’ancien nom du tableau et est, à ce titre,
‘’l’emblème de la peinture’’. L’allemand Tafel, synonyme de Tisch, désigne
aussi la table et le tableau. Il est alors aisé de comprendre que la table-
tableau est une entité qui convient admirablement aux artistes, ceux du
moins qui ont pour projet de transformer la peinture, de la soumettre
à d’autres critères d’évaluation et, en fin de compte, de la repenser
entièrement. Il ne serait pas futile d’étudier la place de l’objet ‘’table’’ dans
l’histoire de l’art. Cela nous amènerait probablement à d’intéressantes
réflexions. De la table que les Cubistes ont, après Cézanne, largement
utilisée pour peindre leurs natures mortes à la Table surréaliste qu’Alberto
Giacometti sculptera dans les années 1920 et, plus tard, à celles qui
accueillent les ‘’natures mortes’’ de Daniel Spoerri, la table est un espace
propice aux diverses expérimentations. »2
	La table pour le corps-vécu, je songe à la table d’opération, mais celle aussi
autour de laquelle on fait société. Une table pour le pouvoir donc qui comme le
disait Gilles Deleuze est le plus bas niveau de la puissance3
. Le pouvoir c’est ce qui
empêche des puissances de vie de se réaliser.
	 À l’école, quel est donc l’instrument majeur de la domestication ? Ce n’est
pas le verbe, ce sont les tables et les chaises, alignées, devant lesquelles l’adulte
fait front et dont la mission principale et de dresser ses jeunes semblables soumis
à cette servitude de sédentaire. Être à sa table toute la journée, c’est façonner son
monde, sa propriété dans la limite des coins.
	 Je remarque d’ailleurs avec beaucoup d’intérêt que les collectifs de travail
qui s’extraient des dynamiques de gouvernances pyramidales et qui développent
des méthodes dites d’intelligence collective ont souvent comme première intuition
d’exclure la table pour préférer la proximité de l’assise en cercle4
.
2. Maurice Fréchuret, Effacer. Paradoxe d’une geste artistique, éditions les presses du réel, 2018,
(première édition en 2016), pp. 147/148
3. Pierre André Boutang (produit et réalisée par), L’abécédaire de Gilles Deleuze, entretiens avec
Claire Parnet, 1988/1989, J comme Joie
« Effectuer quelque chose de sa puissance, c’est toujours bon. C’est ce que dit Spinoza. Alors
évidemment ça pose problème, il faudrait des précisions. Il n’y a pas de puissance mauvaise. C’est
qui est mauvais, il faudrait dire, c’est le plus bas degrés de la puissance. Et le plus bas degrés de la
puissance, c’est le pouvoir. Je veux dire la méchanceté, c’est quoi ? C’est empêcher quelqu’un de
faire ce qu’il peut. La méchanceté, c’est empêcher quelqu’un d’effectuer sa puissance. »
4. « Se réunir en cercle permet à chacun des participants d’occuper une position semblable (pas
de hiérarchie) et de se partager l’initiative. On veille donc à ce que les participants soient disposés
autour d’un centre. L’usage de tables n’est utile que si l’on a besoin d’écrire, ou privilégiez
une table ronde. On peut disposer une bougie au centre, ou tout autre élément permettant
de symboliser l’entrée dans un espace de travail demandant une posture d’écoute et de
communication particulière. De notre point de vue, il est important de prendre soin de cet espace,
que vous soyez dans des bureaux classiques ou dans un cadre plus convivial, vous pouvez le rendre
beau et précieux, rangé et appétissant. »
Lydia Pizzoglio, La pratique du cercle, document de travail dans le cadre du MOOC « Gouvernance
Partagée », Université du Nous, 2017
8
notice
	La table pour le partage des aliments. La nourriture occupe une place
importante dans ma pratique sculpturale, faisant aussi souvent sculpture comme
l’on fait des lasagnes. De plus, l’aliment que l’on ingère définit notre relation au
vivant. Ma sculpture transpire ces préoccupations qui viennent aujourd’hui informer
la formulation de ma problématique avec le concept de référent absent forgé par
l’écoféministe Carol J. Adams établissant une relation d’interdépendance entre le
racisme, le sexisme et le spécisme.
« La consommation de viande (si l’on veut bien entendre par ce terme toutes
chairs d’êtres sentients, donc également la chair des poissons) semble
une pratique fondamentale de nos sociétés, extrêmement importante
symboliquement et pratiquement. La viande trône au centre des repas et
des conversations, et les populations tiennent à leur consommation des
chairs des animaux comme à nulle autre forme d’alimentation, et mettent en
œuvre des moyens considérables pour la défendre. C’est de toute évidence
parce que la viande est une pratique cruciale qui fonde notre distinction en
tant qu’humains (on n’est pas des bêtes !), que le problème de l’utilisation
des animaux pour la boucherie n’a émergé que ces dernières décennies
comme une problématique en soi, pour progressivement prendre toute
l’importance qu’il a acquise ces dernières années. C’est parce que les
enjeux matériels et identitaires sont extrêmement importants que le tabou
sur la consommation de viande, qui touchait même les militants animalistes,
n’a commencé à s’effriter que depuis quelques années. »5
	Chaque table ouvre sur une perspective philosophique et esthétique qui
permet, au travers de la digestion de concepts philosophiques existants comme
le bricolage de nouveaux, de présenter plus d’une quinzaine de propositions
sculpturales de mon corpus. Les réflexions introductives me permirent d’importantes
révélations sur ma pratique sculpturale et viennent aujourd’hui éclairer de nouvelles
pistes de recherche. L’écriture permit moins d’expliquer que de mettre à jour de
nouveaux problèmes.
	Chaque table est le lieu également pour établir des liens avec des artistes
et leur pratique qui sont aujourd’hui des points de références dans ma propre
recherche.
	Chaque table, enfin, éclaire un vocabulaire très spécifique que j’ai développé
pour ordonner ma pratique sculpturale. D’ailleurs, sans prétention que cet écrit
puisse avoir suffisamment de qualités pour être autonome au regard de ma pratique,
je dois admettre qu’il est bâti dans une langue qui m’est bien propre et que j’extraie
depuis plusieurs années. Il s’agit d’une langue parfois lourde, qui, bien qu’essayant
d’avoir toujours pied, creuse fébrilement le trou qui pourrait la faire choir. Vous
reconnaîtrez sûrement dans cette langue un-quelque-chose qui se retrouve dans
ma sculpture.
	 J’invite mes lecteur·trice·s à concevoir ce mémoire, par ces différentes tables,
comme un atelier. Il y a de table en table une progression, des termes et des
concepts qui sont précisés mais le sens général n’adviendra pas nécessairement en
raison de la linéarité de la lecture. Visitez-le comme il vous chante, arrêtez-vous dans
les recoins de phrases.
5. Yves Bonnardel, « La question de la viande est un problème de société » in L’exploitation
animale est une question de société, 2015, pp. 5/6 téléchargeable à cette adresse : http://www.
reseau-antispeciste.org/wp-content/uploads/pourpolitisation4.pdf
9
table des formes
	 De la poussière, il en existe de deux sortes.
	 Celle qui se dépose - infimes débris - sur un objet1
dont l’incarnation de la
forme dans la matière donne une image de la vie, si morte pourtant à sa surface2
.
Sur le marbre blanc brillant et dur, la forme domine la matière3
. La matière a renoncé
à vivre pour donner à la forme l’illusion de sa pérennité. Cette poussière rappelle à
l’ordre ces sculptures qui semblent suspendues dans le temps. Cette sculpture ne
participe pas de l’écologie de notre être. « La poussière qui recouvre une statue la
définie plus fermement que les lumières et les ombres, toujours inopportunes, que le
hasard lui impose »4
. La poussière qui recouvre une statue est son manteau de peau
qui la fait vibrer au monde5
. À la forme sculpturale, la poussière est extimement.
	L’autre poussière est celle de la forme sculpturale qui s’effrite – infimes débris –
dont les bords ne sont pas nets. Une forme sculpturale qui produit sa poussière
plus ou moins abondamment (par manipulation par exemple) - comme une plaie
saigne - tend à se disperser dans son milieu. Elle s’altère et c’est ainsi qu’elle entre
en résonance avec notre être. La matière dans sa dégradation plus ou moins lente
fait forme. Des morceaux, des petits bouts jusqu’à la poussière, il y a des formes
sculpturales avec lesquelles on entre en relation comme avec des écofacts extraits
de leur milieu. À la forme sculpturale, la poussière est intimement.	
	 Une géode sur la cheminée trouve son achèvement esthétique dans son état
de fragment, de chose brisée6
. C’est parce qu’elle est cassée, fragment donc, qu’elle
est un témoignage palpitant, vivant. Elle est une forme qui tend à aller à la poussière.
	 La distinction entre perception et transformation réelle des formes est subtile.
Intimement, la poussière d’une forme sculpturale n’empêche pas qu’elle se recouvre
d’un manteau de peau (extimement poussière). Extimement poussière, aucune
forme ne résiste pour autant à son entropie. D’ailleurs, « semblable à la statue
de Glaucus que le tems, la mer et les orages avoient tellement défigurée, qu’elle
ressembloit moins à un Dieu qu’à une Bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de
la société par mille causes sans cesse renaissante, par l’acquisition d’une multitude de
connoissances et d’erreurs, par les changements arrivés à la constitution des Corps,
et par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé d’apparence au
point d’être méconnoissable »7
, c’est ainsi que l’extimement poussière s’invisibilise
pour mettre en lumière son intimement poussière. Notre géode, fragment certes,
est peut-être robuste... Déplacer celle-ci de la cheminée au buffet et du buffet au
meuble bas va-t-il précipiter son effritement ? Peut-être pas mais son bord brisé,
arraché, la fait osciller selon la distinction heideggerienne entre objet et chose. La
matière n’est pas au service d’une forme à imprimer dans celle-ci. La matière fait
forme. C’est un processus différent de l’illusion qu’entretient la statue dite classique
où la matière, bien qu’ayant toujours son mot à dire, est inerte au regard de la forme
qui fige sa structure.
	 Qu’en est-il alors de la statue de marbre dont le bras s’est brisé ? Ici encore la
distinction entre perception et transformation est subtile que l’on soit peiné de cette
brisure ou que l’on y trouve une satisfaction comme une sorte de douleur à la forme
qui lui rend sa vivacité. Si la matière résiste, c’est globalement extimement poussière
que la forme nous apparaît. Le fragment n’est pas, comme dans l’exemple de notre
géode, la forme elle-même, mais ce qui est manquant. La géode est certes manquante
à son milieu - et sa déchirure dont les bords ne mentent pas nous l’indique - alors
11
que le bras est quant à lui manquant à la statue. La matière de la statue est aussi
manquante à son milieu mais la volonté avec laquelle la forme fut imprimée sur elle
et son choix même (résistante, durable) nous la rend perceptible comme extimement
poussière.
	 Dès lors l’extimement poussière nous apparaît quand la forme sculpturale
redoute l’effritement. Elle peut vieillir tant que ses bords demeurent intacts. Le
tégument de la forme sculpturale est une carapace qui se recouvre de la poussière
du monde. L’illusion hylémorphique8
redoute la fragmentation, de n’être plus que
le reste de la matière, c’est-à-dire une forme qui s’actualise au détriment de la
forme initiale. L’extimement poussière rend hideuse la vie dès lors qu’elle s’en voit
infligée. C’est pourquoi le portrait de Glaucus est monstrueux9
. L’altération rend la
vie grimaçante lorsque la forme sculpturale est extimement poussière. Extimement
poussière, la vie est une image, c’est la puissance faite forme qui fige la matière hors
du temps, c’est une belle illusion.
	 Ainsi l’intimement poussière se révèle à nous par une forme sculpturale du
type du fragment, celui dont les bords nous crient son arrachement à son milieu – il y
eut un geste ou un événement qui le rendit ainsi – c’est un rescapé de la catastrophe.
L’intimement poussière, c’est aussi la forme sculpturale qui s’effrite, la matière qui
se fait chair10
. En cette forme, l’intimement poussière est peau morte. La forme
sculpturale est ce qui en reste. Paradoxalement, il n’y a plus de drame, le vivant est
accueilli tel qu’il advient : amor fati11
! C’est la puissance faite matière qui mue la
forme12
hic et nunc, c’est une inquiétante protrusion.
	 En 2015, j’ai présenté une exposition personnelle intitulée « Les poussières,
des autres », avec le curatorat de Mickaël Roy. Les propositions sculpturales13
stabilisées14
lors de celle-ci étaient intimement poussières.15
	 Mes poussières, les vôtres #1, à l’entrée, était une petite boîte en fer dirty
and rusty16
ouverte et dans laquelle se trouvaient posées en son fond, les unes à côté
des autres, comme des biscuits, des empreintes de fossiles de trilobites réalisées
en pâte à modeler industrielle. Chaque fragment avait sa couleur, sa teinte, sa
nuance, tous semblant être corrodés comme s’ils étaient eux-mêmes en fer. Bien
que présentée pour la première fois en 2015, cette proposition sculpturale avait été
créée en 2012 et fut la première associant la forme du fossile de trilobite avec la
matière pâte à modeler. J’utilisais les empreintes de fossile de trilobite dès 2011 pour
stabiliser POST HOMINEM #1, sortes d’essaims réalisés à partir d’une accumulation
de moules à chocolat en aluminium imprimés donc chacun d’une empreinte du
fossile.
« L’esthétique archéologique est un outil qui me permet, de recyclage en
recyclage, de créer une distanciation. Celle-ci, je la ressens aussi lorsque
je tiens des fossiles entre mes mains, quelque chose d’assez magique
se produit alors : un passé si lointain me parvient... Cette fascination, je
l’avais déjà lorsqu’à six ans je voulais être archéologue ou paléontologue.
Et pourtant, si je découvre quelques cafards fraîchement morts, toute la
magie se dissout. L’effroi du corps qui se rompt si facilement me saisit. C’est
cette distanciation au corps et à sa corruption que permet l’esthétique
archéologique. »17
	 Le fossile de trilobite est une forme qui apparut dans d’autres propositions
sculpturales non plus avec une empreinte obtenue à partir d’un véritable fossile
mais en taille directe avec Passage à l’acte. Lorsque je fis la rencontre (en 2011)
avec l’un de ces fossiles vendu sur un marché londonien, ce qui me frappa ce fut
leur proximité avec les empreintes de visage18
que j’accumulai dans le cadre de la
première interprétation de la proposition sculpturale intitulée Cross.
12
Mes poussières, les vôtres #1
juin 2015
pâte à modeler industrielle, boîte en fer
(proposition sculpturale conçue en 2012, redécouverte dans l’atelier en 2015)
stabilisée lors de l’exposition personnelle :
« Les poussières des autres » (curateur : Mickaël Roy)
table des formes
	
	 Je dans l’étroitesse,  Mes poussières les vôtres  est cette persistance
de la matière qui, vieillissante, érode ses formes. L’objet-trouvé, retrouvé qui
préserve et renferme, révèle des fragments. Cela tient, sans être bien en place.
Un monde clos, des restes vers la poussière comme une entrée, un seuil vers un
abîme. Un indice d’origine : le fossile et le geste de moulage.
	 L’artiste belge Peter Buggenhout, né en 1963, partage avec ma sculpture
son caractère intimement poussière. Au-delà, littéralement, de la poussière qu’il
accumule à la surface de ses œuvres, ces dernières résultent d’assemblages d’objets
qu’ils désignent comme abjects, en référence à la définition de Bataille19
, et semblent
échapper constamment à la saisie de leur forme. Ça s’émiette... C’est précisément
ce qui intéresse l’artiste qui rejette la simplification systématique du réel que nous
opérons. C’est en cela que sa sculpture serait, plutôt que non-hylémorphique comme
moi-même je le revendique, davantage anti-hylémorphique. L’origine des matériaux,
comme le dit l’artiste lui-même, est douteuse20
et nous doutons encore plus de leur
destination. Plusieurs de ses sculptures, portent le même nom « the blind leading the
blind » selon une catégorisation, me semble-t-il, relativement proche de la mienne
lorsque je parle d’interprétation. Elles font référence à la parabole des aveugles
d’après le tableau de Bruegel et témoigne selon lui de sa manière même de faire
sculpture. Paradoxalement, ses œuvres sont de grande échelle bien que je dirais
qu’elles sont non-monumentales, ce sont des ruines. Mais des ruines d’un genre
différent de celles que bâtit Anselm Kiefer par exemple. Ce sont des ruines abjectes
ou le passé est devenu sourd, tellement la décharge de signes est ramassée sur elle-
même. Je reconnais en ma sculpture sa préoccupation archéologique qui se traduit
à faire de la sculpture une esthétique de la marge (gardez ce concept à l’esprit,
je l’expliquerai en fin de partie). Ces œuvres sont composées d’une multitude de
fragments qui semblent être eux-mêmes les fragments d’un monde dont nous avons
refoulé, au fond de nous-mêmes, la possibilité. Cet artiste recourt régulièrement à
l’emploi de sang et d’organes d’animaux, je ne peux pas souscrire à cette praxis
en raison du bénéfice qu’elle tire de la norme actuelle d’exploitation d’autres êtres
sentients21
.
	 Cross #2 se composait d’une accumulation d’empreintes en argile crue
réalisées à partir d’un moule de mon visage.
« Tout a commencé en 2010 avec une pièce intitulée In/Out montrant en
face-à-face une empreinte de mon visage en plein et une en creux.22
Une fois
cette installation détruite, j’utilisai le moule pour réaliser des accumulations
d’empreintes qui, réalisées en terre crue et cuite, étaient écrasées par le
déplacement de mon corps avec un fragment d’architecture souterraine
comme dans Cross ou encore comme dans Soleil vert avec de l’argile crue
directement recyclée dans une benne ad hoc (deuxième interprétation)
ou abandonnée dans l’espace public (troisième interprétation). En ce qui
concerne les empreintes de visage, elles proviennent d’un moule de mon
propre visage. Cela me permet sûrement d’insister sur le fait que mon
geste n’échappe jamais à ma condition d’humain. Car c’est avant tout en
tant que sujet, moi, dans l’instant présent (hic et nunc) que je peux arriver
à faire quelque-chose. Cette forme de visage, qui est la mienne, devient
facilement archétypale, collective, et dans le même temps, chacune des
empreintes conserve les traces des incidents de sa fabrication, l’humanisant
un peu plus. Les blessures nous différencient les uns des autres et sont
seules capables de nous faire ressentir de l’empathie. »23
	 Les empreintes étaient écrasées, certaines jusqu’à la poussière et occupaient
ainsi un espace. Pour cette interprétation, Cross #2 venait oblitérer un espace de
13
Foyer #1
février 2013
rouleau en acier corten, pâte à modeler maison
protocole sculptural participatif
stabilisée lors de l’exposition personnelle :
« Histoire de la sculpture : suite & fin »
circulation, un couloir. Selon moi, l’espace d’exposition ne doit pas être ordonné
pour circuler mais pour s’arrêter. Cross, c’est aussi « s’enfuir loin de son corps. De
l’espace attitré depuis longtemps pour ne laisser que les marques de son passage.
Troquer contre son statut réel d’objet une identité de toute nébulosité. S’annuler
fatalement comme le nuage se fondant dans l’autre nuage pour ne laisser qu’une
image immatérielle de soi »24
.
	 Je dans l’étendue, Cross est mon corps qui façonne la trace de son passage.
Une première fois avec l’accumulation de moulages fragmentaires de visages,
issue d’une même matrice : l’empreinte de mon visage. Une seconde fois avec
la stabilisation de la proposition sculpturale par laquelle les fragments tendent
à participer d’un unique mouvement : dessin dans l’espace par l’épreuve de leur
fragmentation accrue. Argile que j’arpente, que j’écrase, poussières et débris
que j’ordonne ici et maintenant.
	 Intimement poussière, le visage comme forme sculpturale nous rapproche
plus encore de l’être. « Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant
tous, et moi plus que les autres »25
, intuition peut-être qui motive que les empreintes
proviennent d’un moule de mon propre visage. Dans l’exactitude à laquelle pourrait
nous faire espérer l’empreinte, les formes accumulées sont imprécises, accidentées
comme autant de témoignages de la vulnérabilité d’être car « l’accès au visage est
d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton,
et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un
objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la
couleur de ses yeux ! »26
.
	 Le moulage ne me sert pas pour crier le réel comme dans l’hyperréalisme
qui, paradoxalement par son outrance27
, affronte l’insignifiance du réel28
. Non, le
moulage depuis mon corps ou celui d’autrui (depuis la première phase de stabilisation
d’ethos #1, septembre 2016) est une circulation de plus près de l’être, chaque être,
vers le ramassis mythique qui est le creuset de notre humanité. Comment échapper
à la topie impitoyable de mon corps29
? Cette répétition30
de la forme de mon visage
par l’empreinte avec son moule - autant de fragments qui se fragmenteront – en est
la frénétique expression.
	 Il y a une tension entre cette accumulation de formes qui semble noyer chaque
fragment (un visage, une vulnérabilité) dans la masse - comme s’il s’agissait d’une
foule soumise à mon geste symboliquement démiurgique - et ce souci de différencier
les visages - issus d’un même moule - comme autant de personnes différentes. Il
s’agit d’un processus paradoxal : être corps en s’enfuyant loin de lui, donc selon moi,
de soi, par un mouvement excentrique31
. Ce sont des fragments - autant de parties
d’une partie du corps, un bout de visage - qui sont eux-mêmes fragmentés jusqu’à
la poussière pour nombre d’entre eux. Une matière quasi-brute, l’argile, maintenant
exclusivement crue, depuis Cross #3 anime « la peau du visage [qui] est celle qui
reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d’une nudité décente. La
plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est
qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance.
Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même
temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer »32
.
	 Antony Gormley (né en 1950) est un sculpteur anglais dont le travail interroge
la question du corps dans l’espace et le temps. Nombreuses de ses œuvres sont
anthropomorphiques. Ce qui m’intéresse le plus dans son travail c’est comment il
ne s’arrête pas à des images de corps mais propose des états-de-corps. De manière
différente, il me semble que c’est également ce qu’il se passe dans ma sculpture.
De plus, Antony Gormley ‘‘parle’’ souvent depuis son propre corps, par le moulage.
14
Cross #2
juin 2015
première interprétation janvier 2011
argile crue
stabilisée lors de l’exposition personnelle :
« Les poussières des autres » (curateur : Mickaël Roy)
Par exemple, avec l’œuvre « Learning to see », une sculpture en plomb réalisée à
partir du corps de l’artiste donc, il évoque cette obscurité du corps qui est pour lui
un espace de potentiel. Le moulage prend une place particulière dans son travail, on
pourrait dire qu’elle fait partie d’une hygiène dans le travail de sculpture, ou d’une
procédure normale dans un laboratoire d’expérimentations où des relevés sont
effectués : il s’agit ici de ceux d’un corps dans un espace. L’artiste déclare qu’il veut
utiliser le corps comme un objet-trouvé33
. Il y a dans son travail la volonté d’épuiser les
possibilités d’une forme, celle de son corps qui est l’étalon principal de sa pratique
de sculpteur. Cela ne l’empêche pas de mobiliser le corps d’autres personnes afin
de faire sculpture et de renouveler la manière dont un corps crée de l’espace.
L’opposition fondamentale entre mon travail et celui de cet artiste est la relation à la
poussière. Toute l’œuvre, à l’exception peut-être de « Bed » (1980-81), œuvre faite à
partir de pain de mie trempé dans la cire, est extimement poussière. Cela me semble
cohérent avec le terme de ‘‘catalyseur’’ qu’utilise l’artiste pour décrire le corps qu’il
observe comme un réceptacle, comme une étendue qui en raison de notre ‘‘espace
intérieur’’ permet d’échapper à ses considérations charnelles, individuelles pour
rejoindre celles de l’architecture et de la communauté alors que ma sculpture est un
rappel permanent au Dasein (c.f. table des matières).
	 Saillie #1, de prime abord se révélait par le ‘’bruit’’ de sa matière jetée,
accumulée et étalée sur le mur. Ce haut-relief site specific était pourtant bien forme.
Forme sur le mur : entre tracé interrompu d’un paysage et cicatrice. Forme(s), qui
de près, organique(s), viscérale(s), amas de peau, ronde, charnue et que la matière
venait justement perturber. Ça cristallisait, ça brillait, c’était dur, cela semblait
minéral. La couleur venait bien sûr renforcer cette lecture de la forme comme chair
ou corps-vécu34
. Cependant sa matière faisait corps. Ces formes étaient au risque
du kitsch, c’est-à-dire d’une représentation qui simplifierait la forme par la matière
et simultanément réciproquement ! Raison pour laquelle, il y a perturbation entre
matière et forme dans mes propositions sculpturales. La matière ne cherche pas à
entretenir l’illusion d’être chair, tout au contraire.
	 Je dans le jet, Saillie est un sédiment sur le mur, une épaisseur qui dans
un clignement d’œil pourrait devenir une béance. Triviale au loin comme un
paysage gâché, de près elle se fait précieuse. La matière comme saleté : son
jaillissement par l’énergie d’un être se fige sur une paroi et précipitamment
prend la pose. Charnue, rosé bien que rigide et cristalline, forme(s) et matière
mettent en tension la durée d’une pulsion de vie avec le temps long de la
concrétion.
	 Intimement poussière, cette proposition sculpturale fut, à la fin de la période
d’exposition, fragmentée : autant de fragments que l’on retire à un milieu. La forme
sculpturale intimement poussière peut parfois être un milieu. C’est le cas de Saillie #1,
qui après sa stabilisation vint à être démantelée. Aujourd’hui, Saillie #1, ses restes,
ses fragments sont autant de géodes qui attendent d’être esthétiquement achevées
comme formes sculpturales, toujours intimement poussière, sur une cheminée, un
buffet bas. L’espace d’exposition est un salon qui essaye de se préserver du confort et
de la domesticité. Le mur de l’espace d’exposition permit, site specific, de stabiliser
la proposition sculpturale. Si Saillie #1 était un milieu, c’est parce qu’elle dépendait
physiquement de l’espace qui lui donnait forme.
	 L’artiste canadien, David Altmejd, né en 1974, est un sculpteur qui, pour une
bonne partie de son travail, crée des figures anthropomorphiques, des corps entiers
gigantesques, des têtes à l’échelle 1. Par l’accumulation de multitudes d’objets et
de matières, ses œuvres oscillent souvent entre corps putréfié et cristaux. Avec sa
table des formes
15
Cross #3, mars 2018, argile crue, stabilisée lors de l’exposition collective :
« Désirer un coin de soi-même inconnu (la suite) » (curateur : Mickaël Roy)
Cross #4, mars 2018, argile crue, stabilisée lors de le résidence avec le Musée de
l’Impression et du Papier (Eesti trükimuuseum MTÜ) et en collaboration avec le
Musée d’Art de la ville de Tartu (Tartu Kunstumuuseum) en Estonie
série « Rabbit Holes », les sculptures sont des portraits couchés sur l’arrière du crâne
montrant des têtes en partie défoncées et laissant découvrir des cristaux en leur sein.
Il est vrai que mes propositions sculpturales entretiennent aussi cette relation chair-
minéral bien qu’elle soit plus ambiguë. Exception faite pour le moment de ex #1, je
n’ai jamais utilisé de cristal déjà-prêt. De plus, le travail de David Altmejd joue plus
sur une répulsion immédiate, une esthétique du film horreur qui vient s’estomper à
mesure que l’on regarde ses œuvres qui révèlent la densité des formes et matières
accumulées. Contrairement à ma sculpture (qui au final exige de chaque proposition
sculpturale, une forme d’épure ; peu de matières ou de formes différentes à la fois...),
nombreuses de ses œuvres accumulent les signes, les formes ‘’ready-made’’ - que
dans le cadre de mon travail j’appelle objet-trouvés - comme des stylos, des photos...
Certaines de ses sculptures (« The New North », « The Giant ») sont la résultante
de cette accumulation d’artefacts du monde contemporain. Je fais un autre lien
avec mon travail en ce qui concerne deux grandes familles d’œuvres de l’artiste qui
pourraient aider à la distinction de mes propres propositions sculpturales. Celles
donc qui sont chargées de matières et de formes dont la résultante plastique est
viscérale et d’autres ‘‘monochromiques’’. ‘‘Monochromiques’’ donc, comme sa série
« Bodybuilders » qui dégage quelque chose de plus distant. Elle est moins dans
le crépitement de la chair et n’en est pour autant pas moins dramatique. C’est
d’ailleurs dans le cadre de cette série que l’on remarque tout particulièrement la
forme de la main comme moulage ou trace de celle-ci au travail dans la matière.
Les mains s’autogénérant, s’écrasant par elles-mêmes, viennent à faire le corps de
chaque sculpture. Pour l’artiste, la main est le symbole du sculpteur. Cela m’intéresse
qu’une forme autant éculée et se risquant au kitsch tel qu’un moulage de gant ou
des traînées de doigts, puisse apporter une force singulière au travail en raison de
l’échelle qui lui est donnée. Dans ma pratique sculpturale, je tente d’épuiser et de
révéler ainsi les potentialités de certaines formes comme les ‘’petites têtes’’, le fossile
de trilobite et tout récemment les empreintes issues de la fermeture de mon poing
gauche ou droit (c.f. DUST ME #1 dans la table des gestes).
	 alter #1, treize fragments, chacun d’eux était la résultante d’une accumulation
de plâtre minéralisé35
avec des piques anti-oiseaux. De dimensions différentes,
certains se tenant sur leurs piques, d’autres gisant sur le côté, les treize fragments
réunis semblent appartenir à une faune étrange. Quelques infimes débris d’une chute
ou de petits bouts encore fragilement attachés à l’un des fragments, alter #1 produit
sa poussière. Chaque déplacement, pour une nouvelle activation lui sera de toute
évidence pénible. Le terme de fragment est utilisé soit pour désigner une forme
dans sa matière dont le geste ne saisit qu’une partie à l’instar des ‘’petites têtes’’
soit pour une forme brisée extraite de son milieu, survivante du morcellement. Les
‘’petites têtes’’ de Cross peuvent donc être fragments par deux fois : une première
par choix, une seconde fois de façon subie lors de leur écrasement qui est aveugle. En
ce qui concerne nombre de mes autres propositions sculpturales36
, fragment est un
terme qui désigne chaque élément sculptural qui participe d’une même proposition
sculpturale37
. Je ne sais plus exactement de quand date cette intuition d’utiliser le
terme de fragment pour cette acception plastique mais elle semble corroborer avec
ce que je tente d’expliciter dans ces lignes à propos de mon approche de la sculpture
qui a pour point de départ le désastre, la catastrophe. Le faire sculpture est un jeu
de massacre38
dont les survivants sculpturaux gardent les stigmates, bien souvent
plastiques mais jusqu’à leur nomination en tant que ‘‘fragment’’ qui les indiquent
comme le reste de quelque-chose ou l’après-démembrement d’une unité initiale
que la proposition sculpturale tente vainement de rejouer. L’individualité de chacun
des fragments d’alter #1 se fait donc au péril d’une hypothétique forme initiale. La
vulnérabilité matériologique de chacun des fragments (réunis), leur air d’inachevé,
16
Saillie #1
juin 2015
plâtre, pigments, povidone iodée, minéraux, pâte à modeler recyclée
stabilisée lors de l’exposition personnelle :
« Les poussières des autres » (curateur : Mickaël Roy)
leur allure animale les situent de facto dans une écologie de l’être en résonance avec
la nôtre.
« Il existe dans la sculpture contemporaine trois types de sensibilité
(parmi de nombreux autres que je passe sous silence, bien que tout
aussi dangereux)  : une facture indéfinie, pour rendre, comme le flou
photographique, une impression de vague ; un style ‘’encroûté’’, rustique,
pour créer une atmosphère ; et le fragment, truc on ne peut plus banal qui
vise, grâce au mystère des parties manquantes, à gagner la reconnaissance
du public.
La sensibilité en sculpture ne vit en définitif que dans l’amour du papier
de verre qui la consume, ou dans la terreur que ce même papier de
verre, émoussant quelques aspérités, finisse par tout emporter. Quant
au fragment fait d’artifice, c’est le signe d’une impuissance lamentable,
comme ces amants qui ne peuvent pas jouir parce qu’ils ont toujours une
jambe ou un bras de travers dont ils ne savent que faire. »39
	Cette sensibilité que déplore Arturo Martini, dans son livre-testament « La
Sculpture, langue morte » donne le dernier coup à la vaine entreprise qu’est pour lui
la sculpture. Il assume ainsi son échec de ne pas avoir réussi à faire de la sculpture
une langue vulgaire, c’est-à-dire spontanée entre les hommes40
. La sensibilité est
dénoncée comme un mal moderne porté par ces sculpteurs qui s’attachent aux
feuilles de l’arbre plutôt qu’à être arbre41
et qui finalement se prennent les pieds dans
les fissures du temps42
. Arturo Martini indique, par ailleurs, que « l’art n’est pas une
technè qui nous permet de maîtriser les énergies du cosmos, il participe d’une religio
qui nous permet de partager les mystères »43
. Je crois que mon approche sculpturale
entre en accord avec cette dernière assertion bien que réprouvant les proscriptions
sculpturales d’Arturo Martini. En assumant d’éprouver la chair, le sensible donc,
en préférant les êtres aux raisons d’être, je n’évacue pas pour autant le substrat
archétypal qui fonde nos représentations, j’ai un besoin d’origine.
« On ne peut, de cas en cas, que paraphraser les archétypes
approximativement ; leur sens vivant ressort plutôt de l’ensemble de
l’exposé que de la formulation particulière. Toute tentative d’atteindre une
compréhension plus nettement délimitée a pour conséquence fâcheuse
l’extinction de la luminosité du nucleus sémantique. Il n’y a pas d’archétype
quiselaisserameneràuneformulesimple :l’archétypeestunrécipientqu’on
ne peut jamais ni vider ni remplir. En soi, il n’existe qu’à l’état potentiel et,
quand il prend forme en une matière, il n’est plus ce qu’il était auparavant.
Il persiste à travers les millénaires et malgré cela, il exige toujours une
nouvelle interprétation. Les archétypes sont les éléments inébranlables de
l’inconscient, mais ils varient constamment leurs formes. »44
	 C’est un autre paradigme que ma sculpture tend à purger que celui de
l’humanisme métaphysique45
qui définit l’être par son appartenance à une catégorie46
qui, par glissement sémantique, devient réelle et donc préexistante à chaque
être. Raison possible de la désillusion d’Arturo Martini qui voit en la sculpture une
impossibilité à posséder son propre rythme, à buter contre ce qu’elle représente47
.
Elle s’explique par son approche hylémorphique qui rend hideuse la vie qu’elle singe
car « dans la sculpture, tout demeure en l’état originel, par défaut de liberté : la forme
demeure volume, c’est-à-dire quantité amorphe, simple glaise»48
. Cela est vrai dans
une sculpture dominée par l’idéalisme de Platon : la forme étant toujours gâtée par
la matière qu’elle tente de dominer, mais résolument pas dans une sculpture que je
qualifierais d’antiessentialiste voire d’antispéciste49
qui prétend que la pierre rongée
par les saisons50
est un bon point de départ sculptural et non une aporie. Ma pratique
sculpturale recherche l’origine, remarque banale mais dont on peut dire qu’Arturo
Martini l’associe à l’effacement de la présence de l’artiste, à son anonymat51
. Cela
table des formes
17
Survivances #2
septembre 2016
matériaux variés
Le geste de réparation peut se découvrir depuis l’intérieur de l’espace d’exposition
en regardant par la porte donnant sur la rue Moureilles
stabilisée lors de l’exposition personnelle :
« le ciel est bleu, la mer est verte » (avec le commissariat de Pauline Lisowski)
part de quelque chose de personnel, une contribution de ma part52
qui souhaite
s’évanouir dans le monde car il m’est évident que ma pratique sculpturale est - d’en
moi vers lui - « le lieu où s’élaborent des recherches visant à faire des découvertes sur
le commencement, l’origine »53
. Ce dur désir de durer est aussi, paradoxalement, un
appel à l’oubli54
. Il nous faut remonter à l’origine et l’art est une échelle comparable à
celle qu’empruntent les poissons pour retourner pondre à l’amont du fleuve55
. Raison
pour laquelle, le sens ne vient qu’a posteriori, la forme, la matière et les gestes
aussi d’ailleurs, viennent à m’indiquer un potentiel heuristique que je ne saurais
préméditer. « Cette pensée est à l’opposé de certaines pratiques contemporaines. En
effet, aujourd’hui, bon nombre d’artistes ne partent pas de l’acte « créateur » en soi,
mais ils procèdent en inversant le processus. S’appuyant sur les théories esthétiques
d’Adorno, de Benjamin et de Lukacs, ils les appliquent, tels des modes d’emploi,
à leurs propres productions artistiques »56
.Ceci me poussa en 2016, à l’occasion
de mon exposition « le ciel est bleu, la mer est verte » (avec le commissariat de
Pauline Lisowski) à écrire un texte à ce sujet dans lequel je me défends, si je peux
dire, d’une filiation avec l’art conceptuel et minimaliste. Je ressens de plus en plus
que ma filiation serait plutôt germanique, de Grünewald à Kiefer en passant par
l’expressionnisme allemand ou Joseph Beuys, Eva Hesse, Wolfgang Laib davantage
que du côté de Joseph Kosuth ou de Marcel Duchamp. L’Italie des artistes de l’arte
povera jusqu’à celle de Gianni Caravaggio n’est jamais très loin non plus dans ma
pratique sculpturale, ni non plus celle de la sculpture anglaise avec Rebecca Warren,
Anish Kapoor, Tony Cragg ou Richard Deacon. D’ailleurs, dans la scène française
actuelle, l’un des artistes qui m’intéressent le plus et qui est aussi me semble-t-il un
peu éloigné de l’héritage conceptuel promut en France, est Lionel Sabatté.
	 Lionel Sabatté, artiste français né en 1975, développe une pratique picturale
et sculpturale qui participent à la formation d’un bestiaire hétéroclite. Peaux mortes,
ongles, poussières, rouilles, béton sont autant de matières que l’artiste utilise pour
des œuvres de taille imposante comme d’autres qui pourraient intégrer la vitrine
d’un cabinet de curiosité. « La Meute » (2006-2011), par exemple, est un ensemble
de sculptures représentant des loups à l’échelle 1. Sur des structures métalliques
est accumulée de la poussière récoltée dans la bouche de métro Châtelet-Paris. Si
pour l’artiste le processus de récolte est important, en raison du labeur entre autres
choses qu’il impliqua, il ne serait consister en l’œuvre elle-même. Je reconnais en
son travail certaines préoccupations qui sont miennes : la question de la généalogie,
une esthétique de l’archéologie et du muséum d’histoire naturelle. Sa sculpture vient
figer pour un moment, avec un contraste entre la fragilité et la brutalité qu’exprime à
la fois les matières et l’impermanence des formes du vivant, des figures chimériques,
humaines (c.f. la série « Human condition », 2016-2017) et non-humaines qui émergent
comme des ruines, parfois baroques. C’est un travail qui n’est pas programmatique,
de multiples pistes sont ouvertes par l’artiste. Par ailleurs, dans la manière dont les
formes sont structurées par la couleur, (« Emeu », 2018, par exemple), j’identifie des
liens avec ma sculpture, je songe tout particulièrement à la proposition sculpturale
Mensch #1 sur laquelle je reviendrai un peu plus tard.
« NON, JE NE SUIS PAS UN ARTISTE CONCEPTUEL OU CE N’EST
CONCEPTUEL CE QUE JE FAIS. 
Je ne porte pas l’héritage du mouvement de l’art conceptuel dans mon
travail, pas plus qu’il est nécessaire de poser des concepts ou de longues
explications pour rentrer dans mon travail. Tous les mots et éclaircissements
ou liens que je peux donner ne viennent qu’a posteriori des gestes. Je fais
et après j’essaye de comprendre pourquoi j’ai fait ça. Je revendique de
plus en plus un lâcher-prise, une désintellectualisation du faire artistique.
Évidemment, je réfléchis beaucoup, je lis, je recherche mais cela a peu
d’importance dans le faire car c’est digéré ou en cours de digestion. Les
matières et les formes que j’accumule, que je crée, émergent de manière
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alter #1
juin 2015
plâtre, sel, minéraux, piques anti-oiseaux
proposition sculpturale composée de 13 fragments
stabilisée lors de l’exposition personnelle :
« Les poussières des autres » (curateur : Mickaël Roy)
très viscérale et nécessaire. Bien sûr, ensuite je trie, je classe et réintroduis la
proportion dans ce magma sculptural. Et je crois que l’on utilise de manière
inconséquente ce terme de ‘‘conceptuel’’ parce que je prends en compte
le contexte et que je montre aussi un processus. Ceux qui le disent sont
en général des artistes pour qui le lieu n’est qu’un moyen. Dans la grande
diversité des visiteurs qui sont venus à ma dernière exposition personnelle
intitulée « le ciel est bleu, la mer est verte » et pour celles et ceux qui n’y
connaissaient rien aux arts plastiques et à la praxis de la création artistique,
ils ont ressenti, en aimant ou pas, mais n’ont pas eu besoin de mes mots
pour comprendre quelque chose. Ils n’ont pas cherché à faire les plus fins
en bloquant leur sensibilité en disant : ‘‘c’est conceptuel’’. Ils me disent
des mots, des choses qui parfois me servent après coup dans ce que l’on
nomme le discours. Je me méfie d’ailleurs de plus en plus de leurs mots et
des miens de retour à l’atelier de peur qu’ils m’influencent, m’empêchent
de lâcher prise et me fassent stabiliser des illustrations kitsch de mon
propre travail. J’ai donc plaisir à emmener ma pratique dans d’autres
directions avec d’autres mots et imaginaires afin que mon travail de
matières, de formes, de sculpture ne soit pas conforté dans ses définitions.
Évidemment, ce n’est pas spectaculaire, c’est lent, c’est une autre couche
qui se sédimente. Je recherche entre les mots et la personne ce qui
manque : la trace, une persistance d’un moi dans ses schèmes plus profond
que l’habitus. Dans ce que je fais il est souvent question de rendre tangible
des frictions temporelles et comment celle-ci informent mon corps. Et bien
tous ces mots là, ces potentiels concepts viennent des jours, des mois, des
années après que les propositions sculpturales soient stabilisées. Ce sont
des moyens d’essayer de comprendre mais si les mots ne me manquaient
pas, s’il suffisaient à oublier mon faix existentiel, je ne m’ennuierais pas à
fabriquer tous ces trucs. Je suis désolé ce n’est donc conceptuel ce que
je fais, dire cela est encore participer à la mal-dénomination des choses.
Bizarrement c’est une remarque vantarde et desséchée de certains artistes,
les autres gens qui aiment ou pas, ils pigent des trucs. Ils ressentent car c’est
un travail formel et donc sensible. Et pour rappel, les mauvais philosophes
ne font pas forcément de bons plasticiens »57
.
	 Je dans l’autre, alter est ce conglomérat urticant. Ici et là éparpillé, chaque
fragment est étrangement devenu la bête que ses piques auraient dû éloigner.
L’agressivité qu’ils dégagent est bousculée avec leur fragilité cristalline. Faits
de matériaux du bâti, ils pourraient être les rebuts d’une architecture déchue.
Organiques, animaux, ils ont aussi l’air de roches exténuées par les torrents.
	 Parfois en se baladant on croise du regard, au loin, quelque chose que l’on ne
parvient pas à identifier avec certitude... On croit qu’il s’agit d’un petit animal et le
corps, celui de l’observateur se rapprochant, ne découvre qu’un sac abandonné sur
l’asphalte. Il m’importe de faire sculpture de cette sorte, raison pour laquelle alter #1
ne dissimule pas sa matériologie intrinsèque. De près, on voit sur certains fragments
la barre en plastique sur laquelle sont fixés les piques anti-oiseaux. La structure est
aussi la surface. Je n’insiste pas non plus ‘‘exprès’’ ; il n’y a pas d’esthétisation de
cette volonté que la structure participe autant de la surface que la surface de la
structure. S’il y a illusion, c’est dans la perception de celle ou celui qui interprète les
formes et les matières agrégées mais matériologiquement je n’ai rien à cacher. De
telles astuces ne m’intéressent pas, elles sont faites pour mettre du mystère là où il
en manque, dans ce lieu intangible où se rencontrent formes, matières et gestes58
.
	 Eva Hesse (1936-1970), née en Allemagne et de nationalité américaine,
est l’artiste du XXe
siècle qui m’émeut le plus. Je me sens en résonance avec son
immense œuvre, elle qui pourtant n’eut qu’une carrière de dix ans. Je reconnais dans
sa sculpture et la mienne une forme d’épure qui souvent, paradoxalement, émerge
par une matérialité brute. Voilà, en somme, le minimalisme, le seul, dans lequel je
table des formes
19
alter #2
septembre 2016
première interprétation en juin 2015
béton fibré, plâtre, sel, crochets métalliques, piques anti-oiseaux
proposition sculpturale composée de trois fragments - deux sont stabilisés dans
l’espace d’exposition alors que le troisième, l’est quant à lui, au 38, rue Saint Nicolas
stabilisée lors de l’exposition personnelle :
« le ciel est bleu, la mer est verte » (avec le commissariat de Pauline Lisowski)
puisse me reconnaître. Il est biomorphique mais, plus que cela, il y a en lui cet à-peu-
près de la forme résultant de la vibration quasi-encore-toujours perceptible de la
matière. La durabilité de ses œuvres n’était pas son souci : il concernait, pour elle,
les collectionneurs et les musées. Je partage avec la sculpture d’Eva Hesse, le faire
avec ce qui m’entoure, la sérialité ou plutôt la répétition des formes qui se tiennent
ensemble mais s’épuisent à la fois. Il y a également cette sensation que la forme
apparaît dans l’urgence du faire avec la matière. Je perçois dans sa sculpture comme
une sorte de précipitation, que l’on peut entendre aussi selon l’acception chimique
du terme, que je vis moi-même dans le faire sculpture. Les formes sculpturales
sont tels des agrégats - ce qui reste du processus - et produisent une esthétique a
posteriori (c.f. table des matières pour ce concept).
	Lesformesnesontpasseulementàmoninitiative...L’intentiondefairesculpture
m’appartient mais je veux dire que certaines formes sont produites par d’autres
gestes que les miens. Mensch #1 (stabilisée en extérieur sur le site archéologique
de Saint-Saturnin-du-Bois dans le cadre d’une résidence de création en 2017) me
semble être l’une de mes propositions sculpturales les plus révélatrices à ce jour de
cette complexité. Voici une autre couche textuelle, un extrait de la retranscription de
mon discours prononcé en fin de résidence.
« Nous sommes ici parmi une proposition sculpturale qui se compose de
treize fragments. Voilà, nous sommes parmi eux. La base de chacun d’eux
donc est composée d’une empreinte de mon visage qui fut réalisée en
atelier. Donc c’est ce que vous voyez sur cette partie-là, sur les treize, en
fait à chaque fois il y a une double empreinte, donc on voit, en fait, selon
les endroits, l’état est différent, mais on voit un visage orienté comme
ceci et un autre qui serait orienté à l’envers si on peut dire. Donc ça c’est
la base, je les ai préparés en atelier. Et on va dire que le premier geste
que j’ai eu ici, c’est de les planter, de les sceller dans le sol. Et à partir de
là, l’invitation a été faite à tous les visiteurs, petits et grands, de pouvoir
ajouter des formes, de la matière, par-dessus. Donc en sachant que c’était
à partir de mixtures que je proposais qui étaient inspirées… qui sont celles
que j’utilise d’accoutumée, c’est-à-dire avec des matériaux du bâti comme
voilà de la chaux, du ciment, du plâtre, mais également aussi avec certains
matériaux plus spécifiques comme des rebuts de fouilles, de la terre qui
venait de la fouille elle-même, ce genre de choses voilà qui ont pu donner
des apparences et je dirais nourrir la matière. Donc ce que vous voyez ici
ce n’est pas l’exacte collection de ces formes puisque mes gestes furent
nombreux pour garder, modifier, augmenter, falsifier les formes initiales.
Cela veut dire que faire sculpture dans cette relation d’échanges, c’est aussi
être dans l’attente de l’autre. Pour ceux qui sont venus, vous pouviez me
voir souvent attendre, voilà, que quelqu’un vienne, qu’il se passe quelque
chose, mais c’est tout à fait normal. Par semaine, une strate était arrêtée.
Donc en fait, les strates je les désigne, c’est avec… alors on les voit plus ou
moins bien apparaître, par exemple c’était ce disque un peu épais, donc
ça par exemple c’était la première semaine, après il y a eu une deuxième
semaine qui est là et une troisième semaine. Donc il y a trois strates qui ont
été substabilisées comme ça sur chacun des fragments. Donc à chaque
strate justement il y avait un réenrichissement par mes gestes, par les
matières et les formes que je pouvais accumuler. Alors, je regarde où j’en
suis parce qu’en plus j’écris très mal donc c’est très difficile de relire mes
notes mais je fais au mieux. Et voilà donc il y a eu après un… au-delà de
cette troisième strate, donc ce dernier geste donc qui compose et je dirai
qui vient arrêter la pièce en son sommet, qui est cette partie-là, avec des
éléments… donc là j’ai repris par exemple ces petits éléments qui arrêtent
les fers à béton. Donc il y a souvent comme ça des jeux d’évocation soit
par rapport aux gestes archéologiques soit par rapport aux matériaux, au
site et au matériel et aux outils qui peuvent servir. Alors, si cette proposition
sculpturale fut spécifiquement pensée pour le lieu, elle s’inscrit pour autant
dans une généalogie de formes, de gestes, de matières avec lesquels je fais
sculpture. Donc, par exemple, l’empreinte de visage, c’est quelque chose
20
Mensch #1
août 2017
fers à béton, chaux, plâtre, ciment, sable, terre, minéraux, pigments, povidone iodée,
rebuts de fouilles archéologiques, embouts de sécurité en plastique
proposition sculpturale composée de treize fragments
stabilisée lors de la résidence au Chantier archéologique de Saint-Saturnin-du-Bois
que j’utilise depuis 2010, dans une première proposition sculpturale qui
s’appelait In/Out, où en fait c’était une pièce, il y avait un visage qui sortait
en plein, donc le mien, et un autre en creux. Donc c’était un premier geste
mais en fait c’est à partir de cette pièce-là que j’ai continué à épuiser la
forme. J’avais fait également une autre pièce qui s’appelait Face-à-face où
c’étaient des petits coffrets où il y avait des têtes comme ça, toujours avec
cette empreinte en plâtre blanc et en fait j’invitais les personnes à se faire
modeler leur visage par-dessus les têtes, ce qui fait que du coup leur visage
était déformé aussi par la physionomie de ma tête. Et ces visages-là étaient
disposés au sol et je me souviens qu’à l’époque il y avait déjà une… enfin
c’était une idée par rapport à une valorisation archéologique qui avait été
faite dans ma ville natale, Amiens, où il y avait des petits hublots comme
ça où on voyait des vestiges gallo-romains à travers. Donc, il y avait ce
lien là, et donc aujourd’hui voilà, c’est une forme différente mais c’est une
pièce qui vient s’inscrire dans cette généalogie de formes et de matières.
J’accumule et accumule des formes et des formes qui à peine stabilisées
semblent faire vestiges, ruines. J’aime les strates, tout simplement. Donc
aussi ce qui m’intéresse dans ce rapport de strates c’est comment mon
corps… comment cela informe mon corps. Ce que je veux dire par là, c’est
que se considérer comme un amas d’atomes, se considérer comme de la
poussière d’étoile ou comme un sac de viande, cela change totalement
le rapport que l’on a au réel. Et finalement, comment on considère son
corps, comment il est fait, là où on va, ça va changer ce rapport-là. Ça
m’intéresse, dans la sculpture, d’avoir ces évocations, d’avoir ce rapport,
ces déplacements par rapport à son propre corps et en l’occurrence le
mien, puisque voilà c’est celui que je connais le mieux. C’est pour ça que
j’écris : ‘‘le sublime ne concerne-t-il que la matière fossilisée ? Celle qui
garde la trace du vivant dans la fragilité d’un geste ou d’une forme et dont
la matière minérale évoque la chair douloureuse.’’ Alors, n’écoutez pas trop
ce que je raconte, oui c’est important hein, n’écoutez que d’une oreille, je
donne simplement quelques idées à propos des choses qui m’obsèdent
et peut-être que ces choses vous intéresseront. Pour en revenir au corps,
je crois justement que ma pratique sculpturale passe par la question du
corps comme référent absent. Le référent absent est un concept forgé
par la philosophe Carol J. Adams qui s’applique aux animaux et aux
femmes au travers de l’histoire où ils se sont vus infligés une esthétique
du morcellement. Alors je reviendrais un peu là-dessus parce que ça fait
un peu barbare dit comme ça mais voilà… Des fois, la femme vivante a
été considérée comme objet, dans l’histoire, et l’animal mort transformé
en viande. Ce concept éclaire mes sculptures car il parle de la difficulté
de faire sculpture sans un ‘‘avant-goût de cimetière’’ comme le disait le
sculpteur Arturo Martini dans son texte : ‘‘La sculpture, langue morte’’ [op.
cit., p.56]59
».
	 Mensch #1étaitlapremièrepropositionsculpturaleoùlesformesproduitespar
des tiers-participants qui faisaient sculpture avec moi n’étaient pas homogénéisées
à un point tel que leurs spécificités auraient été noyées sous des couches et des
couches d’autres matières et gestes ajoutés par mes soins. Mensch #1 actuellement
se fragmente, sa matière est en train de réactualiser sa forme pour révéler davantage
sa structure pour chacun de ses fragments (réunis) : intimement poussière. Que
restera-t-il d’elle, vais-je retourner lui ajouter de nouveau de la matière qui fera forme,
vais-je la laisser s’épuiser au grès du temps ? J’imaginais aussi qu’elle puisse devenir
un bronze. Elle serait la première interprétation d’Übermensch.
	 Bien que résolument intimement poussière ma pratique sculpturale exprime
parfois un besoin d’éternité, comme pour me convaincre que la vie pourrait encore
être possible une fois incarnée dans un objet. Je distingue différents niveaux de ce
que je nomme l’autarcie dans mes propositions sculpturales. Plus une proposition
sculpturale ‘‘tient’’ et demande peu de nouveaux gestes pour exister d’une activation
à une autre, plus elle est autarcique. L’autarcie pourrait être vue comme une échelle
allant de l’intimement poussière à l’extimement poussière...
table des formes
21
Face-à-face #1
juin 2014
pâte à modeler maison, plâtre, 13 coffrets en OSB, plexiglas
proposition sculpturale à dimensions variables ;
(chaque coffret mesurant 43,6 x 28,6 x 30,4 cm)
protocole sculptural participatif
stabilisée lors de l’événement :
« After Puls’art #4 »
Nous pouvons noter que Mes poussières, les vôtres #1 et alter #1 ne sont
pas éloignées l’une de l’autre quant à leur ‘‘degré’’ d’autarcie, bien que chacune ait
ses fragilités qui requièrent de petits gestes de réorganisation pour les activer de
nouveau, elles demeureront relativement semblables d’une activation à une autre.
Évidemment alter #1 étant composée de treize fragments, ce qui peut changer
le plus, c’est la mise en espace des dits fragments. Cross #2 et Saillie #2 étaient
destinées à se disperser. On pourrait imaginer plusieurs activations, j’ai d’ailleurs
conservé les restes de chacune de ces propositions sculpturales et pourrais envisager
pour chacune d’elle une nouvelle activation. Peut-être qu’une hypothétique
Cross #1 ##2 ressemblerait encore à sa première activation mais quant à Saillie #1
vers Saillie #1 ##2, il en serait tout autrement... Si j’utilisais les fragments issus du
démantèlement de Saillie #1, ce serait peut-être davantage pour les recycler c’est-
à-dire pour créer une nouvelle proposition sculpturale qui n’appartiendrait plus à la
‘‘catégorie’’, au gabarit sculptural : Saillie. En tous les cas, Cross #2 comme Saillie #1
exigeraient beaucoup de nouveaux gestes pour de nouvelles activations en raison
de leur particularité d’avoir existé formellement site specific. Mensch #1 est entre
deux eaux, si j’ose dire, conservée en intérieur, elle serait tout autant autarcique que
ses consœurs Mes poussières les vôtres #1 et alter #1. C’est donc bien ce contexte
qui la met à rude épreuve60
, toute la question sera de savoir quelle est sa résistance
matériologique ou quand aura lieu sa réintroduction dans un milieu plus protégé,
elle bouge encore...
	 Mes poussières les vôtres #1, fut réactivée (##2) en 2016, son nouveau
contexte est l’unique fait marquant de cette nouvelle activation, étant, au risque de
me répéter, parmi les plus autarciques de mes propositions sculpturales. Cross #2
avait une prédécesseuse (une première interprétation), Cross #1 ,donc qui avait
été activée deux fois. Puis, début 2018, une troisième interprétation fut stabilisée,
c’est-à-dire avec d’autres fragments (choisis) que ceux pour Cross #1 et Cross #2 ;
il n’y a jamais de recyclage pour un même gabarit sculptural d’une interprétation
à une autre. Saillie est la seule de son genre pour le moment et quant à alter, il
existe une deuxième interprétation d’un degré d’autarcie semblable à la première.
Formellement, elle ne se compose que de trois fragments (réunis) dont un fragmenté
endeux.Elleestplusdenseetincorporeàsamatériologie,pourdeuxdecesfragments,
des crochets métalliques. De plus, les formes résultantes du travail de modelage ne
sont pas gommées sous les coulées cristallines. Elle met davantage en tension force
et faiblesse, elle est d’une agressivité toute pathétique. Cross et Mensch participent
d’une même généalogie formelle, celle des propositions sculpturales qui utilisent
des empreintes réalisées à partir du moule de mon visage réalisé en 2010.
	Je dans la fouille, Mensch est cette accumulation hétéroclite de formes
et de matières qui se verticalise en plusieurs fragments. À la base de chacun,
l’on peut percevoir deux visages (chacun dans un sens différent), formant une
unique tête sur laquelle tout ce que s’y est agglutiné résulte d’un geste sculptural
partagé avec des tiers-participants. Mensch comme présence symbolique de la
mémoire du lieu l’érige là où les archéologues creusent pour la faire émerger.
	 J’identifie dans ma pratique sculpturale une filiation aussi ouverte qu’avec
des artistes comme Magdalena Abakanowicz (1930-2017, de nationalité polonaise),
Stephen de Stæbler (1933-2011, de nationalité américaine) ou encore de Mark
Manders (né en 1968, de nationalité néerlandaise). Chacun·e produise des états-de-
corps, et recourent (recouraient) à des gestes (c.f. table des gestes) qui participent
aussi de ma sculpture (moulage, assemblage, empreintes...). La première fit de la
sculpture une mue, faisant émerger des corps en tant que peau. Peau non en tant
que ressemblance à celle vivante mais en tant qu’épaisseur de matière conservant les
scories de la correspondance qu’eut l’artiste avec la matière. Le second développa
22
durant des années un corpus sculptural déconstruisant la statuaire et l’esthétique de
la ruine antique. Enfin le dernier propose à sa façon des autoportraits accumulant des
fragments de visages ou d’animaux modelés dans un rendu très lisses et semblant
être en argile crue (en vérité il s’agit d’époxy) avec des journaux – situant le travail :
une date, un contexte – et du mobilier tel que des chaises, des baignoires, des tables.
Ici c’est l’assemblage qui domine et la relation entre figure et domesticité qui produit
des états-de-corps.
	Les formes qui traversent mon corpus sculptural ne furent pas toutes détaillées
dans les lignes précédentes. Cependant, j’ai tenté de circonscrire celles les plus
criantes, récurrentes dans mon urgence de faire sculpture. Si le corps craint par
son morcellement, sa réification, son passage de chose à objet, bref de devenir un
référent absent61
, le fragment sous ses trois acceptions précisées plus haut permet
étrangement de viser à une unité paradoxale, c’est-à-dire qui connait d’emblée son
impossibilité à être pleine et entière. L’empreinte dans ma pratique, la ressemblance
par contact62
, n’est pas sculpturalement utilisée pour donner l’illusion kitsch d’un
réalisme de pacotille mais pour suggérer, comme quelque chose que l’on touche
sans voir. Un frottement qui implique toujours une trace, un peu de forme qui vient
contre un peu de matière qui s’en va...
	 Pour approcher ma sculpture, il me fallait parler d’elle depuis la poussière
c’est-à-dire depuis l’idée d’un mouvement. Avant qu’il ne soit question de telle ou
telle forme ce sont « les voix de la poussière, l’âme de la poussière, [qui] m’intéressent
bien des fois plus que la fleur, l’arbre ou le cheval car je les pressens plus étranges. La
poussière est un être si différent de nous. Et déjà cette absence de forme définie...
on voudrait se changer en arbre, mais en poussière – en quelque être ainsi continu –
serait tellement plus tentant. Quelle expérience ! Quelle information ! »63
.
	 Il ne faut pas craindre d’épuiser l’origine en utilisant des formes éculées comme
le visage. Il y a toujours une bascule pour que cela ne devienne pas simplement
kitsch ou que finalement la forme entre en surdité avec le monde tellement qu’elle
aurait été représentée. Il s’agit de s’assurer qu’entre gestes et matières, la forme
tienne cet équilibre, suspension mythique d’un temps présent continu bien que se
rapprochant de l’être, de chaque être. Je peux ainsi accumuler une forme encore et
encore car il n’y pas une tentative de perfection dans la mimesis au risque d’un effet
de réel, chaque fragment garde la trace de l’incertitude du geste.
	 Les bords qui s’effritent ou les cassures, mémoire de la matière mise en exil
de son milieu qui fait forme est une esthétique de la marge (margo : le bord). Cette
sculpture, intimement poussière, qui peut sembler avoir toujours été là mais est en
fait récente et est peut-être à ce titre là comme l’homme. « L’homme [qui] est une
invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et
peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont
apparues (...) alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite
de la mer un visage de sable »64
.
table des formes
23
notes
1. « Dans son célèbre essai intitulé La chose, le philosophe Martin Heidegger a tenté de
comprendre ce qui différencie une chose d’un objet. L’objet, dit-il, est autonome et est défini par
son ‘’objectivité’’ [gegen-standlichkeit] – face à face ou surface contre surface – en relation au lieu
où il est situé. On peut le regarder ou même le toucher, mais on ne peut pas se joindre à lui dans
son processus de formation. Aussi proche que nous puissions être physiquement de lui, l’objet reste
affectivement distant. Mais si les objets sont contre nous, les choses sont avec nous. Chaque chose
est, pour Heidegger, un rassemblement de matériaux en mouvement. Le toucher ou l’observer,
c’est porter les mouvements de notre être en correspondance affective avec ses éléments matériels
constitutifs. »
Tim Ingold, Faire Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture, éditions dehors, 2017, (édition
originale en 2013), pp. 186/187
	
2. « C’est que depuis trois mille ans, on ne sculpte que des cadavres. Parfois on les nomme gisants
et on les couche sur des tombes ; d’autres fois on les assied sur des chaises curules, on les juche sur
des chevaux. Mais un mort sur un cheval mort, cela ne fait même pas la moitié d’un vivant. Il ment ce
peuple des Musées, ce peuple rigide, aux yeux blancs. Ces bras prétendent bouger, mais ils flottent,
soutenus entre haut et bas par des tiges de fer ; ces formes figées ont peine à contenir en elles un
éparpillement infini ; c’est l’imagination du spectateur, mystifié par une grossière ressemblance, qui
prête le mouvement, la chaleur, la vie à l’éternel affaissement de la matière. »
Jean-Paul Sartre, Situations (Tome 3) - Littérature et engagement (février 1947 - avril 1949), éditions
Gallimard, 2013
	
3. « Cette quasi-impossibilité à cerner l’informe s’avère l’un des grands leitmotiv de l’esthétique et
de la critique d’art. Formalisé par Emmanuel Kant, cette propension à considérer la matière comme
un magma aveugle et impensable constitue un modus operandi à peu près invariant. La lutte de
fond et de la forme a ainsi toujours constitué l’un des principaux ressorts du développement de l’art.
[…] Impropre donc à satisfaire les besoins de l’esprit. Issue du platonisme, réactivée successivement
par le néoplatonisme de la Renaissance puis par les rigueurs du protestantisme et du jansénisme,
cette prééminence accordée à la forme se perpétue au sein de l’art du XXe
siècle dans la tendance
dite constructiviste ou formaliste. »
Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne & contemporain, éditions
Larousse, 2011 (première édition en 1994), p. 279
	
4. Arturo Martini, La sculpture, langue morte, éditions L’échoppe, 2009, p. 58
Comme nous le verrons un plus tard, cette phrase du sculpteur n’est nullement une manière
de valoriser ce que je nomme l’extimement poussière. Ni d’ailleurs l’intiment poussière qui
appartiendrait selon lui, avec d’autres mots, à cette seconde maladie de la sculpture – la première
étant d’être de l’acabit d’une langue que l’on ne parlerait plus - qui cède au sensible à défaut de
tendre vers le sentiment (détaché de la contingence de la personnalité du sculpteur) et l’absolu.
	
5. « Le monde commun n’environne pas la personne, comme le fait (même si ce n’est pas au
sens strict, car le propre corps-vécu en fait partie) la nature. Mais le monde commun n’emplit pas
non plus la personne, comme cela vaut du monde intérieur, en un sens également inadéquat. Le
monde commun porte la personne, tout en étant à la fois porté et formé par elle. C’est entre moi
et moi, moi et lui, que se situe la sphère de ce monde de l’esprit. Si c’est la marque distinctive
caractéristique de l’existence naturelle de la personne d’occuper le centre absolu d’une sphère de
sensibilité imageante, qui tout à la fois relativise à partir de soi cette situations et la dépouille de sa
valeur absolue ; si c’est la marque distinctive caractéristique de l’existence spirituelle de la personne
de se tenir dans une relation de compréhension à l’égard de son monde intérieur et tout à la fois
d’accomplir ce monde en le vivant ; alors le caractère spirituel de la personne repose en la forme du
Nous que prend le propre Moi, dans la façon qu’a la propre existence vitale d’être circonscrite et de
circonscrire , intégralement et unitairement, selon la modalité de l’excentricité.»
Helmuth Plessner, Les degrés de l’organique et l’Homme. Introduction à l’anthropologie
philosophique, Gallimard, 2017, (édition originale en 1928), p. 461
« 1 - Le monde est tout ce qui a lieu
1.1 - Le monde est la totalité des faits, non des choses
1.11 - Le monde est déterminé par les faits, et par ceci qu’ils sont tous les faits.
1.12 - Car la totalité des faits détermine ce qui a lieu, et aussi tout ce qui n’a pas lieu.
1.13 - Les faits dans l’espace logique sont le monde
1.2 - Le monde se décompose en faits. »
Ludwig Wittgenstein, Tractacus logico-philosophicus, éditions Gallimard, 1993 (édition originale en
1922), p.33
24
6. « En nous allongeant le long du tumulus, en ajoutant un cairn une pierre que nous avons ramassée
sur le chemin, en manœuvrant la poignée de la porte et en baissant la tête pour passer de l’autre
côté du cadre de bois, nous faisons l’expérience du tumulus, du cairn et de la chaumière comme
de choses. Pour étayer son argumentation Heidegger tire le plus grand partie de l’étymologie du
mot ‘’thing’’ [chose] provenant de ‘’ting’’ (ou de ses équivalents germaniques). Par-dessus tout, c’est
l’idée de rassemblement, présente dans les sens premiers du mot, qu’il met en valeur. Faire face à
une chose n’est pas s’en sentir exclu, mais c’est plutôt être invité à participer au rassemblement. »
Tim Ingold, ibidem
	
7. J.J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Gallimard,
1965, (édition originale en 1755), pp. 31/32
	
8 . « Lorsque nous lisons que, dans la fabrication d’artefacts, les praticiens imposent des formes
issues de leur esprit à une matière du monde extérieur, nous avons affaire à une conception
hylémorphique.
Je voudrais au contraire penser le faire comme un processus de croissance. Cela place dès le départ
celui qui fait comme quelqu’un qui agit dans un monde de matières actives. Ces matières sont ce
avec quoi il doit travailler et le processus de fabrication consiste à ‘‘unir ses forces’’ aux leurs, les
rassemblant ou les divisant, les synthétisant ou les distillant, en cherchant à anticiper sur ce qui
pourrait émerger. En ce sens, les ambitions de celui qui fait beaucoup plus humbles que celles
impliquées par le schéma hylémorphique. »
Tim Ingold, op. cit., p. 60
	
9. « Il faut réserver aux seuls êtres organiques la qualification de monstres. Il n’y a pas de monstre
minéral. Il n’y a pas de monstre mécanique. Ce qui n’a pas de règle de cohésion interne, ce dont la
forme et les dimensions ne présentent pas d’écarts oscillant de part et d’autre d’un module qu’on
peut traduire par mesure, moule ou modèle – cela ne peut être dit monstrueux. »
Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, éditions Vrin, 2015, (première édition en 1965),
p. 220
	
10. « Au sein de ma sphère, je fais l’expérience de mon corps comme un objet physique (Körper)
au côté des autres objets du monde. Toutefois, une autre dimension du corps se révèle maintenant
à l’analyse phénoménologique : mon corps n’est pas seulement corps physique, mais également
chair ou corps propre (Leib). Le corps est donc à la fois un objet que je rencontre parmi d’autres et,
en tant que chair, une dimension de mon expérience. Or, la chair est ce que j’ai de plus propre ; elle
constitue la condition de possibilité de la ‘‘propriété’’ au sein de ma sphère primordiale : ‘‘aucune
propriété, proximité, mienneté ne sont en général pensables avant la chair et rien de ce qui se fonde
sur une pré-compréhension du propre, du proche ou du mien ne saurait être pensée avant que
ne le soit la chair, c’est-à-dire leur origine’’. La chair se révèle ainsi indispensable puisque
l’expérience de mon monde dépend entièrement d’elle. Elle constitue effectivement le pôle
de référence auquel se réfèrent tous les corps physiques et toutes les données de mon monde
primordial. »
Denis Courville, « L’ambiguïté du corps chez Husserl : entre une égologie désincarnée et une
phénoménologie de la chair » in Revue Phares, Volume IX, 2009, pp. 68/69
	
11. « Ma formule pour désigner la grandeur dans l’homme, c’est l’amor fati : que personne ne
veuille rien autrement, ni en avant, ni en arrière, ni dans les siècles des siècles. Ne pas seulement
supporter la nécessité, encore moins se la dissimuler - tout idéalisme est manière de mentir devant
la nécessité -, mais l’aimer... »
Friedrich Nietzsche, Ecco Homo (+ Nietzsche contre Wagner), éditions Flammarion, 1992 (édition
originale en 1908), p. 90
	
12. « Substance indéfiniment plastique et malléable, conçue non plus, comme autrefois chez
Descartes, à la façon d’un support invariant susceptible de se prêter à toutes les transformations
et déformations, la matière est bien plutôt envisagée aujourd’hui comme élasticité et fluidité. Elle
n’est rien d’autre que l’infinité de ses métamorphoses et se confond avec le processus énergétique
autrefois censé l’animer. Proche en ce sens de l’idée du chaos mais d’un chaos continûment appelé
à s’exprimer au sein de formes et d’états transitoires. »
Florence de Mèredieu, op. cit., éditions Larousse, 2011 (première édition en 1994), p. 282
	
13. Proposition sculpturale est l’expression par laquelle je désigne les stabilisations qui sont de type
sculptural.
25
14. Stabilisation est l’état de mise en présence des formes, matières et gestes qui font œuvre, qui
sont une œuvre.
# = interprétation, c’est-à-dire une proposition sculpturale qui s’inscrit dans un gabarit de formes,
de matières et de gestes désigné par un nom.
ex. Cross #1 et Cross #2 partagent des similitudes mais sont stabilisées à partir de matériaux
différents, en bref il s’agit de deux œuvres différentes.
## = activation, c’est-à-dire les conditions spécifiques de (re)stabilisation d’une même
interprétation d’une proposition sculpturale. ex. Cross #1 et Cross #1 ##2 sont deux œuvres
identiques. Une proposition sculpturale peut être plus ou moins autarcique c’est-à-dire sujette à
des modifications dans le temps d’une activation à une autre. Cross #1 désigne de façon raccourcie
Cross #1 ##1. Pour les propositions sculpturales les plus autarciques, où les changements sont
faibles d’une activation à une autre, la désignation par l’interprétation seule (ex. #1) permet d’inclure
toutes les activations qui en découlèrent.
	
15. Deux propositions sculpturales stabilisées lors de cette exposition (In Situ #2 ; Praxis #1) ne
seront pas évoquées, participant moins de mes préoccupations actuelles.
	
16. En septembre 2017, avec mon épouse et une amie nous nous sommes rendu·e·s à la documenta
de Kassel. Nous nous étions arrêtés longuement devant l’œuvre de Mona Hatoum, Fix it, créée en
2004 et produite à partir de vieux appareils et mobiliers d’usine rouillés et que nous trouvions assez
fascinante. Nous nous étions dit qu’il y avait là un style que l’on retrouve dans différentes œuvres
contemporaines. Nous l’avions nommé dirty and rusty. Au-delà de l’apparente plaisanterie, on peut
noter que la mise en espace de ces objets industriels déchus de leur superbe en raison de leur usure
qui, certes les esthétisent, par un processus de dégradation ‘‘naturelle’’ vient réaffirmer quelque
chose de l’ordre de l’intimement poussière. Si c’est dirty, rusty, c’est aussi dusty ! Ici les artefacts
industriels ne sont plus promus directement au rang d’œuvre d’art (ready-made) par la seule autorité
de l’artiste et participant ainsi d’une certaine impuissance du geste artistique dans un monde
dominé par les marchandises, ils sont réintroduits dans l’écologie de l’être qui, dialogiquement,
est mort et vie simultanément. Formes, matières et gestes dialoguent dans ce cas, sans le recours
à l’autocratie du discours, pour faire sculpture. C’est ainsi que je dirai qu’un ready-made qui tend à
être intimement poussière est un avant tout un objet-trouvé. Le ready-made duchampien ou l’emploi
‘‘tel quel’’ d’objets industriels qui font œuvre par la secours sémantique sont dans leur relation à la
poussière de l’ordre de la statuaire, de l’extimement poussière. Il est urgent de subvertir le ready-
made en le déplaçant du geste (discursif) vers la forme et la matière.
	
17. Citation extraite du catalogue édité par la Communauté de communes du Val de Sarthe dans le
cadre de mon exposition personnelle « hic et nunc », présentée au Centre d’art de l’île MoulinSart
du 25 avril au 14 juin 2015, suite à une résidence participative organisée sur le territoire du Val
de Sarthe du 9 mars au 24 avril 2015, en partenariat avec les bibliothèques d’Étival-Le-Mans, de
Louplande (Association Attire’d’L), de Roëzé-sur-Sarthe, de Spay et la médiathèque de La Suze-sur-
Sarthe, p. 25
	
18. Ce que familièrement j’appelle parfois les ‘‘petites têtes’’ sont plutôt plates, ne retenant dans
l’empreinte souvent que le nez et la bouche et gardant à son verso la marque des doigts appuyant la
matière contre la matrice.
	
19. c.f. à ce sujet : Michel Bousseyroux, « Hétérologie de l’abject », L’en-je lacanien 2005/2 (no 5),
p. 39-57. DOI 10.3917/enje.005.0039
	
20. Peter Buggenhout, Première rétrospective, Museum Leuven, 2015
https://www.youtube.com/watch?v=Q7facnpZnV0
	
21. La sentience, depuis Bentham, décrit plus clairement, selon Martin Gibert, cette « capacité à
ressentir, à percevoir et à avoir une expérience subjective du monde » qu’avec le mot de conscience
« qui recouvre parfois des capacités métacognitives, l’idée de conscience de soi, voire de conscience
morale ».
c.f. Martin Gibert, Voir son steak comme un animal mort, Lux, 2015, p. 22
	
22. ATTENTION, cette note est un ajout par rapport au texte initial !
Ce premier geste a naturellement eu des précédents comme avec l’œuvre créée en 1976 par l’artiste
allemand Timm Ulrichs (né en 1940) et intitulée Anwesend abwesend - oder Das Leben nach dem
Tode vor dem Tode qui consistait dans un moulage positif du visage de l’artiste pouvant pénétrer
26
celui en négatif, chaque moulage étant la partie d’un coffret se refermant.
	
23. Citation extraite du catalogue « hic et nunc », op. cit., p. 33/35
	
24. Citation de George Didi-Huberman à propos de l’œuvre Delocazione de Claudio Parmigianni,
George Didi-Huberman, Génie du non-lieu Air, poussière, empreinte, hantise, éditions de Minuit,
2001, p.76
	
25. « La relation intersubjective est une relation non-symétrique. En ce sens, je suis responsable
d’autrui sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la vie. La réciproque, c’est son affaire. C’est
précisément dans la mesure où entre autrui et moi la relation n’est pas réciproque, que je suis
sujétion à autrui ; et je suis ‘‘sujet’’ essentiellement en ce sens. Vous connaissez cette phrase de
Dostoïevski : ‘‘Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les
autres.’’ (Les Frères Karamazov, La Pleïade, p. 310). Non pas à cause de telle ou telle culpabilité
effectivement mienne, à cause des fautes que j’aurais commises ; mais parce que je suis responsable
d’une responsabilité totale, qui répond de toutes les autres et de tout chez les autres, même de leur
responsabilité. Le moi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres. »
Emmanuel Lévinas, Éthique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1982, p. 10
	
26. Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 91
	
27. « Le phénomène de monstration généralisée auquel nous avons à faire, l’omniprésence de
l’image visuelle qui en découle, l’autoritarisme oculaire qui régit notre vie quotidienne trouve dans
certaines pratiques artistiques des réponses très diversifiées. C’est une interprétation formellement
plutôt adapté – bien que distanciée et critique – que réservent les artistes de l’hyperréalisme
américain ou européen au seuil des années 1970 et durant tout la décennie. »
Maurice Fréchuret, Effacer. Paradoxe d’une geste artistique, éditions les presses du réel, 2018,
(première édition en 2016), p. 15
	
28. « Nous appellerons insignifiance du réel cette propriété inhérente à toute réalité d’être toujours
indistinctement fortuite et déterminée, d’être toujours à la fois anyhow et somehow : d’une certaine
façon, de toute façon. Ce qui fait verser la réalité dans le non-sens est justement la nécessité où elle
est d’être toujours signifiante : aucune route qui n’ait un sens (le sien), aucun assemblage qui n’ait
une structure (la sienne), aucune chose au monde qui, même si elle ne délivre aucun message lisible,
ne soit du moins précisément déterminée et déterminable. »
Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie, éditions du Minuit, 2004, p. 14
	
29. Michel Foucault, Le corps utopique, conférence radiophonique du 7 décembre 1966, disponible
dans l’édition présentée par Daniel Defert aux éditions lignes, 2009
	
30. J’y reviendrai ultérieurement dans la table des gestes.
	
31. « L’homme en tant que la chose vivante qui est placée dans le centre de son existence, a le
savoir de ce centre, en a l’expérience vécue et se trouve de ce fait au-delà de lui. Il fait l’expérience
vécue du lien dans l’absoluité de l’ici-maintenant, de la convergence totale du champ environnant
et de son propre corps-vécu envers le centre de sa position, et de ce fait il n’en est plus dépendant.
Il fait l’expérience vécue de l’immédiate amorce de ses actions, de impulsivité de ses émotions
et mouvements, de la radicalité de sa qualité d’auteur de son être-là vivant, de la pause séparant
l’action de l’action, du choix tout autant que du ravissement dans l’affect et la pulsion, il se sait libre,
et en dépit de cette liberté, exilé dans une existence qui l’entrave et avec laquelle il lui faut lutter.
Si la vie de l’animal est centrée, la vie de l’homme, elle, sans pouvoir rompre ce centrage, est tout
à la fois extériorisée par rapport à lui, excentrique. L’excentricité est la forme caractéristique pour
l’homme de son positionnement frontal face au champ environnant.
Helmuth Plessner, op. cit., pp. 445/446
32. Emmanuel Lévinas, ibidem
	
33. The Body as a Found Object: Antony Gormley | Brilliant Ideas Ep. 40
https://www.youtube.com/watch?v=yBK4RBRj1U8
	
34. « J’acquiers ainsi le sens de l’existence incarnée, car, dégagé de tout rapport à l’étranger, il
me reste néanmoins une nature spécifique qui dépend de ma chair : cette nature que je peux voir,
entendre, toucher, bref, percevoir. La chair se révèle ainsi comme un ‘‘je peux’’, une capacité d’agir
27
sur l’ensemble de la nature et sur elle-même. Cette capacité de faire l’expérience d’une nature
propre repose sur l’autoréflexion de mon corps. Il s’agit d’un mouvement où le corps se dédouble
ou, selon l’expression de Merleau-Ponty, il se sent ‘‘sentant’’. Cette expérience autoréflexive se
produit lorsque, par exemple, ‘‘ma main droite touche ma main gauche, je la sens comme une
chose physique, mais au même moment, si je veux, un événement extraordinaire se produit : voici
que ma main gauche aussi se met à sentir ma main droite’’. En se saisissant comme corps physique,
la chair établit un rapport réfléchissant à la nature, car l’action exercée sur la nature par ma chair
est également retour sur elle-même. Par conséquent, l’expérience de mon corps ne se limite plus
à l’expérience d’un objet physique qui, en tant qu’impureté constitutive, doit être écarté ; elle
représente plutôt le pilier de ma sphère propre. »
Denis Courville, ibidem	
35. Un certain nombre de composants tels que le sel, l’alun de potassium, le bicarbonate de soude
viennent perturber le cours normal de prise des plâtres, ciments, bétons que je prépare. Pour plus
de précisions à ce sujet c.f. table des matières.
	
36. Cette troisième acception du terme ‘‘fragment’’ a également du sens pour Cross. Cela fait donc
de Cross l’une des propositions sculpturales qui joue des trois acceptions que j’accorde au terme de
fragment.	
37. Nous pourrions distinguer aussi chacun des trois sortes de fragment décrits : fragment choisi ;
fragment subi ; fragments réunis.
	
38. Cela se passe ainsi dans l’atelier.... Je repense à la deuxième interprétation d’alter dont la
fabrication en atelier se fit par accumulation de matière avec les piques anti-oiseaux. Une fois
séchés, des morceaux sont assemblés alors que d’autres se brisent sur chacun des trois principaux
fragments (en tant qu’élément de la proposition sculpturale). Il n’est gardé que ce qui tient, ce qui
résiste. La forme provient de ce processus. Ici c’est la matière qui imprime la forme de ce qui fait
finalement sculpture. La forme fige, dans la précipitation, l’épuisement du tropisme de la matière.
	
39. Arturo Martini, op. cit., pp. 47/48
	
40. c.f. Arturo Martini, op. cit., p. 55
	
41. « Le sculpteur est comme un arbre, les feuilles sont sa sensibilité. Mais l’arbre ne se soucie guère
de ces existences fragiles et passagères que le temps fera tomber, inexorablement. »
Arturo Martini, op. cit., p. 49
	
42. « Si la sculpture ancienne a su saisir les sentiments, elle a toutefois dédaigné la sensibilité.
Ce que les sculpteurs modernes appellent ‘‘sensibilité’’, et croient reconnaître dans les œuvres
anciennes, n’est qu’une apparence due à l’usure, à la patine, aux craquelures et aux fissures du
temps. »
Arturo Martini, op. cit., p. 47
	
43. Arturo Martini, op. cit., p. 11
	
44. Carl Gustav Jung et Kàarly Kerényi, Introduction à l’essence de la mythologie, 2016,
Payot-Rivages, (édition originale en 1953), pp. 160/161
	
45. « Ce qui fonde la métaphysique, en effet, c’est la séparation, la rupture instituée par l’homme au
sein de la nature, en contradiction avec les constations empiriques, entre lui et les autres espèces
d’animés. » Patrice Rouget, La violence de l’humanisme, Calmann-Lévy, 2014, p.28
	
46. David Olivier, l’un des fondateurs des Cahiers antispécistes, démontre qu’aucune espèce n’existe
en tant que telle. L’espèce est un système catégoriel et pourtant pour la doxa « l’idée existe donc
implicitement que les espèces sont autre chose qu’un ensemble d’individus ; c’est-à-dire qu’elles
existent à un niveau théorique »
David Olivier, « Les espèces non plus n’existent pas » in Cahiers antispécistes n°11, décembre 1994
	
47. « Ponctuation, temps partiel qui engendre les périodes d’une œuvres d’art. Il apparaît dans toute
création, qu’elle soit musicale, picturale ou poétique. Dans la sculpture en revanche, le rythme, qui
est dans le sujet représenté et préexiste à la création, est imposé par celui-ci. Il n’est pas permis de
violer le corps humain ou animal au-delà des limites consenties par la dignité et la vraisemblance,
mais le sculpteur, s’il pouvait disposer les branches d’un arbre au grès de son propre rythme, ne
violerait pas, en apparence, les lois de la nature. » Arturo Martini, op. cit., p. 25	
28
48. c.f. Arturo Martini, op. cit., p. 33	
49. L’antispécisme est un courant philosophique et souvent militant qui estime que la discrimination
et l’oppression des êtres conscients ou sentients pour la seule raison qu’ils n’appartiennent pas à
notre espèce est moralement injuste. À l’issue de mon mémoire pour la maîtrise de philosophie
(master 1), mon hypothèse est que le paradigme de l’humanisme métaphysique – que je pense
par ailleurs intimement lié à celui de l’hylémorphisme - ne permettra pas la résilience nécessaire
à l’augmentation de notre puissance (technologique). Élargir la sphère de droits à d’autres êtres
permettra de restreindre le déploiement de cette puissance. La tentative de réduire notre nuisance
- qui est une nuisance littérale - à l’endroit exclusif des humains nous conduira à la destruction. Il y
aurait donc un antispécisme méthodologique dont je crois que ma sculpture exprime les avatars
esthétiques.
	
50. « Associé à la figure humaine ou animale, l’objet inanimé peut entrer dans le cercle de la
sculpture ; séparé de celles-ci il n’a plus de sens.
Otez de la statue d’un guerrier le caque et l’épée : ils montreront la vacuité des objets isolés. Il en
va de même pour le fragment : s’il ne garde pas la trace d’un modèle animé, il n’est qu’une pierre
rongée par les saisons. »
Arturo Martini, op. cit., p. 23
	
51. c.f. Arturo Martini, op. cit., p. 40/41
	
52. Anselm Kiefer, « L’art survivra à ses ruines », Paris, Collège de France, coll. « Leçons inaugurales »,
n° 215, 2011, http://lecons-cdf.revues.org/386, [DOI] 10.4000/lecons-cdf.386, paragraphe 8
53. Anselm Kiefer, op. cit., paragraphe 15
54. Citation de George Didi-Huberman à propos de l’œuvre Delocazione de Claudio Parmigianni,
« La vie d’un artiste est un voyage vers une œuvre et l’œuvre est un voyage dans l’oubli de la vie,
semblable à celle de l’expansion lente d’un nuage dans son désir de se fondre et de s’annuler
fatalement dans un autre nuage. »
George Didi-Huberman, ibidem
	
55. Bernard Stiegler, Cours de philosophie du 28 janvier 2012
« Pour que ça se suture. Au sens où en chirurgie il faut suturer de temps en temps. Il faut que les
tissus, la conjonctivite des tissus se répare, que les nerfs refassent des liens, des influx nerveux,
etc... Et bien, il faut être capable de remonter aux sources, il faut être capable de franchir les
échelles à poissons. Il faut construire des échelles à poissons. Il faut les construire parce qu’il y eut
un effondrement, une chute. [...] Mais quand il y a une chute comme ça, il arrive qu’il faille faire
[une échelle à poissons], si on veut remonter pour suturer, c’est-à-dire renouer avec notre histoire
et retrouver le sens de la vie finalement. C’est aussi bête que ça. Ce qui fait que la vie vaut la peine
d’être vécue. Et bien, il faut construire un ouvrage de ce genre. »
https://www.youtube.com/watch?v=la_v8P2lQZo
	
56. Anselm Kiefer, op. cit., paragraphe 41	
57. http://www.porterenaud.com/text-ressourcesressources-textuelles.html
	
58. Lieu intangible peut-être mais qui en tous les cas n’est pas un espace scénique. Je dis souvent
que je fais sculpture ici et maintenant, dans la réalité donc, bien que ce lieu puisse être intangible.
Raison pour laquelle à propos de mon travail je réprouve le terme de ‘‘performance’’. Lorsque je
stabilise Cross #3 en présence des visiteurs de l’exposition, il ne s’agit pas d’un spectacle ou d’un
moment spectaculaire où il faudrait être là du début et surtout jusqu’à la fin pour applaudir. Il en est
de même avec la proposition à l’aube je vaincrai #2. Vers la fin de la visite du site archéologique à
Saint-Saturnin-du-Bois - avant le discours prévu que je devais prononcer pour la fin de résidence -
je fis irruption avec une échelle et commençai à chanter en boucle la fin d’un air d’opéra (Nessum
Dorma, extrait de Turandot par Puccini). Différents mouvements et déplacements s’ensuivirent,
toujours en chantant le même air en boucle puis je m’éloignai. J’avais longuement réfléchi pour
éviter que cette irruption dans la réalité ne devienne un arrêt de celle-ci exigeant le rituel des
applaudissements pour conjurer le sort. Cette sacralité là ne convient pas à mon travail.	
59. http://www.porterenaud.com/text-ressourcesressources-textuelles.html
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- porte renaud - mémoire DNSEP

  • 2. - porte renaud - Ma sculpture et son processus au risque du corps comme référent absent MÉMOIRE MASTER Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique 2018 Institut Supérieur des Beaux Arts de Besançon version corrigée en juillet 2019
  • 3. Je remercie : • Julien Cadoret, artiste, commissaire d’exposition, et chargé d’action culturelle à l’ISBA de Besançon, de m’avoir accompagné pour cette Validation des Acquis de l’Expérience • SIAM ANGIE, artiste, et mon épouse qui prit un temps considérable à relire le présent mémoire et qui sut m’encourager dans cette laborieuse entreprise. sommaire notice, pp. 7/9 table des formes, pp. 11/30 table des matières, pp. 33/60 table des gestes, pp. 63/90 faire sculpture, pp. 93/97 ressources, pp. 99/103
  • 4. « C’est le chêne et le roseau. Au lieu de présumer d’être un chêne quand on accepte d’êtreunroseau,onnecasse pas. On continue... » Louise Bourgeois* *citation extraite de Camille Guichard, Louise Bourgeois, Une vie, Série MÉMOIRE, entretiens par Bernard Marcadé et Jerry Gorovoy, février 1993, New York, Terra Luna Film & Centre Georges Pompidou, 27’59’’ visible à cette adresse : https://www.youtube.com/watch?v=cjho_BJ2KsE Le présent mémoire traite de ma pratique sculpturale dont les premiers gestes affirmés remontent à 2010. C’est au travers de la problématique suivante : « Ma sculpture et son processus au risque du corps comme référent absent » que je propose une analyse de ma sculpture et de son processus - au travers d’un corpus de propositions sculpturales - qui dans une perspective philosophique viennent transpirer un esprit du temps, par les pores de mes obsessions, où nous sommes plus que jamais préoccupé·e·s par notre relation au vivant (accroissement de la puissance biotechnologique, exploitation des êtres sentients dont le seul tort est de ne pas être rangés dans l’espèce humaine, changements climatiques, augmentation de la préciosité de chaque vie individuelle...). Perspective philosophique ne signifie pas que le présent mémoire, rédigé dans le cadre de l’obtention du Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique (Master), prétend à la rigueur de l’entreprise d’une recherche en philosophie. La philosophie, la confrontation avec des auteurs et la production de concepts sont autant d’outils qui m’aident à structurer, certes, une recherche, mais en tant qu’artiste. Cela explique que la problématique elle-même - que je considère comme permanente, étant l’expression de ce que je cherche, de ce qui m’obsède donc et aussi provisoire n’étant précisément que son expression incomplète et rendant nécessaire de poursuivre le faire sculpture - n’est pas traitée linéairement. Les trois parties qui suivent sont à considérer comme des sédiments dont l’exploration permettra, je vous le souhaite, d’aller sur le chemin et le devenir de mon faire sculpture. Parties qui sont pour chacune des tables. Tables des formes, tables des matièresettablesdesgestes.Ladéfinitiondessenspossiblesetlaconceptualisation n’interviennent pas en amont de ma sculpture. C’est a posteriori de la stabilisation des propositions sculpturales que cette démarche a lieu. Bien qu’il soit évident que celle-ci éclaire et oriente de nouvelles expérimentations, elle n’est jamais une fin à laquelle ma pratique sculpturale serait au service. Il m’était donc évident de sédimenter cette réflexion à partir d’identités sculpturales. Depuis quelques années déjà formes, matières et gestes fondent la relation sculpturale que je reconnais et connais dans mon travail. « Connaître une chose demande de croître en elle et de la laisser croître en soi, de telle manière qu’elle devienne une partie de ce que l’on est. »1 Il est facile de voir, dans le dressage de ces trois tables, un simple jeu de mots à partir de la ‘’table des matières’’ classiquement présente dans un livre, mais ce serait ignorer l’importance donnée ici à l’objet-table dans une compréhension de mon processus sculptural en raison de sa relation à la peinture ; au corps-vécu ; au pouvoir ; à l’aliment. La table n’est pas non plus dans ce mémoire un personnage conceptuel. Néanmoins, à l’instar de la table dans un ouvrage, elle indique les parties d’un corps de texte, elle permet de s’orienter dans l’œuvre et c’est exactement ce que tente de faire chacune des tables de ce mémoire. Le corpus est sculptural, aucun texte ne serait le suppléer. Considérez donc cet écrit comme autant d’entrées dans ma sculpture et son processus. 1. Tim Ingold, Faire Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture, éditions dehors, 2017, (édition originale en 2013), p. 19 notice 7
  • 5. La table pour la peinture car telle est l’origine de ma sculpture. Je ne peux pas me défaire si facilement de tant d’années de mon enfance passées à peindre et à dessiner. Je ne parle pas d’activités plastiques comme tous les enfants et adolescents peuvent en avoir. Je parle ici d’heures et d’heures passées chez moi devant le chevalet, principalement pré-occupé à réaliser des portraits. « La table, la tabula, appartient de plain-pied à l’histoire de l’art et plus globalement à l’histoire de la représentation visuelle. Thierry Davila s’y trompe pas qui rend à nouveau compte des sources étymologiques du mot. La table ou tabula est aussi l’ancien nom du tableau et est, à ce titre, ‘’l’emblème de la peinture’’. L’allemand Tafel, synonyme de Tisch, désigne aussi la table et le tableau. Il est alors aisé de comprendre que la table- tableau est une entité qui convient admirablement aux artistes, ceux du moins qui ont pour projet de transformer la peinture, de la soumettre à d’autres critères d’évaluation et, en fin de compte, de la repenser entièrement. Il ne serait pas futile d’étudier la place de l’objet ‘’table’’ dans l’histoire de l’art. Cela nous amènerait probablement à d’intéressantes réflexions. De la table que les Cubistes ont, après Cézanne, largement utilisée pour peindre leurs natures mortes à la Table surréaliste qu’Alberto Giacometti sculptera dans les années 1920 et, plus tard, à celles qui accueillent les ‘’natures mortes’’ de Daniel Spoerri, la table est un espace propice aux diverses expérimentations. »2 La table pour le corps-vécu, je songe à la table d’opération, mais celle aussi autour de laquelle on fait société. Une table pour le pouvoir donc qui comme le disait Gilles Deleuze est le plus bas niveau de la puissance3 . Le pouvoir c’est ce qui empêche des puissances de vie de se réaliser. À l’école, quel est donc l’instrument majeur de la domestication ? Ce n’est pas le verbe, ce sont les tables et les chaises, alignées, devant lesquelles l’adulte fait front et dont la mission principale et de dresser ses jeunes semblables soumis à cette servitude de sédentaire. Être à sa table toute la journée, c’est façonner son monde, sa propriété dans la limite des coins. Je remarque d’ailleurs avec beaucoup d’intérêt que les collectifs de travail qui s’extraient des dynamiques de gouvernances pyramidales et qui développent des méthodes dites d’intelligence collective ont souvent comme première intuition d’exclure la table pour préférer la proximité de l’assise en cercle4 . 2. Maurice Fréchuret, Effacer. Paradoxe d’une geste artistique, éditions les presses du réel, 2018, (première édition en 2016), pp. 147/148 3. Pierre André Boutang (produit et réalisée par), L’abécédaire de Gilles Deleuze, entretiens avec Claire Parnet, 1988/1989, J comme Joie « Effectuer quelque chose de sa puissance, c’est toujours bon. C’est ce que dit Spinoza. Alors évidemment ça pose problème, il faudrait des précisions. Il n’y a pas de puissance mauvaise. C’est qui est mauvais, il faudrait dire, c’est le plus bas degrés de la puissance. Et le plus bas degrés de la puissance, c’est le pouvoir. Je veux dire la méchanceté, c’est quoi ? C’est empêcher quelqu’un de faire ce qu’il peut. La méchanceté, c’est empêcher quelqu’un d’effectuer sa puissance. » 4. « Se réunir en cercle permet à chacun des participants d’occuper une position semblable (pas de hiérarchie) et de se partager l’initiative. On veille donc à ce que les participants soient disposés autour d’un centre. L’usage de tables n’est utile que si l’on a besoin d’écrire, ou privilégiez une table ronde. On peut disposer une bougie au centre, ou tout autre élément permettant de symboliser l’entrée dans un espace de travail demandant une posture d’écoute et de communication particulière. De notre point de vue, il est important de prendre soin de cet espace, que vous soyez dans des bureaux classiques ou dans un cadre plus convivial, vous pouvez le rendre beau et précieux, rangé et appétissant. » Lydia Pizzoglio, La pratique du cercle, document de travail dans le cadre du MOOC « Gouvernance Partagée », Université du Nous, 2017 8 notice La table pour le partage des aliments. La nourriture occupe une place importante dans ma pratique sculpturale, faisant aussi souvent sculpture comme l’on fait des lasagnes. De plus, l’aliment que l’on ingère définit notre relation au vivant. Ma sculpture transpire ces préoccupations qui viennent aujourd’hui informer la formulation de ma problématique avec le concept de référent absent forgé par l’écoféministe Carol J. Adams établissant une relation d’interdépendance entre le racisme, le sexisme et le spécisme. « La consommation de viande (si l’on veut bien entendre par ce terme toutes chairs d’êtres sentients, donc également la chair des poissons) semble une pratique fondamentale de nos sociétés, extrêmement importante symboliquement et pratiquement. La viande trône au centre des repas et des conversations, et les populations tiennent à leur consommation des chairs des animaux comme à nulle autre forme d’alimentation, et mettent en œuvre des moyens considérables pour la défendre. C’est de toute évidence parce que la viande est une pratique cruciale qui fonde notre distinction en tant qu’humains (on n’est pas des bêtes !), que le problème de l’utilisation des animaux pour la boucherie n’a émergé que ces dernières décennies comme une problématique en soi, pour progressivement prendre toute l’importance qu’il a acquise ces dernières années. C’est parce que les enjeux matériels et identitaires sont extrêmement importants que le tabou sur la consommation de viande, qui touchait même les militants animalistes, n’a commencé à s’effriter que depuis quelques années. »5 Chaque table ouvre sur une perspective philosophique et esthétique qui permet, au travers de la digestion de concepts philosophiques existants comme le bricolage de nouveaux, de présenter plus d’une quinzaine de propositions sculpturales de mon corpus. Les réflexions introductives me permirent d’importantes révélations sur ma pratique sculpturale et viennent aujourd’hui éclairer de nouvelles pistes de recherche. L’écriture permit moins d’expliquer que de mettre à jour de nouveaux problèmes. Chaque table est le lieu également pour établir des liens avec des artistes et leur pratique qui sont aujourd’hui des points de références dans ma propre recherche. Chaque table, enfin, éclaire un vocabulaire très spécifique que j’ai développé pour ordonner ma pratique sculpturale. D’ailleurs, sans prétention que cet écrit puisse avoir suffisamment de qualités pour être autonome au regard de ma pratique, je dois admettre qu’il est bâti dans une langue qui m’est bien propre et que j’extraie depuis plusieurs années. Il s’agit d’une langue parfois lourde, qui, bien qu’essayant d’avoir toujours pied, creuse fébrilement le trou qui pourrait la faire choir. Vous reconnaîtrez sûrement dans cette langue un-quelque-chose qui se retrouve dans ma sculpture. J’invite mes lecteur·trice·s à concevoir ce mémoire, par ces différentes tables, comme un atelier. Il y a de table en table une progression, des termes et des concepts qui sont précisés mais le sens général n’adviendra pas nécessairement en raison de la linéarité de la lecture. Visitez-le comme il vous chante, arrêtez-vous dans les recoins de phrases. 5. Yves Bonnardel, « La question de la viande est un problème de société » in L’exploitation animale est une question de société, 2015, pp. 5/6 téléchargeable à cette adresse : http://www. reseau-antispeciste.org/wp-content/uploads/pourpolitisation4.pdf 9
  • 6. table des formes De la poussière, il en existe de deux sortes. Celle qui se dépose - infimes débris - sur un objet1 dont l’incarnation de la forme dans la matière donne une image de la vie, si morte pourtant à sa surface2 . Sur le marbre blanc brillant et dur, la forme domine la matière3 . La matière a renoncé à vivre pour donner à la forme l’illusion de sa pérennité. Cette poussière rappelle à l’ordre ces sculptures qui semblent suspendues dans le temps. Cette sculpture ne participe pas de l’écologie de notre être. « La poussière qui recouvre une statue la définie plus fermement que les lumières et les ombres, toujours inopportunes, que le hasard lui impose »4 . La poussière qui recouvre une statue est son manteau de peau qui la fait vibrer au monde5 . À la forme sculpturale, la poussière est extimement. L’autre poussière est celle de la forme sculpturale qui s’effrite – infimes débris – dont les bords ne sont pas nets. Une forme sculpturale qui produit sa poussière plus ou moins abondamment (par manipulation par exemple) - comme une plaie saigne - tend à se disperser dans son milieu. Elle s’altère et c’est ainsi qu’elle entre en résonance avec notre être. La matière dans sa dégradation plus ou moins lente fait forme. Des morceaux, des petits bouts jusqu’à la poussière, il y a des formes sculpturales avec lesquelles on entre en relation comme avec des écofacts extraits de leur milieu. À la forme sculpturale, la poussière est intimement. Une géode sur la cheminée trouve son achèvement esthétique dans son état de fragment, de chose brisée6 . C’est parce qu’elle est cassée, fragment donc, qu’elle est un témoignage palpitant, vivant. Elle est une forme qui tend à aller à la poussière. La distinction entre perception et transformation réelle des formes est subtile. Intimement, la poussière d’une forme sculpturale n’empêche pas qu’elle se recouvre d’un manteau de peau (extimement poussière). Extimement poussière, aucune forme ne résiste pour autant à son entropie. D’ailleurs, « semblable à la statue de Glaucus que le tems, la mer et les orages avoient tellement défigurée, qu’elle ressembloit moins à un Dieu qu’à une Bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse renaissante, par l’acquisition d’une multitude de connoissances et d’erreurs, par les changements arrivés à la constitution des Corps, et par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé d’apparence au point d’être méconnoissable »7 , c’est ainsi que l’extimement poussière s’invisibilise pour mettre en lumière son intimement poussière. Notre géode, fragment certes, est peut-être robuste... Déplacer celle-ci de la cheminée au buffet et du buffet au meuble bas va-t-il précipiter son effritement ? Peut-être pas mais son bord brisé, arraché, la fait osciller selon la distinction heideggerienne entre objet et chose. La matière n’est pas au service d’une forme à imprimer dans celle-ci. La matière fait forme. C’est un processus différent de l’illusion qu’entretient la statue dite classique où la matière, bien qu’ayant toujours son mot à dire, est inerte au regard de la forme qui fige sa structure. Qu’en est-il alors de la statue de marbre dont le bras s’est brisé ? Ici encore la distinction entre perception et transformation est subtile que l’on soit peiné de cette brisure ou que l’on y trouve une satisfaction comme une sorte de douleur à la forme qui lui rend sa vivacité. Si la matière résiste, c’est globalement extimement poussière que la forme nous apparaît. Le fragment n’est pas, comme dans l’exemple de notre géode, la forme elle-même, mais ce qui est manquant. La géode est certes manquante à son milieu - et sa déchirure dont les bords ne mentent pas nous l’indique - alors 11
  • 7. que le bras est quant à lui manquant à la statue. La matière de la statue est aussi manquante à son milieu mais la volonté avec laquelle la forme fut imprimée sur elle et son choix même (résistante, durable) nous la rend perceptible comme extimement poussière. Dès lors l’extimement poussière nous apparaît quand la forme sculpturale redoute l’effritement. Elle peut vieillir tant que ses bords demeurent intacts. Le tégument de la forme sculpturale est une carapace qui se recouvre de la poussière du monde. L’illusion hylémorphique8 redoute la fragmentation, de n’être plus que le reste de la matière, c’est-à-dire une forme qui s’actualise au détriment de la forme initiale. L’extimement poussière rend hideuse la vie dès lors qu’elle s’en voit infligée. C’est pourquoi le portrait de Glaucus est monstrueux9 . L’altération rend la vie grimaçante lorsque la forme sculpturale est extimement poussière. Extimement poussière, la vie est une image, c’est la puissance faite forme qui fige la matière hors du temps, c’est une belle illusion. Ainsi l’intimement poussière se révèle à nous par une forme sculpturale du type du fragment, celui dont les bords nous crient son arrachement à son milieu – il y eut un geste ou un événement qui le rendit ainsi – c’est un rescapé de la catastrophe. L’intimement poussière, c’est aussi la forme sculpturale qui s’effrite, la matière qui se fait chair10 . En cette forme, l’intimement poussière est peau morte. La forme sculpturale est ce qui en reste. Paradoxalement, il n’y a plus de drame, le vivant est accueilli tel qu’il advient : amor fati11 ! C’est la puissance faite matière qui mue la forme12 hic et nunc, c’est une inquiétante protrusion. En 2015, j’ai présenté une exposition personnelle intitulée « Les poussières, des autres », avec le curatorat de Mickaël Roy. Les propositions sculpturales13 stabilisées14 lors de celle-ci étaient intimement poussières.15 Mes poussières, les vôtres #1, à l’entrée, était une petite boîte en fer dirty and rusty16 ouverte et dans laquelle se trouvaient posées en son fond, les unes à côté des autres, comme des biscuits, des empreintes de fossiles de trilobites réalisées en pâte à modeler industrielle. Chaque fragment avait sa couleur, sa teinte, sa nuance, tous semblant être corrodés comme s’ils étaient eux-mêmes en fer. Bien que présentée pour la première fois en 2015, cette proposition sculpturale avait été créée en 2012 et fut la première associant la forme du fossile de trilobite avec la matière pâte à modeler. J’utilisais les empreintes de fossile de trilobite dès 2011 pour stabiliser POST HOMINEM #1, sortes d’essaims réalisés à partir d’une accumulation de moules à chocolat en aluminium imprimés donc chacun d’une empreinte du fossile. « L’esthétique archéologique est un outil qui me permet, de recyclage en recyclage, de créer une distanciation. Celle-ci, je la ressens aussi lorsque je tiens des fossiles entre mes mains, quelque chose d’assez magique se produit alors : un passé si lointain me parvient... Cette fascination, je l’avais déjà lorsqu’à six ans je voulais être archéologue ou paléontologue. Et pourtant, si je découvre quelques cafards fraîchement morts, toute la magie se dissout. L’effroi du corps qui se rompt si facilement me saisit. C’est cette distanciation au corps et à sa corruption que permet l’esthétique archéologique. »17 Le fossile de trilobite est une forme qui apparut dans d’autres propositions sculpturales non plus avec une empreinte obtenue à partir d’un véritable fossile mais en taille directe avec Passage à l’acte. Lorsque je fis la rencontre (en 2011) avec l’un de ces fossiles vendu sur un marché londonien, ce qui me frappa ce fut leur proximité avec les empreintes de visage18 que j’accumulai dans le cadre de la première interprétation de la proposition sculpturale intitulée Cross. 12 Mes poussières, les vôtres #1 juin 2015 pâte à modeler industrielle, boîte en fer (proposition sculpturale conçue en 2012, redécouverte dans l’atelier en 2015) stabilisée lors de l’exposition personnelle : « Les poussières des autres » (curateur : Mickaël Roy)
  • 8. table des formes Je dans l’étroitesse,  Mes poussières les vôtres  est cette persistance de la matière qui, vieillissante, érode ses formes. L’objet-trouvé, retrouvé qui préserve et renferme, révèle des fragments. Cela tient, sans être bien en place. Un monde clos, des restes vers la poussière comme une entrée, un seuil vers un abîme. Un indice d’origine : le fossile et le geste de moulage. L’artiste belge Peter Buggenhout, né en 1963, partage avec ma sculpture son caractère intimement poussière. Au-delà, littéralement, de la poussière qu’il accumule à la surface de ses œuvres, ces dernières résultent d’assemblages d’objets qu’ils désignent comme abjects, en référence à la définition de Bataille19 , et semblent échapper constamment à la saisie de leur forme. Ça s’émiette... C’est précisément ce qui intéresse l’artiste qui rejette la simplification systématique du réel que nous opérons. C’est en cela que sa sculpture serait, plutôt que non-hylémorphique comme moi-même je le revendique, davantage anti-hylémorphique. L’origine des matériaux, comme le dit l’artiste lui-même, est douteuse20 et nous doutons encore plus de leur destination. Plusieurs de ses sculptures, portent le même nom « the blind leading the blind » selon une catégorisation, me semble-t-il, relativement proche de la mienne lorsque je parle d’interprétation. Elles font référence à la parabole des aveugles d’après le tableau de Bruegel et témoigne selon lui de sa manière même de faire sculpture. Paradoxalement, ses œuvres sont de grande échelle bien que je dirais qu’elles sont non-monumentales, ce sont des ruines. Mais des ruines d’un genre différent de celles que bâtit Anselm Kiefer par exemple. Ce sont des ruines abjectes ou le passé est devenu sourd, tellement la décharge de signes est ramassée sur elle- même. Je reconnais en ma sculpture sa préoccupation archéologique qui se traduit à faire de la sculpture une esthétique de la marge (gardez ce concept à l’esprit, je l’expliquerai en fin de partie). Ces œuvres sont composées d’une multitude de fragments qui semblent être eux-mêmes les fragments d’un monde dont nous avons refoulé, au fond de nous-mêmes, la possibilité. Cet artiste recourt régulièrement à l’emploi de sang et d’organes d’animaux, je ne peux pas souscrire à cette praxis en raison du bénéfice qu’elle tire de la norme actuelle d’exploitation d’autres êtres sentients21 . Cross #2 se composait d’une accumulation d’empreintes en argile crue réalisées à partir d’un moule de mon visage. « Tout a commencé en 2010 avec une pièce intitulée In/Out montrant en face-à-face une empreinte de mon visage en plein et une en creux.22 Une fois cette installation détruite, j’utilisai le moule pour réaliser des accumulations d’empreintes qui, réalisées en terre crue et cuite, étaient écrasées par le déplacement de mon corps avec un fragment d’architecture souterraine comme dans Cross ou encore comme dans Soleil vert avec de l’argile crue directement recyclée dans une benne ad hoc (deuxième interprétation) ou abandonnée dans l’espace public (troisième interprétation). En ce qui concerne les empreintes de visage, elles proviennent d’un moule de mon propre visage. Cela me permet sûrement d’insister sur le fait que mon geste n’échappe jamais à ma condition d’humain. Car c’est avant tout en tant que sujet, moi, dans l’instant présent (hic et nunc) que je peux arriver à faire quelque-chose. Cette forme de visage, qui est la mienne, devient facilement archétypale, collective, et dans le même temps, chacune des empreintes conserve les traces des incidents de sa fabrication, l’humanisant un peu plus. Les blessures nous différencient les uns des autres et sont seules capables de nous faire ressentir de l’empathie. »23 Les empreintes étaient écrasées, certaines jusqu’à la poussière et occupaient ainsi un espace. Pour cette interprétation, Cross #2 venait oblitérer un espace de 13 Foyer #1 février 2013 rouleau en acier corten, pâte à modeler maison protocole sculptural participatif stabilisée lors de l’exposition personnelle : « Histoire de la sculpture : suite & fin »
  • 9. circulation, un couloir. Selon moi, l’espace d’exposition ne doit pas être ordonné pour circuler mais pour s’arrêter. Cross, c’est aussi « s’enfuir loin de son corps. De l’espace attitré depuis longtemps pour ne laisser que les marques de son passage. Troquer contre son statut réel d’objet une identité de toute nébulosité. S’annuler fatalement comme le nuage se fondant dans l’autre nuage pour ne laisser qu’une image immatérielle de soi »24 . Je dans l’étendue, Cross est mon corps qui façonne la trace de son passage. Une première fois avec l’accumulation de moulages fragmentaires de visages, issue d’une même matrice : l’empreinte de mon visage. Une seconde fois avec la stabilisation de la proposition sculpturale par laquelle les fragments tendent à participer d’un unique mouvement : dessin dans l’espace par l’épreuve de leur fragmentation accrue. Argile que j’arpente, que j’écrase, poussières et débris que j’ordonne ici et maintenant. Intimement poussière, le visage comme forme sculpturale nous rapproche plus encore de l’être. « Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres »25 , intuition peut-être qui motive que les empreintes proviennent d’un moule de mon propre visage. Dans l’exactitude à laquelle pourrait nous faire espérer l’empreinte, les formes accumulées sont imprécises, accidentées comme autant de témoignages de la vulnérabilité d’être car « l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! »26 . Le moulage ne me sert pas pour crier le réel comme dans l’hyperréalisme qui, paradoxalement par son outrance27 , affronte l’insignifiance du réel28 . Non, le moulage depuis mon corps ou celui d’autrui (depuis la première phase de stabilisation d’ethos #1, septembre 2016) est une circulation de plus près de l’être, chaque être, vers le ramassis mythique qui est le creuset de notre humanité. Comment échapper à la topie impitoyable de mon corps29 ? Cette répétition30 de la forme de mon visage par l’empreinte avec son moule - autant de fragments qui se fragmenteront – en est la frénétique expression. Il y a une tension entre cette accumulation de formes qui semble noyer chaque fragment (un visage, une vulnérabilité) dans la masse - comme s’il s’agissait d’une foule soumise à mon geste symboliquement démiurgique - et ce souci de différencier les visages - issus d’un même moule - comme autant de personnes différentes. Il s’agit d’un processus paradoxal : être corps en s’enfuyant loin de lui, donc selon moi, de soi, par un mouvement excentrique31 . Ce sont des fragments - autant de parties d’une partie du corps, un bout de visage - qui sont eux-mêmes fragmentés jusqu’à la poussière pour nombre d’entre eux. Une matière quasi-brute, l’argile, maintenant exclusivement crue, depuis Cross #3 anime « la peau du visage [qui] est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer »32 . Antony Gormley (né en 1950) est un sculpteur anglais dont le travail interroge la question du corps dans l’espace et le temps. Nombreuses de ses œuvres sont anthropomorphiques. Ce qui m’intéresse le plus dans son travail c’est comment il ne s’arrête pas à des images de corps mais propose des états-de-corps. De manière différente, il me semble que c’est également ce qu’il se passe dans ma sculpture. De plus, Antony Gormley ‘‘parle’’ souvent depuis son propre corps, par le moulage. 14 Cross #2 juin 2015 première interprétation janvier 2011 argile crue stabilisée lors de l’exposition personnelle : « Les poussières des autres » (curateur : Mickaël Roy)
  • 10. Par exemple, avec l’œuvre « Learning to see », une sculpture en plomb réalisée à partir du corps de l’artiste donc, il évoque cette obscurité du corps qui est pour lui un espace de potentiel. Le moulage prend une place particulière dans son travail, on pourrait dire qu’elle fait partie d’une hygiène dans le travail de sculpture, ou d’une procédure normale dans un laboratoire d’expérimentations où des relevés sont effectués : il s’agit ici de ceux d’un corps dans un espace. L’artiste déclare qu’il veut utiliser le corps comme un objet-trouvé33 . Il y a dans son travail la volonté d’épuiser les possibilités d’une forme, celle de son corps qui est l’étalon principal de sa pratique de sculpteur. Cela ne l’empêche pas de mobiliser le corps d’autres personnes afin de faire sculpture et de renouveler la manière dont un corps crée de l’espace. L’opposition fondamentale entre mon travail et celui de cet artiste est la relation à la poussière. Toute l’œuvre, à l’exception peut-être de « Bed » (1980-81), œuvre faite à partir de pain de mie trempé dans la cire, est extimement poussière. Cela me semble cohérent avec le terme de ‘‘catalyseur’’ qu’utilise l’artiste pour décrire le corps qu’il observe comme un réceptacle, comme une étendue qui en raison de notre ‘‘espace intérieur’’ permet d’échapper à ses considérations charnelles, individuelles pour rejoindre celles de l’architecture et de la communauté alors que ma sculpture est un rappel permanent au Dasein (c.f. table des matières). Saillie #1, de prime abord se révélait par le ‘’bruit’’ de sa matière jetée, accumulée et étalée sur le mur. Ce haut-relief site specific était pourtant bien forme. Forme sur le mur : entre tracé interrompu d’un paysage et cicatrice. Forme(s), qui de près, organique(s), viscérale(s), amas de peau, ronde, charnue et que la matière venait justement perturber. Ça cristallisait, ça brillait, c’était dur, cela semblait minéral. La couleur venait bien sûr renforcer cette lecture de la forme comme chair ou corps-vécu34 . Cependant sa matière faisait corps. Ces formes étaient au risque du kitsch, c’est-à-dire d’une représentation qui simplifierait la forme par la matière et simultanément réciproquement ! Raison pour laquelle, il y a perturbation entre matière et forme dans mes propositions sculpturales. La matière ne cherche pas à entretenir l’illusion d’être chair, tout au contraire. Je dans le jet, Saillie est un sédiment sur le mur, une épaisseur qui dans un clignement d’œil pourrait devenir une béance. Triviale au loin comme un paysage gâché, de près elle se fait précieuse. La matière comme saleté : son jaillissement par l’énergie d’un être se fige sur une paroi et précipitamment prend la pose. Charnue, rosé bien que rigide et cristalline, forme(s) et matière mettent en tension la durée d’une pulsion de vie avec le temps long de la concrétion. Intimement poussière, cette proposition sculpturale fut, à la fin de la période d’exposition, fragmentée : autant de fragments que l’on retire à un milieu. La forme sculpturale intimement poussière peut parfois être un milieu. C’est le cas de Saillie #1, qui après sa stabilisation vint à être démantelée. Aujourd’hui, Saillie #1, ses restes, ses fragments sont autant de géodes qui attendent d’être esthétiquement achevées comme formes sculpturales, toujours intimement poussière, sur une cheminée, un buffet bas. L’espace d’exposition est un salon qui essaye de se préserver du confort et de la domesticité. Le mur de l’espace d’exposition permit, site specific, de stabiliser la proposition sculpturale. Si Saillie #1 était un milieu, c’est parce qu’elle dépendait physiquement de l’espace qui lui donnait forme. L’artiste canadien, David Altmejd, né en 1974, est un sculpteur qui, pour une bonne partie de son travail, crée des figures anthropomorphiques, des corps entiers gigantesques, des têtes à l’échelle 1. Par l’accumulation de multitudes d’objets et de matières, ses œuvres oscillent souvent entre corps putréfié et cristaux. Avec sa table des formes 15 Cross #3, mars 2018, argile crue, stabilisée lors de l’exposition collective : « Désirer un coin de soi-même inconnu (la suite) » (curateur : Mickaël Roy) Cross #4, mars 2018, argile crue, stabilisée lors de le résidence avec le Musée de l’Impression et du Papier (Eesti trükimuuseum MTÜ) et en collaboration avec le Musée d’Art de la ville de Tartu (Tartu Kunstumuuseum) en Estonie
  • 11. série « Rabbit Holes », les sculptures sont des portraits couchés sur l’arrière du crâne montrant des têtes en partie défoncées et laissant découvrir des cristaux en leur sein. Il est vrai que mes propositions sculpturales entretiennent aussi cette relation chair- minéral bien qu’elle soit plus ambiguë. Exception faite pour le moment de ex #1, je n’ai jamais utilisé de cristal déjà-prêt. De plus, le travail de David Altmejd joue plus sur une répulsion immédiate, une esthétique du film horreur qui vient s’estomper à mesure que l’on regarde ses œuvres qui révèlent la densité des formes et matières accumulées. Contrairement à ma sculpture (qui au final exige de chaque proposition sculpturale, une forme d’épure ; peu de matières ou de formes différentes à la fois...), nombreuses de ses œuvres accumulent les signes, les formes ‘’ready-made’’ - que dans le cadre de mon travail j’appelle objet-trouvés - comme des stylos, des photos... Certaines de ses sculptures (« The New North », « The Giant ») sont la résultante de cette accumulation d’artefacts du monde contemporain. Je fais un autre lien avec mon travail en ce qui concerne deux grandes familles d’œuvres de l’artiste qui pourraient aider à la distinction de mes propres propositions sculpturales. Celles donc qui sont chargées de matières et de formes dont la résultante plastique est viscérale et d’autres ‘‘monochromiques’’. ‘‘Monochromiques’’ donc, comme sa série « Bodybuilders » qui dégage quelque chose de plus distant. Elle est moins dans le crépitement de la chair et n’en est pour autant pas moins dramatique. C’est d’ailleurs dans le cadre de cette série que l’on remarque tout particulièrement la forme de la main comme moulage ou trace de celle-ci au travail dans la matière. Les mains s’autogénérant, s’écrasant par elles-mêmes, viennent à faire le corps de chaque sculpture. Pour l’artiste, la main est le symbole du sculpteur. Cela m’intéresse qu’une forme autant éculée et se risquant au kitsch tel qu’un moulage de gant ou des traînées de doigts, puisse apporter une force singulière au travail en raison de l’échelle qui lui est donnée. Dans ma pratique sculpturale, je tente d’épuiser et de révéler ainsi les potentialités de certaines formes comme les ‘’petites têtes’’, le fossile de trilobite et tout récemment les empreintes issues de la fermeture de mon poing gauche ou droit (c.f. DUST ME #1 dans la table des gestes). alter #1, treize fragments, chacun d’eux était la résultante d’une accumulation de plâtre minéralisé35 avec des piques anti-oiseaux. De dimensions différentes, certains se tenant sur leurs piques, d’autres gisant sur le côté, les treize fragments réunis semblent appartenir à une faune étrange. Quelques infimes débris d’une chute ou de petits bouts encore fragilement attachés à l’un des fragments, alter #1 produit sa poussière. Chaque déplacement, pour une nouvelle activation lui sera de toute évidence pénible. Le terme de fragment est utilisé soit pour désigner une forme dans sa matière dont le geste ne saisit qu’une partie à l’instar des ‘’petites têtes’’ soit pour une forme brisée extraite de son milieu, survivante du morcellement. Les ‘’petites têtes’’ de Cross peuvent donc être fragments par deux fois : une première par choix, une seconde fois de façon subie lors de leur écrasement qui est aveugle. En ce qui concerne nombre de mes autres propositions sculpturales36 , fragment est un terme qui désigne chaque élément sculptural qui participe d’une même proposition sculpturale37 . Je ne sais plus exactement de quand date cette intuition d’utiliser le terme de fragment pour cette acception plastique mais elle semble corroborer avec ce que je tente d’expliciter dans ces lignes à propos de mon approche de la sculpture qui a pour point de départ le désastre, la catastrophe. Le faire sculpture est un jeu de massacre38 dont les survivants sculpturaux gardent les stigmates, bien souvent plastiques mais jusqu’à leur nomination en tant que ‘‘fragment’’ qui les indiquent comme le reste de quelque-chose ou l’après-démembrement d’une unité initiale que la proposition sculpturale tente vainement de rejouer. L’individualité de chacun des fragments d’alter #1 se fait donc au péril d’une hypothétique forme initiale. La vulnérabilité matériologique de chacun des fragments (réunis), leur air d’inachevé, 16 Saillie #1 juin 2015 plâtre, pigments, povidone iodée, minéraux, pâte à modeler recyclée stabilisée lors de l’exposition personnelle : « Les poussières des autres » (curateur : Mickaël Roy)
  • 12. leur allure animale les situent de facto dans une écologie de l’être en résonance avec la nôtre. « Il existe dans la sculpture contemporaine trois types de sensibilité (parmi de nombreux autres que je passe sous silence, bien que tout aussi dangereux)  : une facture indéfinie, pour rendre, comme le flou photographique, une impression de vague ; un style ‘’encroûté’’, rustique, pour créer une atmosphère ; et le fragment, truc on ne peut plus banal qui vise, grâce au mystère des parties manquantes, à gagner la reconnaissance du public. La sensibilité en sculpture ne vit en définitif que dans l’amour du papier de verre qui la consume, ou dans la terreur que ce même papier de verre, émoussant quelques aspérités, finisse par tout emporter. Quant au fragment fait d’artifice, c’est le signe d’une impuissance lamentable, comme ces amants qui ne peuvent pas jouir parce qu’ils ont toujours une jambe ou un bras de travers dont ils ne savent que faire. »39 Cette sensibilité que déplore Arturo Martini, dans son livre-testament « La Sculpture, langue morte » donne le dernier coup à la vaine entreprise qu’est pour lui la sculpture. Il assume ainsi son échec de ne pas avoir réussi à faire de la sculpture une langue vulgaire, c’est-à-dire spontanée entre les hommes40 . La sensibilité est dénoncée comme un mal moderne porté par ces sculpteurs qui s’attachent aux feuilles de l’arbre plutôt qu’à être arbre41 et qui finalement se prennent les pieds dans les fissures du temps42 . Arturo Martini indique, par ailleurs, que « l’art n’est pas une technè qui nous permet de maîtriser les énergies du cosmos, il participe d’une religio qui nous permet de partager les mystères »43 . Je crois que mon approche sculpturale entre en accord avec cette dernière assertion bien que réprouvant les proscriptions sculpturales d’Arturo Martini. En assumant d’éprouver la chair, le sensible donc, en préférant les êtres aux raisons d’être, je n’évacue pas pour autant le substrat archétypal qui fonde nos représentations, j’ai un besoin d’origine. « On ne peut, de cas en cas, que paraphraser les archétypes approximativement ; leur sens vivant ressort plutôt de l’ensemble de l’exposé que de la formulation particulière. Toute tentative d’atteindre une compréhension plus nettement délimitée a pour conséquence fâcheuse l’extinction de la luminosité du nucleus sémantique. Il n’y a pas d’archétype quiselaisserameneràuneformulesimple :l’archétypeestunrécipientqu’on ne peut jamais ni vider ni remplir. En soi, il n’existe qu’à l’état potentiel et, quand il prend forme en une matière, il n’est plus ce qu’il était auparavant. Il persiste à travers les millénaires et malgré cela, il exige toujours une nouvelle interprétation. Les archétypes sont les éléments inébranlables de l’inconscient, mais ils varient constamment leurs formes. »44 C’est un autre paradigme que ma sculpture tend à purger que celui de l’humanisme métaphysique45 qui définit l’être par son appartenance à une catégorie46 qui, par glissement sémantique, devient réelle et donc préexistante à chaque être. Raison possible de la désillusion d’Arturo Martini qui voit en la sculpture une impossibilité à posséder son propre rythme, à buter contre ce qu’elle représente47 . Elle s’explique par son approche hylémorphique qui rend hideuse la vie qu’elle singe car « dans la sculpture, tout demeure en l’état originel, par défaut de liberté : la forme demeure volume, c’est-à-dire quantité amorphe, simple glaise»48 . Cela est vrai dans une sculpture dominée par l’idéalisme de Platon : la forme étant toujours gâtée par la matière qu’elle tente de dominer, mais résolument pas dans une sculpture que je qualifierais d’antiessentialiste voire d’antispéciste49 qui prétend que la pierre rongée par les saisons50 est un bon point de départ sculptural et non une aporie. Ma pratique sculpturale recherche l’origine, remarque banale mais dont on peut dire qu’Arturo Martini l’associe à l’effacement de la présence de l’artiste, à son anonymat51 . Cela table des formes 17 Survivances #2 septembre 2016 matériaux variés Le geste de réparation peut se découvrir depuis l’intérieur de l’espace d’exposition en regardant par la porte donnant sur la rue Moureilles stabilisée lors de l’exposition personnelle : « le ciel est bleu, la mer est verte » (avec le commissariat de Pauline Lisowski)
  • 13. part de quelque chose de personnel, une contribution de ma part52 qui souhaite s’évanouir dans le monde car il m’est évident que ma pratique sculpturale est - d’en moi vers lui - « le lieu où s’élaborent des recherches visant à faire des découvertes sur le commencement, l’origine »53 . Ce dur désir de durer est aussi, paradoxalement, un appel à l’oubli54 . Il nous faut remonter à l’origine et l’art est une échelle comparable à celle qu’empruntent les poissons pour retourner pondre à l’amont du fleuve55 . Raison pour laquelle, le sens ne vient qu’a posteriori, la forme, la matière et les gestes aussi d’ailleurs, viennent à m’indiquer un potentiel heuristique que je ne saurais préméditer. « Cette pensée est à l’opposé de certaines pratiques contemporaines. En effet, aujourd’hui, bon nombre d’artistes ne partent pas de l’acte « créateur » en soi, mais ils procèdent en inversant le processus. S’appuyant sur les théories esthétiques d’Adorno, de Benjamin et de Lukacs, ils les appliquent, tels des modes d’emploi, à leurs propres productions artistiques »56 .Ceci me poussa en 2016, à l’occasion de mon exposition « le ciel est bleu, la mer est verte » (avec le commissariat de Pauline Lisowski) à écrire un texte à ce sujet dans lequel je me défends, si je peux dire, d’une filiation avec l’art conceptuel et minimaliste. Je ressens de plus en plus que ma filiation serait plutôt germanique, de Grünewald à Kiefer en passant par l’expressionnisme allemand ou Joseph Beuys, Eva Hesse, Wolfgang Laib davantage que du côté de Joseph Kosuth ou de Marcel Duchamp. L’Italie des artistes de l’arte povera jusqu’à celle de Gianni Caravaggio n’est jamais très loin non plus dans ma pratique sculpturale, ni non plus celle de la sculpture anglaise avec Rebecca Warren, Anish Kapoor, Tony Cragg ou Richard Deacon. D’ailleurs, dans la scène française actuelle, l’un des artistes qui m’intéressent le plus et qui est aussi me semble-t-il un peu éloigné de l’héritage conceptuel promut en France, est Lionel Sabatté. Lionel Sabatté, artiste français né en 1975, développe une pratique picturale et sculpturale qui participent à la formation d’un bestiaire hétéroclite. Peaux mortes, ongles, poussières, rouilles, béton sont autant de matières que l’artiste utilise pour des œuvres de taille imposante comme d’autres qui pourraient intégrer la vitrine d’un cabinet de curiosité. « La Meute » (2006-2011), par exemple, est un ensemble de sculptures représentant des loups à l’échelle 1. Sur des structures métalliques est accumulée de la poussière récoltée dans la bouche de métro Châtelet-Paris. Si pour l’artiste le processus de récolte est important, en raison du labeur entre autres choses qu’il impliqua, il ne serait consister en l’œuvre elle-même. Je reconnais en son travail certaines préoccupations qui sont miennes : la question de la généalogie, une esthétique de l’archéologie et du muséum d’histoire naturelle. Sa sculpture vient figer pour un moment, avec un contraste entre la fragilité et la brutalité qu’exprime à la fois les matières et l’impermanence des formes du vivant, des figures chimériques, humaines (c.f. la série « Human condition », 2016-2017) et non-humaines qui émergent comme des ruines, parfois baroques. C’est un travail qui n’est pas programmatique, de multiples pistes sont ouvertes par l’artiste. Par ailleurs, dans la manière dont les formes sont structurées par la couleur, (« Emeu », 2018, par exemple), j’identifie des liens avec ma sculpture, je songe tout particulièrement à la proposition sculpturale Mensch #1 sur laquelle je reviendrai un peu plus tard. « NON, JE NE SUIS PAS UN ARTISTE CONCEPTUEL OU CE N’EST CONCEPTUEL CE QUE JE FAIS.  Je ne porte pas l’héritage du mouvement de l’art conceptuel dans mon travail, pas plus qu’il est nécessaire de poser des concepts ou de longues explications pour rentrer dans mon travail. Tous les mots et éclaircissements ou liens que je peux donner ne viennent qu’a posteriori des gestes. Je fais et après j’essaye de comprendre pourquoi j’ai fait ça. Je revendique de plus en plus un lâcher-prise, une désintellectualisation du faire artistique. Évidemment, je réfléchis beaucoup, je lis, je recherche mais cela a peu d’importance dans le faire car c’est digéré ou en cours de digestion. Les matières et les formes que j’accumule, que je crée, émergent de manière 18 alter #1 juin 2015 plâtre, sel, minéraux, piques anti-oiseaux proposition sculpturale composée de 13 fragments stabilisée lors de l’exposition personnelle : « Les poussières des autres » (curateur : Mickaël Roy)
  • 14. très viscérale et nécessaire. Bien sûr, ensuite je trie, je classe et réintroduis la proportion dans ce magma sculptural. Et je crois que l’on utilise de manière inconséquente ce terme de ‘‘conceptuel’’ parce que je prends en compte le contexte et que je montre aussi un processus. Ceux qui le disent sont en général des artistes pour qui le lieu n’est qu’un moyen. Dans la grande diversité des visiteurs qui sont venus à ma dernière exposition personnelle intitulée « le ciel est bleu, la mer est verte » et pour celles et ceux qui n’y connaissaient rien aux arts plastiques et à la praxis de la création artistique, ils ont ressenti, en aimant ou pas, mais n’ont pas eu besoin de mes mots pour comprendre quelque chose. Ils n’ont pas cherché à faire les plus fins en bloquant leur sensibilité en disant : ‘‘c’est conceptuel’’. Ils me disent des mots, des choses qui parfois me servent après coup dans ce que l’on nomme le discours. Je me méfie d’ailleurs de plus en plus de leurs mots et des miens de retour à l’atelier de peur qu’ils m’influencent, m’empêchent de lâcher prise et me fassent stabiliser des illustrations kitsch de mon propre travail. J’ai donc plaisir à emmener ma pratique dans d’autres directions avec d’autres mots et imaginaires afin que mon travail de matières, de formes, de sculpture ne soit pas conforté dans ses définitions. Évidemment, ce n’est pas spectaculaire, c’est lent, c’est une autre couche qui se sédimente. Je recherche entre les mots et la personne ce qui manque : la trace, une persistance d’un moi dans ses schèmes plus profond que l’habitus. Dans ce que je fais il est souvent question de rendre tangible des frictions temporelles et comment celle-ci informent mon corps. Et bien tous ces mots là, ces potentiels concepts viennent des jours, des mois, des années après que les propositions sculpturales soient stabilisées. Ce sont des moyens d’essayer de comprendre mais si les mots ne me manquaient pas, s’il suffisaient à oublier mon faix existentiel, je ne m’ennuierais pas à fabriquer tous ces trucs. Je suis désolé ce n’est donc conceptuel ce que je fais, dire cela est encore participer à la mal-dénomination des choses. Bizarrement c’est une remarque vantarde et desséchée de certains artistes, les autres gens qui aiment ou pas, ils pigent des trucs. Ils ressentent car c’est un travail formel et donc sensible. Et pour rappel, les mauvais philosophes ne font pas forcément de bons plasticiens »57 . Je dans l’autre, alter est ce conglomérat urticant. Ici et là éparpillé, chaque fragment est étrangement devenu la bête que ses piques auraient dû éloigner. L’agressivité qu’ils dégagent est bousculée avec leur fragilité cristalline. Faits de matériaux du bâti, ils pourraient être les rebuts d’une architecture déchue. Organiques, animaux, ils ont aussi l’air de roches exténuées par les torrents. Parfois en se baladant on croise du regard, au loin, quelque chose que l’on ne parvient pas à identifier avec certitude... On croit qu’il s’agit d’un petit animal et le corps, celui de l’observateur se rapprochant, ne découvre qu’un sac abandonné sur l’asphalte. Il m’importe de faire sculpture de cette sorte, raison pour laquelle alter #1 ne dissimule pas sa matériologie intrinsèque. De près, on voit sur certains fragments la barre en plastique sur laquelle sont fixés les piques anti-oiseaux. La structure est aussi la surface. Je n’insiste pas non plus ‘‘exprès’’ ; il n’y a pas d’esthétisation de cette volonté que la structure participe autant de la surface que la surface de la structure. S’il y a illusion, c’est dans la perception de celle ou celui qui interprète les formes et les matières agrégées mais matériologiquement je n’ai rien à cacher. De telles astuces ne m’intéressent pas, elles sont faites pour mettre du mystère là où il en manque, dans ce lieu intangible où se rencontrent formes, matières et gestes58 . Eva Hesse (1936-1970), née en Allemagne et de nationalité américaine, est l’artiste du XXe siècle qui m’émeut le plus. Je me sens en résonance avec son immense œuvre, elle qui pourtant n’eut qu’une carrière de dix ans. Je reconnais dans sa sculpture et la mienne une forme d’épure qui souvent, paradoxalement, émerge par une matérialité brute. Voilà, en somme, le minimalisme, le seul, dans lequel je table des formes 19 alter #2 septembre 2016 première interprétation en juin 2015 béton fibré, plâtre, sel, crochets métalliques, piques anti-oiseaux proposition sculpturale composée de trois fragments - deux sont stabilisés dans l’espace d’exposition alors que le troisième, l’est quant à lui, au 38, rue Saint Nicolas stabilisée lors de l’exposition personnelle : « le ciel est bleu, la mer est verte » (avec le commissariat de Pauline Lisowski)
  • 15. puisse me reconnaître. Il est biomorphique mais, plus que cela, il y a en lui cet à-peu- près de la forme résultant de la vibration quasi-encore-toujours perceptible de la matière. La durabilité de ses œuvres n’était pas son souci : il concernait, pour elle, les collectionneurs et les musées. Je partage avec la sculpture d’Eva Hesse, le faire avec ce qui m’entoure, la sérialité ou plutôt la répétition des formes qui se tiennent ensemble mais s’épuisent à la fois. Il y a également cette sensation que la forme apparaît dans l’urgence du faire avec la matière. Je perçois dans sa sculpture comme une sorte de précipitation, que l’on peut entendre aussi selon l’acception chimique du terme, que je vis moi-même dans le faire sculpture. Les formes sculpturales sont tels des agrégats - ce qui reste du processus - et produisent une esthétique a posteriori (c.f. table des matières pour ce concept). Lesformesnesontpasseulementàmoninitiative...L’intentiondefairesculpture m’appartient mais je veux dire que certaines formes sont produites par d’autres gestes que les miens. Mensch #1 (stabilisée en extérieur sur le site archéologique de Saint-Saturnin-du-Bois dans le cadre d’une résidence de création en 2017) me semble être l’une de mes propositions sculpturales les plus révélatrices à ce jour de cette complexité. Voici une autre couche textuelle, un extrait de la retranscription de mon discours prononcé en fin de résidence. « Nous sommes ici parmi une proposition sculpturale qui se compose de treize fragments. Voilà, nous sommes parmi eux. La base de chacun d’eux donc est composée d’une empreinte de mon visage qui fut réalisée en atelier. Donc c’est ce que vous voyez sur cette partie-là, sur les treize, en fait à chaque fois il y a une double empreinte, donc on voit, en fait, selon les endroits, l’état est différent, mais on voit un visage orienté comme ceci et un autre qui serait orienté à l’envers si on peut dire. Donc ça c’est la base, je les ai préparés en atelier. Et on va dire que le premier geste que j’ai eu ici, c’est de les planter, de les sceller dans le sol. Et à partir de là, l’invitation a été faite à tous les visiteurs, petits et grands, de pouvoir ajouter des formes, de la matière, par-dessus. Donc en sachant que c’était à partir de mixtures que je proposais qui étaient inspirées… qui sont celles que j’utilise d’accoutumée, c’est-à-dire avec des matériaux du bâti comme voilà de la chaux, du ciment, du plâtre, mais également aussi avec certains matériaux plus spécifiques comme des rebuts de fouilles, de la terre qui venait de la fouille elle-même, ce genre de choses voilà qui ont pu donner des apparences et je dirais nourrir la matière. Donc ce que vous voyez ici ce n’est pas l’exacte collection de ces formes puisque mes gestes furent nombreux pour garder, modifier, augmenter, falsifier les formes initiales. Cela veut dire que faire sculpture dans cette relation d’échanges, c’est aussi être dans l’attente de l’autre. Pour ceux qui sont venus, vous pouviez me voir souvent attendre, voilà, que quelqu’un vienne, qu’il se passe quelque chose, mais c’est tout à fait normal. Par semaine, une strate était arrêtée. Donc en fait, les strates je les désigne, c’est avec… alors on les voit plus ou moins bien apparaître, par exemple c’était ce disque un peu épais, donc ça par exemple c’était la première semaine, après il y a eu une deuxième semaine qui est là et une troisième semaine. Donc il y a trois strates qui ont été substabilisées comme ça sur chacun des fragments. Donc à chaque strate justement il y avait un réenrichissement par mes gestes, par les matières et les formes que je pouvais accumuler. Alors, je regarde où j’en suis parce qu’en plus j’écris très mal donc c’est très difficile de relire mes notes mais je fais au mieux. Et voilà donc il y a eu après un… au-delà de cette troisième strate, donc ce dernier geste donc qui compose et je dirai qui vient arrêter la pièce en son sommet, qui est cette partie-là, avec des éléments… donc là j’ai repris par exemple ces petits éléments qui arrêtent les fers à béton. Donc il y a souvent comme ça des jeux d’évocation soit par rapport aux gestes archéologiques soit par rapport aux matériaux, au site et au matériel et aux outils qui peuvent servir. Alors, si cette proposition sculpturale fut spécifiquement pensée pour le lieu, elle s’inscrit pour autant dans une généalogie de formes, de gestes, de matières avec lesquels je fais sculpture. Donc, par exemple, l’empreinte de visage, c’est quelque chose 20 Mensch #1 août 2017 fers à béton, chaux, plâtre, ciment, sable, terre, minéraux, pigments, povidone iodée, rebuts de fouilles archéologiques, embouts de sécurité en plastique proposition sculpturale composée de treize fragments stabilisée lors de la résidence au Chantier archéologique de Saint-Saturnin-du-Bois
  • 16. que j’utilise depuis 2010, dans une première proposition sculpturale qui s’appelait In/Out, où en fait c’était une pièce, il y avait un visage qui sortait en plein, donc le mien, et un autre en creux. Donc c’était un premier geste mais en fait c’est à partir de cette pièce-là que j’ai continué à épuiser la forme. J’avais fait également une autre pièce qui s’appelait Face-à-face où c’étaient des petits coffrets où il y avait des têtes comme ça, toujours avec cette empreinte en plâtre blanc et en fait j’invitais les personnes à se faire modeler leur visage par-dessus les têtes, ce qui fait que du coup leur visage était déformé aussi par la physionomie de ma tête. Et ces visages-là étaient disposés au sol et je me souviens qu’à l’époque il y avait déjà une… enfin c’était une idée par rapport à une valorisation archéologique qui avait été faite dans ma ville natale, Amiens, où il y avait des petits hublots comme ça où on voyait des vestiges gallo-romains à travers. Donc, il y avait ce lien là, et donc aujourd’hui voilà, c’est une forme différente mais c’est une pièce qui vient s’inscrire dans cette généalogie de formes et de matières. J’accumule et accumule des formes et des formes qui à peine stabilisées semblent faire vestiges, ruines. J’aime les strates, tout simplement. Donc aussi ce qui m’intéresse dans ce rapport de strates c’est comment mon corps… comment cela informe mon corps. Ce que je veux dire par là, c’est que se considérer comme un amas d’atomes, se considérer comme de la poussière d’étoile ou comme un sac de viande, cela change totalement le rapport que l’on a au réel. Et finalement, comment on considère son corps, comment il est fait, là où on va, ça va changer ce rapport-là. Ça m’intéresse, dans la sculpture, d’avoir ces évocations, d’avoir ce rapport, ces déplacements par rapport à son propre corps et en l’occurrence le mien, puisque voilà c’est celui que je connais le mieux. C’est pour ça que j’écris : ‘‘le sublime ne concerne-t-il que la matière fossilisée ? Celle qui garde la trace du vivant dans la fragilité d’un geste ou d’une forme et dont la matière minérale évoque la chair douloureuse.’’ Alors, n’écoutez pas trop ce que je raconte, oui c’est important hein, n’écoutez que d’une oreille, je donne simplement quelques idées à propos des choses qui m’obsèdent et peut-être que ces choses vous intéresseront. Pour en revenir au corps, je crois justement que ma pratique sculpturale passe par la question du corps comme référent absent. Le référent absent est un concept forgé par la philosophe Carol J. Adams qui s’applique aux animaux et aux femmes au travers de l’histoire où ils se sont vus infligés une esthétique du morcellement. Alors je reviendrais un peu là-dessus parce que ça fait un peu barbare dit comme ça mais voilà… Des fois, la femme vivante a été considérée comme objet, dans l’histoire, et l’animal mort transformé en viande. Ce concept éclaire mes sculptures car il parle de la difficulté de faire sculpture sans un ‘‘avant-goût de cimetière’’ comme le disait le sculpteur Arturo Martini dans son texte : ‘‘La sculpture, langue morte’’ [op. cit., p.56]59 ». Mensch #1étaitlapremièrepropositionsculpturaleoùlesformesproduitespar des tiers-participants qui faisaient sculpture avec moi n’étaient pas homogénéisées à un point tel que leurs spécificités auraient été noyées sous des couches et des couches d’autres matières et gestes ajoutés par mes soins. Mensch #1 actuellement se fragmente, sa matière est en train de réactualiser sa forme pour révéler davantage sa structure pour chacun de ses fragments (réunis) : intimement poussière. Que restera-t-il d’elle, vais-je retourner lui ajouter de nouveau de la matière qui fera forme, vais-je la laisser s’épuiser au grès du temps ? J’imaginais aussi qu’elle puisse devenir un bronze. Elle serait la première interprétation d’Übermensch. Bien que résolument intimement poussière ma pratique sculpturale exprime parfois un besoin d’éternité, comme pour me convaincre que la vie pourrait encore être possible une fois incarnée dans un objet. Je distingue différents niveaux de ce que je nomme l’autarcie dans mes propositions sculpturales. Plus une proposition sculpturale ‘‘tient’’ et demande peu de nouveaux gestes pour exister d’une activation à une autre, plus elle est autarcique. L’autarcie pourrait être vue comme une échelle allant de l’intimement poussière à l’extimement poussière... table des formes 21 Face-à-face #1 juin 2014 pâte à modeler maison, plâtre, 13 coffrets en OSB, plexiglas proposition sculpturale à dimensions variables ; (chaque coffret mesurant 43,6 x 28,6 x 30,4 cm) protocole sculptural participatif stabilisée lors de l’événement : « After Puls’art #4 »
  • 17. Nous pouvons noter que Mes poussières, les vôtres #1 et alter #1 ne sont pas éloignées l’une de l’autre quant à leur ‘‘degré’’ d’autarcie, bien que chacune ait ses fragilités qui requièrent de petits gestes de réorganisation pour les activer de nouveau, elles demeureront relativement semblables d’une activation à une autre. Évidemment alter #1 étant composée de treize fragments, ce qui peut changer le plus, c’est la mise en espace des dits fragments. Cross #2 et Saillie #2 étaient destinées à se disperser. On pourrait imaginer plusieurs activations, j’ai d’ailleurs conservé les restes de chacune de ces propositions sculpturales et pourrais envisager pour chacune d’elle une nouvelle activation. Peut-être qu’une hypothétique Cross #1 ##2 ressemblerait encore à sa première activation mais quant à Saillie #1 vers Saillie #1 ##2, il en serait tout autrement... Si j’utilisais les fragments issus du démantèlement de Saillie #1, ce serait peut-être davantage pour les recycler c’est- à-dire pour créer une nouvelle proposition sculpturale qui n’appartiendrait plus à la ‘‘catégorie’’, au gabarit sculptural : Saillie. En tous les cas, Cross #2 comme Saillie #1 exigeraient beaucoup de nouveaux gestes pour de nouvelles activations en raison de leur particularité d’avoir existé formellement site specific. Mensch #1 est entre deux eaux, si j’ose dire, conservée en intérieur, elle serait tout autant autarcique que ses consœurs Mes poussières les vôtres #1 et alter #1. C’est donc bien ce contexte qui la met à rude épreuve60 , toute la question sera de savoir quelle est sa résistance matériologique ou quand aura lieu sa réintroduction dans un milieu plus protégé, elle bouge encore... Mes poussières les vôtres #1, fut réactivée (##2) en 2016, son nouveau contexte est l’unique fait marquant de cette nouvelle activation, étant, au risque de me répéter, parmi les plus autarciques de mes propositions sculpturales. Cross #2 avait une prédécesseuse (une première interprétation), Cross #1 ,donc qui avait été activée deux fois. Puis, début 2018, une troisième interprétation fut stabilisée, c’est-à-dire avec d’autres fragments (choisis) que ceux pour Cross #1 et Cross #2 ; il n’y a jamais de recyclage pour un même gabarit sculptural d’une interprétation à une autre. Saillie est la seule de son genre pour le moment et quant à alter, il existe une deuxième interprétation d’un degré d’autarcie semblable à la première. Formellement, elle ne se compose que de trois fragments (réunis) dont un fragmenté endeux.Elleestplusdenseetincorporeàsamatériologie,pourdeuxdecesfragments, des crochets métalliques. De plus, les formes résultantes du travail de modelage ne sont pas gommées sous les coulées cristallines. Elle met davantage en tension force et faiblesse, elle est d’une agressivité toute pathétique. Cross et Mensch participent d’une même généalogie formelle, celle des propositions sculpturales qui utilisent des empreintes réalisées à partir du moule de mon visage réalisé en 2010. Je dans la fouille, Mensch est cette accumulation hétéroclite de formes et de matières qui se verticalise en plusieurs fragments. À la base de chacun, l’on peut percevoir deux visages (chacun dans un sens différent), formant une unique tête sur laquelle tout ce que s’y est agglutiné résulte d’un geste sculptural partagé avec des tiers-participants. Mensch comme présence symbolique de la mémoire du lieu l’érige là où les archéologues creusent pour la faire émerger. J’identifie dans ma pratique sculpturale une filiation aussi ouverte qu’avec des artistes comme Magdalena Abakanowicz (1930-2017, de nationalité polonaise), Stephen de Stæbler (1933-2011, de nationalité américaine) ou encore de Mark Manders (né en 1968, de nationalité néerlandaise). Chacun·e produise des états-de- corps, et recourent (recouraient) à des gestes (c.f. table des gestes) qui participent aussi de ma sculpture (moulage, assemblage, empreintes...). La première fit de la sculpture une mue, faisant émerger des corps en tant que peau. Peau non en tant que ressemblance à celle vivante mais en tant qu’épaisseur de matière conservant les scories de la correspondance qu’eut l’artiste avec la matière. Le second développa 22 durant des années un corpus sculptural déconstruisant la statuaire et l’esthétique de la ruine antique. Enfin le dernier propose à sa façon des autoportraits accumulant des fragments de visages ou d’animaux modelés dans un rendu très lisses et semblant être en argile crue (en vérité il s’agit d’époxy) avec des journaux – situant le travail : une date, un contexte – et du mobilier tel que des chaises, des baignoires, des tables. Ici c’est l’assemblage qui domine et la relation entre figure et domesticité qui produit des états-de-corps. Les formes qui traversent mon corpus sculptural ne furent pas toutes détaillées dans les lignes précédentes. Cependant, j’ai tenté de circonscrire celles les plus criantes, récurrentes dans mon urgence de faire sculpture. Si le corps craint par son morcellement, sa réification, son passage de chose à objet, bref de devenir un référent absent61 , le fragment sous ses trois acceptions précisées plus haut permet étrangement de viser à une unité paradoxale, c’est-à-dire qui connait d’emblée son impossibilité à être pleine et entière. L’empreinte dans ma pratique, la ressemblance par contact62 , n’est pas sculpturalement utilisée pour donner l’illusion kitsch d’un réalisme de pacotille mais pour suggérer, comme quelque chose que l’on touche sans voir. Un frottement qui implique toujours une trace, un peu de forme qui vient contre un peu de matière qui s’en va... Pour approcher ma sculpture, il me fallait parler d’elle depuis la poussière c’est-à-dire depuis l’idée d’un mouvement. Avant qu’il ne soit question de telle ou telle forme ce sont « les voix de la poussière, l’âme de la poussière, [qui] m’intéressent bien des fois plus que la fleur, l’arbre ou le cheval car je les pressens plus étranges. La poussière est un être si différent de nous. Et déjà cette absence de forme définie... on voudrait se changer en arbre, mais en poussière – en quelque être ainsi continu – serait tellement plus tentant. Quelle expérience ! Quelle information ! »63 . Il ne faut pas craindre d’épuiser l’origine en utilisant des formes éculées comme le visage. Il y a toujours une bascule pour que cela ne devienne pas simplement kitsch ou que finalement la forme entre en surdité avec le monde tellement qu’elle aurait été représentée. Il s’agit de s’assurer qu’entre gestes et matières, la forme tienne cet équilibre, suspension mythique d’un temps présent continu bien que se rapprochant de l’être, de chaque être. Je peux ainsi accumuler une forme encore et encore car il n’y pas une tentative de perfection dans la mimesis au risque d’un effet de réel, chaque fragment garde la trace de l’incertitude du geste. Les bords qui s’effritent ou les cassures, mémoire de la matière mise en exil de son milieu qui fait forme est une esthétique de la marge (margo : le bord). Cette sculpture, intimement poussière, qui peut sembler avoir toujours été là mais est en fait récente et est peut-être à ce titre là comme l’homme. « L’homme [qui] est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues (...) alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable »64 . table des formes 23
  • 18. notes 1. « Dans son célèbre essai intitulé La chose, le philosophe Martin Heidegger a tenté de comprendre ce qui différencie une chose d’un objet. L’objet, dit-il, est autonome et est défini par son ‘’objectivité’’ [gegen-standlichkeit] – face à face ou surface contre surface – en relation au lieu où il est situé. On peut le regarder ou même le toucher, mais on ne peut pas se joindre à lui dans son processus de formation. Aussi proche que nous puissions être physiquement de lui, l’objet reste affectivement distant. Mais si les objets sont contre nous, les choses sont avec nous. Chaque chose est, pour Heidegger, un rassemblement de matériaux en mouvement. Le toucher ou l’observer, c’est porter les mouvements de notre être en correspondance affective avec ses éléments matériels constitutifs. » Tim Ingold, Faire Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture, éditions dehors, 2017, (édition originale en 2013), pp. 186/187 2. « C’est que depuis trois mille ans, on ne sculpte que des cadavres. Parfois on les nomme gisants et on les couche sur des tombes ; d’autres fois on les assied sur des chaises curules, on les juche sur des chevaux. Mais un mort sur un cheval mort, cela ne fait même pas la moitié d’un vivant. Il ment ce peuple des Musées, ce peuple rigide, aux yeux blancs. Ces bras prétendent bouger, mais ils flottent, soutenus entre haut et bas par des tiges de fer ; ces formes figées ont peine à contenir en elles un éparpillement infini ; c’est l’imagination du spectateur, mystifié par une grossière ressemblance, qui prête le mouvement, la chaleur, la vie à l’éternel affaissement de la matière. » Jean-Paul Sartre, Situations (Tome 3) - Littérature et engagement (février 1947 - avril 1949), éditions Gallimard, 2013 3. « Cette quasi-impossibilité à cerner l’informe s’avère l’un des grands leitmotiv de l’esthétique et de la critique d’art. Formalisé par Emmanuel Kant, cette propension à considérer la matière comme un magma aveugle et impensable constitue un modus operandi à peu près invariant. La lutte de fond et de la forme a ainsi toujours constitué l’un des principaux ressorts du développement de l’art. […] Impropre donc à satisfaire les besoins de l’esprit. Issue du platonisme, réactivée successivement par le néoplatonisme de la Renaissance puis par les rigueurs du protestantisme et du jansénisme, cette prééminence accordée à la forme se perpétue au sein de l’art du XXe siècle dans la tendance dite constructiviste ou formaliste. » Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne & contemporain, éditions Larousse, 2011 (première édition en 1994), p. 279 4. Arturo Martini, La sculpture, langue morte, éditions L’échoppe, 2009, p. 58 Comme nous le verrons un plus tard, cette phrase du sculpteur n’est nullement une manière de valoriser ce que je nomme l’extimement poussière. Ni d’ailleurs l’intiment poussière qui appartiendrait selon lui, avec d’autres mots, à cette seconde maladie de la sculpture – la première étant d’être de l’acabit d’une langue que l’on ne parlerait plus - qui cède au sensible à défaut de tendre vers le sentiment (détaché de la contingence de la personnalité du sculpteur) et l’absolu. 5. « Le monde commun n’environne pas la personne, comme le fait (même si ce n’est pas au sens strict, car le propre corps-vécu en fait partie) la nature. Mais le monde commun n’emplit pas non plus la personne, comme cela vaut du monde intérieur, en un sens également inadéquat. Le monde commun porte la personne, tout en étant à la fois porté et formé par elle. C’est entre moi et moi, moi et lui, que se situe la sphère de ce monde de l’esprit. Si c’est la marque distinctive caractéristique de l’existence naturelle de la personne d’occuper le centre absolu d’une sphère de sensibilité imageante, qui tout à la fois relativise à partir de soi cette situations et la dépouille de sa valeur absolue ; si c’est la marque distinctive caractéristique de l’existence spirituelle de la personne de se tenir dans une relation de compréhension à l’égard de son monde intérieur et tout à la fois d’accomplir ce monde en le vivant ; alors le caractère spirituel de la personne repose en la forme du Nous que prend le propre Moi, dans la façon qu’a la propre existence vitale d’être circonscrite et de circonscrire , intégralement et unitairement, selon la modalité de l’excentricité.» Helmuth Plessner, Les degrés de l’organique et l’Homme. Introduction à l’anthropologie philosophique, Gallimard, 2017, (édition originale en 1928), p. 461 « 1 - Le monde est tout ce qui a lieu 1.1 - Le monde est la totalité des faits, non des choses 1.11 - Le monde est déterminé par les faits, et par ceci qu’ils sont tous les faits. 1.12 - Car la totalité des faits détermine ce qui a lieu, et aussi tout ce qui n’a pas lieu. 1.13 - Les faits dans l’espace logique sont le monde 1.2 - Le monde se décompose en faits. » Ludwig Wittgenstein, Tractacus logico-philosophicus, éditions Gallimard, 1993 (édition originale en 1922), p.33 24 6. « En nous allongeant le long du tumulus, en ajoutant un cairn une pierre que nous avons ramassée sur le chemin, en manœuvrant la poignée de la porte et en baissant la tête pour passer de l’autre côté du cadre de bois, nous faisons l’expérience du tumulus, du cairn et de la chaumière comme de choses. Pour étayer son argumentation Heidegger tire le plus grand partie de l’étymologie du mot ‘’thing’’ [chose] provenant de ‘’ting’’ (ou de ses équivalents germaniques). Par-dessus tout, c’est l’idée de rassemblement, présente dans les sens premiers du mot, qu’il met en valeur. Faire face à une chose n’est pas s’en sentir exclu, mais c’est plutôt être invité à participer au rassemblement. » Tim Ingold, ibidem 7. J.J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Gallimard, 1965, (édition originale en 1755), pp. 31/32 8 . « Lorsque nous lisons que, dans la fabrication d’artefacts, les praticiens imposent des formes issues de leur esprit à une matière du monde extérieur, nous avons affaire à une conception hylémorphique. Je voudrais au contraire penser le faire comme un processus de croissance. Cela place dès le départ celui qui fait comme quelqu’un qui agit dans un monde de matières actives. Ces matières sont ce avec quoi il doit travailler et le processus de fabrication consiste à ‘‘unir ses forces’’ aux leurs, les rassemblant ou les divisant, les synthétisant ou les distillant, en cherchant à anticiper sur ce qui pourrait émerger. En ce sens, les ambitions de celui qui fait beaucoup plus humbles que celles impliquées par le schéma hylémorphique. » Tim Ingold, op. cit., p. 60 9. « Il faut réserver aux seuls êtres organiques la qualification de monstres. Il n’y a pas de monstre minéral. Il n’y a pas de monstre mécanique. Ce qui n’a pas de règle de cohésion interne, ce dont la forme et les dimensions ne présentent pas d’écarts oscillant de part et d’autre d’un module qu’on peut traduire par mesure, moule ou modèle – cela ne peut être dit monstrueux. » Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, éditions Vrin, 2015, (première édition en 1965), p. 220 10. « Au sein de ma sphère, je fais l’expérience de mon corps comme un objet physique (Körper) au côté des autres objets du monde. Toutefois, une autre dimension du corps se révèle maintenant à l’analyse phénoménologique : mon corps n’est pas seulement corps physique, mais également chair ou corps propre (Leib). Le corps est donc à la fois un objet que je rencontre parmi d’autres et, en tant que chair, une dimension de mon expérience. Or, la chair est ce que j’ai de plus propre ; elle constitue la condition de possibilité de la ‘‘propriété’’ au sein de ma sphère primordiale : ‘‘aucune propriété, proximité, mienneté ne sont en général pensables avant la chair et rien de ce qui se fonde sur une pré-compréhension du propre, du proche ou du mien ne saurait être pensée avant que ne le soit la chair, c’est-à-dire leur origine’’. La chair se révèle ainsi indispensable puisque l’expérience de mon monde dépend entièrement d’elle. Elle constitue effectivement le pôle de référence auquel se réfèrent tous les corps physiques et toutes les données de mon monde primordial. » Denis Courville, « L’ambiguïté du corps chez Husserl : entre une égologie désincarnée et une phénoménologie de la chair » in Revue Phares, Volume IX, 2009, pp. 68/69 11. « Ma formule pour désigner la grandeur dans l’homme, c’est l’amor fati : que personne ne veuille rien autrement, ni en avant, ni en arrière, ni dans les siècles des siècles. Ne pas seulement supporter la nécessité, encore moins se la dissimuler - tout idéalisme est manière de mentir devant la nécessité -, mais l’aimer... » Friedrich Nietzsche, Ecco Homo (+ Nietzsche contre Wagner), éditions Flammarion, 1992 (édition originale en 1908), p. 90 12. « Substance indéfiniment plastique et malléable, conçue non plus, comme autrefois chez Descartes, à la façon d’un support invariant susceptible de se prêter à toutes les transformations et déformations, la matière est bien plutôt envisagée aujourd’hui comme élasticité et fluidité. Elle n’est rien d’autre que l’infinité de ses métamorphoses et se confond avec le processus énergétique autrefois censé l’animer. Proche en ce sens de l’idée du chaos mais d’un chaos continûment appelé à s’exprimer au sein de formes et d’états transitoires. » Florence de Mèredieu, op. cit., éditions Larousse, 2011 (première édition en 1994), p. 282 13. Proposition sculpturale est l’expression par laquelle je désigne les stabilisations qui sont de type sculptural. 25
  • 19. 14. Stabilisation est l’état de mise en présence des formes, matières et gestes qui font œuvre, qui sont une œuvre. # = interprétation, c’est-à-dire une proposition sculpturale qui s’inscrit dans un gabarit de formes, de matières et de gestes désigné par un nom. ex. Cross #1 et Cross #2 partagent des similitudes mais sont stabilisées à partir de matériaux différents, en bref il s’agit de deux œuvres différentes. ## = activation, c’est-à-dire les conditions spécifiques de (re)stabilisation d’une même interprétation d’une proposition sculpturale. ex. Cross #1 et Cross #1 ##2 sont deux œuvres identiques. Une proposition sculpturale peut être plus ou moins autarcique c’est-à-dire sujette à des modifications dans le temps d’une activation à une autre. Cross #1 désigne de façon raccourcie Cross #1 ##1. Pour les propositions sculpturales les plus autarciques, où les changements sont faibles d’une activation à une autre, la désignation par l’interprétation seule (ex. #1) permet d’inclure toutes les activations qui en découlèrent. 15. Deux propositions sculpturales stabilisées lors de cette exposition (In Situ #2 ; Praxis #1) ne seront pas évoquées, participant moins de mes préoccupations actuelles. 16. En septembre 2017, avec mon épouse et une amie nous nous sommes rendu·e·s à la documenta de Kassel. Nous nous étions arrêtés longuement devant l’œuvre de Mona Hatoum, Fix it, créée en 2004 et produite à partir de vieux appareils et mobiliers d’usine rouillés et que nous trouvions assez fascinante. Nous nous étions dit qu’il y avait là un style que l’on retrouve dans différentes œuvres contemporaines. Nous l’avions nommé dirty and rusty. Au-delà de l’apparente plaisanterie, on peut noter que la mise en espace de ces objets industriels déchus de leur superbe en raison de leur usure qui, certes les esthétisent, par un processus de dégradation ‘‘naturelle’’ vient réaffirmer quelque chose de l’ordre de l’intimement poussière. Si c’est dirty, rusty, c’est aussi dusty ! Ici les artefacts industriels ne sont plus promus directement au rang d’œuvre d’art (ready-made) par la seule autorité de l’artiste et participant ainsi d’une certaine impuissance du geste artistique dans un monde dominé par les marchandises, ils sont réintroduits dans l’écologie de l’être qui, dialogiquement, est mort et vie simultanément. Formes, matières et gestes dialoguent dans ce cas, sans le recours à l’autocratie du discours, pour faire sculpture. C’est ainsi que je dirai qu’un ready-made qui tend à être intimement poussière est un avant tout un objet-trouvé. Le ready-made duchampien ou l’emploi ‘‘tel quel’’ d’objets industriels qui font œuvre par la secours sémantique sont dans leur relation à la poussière de l’ordre de la statuaire, de l’extimement poussière. Il est urgent de subvertir le ready- made en le déplaçant du geste (discursif) vers la forme et la matière. 17. Citation extraite du catalogue édité par la Communauté de communes du Val de Sarthe dans le cadre de mon exposition personnelle « hic et nunc », présentée au Centre d’art de l’île MoulinSart du 25 avril au 14 juin 2015, suite à une résidence participative organisée sur le territoire du Val de Sarthe du 9 mars au 24 avril 2015, en partenariat avec les bibliothèques d’Étival-Le-Mans, de Louplande (Association Attire’d’L), de Roëzé-sur-Sarthe, de Spay et la médiathèque de La Suze-sur- Sarthe, p. 25 18. Ce que familièrement j’appelle parfois les ‘‘petites têtes’’ sont plutôt plates, ne retenant dans l’empreinte souvent que le nez et la bouche et gardant à son verso la marque des doigts appuyant la matière contre la matrice. 19. c.f. à ce sujet : Michel Bousseyroux, « Hétérologie de l’abject », L’en-je lacanien 2005/2 (no 5), p. 39-57. DOI 10.3917/enje.005.0039 20. Peter Buggenhout, Première rétrospective, Museum Leuven, 2015 https://www.youtube.com/watch?v=Q7facnpZnV0 21. La sentience, depuis Bentham, décrit plus clairement, selon Martin Gibert, cette « capacité à ressentir, à percevoir et à avoir une expérience subjective du monde » qu’avec le mot de conscience « qui recouvre parfois des capacités métacognitives, l’idée de conscience de soi, voire de conscience morale ». c.f. Martin Gibert, Voir son steak comme un animal mort, Lux, 2015, p. 22 22. ATTENTION, cette note est un ajout par rapport au texte initial ! Ce premier geste a naturellement eu des précédents comme avec l’œuvre créée en 1976 par l’artiste allemand Timm Ulrichs (né en 1940) et intitulée Anwesend abwesend - oder Das Leben nach dem Tode vor dem Tode qui consistait dans un moulage positif du visage de l’artiste pouvant pénétrer 26 celui en négatif, chaque moulage étant la partie d’un coffret se refermant. 23. Citation extraite du catalogue « hic et nunc », op. cit., p. 33/35 24. Citation de George Didi-Huberman à propos de l’œuvre Delocazione de Claudio Parmigianni, George Didi-Huberman, Génie du non-lieu Air, poussière, empreinte, hantise, éditions de Minuit, 2001, p.76 25. « La relation intersubjective est une relation non-symétrique. En ce sens, je suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la vie. La réciproque, c’est son affaire. C’est précisément dans la mesure où entre autrui et moi la relation n’est pas réciproque, que je suis sujétion à autrui ; et je suis ‘‘sujet’’ essentiellement en ce sens. Vous connaissez cette phrase de Dostoïevski : ‘‘Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres.’’ (Les Frères Karamazov, La Pleïade, p. 310). Non pas à cause de telle ou telle culpabilité effectivement mienne, à cause des fautes que j’aurais commises ; mais parce que je suis responsable d’une responsabilité totale, qui répond de toutes les autres et de tout chez les autres, même de leur responsabilité. Le moi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres. » Emmanuel Lévinas, Éthique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1982, p. 10 26. Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 91 27. « Le phénomène de monstration généralisée auquel nous avons à faire, l’omniprésence de l’image visuelle qui en découle, l’autoritarisme oculaire qui régit notre vie quotidienne trouve dans certaines pratiques artistiques des réponses très diversifiées. C’est une interprétation formellement plutôt adapté – bien que distanciée et critique – que réservent les artistes de l’hyperréalisme américain ou européen au seuil des années 1970 et durant tout la décennie. » Maurice Fréchuret, Effacer. Paradoxe d’une geste artistique, éditions les presses du réel, 2018, (première édition en 2016), p. 15 28. « Nous appellerons insignifiance du réel cette propriété inhérente à toute réalité d’être toujours indistinctement fortuite et déterminée, d’être toujours à la fois anyhow et somehow : d’une certaine façon, de toute façon. Ce qui fait verser la réalité dans le non-sens est justement la nécessité où elle est d’être toujours signifiante : aucune route qui n’ait un sens (le sien), aucun assemblage qui n’ait une structure (la sienne), aucune chose au monde qui, même si elle ne délivre aucun message lisible, ne soit du moins précisément déterminée et déterminable. » Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie, éditions du Minuit, 2004, p. 14 29. Michel Foucault, Le corps utopique, conférence radiophonique du 7 décembre 1966, disponible dans l’édition présentée par Daniel Defert aux éditions lignes, 2009 30. J’y reviendrai ultérieurement dans la table des gestes. 31. « L’homme en tant que la chose vivante qui est placée dans le centre de son existence, a le savoir de ce centre, en a l’expérience vécue et se trouve de ce fait au-delà de lui. Il fait l’expérience vécue du lien dans l’absoluité de l’ici-maintenant, de la convergence totale du champ environnant et de son propre corps-vécu envers le centre de sa position, et de ce fait il n’en est plus dépendant. Il fait l’expérience vécue de l’immédiate amorce de ses actions, de impulsivité de ses émotions et mouvements, de la radicalité de sa qualité d’auteur de son être-là vivant, de la pause séparant l’action de l’action, du choix tout autant que du ravissement dans l’affect et la pulsion, il se sait libre, et en dépit de cette liberté, exilé dans une existence qui l’entrave et avec laquelle il lui faut lutter. Si la vie de l’animal est centrée, la vie de l’homme, elle, sans pouvoir rompre ce centrage, est tout à la fois extériorisée par rapport à lui, excentrique. L’excentricité est la forme caractéristique pour l’homme de son positionnement frontal face au champ environnant. Helmuth Plessner, op. cit., pp. 445/446 32. Emmanuel Lévinas, ibidem 33. The Body as a Found Object: Antony Gormley | Brilliant Ideas Ep. 40 https://www.youtube.com/watch?v=yBK4RBRj1U8 34. « J’acquiers ainsi le sens de l’existence incarnée, car, dégagé de tout rapport à l’étranger, il me reste néanmoins une nature spécifique qui dépend de ma chair : cette nature que je peux voir, entendre, toucher, bref, percevoir. La chair se révèle ainsi comme un ‘‘je peux’’, une capacité d’agir 27
  • 20. sur l’ensemble de la nature et sur elle-même. Cette capacité de faire l’expérience d’une nature propre repose sur l’autoréflexion de mon corps. Il s’agit d’un mouvement où le corps se dédouble ou, selon l’expression de Merleau-Ponty, il se sent ‘‘sentant’’. Cette expérience autoréflexive se produit lorsque, par exemple, ‘‘ma main droite touche ma main gauche, je la sens comme une chose physique, mais au même moment, si je veux, un événement extraordinaire se produit : voici que ma main gauche aussi se met à sentir ma main droite’’. En se saisissant comme corps physique, la chair établit un rapport réfléchissant à la nature, car l’action exercée sur la nature par ma chair est également retour sur elle-même. Par conséquent, l’expérience de mon corps ne se limite plus à l’expérience d’un objet physique qui, en tant qu’impureté constitutive, doit être écarté ; elle représente plutôt le pilier de ma sphère propre. » Denis Courville, ibidem 35. Un certain nombre de composants tels que le sel, l’alun de potassium, le bicarbonate de soude viennent perturber le cours normal de prise des plâtres, ciments, bétons que je prépare. Pour plus de précisions à ce sujet c.f. table des matières. 36. Cette troisième acception du terme ‘‘fragment’’ a également du sens pour Cross. Cela fait donc de Cross l’une des propositions sculpturales qui joue des trois acceptions que j’accorde au terme de fragment. 37. Nous pourrions distinguer aussi chacun des trois sortes de fragment décrits : fragment choisi ; fragment subi ; fragments réunis. 38. Cela se passe ainsi dans l’atelier.... Je repense à la deuxième interprétation d’alter dont la fabrication en atelier se fit par accumulation de matière avec les piques anti-oiseaux. Une fois séchés, des morceaux sont assemblés alors que d’autres se brisent sur chacun des trois principaux fragments (en tant qu’élément de la proposition sculpturale). Il n’est gardé que ce qui tient, ce qui résiste. La forme provient de ce processus. Ici c’est la matière qui imprime la forme de ce qui fait finalement sculpture. La forme fige, dans la précipitation, l’épuisement du tropisme de la matière. 39. Arturo Martini, op. cit., pp. 47/48 40. c.f. Arturo Martini, op. cit., p. 55 41. « Le sculpteur est comme un arbre, les feuilles sont sa sensibilité. Mais l’arbre ne se soucie guère de ces existences fragiles et passagères que le temps fera tomber, inexorablement. » Arturo Martini, op. cit., p. 49 42. « Si la sculpture ancienne a su saisir les sentiments, elle a toutefois dédaigné la sensibilité. Ce que les sculpteurs modernes appellent ‘‘sensibilité’’, et croient reconnaître dans les œuvres anciennes, n’est qu’une apparence due à l’usure, à la patine, aux craquelures et aux fissures du temps. » Arturo Martini, op. cit., p. 47 43. Arturo Martini, op. cit., p. 11 44. Carl Gustav Jung et Kàarly Kerényi, Introduction à l’essence de la mythologie, 2016, Payot-Rivages, (édition originale en 1953), pp. 160/161 45. « Ce qui fonde la métaphysique, en effet, c’est la séparation, la rupture instituée par l’homme au sein de la nature, en contradiction avec les constations empiriques, entre lui et les autres espèces d’animés. » Patrice Rouget, La violence de l’humanisme, Calmann-Lévy, 2014, p.28 46. David Olivier, l’un des fondateurs des Cahiers antispécistes, démontre qu’aucune espèce n’existe en tant que telle. L’espèce est un système catégoriel et pourtant pour la doxa « l’idée existe donc implicitement que les espèces sont autre chose qu’un ensemble d’individus ; c’est-à-dire qu’elles existent à un niveau théorique » David Olivier, « Les espèces non plus n’existent pas » in Cahiers antispécistes n°11, décembre 1994 47. « Ponctuation, temps partiel qui engendre les périodes d’une œuvres d’art. Il apparaît dans toute création, qu’elle soit musicale, picturale ou poétique. Dans la sculpture en revanche, le rythme, qui est dans le sujet représenté et préexiste à la création, est imposé par celui-ci. Il n’est pas permis de violer le corps humain ou animal au-delà des limites consenties par la dignité et la vraisemblance, mais le sculpteur, s’il pouvait disposer les branches d’un arbre au grès de son propre rythme, ne violerait pas, en apparence, les lois de la nature. » Arturo Martini, op. cit., p. 25 28 48. c.f. Arturo Martini, op. cit., p. 33 49. L’antispécisme est un courant philosophique et souvent militant qui estime que la discrimination et l’oppression des êtres conscients ou sentients pour la seule raison qu’ils n’appartiennent pas à notre espèce est moralement injuste. À l’issue de mon mémoire pour la maîtrise de philosophie (master 1), mon hypothèse est que le paradigme de l’humanisme métaphysique – que je pense par ailleurs intimement lié à celui de l’hylémorphisme - ne permettra pas la résilience nécessaire à l’augmentation de notre puissance (technologique). Élargir la sphère de droits à d’autres êtres permettra de restreindre le déploiement de cette puissance. La tentative de réduire notre nuisance - qui est une nuisance littérale - à l’endroit exclusif des humains nous conduira à la destruction. Il y aurait donc un antispécisme méthodologique dont je crois que ma sculpture exprime les avatars esthétiques. 50. « Associé à la figure humaine ou animale, l’objet inanimé peut entrer dans le cercle de la sculpture ; séparé de celles-ci il n’a plus de sens. Otez de la statue d’un guerrier le caque et l’épée : ils montreront la vacuité des objets isolés. Il en va de même pour le fragment : s’il ne garde pas la trace d’un modèle animé, il n’est qu’une pierre rongée par les saisons. » Arturo Martini, op. cit., p. 23 51. c.f. Arturo Martini, op. cit., p. 40/41 52. Anselm Kiefer, « L’art survivra à ses ruines », Paris, Collège de France, coll. « Leçons inaugurales », n° 215, 2011, http://lecons-cdf.revues.org/386, [DOI] 10.4000/lecons-cdf.386, paragraphe 8 53. Anselm Kiefer, op. cit., paragraphe 15 54. Citation de George Didi-Huberman à propos de l’œuvre Delocazione de Claudio Parmigianni, « La vie d’un artiste est un voyage vers une œuvre et l’œuvre est un voyage dans l’oubli de la vie, semblable à celle de l’expansion lente d’un nuage dans son désir de se fondre et de s’annuler fatalement dans un autre nuage. » George Didi-Huberman, ibidem 55. Bernard Stiegler, Cours de philosophie du 28 janvier 2012 « Pour que ça se suture. Au sens où en chirurgie il faut suturer de temps en temps. Il faut que les tissus, la conjonctivite des tissus se répare, que les nerfs refassent des liens, des influx nerveux, etc... Et bien, il faut être capable de remonter aux sources, il faut être capable de franchir les échelles à poissons. Il faut construire des échelles à poissons. Il faut les construire parce qu’il y eut un effondrement, une chute. [...] Mais quand il y a une chute comme ça, il arrive qu’il faille faire [une échelle à poissons], si on veut remonter pour suturer, c’est-à-dire renouer avec notre histoire et retrouver le sens de la vie finalement. C’est aussi bête que ça. Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Et bien, il faut construire un ouvrage de ce genre. » https://www.youtube.com/watch?v=la_v8P2lQZo 56. Anselm Kiefer, op. cit., paragraphe 41 57. http://www.porterenaud.com/text-ressourcesressources-textuelles.html 58. Lieu intangible peut-être mais qui en tous les cas n’est pas un espace scénique. Je dis souvent que je fais sculpture ici et maintenant, dans la réalité donc, bien que ce lieu puisse être intangible. Raison pour laquelle à propos de mon travail je réprouve le terme de ‘‘performance’’. Lorsque je stabilise Cross #3 en présence des visiteurs de l’exposition, il ne s’agit pas d’un spectacle ou d’un moment spectaculaire où il faudrait être là du début et surtout jusqu’à la fin pour applaudir. Il en est de même avec la proposition à l’aube je vaincrai #2. Vers la fin de la visite du site archéologique à Saint-Saturnin-du-Bois - avant le discours prévu que je devais prononcer pour la fin de résidence - je fis irruption avec une échelle et commençai à chanter en boucle la fin d’un air d’opéra (Nessum Dorma, extrait de Turandot par Puccini). Différents mouvements et déplacements s’ensuivirent, toujours en chantant le même air en boucle puis je m’éloignai. J’avais longuement réfléchi pour éviter que cette irruption dans la réalité ne devienne un arrêt de celle-ci exigeant le rituel des applaudissements pour conjurer le sort. Cette sacralité là ne convient pas à mon travail. 59. http://www.porterenaud.com/text-ressourcesressources-textuelles.html 29