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« La tolérance n’est pas une concession que je fais à l’autre
Mais la reconnaissance du principe que la vérité m’échappe. »
Paul Ricœur
Le travail théorique proposé ci-après a été exposé à ALEF-ALI Orléans, en mai 2016, lors du
séminaire d’introduction à une clinique psychanalytique lacanienne, sous la responsabilité de
Bernard Frannais. Cet exposé est issu d’un mémoire de recherche que j’ai réalisé en 2009-2010
dans le cadre du Master 1 de psychologie clinique et psychopathologie à l’Université Paris 8,
sous la Direction de Silke Schauder. Le thème initial portait sur l’étude des représentations
maternelles de quatre mères ayant fait un déni de grossesse.
Dans un souci de clarté et pour soutenir l’attention des auditeurs, je n’ai gardé que l’aspect
descriptif et théorique du déni en le mettant en perspective avec l’un des quatre sujets de ma
recherche : une jeune femme qui a accouché après avoir dénié sa grossesse en totalité. Suite à
des douleurs qu’elle interprète comme des douleurs d’appendicite, les médecins lui apprennent
qu’elle est en travail et que ses douleurs sont des contractions ; elle accouche une demi-heure
après. Ce cas clinique, pour des raisons déontologiques, n’apparaît pas dans le travail théorique
proposé ici.
Caractéristiques du déni de grossesse
Plus connu sous l’appellation de grossesse méconnue puis de grossesse inconsciente au cours de
ces derniers siècles, le déni de grossesse est un terme qui est apparu il y a une quarantaine
d’années dans la littérature psychiatrique. Il signifie que la femme n’a pas conscience d’être
enceinte. Par convention, il est habituel de parler de déni partiel quand la grossesse est
découverte avant l’accouchement et de déni total quand la grossesse est découverte au moment
du travail, voire au moment de l’accouchement.
LE DENI DE GROSSESSE
Comment penser l’impensable ?
Le déni de grossesse heurte le sens commun et peut aboutir à des cas dramatiques qui défrayent
périodiquement la chronique. Il s’affirme comme une problématique de santé publique qui
interroge à la fois les professionnels et l’opinion publique dont leur principale difficulté est
d’appréhender le Sujet « symbolique », celui qui s’exprime et qui est si souvent annulé. Plus
important encore, le déni du déni s’infiltre dans les pratiques professionnelles au risque de mener
au jugement, annulant le Sujet qui souffre, le privant de son corps signifiant.
Le déni de grossesse, par ce qu’il fait naître en nous, renvoie à l’impensable. Mais ce
bouleversement, qui se vit dans le corps de la femme, s’inscrit dans son histoire et la malmène
parfois à son insu. Le déni, au regard du vide perceptif et représentationnel qu’il entraîne, rend
l’enfant in-utero clandestin, le privant de sa réalité et parfois de la vie. A la découverte de sa
grossesse, la femme éprouve des difficultés à symboliser, à élaborer mentalement cette grossesse
« en creux ».
Pourtant, une « apparente normalité », parfois déroutante, voire provocante, est souvent observée
en maternité entre la mère et son enfant. Lorsqu’une relation se noue à la naissance, les
interactions semblent souvent de qualité. Mais la souffrance des femmes s’inscrit dans une
solitude qui peut durer de nombreuses années. Souvent insaisissables, elles tendent à se dérober,
certainement dans l’illusion de reprendre une vie ordinaire. La famille se referme autour de la
mère et de l’enfant et la vie reprend son cours.
Le déni se manifeste par l’absence des signes sympathiques (système nerveux) de la grossesse
que sont l’asthénie, les nausées ou les vomissements. Par ailleurs, il n’y a pas de modification de
la taille des seins, pas de tension mammaire, pas ou peu de prise de poids et une faible
augmentation de la taille abdominale. Le bébé se place dans une position longitudinale contre la
colonne vertébrale, ne modifiant quasiment pas la morphologie de la femme. Il n’existe pas
toujours d’aménorrhée, notamment lorsque les femmes prennent un contraceptif hormonal.
Enfin, une majorité affirme ne pas avoir ressenti de mouvements fœtaux.
Une connivence psychosomatique où le corps se montre complice du déni psychique pouvant
aboutir à un accouchement quasi indolore, souvent très rapide, expliquant ainsi le nombre élevé
d’accouchements à domicile.
Si toutefois l’un ou plusieurs des signes de la grossesse apparaissent, alors, les futures mères les
attribuent à une tout autre cause comme des troubles digestifs, une alimentation plus riche ou
encore une suspicion de ménopause en cas d’aménorrhée. Des interprétations écran qui
appartiennent pleinement au déni.
La femme ne reconnaît pas être enceinte, tout comme l’entourage se trouve frappé de cécité. Le
compagnon, la famille, les amis, les connaissances, les médecins ne se doutent de rien ; tous pris
dans les mécanismes du déni. C’est impensable pour l’interlocuteur car les femmes présentent
leurs symptômes de telle sorte que leur grossesse est évacuée. Lors de sa découverte, les proches
se trouvent mal à l’aise, tels des « voyants aveugles ».
A l’annonce de la grossesse, la femme se trouve le plus souvent dans un état de sidération.
L’effet est immédiat sur le corps. Il s’arrondit et le ventre devient proéminent en quelques
heures. Dans les cas de déni complet, l’accouchement produit un choc émotionnel qui n’est pas
toujours verbalisé. Un état de dissociation anxieuse peut survenir chez ces femmes comme de
balayer sa chambre juste après l’accouchement, de se mettre à courir ou à entreprendre un travail
difficile. Il peut aussi y avoir dissociation psychotique. Marinopoulos (2009) précise que les
femmes en train d’accoucher, alors qu’elles ne se savaient pas enceinte, vivent cette peur de
perdre le sentiment de soi corporel et individuel : « C’est comme si soudainement elles se
morcelaient, se démantelaient les poussant à l’extrême limite de leurs ressources »1
.
La levée du déni, l’adaptation à la grossesse et à la réalité du bébé dépend tout d’abord de son
état. Lorsque celui-ci est préoccupant, l’anxiété surgit avec parfois des angoisses de mort ; et
lorsqu’il y a séparation, la difficulté à se représenter un bébé qui n’a pu être imaginé, accentue
les risques de distorsions précoces des liens mère-enfant.
C’est plus souvent un sentiment de honte que de culpabilité qui est exprimé par ces femmes pour
avoir vécu un phénomène irrationnel, défiant le sens commun. Néanmoins, il peut s’ensuivre une
période idyllique où la vitalité et l’intégrité du bébé auront un effet réparateur considérable. C’est
peut-être aussi le poids de la réalité qui obligerait le déplacement du déni d’où une impression
d’idylle, une absence de sentiment dépressif et une extrême adaptation des mères.
1
Marinopoulos, S. (2009, Octobre). La question du sens. Communication présentée à la deuxième journée
française sur le déni de grossesse, Montpellier, France.
L’annonce soudaine de la grossesse oblige la femme à accepter son processus maturatif en un
temps extrêmement court. Le déni court-circuite tout le travail d’élaboration psychique qui s’en
trouve réduit, voire inexistant. Ce travail peut se faire après la naissance, en accéléré ou sur un
temps plus ou moins long, se rapprochant par certains aspects du processus de paternité, ou sous
une autre forme pendant la grossesse.
Souvent, la mère a des difficultés pour s’impliquer dans le choix du prénom. Lorsqu’elle le
choisi, elle semble « le saisir au vol » (prénom donné par la sage-femme ou choisi par une autre
personne). Comme si dans le choix du prénom, il n’y avait pas de désir, comme s’il ne fallait pas
signer cet enfant-là.
Bien que le déni de grossesse donne l’impression d’ « un coup de tonnerre dans un ciel serein »2
,
il est possible de retrouver dans les histoires obstétricales, des antécédents de déni. Certains
dénis donnent l’impression de se construire au fil des gestations et de s’aggraver, passant d’un
déni partiel, après une fausse-couche plus ou moins avancée et méconnue, à un déni total.
Des hypothèses psychopathologiques sont formulées par différents auteurs (Pierronne et al.,
2002, Grangaud, 2001) tel un possible inceste, un complexe d’Œdipe non suffisamment élaboré,
des relations perturbées entre la femme et sa propre mère, une sexualité impossible car interdite
ou traumatique, un moment d’adaptation et de préparation à l’acceptation de l’enfant à venir,
échapper à l’IVG ou à un contrôle médical, ou encore quand l’état de grossesse devient
culpabilisant comme pour les femmes toxicomanes par exemple.
Benoît Bayle (2005) pense qu’il existe deux niveaux de blocage au niveau des représentations :
soit l’enfant est lui-même irreprésentable, soit c’est le fait d’être mère ou d’être enceinte qui est
mentalement inconcevable, ce qui n’est pas équivalent.
Sophie Marinopoulos (2009) parle du déni comme « d’un cas grave de l’altération de la
représentation de l’enfant en intra utérin par sa mère »3
. Elle pose la question du traumatisme
psychique chez la femme au regard de sa première rencontre avec un autre que soi : comment le
corps a-t-il été éveillé sensoriellement ? Comment cet éveil sensoriel au corps a permis de
penser, a amené au psychisme, a conduit à une vie affective ?
2
Navarro, F. (2009, Octobre). Déni de grossesse : état des lieux. Communication présentée à la deuxième journée
française sur le déni de grossesse, Montpellier, France.
3
Marinopoulos, S. (2009). Op. cit.
Françoise Molénat (2009) pense que le déni qui passe par le corps est une tentative de remettre
en scène ce qui n’a pas pu être mis en mots, être mentalisé concernant la question des origines et
la place occupée. Que cette répétition, « cette mise au corps », qui ne passe pas encore par la
pensée, peut être aussi entendue et perçue comme un mouvement dynamique de retrouver du
sens. Pour elle, les dénis partiels aboutissent à des enfants plus vulnérables que pour un déni
total, dans le cas bien sûr où les conditions de l’accouchement sont favorables. Elle souligne la
fonction protectrice du déni total contre les représentations, les émotions de la future mère qui
seraient d’une telle violence qu’elles mettraient le psychisme maternel et le fœtus, lui-même, en
danger.
Définition du déni
Pour définir le déni (Verleugnung), il nous faut remonter à Freud qui l’emploi comme un :
« Mode de défense consistant en un refus par le sujet de reconnaître la réalité d’une perception
traumatisante, essentiellement celle de l’absence de pénis chez la femme. Ce mécanisme est
particulièrement invoqué pour rendre compte du fétichisme et des psychoses »4
.
C’est en lien avec la castration que Freud introduit le terme de déni en 1925 dans un texte qui
s’intitule « quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes »5
. Il y
est décrit aussi bien pour la fille que pour le garçon. Les enfants dénient l’absence du pénis chez
la fille en croyant en voir un malgré tout. Freud dit (1969) : « c’est le processus que j’aimerai
décrire comme déni qui entre en scène ; il ne paraît ni rare, ni très dangereux pour la vie
mentale de l’enfant, mais chez les adultes il introduirait une psychose »6
. La reconnaissance de
l’absence du pénis se fera progressivement chez les enfants et sera le résultat de la castration.
En 1927, C’est en relation avec le fétichisme que Freud élabore la notion de déni. Selon
Laplanche et Pontalis (1967) : « il montre comment le fétichiste perpétue une attitude infantile en
faisant coexister deux positions inconciliables : le déni et la reconnaissance de la castration
féminine »7
. Pour Freud, « le fétiche est le substitut du phallus de la femme (la mère) auquel a
cru le petit enfant, et auquel nous savons pourquoi, il ne veut pas renoncer »8
.
4
Laplanche, J., & Pontalis, J.-B. (1967). Vocabulaire de la psychanalyse. 4ème
édition, 2004, PUF : Paris, p. 115.
5
Freud, S. (1969). La vie sexuelle. 13ème
édition, 2002, PUF : Paris.
6
Freud, S. (1969). Op. cit. p. 127.
7
Laplanche, J., & Pontalis, J.-B. (1967). Op. Cit. p. 115.
8
Freud, S. (1969). Op. cit. p. 134.
Enfin, c’est en 1938 que Freud (1969) explicite le déni à la lumière du clivage du moi. Les deux
attitudes du fétichiste, dénier la perception du manque de pénis chez la femme et reconnaitre ce
manque, coexistent sans s’influencer réciproquement.
C’est dans les années 50 que Lacan privilégie le terme de forclusion (Verwerfung) pour rendre
compte du processus en jeu dans les psychoses, notamment dans un texte intitulé « d’une
question préliminaire à tout traitement de la psychose » (1957). Chemama et Vandermersch
(2009) explicite la forclusion ainsi : « Le fonctionnement du langage et les catégories
topologiques du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire permettent de spécifier ainsi ce
défaut [la forclusion] : le signifiant qui a été rejeté de l’ordre symbolique réapparait dans le
réel, sur le mode hallucinatoire par exemple. […] L’effet radical de la forclusion sur la structure
tient non seulement au changement de lieu du signifiant, mais également au statut primordial de
celui qui est exclu : le père comme symbole ou signifiant du Nom-du-Père dont le signifié
corrélatif est celui de la castration »9
.
Autrement dit, les signifiants forclos ne sont pas intégrés dans l’inconscient du sujet, ne
procèdent pas du refoulement et ne pourront pas revenir par les formations de l’inconscient. A
défaut de trouver l’appui du symbole, le sujet rencontre un trou ouvert dans le symbolique par
l’effet de la forclusion.
Serge Leclaire compare cette expérience à un tissu composé d'une trame qui lui permet de tenir.
Dans le cas du refoulement, il y aurait une déchirure, une sorte d'accroc dans cette trame, qui est
toujours susceptible d'être reprisée. Mais dans la forclusion, il y aurait un défaut dans la trame
même, comme si les fils, au moment de la confection, ne se seraient pas mis en place. Le trou qui
en résulte ne peut pas, cette fois, être reprisé puisqu'il n'y a pas de prise à la reprise. Alors pour
combler ce trou il faudrait mettre une autre pièce d'étoffe, ce qui n'empêcherait pas le trou en lui-
même d'exister.
Ainsi, et je cite le dictionnaire de la psychanalyse (2009) : « Les points de capitonnage du
discours – points d’attache entre le signifiant et le signifié – ayant lâché ou n’ayant jamais été
établis, il s’ensuit leur développement séparé, avec la prééminence du signifiant comme tel, vidé
9
Chemama, R., Vandermersch, B. (2009). Dictionnaire de la psychanalyse. 4ème
édition, Larousse : Paris, p. 208.
de signification. Il se produit l’émergence de phénomènes automatiques où le langage se met à
parler tout seul, sur le mode hallucinatoire »10
.
Nous avons évoqué plus haut les interprétations écran que la femme met sur les différentes
manifestations de la grossesse. Nous pouvons penser qu’il y ait coupure entre le signifiant et le
signifié, entre un organe, sa fonction et la manifestation des phénomènes corporels. A l’annonce
de la gestation, bien souvent faite par un médecin, le ventre de la future mère s’arrondie dans les
heures qui suivent. Sous l’effet de la parole d’un « autre » la chaine signifiante se vectorise et la
maternité se révèle au grand jour.
Lorsque nous évoquons le mode hallucinatoire, nous pensons de prime abord à une perception
sans objet. Or là, il s’agit à l’inverse d’un déni d’existence de l’objet, telle la définition de
l’hallucination négative au sens de Green (1993). Selon cet auteur, l’hallucination négative
apparaîtrait : « Comme une défense radicale et extrême, même dans les cas où elle est de courte
durée, car elle procède à une condensation de dénis en rapport avec la sidération des capacités
usuelles de décondensation : déplacement-remplacement, refoulement-rationalisation… »11
.
Pour l’auteur, l’hallucination négative est « représentation de l’absence de représentation »12
symbolisée et non pas « absence de représentation ». Elle est dirigée contre les perceptions alors
que le refoulement, qui demeure la défense prototypique, est mis en œuvre contre les processus
internes que sont les motions pulsionnelles, les affects et les représentations.
Gimenez (2000) postule que le sujet peut supprimer une perception insupportable, dans un
mouvement d’hallucination négative, qui est un déni perceptif : « je regarde un objet mais tout se
passe comme si je ne le percevais pas ». Ce mouvement serait sous-tendu par le déni et le rejet.
Le rejet est un mécanisme de défense psychotique contre une situation ou une expérience qui ne
peut se symboliser. Pour cet auteur « l’hallucination négative est à la perception ce que le déni
est à la pensée »13
.
10
Chemama, R., Vandermersch, B. (2009). Op. cit. p. 209.
11
Green, A. (1993). Le travail du négatif. Editions de minuit : Paris, p. 262.
12
Ibid.
13
Gimenez, G. (2000). Clinique de l’hallucination psychotique. Dunod : Paris, p. 60.
Corcos (2000) ajoute que les phénomènes d’hallucination négative atteignent le vécu émotionnel
mais aussi la perception sensorielle de l’objet, de l’image de soi, du langage et de la perception
interne du corps.
A propos du corps, dans les écrits techniques de Freud (1966), Lacan affirme que le corps est
parlant. Il dit : « par son corps même, le sujet émet une parole qui est comme telle, parole de
vérité, une parole qu’il ne sait même pas qu’il émet comme signifiante. C’est qu’il en dit
toujours plus qu’il ne veut en dire, toujours plus qu’il ne sait en dire »14
. Tout ce qui du corps
échappe aux tentatives d’imaginarisation et de symbolisation constitue le réel du corps.
Ainsi, c’est soit la grossesse (gros-cesse), l’accouchement ou encore la maternité, l’être mère,
qui se passe hors de tout ressenti, signifiants forclos, désertifiés du corps. Le symptôme qui dit
quelque chose de manière indirecte, inaudible, peut être considéré comme le signifiant d’un
signifié inaccessible pour le sujet (Chemama & Vandermersch, 2009). Pour Lacan le symptôme
est ce qui vient du réel, il est mode de jouissance. La question tout aussi complexe et subtile se
pose alors du rapport du sujet à son propre corps.
La maternité
La conception d’un enfant entraîne chez la femme une période de crise identitaire et de
maturation psychologique où s’élabore et se modifie tout un monde représentationnel. Il s’agit,
pour la future mère, de percevoir les modifications de son corps, d’attribuer ces perceptions à
l’état de grossesse afin de reconnaître la présence d’un autre en soi, témoignant déjà d’un certain
degré d’objectalisation de sa relation avec l’enfant à naître.
Le désir d’enfant, différent du souhait conscient d’avoir un enfant, se construit progressivement
chez la petite fille, dès l’origine. Selon Freud (1969), le désir d’enfant résulte du complexe de
castration, à savoir que chez la femme le désir d’enfant naît du désir inassouvi du pénis. L’enfant
à naître est l’actualisation du bébé que la petite fille a, un jour, désiré de son père.
Bydlowski (2000) précise que l’impulsion œdipienne est un des versants du désir d’enfant ; elle
souligne la force du lien originaire à la mère des débuts de la vie, antérieure à celle de l’époque
pré-œdipienne, comme élément indispensable à la filiation féminine. « La mémoire de cet amour
14
Lacan, J. (1966). Les écrits techniques de Freud. Seuil : Paris.
ancien, la rencontre maternelle et sa permanence à l’intérieur de soi seront aussi source d’un
sentiment de gratitude qui constituera une véritable dette de vie »15
.
Le désir d’enfant se trouve teinté d’ambivalence ; ambivalence qui se traduit à la fois par le désir
que l’enfant vive et le désir que l’enfant ne vive pas. Elle résulte d’un conflit entre amour et
haine qui marque la relation primordiale à l’objet maternel. Cette ambivalence, qui témoigne de
la complexité du désir d’enfant, se retrouve aussi dans la différenciation entre désir de grossesse
et désir d’enfant. Pour Bydlowski (1997), beaucoup de grossesses n’ont d’autres finalités
qu’elles-mêmes ; les femmes veulent être enceintes pour s’assurer de leur bon fonctionnement ou
pour éprouver un sentiment de plénitude, de complétude. Quant au désir d’enfant, il se traduit
par la disponibilité à s’occuper de l’enfant, à recevoir le bébé dans son altérité.
Les remaniements psychiques, qui surviennent chez la femme au cours de la grossesse et qui
durent après l’accouchement, sont décrits par Winnicott (1969) comme un état psychologique
d’hypersensibilité, presque comme une maladie. Cette « préoccupation maternelle primaire »,
selon les termes de l’auteur, se développe progressivement au cours de la grossesse pour
atteindre son paroxysme à la fin de la gestation. Elle se prolonge quelques semaines après la
naissance de l’enfant et son souvenir disparaît une fois que les mères s’en sont remises.
Racamier (1979) décrit la grossesse de la même manière que la crise d’adolescence, comme une
crise maturative. Cette crise se définit par un ensemble de processus psychologiques,
émotionnels et relationnels, véritables réaménagements nécessaires pour la préparation à la
fonction de mère. Le processus de « maternalité », nommé ainsi par l’auteur, est une phase de
développement psycho-affectif et d’intégration « où le fonctionnement psychique s’approche
normalement mais réversiblement d’une modalité psychotique »16
.
Bydlowski (1997) emploie le terme de « transparence psychique » pour décrire l’état relationnel
particulier de la femme enceinte où les conflits du passé sont réactualisés : « les réminiscences
anciennes et des fantasmes habituellement oubliés affluent en force à la mémoire, sans être
barrés par la censure »17
. La future mère est renvoyée à ses propres origines, à sa propre
naissance, au maternage qu’elle a reçu, à la manière dont ses besoins primaires ont été autrefois
15
Bydlowski, M. (2000). Je rêve un enfant. Odile Jacob : Paris, p.35.
16
Racamier, P.-C. (1979). De psychanalyse en psychiatrie. Payot : Paris, p. 200.
17
Bydlowski, M. (1997). La dette de vie : itinéraire psychanalytique de la maternité. 6ème
édition, 2008, PUF :
Paris, p. 94.
rencontrés, à son parcours de vie. En plus des résistances habituelles au regard du refoulement
inconscient, la transparence psychique témoigne d’un hyper investissement dont l’enjeu est un
nouvel objet psychique, l’enfant. Ce dernier envahit peu à peu le psychisme maternel avec une
intensité comparable à l’état amoureux, sauf que dans la grossesse l’objet n’est pas distinct de
soi.
Les remaniements psychiques se manifestent au regard d’étapes psychologiques qui
correspondent aux évènements physiologiques gestationnels (développement de l’embryon et du
fœtus, puis perspective de l’accouchement) et à l’élaboration de la construction imaginaire et
fantasmatique de l’enfant à naître (Ammaniti et coll, 1999). Ainsi, Marinopoulos (2009) décrit
les étapes de la grossesse selon la temporalité trimestrielle de la gestation :
- La première période est pour la femme « un état d’être » qui fait naître des émois jusque-là
inconnus et où se trouve intériorisée la métamorphose corporelle, sans représentation à priori
de l’enfant ; c’est à ce moment que se réveillent et s’évoquent les liens passés à la mère ou au
père.
- La seconde période voit naître l’attente de l’enfant, se traduisant par l’émergence de
fantasmes et d’imagination qui accompagne la représentation de l’enfant. Selon Soulé
(1982), cité par Bayle (2005), l’enfant imaginaire s’élabore dès la petite enfance de la future
mère et se construit à partir des éléments prégénitaux où s’entremêlent les désirs œdipiens :
« L’enfant imaginaire est incestueux ; il est aussi omnipotent, investi de toutes les qualités et
de tous les pouvoirs, réalisant la mégalomanie infantile de la mère toute-puissante. Il est
encore l’enfant idéal élevé de façon idéale par une mère idéale, traité comme le Moi propre,
objet d’un investissement narcissique incomparable »18
.
- Le troisième trimestre et troisième étape psychique de la grossesse signe la future séparation
des corps physiques et psychiques. L’enfant a un rythme de vie intra-utérin différent de celui
de la future mère : « la vie intra-utérine a son propre langage que la mère reçoit, décode,
l’interprétant au gré de son vécu propre »19
.
18
Bayle, B. (2005). L’enfant à naître. Erès : Ramonville Saint-Agne, p. 316.
19
Marinopoulos, S. (2009). De l’impensé à l’impensable en maternité : le déni. In : F. Navarro (éd.). Actes du
premier colloque français sur déni de grossesse. Editions Universitaires du Sud : Toulouse, p. 128.
Les derniers moments de la gestation et la naissance sont particulièrement difficiles avec la
présence possible d’angoisses de mort. Dans les semaines qui suivent l’accouchement, il peut
également persister des angoisses sur l’état de santé de l’enfant. Selon Breen (1992) cité par
Ammaniti et coll. (1999), à la naissance de l’enfant, la mère ressent d’inévitables angoisses de
perte. Elle perd la grossesse « qui avait apporté plénitude, bien-être, puissance et la réalisation
des désirs infantiles envers les parents. En relation à cela, l’accouchement peut-être perçu
comme perte d’une partie de soi »20
. Une deuxième perte se traduit par la perte de l’enfant
intérieur, du compagnon constant et de l’union symbiotique prénatale, suite à la naissance de
l’enfant. Enfin, la mère renonce à l’enfant fantasmatique en faveur de l’enfant réel. Ce
renoncement « est souvent lié à la perte du soi fantasmatique de la mère qui découvre qu’elle
n’est pas la bonne mère idéale qu’elle aurait souhaité être »21
.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Ouvrages et revues
Ammaniti, M. Candelori, C., Pola, M., & Tambelli, R. (1999). Maternité et grossesse. PUF : Paris.
Bayle, B. (2005). L’enfant à naître. Erès : Ramonville Saint-Agne.
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pour le bébé. Perspectives psy, 41 (3), 189-194.
Brenzika, C., Huter, O., Biebl, W., & Kinzl, J. (1994). Denial of pregnancy : obstetrical aspects.
Journal of Psychosomatic Obstectrics and Gynaecology, 15 (1), 1-8.
Bydlowski, M. (1997). La dette de vie : itinéraire psychanalytique de la maternité. 6ème
édition,
2008, PUF : Paris.
Chemama, R., & Vandermersch, B. (2009). Dictionnaire de la psychanalyse. 4ème
édition,
Larousse : Paris.
Corcos, M. (2000). Le corps absent : approche psychosomatique des troubles des conduites
alimentaires. Dunod : Paris.
20
Ammaniti, M. et coll. (1999). Op. Cit. p. 14.
21
Ibid.
Dayan, J. (2009). Le déni de grossesse : aperçus théoriques. In : F. Navarro (éd.). Actes du
premier colloque français sur le déni de grossesse. Editions Universitaires du Sud : Toulouse, 47-
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édition, 2002, PUF : Paris.
Gimenez, G. (2000). Clinique de l’hallucination négative. Dunod : Paris.
Grangaud, N. (2001). Déni de grossesse : description clinique et essai de compréhension
psychopathologique. Diplôme d’Etat de Docteur en médecine, sous la direction de Monsieur
leDocteur Libert, Université Paris VII.
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Seuil : Paris.
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édition, 2004, PUF :
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journée française sur le déni de grossesse, Montpellier, France.
Molénat, F. (2009, Octobre). La question du sens. Communication présentée à la deuxième
journée française sur le déni de grossesse, Montpellier, France.
Navarro, F. (2009, Octobre). Déni de grossesse : état des lieux. Communication présentée à la
deuxième journée française sur le déni de grossesse, Montpellier, France.
Sites Internet
Association Française pour la Reconnaissance du Déni de Grossesse : www.afrdg.info
Marinopoulos, S. (2007, septembre). Le déni de grossesse. Collection Temps d’Arrêt,
Coordination de l’Aide aux Victimes de Maltraitance, Bruxelles. Web site :
http://www.yapaka.be/files/publication/TA_Deni_grossesse.pdf

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Le déni de grossesse

  • 1. « La tolérance n’est pas une concession que je fais à l’autre Mais la reconnaissance du principe que la vérité m’échappe. » Paul Ricœur Le travail théorique proposé ci-après a été exposé à ALEF-ALI Orléans, en mai 2016, lors du séminaire d’introduction à une clinique psychanalytique lacanienne, sous la responsabilité de Bernard Frannais. Cet exposé est issu d’un mémoire de recherche que j’ai réalisé en 2009-2010 dans le cadre du Master 1 de psychologie clinique et psychopathologie à l’Université Paris 8, sous la Direction de Silke Schauder. Le thème initial portait sur l’étude des représentations maternelles de quatre mères ayant fait un déni de grossesse. Dans un souci de clarté et pour soutenir l’attention des auditeurs, je n’ai gardé que l’aspect descriptif et théorique du déni en le mettant en perspective avec l’un des quatre sujets de ma recherche : une jeune femme qui a accouché après avoir dénié sa grossesse en totalité. Suite à des douleurs qu’elle interprète comme des douleurs d’appendicite, les médecins lui apprennent qu’elle est en travail et que ses douleurs sont des contractions ; elle accouche une demi-heure après. Ce cas clinique, pour des raisons déontologiques, n’apparaît pas dans le travail théorique proposé ici. Caractéristiques du déni de grossesse Plus connu sous l’appellation de grossesse méconnue puis de grossesse inconsciente au cours de ces derniers siècles, le déni de grossesse est un terme qui est apparu il y a une quarantaine d’années dans la littérature psychiatrique. Il signifie que la femme n’a pas conscience d’être enceinte. Par convention, il est habituel de parler de déni partiel quand la grossesse est découverte avant l’accouchement et de déni total quand la grossesse est découverte au moment du travail, voire au moment de l’accouchement. LE DENI DE GROSSESSE Comment penser l’impensable ?
  • 2. Le déni de grossesse heurte le sens commun et peut aboutir à des cas dramatiques qui défrayent périodiquement la chronique. Il s’affirme comme une problématique de santé publique qui interroge à la fois les professionnels et l’opinion publique dont leur principale difficulté est d’appréhender le Sujet « symbolique », celui qui s’exprime et qui est si souvent annulé. Plus important encore, le déni du déni s’infiltre dans les pratiques professionnelles au risque de mener au jugement, annulant le Sujet qui souffre, le privant de son corps signifiant. Le déni de grossesse, par ce qu’il fait naître en nous, renvoie à l’impensable. Mais ce bouleversement, qui se vit dans le corps de la femme, s’inscrit dans son histoire et la malmène parfois à son insu. Le déni, au regard du vide perceptif et représentationnel qu’il entraîne, rend l’enfant in-utero clandestin, le privant de sa réalité et parfois de la vie. A la découverte de sa grossesse, la femme éprouve des difficultés à symboliser, à élaborer mentalement cette grossesse « en creux ». Pourtant, une « apparente normalité », parfois déroutante, voire provocante, est souvent observée en maternité entre la mère et son enfant. Lorsqu’une relation se noue à la naissance, les interactions semblent souvent de qualité. Mais la souffrance des femmes s’inscrit dans une solitude qui peut durer de nombreuses années. Souvent insaisissables, elles tendent à se dérober, certainement dans l’illusion de reprendre une vie ordinaire. La famille se referme autour de la mère et de l’enfant et la vie reprend son cours. Le déni se manifeste par l’absence des signes sympathiques (système nerveux) de la grossesse que sont l’asthénie, les nausées ou les vomissements. Par ailleurs, il n’y a pas de modification de la taille des seins, pas de tension mammaire, pas ou peu de prise de poids et une faible augmentation de la taille abdominale. Le bébé se place dans une position longitudinale contre la colonne vertébrale, ne modifiant quasiment pas la morphologie de la femme. Il n’existe pas toujours d’aménorrhée, notamment lorsque les femmes prennent un contraceptif hormonal. Enfin, une majorité affirme ne pas avoir ressenti de mouvements fœtaux. Une connivence psychosomatique où le corps se montre complice du déni psychique pouvant aboutir à un accouchement quasi indolore, souvent très rapide, expliquant ainsi le nombre élevé d’accouchements à domicile.
  • 3. Si toutefois l’un ou plusieurs des signes de la grossesse apparaissent, alors, les futures mères les attribuent à une tout autre cause comme des troubles digestifs, une alimentation plus riche ou encore une suspicion de ménopause en cas d’aménorrhée. Des interprétations écran qui appartiennent pleinement au déni. La femme ne reconnaît pas être enceinte, tout comme l’entourage se trouve frappé de cécité. Le compagnon, la famille, les amis, les connaissances, les médecins ne se doutent de rien ; tous pris dans les mécanismes du déni. C’est impensable pour l’interlocuteur car les femmes présentent leurs symptômes de telle sorte que leur grossesse est évacuée. Lors de sa découverte, les proches se trouvent mal à l’aise, tels des « voyants aveugles ». A l’annonce de la grossesse, la femme se trouve le plus souvent dans un état de sidération. L’effet est immédiat sur le corps. Il s’arrondit et le ventre devient proéminent en quelques heures. Dans les cas de déni complet, l’accouchement produit un choc émotionnel qui n’est pas toujours verbalisé. Un état de dissociation anxieuse peut survenir chez ces femmes comme de balayer sa chambre juste après l’accouchement, de se mettre à courir ou à entreprendre un travail difficile. Il peut aussi y avoir dissociation psychotique. Marinopoulos (2009) précise que les femmes en train d’accoucher, alors qu’elles ne se savaient pas enceinte, vivent cette peur de perdre le sentiment de soi corporel et individuel : « C’est comme si soudainement elles se morcelaient, se démantelaient les poussant à l’extrême limite de leurs ressources »1 . La levée du déni, l’adaptation à la grossesse et à la réalité du bébé dépend tout d’abord de son état. Lorsque celui-ci est préoccupant, l’anxiété surgit avec parfois des angoisses de mort ; et lorsqu’il y a séparation, la difficulté à se représenter un bébé qui n’a pu être imaginé, accentue les risques de distorsions précoces des liens mère-enfant. C’est plus souvent un sentiment de honte que de culpabilité qui est exprimé par ces femmes pour avoir vécu un phénomène irrationnel, défiant le sens commun. Néanmoins, il peut s’ensuivre une période idyllique où la vitalité et l’intégrité du bébé auront un effet réparateur considérable. C’est peut-être aussi le poids de la réalité qui obligerait le déplacement du déni d’où une impression d’idylle, une absence de sentiment dépressif et une extrême adaptation des mères. 1 Marinopoulos, S. (2009, Octobre). La question du sens. Communication présentée à la deuxième journée française sur le déni de grossesse, Montpellier, France.
  • 4. L’annonce soudaine de la grossesse oblige la femme à accepter son processus maturatif en un temps extrêmement court. Le déni court-circuite tout le travail d’élaboration psychique qui s’en trouve réduit, voire inexistant. Ce travail peut se faire après la naissance, en accéléré ou sur un temps plus ou moins long, se rapprochant par certains aspects du processus de paternité, ou sous une autre forme pendant la grossesse. Souvent, la mère a des difficultés pour s’impliquer dans le choix du prénom. Lorsqu’elle le choisi, elle semble « le saisir au vol » (prénom donné par la sage-femme ou choisi par une autre personne). Comme si dans le choix du prénom, il n’y avait pas de désir, comme s’il ne fallait pas signer cet enfant-là. Bien que le déni de grossesse donne l’impression d’ « un coup de tonnerre dans un ciel serein »2 , il est possible de retrouver dans les histoires obstétricales, des antécédents de déni. Certains dénis donnent l’impression de se construire au fil des gestations et de s’aggraver, passant d’un déni partiel, après une fausse-couche plus ou moins avancée et méconnue, à un déni total. Des hypothèses psychopathologiques sont formulées par différents auteurs (Pierronne et al., 2002, Grangaud, 2001) tel un possible inceste, un complexe d’Œdipe non suffisamment élaboré, des relations perturbées entre la femme et sa propre mère, une sexualité impossible car interdite ou traumatique, un moment d’adaptation et de préparation à l’acceptation de l’enfant à venir, échapper à l’IVG ou à un contrôle médical, ou encore quand l’état de grossesse devient culpabilisant comme pour les femmes toxicomanes par exemple. Benoît Bayle (2005) pense qu’il existe deux niveaux de blocage au niveau des représentations : soit l’enfant est lui-même irreprésentable, soit c’est le fait d’être mère ou d’être enceinte qui est mentalement inconcevable, ce qui n’est pas équivalent. Sophie Marinopoulos (2009) parle du déni comme « d’un cas grave de l’altération de la représentation de l’enfant en intra utérin par sa mère »3 . Elle pose la question du traumatisme psychique chez la femme au regard de sa première rencontre avec un autre que soi : comment le corps a-t-il été éveillé sensoriellement ? Comment cet éveil sensoriel au corps a permis de penser, a amené au psychisme, a conduit à une vie affective ? 2 Navarro, F. (2009, Octobre). Déni de grossesse : état des lieux. Communication présentée à la deuxième journée française sur le déni de grossesse, Montpellier, France. 3 Marinopoulos, S. (2009). Op. cit.
  • 5. Françoise Molénat (2009) pense que le déni qui passe par le corps est une tentative de remettre en scène ce qui n’a pas pu être mis en mots, être mentalisé concernant la question des origines et la place occupée. Que cette répétition, « cette mise au corps », qui ne passe pas encore par la pensée, peut être aussi entendue et perçue comme un mouvement dynamique de retrouver du sens. Pour elle, les dénis partiels aboutissent à des enfants plus vulnérables que pour un déni total, dans le cas bien sûr où les conditions de l’accouchement sont favorables. Elle souligne la fonction protectrice du déni total contre les représentations, les émotions de la future mère qui seraient d’une telle violence qu’elles mettraient le psychisme maternel et le fœtus, lui-même, en danger. Définition du déni Pour définir le déni (Verleugnung), il nous faut remonter à Freud qui l’emploi comme un : « Mode de défense consistant en un refus par le sujet de reconnaître la réalité d’une perception traumatisante, essentiellement celle de l’absence de pénis chez la femme. Ce mécanisme est particulièrement invoqué pour rendre compte du fétichisme et des psychoses »4 . C’est en lien avec la castration que Freud introduit le terme de déni en 1925 dans un texte qui s’intitule « quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes »5 . Il y est décrit aussi bien pour la fille que pour le garçon. Les enfants dénient l’absence du pénis chez la fille en croyant en voir un malgré tout. Freud dit (1969) : « c’est le processus que j’aimerai décrire comme déni qui entre en scène ; il ne paraît ni rare, ni très dangereux pour la vie mentale de l’enfant, mais chez les adultes il introduirait une psychose »6 . La reconnaissance de l’absence du pénis se fera progressivement chez les enfants et sera le résultat de la castration. En 1927, C’est en relation avec le fétichisme que Freud élabore la notion de déni. Selon Laplanche et Pontalis (1967) : « il montre comment le fétichiste perpétue une attitude infantile en faisant coexister deux positions inconciliables : le déni et la reconnaissance de la castration féminine »7 . Pour Freud, « le fétiche est le substitut du phallus de la femme (la mère) auquel a cru le petit enfant, et auquel nous savons pourquoi, il ne veut pas renoncer »8 . 4 Laplanche, J., & Pontalis, J.-B. (1967). Vocabulaire de la psychanalyse. 4ème édition, 2004, PUF : Paris, p. 115. 5 Freud, S. (1969). La vie sexuelle. 13ème édition, 2002, PUF : Paris. 6 Freud, S. (1969). Op. cit. p. 127. 7 Laplanche, J., & Pontalis, J.-B. (1967). Op. Cit. p. 115. 8 Freud, S. (1969). Op. cit. p. 134.
  • 6. Enfin, c’est en 1938 que Freud (1969) explicite le déni à la lumière du clivage du moi. Les deux attitudes du fétichiste, dénier la perception du manque de pénis chez la femme et reconnaitre ce manque, coexistent sans s’influencer réciproquement. C’est dans les années 50 que Lacan privilégie le terme de forclusion (Verwerfung) pour rendre compte du processus en jeu dans les psychoses, notamment dans un texte intitulé « d’une question préliminaire à tout traitement de la psychose » (1957). Chemama et Vandermersch (2009) explicite la forclusion ainsi : « Le fonctionnement du langage et les catégories topologiques du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire permettent de spécifier ainsi ce défaut [la forclusion] : le signifiant qui a été rejeté de l’ordre symbolique réapparait dans le réel, sur le mode hallucinatoire par exemple. […] L’effet radical de la forclusion sur la structure tient non seulement au changement de lieu du signifiant, mais également au statut primordial de celui qui est exclu : le père comme symbole ou signifiant du Nom-du-Père dont le signifié corrélatif est celui de la castration »9 . Autrement dit, les signifiants forclos ne sont pas intégrés dans l’inconscient du sujet, ne procèdent pas du refoulement et ne pourront pas revenir par les formations de l’inconscient. A défaut de trouver l’appui du symbole, le sujet rencontre un trou ouvert dans le symbolique par l’effet de la forclusion. Serge Leclaire compare cette expérience à un tissu composé d'une trame qui lui permet de tenir. Dans le cas du refoulement, il y aurait une déchirure, une sorte d'accroc dans cette trame, qui est toujours susceptible d'être reprisée. Mais dans la forclusion, il y aurait un défaut dans la trame même, comme si les fils, au moment de la confection, ne se seraient pas mis en place. Le trou qui en résulte ne peut pas, cette fois, être reprisé puisqu'il n'y a pas de prise à la reprise. Alors pour combler ce trou il faudrait mettre une autre pièce d'étoffe, ce qui n'empêcherait pas le trou en lui- même d'exister. Ainsi, et je cite le dictionnaire de la psychanalyse (2009) : « Les points de capitonnage du discours – points d’attache entre le signifiant et le signifié – ayant lâché ou n’ayant jamais été établis, il s’ensuit leur développement séparé, avec la prééminence du signifiant comme tel, vidé 9 Chemama, R., Vandermersch, B. (2009). Dictionnaire de la psychanalyse. 4ème édition, Larousse : Paris, p. 208.
  • 7. de signification. Il se produit l’émergence de phénomènes automatiques où le langage se met à parler tout seul, sur le mode hallucinatoire »10 . Nous avons évoqué plus haut les interprétations écran que la femme met sur les différentes manifestations de la grossesse. Nous pouvons penser qu’il y ait coupure entre le signifiant et le signifié, entre un organe, sa fonction et la manifestation des phénomènes corporels. A l’annonce de la gestation, bien souvent faite par un médecin, le ventre de la future mère s’arrondie dans les heures qui suivent. Sous l’effet de la parole d’un « autre » la chaine signifiante se vectorise et la maternité se révèle au grand jour. Lorsque nous évoquons le mode hallucinatoire, nous pensons de prime abord à une perception sans objet. Or là, il s’agit à l’inverse d’un déni d’existence de l’objet, telle la définition de l’hallucination négative au sens de Green (1993). Selon cet auteur, l’hallucination négative apparaîtrait : « Comme une défense radicale et extrême, même dans les cas où elle est de courte durée, car elle procède à une condensation de dénis en rapport avec la sidération des capacités usuelles de décondensation : déplacement-remplacement, refoulement-rationalisation… »11 . Pour l’auteur, l’hallucination négative est « représentation de l’absence de représentation »12 symbolisée et non pas « absence de représentation ». Elle est dirigée contre les perceptions alors que le refoulement, qui demeure la défense prototypique, est mis en œuvre contre les processus internes que sont les motions pulsionnelles, les affects et les représentations. Gimenez (2000) postule que le sujet peut supprimer une perception insupportable, dans un mouvement d’hallucination négative, qui est un déni perceptif : « je regarde un objet mais tout se passe comme si je ne le percevais pas ». Ce mouvement serait sous-tendu par le déni et le rejet. Le rejet est un mécanisme de défense psychotique contre une situation ou une expérience qui ne peut se symboliser. Pour cet auteur « l’hallucination négative est à la perception ce que le déni est à la pensée »13 . 10 Chemama, R., Vandermersch, B. (2009). Op. cit. p. 209. 11 Green, A. (1993). Le travail du négatif. Editions de minuit : Paris, p. 262. 12 Ibid. 13 Gimenez, G. (2000). Clinique de l’hallucination psychotique. Dunod : Paris, p. 60.
  • 8. Corcos (2000) ajoute que les phénomènes d’hallucination négative atteignent le vécu émotionnel mais aussi la perception sensorielle de l’objet, de l’image de soi, du langage et de la perception interne du corps. A propos du corps, dans les écrits techniques de Freud (1966), Lacan affirme que le corps est parlant. Il dit : « par son corps même, le sujet émet une parole qui est comme telle, parole de vérité, une parole qu’il ne sait même pas qu’il émet comme signifiante. C’est qu’il en dit toujours plus qu’il ne veut en dire, toujours plus qu’il ne sait en dire »14 . Tout ce qui du corps échappe aux tentatives d’imaginarisation et de symbolisation constitue le réel du corps. Ainsi, c’est soit la grossesse (gros-cesse), l’accouchement ou encore la maternité, l’être mère, qui se passe hors de tout ressenti, signifiants forclos, désertifiés du corps. Le symptôme qui dit quelque chose de manière indirecte, inaudible, peut être considéré comme le signifiant d’un signifié inaccessible pour le sujet (Chemama & Vandermersch, 2009). Pour Lacan le symptôme est ce qui vient du réel, il est mode de jouissance. La question tout aussi complexe et subtile se pose alors du rapport du sujet à son propre corps. La maternité La conception d’un enfant entraîne chez la femme une période de crise identitaire et de maturation psychologique où s’élabore et se modifie tout un monde représentationnel. Il s’agit, pour la future mère, de percevoir les modifications de son corps, d’attribuer ces perceptions à l’état de grossesse afin de reconnaître la présence d’un autre en soi, témoignant déjà d’un certain degré d’objectalisation de sa relation avec l’enfant à naître. Le désir d’enfant, différent du souhait conscient d’avoir un enfant, se construit progressivement chez la petite fille, dès l’origine. Selon Freud (1969), le désir d’enfant résulte du complexe de castration, à savoir que chez la femme le désir d’enfant naît du désir inassouvi du pénis. L’enfant à naître est l’actualisation du bébé que la petite fille a, un jour, désiré de son père. Bydlowski (2000) précise que l’impulsion œdipienne est un des versants du désir d’enfant ; elle souligne la force du lien originaire à la mère des débuts de la vie, antérieure à celle de l’époque pré-œdipienne, comme élément indispensable à la filiation féminine. « La mémoire de cet amour 14 Lacan, J. (1966). Les écrits techniques de Freud. Seuil : Paris.
  • 9. ancien, la rencontre maternelle et sa permanence à l’intérieur de soi seront aussi source d’un sentiment de gratitude qui constituera une véritable dette de vie »15 . Le désir d’enfant se trouve teinté d’ambivalence ; ambivalence qui se traduit à la fois par le désir que l’enfant vive et le désir que l’enfant ne vive pas. Elle résulte d’un conflit entre amour et haine qui marque la relation primordiale à l’objet maternel. Cette ambivalence, qui témoigne de la complexité du désir d’enfant, se retrouve aussi dans la différenciation entre désir de grossesse et désir d’enfant. Pour Bydlowski (1997), beaucoup de grossesses n’ont d’autres finalités qu’elles-mêmes ; les femmes veulent être enceintes pour s’assurer de leur bon fonctionnement ou pour éprouver un sentiment de plénitude, de complétude. Quant au désir d’enfant, il se traduit par la disponibilité à s’occuper de l’enfant, à recevoir le bébé dans son altérité. Les remaniements psychiques, qui surviennent chez la femme au cours de la grossesse et qui durent après l’accouchement, sont décrits par Winnicott (1969) comme un état psychologique d’hypersensibilité, presque comme une maladie. Cette « préoccupation maternelle primaire », selon les termes de l’auteur, se développe progressivement au cours de la grossesse pour atteindre son paroxysme à la fin de la gestation. Elle se prolonge quelques semaines après la naissance de l’enfant et son souvenir disparaît une fois que les mères s’en sont remises. Racamier (1979) décrit la grossesse de la même manière que la crise d’adolescence, comme une crise maturative. Cette crise se définit par un ensemble de processus psychologiques, émotionnels et relationnels, véritables réaménagements nécessaires pour la préparation à la fonction de mère. Le processus de « maternalité », nommé ainsi par l’auteur, est une phase de développement psycho-affectif et d’intégration « où le fonctionnement psychique s’approche normalement mais réversiblement d’une modalité psychotique »16 . Bydlowski (1997) emploie le terme de « transparence psychique » pour décrire l’état relationnel particulier de la femme enceinte où les conflits du passé sont réactualisés : « les réminiscences anciennes et des fantasmes habituellement oubliés affluent en force à la mémoire, sans être barrés par la censure »17 . La future mère est renvoyée à ses propres origines, à sa propre naissance, au maternage qu’elle a reçu, à la manière dont ses besoins primaires ont été autrefois 15 Bydlowski, M. (2000). Je rêve un enfant. Odile Jacob : Paris, p.35. 16 Racamier, P.-C. (1979). De psychanalyse en psychiatrie. Payot : Paris, p. 200. 17 Bydlowski, M. (1997). La dette de vie : itinéraire psychanalytique de la maternité. 6ème édition, 2008, PUF : Paris, p. 94.
  • 10. rencontrés, à son parcours de vie. En plus des résistances habituelles au regard du refoulement inconscient, la transparence psychique témoigne d’un hyper investissement dont l’enjeu est un nouvel objet psychique, l’enfant. Ce dernier envahit peu à peu le psychisme maternel avec une intensité comparable à l’état amoureux, sauf que dans la grossesse l’objet n’est pas distinct de soi. Les remaniements psychiques se manifestent au regard d’étapes psychologiques qui correspondent aux évènements physiologiques gestationnels (développement de l’embryon et du fœtus, puis perspective de l’accouchement) et à l’élaboration de la construction imaginaire et fantasmatique de l’enfant à naître (Ammaniti et coll, 1999). Ainsi, Marinopoulos (2009) décrit les étapes de la grossesse selon la temporalité trimestrielle de la gestation : - La première période est pour la femme « un état d’être » qui fait naître des émois jusque-là inconnus et où se trouve intériorisée la métamorphose corporelle, sans représentation à priori de l’enfant ; c’est à ce moment que se réveillent et s’évoquent les liens passés à la mère ou au père. - La seconde période voit naître l’attente de l’enfant, se traduisant par l’émergence de fantasmes et d’imagination qui accompagne la représentation de l’enfant. Selon Soulé (1982), cité par Bayle (2005), l’enfant imaginaire s’élabore dès la petite enfance de la future mère et se construit à partir des éléments prégénitaux où s’entremêlent les désirs œdipiens : « L’enfant imaginaire est incestueux ; il est aussi omnipotent, investi de toutes les qualités et de tous les pouvoirs, réalisant la mégalomanie infantile de la mère toute-puissante. Il est encore l’enfant idéal élevé de façon idéale par une mère idéale, traité comme le Moi propre, objet d’un investissement narcissique incomparable »18 . - Le troisième trimestre et troisième étape psychique de la grossesse signe la future séparation des corps physiques et psychiques. L’enfant a un rythme de vie intra-utérin différent de celui de la future mère : « la vie intra-utérine a son propre langage que la mère reçoit, décode, l’interprétant au gré de son vécu propre »19 . 18 Bayle, B. (2005). L’enfant à naître. Erès : Ramonville Saint-Agne, p. 316. 19 Marinopoulos, S. (2009). De l’impensé à l’impensable en maternité : le déni. In : F. Navarro (éd.). Actes du premier colloque français sur déni de grossesse. Editions Universitaires du Sud : Toulouse, p. 128.
  • 11. Les derniers moments de la gestation et la naissance sont particulièrement difficiles avec la présence possible d’angoisses de mort. Dans les semaines qui suivent l’accouchement, il peut également persister des angoisses sur l’état de santé de l’enfant. Selon Breen (1992) cité par Ammaniti et coll. (1999), à la naissance de l’enfant, la mère ressent d’inévitables angoisses de perte. Elle perd la grossesse « qui avait apporté plénitude, bien-être, puissance et la réalisation des désirs infantiles envers les parents. En relation à cela, l’accouchement peut-être perçu comme perte d’une partie de soi »20 . Une deuxième perte se traduit par la perte de l’enfant intérieur, du compagnon constant et de l’union symbiotique prénatale, suite à la naissance de l’enfant. Enfin, la mère renonce à l’enfant fantasmatique en faveur de l’enfant réel. Ce renoncement « est souvent lié à la perte du soi fantasmatique de la mère qui découvre qu’elle n’est pas la bonne mère idéale qu’elle aurait souhaité être »21 . REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES Ouvrages et revues Ammaniti, M. Candelori, C., Pola, M., & Tambelli, R. (1999). Maternité et grossesse. PUF : Paris. Bayle, B. (2005). L’enfant à naître. Erès : Ramonville Saint-Agne. Bonnet, C. (2002). Accompagner le déni de grossesse : de la grossesse impensable au projet de vie pour le bébé. Perspectives psy, 41 (3), 189-194. Brenzika, C., Huter, O., Biebl, W., & Kinzl, J. (1994). Denial of pregnancy : obstetrical aspects. Journal of Psychosomatic Obstectrics and Gynaecology, 15 (1), 1-8. Bydlowski, M. (1997). La dette de vie : itinéraire psychanalytique de la maternité. 6ème édition, 2008, PUF : Paris. Chemama, R., & Vandermersch, B. (2009). Dictionnaire de la psychanalyse. 4ème édition, Larousse : Paris. Corcos, M. (2000). Le corps absent : approche psychosomatique des troubles des conduites alimentaires. Dunod : Paris. 20 Ammaniti, M. et coll. (1999). Op. Cit. p. 14. 21 Ibid.
  • 12. Dayan, J. (2009). Le déni de grossesse : aperçus théoriques. In : F. Navarro (éd.). Actes du premier colloque français sur le déni de grossesse. Editions Universitaires du Sud : Toulouse, 47- 59. Freud, S. (1969). La vie sexuelle. 13ème édition, 2002, PUF : Paris. Gimenez, G. (2000). Clinique de l’hallucination négative. Dunod : Paris. Grangaud, N. (2001). Déni de grossesse : description clinique et essai de compréhension psychopathologique. Diplôme d’Etat de Docteur en médecine, sous la direction de Monsieur leDocteur Libert, Université Paris VII. Green, A. (1993). Le travail du négatif. Editions de minuit : Paris. Lacan, J. (1966). D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose. Ecrits. Seuil : Paris. Lacan, J. (1966). Les écrits techniques de Freud. Seuil : Paris. Laplanche, J., & Pontalis, J.-B. (1967). Vocabulaire de la psychanalyse. 4ème édition, 2004, PUF : Paris. Marinopoulos, S. (2009). De l’impensé à l’impensable en maternité : le déni. In : F. Navarro (éd.). Actes du premier colloque français sur le déni de grossesse. Editions Universitaires du Sud : Toulouse, 123-136. Massari, B. (2001). Le déni de grossesse. Perspectives psy, 41(3), 172-173. Pierronne, C., Delannoy, M.-A., Florequin, C., & Libert, M. (2002). Le déni de grossesse : à propos de 56 cas observés en maternité. Perspectives psy, 41(3), 182-188. Racamier, P.-C. (1979). De psychanalyse en psychiatrie. Payot : Paris. Winnicott, D.W. (1969). De la pédiatrie à la psychanalyse. Payot : Paris. Conférences Marinopoulos, S. (2009, Octobre). La question du sens. Communication présentée à la deuxième journée française sur le déni de grossesse, Montpellier, France. Molénat, F. (2009, Octobre). La question du sens. Communication présentée à la deuxième journée française sur le déni de grossesse, Montpellier, France. Navarro, F. (2009, Octobre). Déni de grossesse : état des lieux. Communication présentée à la deuxième journée française sur le déni de grossesse, Montpellier, France.
  • 13. Sites Internet Association Française pour la Reconnaissance du Déni de Grossesse : www.afrdg.info Marinopoulos, S. (2007, septembre). Le déni de grossesse. Collection Temps d’Arrêt, Coordination de l’Aide aux Victimes de Maltraitance, Bruxelles. Web site : http://www.yapaka.be/files/publication/TA_Deni_grossesse.pdf