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Laurie Simmons :
Du stéréotype au jeu de miroir,
un certain usage de la poupée.
Mémoire de Maîtrise universitaire ès Lettres en histoire de l’art par Aurélie Pittori
Sous la direction de la Professeure Valérie Mavridorakis
UNIVERSITÉ DE GENÈVE
SESSION DE JUIN 2014
Remerciements :
Je tiens d’abord à remercier tout particulièrement Madame Valérie Mavridorakis sans qui le travail de
Laurie Simmons me serait toujours étranger à l’heure qu’il est, mais qui m’a surtout accordé son temps
et ses précieux conseils.
Je tiens également à remercier la galerie de Laurie Simmons, Salon 94, pour les informations qu’elle a ac-
cepté de me fournir ainsi que l’assistante personnelle de l’artiste, Mary, qui a donné suite à mon courrier
et permis de visionner le film The Music of Regret. Il va sans dire que je remercie l’artiste elle-même d’avoir
inspiré les pages qui constituent ce mémoire.
Merci à mes amis Isabelle, Laurence, Federico, Juliette, Justine, Sophie, Emma, Elise, Jonas, Catherine,
Alexandrù, Kim, Valentina et tous les autres d’être là simplement. D’avoir prodigué des conseils par-
fois, de m’avoir rassurée d’autres fois. De me faire rire lorsque cela est salvateur, puis de me redonner
confiance lorsque cela est urgent.
Un grand merci à Mélissa, ma complice de longue date, pour ses mots d’encouragement et son soutien
indéfectible. Même à distance.
Un merci particulier à mon ami Grégoire sans qui la traduction de citations n’aurait pas été un exercice
facile. Ses nombreux autres conseils, comme toujours, furent aussi aiguisés qu’avisés.
Merci à mes relecteurs de choix Alexis, Lorine et Jan, qui ont su dénicher coquilles, tournures indélicates
et incohérences. Y compris dans les derniers instants.
Merci à Maël qui a su se contenir face à mes lacunes en matière d’informatique et qui, par ses qualités de
graphiste, a pu contribuer à mettre en valeur mon corpus d’images et donner à ce travail des atours plus
agréables. Merci à Saïnath qui, une fois le ventre rempli, a été suffisamment patient pour m’apprendre
les rudiments d’indesign.
Et finalement, je remercie mes parents d’avoir accepté de me laisser prendre mon temps avant de pou-
voir mettre enfin un point final à ces études de Lettres.
En somme, beaucoup de « merci » qu’il m’a paru nécessaire de formuler.
2
Table des matières
Avant-propos
Introduction
6
9
État des lieux
Lamortdugrandmaître.Lestatutdel’artistepostmoderneausein
d’une culture de l’image
Une certaine pratique de laphotographie:lemouvementPicture
Activité féministe sur la scène new-yorkaise du milieu et de la fin
desannées1970
Le choix du motif de la poupée dans l’œuvre de Laurie Simmons :
du discourssur le stéréotypeaujeudemiroir
La créature artificielle comme support d’un idéal masculin et com-
pensationd’unmanque
La poupée ou créature artificielle chez E.T.A. Hoffmann et Villiers
deL’IsleAdam:laréconciliationd’unclivageetlefantasmenarcis-
sique
La projectiondumoi etle principededédoublement
Laurie Simmons, unautre usagedelapoupée
Chapitre I
Mise en scène et détournement d’une identité
fragmentée : le visage du stéréotype
Lapoupée enhuisclos: miniatureetintériorité
Early Black & White(1976-78):lamaisondepoupéerevisitée
Entre réel etfiction, une photographiequifaitvrai
9
9
11
14
17
20
21
23
24
27
27
28
29
Remerciements
3
2
4
Table des matières
La symbolique de l’intérieur domestique et l’apparition de la pou-
pée
Early Color Interiors (1978-79):lemalaiseindéfinissable
Unecritique latente
Variation autour de l’esthétique de l’intérieur : The Instant Deco-
rator (2001-2004)
L’équivoque entre la réappropriation et la déconstruction d’une es-
thétique
Dessilhouettes sansvie
L’échode DeborahTurbeville:levivantmuéenpoupée
Laconfusiond’uncorpsetla matérialitédessurfaces
Un second pan de la thématique féministe. De la femme-objet à la
poupée faite femme
Walking and Lying Objects (1987-91):unefemme-objet
D’autresfemmes objetsdansl’art
L’ambivalence d’unmotif
Unecréature sexuée
De L’Homme au sable à HansBellmer:lapoupéefantasmée
The Love Doll (2009-2011) : lapoupéefaitefemme
Un corpsqui nouséchappe
Chapitre II
La poupée comme lieu d’incarnation du moi
Lestéréotype toujoursd’actualité
Lamétaphore duventriloque:prémicesdudédoublement
Talking Objects (1987-91):unepoupéequiaspireàlavie
31
36
38
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44
46
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62
66
67
69
71
5
Table des matières
Une créature à l’image de l’artiste : le jeu de miroir 73
The Music of Regret (1994) :l’apparitiondel’effigie
Unehistoire de ressemblance :différentesoccurencesdumoi
Leparadoxe de la notionde regret
Miseenscène dumoi
Entre la présence etl’absence :lapoupéecommemasque
Un monde à l’intérieur du monde, une artiste à l’intérieur de son
œuvre : la poupée comme substitut
The Kaleidoscope House (2000-2002):unsubstitutminiatureet
leretour de l’intérieur
Conclusion
En quête d’unité, les visages du double et du sté-
réotype réunis
The Music of Regret (2006) :synthèseetautofiction
Quandla poupée prendvie
ActeI, retour sur la questiondustéréotype
ActeII, la nouvelle apparence del’effigie
ActeIII, l’aurevoir
Bibliographie
Annexe : illustrations
75
76
78
80
82
84
85
89
89
91
93
96
97
102
6
Avant-propos
Les réflexions qui ont précédé le choix d’un sujet définitif pour ce travail de mémoire sont passées par
différentes étapes, mais c’est l’intérêt que je nourris pour l’esthétique des années 1950, ou plutôt pour la
réutilisation de cette esthétique par des artistes contemporains, qui, à l’origine, a orienté mes recherches.
D’abord motivée par l’idée de consacrer cette étude à l’artiste Cindy Sherman et plus spécifiquement à la
série Untitled Film Stills réalisée entre 1977 et 1980, j’ai finalement décidé d’abandonner ce projet en raison
du trop grand nombre d’interprétations et d’analyses déjà existantes sur le sujet.
Cindy Sherman écartée, je me suis intéressée à des artistes moins célèbres autant sur la scène américaine
qu’européenne. Ainsi, avant qu’il ne me soit suggéré par Madame Mavridorakis, le nom de Laurie Sim-
mons m’était totalement étranger. C’est seulement après avoir effectué quelques rapides recherches sur
cette artiste et survolé quelques-unes de ses œuvres que son travail m’est apparu comme une évidence.
En partie parce qu’elles se réclament, elles aussi, d’une esthétique empruntée aux années 1950, ce sont ses
premières photographies, réalisées entre 1976 et 1979, qui ont d’abord attisé ma curiosité. J’étais séduite
par leurs couleurs saturées, l’apparente naïveté de leurs compositions et le choix des divers personnages,
souvent incarnés par des poupées, qui les habitent. A priori nostalgiques, a priori ludiques et anecdo-
tiques, les photographies issues de la série Early Color Interiors (1976-1979) (fig. 18) comportent en effet
quelque chose de déroutant. Empreintes à la fois de poésie et d’ironie, elles véhiculent un message am-
bivalent ; je fus charmée par leur esthétique et je m’interrogeai quant au degré subversif de leur contenu.
Comme si ces photographies appelaient une lente dissection, une lecture en plusieurs temps et révélaient
avant toute chose la récurrence d’un motif unique, la poupée. Intéressée également par la photographie
de mode, je retrouvai dans les images de cette artiste le même sentiment ambivalent, mêlant fascination
et scepticisme, que j’éprouve vis à vis des codes employés dans cet univers. Plus généralement, dans sa
réappropriation constante du vocabulaire formel issu de la culture populaire (publicité, mode, médias,
etc.), l’artiste refuse délibérément de choisir entre le lien affectif qui la relie à ce vocabulaire et le besoin de
s’opposer au message qu’il véhicule. Participant de cette stratégie et au-delà des différentes connotations
ou projections qu’il implique, l’accessoire poupée témoigne de la position ambivalente que l’artiste entre-
tient vis à vis d’une certaine esthétique et des codes qui l’accompagnent. En plus d’avoir voulu souligner
cet aspect essentiel, j’ai souhaité m’attarder sur le travail d’une artiste qui, encore aujourd’hui, ne se voit
accorder qu’une place mineure par l’histoire de l’art et la critique.
Laurie Simmons naît le 3 octobre 1949 dans la banlieue de Long Island près de New York aux Etats-
Unis et suit une formation en arts visuels à la Tyler School of Art à Philadelphie dont elle sort diplômée
en 1971. Il faut attendre la fin de cette formation et par conséquent le début des années 1970 pour voir
l’artiste s’intéresser de près au médium photographique1
. Installée à New York, elle commence par réa-
1 « Later, I realized that in order to find a voice for myself as a woman artist, I had to reject painting and sculpture, so
photography became interesting in a new way ». Laurie Simmons, « Conversation avec Sarah Charlesworth », in Laurie
Simmons, New York, A.R.T. Press, 1994, p. 5.
7
liser des portraits d’amis puis, influencée par différentes expériences professionnelles dans le milieu de
la publicité2
, se penche sur des modèles d’une toute autre nature : les poupées. Figures féminines en par-
ticulier mais aussi figures masculines, celles-ci deviennent le sujet privilégié de l’artiste à partir du milieu
des années 1970. Dans l’espace d’exposition Artists Space à New York et sous le curatoriat d’Helene
Winer, Laurie Simmons expose pour la première fois la série photographique Early Color Interiors (1978-
79). Durant les vingt années suivantes, elle est représentée par la galerie Metro Pictures où elle côtoie Jack
Goldstein, Robert Longo, Troy Brauntuch et Cindy Sherman.
Aujourd’hui âgée de soixante-cinq ans, mère d’une héroïne de série télévisée dont la célébrité a dépassé
la sienne auprès du grand public3
, Laurie Simmons vit et travaille toujours à New York. Représentée par
la galerie de Jeanne Greenberg Rohatyn, Salon 94, elle se partage à présent entre ses projets artistiques
et diverses collaborations avec les milieux de la mode et des médias. Une unique rétrospective lui est
consacrée en 1996 au Baltimore Museum à Baltimore. C’est plus tard, à partir du début des années 2000
qu’elle acquiert une renommée plus importante et que les articles à son sujet se font plus nombreux.
Notamment à propos de Kigurumi, Dollers and How We See (2014), sa dernière série photographique en
date exposée entre les mois de mars et avril 2014 à la galerie Salon 94. Pourtant, toujours prépondérante
dans son travail, au même titre que les travaux qui précèdent, c’est la poupée qui lui sert encore une fois
de modèle dans cette œuvre. Très inspirée par la culture japonaise, Simmons y fait référence à la tradition
du cosplay4
ou du déguisement qui, très souvent, s’inspire de personnages de mangas. Dans ces photogra-
phies comme dans d’autres photographies plus récentes, il devient de plus en plus difficile de savoir si le
modèle que nous avons sous les yeux est vivant ou inanimé. Quoi qu’il en soit, dans le cas où les corps
de Kigurumi, Dollers and How We See seraient bel et bien de chair, c’est le faciès géant qui leur sert de tête,
leurs perruques peroxydées et leurs accoutrements excentriques qui retiennent l’attention. Comme dans
la grande majorité des œuvres de Laurie Simmons, la simple idée du vivant est rapidement désavouée par
la présence écrasante du simulacre.
Si le recours au médium photographique est commun à plusieurs artistes femmes actives au milieu des
années 1970, la volonté de rester fidèle à la poupée et de ne pas concéder à son art d’autres modèles dis-
tingue sans conteste Laurie Simmons de ses contemporaines. Toutefois, malgré la singularité de ce parti
pris, lorsqu’elle réalise ses premières photographies, c’est-à-dire autour de 1975 et dans le contexte new-
yorkais, elle ne bénéficie pas du même renom que Cindy Sherman, Sherrie Levine, Barbara Kruger ou
encore Sarah Charlesworth. Mais alors pourquoi reste-t-elle dans l’ombre de ses contemporaines ? Etant
donné le peu d’études détaillées dont on dispose sur le sujet, la réponse à cette question ne peut pas être
formulée avec précision ; on peut malgré tout supposer que c’est l’élément « poupée » qui est à l’origine
2 Elle travaille notamment pour la rédaction d’un magazine de jouets et pour différentes rédactions de magazines de
décoration intérieure. C’est dans ce contexte qu’elle manie pour la première fois les figurines et le mobilier miniature.
3 Fille que l’artiste a eue avec le peintre Caroll Dunham, Lena Dunham est la scénariste et l’une des actrices de la série à
succès Girls (2012) mettant en scène un quatuor de jeunes filles et qui lui aura valu un Golden Globe en 2014. Egalement
réalisatrice et actrice du film Tiny Furniture (2010), elle y met en scène Laurie Simmons dans son propre rôle de mère et
d’artiste.
4 Contraction des mots « costume » et « playing », la tradition du cosplay est née au Japon et consiste en divers dégui-
sements inspirés de personnages de mangas, de films d’animation japonais ou encore de jeux vidéos.
8
de la mise à l’écart dont elle souffre dès ses débuts.
Lors d’un entretien accordé à Calvin Tomkins en 2012, l’artiste elle-même confesse le « manque de
crédibilité5
» que cet accessoire, dans son usage permanent, était susceptible de véhiculer. Au regard no-
tamment de la pratique conceptuelle des années 1960, Simmons admet « avoir été embarrassée à l’idée
d’utiliser du mobilier miniature et de photographier des poupées6
». Un embarras7
également lié au fait
qu’au même moment, des artistes comme Levine ou Kruger emploient des méthodes plus incisives et
explicites afin de déjouer les codes essentiellement masculins qui régissent l’art ou les médias. En effet, en
se réappropriant les slogans publicitaires et en pointant du doigt la part sombre de leur message, Barbara
Kruger se fait la porte-parole d’un discours féministe sans équivoque. De la même façon, Sherrie Levine
se réapproprie des chefs d’œuvre de l’art contemporain masculin pour mieux les faire chuter de leur pié-
destal et les réinscrire dans une pratique de l’art au féminin. Enfin, Cindy Sherman rend compte quant à
elle des différentes formes de représentation dont les femmes sont les objets dans un monde gouverné
par l’image d’un corps et d’une identité formatés.
Sans doute desservie par l’omniprésence de la poupée et le choix d’une critique plus implicite, Laurie
Simmons revendique un art qui, à la différence de ses contemporaines les plus célèbres, veut faire cohabi-
ter contenu autobiographique et contenu historique. En d’autres termes et ainsi qu’elle le confie à Sarah
Charlesworth en 1994, il s’agit pour elle de traiter d’une période historique d’un point de vue personnel,
et, puisqu’elle est une femme, fatalement féminin. Privilégiant un ton ironique, voire parodique, ces stra-
tégies témoignent notamment du refus de s’exprimer par le biais d’un féminisme combatif auquel elle ne
s’identifie pas :
« Bien des gens regardent mon travail, s’en amusent et s’en désintéressent ; d’autres y trouvent un certain pathos et
en tirent des conclusions. Et, en tirant des conclusions, il y a peut-être quelque chose à apprendre, quelque chose
qui n’est pas évident. Je n’ai jamais fait le genre de travail qui vous renverse et vous dit : ‘C’est comme ça, point
barre, fils de pute’. Je n’ai jamais été capable de faire un travail qui soit pareillement agressif. J’estime que mon
travail est autobiographique, historique et actuel et que je ne peux que souligner les conditions de l’époque que
moi-même j’ai traversée, et ce via la perspective d’une femme. Voilà le sujet de mon travail. On trouvera bien des
sujets identiques ailleurs, mais je ne puis me projeter dans l’esprit des autres8
. »
Dans le travail qui suit, je garderai à l’esprit cette déclaration de l’artiste pour tenter de mieux cerner la
façon dont dialoguent dimension autobiographique et dimension historico-critique dans son œuvre.
5 Calvin Tomkins, « A doll’s house : Laurie Simmons’s sense of scale », The New Yorker, décembre 2012, p. 35.
6 Calvin Tomkins, op. cit., p. 35.
7 Et, le malaise qu’elle aura éprouvé au départ vis à vis de la poupée n’équivaudra jamais celui engendré par le rare
recours aux modèles vivants. Voir Laurie Simmons in « Conversation with Sarah Charlesworth », op. cit., p. 12.
8 Ibid, p. 23. « Many people look at my work and simply laugh in amusement and walk away ; some people find a certain
pathos in it and then draw conclusions. And in the drawing of conclusions perhaps there is something to be learned, and
it’s not blatant. I’ve never made the kind of work that hits you over and says, ‟This is the way it is and you better listen up
motherfucker.” I’ve never been able to make work that is aggressive in that way. And I feel that my work is autobiographical,
historical and current, and that I can only point up the conditions of the period of time that I’ve lived through and do it
from the perspective of a woman. That’s my subject. A lot of those subjects are out there, but I can’t project myself into
the minds of others. »
9
Introduction
Il est question dans la présente partie de recontextualiser Laurie Simmons au sein d’une pratique postmo-
derne et féministe de l’art dans le milieu et la fin des années 1970 puis d’expliquer et de légitimer le rôle
tenu par la poupée dans son travail. Mais, il s’agit également de comparer l’usage de cet accessoire par
Laurie Simmons avec celui qui en est fait dans les œuvres littéraires de Villiers de L’Isle Adam et d’Ernest
Theodor Amadeus Hoffmann, L’Ève future (1886) et L’Homme au sable (1816).
Etat des lieux	
Les années soixante et septante sont, aux Etats-Unis, le théâtre d’un certain nombre de remises en ques-
tion et de redéfinitions induites par la reconsidération des fondements théoriques et idéologiques du mo-
dernisme. Les problématiques postmodernes qui lui succèdent, définies par ce besoin de réorientation,
opéreront en l’occurrence plusieurs changements sur la scène artistique9
.
C’est dans ce contexte propice au développement d’un nouveau vocabulaire théorique et visuel que la
pratique artistique de Laurie Simmons prend racine. Plus encore que les enjeux propres à cette période
d’après le modernisme, ce sont l’émergence d’un nouveau type d’artistes femmes, en particulier sur la
scène new-yorkaise, et celle d’un usage de la photographie, hors des canons respectés jusque-là, qui vont
nous intéresser dans cette partie introductive.
Lamortdugrandmaître.Lestatutdel’artistepostmoderneauseind’uneculturedel’image
Peu pris en compte par l’idéal puriste du modernisme pour lequel l’art ne pouvait exister en dehors de son
propre système, les échos sociaux et historiques se font plus insistants voire nécessaires chez les artistes
et théoriciens postmodernes. Débarrassée du besoin d’être le produit d’un acte autonome10
, l’œuvre se
voit à présent offrir la possibilité de renvoyer à des références extérieures, pour la plupart empruntées à
la culture populaire dont le Pop Art s’était déjà saisi11
. Ancrée plus que jamais dans le tourbillon de cette
culture de la mise en image permanente et de la construction de mythes illusoires, le cercle d’artistes new-
yorkais dont fait partie Laurie Simmons s’empare plus vivement encore du vocabulaire et des références
à l’esthétique de masse, dès le milieu des années 1970.
9 Ce sont notamment les critiques Rosalind Krauss, Douglas Crimp et Craig Owens qui tenteront de définir la nature de
ces changements.
10 Hal Foster, « Re : post (Riposte) » (1980), in L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou,
Musée National d’Art Moderne, 1987, traduit de l’anglais par Véronique Wiesinger, p. 463.
11 Rappelons ici que les grandes figures du Pop Art sont des hommes et que le nouveau rôle à jouer pour les femmes,
dans les années 1970, ne pouvait que modifier la teneur du discours entamé dans les années 60. Voir exposition Power
Up : Female Pop Art, Vienne, Kunsthalle, 2010.
10
Parmi les instances sensibles aux redéfinitions amenées par la pensée postmoderne, nous trouvons na-
turellement l’artiste. Loin du grand maître à la production désengagée du monde qui l’entoure, l’artiste
postmoderne s’applique à décrypter les rouages du système culturel et social dans lequel il s’inscrit autant
qu’il est invité à la polyvalence12
et ses œuvres à la polysémie13
. Touche à tout, il dispose d’une variété de
moyens pour livrer ses commentaires et déployer son discours. Il n’est plus le créateur d’une œuvre d’art
originale et neutre, mais plutôt l’instigateur d’une réappropriation, d’un véritable glissement du social
dans l’art et son statut se voit par conséquent « reformulé en relation avec des termes culturels14
. » De
cette façon, son champ d’action est élargi et l’œuvre d’art est définie selon une multiplicité de codes ; ce
qui intéresse l’artiste postmoderne, c’est la déconstruction de l’image, l’analyse de ses différentes strates15
.
Les artistes de la côte Ouest des Etats-Unis s’intéressent de très près à la question de la représentation ;
une question posée par l’omniprésence de l’image dans la vie de n’importe quel citoyen américain. De
quelle nature est cette image, comment distinguer le vrai du faux ? Où se situe la part authentique du
moi dans tout cela ? Qu’elles soient issues de la publicité, du cinéma ou des médias qui tous dictent la
loi du quotidien, il est devenu nécessaire de se réapproprier les images pour mieux les interroger et par
la suite, les détourner. En outre, n’étant plus ou peintre ou sculpteur ou photographe, mais souvent tous
à la fois, l’artiste peut appréhender la matière socio-culturelle sous des angles multiples et en fournir des
avatars parfois déroutants afin de mieux en déjouer les mécanismes. Et, le critique Brian Wallis le rappelle,
le même sort est réservé au spectateur de ces œuvres d’un nouveau genre en sorte qu’il est appelé, pour
la lecture de l’une d’elles, à explorer son propre bagage de références :
« Comme pour des fragments allégoriques, le spectateur doit combler les éléments suggestifs dans les textes, il
doit en ajouter d’autres, il doit les consolider, en y intégrant des références extérieures, historiques, personnelles
et sociales, plutôt que, à l’instar du modernisme, se transposer lui-même dans le monde et le temps propres à la
production originale de l’artiste16
. »
Devenues plus réelles que le réel, les images qui constituent, dans les années 1970, le royaume confortable
du consommateur ont fini par gommer toute notion de la réalité effective, tangible. De ce fait, tel que
le suggère encore Wallis17
, l’artiste postmoderne ne peut plus opérer en dehors des confinements de la
représentation. C’est en optant pour une stratégie d’immersion, autrement dit d’observation du système
depuis l’intérieur, qu’un ensemble de commentaires critiques et de questionnements peuvent avoir lieu.
12 Douglas Crimp, « Pictures » (October, n° 8, printemps 1979), in catalogue Jack Goldstein, Grenoble, Le Magasin,
Centre national d’Art contemporain, extraits traduits de l’anglais par Gauthier Hermann, p. 28.
13 En réalité, ce terme s’applique d’abord à la pratique des théoriciens postmodernistes. Voir Hal Foster, « Re : post
(Riposte) » (1980), op. cit., p. 464.
14 Ibidem. Rosalind Krauss citée par Hal Foster in « Re : post (Riposte) », Ibidem.
15 C’est ainsi que Hal Foster résume l’une des intentions de Crimp : « Pour Crimp, l’artiste post-moderniste est concerné
surtout par les différentes strates de représentation, ce ne sont pas les origines qui l’intéressent mais les structures de signi-
fication, les autres images qui se cachent derrière une image, les modes d’expression, les signes ou les types télescopés (ex.
performance) et c’est dans de telles images que sont permis la transgression des limites esthétiques et l’éclatement des codes
culturels. ». Hal Foster, Ibid, p. 465.
16 Brian Wallis, «  What’s wrong with this picture  ?  », Art after Modernism. Rethinking Representation, New York,
The Museum of Contemporary Art, 1984, p. 17. « As with allegorical fragments, the viewer must fill in, add to, build
upon suggestive elements in the text supplying extraneous historical, personal, and social references, rather than, as in
modernism, transporting himself to the special world and time of the artist’s original production. »
17 Ibid, p. 16.
11
Et, toujours selon le critique américain, pour procéder à la déconstruction de cette forme de représenta-
tion biaisée, des artistes comme Sherrie Levine, Richard Prince ou Laurie Simmons commencent par en
emprunter le vocabulaire et l’esthétique :
« En se concentrant sur l’enjeu crucial de la représentation (dont l’art fait partie), les artistes et les critiques
cherchèrent à saper l’autorité de certaines représentations dominantes (à titre particulier, celles qui émanaient des
médias à travers la photographie), et, par la suite, à construire des représentations qui fussent moins contraignantes
et opprimantes (d’une part, en créant un espace pour le spectateur, et d’autre part, en montrant leurs propres po-
sitionnements et affiliations)18
. »
Si dans une culture fondée sur l’omniprésence de l’image, la question de la représentation préoccupe
beaucoup d’artistes postmodernes, elle retient plus particulièrement l’attention d’artistes femmes qui tra-
vaillent sur la scène new-yorkaise dans les années 1970. Figures majeures du groupe des postmodernes,
Sherrie Levine, Cindy Sherman, Sarah Charlesworth ou Barbara Kruger figurent parmi celles qui décident
de se confronter à cette problématique. Mais penchons-nous d’abord sur le statut de ces images à l’ère
postmoderne et sur le recours à la pratique photographique pour la production d’une série de pastiches
et d’allégories d’un nouveau type.
Une certaine pratique de la photographie : le mouvement Picture19
En raison de la polyvalence qui définit désormais la plupart des pratiques artistiques dans les années 1970,
il apparaît que les caractéristiques d’un médium per se ne suffisent plus à définir leur activité. Ces années
signent pourtant les grandes heures de pratiques comme celles de la performance, de l’art vidéo et de la
photographie. Dans la continuité de l’usage qui en était fait par les artistes surréalistes ou, dans les années
1960, par les artistes conceptuels, la photographie est, dans l’environnement postmoderne, souvent utili-
sée à des fins expérimentales. Plus encore, les années septante autorisent les artistes à jouir d’une nouvelle
liberté dans leur recours à ce médium : c’est le cas en particulier des artistes femmes qui avaient souffert
d’une visibilité réduite au sein du mouvement conceptuel. Comme d’autres de ses contemporaines qui
privilégient la photographie, Laurie Simmons se réjouit surtout de pouvoir la reprendre à son compte,
débarrassée du bagage de la tradition et libérée de la nécessité d’un savoir-faire technique :
« Cela me semblait si radical, parce que cela signifiait que je n’avais qu’à prendre un appareil photo sans connais-
sances préalables du fonctionnement d’une chambre noire. Cela impliquait également que je pouvais prendre une
photo juste pour le plaisir de prendre une photo. Pour moi, c’était un moment de liberté ; je pouvais me saisir de ce
bidule, de cet appareil photo, sans être soumise à l’histoire de la photographie dont je ne voulais pas faire partie20
. »
18 Brian Wallis, op. cit., Introduction, p. XIV. « By focusing on the wider issue of representation (of which art forms a part),
artists and critics sought to, first, undercut the authority of certain dominant representations (especially as they emanated
from the media through photography), and, second, to begin to construct representations which would be less confining
and oppressive (in part by providing a space for the viewer, in part through signifying its own position and affiliations). »
19 Terme principalement utilisé en référence à l’exposition « Pictures » organisée par Douglas Crimp à l’Artists Space
en 1977.
20 Laurie Simmons, « Conversation with Sarah Charlesworth », in op. cit., p. 7. « That seemed so radical to me, because
that meant I could just pick up a camera without having prior knowledge of how to work in a darkroom. It meant that I
could take a picture for the sake of taking a picture. To me, that was the moment of freedom ; I could pick this contraption
12
Dans cette logique de rejet de la spécificité d’un médium que nous avons évoquée plus tôt, la photogra-
phie revêt de l’intérêt non plus pour ses qualités formelles mais pour sa capacité à répliquer le monde
et la place privilégiée qu’elle tient dans la profusion d’images qui définit la culture de masse. En somme,
au photographe qui se revendiquait en tant que tel se substitue un artiste que la photographie intéresse
pour sa capacité à subvertir l’image telle qu’elle se présente dans le champ socio-culturel. Extraite de
ses propres confinements disciplinaires et utilisée comme un « outil21
», la photographie postmoderne
propose de récupérer, pour mieux la détourner, la tendance du simulacre c’est-à-dire d’une image qui
veut faire vrai22
. S’insérant dans la pléthore d’images déjà existantes et dotée à présent d’une fonction
instrumentale, la photographie en tant qu’œuvre d’art n’en est que plus ambiguë. Ce sont les notions clés
de déjà vu23
, de copie, ou de pastiche, énoncées par l’historien d’art Douglas Crimp dans son article « The
Photographic Activity of Postmodernism » paru en 198024
qui permettent une meilleure compréhen-
sion de ce phénomène. En effet, intéressé, selon Crimp, par les différentes strates de représentation et
conscient de la dimension fictive des images qui constituent son environnement culturel, l’artiste post-
moderne « utilise l’apparente véracité de la photographie contre elle-même » afin de révéler qu’une image
en cache toujours une autre25
. Et puisque la « photographie est toujours une représentation de quelque
chose, qu’elle est toujours déjà vue et que sa dimension subjective, unique est davantage une fiction26
 »,
c’est l’existence même d’un « original27
 » qui est remise en cause. Illégitime dans une société qui privilégie
la reproductibilité, ce n’est plus l’ « original » qui peut être revendiqué par les artistes postmodernes mais
précisément son absence28
. Ainsi que le reformule le critique Marvin Heiferman, il s’agit de révéler que
l’image qu’on a sous les yeux n’est toujours que la copie d’une autre image déjà vue ou aperçue et qu’elle
participe d’une éternelle construction fictive :
« Au lieu de présenter les photographies comme des documents fiables, les travaux des Picture Artists, sans se sou-
up, this camera, and not be tied down by history of photography I didn’t want to be. »
21 Laurie Simmons citée par Jan Seewald in « The camera lies ; or, why I always wanted to make a film – A Conver-
sation via E-mail with Laurie Simmons », Imagination becomes reality : Sammlung Goetz. Part V : Beyond the visible,
août 2006, http://www.lauriesimmons.net/writings/goetz-catalogue-imagination-becomes-reality-part-v-fantasy-and-fic-
tion/, p. 151.
22 Nous parlons ici de l’image véhiculée par la culture de masse. Le terme de « simulacre » est emprunté à Jean Baudril-
lard qui en propose une analyse approfondie dans son essai Simulations de 1983.
23 « La présence que de tels photographes ont pour nous est la présence du déjà vu, la nature comme ayant déjà été vue,
la nature comme représentation. ». Citation de Douglas Crimp in « The Photographic Activity of Postmodernism », à
l’origine in October, n° 15, hiver 1980, extraits traduits par Laure de Lestrange in catalogue L’Epoque, la mode, la mo-
rale, la passion, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, Paris, 1987, p. 604. A noter qu’Abigail Solo-
mon Godeau insiste également beaucoup sur la notion de déjà vu dans son article « Photography after Art Photography »
in Brian Wallis, op. cit., pp. 76-86.
24 Douglas Crimp, « The Photographic Activity of Postmodernism », October, n° 15, hiver 1980, pp. 91-101.
25 Douglas Crimp, « Pictures » (October, n° 8, printemps 1979), in catalogue Jack Goldstein, Grenoble, Le Magasin,
Centre national d’Art contemporain, extraits traduits par Gauthier Hermann, pp. 20-23 et 28-30, p. 30.
26 Douglas Crimp, « The Photographic Activity of Postmodernism » (October, n° 15, hiver 1980.), in catalogue
L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, 1987,
extraits traduits par Laure de Lestrange, p. 603.
27 Douglas Crimp, op. cit., p. 601.
28 Ibidem.
13
cier du médium qu’ils utilisent, disent clairement et sans ambages que, sitôt que nous sommes face à une photogra-
phie, nous regardons une simulation, une image, une fiction (…)29
. »
De cette manière, exploité plus tôt par les collages de Rauschenberg, les Ready Made de Duchamp et plus
récemment par le travail photographique de John Baldessari30
, le déplacement d’une image ou d’un objet
connu dans le champ artistique fait figure, dans l’activité postmoderne new-yorkaise des années 1970, de
leitmotiv. Partie prenante de la volonté de se réapproprier le vocabulaire formel d’une esthétique com-
merciale, la couleur, qui avait signé son retour dans les années 1960, n’est rien moins qu’institutionnalisée
dans la pratique de ces photographes31
. Allant jusqu’à adopter les méthodes de tirage industriel utilisées
par les grandes rédactions de magazines et les agences publicitaires, ils ne s’enquièrent plus directement
du processus technique qui accompagnait parfois le geste photographique mais le supervisent à distance.
Développée en 1963 à des fins commerciales et censée garantir à la fois « pureté des colorants, saturation
des couleurs et extrême définition de leur restitution32
 », la technique du cibachrome est récupérée par des
artistes comme Jan Groover ou Luca Samaras33
. Chère également à Laurie Simmons, elle sera utilisée dans
la plupart de ses séries photographiques à partir de 1978.
Lors même que certains artistes, dans un élan de contestation de l’ascétisme conceptuel, optent pour un
retour à la peinture figurative jouant avec des codes académiques, se pose le problème des institutions
muséales et de leur crainte face à ces images d’un nouveau genre34
. En 1977, l’exposition Pictures qu’or-
ganise Douglas Crimp à l’Artists Space à New York marque un tournant et offre une légitimité à des
artistes tels que Troy Brauntuch, Jack Goldstein, Sherrie Levine, Robert Longo et Philip Smith. Reléguée
au second plan par rapport à ses contemporains pour les raisons que nous avons suggérées dans notre
avant-propos, Laurie Simmons qui fait pourtant un usage similaire de la photographie à ce moment-là, ne
figure pas parmi les artistes représentés35
. Comme si l’apparente simplicité voire naïveté des images qui
composent Early Color Interiors (1978-79, fig. 18 à 23) avait occulté temporairement la dimension critique
qui les définit pourtant ainsi que les stratégies de réappropriation dont elles se réclament.
Explicité par Crimp, le but de Pictures est de souligner l’influence majeure d’une culture médiatique non
seulement dans le champ de la photographie, mais aussi dans celui de la peinture et de la sculpture. Il
29 Marvin Heiferman in « Conversation : Laurie Simmons & Marvin Heiferman », Art in America, avril 2009, p. 117.
« Instead of presenting photographs as trustworthy documents, works by Picture artists, regardless of the media they
ultimately chose to use, say clearly and upfront that whenever we look at a photograph, we’re looking at a simulation, a
picture, a fiction (…). »
30 Dans A Movie ; Directional Pieces Where People Are Looking (1972-1973), Baldessari emprunte des images issues du
cinéma, les réarrange et les présente de façon à bousculer nos idées reçues sur la syntaxe du cinéma narratif.
31 Voir Laurie Simmons, Marvin Heiferman, « Conversation : Laurie Simmons & Marvin Heiferman », op. cit., p. 116.
32 Cette technique était devenue disponible dans une version simplifiée pour les chambres obscures en 1975. Les artistes
pouvaient donc se procurer des kits incluant différents éléments pour procéder à la réalisation de leurs propres ciba-
chromes. Voir Jan Howard, Laurie Simmons : the Music of Regret, à l’occasion de l’exposition rétrospective au Baltimore
Museum of Art du 28 Mai au 10 Août 1997, Baltimore, 1997, p. 22.
33 Ibidem.
34 Abigail Solomon Godeau, « Photography after Art Photography » in Brian Wallis Art after Modernism. Rethinking
Representation, New York, The Museum of Contemporary Art, 1984, pp. 76-77.
35 Ce sont des galeries comme la Metro Pictures Gallery à New York qui offriront, par la suite, la possibilité à plusieurs
artistes dont Laurie Simmons, Sherrie Levine et Cindy Sherman d’exposer à leurs débuts.
14
s’agit non pas de comprendre pourquoi une image a supplanté la réalité, mais comment elle peut devenir
à elle seule une structure signifiante :
« A plus forte raison, notre existence est régie par des images, des images dans les journaux et les magazines, à la
télévision et au cinéma. A côté de ces images, l’expérience vécue commence à battre en retraite, à sembler de plus
en plus banale. Lors même que les images semblaient auparavant avoir la fonction d’interpréter la réalité, il semble
désormais qu’elles l’aient usurpée. De ce fait, il devient impératif de comprendre l’image en tant que telle, non
pour retracer une réalité perdue, mais pour déterminer comment une image devient une structure signifiante en
tant que telle36
. »
Engagé dans le décryptage de l’image et dans l’analyse de ses différentes strates donc, l’artiste postmo-
derne tel que le conçoit Crimp tente de reproduire les mécanismes qui font qu’une image a pu usurper la
réalité. Exemples parmi d’autres de leurs contemporains, Richard Prince ou Sherrie levine se posent en
maîtres de la réappropriation d’images connues et font de la destitution du sens originel, la clé de voûte de
leur travail dès la fin des années 1970. « Changez la légende qui accompagne une image, vous en change-
rez la résonance », semblent-ils nous suggérer. Cindy Sherman procède quant à elle à l’éclatement du sujet
mais en tant que représentation du moi à travers une série de mascarades37
et de jeux de rôle qui posent
la question de l’identité, en particulier féminine, dans un monde où elle est devenue particulièrement dif-
ficile à cerner. Mué en un outil transformatif, l’appareil photographique permet, plus qu’aucun autre, de
répondre à une culture fondée principalement sur une image biaisée de la réalité. Et, sous le vernis d’un
modèle qui était présenté comme acquis dans le contexte médiatique et publicitaire, se révèle une réalité
plus sombre qu’il s’agit de décrypter38
.
Activité féministe sur la scène new-yorkaise du milieu et de la fin des années 1970
C’est dans ce contexte qui pousse les artistes à adopter les lois d’une culture où la simulation du réel s’est
substituée au réel, qu’une certaine pratique féministe prend racine, en particulier sur la côte Ouest des
Etats-Unis. Il n’est pas question ici de récrire les grandes lignes de l’histoire du féminisme mais bien plu-
tôt de rappeler les enjeux majeurs qui définissent la génération d’artistes dont fait partie Laurie Simmons
dans les années 1970 et la nature des principes qu’elles soumettent au questionnement et à la critique.
Nous l’avons dit, au centre des préoccupations à ce moment-là, la question devenue prédominante est
celle de la représentation39
. Posée par la construction d’une infinité de modèles érigés par l’iconographie
36 Citation de Douglas Crimp in cat. The Last Picture Show : Artists Using Photography, 1960-82, Minneapolis, Walker Art
Center, Editions Douglas Fogle, 2003, p. 16. « To an ever greater extent our experience is governed by pictures, pictures in
newspaper and magazines, on television and in the cinema. Next to these pictures firsthand experience begins to retreat, to
seem more and more trivial. While it once seemed that pictures had the function of interpreting reality, it now seems that
they have usurped it. It therefore becomes imperative to understand the picture itself, not in order to uncover a lost reality,
but to determine how a picture becomes a signifying structure of its own accord. »
37 Représentation de la féminité en tant que mascarade.
38 Douglas Crimp, « The Photographic Activity of Postmodernism » (October, n° 15, hiver 1980), op. cit., p. 604.
39 « Typical cultural representations, such as newspaper photographs, films, advertisements, popular fiction, and art,
carry such ideologically charged messages. Advertisements, for example, depict particular mythologies or stereotypical
ideals of the good life. And while no one would deny that advertisements purposefully embody the ideological projections
15
de masse, cette problématique concerne les femmes plus vivement encore que les hommes. En effet,
désignées à la fois comme un idéal érotique et domestique, ces dernières doivent à présent lutter contre
un flux d’images qui dressent d’elles des portraits stéréotypés dans lesquels elles ne se reconnaissent pas.
Dès la fin des années 1970, plusieurs artistes femmes vont ainsi s’intéresser de près à « la façon dont
ces images sont distribuées, et au processus de contrôle et de sélection qui les accompagnent40
» afin de
proposer d’autres images capables de les subvertir.
De nouveaux questionnements autour de la problématique du genre ne tardent donc pas à s’esquisser et,
avec son essai « Visual Pleasure and Narrative Cinema41
», Laura Mulvey ouvre la voie vers un discours
critique propre aux enjeux spécifiques de la culture de l’image. Au regard de la psychanalyse freudienne
et lacanienne, celle-ci examine la « façon dont l’inconscient d’une société patriarcale a structuré la forme
du cinéma42
» et l’impact de ce filtre sur la perception43
. Plus encore, il s’agit pour la critique de s’atteler
à la codification du désir masculin en « disséquant sa structure psychanalytique » et en s’intéressant à « la
construction imagée et idéologique des femmes44
 ». Car, si « chacun est toujours en représentation45
»,
la femme, elle, est avant toute chose « appelée à représenter le désir masculin46
». En lien avec ces divers
codes et sacralisé par l’artiste moderne, le plaisir visuel qui découle de cette forme de représentation est,
chez Mulvey, soumis à une déconstruction radicale.
Devenue l’objet de désir du regard biaisé et essentiellement masculin qui se porte sur elle, et rendue pri-
sonnière du « spectacle contenu de sa féminité47
», la femme postmoderne se révèle dissoute dans une
image dont les composantes ne lui correspondent pas. C’est dans cette perspective que Cindy Sherman,
Barbara Kruger, Sarah Charlesworth, Sherrie Levine, Louise Lawler, Silvia Kolbowski ou Laurie Simmons
procéderont à l’analyse et au démantèlement de cette image composite du désir dans laquelle toutes les
femmes devraient se confondre48
. S’étant longuement penché sur la question féministe dans le contexte
postmoderne, Craig Owens précise qu’il s’agit pour ces artistes d’observer de plus près les impacts d’une
certaine forme de représentation sur les femmes :
of the particular class whose interests they perpetuate, the point is that all cultural representations function this way, inclu-
ding representations of gender, class, and race. Such designations are inevitably hierarchical in the manner by which they
privilege one element over another, in the ways they direct and dominate. Therefore, it is not that representations possess
an inherent ideological content, but that they carry out an ideological function in determining the production of meaning.
(…) ». Brian Wallis, « What’s wrong with this picture ? », op. cit., p. 15.
40 Dan Cameron, « Post-feminism », Flash Art, n° 132, février-mars 1982, p. 80.
41 Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen 16.3, automne1975, pp. 6-18.
42 Ibid, p. 6.
43 Craig Owens, « The Discourse of Others : Feminists and Postmodernism » (1983), in The Anti-Aesthetic : Essays on
Postmodern Culture, New York, Ed. Hal Foster, 1998, p. 13 (pagination relative à l’article trouvé en version pdf : http://
bobbybelote.com/!!teaching/Readings/OwensOthers.pdf). Comme le précise Owens, la critique féministe cherche ici à
relier le privilège de la vision au privilège sexuel.
44 Fabienne Dumont, « De la déconstruction des années 80 », La Rébellion du deuxième sexe. L’Histoire de l’art au
crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), Dijon, Les Presses du réel, 2011, p. 20.
45 Hélène Cixous citée par Craig Owens in « The Discourse of Others : Feminists and Postmodernism » (1983), op. cit.,
p. 12.
46 Ibidem. Ce désir est défini dans la psychanalyse freudienne come un désir scopophile c’est-à-dire né du regard.
47 Notion issue de la philosophie lacanienne et évoquée encore une fois par Craig Owens in op. cit., p. 11.
48 Dan Cameron, op. cit., p. 82.
16
« Il faut signaler que ces artistes ne s’intéressent pas, en premier chef, à ce que les représentations disent au sujet
des femmes ; au contraire, ils examinent ce que ces représentations font aux femmes (par exemple, la manière dont
les femmes sont invariablement présentées comme objets du regard de l’homme)49
. »
Le corps comme locus, les techniques faisant référence aux qualités domestiques de la femme telles que la
couture ou la broderie, les thématiques de la naissance, de la maternité ou de la menstruation50
font figure
de sujets récurrents dans la pratique féministe des années 1960. Dans les années 1970, les thématiques
corporelles et domestiques demeurent d’actualité mais, traitées en lien avec les problématiques de la dis-
solution identitaire et des modèles fictionnels, elles s’expriment par des biais différents parmi lesquels, la
photographie, médium privilégié dans le contexte postmoderne51
. 	
De la même façon qu’on assistait à l’éviction du réel au profit de sa représentation, l’image de la femme
telle qu’elle apparaît dans un environnement visuel propice à l’illusoire, finit par se substituer à la femme
elle-même. N’y aurait-il alors « aucun moyen de se trouver en dehors de la représentation52
» ainsi que
le suggèrent les historiennes féministes Peggy Phelan et Helena Reckitt? Il n’en reste pas moins qu’une
partie des artistes féministes de la côte Ouest tentent de se départir du carcan d’une représentation
conformiste en récupérant et déconstruisant certains des outils qui avaient contribué à son édification.
Plus éloignées des principaux centres de pouvoirs politiques, ces artistes s’avèrent en effet plus à même
de porter à voix haute la tradition féministe d’un art « en même temps efficace esthétiquement et sociale-
ment53
» c’est-à-dire d’un art qui soit à l’interstice entre l’art et la vie54
à une époque où, nous l’avons dit,
ce glissement est inévitable.
Le recours à la photographie leur fournit un moyen à part entière de produire à leur tour des images selon
les mêmes modes de répétition qui définissent le répertoire existant et qui présentent les femmes comme
des contrefaçons d’elles-mêmes55
. Victimes de ce répertoire réducteur au même titre que n’importe quelle
49Craig Owens, op. cit., p. 11. « Itmustbeemphasizedthattheseartistsarenotprimarilyinterestedinwhatrepresentations
say about women ; rather, they investigate what representation does to women (for example, the way it invariably positions
them as objects of the male gaze). »
50 Lucy Lippard, « Ce qui a changé depuis Changing » (1976) in Fabienne Dumont, La Rébellion du deuxième sexe.
L’Histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), op. cit., p. 42.
51 « Issues having to do with autorship, subjectivity, and uniqueness are built into the very nature of the photographic
process itself ; issues devolving on the simulacrum, the stereotype, and the social and sexual positioning of the viewing
subject are central to the production and functiononing of advertising and other mass-media forms of photography.
Postmodernist photographic activity may deal with any or all of these elements and it is worth noting too that even work
constructed by the hand (ex. Troy Brauntuch, Jack Godlstein, Robert Longo) is frequently predicated on the photographic
image. ». Abigail Solomon Godeau, « Photography after Art Photography » in Art after Modernism. Rethinking Represen-
tation, New York, The Museum of Contemporary Art, 1984, p. 80.
52 Peggy Phelan et Helena Reckitt (éditrice), Art and Feminism, Londres, Phaidon Press, 2001, p. 40.
53 Lucy Lippard, « Un changement radical : la contribution du féminisme à l’art des années 70 » (1980), in Fabienne
Dumont, La Rébellion du deuxième sexe. L’Histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-
2000), op. cit., p. 86.
54 La frontière entre art et société, art et politique se réduit encore davantage dans les années 1980, car fortes des reven-
dications amenées par les féministes des années 1960, plus organisées, structurées et regroupées qu’elles, les artistes des
années 1980 proposent « a feminist-re-examination of the notions of art, politics, and the relations between them, an
evaluation which must take into account how feminity is in itself a social construction with a particular form of representa-
tion under patriarchy. Influenced by Lacan’s theory of the Symbolic – the network of myths, linguistic, visual and ideologi-
cal codes through which we experience reality – feminist art and theory in the 1980s set about critiquing how the Symbolic
systematically deformed the psychic and political realities of women. ». Peggy Phelan, Helena reckitt, op. cit., p. 37.
55 Ibid, p. 43.
17
femme, Lawler, Levine, Charlesworth, Simmons et les autres proposent une alternative critique et sati-
rique à des images sur lesquelles elles n’avaient pas prise jusque-là. Pionnière de la critique d’art féministe,
Lucy Lippard souligne à ce propos toute l’importance de la réappropriation :
« Le pluralisme des années 1970, décrié pour différentes raisons autant par la gauche que par la droite, a au moins
produit une sorte de compost où les artistes peuvent trier ce qui est fertile et ce qui est stérile. Les vagabondes
picorant dans ce tas trouvent des formes, des couleurs, des ébauches et des matériaux qui ont été rejetés par les
gens de la colline. Elles les ramènent chez elles et les recyclent, inventant par économie de nouveaux usages pour
les concepts usés, changeant non seulement leur forme, mais aussi leur fonctions56
. »
Modifié dans ses structures et défini notamment par le recours à des méthodes davantage subversives et
détournées que celui d’un féminisme combatif qui caractérisait un pan de la pratique américaine des an-
nées 1960, ce « nouveau » féminisme sera qualifié, dès les années 1980, de post-féminisme57
. Lorsque Craig
Owens tente d’insérer la question de la différence sexuelle dans le débat entre modernisme et postmo-
dernisme, celui-ci déplore cependant le « danger de l’autoritarisme postmoderniste patriarcal qui tend à
étouffer la voix des femmes58
». Or, le terme de post-féminisme  illustre en partie ce danger puisqu’il tend
à inscrire la pratique féministe dans la continuité du courant postmoderne, la désignant par conséquent
comme un simple outil nécessaire à l’édification d’un nouveau courant théorique et artistique.
L’un des projets de notre analyse consiste à rappeler les enjeux de cette pratique souvent absorbés par
d’autres discours et d’attirer l’attention sur un corpus d’œuvres demeuré, à l’époque, dans l’ombre de ses
contemporains. Afin de servir ce but, nous avons choisi de mettre en lumière le travail de Laurie Simmons
dans la réponse spécifique qu’elle livre à la question de la dissolution identitaire au profit d’une sélection
restreinte de stéréotypes ; sélection qui est venue bousculer les vérités générales à propos du masculin et
du féminin.
Le choix du motif de la poupée dans l’œuvre de Laurie Simmons : du discours
critique sur les stéréotypes au jeu de miroir
Recourant comme un grand nombre de ses contemporains au médium photographique, Laurie Sim-
mons réutilise également le vocabulaire spécifique aux univers médiatiques et publicitaires dans le but
de déterminer les conséquences d’une perception stéréotypée non seulement de la femme mais aussi de
l’homme. Néanmoins, dans ce travail, nous avons choisi de nous concentrer sur la façon dont Simmons
détourne le seul stéréotype féminin en raison de la place plus importante qu’elle lui accorde et, parce qu’il
aurait fallu dédier l’ensemble de cette étude à la question du stéréotype pour pouvoir traiter simultané-
ment des questions du masculin et du féminin.
56 Lucy Lippard, op. cit., pp. 82-83.
57 Amelia Jones, « Postféminisme, plaisirs féministes et théories incarnées de l’art » (1993) in Fabienne Dumont, La
Rébellion du deuxième sexe. L’Histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), op. cit.,
p. 440. Amelia Jones voit ce phénomène comme le résultat d’un rejet, par la nouvelle génération qui valorise un retour à
la coquetterie, d’une image stéréotypée de la féministe considérée comme une femme agressive, masculine et stridente.
58 Fabienne Dumont, « De la déconstruction des années 80, La Rébellion du deuxième sexe. L’Histoire de l’art au crible
des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), op. cit., p. 22.
18
Récurrent voire incontournable dans l’œuvre de Simmons, le motif de la poupée s’impose comme un
moyen à part entière pour répondre au phénomène de l’éclatement identitaire induit par l’omniprésence
de modèles archétypés entre les années 1970 et les années 2000. En effet, hautement codifié lui aussi par
la culture de masse qui le met en scène, ce motif est également la réappropriation d’un modèle réel - la
femme de chair – et permet à l’artiste d’aller plus loin dans la déconstruction d’un moi fragmenté59
. Au
même titre qu’une image peut devenir la copie d’une autre image, déjà visible dans le champ culturel, la
poupée est appelée à répondre d’une énième réappropriation. Lieu de « réunion de tous les simulacres du
monde social60
 », elle devient le moyen de mettre en scène un moi fictif à travers d’autres biais que ceux
choisis par des artistes comme Cindy Sherman qui privilégient le travestissement. Comme le rappelle
Hal Foster, historien de l’art et critique spécialiste de la question postmoderne, il s’agit précisément de
dépeindre la tension qui réside entre ces différents moi :
« Le caractère fictif du moi est le thème sur lequel se sont penchés nombre de jeunes artistes, certains d’entre eux étant
devenus célèbres aujourd’hui. Les photographies de Cindy Sherman, par exemple, sont des portraits du moi forgé par
l’Autre social, selon des modèles que les médias présentent comme femmes. Dans son œuvre nous constatons que le
fait de représenter le moi revient dans une large mesure à plagier un modèle à un point tel que toute autre opposition
métaphysique (opposition entre l’original et la copie) n’est rien moins qu’effacée61
. »
La stratégie de déconstruction adoptée par Sherman et la mutation du moi trouvent naturellement des
échos dans le travail de Laurie Simmons et plus précisément dans sa volonté de mettre en scène l’autre
socialement préconçu et le moi fictif. Toutefois, la distinguant de ses contemporaines, l’accessoire poupée
sert en l’occurrence d’intermédiaire à part entière pour conserver une forme de distance dans le com-
mentaire livré par l’artiste sur les conventions de la représentation62
. Distance que le corps grimé, déguisé
et transformé de Sherman assumait déjà mais que la poupée, figure détachée de l’artiste, tend à préserver
plus explicitement encore.
Support par excellence d’une vision stéréotypée de l’individu, la poupée cristallise une grande part des en-
jeux évoqués plus tôt. Occupant en même temps un espace incertain qui se situe entre la fiction de l’autre
tel qu’il est représenté par la culture de masse et la fiction d’un moi qui se cherche, elle permet aussi bien
d’illustrer la perte d’une identité que la tentative d’un rapprochement avec cette identité perdue. Elle n’est
jamais tout à fait l’autre, jamais tout à fait le moi.
Désignée en anglais par les termes de « doll », « dummy », « puppet » ou « figure63
 », la poupée revêt des
apparences multiples et Laurie Simmons choisit de ne jamais se cantonner à l’une de ces occurrences afin
que cet accessoire puisse évoluer au fil des années. Dès lors, la volonté d’avoir recours de façon presque
systématique à ce motif et d’opter pour ses différentes formes, matières ou tailles – la poupée est par-
59 Au même moment, Ellen Brooks choisit de mettre en scène des poupées à l’intérieur de tableaux miniatures afin de
livrer elle aussi un discours sur le rapport homme-femme et sur les stéréotypes télévisuels. (ex. Doctor/Nurse de 1978).
60 Bernhild Boie, L’homme et ses simulacres : essai sur le romantisme allemand, Paris, J. Corti, 1979, p. 41.
61 Hal Foster, « L’illusion expressive » (1983), in catalogue L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges
Pompidou, Musée national d’Art moderne, 1987, extraits traduits de l’anglais par Matthias Leikauf, p. 577.
62 Abigail Solomon-Godeau, « Conventional Pictures », Print Collector’s Newsletter, vol. 12, n° 5, novembre-décembre
1981, p. 139.
63 Le terme « doll » désigne la première poupée de Simmons qui se trouve être une poupée miniature. Le terme de « dum-
my » désigne quant à lui une poupée de taille plus importante et les termes de « puppet » ou « figure » servent davantage
à définir les poupées ventriloques apparaissant à la fin des années 80.
19
fois miniature, parfois ventriloque, parfois bidimensionnelle64
ou encore de taille humaine – illustre chez
Simmons l’affirmation d’un parti pris qui signe la continuité de son œuvre dans le temps. Car, lorsque le
modèle vivant est traité dans son travail, celui-ci ressemble de manière troublante à la poupée ou se fait
rapidement évincer par elle, confirmant ainsi la préférence de l’artiste pour une figure à la frontière entre
l’humain et l’inhumain. Constante dans l’usage qu’elle fait de cette créature anthropomorphe, Laurie
Simmons jette parallèlement son dévolu sur le décor d’un intérieur domestique qui offre à ses diverses
figurines un cadre dans lequel évoluer :
« J’imagine que j’ai été comme un chien avec un os en ce qui concerne mon sujet. Peu importe la direction de mon
travail, j’en reviens toujours à la femme prise dans un intérieur et il s’agit en général d’une sorte de poupée65
. »
Tantôt symbole d’un être idéalisé aux proportions parfaites, figure manipulable à l’envi, accessoire ludique
ou sexuel, la poupée est toujours femme ou presque et devient par conséquent le support d’une infinité de
projections et de fantasmes. Appelée à incarner une version réifiée de la femme de chair et d’os, elle existe
la plupart du temps en relation avec le regard masculin qui se porte sur elle et qui lui attribue sa fonction
au sein d’une collectivité régie par des codes patriarcaux66
. C’est cet aspect de la poupée, ou plutôt la façon
dont Laurie Simmons propose de pasticher le stéréotype féminin à partir de cet accessoire, qui fait l’objet
de notre premier chapitre à venir.
Dans la continuité de ce premier usage de la poupée, nous avons choisi d’inscrire un autre usage qui tient
davantage de l’identification de l’artiste avec la poupée et du dédoublement entre ces deux instances.
Cette utilisation ultérieure de la poupée prévoit de mettre en exergue une nouvelle forme de projections
dont la poupée peut être le support. Car, au-delà du fantasme d’idéal ou du fantasme érotique, la poupée
autorise, entre elle et celui ou celle qui la manipule, la mise en place d’un jeu de miroir qui donne lieu à la
matérialisation d’une variation de moi. Lorsqu’elle joue ce rôle, la poupée acquiert un nouveau statut qui
consiste progressivement à faire acte de présence en l’absence de l’artiste, cela en assumant successive-
ment les rôles de figure transitionnelle puis de double. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette notion
une fois entamé notre cheminement autour du motif de la poupée qui suit trois étapes distinctes : la dé-
construction d’une poupée support de stéréotypes, le dialogue entre la poupée et l’artiste et l’apparition
d’une poupée à l’effigie de l’artiste.
64 Nous faisons référence aux collages d’images de magazines.
65 Laurie Simmons citée par Jan Seewald in « The camera lies ; or, why I always wanted to make a film – A Conversation
via E-mail with Laurie Simmons », op. cit., p. 150. « I guess I’ve been a bit like a dog with a bone in terms of my subject.
No matter where I go with my work I always come back to woman in interior and its generally some kind of doll figure. »
66 La figure du mannequin qui définit une large part du visuel publicitaire, de plus en plus prépondérant dans la culture
postmoderne, apparaît comme l’une des variations possibles de la poupée.
20
La créature artificielle comme support d’un idéal masculin et compensation
d’un manque : une image fragmentée de la femme
Avant d’entrer dans l’analyse des trois phases qui caractérisent l’utilisation de la poupée dans le travail de
Laurie Simmons et que nous venons de mentionner, il nous semble intéressant de proposer une compa-
raison de cet usage avec celui qui en est fait dans certaines fictions littéraires. Cette comparaison permet
en l’occurrence de mieux mettre en lumière la singularité qui définit le recours à ce motif adopté dès les
premiers temps par Simmons et rarement délaissé par la suite.
Dans les deux exemples sur lesquels nous avons choisi de nous pencher, L’Homme au sable de E.T.A
Hoffmann et L’Ève Future de Villiers de l’Isle Adam, se détache un schéma plus ou moins générique de
l’usage de la poupée ou créature qui nous permettra de définir un certain nombre de connotations éta-
blies au XIXe siècle autour de ce motif. Lieu d’une projection de fantasmes érotiques et narcissiques,
support d’un idéal qui aspire à la vie, compensation d’un manque, satisfaction d’un élan démiurgique,
la poupée apparaît la plupart du temps comme l’instrument d’une quête essentiellement masculine.
Quête qui, par ailleurs, trouve des échos dans le regard biaisé et souvent masculin, lui aussi, qui se porte
sur la femme à l’apogée d’une culture faite de mythes médiatiques, publicitaires et cinématographiques.
Lorsqu’il désire voir la statue qu’il a taillée de ses mains prendre vie, Pygmalion est déjà déçu par la femme
de chair et le monde du vivant67
. Tous ses espoirs se fondent sur le prototype idéal qu’il a créé à son image
et selon ses propres critères canoniques. La statue n’est certes pas une poupée au sens propre du terme
mais le fantasme dont elle est l’objet lui prête un rôle similaire. Dans le cas du mythe de Pygmalion, c’est
le manque qui nourrit le désir d’idéal et qui confère à la pierre, matériau froid par excellence, toutes les
qualités dont ne peut bénéficier le corps de chair68
.
Ravi par le plaisir que lui offre la vision de sa créature soudainement animée, Pygmalion entretient en
substance le même désir fétichiste qui définit le regard porté sur l’héroïne hollywoodienne et décodé
beaucoup plus tard par Laura Mulvey dans les années 197069
.Souvent chargée de correspondre à un idéal
érotique, la poupée dans ses différentes apparences est par excellence le théâtre d’une compensation,
celui d’une échappatoire à la réalité jugée trop fade et insatisfaisante. C’est pourquoi se fait sentir chez
Pygmalion, le besoin de résoudre le chiasme qui disjoint la créature de chair perçue comme incomplète et
la créature de pierre objet de désir et d’idéal. Et si la créature est l’une des solutions imaginées pour faire
disparaître ce clivage, c’est par le biais unique de l’art qu’elle est amenée à prendre vie.
67 Ovide, Métamorphoses, Livre X, vers 243-297.
68 Nous verrons par la suite que dans l’usage de la poupée par un artiste comme Bellmer, le manque engendré par le
monde réel motive en grande partie le fantasme projeté sur la poupée.
69 Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen 16.3, automne1975, pp. 6-18.
21
La poupée ou créature artificielle chez E. T. A. Hoffmann et Villiers de l’Isle Adam :
la réconciliation d’un clivage et le fantasme narcissique
La littérature du début et de la fin du XIXe siècle accorde une large part à la créature artificielle. Qu’elle
s’inscrive dans le contexte du romantisme allemand ou dans l’environnement de la fin du XIXe siècle
qui privilégie le développement de technologies nouvelles, elle apparaît plus généralement comme une
solution envisagée par l’homme pour palier un manque. Des récits tels que L’Homme au Sable de E.T.A
Hoffmann ou L’Ève Future de Villiers de l’Isle Adam, plus tardif, illustrent de façon explicite le rapport
qui se dessine entre l’homme, qu’il soit créateur ou soupirant, et la créature en question.
Paru en 1816, le conte d’Hoffmann relate le destin tragique de Nathanael qui perd, dans l’amour du simu-
lacre, tout attachement avec le monde réel. Aux prises avec d’anciens démons et de plus en plus agacé par
le rationalisme dont fait preuve Clara, sa jeune fiancée, il rejette lentement ceux qui pourtant lui vouent
une affection sincère et se referme peu à peu sur lui-même. Prisonnier du conflit intérieur qui l’habite
désormais, il ne trouve de refuge que dans l’amour qu’il porte à Olympia, jeune créature aperçue un jour
au travers d’une fenêtre. Dans le déni de sa vraie nature - Olympia est une poupée créée de toutes pièces
par le professeur Spalanzani - Nathanael ne voudra retenir que les « lignes pures et harmonieuses70
» qui
la définissent. Démantelée, brisée sous ses yeux, c’est brutalement que la poupée lui révèle les rouages de
sa mécanique. Alors, hanté par le souvenir de cette scène et habité malgré lui par l’amour qu’il éprouve
encore pour la poupée automate, Nathanael ne parvient pas à se réconcilier avec le monde des vivants. Il
anéantit par conséquent ses chances de le réintégrer et, dans un accès de folie, après avoir tenté de pousser
sa bien aimée Clara d’une balustrade, se jette seul dans le vide.
Dans le roman de Villiers de L’Isle Adam datant quant à lui de 1886, Lord Ewald est amoureux d’Ali-
cia Clary dont la beauté n’a d’égal que la médiocrité de son esprit. Déçu par cette contradiction, Ewald
s’adresse à Thomas Edison, savant et inventeur de génie, qui propose de concevoir un double à l’effigie
d’Alicia ; double qui présenterait les qualités physiques de son modèle et pallierait son absence d’esprit.
Menant à terme son projet, Edison donne naissance à l’andréide Hadaly, automate mi-humaine mi-pou-
pée dont Lord Ewald ne tarde pas à s’éprendre. Troublante dans la perfection de ses traits et l’intelligence
qu’elle démontre, Hadaly parvient à faire oublier son modèle et à exercer sur son commanditaire un fort
pouvoir de fascination. Séduit par le simulacre au point d’oublier son incompatibilité avec le monde réel,
comme cela était le cas de Nathanael avec Olympia, Lord Ewald meurt d’avoir voulu sauver Hadaly des
flammes. Alors, malgré les promesses dont il semblait porteur dans ce récit, le simulacre automate cause
la perdition de celui qui y a projeté tous ses fantasmes de réconciliation avec l’autre d’une part, puis avec
le moi d’autre part.
Au coeur de ces deux récits, Olympia et Hadaly se substituent à la femme de chair qui manque à la fois
d’esprit, d’intelligence et de grandeur d’âme. Dans un jeu d’inversion, la protagoniste de chair témoigne
d’un vide que l’on ne prête pas à la créature artificielle pourtant censée la pasticher. C’est précisément ce
vide que Lord Ewald décrit à Edison lorsqu’il veut lui signifier son désarroi :
70 E.T.A Hoffmann, L’Homme au sable (1816), Genève, Biface éd. Zoé, 1994, traduit de l’allemand par Henri de
Curzon, p. 23.
22
« Mais ici je vous le dis encore, la non-correspondance du physique et de l’intellectuel s’accusait constamment et dans
des proportions paradoxales. Sa beauté je vous l’affirme, c’était l’Irréprochable, défiant la plus dissolvante analyse.
A l’extérieur - et du front aux pieds - une sorte de Vénus Anadyomène : au-dedans une personnalité tout à fait
ETRANGÈRE à ce corps71
. »
Si nous parlions plus tôt, dans le contexte postmoderne, de l’éviction du réel au profit de sa simulation,
nous pouvons supposer que l’effet de cette simulation est également palpable là où la poupée dépasse,
dans les attentes de son créateur et de son prétendant, les limites qui sont imposées par la nature à l’être
vivant. La poupée automate conçue par le savant Edison n’est plus seulement un « objet expérimental et
ludique72
», mais devient « un modèle pour penser le vivant73
». Isabelle Krzywkowski note encore à ce
sujet que la créature artificielle est « l’occasion d’un nouveau regard sur l’être humain, qui se trouve inter-
rogé à partir de son propre simulacre dans une entreprise éthique de dévoilement » où l’image renvoyée par
la créature est « une image divisée, qui remet en cause son intégrité74
. » Désignée également par Krzyw-
kowski comme un « morcellement de l’être75
», cette image divisée nous ramène à la notion d’éclatement
identitaire que nous avons définie plus tôt comme l’une des conséquences de la culture de masse. En
outre, au même titre que des images censées non seulement imiter le réel mais aussi le dépasser, quelle
autre figure que cette créature, pastiche amélioré de la femme de chair, était mieux à même de faire croire
au vivant ?
Dans le portrait d’une créature transcendant la nature, L’Ève Future et L’Homme au sable suggèrent par
ailleurs selon Krzywkowski que la femme réelle est, dès l’origine, un être fragmenté, incomplet que seul
l’homme est en mesure d’unifier :
« La créature artificielle apparaît alors sinon comme le moyen de compléter la femme (le vide ajouté au vide n’a jamais
produit que du vide), du moins comme la possibilité de la remplacer ; c’est à l’homme qu’il reviendra d’emplir cette
forme désertée de tout ce qui, chez la femme, faisait obstacle à ses aspirations76
. »
Or, cette entreprise de réunification montre paradoxalement que l’incomplétude prêtée à la femme de
chair ne devait pas tarder à se manifester également dans sa copie artificielle qui s’avère incapable d’ac-
céder à quelque forme d’existence autrement que par le regard qui est porté sur elle. Car, tandis que le
créateur « assure la cohérence de son ensemble77
», l’amant se charge de lui « donner son rôle78
» et par là
même d’exiger qu’elle corresponde aux critères qu’il aura définis pour elle.
71 Villiers de L’Isle Adam, L’Ève future (1886), Chapitre XVI, Paris, Garnier Flammarion, 1992, p. 148.
72 Isabelle Krzywkowski, L’Homme artificiel : Hoffmann, Shelley, Villiers de l’Isle-Adam, Paris, Ellipses, 1999, p. 6.
73 Ibid, p. 6.
74 Isabelle Krzywkowski, « Créature créature” et  créature créaturante” : les jeux du dédoublement et l’esthétique du
morcellement », in op. cit., p. 161.
75 Ibidem.
76 Isabelle Krzywkowski, op. cit., p. 166.
77Ibid, p. 163.
78 Ibidem.
23
La projection du moi et le principe de dédoublement
Parce qu’elle est dépendante du regard qui se pose sur elle et de la fonction principalement narcissique qui
lui est attribuée, la créature ne peut accéder à aucune forme d’autonomie, d’unité véritables. Reléguée au
statut d’objet malgré la fascination qu’elle exerce et l’amour qu’elle inspire, elle est condamnée à recevoir
les significations que ce regard lui prêtera et à correspondre au portrait qu’il veut bien dresser d’elle79
.
Ainsi, Edison promet-il à Lord Ewald une nouvelle Alicia, plus achevée que la première et conçue pour
ne jamais faire obstacle à ses attentes :
« Eh bien ! Avec l’Alicia future, l’Alicia réelle, l’Alicia de votre âme, vous ne subirez plus ces stériles ennuis…Ce sera
bien la parole attendue – et dont la beauté dépendra de votre suggestion même, - qu’elle répondra ! Sa « conscience »
ne sera plus la négation de la vôtre, mais deviendra la semblance d’âme que préférera votre mélancolie. Vous pour-
rez évoquer en elle la présence radieuse de votre seul amour, sans redouter cette fois qu’elle démente votre songe ! Ses
paroles ne décevront jamais votre espérance ! Elles seront toujours aussi sublimes…que votre inspiration saura les
susciter. Ici du moins vous n’aurez pas à craindre d’être incompris, comme avec la vivante : vous aurez seulement à
prendre attention au temps gravé entre les paroles ! Les siennes répondront à vos pensées, à vos silences80
. »
Mais, alors, pour quelle raison l’homme ne parvient-il pas à trouver dans ce que lui offre la nature un être
capable de le compléter ? Quel besoin le pousse à chercher dans l’artefact la résolution de ce manque si ce
n’est celui d’instrumentaliser l’autre et de s’y voir reflété soi-même ? C’est en tout cas l’illusion d’une unité
retrouvée qui empêche Nathanael de tempérer les sentiments qu’il éprouve pour Olympia :
« Pour moi seul à lui ce regard d’amour dont les rayons ont embrasé mon cœur et mon esprit, et ce n’est que dans
l’amour d’Olympia que je me retrouve moi-même81
. »
En effet, dans sa non-appartenance au monde réel et à ses lois, dans son artificialité, la créature a été
conçue pour contenir la projection d’un moi tout aussi incomplet qui exclut dans le conte d’Hoffmann
et le roman de Villiers de l’Isle Adam la confrontation avec l’autre féminin. Seule capable d’assurer la
fonction de miroir, la poupée ou l’andréide figure « la marque d’un effort désespéré pour résoudre les
contradictions et aller jusqu’au bout de soi82
» ; effort qui vient démontrer que « le détour par le double est
la condition nécessaire d’une connaissance de soi qui ne peut s’accomplir de manière immédiate83
». Ce
qui effraie créateur et adorateur dans chacun de ces récits, c’est aussi et surtout la femme en tant qu’être
multiple, hybride, insaisissable et dans lequel le reflet narcissique ne peut pas se concrétiser. La créature
en guise de promesse de réunification du moi apparaît surtout comme une solution de fuite au combat
mené contre l’autre.
79 Nous pourrions ici établir un parallèle avec l’essai de Laura Mulvey « Visual Pleasure and Narrative Cinema » qui décrit
l’héroïne hollywoodienne comme une poupée dont le regard masculin dispose à sa guise et sur laquelle il peut projeter
tous les fantasmes qui l’animent.
80 Villiers de l’Isle Adam, L’Ève future (1886), op. cit., p. 176.
81 C’est ainsi que Nathanaël décrit sa passion soudaine pour Olympia. E.T.A Hoffmann, L’Homme au sable (1816),
Genève, Biface Zoé, 1994, traduit de l’allemand par Henri de Curzon, p. 43.
82 Isabelle Krzywkowski, op. cit., p. 167.
83 Isabelle Krzywkowski, op. c.it, p. 167.
24
Chez ces écrivains du début et de la fin du XIXe siècle, la conception de la créature s’avère être un moyen
de saisir un autre réel et d’aspirer à une forme d’unité perdue. C’est le rapport complexe qu’entretiennent
les personnages avec le monde social qui va motiver l’apparition d’un intermédiaire – poupée ou créature
– capable de « combler la fissure entre l’homme et un monde qui le déborde84
 ». Dans le cas de Laurie
Simmons, ce monde prendrait la forme d’une culture qui privilégie la vision stéréotypée de toute chose.
Car, dans l’environnement du XXIe siècle, la fiction est venue remplacer le réel et le besoin se fait sentir
de mettre en place les fondations d’un univers parallèle au sein duquel il devient possible d’appliquer ses
propres lois.
Parce qu’elle est un « réflecteur éclairant les conditionnements individuels ou mécanismes sociaux85
», la
poupée peut également servir d’échappatoire remettant en cause la validité d’un monde dans lequel les
personnages d’Hoffmann et de Villiers de L’Isle Adam ne se retrouvent pas. En outre, dans le rapport
intime qui finit par s’établir entre la créature et son concepteur ou celui qui l’adule, il était à prévoir
qu’entre eux allait s’opérer un glissement : c’est à travers elle seule qu’une réconciliation entre l’autre et
le moi, le moi stéréotypé et le moi véritable est envisagée. Car, sans conteste, dans sa conception et dans
sa réalisation, la créature artificielle témoigne implicitement de l’ambivalence de l’être, de sa multiplicité
et de sa singularité ; si l’écho du moi se fait entendre en elle, c’est qu’il aspire à réunir, à travers elle, les
différentes parties d’un être au préalable morcelé. Au-delà d’un certain nombre de fantasmes et d’idéaux
qui se projettent en elle, la créature artificielle est un miroir dans lequel les personnages de L’Homme au
sable et L’Ève Future distinguent leur propre reflet.
Laurie Simmons, un autre usage de la poupée
Si l’on retrouve chez Laurie Simmons l’usage d’une poupée miroir, c’est-à-dire d’une poupée qui sert de
support pour un certain nombre de projections et d’outil par procuration pour espérer une réconciliation
avec son moi, le refus de percevoir la femme comme un être fragmenté ou incomplet motive un usage
critique de cet accessoire. Symbole du morcellement de l’identité féminine, la poupée de Simmons ne sert
pas à combler un manque ou à conforter la femme dans un schéma de représentation univoque, mais au
contraire à remettre en cause la fonction qui lui est toujours attribuée par une société patriarcale. Dans
son travail, il n’est plus question de fuir l’autre en tant que sexe opposé mais de résoudre le chiasme qui
s’est instauré entre deux moi : le moi forgé socialement d’une part et le moi authentique d’autre part. C’est
par ailleurs le besoin de renouer avec un moi détaché de ses représentations biaisées qui motive progres-
sivement le dédoublement entre l’artiste et la poupée.
Dans le premier chapitre de ce travail, nous nous intéressons à l’utilisation de la poupée comme sup-
port d’un discours sur les stéréotypes dans un contexte où ces derniers ont supplanté la vraie nature de
la femme ; nature que l’andréide Hadaly et la poupée Olympia leur niait déjà. Bien que mettant au jour
84 Ibid, p. 160.
85 Hubert Desmarets, Création littéraire et créatures artificielles : L’Ève Future, Frankenstein, Le Marchand de sable
ou le je(u) du miroir, Paris, éd. du Temps, 1999, pp. 54-55.
25
un usage plus critique de la poupée, ce chapitre ne cherche pas moins à souligner que l’ambiguïté entre
dimension affective et dimension critique est toujours palpable. Partagée entre l’intérêt réel qu’elle porte
à l’esthétique de magazine et le besoin de refuser le message conformiste que cette esthétique véhicule,
Laurie Simmons livre des images duelles. Car, non contente d’emprunter la plupart de ses motifs à la
mémoire collective, elle produit des pastiches si convaincants qu’ils tendent parfois à occulter temporair-
ment leur teneur critique.
Focalisé sur le phénomène du dédoublement entre l’artiste et sa poupée, notre deuxième chapitre aborde
ce même motif sous un angle plus autobiographique. Précisons cependant qu’il ne s’agit pas de présenter
ces deux usages comme distincts l’un de l’autre, mais davantage de les faire dialoguer et de montrer que
tous deux sont les témoins d’une évolution logique dans le recours à ce motif. Pour l’analyse qui suit, nous
nous sommes concentrés sur un corpus de neuf séries photographiques qui nous ont toutes paru illustrer
le mieux les questions du stéréotype féminin, de la figure transitionnelle et de l’effigie. De plus, en raison
de l’absence d’étude consacrée exclusivement aux différents rôles et aux différentes connotations revê-
tues par la poupée de Simmons, la lecture d’œuvre est apparue comme un moyen adéquat d’appréhender
en détails les stratégies employées par l’artiste.
Notre premier chapitre se divise en deux parties qui traitent successivement des stéréotypes de la ména-
gère comblée, de la femme-objet et de la poupée support de fantasmes érotiques. Dans le cadre de notre
réflexion sur le stéréotype domestique, nous observerons à quel moment et comment la poupée apparaît
dans l’œuvre de Laurie Simmons et cela au regard d’une première série photographique réalisée entre
1976 et 1978. Dans l’idée de développer la réflexion entamée sur la thématique domestique et celle de
l’espace intérieur qui l’accompagne, nous parlerons de la série Early Color Interiors réalisée un peu plus tard
et qui porte principalement sur les différentes projections dont la femme est le réceptacle dans le cou-
rant des années 1950. Une seconde partie va nous permettre de nous intéresser à la manière dont Laurie
Simmons réemploie les thématiques du stéréotype et de l’intérieur domestique dans une série des années
2000. Cette lecture d’œuvre est aussi l’occasion de voir que la poupée revêt des apparences diverses et
que l’intérieur domestique, thématique récurrente dans son travail, renvoie à plusieurs problématiques
majeures sur lesquelles nous reviendrons par la suite.
Plus en lien avec l’idée d’une créature miroir, notre second chapitre reprend quelques-uns des propos
esquissés au sujet des personnages de L’Homme au sable et de L’Ève Future pour l’appliquer partiellement à
l’usage que fait Laurie Simmons de la poupée à partir de la fin des années 1980. C’est le rapport de plus en
plus intime qui s’instaure entre l’artiste et la poupée puis le phénomène de dédoublement entre ces deux
entités – la poupée devient une véritable émanation du moi de l’artiste – qui font l’objet d’un troisième
et dernier regard sur l’usage de la poupée par Simmons. Dans l’idée de figurer le glissement qui s’effectue
progressivement entre le visage de la poupée et celui de l’artiste, nous nous intéressons successivement à
la poupée que nous appelons « transitionnelle » et à la poupée que nous appelons « effigie », « double »,
« miroir » ou « sosie ». Puisqu’elle entame, symboliquement, une forme de dialogue avec l’artiste, nous
traitons la figure transitionnelle comme la préfiguration de la poupée « effigie ». Ce chapitre s’articule par
conséquent autour de deux parties principales, l’une traitant de la poupée ventriloque qui sert de figure
transitionnelle et l’autre traitant d’une poupée effigie qui apparaît au début des années 1990 et traverse
l’œuvre de Simmons jusque dans les années 2000. Pour en parler, notre choix s’est porté sur un corpus de
26
trois séries photographiques dont une sur laquelle nous nous attardons : la série The Music of Regret datant
de 1994 (fig. 90 à 100).
La conclusion de ce travail se focalise sur une œuvre très récente qui mobilise une grande partie des
thèmes abordés par Laurie Simmons tout au long de sa carrière. En effet, inspiré de la série éponyme sur
laquelle nous nous serons penchés peu avant, le film musical The Music of Regret (2006) (fig. 118 à 122)
sert de prétexte pour rappeler les principaux enjeux qui ont été mis en lumière tout au long de ce texte.
27
Chapitre I
Mise en scène et détournement d’une identité fragmentée : le visage
du stéréotype
Dans les quatre œuvres que nous allons aborder dans ce premier chapitre, le lien avec la question du
stéréotype est particulièrement explicite. Initiatrices à la fois dans le parcours d’artiste de Laurie Sim-
mons et dans l’usage presque indéfectible qu’elle s’apprête à faire de la poupée, les deux premières séries
photographiques dont nous proposons la lecture datent du milieu et de la fin des années 1970. Mettant
en lumière plusieurs des thématiques et stratégies récurrentes dans le travail de l’artiste, ces deux œuvres
tiennent en effet un rôle important dans la réflexion que nous aimerions mener.
Ensemble de quarante-quatre photographies noir-blanc réalisées entre 1976 et 1978, Early Black & White
(fig. 3 à 17)86
est l’une des séries les plus conséquentes de Laurie Simmons. La poupée, absente des pre-
mières images qui la composent et présentent des décors intérieurs jouant sur le trompe-l’œil entre la
miniature et l’échelle humaine, fait toutefois rapidement son apparition. Pas encore héroïne des mises en
scène imaginées par l’artiste, elle surgit en corrélation avec le thème de l’intérieur domestique.
Dans cette œuvre comme dans beaucoup d’œuvres à venir, il est question tout à la fois d’une réappro-
priation – celle d’un visuel commercial – et d’une confusion volontaire des repères entre vrai et faux,
réel et simulacre. Mais, outre cette stratégie commune à plusieurs de ses contemporains, Laurie Simmons
introduit d’emblée dans ses photographies un commentaire féministe. Développé dans la série Early Color
Interiors (fig. 18 à 23) qu’elle réalise un peu plus tard, entre 1978 et 1979, ce commentaire s’exprime à tra-
vers le double usage de la poupée et de l’intérieur domestique. Métaphore de la ménagère comblée dans
cette série, la poupée, dont la présence se fait encore discrète dans Early Black & White devient progres-
sivement l’héroïne incontournable des compositions d’Early Color Interiors. Silhouette statique ou figure
aux gestes mécaniques, elle évolue dans un décor miniature qui véhicule en même temps le souvenir naïf
d’un jouet pour enfant – la maison de poupée – et le sentiment d’une figure mélancolique, otage d’un
décor oppressant.
La poupée en huis clos : miniature et intériorité
Au XVIIe siècle, la tradition néerlandaise de la poppenhuis87
(fig. 1) avait élevé la maison de poupée au rang
d’œuvre d’art et s’affichait dans les intérieurs de la haute société comme le signe d’un goût raffiné88
. Non
plus considérée dans ce contexte comme un jouet pour enfants, la maison de poupée satisfaisait davan-
86 Pour voir l’intégralité des photographies qui composent la série, nous renvoyons au site de l’artiste :
http://www.lauriesimmons.net/photographs/early-black-and-white/.
87 La « maison de poupée » en hollandais.
88 Faith Eaton, The miniature house, Londres, Weidenfeld and Nicholson, 1990, p. 9.
28
tage un caprice d’adulte. Car, répondant à l’espace réel, l’espace miniature figurait une vision fantasmée89
du décor intérieur dans laquelle chaque détail était pensé pour contenter la vue et les exigences de son
commanditaire.
Produisant l’effet d’une mise en abyme, l’intérieur miniature une fois placé dans le décor d’un intérieur
à taille réelle invoquait un jeu d’échos. Le dialogue qui s’instaurait alors entre l’intérieur réel et l’intérieur
miniature confèrait à la poppenhuis un statut particulier ; elle se situait à la frontière entre deux mondes90
.
Pastichant le réel dans ses moindres détails, reproduisant des scènes de la vie quotidienne et habitée par
de petites figurines aux traits anthropomorphes, elle autorisait un certain nombre de réflexions sur le
monde réel dont elle incarnait une version réduite91
.C’est ce jeu d’échos entre les données du monde réel
et celles de son pendant miniature, entre le « fac-similé92
 » et son modèle qui intéresse Laurie Simmons
dans son usage de la maison de poupée et cela dès le début de sa carrière. Simulacres du monde alentour,
à la fois poupée et décor miniature participent chez elle d’un aller-retour incessant entre fiction et réalité.
Early Black & White (1976-78) : la maison de poupée revisitée
Dans cette première série photographique sont figurés, en noir et blanc, des intérieurs et des objets mi-
niatures, parfois représentés séparément, parfois réunis pour former un ensemble. Très éclectique, elle
comprend des espaces plus ou moins vides et des compositions de différentes natures. Le fil rouge qu’on
peut lui accorder tient d’une variation autour du thème de l’intérieur domestique et d’un jeu d’échelle
destiné à brouiller les repères visuels. Rappelant les coupes de Gordon Matta-Clark93
dans lesquelles la
maison fait l’objet d’une forme de dissection (fig. 2), les photographies de Simmons proposent d’abord de
passer en revue l’univers protégé d’un intérieur domestique, pièce après pièce. D’abord absente, la poupée
fait progressivement son apparition pour habiter ces espaces qui semblent dans l’attente de sa présence.
Il n’est pas anodin que cette première série ait pour objet les conventions du décor intérieur si l’on considère
le rapport intime que Laurie Simmons entretient dès ses débuts avec l’univers publicitaire et plus spécifique-
ment avec le vocabulaire visuel utilisé dans les magazines de décoration intérieure. C’est d’ailleurs le souvenir
d’une expérience professionnelle dans la rédaction d’un magazine de jouets pour enfants qui s’avère, selon
les dires de l’artiste, être à l’origine du choix de ce premier sujet :
« J’ai déposé ma candidature pour un travail qui consistait à photographier des jouets pour le catalogue d’une
maison de jouets du centre-ville. Je ne l’ai pas eu, parce que je n’étais pas faite pour cela – dans l’une de mes photos,
89 Heidi Müller, Good housekeeping : a domestic ideal in miniature : the Nuremberg doll houses of the 17th century in the
« Germanisches Nationalmuseum », Nuremberg, Verl. Des Germanisches Nationalmuseums, 2007, p. 14.
90 Nous nous intéressons plus tard au lien qui existe entre la poupée, qui elle aussi se situe entre deux mondes et la notion
d’inquiétante étrangeté, inhérente à cette appartenance ambivalente.
91Susan Stweart, On Longing : Narratives of the Miniature, the Gigantic, the Souvenir, the Collection, Durham et Londres,
Duke University Press, 1993, p. 45. « The field of representation in the depiction of the miniature is set up by means of a
method of using either implicit or explicit simile. Each fictive sign is aligned to a sign from the physical world in a gesture
which makes the fictive sign both remarkable and realistic. »
92 Nous reprenons ici le terme employé par Susan Stewart dans la citation mentionnée dans la note 92.
93 Marvin Heiferman in « Conversation : Laurie Simmons & Marvin Heiferman », Art and America, avril 2009, pp. 112.
29
il y avait en fait une mouche posée sur un jouet en forme de table que je n’avais pas remarquée. Mais j’avais rapporté
à la maison quelques objets à photographier, dont un petit lavabo de salle de bains (…)94
. »
Empruntant et déplaçant les objets miniatures qui avaient servi à l’élaboration d’une stratégie visuelle
commerciale, Simmons choisit volontairement de s’inscrire dans le prolongement d’un certain type de
conventions. Car, quel autre véhicule que la publicité, encore aujourd’hui, peut-il se targuer de faire en-
trer aussi facilement le stéréotype dans le champ du connu et du banal? Les codes de la miniature, ceux
du décor intérieur et ceux qui bientôt auront trait à la poupée font de ce fait l’objet d’une réappropria-
tion constante. Une réappropriation qui, comme le rappelle Abigail Solomon-Godeau dans son article
« Conventional Pictures95
 », touche divers niveaux de représentations dans le travail de Simmons :
« Le thème commun, qui traverse de nombreux objets et leurs présentations, était leur allusion à de nombreuses
conventions : conventions de la présentation et de l’affichage dans la publicité, les conventions de la décoration
d’intérieur et de sa représentation, les conventions spatiales de la photographie même (qui, au niveau le plus immé-
diat, traduit trois dimensions en deux dimensions), et les conventions de la miniaturisation figurées par la maison
de poupée96
. »
L’allusion aux conventions que nous pouvons tout aussi bien désigner comme des « stéréotypes » motive
par conséquent le choix d’une thématique principale autour de laquelle la série Early Black & White s’arti-
cule : celle de l’intérieur domestique et de son décorum. Plus exactement, c’est le jeu sur les conventions
du procédé photographique et celles de la miniature qui fait la particularité de cette série. Ensemble,
médium photographique et décor miniature permettent l’établissement d’une nouvelle forme de fiction,
pastiche de fictions déjà existantes dans l’iconographie populaire.
Entre réel et fiction, une photographie qui fait vrai
Produisant parfois l’effet d’un trompe l’œil, à mi-chemin entre le vrai et sa simulation, les images qui
composent la série Early Black & White invitent le spectateur à discerner lui-même tout le faux qu’elles
comportent. Tel que le suggère l’artiste elle-même et selon des procédés similaires à ceux employés dans
la publicité, il s’agit d’insinuer le doute dans les esprits et de rappeler la capacité de la photographie à
produire une forme d’illusion, de leurre :
94 Calvin Tomkins, « A doll’s house : Laurie Simmons’s sense of scale », The New Yorker, décembre 2012, p. 35.
« I applied for a job photographing toys for the catalogue of a downtown toy company. I didn’t get the job, because I wasn’t
very good at it—in one of my pictures there was actually a fly sitting on a toy table, which I hadn’t noticed. But I’d taken some
things home to photograph, and one of them was a tiny bathroom sink. (…). »
95Abigail Solomon-Godeau, « Conventional Pictures », Print Collector’s Newsletter, vol. 12, n° 5, novembre-décembre
1981, pp. 138-140.
96 Abigail Solomon-Godeau, op. cit., p. 139. « The shared theme underlying the various subjects and their presentations
was their allusion to various conventions : conventions of presentation and display in advertising, conventions of interior
decorations and its representation, the spatial conventions of photography itself (which on the most immediate level trans-
lates three dimensions into two), and the conventions of miniaturization expressed by the dollhouse. »
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  • 1. Laurie Simmons : Du stéréotype au jeu de miroir, un certain usage de la poupée. Mémoire de Maîtrise universitaire ès Lettres en histoire de l’art par Aurélie Pittori Sous la direction de la Professeure Valérie Mavridorakis UNIVERSITÉ DE GENÈVE SESSION DE JUIN 2014
  • 2. Remerciements : Je tiens d’abord à remercier tout particulièrement Madame Valérie Mavridorakis sans qui le travail de Laurie Simmons me serait toujours étranger à l’heure qu’il est, mais qui m’a surtout accordé son temps et ses précieux conseils. Je tiens également à remercier la galerie de Laurie Simmons, Salon 94, pour les informations qu’elle a ac- cepté de me fournir ainsi que l’assistante personnelle de l’artiste, Mary, qui a donné suite à mon courrier et permis de visionner le film The Music of Regret. Il va sans dire que je remercie l’artiste elle-même d’avoir inspiré les pages qui constituent ce mémoire. Merci à mes amis Isabelle, Laurence, Federico, Juliette, Justine, Sophie, Emma, Elise, Jonas, Catherine, Alexandrù, Kim, Valentina et tous les autres d’être là simplement. D’avoir prodigué des conseils par- fois, de m’avoir rassurée d’autres fois. De me faire rire lorsque cela est salvateur, puis de me redonner confiance lorsque cela est urgent. Un grand merci à Mélissa, ma complice de longue date, pour ses mots d’encouragement et son soutien indéfectible. Même à distance. Un merci particulier à mon ami Grégoire sans qui la traduction de citations n’aurait pas été un exercice facile. Ses nombreux autres conseils, comme toujours, furent aussi aiguisés qu’avisés. Merci à mes relecteurs de choix Alexis, Lorine et Jan, qui ont su dénicher coquilles, tournures indélicates et incohérences. Y compris dans les derniers instants. Merci à Maël qui a su se contenir face à mes lacunes en matière d’informatique et qui, par ses qualités de graphiste, a pu contribuer à mettre en valeur mon corpus d’images et donner à ce travail des atours plus agréables. Merci à Saïnath qui, une fois le ventre rempli, a été suffisamment patient pour m’apprendre les rudiments d’indesign. Et finalement, je remercie mes parents d’avoir accepté de me laisser prendre mon temps avant de pou- voir mettre enfin un point final à ces études de Lettres. En somme, beaucoup de « merci » qu’il m’a paru nécessaire de formuler. 2
  • 3. Table des matières Avant-propos Introduction 6 9 État des lieux Lamortdugrandmaître.Lestatutdel’artistepostmoderneausein d’une culture de l’image Une certaine pratique de laphotographie:lemouvementPicture Activité féministe sur la scène new-yorkaise du milieu et de la fin desannées1970 Le choix du motif de la poupée dans l’œuvre de Laurie Simmons : du discourssur le stéréotypeaujeudemiroir La créature artificielle comme support d’un idéal masculin et com- pensationd’unmanque La poupée ou créature artificielle chez E.T.A. Hoffmann et Villiers deL’IsleAdam:laréconciliationd’unclivageetlefantasmenarcis- sique La projectiondumoi etle principededédoublement Laurie Simmons, unautre usagedelapoupée Chapitre I Mise en scène et détournement d’une identité fragmentée : le visage du stéréotype Lapoupée enhuisclos: miniatureetintériorité Early Black & White(1976-78):lamaisondepoupéerevisitée Entre réel etfiction, une photographiequifaitvrai 9 9 11 14 17 20 21 23 24 27 27 28 29 Remerciements 3 2
  • 4. 4 Table des matières La symbolique de l’intérieur domestique et l’apparition de la pou- pée Early Color Interiors (1978-79):lemalaiseindéfinissable Unecritique latente Variation autour de l’esthétique de l’intérieur : The Instant Deco- rator (2001-2004) L’équivoque entre la réappropriation et la déconstruction d’une es- thétique Dessilhouettes sansvie L’échode DeborahTurbeville:levivantmuéenpoupée Laconfusiond’uncorpsetla matérialitédessurfaces Un second pan de la thématique féministe. De la femme-objet à la poupée faite femme Walking and Lying Objects (1987-91):unefemme-objet D’autresfemmes objetsdansl’art L’ambivalence d’unmotif Unecréature sexuée De L’Homme au sable à HansBellmer:lapoupéefantasmée The Love Doll (2009-2011) : lapoupéefaitefemme Un corpsqui nouséchappe Chapitre II La poupée comme lieu d’incarnation du moi Lestéréotype toujoursd’actualité Lamétaphore duventriloque:prémicesdudédoublement Talking Objects (1987-91):unepoupéequiaspireàlavie 31 36 38 41 42 44 46 48 49 50 51 53 55 56 58 62 66 67 69 71
  • 5. 5 Table des matières Une créature à l’image de l’artiste : le jeu de miroir 73 The Music of Regret (1994) :l’apparitiondel’effigie Unehistoire de ressemblance :différentesoccurencesdumoi Leparadoxe de la notionde regret Miseenscène dumoi Entre la présence etl’absence :lapoupéecommemasque Un monde à l’intérieur du monde, une artiste à l’intérieur de son œuvre : la poupée comme substitut The Kaleidoscope House (2000-2002):unsubstitutminiatureet leretour de l’intérieur Conclusion En quête d’unité, les visages du double et du sté- réotype réunis The Music of Regret (2006) :synthèseetautofiction Quandla poupée prendvie ActeI, retour sur la questiondustéréotype ActeII, la nouvelle apparence del’effigie ActeIII, l’aurevoir Bibliographie Annexe : illustrations 75 76 78 80 82 84 85 89 89 91 93 96 97 102
  • 6. 6 Avant-propos Les réflexions qui ont précédé le choix d’un sujet définitif pour ce travail de mémoire sont passées par différentes étapes, mais c’est l’intérêt que je nourris pour l’esthétique des années 1950, ou plutôt pour la réutilisation de cette esthétique par des artistes contemporains, qui, à l’origine, a orienté mes recherches. D’abord motivée par l’idée de consacrer cette étude à l’artiste Cindy Sherman et plus spécifiquement à la série Untitled Film Stills réalisée entre 1977 et 1980, j’ai finalement décidé d’abandonner ce projet en raison du trop grand nombre d’interprétations et d’analyses déjà existantes sur le sujet. Cindy Sherman écartée, je me suis intéressée à des artistes moins célèbres autant sur la scène américaine qu’européenne. Ainsi, avant qu’il ne me soit suggéré par Madame Mavridorakis, le nom de Laurie Sim- mons m’était totalement étranger. C’est seulement après avoir effectué quelques rapides recherches sur cette artiste et survolé quelques-unes de ses œuvres que son travail m’est apparu comme une évidence. En partie parce qu’elles se réclament, elles aussi, d’une esthétique empruntée aux années 1950, ce sont ses premières photographies, réalisées entre 1976 et 1979, qui ont d’abord attisé ma curiosité. J’étais séduite par leurs couleurs saturées, l’apparente naïveté de leurs compositions et le choix des divers personnages, souvent incarnés par des poupées, qui les habitent. A priori nostalgiques, a priori ludiques et anecdo- tiques, les photographies issues de la série Early Color Interiors (1976-1979) (fig. 18) comportent en effet quelque chose de déroutant. Empreintes à la fois de poésie et d’ironie, elles véhiculent un message am- bivalent ; je fus charmée par leur esthétique et je m’interrogeai quant au degré subversif de leur contenu. Comme si ces photographies appelaient une lente dissection, une lecture en plusieurs temps et révélaient avant toute chose la récurrence d’un motif unique, la poupée. Intéressée également par la photographie de mode, je retrouvai dans les images de cette artiste le même sentiment ambivalent, mêlant fascination et scepticisme, que j’éprouve vis à vis des codes employés dans cet univers. Plus généralement, dans sa réappropriation constante du vocabulaire formel issu de la culture populaire (publicité, mode, médias, etc.), l’artiste refuse délibérément de choisir entre le lien affectif qui la relie à ce vocabulaire et le besoin de s’opposer au message qu’il véhicule. Participant de cette stratégie et au-delà des différentes connotations ou projections qu’il implique, l’accessoire poupée témoigne de la position ambivalente que l’artiste entre- tient vis à vis d’une certaine esthétique et des codes qui l’accompagnent. En plus d’avoir voulu souligner cet aspect essentiel, j’ai souhaité m’attarder sur le travail d’une artiste qui, encore aujourd’hui, ne se voit accorder qu’une place mineure par l’histoire de l’art et la critique. Laurie Simmons naît le 3 octobre 1949 dans la banlieue de Long Island près de New York aux Etats- Unis et suit une formation en arts visuels à la Tyler School of Art à Philadelphie dont elle sort diplômée en 1971. Il faut attendre la fin de cette formation et par conséquent le début des années 1970 pour voir l’artiste s’intéresser de près au médium photographique1 . Installée à New York, elle commence par réa- 1 « Later, I realized that in order to find a voice for myself as a woman artist, I had to reject painting and sculpture, so photography became interesting in a new way ». Laurie Simmons, « Conversation avec Sarah Charlesworth », in Laurie Simmons, New York, A.R.T. Press, 1994, p. 5.
  • 7. 7 liser des portraits d’amis puis, influencée par différentes expériences professionnelles dans le milieu de la publicité2 , se penche sur des modèles d’une toute autre nature : les poupées. Figures féminines en par- ticulier mais aussi figures masculines, celles-ci deviennent le sujet privilégié de l’artiste à partir du milieu des années 1970. Dans l’espace d’exposition Artists Space à New York et sous le curatoriat d’Helene Winer, Laurie Simmons expose pour la première fois la série photographique Early Color Interiors (1978- 79). Durant les vingt années suivantes, elle est représentée par la galerie Metro Pictures où elle côtoie Jack Goldstein, Robert Longo, Troy Brauntuch et Cindy Sherman. Aujourd’hui âgée de soixante-cinq ans, mère d’une héroïne de série télévisée dont la célébrité a dépassé la sienne auprès du grand public3 , Laurie Simmons vit et travaille toujours à New York. Représentée par la galerie de Jeanne Greenberg Rohatyn, Salon 94, elle se partage à présent entre ses projets artistiques et diverses collaborations avec les milieux de la mode et des médias. Une unique rétrospective lui est consacrée en 1996 au Baltimore Museum à Baltimore. C’est plus tard, à partir du début des années 2000 qu’elle acquiert une renommée plus importante et que les articles à son sujet se font plus nombreux. Notamment à propos de Kigurumi, Dollers and How We See (2014), sa dernière série photographique en date exposée entre les mois de mars et avril 2014 à la galerie Salon 94. Pourtant, toujours prépondérante dans son travail, au même titre que les travaux qui précèdent, c’est la poupée qui lui sert encore une fois de modèle dans cette œuvre. Très inspirée par la culture japonaise, Simmons y fait référence à la tradition du cosplay4 ou du déguisement qui, très souvent, s’inspire de personnages de mangas. Dans ces photogra- phies comme dans d’autres photographies plus récentes, il devient de plus en plus difficile de savoir si le modèle que nous avons sous les yeux est vivant ou inanimé. Quoi qu’il en soit, dans le cas où les corps de Kigurumi, Dollers and How We See seraient bel et bien de chair, c’est le faciès géant qui leur sert de tête, leurs perruques peroxydées et leurs accoutrements excentriques qui retiennent l’attention. Comme dans la grande majorité des œuvres de Laurie Simmons, la simple idée du vivant est rapidement désavouée par la présence écrasante du simulacre. Si le recours au médium photographique est commun à plusieurs artistes femmes actives au milieu des années 1970, la volonté de rester fidèle à la poupée et de ne pas concéder à son art d’autres modèles dis- tingue sans conteste Laurie Simmons de ses contemporaines. Toutefois, malgré la singularité de ce parti pris, lorsqu’elle réalise ses premières photographies, c’est-à-dire autour de 1975 et dans le contexte new- yorkais, elle ne bénéficie pas du même renom que Cindy Sherman, Sherrie Levine, Barbara Kruger ou encore Sarah Charlesworth. Mais alors pourquoi reste-t-elle dans l’ombre de ses contemporaines ? Etant donné le peu d’études détaillées dont on dispose sur le sujet, la réponse à cette question ne peut pas être formulée avec précision ; on peut malgré tout supposer que c’est l’élément « poupée » qui est à l’origine 2 Elle travaille notamment pour la rédaction d’un magazine de jouets et pour différentes rédactions de magazines de décoration intérieure. C’est dans ce contexte qu’elle manie pour la première fois les figurines et le mobilier miniature. 3 Fille que l’artiste a eue avec le peintre Caroll Dunham, Lena Dunham est la scénariste et l’une des actrices de la série à succès Girls (2012) mettant en scène un quatuor de jeunes filles et qui lui aura valu un Golden Globe en 2014. Egalement réalisatrice et actrice du film Tiny Furniture (2010), elle y met en scène Laurie Simmons dans son propre rôle de mère et d’artiste. 4 Contraction des mots « costume » et « playing », la tradition du cosplay est née au Japon et consiste en divers dégui- sements inspirés de personnages de mangas, de films d’animation japonais ou encore de jeux vidéos.
  • 8. 8 de la mise à l’écart dont elle souffre dès ses débuts. Lors d’un entretien accordé à Calvin Tomkins en 2012, l’artiste elle-même confesse le « manque de crédibilité5 » que cet accessoire, dans son usage permanent, était susceptible de véhiculer. Au regard no- tamment de la pratique conceptuelle des années 1960, Simmons admet « avoir été embarrassée à l’idée d’utiliser du mobilier miniature et de photographier des poupées6 ». Un embarras7 également lié au fait qu’au même moment, des artistes comme Levine ou Kruger emploient des méthodes plus incisives et explicites afin de déjouer les codes essentiellement masculins qui régissent l’art ou les médias. En effet, en se réappropriant les slogans publicitaires et en pointant du doigt la part sombre de leur message, Barbara Kruger se fait la porte-parole d’un discours féministe sans équivoque. De la même façon, Sherrie Levine se réapproprie des chefs d’œuvre de l’art contemporain masculin pour mieux les faire chuter de leur pié- destal et les réinscrire dans une pratique de l’art au féminin. Enfin, Cindy Sherman rend compte quant à elle des différentes formes de représentation dont les femmes sont les objets dans un monde gouverné par l’image d’un corps et d’une identité formatés. Sans doute desservie par l’omniprésence de la poupée et le choix d’une critique plus implicite, Laurie Simmons revendique un art qui, à la différence de ses contemporaines les plus célèbres, veut faire cohabi- ter contenu autobiographique et contenu historique. En d’autres termes et ainsi qu’elle le confie à Sarah Charlesworth en 1994, il s’agit pour elle de traiter d’une période historique d’un point de vue personnel, et, puisqu’elle est une femme, fatalement féminin. Privilégiant un ton ironique, voire parodique, ces stra- tégies témoignent notamment du refus de s’exprimer par le biais d’un féminisme combatif auquel elle ne s’identifie pas : « Bien des gens regardent mon travail, s’en amusent et s’en désintéressent ; d’autres y trouvent un certain pathos et en tirent des conclusions. Et, en tirant des conclusions, il y a peut-être quelque chose à apprendre, quelque chose qui n’est pas évident. Je n’ai jamais fait le genre de travail qui vous renverse et vous dit : ‘C’est comme ça, point barre, fils de pute’. Je n’ai jamais été capable de faire un travail qui soit pareillement agressif. J’estime que mon travail est autobiographique, historique et actuel et que je ne peux que souligner les conditions de l’époque que moi-même j’ai traversée, et ce via la perspective d’une femme. Voilà le sujet de mon travail. On trouvera bien des sujets identiques ailleurs, mais je ne puis me projeter dans l’esprit des autres8 . » Dans le travail qui suit, je garderai à l’esprit cette déclaration de l’artiste pour tenter de mieux cerner la façon dont dialoguent dimension autobiographique et dimension historico-critique dans son œuvre. 5 Calvin Tomkins, « A doll’s house : Laurie Simmons’s sense of scale », The New Yorker, décembre 2012, p. 35. 6 Calvin Tomkins, op. cit., p. 35. 7 Et, le malaise qu’elle aura éprouvé au départ vis à vis de la poupée n’équivaudra jamais celui engendré par le rare recours aux modèles vivants. Voir Laurie Simmons in « Conversation with Sarah Charlesworth », op. cit., p. 12. 8 Ibid, p. 23. « Many people look at my work and simply laugh in amusement and walk away ; some people find a certain pathos in it and then draw conclusions. And in the drawing of conclusions perhaps there is something to be learned, and it’s not blatant. I’ve never made the kind of work that hits you over and says, ‟This is the way it is and you better listen up motherfucker.” I’ve never been able to make work that is aggressive in that way. And I feel that my work is autobiographical, historical and current, and that I can only point up the conditions of the period of time that I’ve lived through and do it from the perspective of a woman. That’s my subject. A lot of those subjects are out there, but I can’t project myself into the minds of others. »
  • 9. 9 Introduction Il est question dans la présente partie de recontextualiser Laurie Simmons au sein d’une pratique postmo- derne et féministe de l’art dans le milieu et la fin des années 1970 puis d’expliquer et de légitimer le rôle tenu par la poupée dans son travail. Mais, il s’agit également de comparer l’usage de cet accessoire par Laurie Simmons avec celui qui en est fait dans les œuvres littéraires de Villiers de L’Isle Adam et d’Ernest Theodor Amadeus Hoffmann, L’Ève future (1886) et L’Homme au sable (1816). Etat des lieux Les années soixante et septante sont, aux Etats-Unis, le théâtre d’un certain nombre de remises en ques- tion et de redéfinitions induites par la reconsidération des fondements théoriques et idéologiques du mo- dernisme. Les problématiques postmodernes qui lui succèdent, définies par ce besoin de réorientation, opéreront en l’occurrence plusieurs changements sur la scène artistique9 . C’est dans ce contexte propice au développement d’un nouveau vocabulaire théorique et visuel que la pratique artistique de Laurie Simmons prend racine. Plus encore que les enjeux propres à cette période d’après le modernisme, ce sont l’émergence d’un nouveau type d’artistes femmes, en particulier sur la scène new-yorkaise, et celle d’un usage de la photographie, hors des canons respectés jusque-là, qui vont nous intéresser dans cette partie introductive. Lamortdugrandmaître.Lestatutdel’artistepostmoderneauseind’uneculturedel’image Peu pris en compte par l’idéal puriste du modernisme pour lequel l’art ne pouvait exister en dehors de son propre système, les échos sociaux et historiques se font plus insistants voire nécessaires chez les artistes et théoriciens postmodernes. Débarrassée du besoin d’être le produit d’un acte autonome10 , l’œuvre se voit à présent offrir la possibilité de renvoyer à des références extérieures, pour la plupart empruntées à la culture populaire dont le Pop Art s’était déjà saisi11 . Ancrée plus que jamais dans le tourbillon de cette culture de la mise en image permanente et de la construction de mythes illusoires, le cercle d’artistes new- yorkais dont fait partie Laurie Simmons s’empare plus vivement encore du vocabulaire et des références à l’esthétique de masse, dès le milieu des années 1970. 9 Ce sont notamment les critiques Rosalind Krauss, Douglas Crimp et Craig Owens qui tenteront de définir la nature de ces changements. 10 Hal Foster, « Re : post (Riposte) » (1980), in L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, 1987, traduit de l’anglais par Véronique Wiesinger, p. 463. 11 Rappelons ici que les grandes figures du Pop Art sont des hommes et que le nouveau rôle à jouer pour les femmes, dans les années 1970, ne pouvait que modifier la teneur du discours entamé dans les années 60. Voir exposition Power Up : Female Pop Art, Vienne, Kunsthalle, 2010.
  • 10. 10 Parmi les instances sensibles aux redéfinitions amenées par la pensée postmoderne, nous trouvons na- turellement l’artiste. Loin du grand maître à la production désengagée du monde qui l’entoure, l’artiste postmoderne s’applique à décrypter les rouages du système culturel et social dans lequel il s’inscrit autant qu’il est invité à la polyvalence12 et ses œuvres à la polysémie13 . Touche à tout, il dispose d’une variété de moyens pour livrer ses commentaires et déployer son discours. Il n’est plus le créateur d’une œuvre d’art originale et neutre, mais plutôt l’instigateur d’une réappropriation, d’un véritable glissement du social dans l’art et son statut se voit par conséquent « reformulé en relation avec des termes culturels14 . » De cette façon, son champ d’action est élargi et l’œuvre d’art est définie selon une multiplicité de codes ; ce qui intéresse l’artiste postmoderne, c’est la déconstruction de l’image, l’analyse de ses différentes strates15 . Les artistes de la côte Ouest des Etats-Unis s’intéressent de très près à la question de la représentation ; une question posée par l’omniprésence de l’image dans la vie de n’importe quel citoyen américain. De quelle nature est cette image, comment distinguer le vrai du faux ? Où se situe la part authentique du moi dans tout cela ? Qu’elles soient issues de la publicité, du cinéma ou des médias qui tous dictent la loi du quotidien, il est devenu nécessaire de se réapproprier les images pour mieux les interroger et par la suite, les détourner. En outre, n’étant plus ou peintre ou sculpteur ou photographe, mais souvent tous à la fois, l’artiste peut appréhender la matière socio-culturelle sous des angles multiples et en fournir des avatars parfois déroutants afin de mieux en déjouer les mécanismes. Et, le critique Brian Wallis le rappelle, le même sort est réservé au spectateur de ces œuvres d’un nouveau genre en sorte qu’il est appelé, pour la lecture de l’une d’elles, à explorer son propre bagage de références : « Comme pour des fragments allégoriques, le spectateur doit combler les éléments suggestifs dans les textes, il doit en ajouter d’autres, il doit les consolider, en y intégrant des références extérieures, historiques, personnelles et sociales, plutôt que, à l’instar du modernisme, se transposer lui-même dans le monde et le temps propres à la production originale de l’artiste16 . » Devenues plus réelles que le réel, les images qui constituent, dans les années 1970, le royaume confortable du consommateur ont fini par gommer toute notion de la réalité effective, tangible. De ce fait, tel que le suggère encore Wallis17 , l’artiste postmoderne ne peut plus opérer en dehors des confinements de la représentation. C’est en optant pour une stratégie d’immersion, autrement dit d’observation du système depuis l’intérieur, qu’un ensemble de commentaires critiques et de questionnements peuvent avoir lieu. 12 Douglas Crimp, « Pictures » (October, n° 8, printemps 1979), in catalogue Jack Goldstein, Grenoble, Le Magasin, Centre national d’Art contemporain, extraits traduits de l’anglais par Gauthier Hermann, p. 28. 13 En réalité, ce terme s’applique d’abord à la pratique des théoriciens postmodernistes. Voir Hal Foster, « Re : post (Riposte) » (1980), op. cit., p. 464. 14 Ibidem. Rosalind Krauss citée par Hal Foster in « Re : post (Riposte) », Ibidem. 15 C’est ainsi que Hal Foster résume l’une des intentions de Crimp : « Pour Crimp, l’artiste post-moderniste est concerné surtout par les différentes strates de représentation, ce ne sont pas les origines qui l’intéressent mais les structures de signi- fication, les autres images qui se cachent derrière une image, les modes d’expression, les signes ou les types télescopés (ex. performance) et c’est dans de telles images que sont permis la transgression des limites esthétiques et l’éclatement des codes culturels. ». Hal Foster, Ibid, p. 465. 16 Brian Wallis, «  What’s wrong with this picture  ?  », Art after Modernism. Rethinking Representation, New York, The Museum of Contemporary Art, 1984, p. 17. « As with allegorical fragments, the viewer must fill in, add to, build upon suggestive elements in the text supplying extraneous historical, personal, and social references, rather than, as in modernism, transporting himself to the special world and time of the artist’s original production. » 17 Ibid, p. 16.
  • 11. 11 Et, toujours selon le critique américain, pour procéder à la déconstruction de cette forme de représenta- tion biaisée, des artistes comme Sherrie Levine, Richard Prince ou Laurie Simmons commencent par en emprunter le vocabulaire et l’esthétique : « En se concentrant sur l’enjeu crucial de la représentation (dont l’art fait partie), les artistes et les critiques cherchèrent à saper l’autorité de certaines représentations dominantes (à titre particulier, celles qui émanaient des médias à travers la photographie), et, par la suite, à construire des représentations qui fussent moins contraignantes et opprimantes (d’une part, en créant un espace pour le spectateur, et d’autre part, en montrant leurs propres po- sitionnements et affiliations)18 . » Si dans une culture fondée sur l’omniprésence de l’image, la question de la représentation préoccupe beaucoup d’artistes postmodernes, elle retient plus particulièrement l’attention d’artistes femmes qui tra- vaillent sur la scène new-yorkaise dans les années 1970. Figures majeures du groupe des postmodernes, Sherrie Levine, Cindy Sherman, Sarah Charlesworth ou Barbara Kruger figurent parmi celles qui décident de se confronter à cette problématique. Mais penchons-nous d’abord sur le statut de ces images à l’ère postmoderne et sur le recours à la pratique photographique pour la production d’une série de pastiches et d’allégories d’un nouveau type. Une certaine pratique de la photographie : le mouvement Picture19 En raison de la polyvalence qui définit désormais la plupart des pratiques artistiques dans les années 1970, il apparaît que les caractéristiques d’un médium per se ne suffisent plus à définir leur activité. Ces années signent pourtant les grandes heures de pratiques comme celles de la performance, de l’art vidéo et de la photographie. Dans la continuité de l’usage qui en était fait par les artistes surréalistes ou, dans les années 1960, par les artistes conceptuels, la photographie est, dans l’environnement postmoderne, souvent utili- sée à des fins expérimentales. Plus encore, les années septante autorisent les artistes à jouir d’une nouvelle liberté dans leur recours à ce médium : c’est le cas en particulier des artistes femmes qui avaient souffert d’une visibilité réduite au sein du mouvement conceptuel. Comme d’autres de ses contemporaines qui privilégient la photographie, Laurie Simmons se réjouit surtout de pouvoir la reprendre à son compte, débarrassée du bagage de la tradition et libérée de la nécessité d’un savoir-faire technique : « Cela me semblait si radical, parce que cela signifiait que je n’avais qu’à prendre un appareil photo sans connais- sances préalables du fonctionnement d’une chambre noire. Cela impliquait également que je pouvais prendre une photo juste pour le plaisir de prendre une photo. Pour moi, c’était un moment de liberté ; je pouvais me saisir de ce bidule, de cet appareil photo, sans être soumise à l’histoire de la photographie dont je ne voulais pas faire partie20 . » 18 Brian Wallis, op. cit., Introduction, p. XIV. « By focusing on the wider issue of representation (of which art forms a part), artists and critics sought to, first, undercut the authority of certain dominant representations (especially as they emanated from the media through photography), and, second, to begin to construct representations which would be less confining and oppressive (in part by providing a space for the viewer, in part through signifying its own position and affiliations). » 19 Terme principalement utilisé en référence à l’exposition « Pictures » organisée par Douglas Crimp à l’Artists Space en 1977. 20 Laurie Simmons, « Conversation with Sarah Charlesworth », in op. cit., p. 7. « That seemed so radical to me, because that meant I could just pick up a camera without having prior knowledge of how to work in a darkroom. It meant that I could take a picture for the sake of taking a picture. To me, that was the moment of freedom ; I could pick this contraption
  • 12. 12 Dans cette logique de rejet de la spécificité d’un médium que nous avons évoquée plus tôt, la photogra- phie revêt de l’intérêt non plus pour ses qualités formelles mais pour sa capacité à répliquer le monde et la place privilégiée qu’elle tient dans la profusion d’images qui définit la culture de masse. En somme, au photographe qui se revendiquait en tant que tel se substitue un artiste que la photographie intéresse pour sa capacité à subvertir l’image telle qu’elle se présente dans le champ socio-culturel. Extraite de ses propres confinements disciplinaires et utilisée comme un « outil21 », la photographie postmoderne propose de récupérer, pour mieux la détourner, la tendance du simulacre c’est-à-dire d’une image qui veut faire vrai22 . S’insérant dans la pléthore d’images déjà existantes et dotée à présent d’une fonction instrumentale, la photographie en tant qu’œuvre d’art n’en est que plus ambiguë. Ce sont les notions clés de déjà vu23 , de copie, ou de pastiche, énoncées par l’historien d’art Douglas Crimp dans son article « The Photographic Activity of Postmodernism » paru en 198024 qui permettent une meilleure compréhen- sion de ce phénomène. En effet, intéressé, selon Crimp, par les différentes strates de représentation et conscient de la dimension fictive des images qui constituent son environnement culturel, l’artiste post- moderne « utilise l’apparente véracité de la photographie contre elle-même » afin de révéler qu’une image en cache toujours une autre25 . Et puisque la « photographie est toujours une représentation de quelque chose, qu’elle est toujours déjà vue et que sa dimension subjective, unique est davantage une fiction26  », c’est l’existence même d’un « original27  » qui est remise en cause. Illégitime dans une société qui privilégie la reproductibilité, ce n’est plus l’ « original » qui peut être revendiqué par les artistes postmodernes mais précisément son absence28 . Ainsi que le reformule le critique Marvin Heiferman, il s’agit de révéler que l’image qu’on a sous les yeux n’est toujours que la copie d’une autre image déjà vue ou aperçue et qu’elle participe d’une éternelle construction fictive : « Au lieu de présenter les photographies comme des documents fiables, les travaux des Picture Artists, sans se sou- up, this camera, and not be tied down by history of photography I didn’t want to be. » 21 Laurie Simmons citée par Jan Seewald in « The camera lies ; or, why I always wanted to make a film – A Conver- sation via E-mail with Laurie Simmons », Imagination becomes reality : Sammlung Goetz. Part V : Beyond the visible, août 2006, http://www.lauriesimmons.net/writings/goetz-catalogue-imagination-becomes-reality-part-v-fantasy-and-fic- tion/, p. 151. 22 Nous parlons ici de l’image véhiculée par la culture de masse. Le terme de « simulacre » est emprunté à Jean Baudril- lard qui en propose une analyse approfondie dans son essai Simulations de 1983. 23 « La présence que de tels photographes ont pour nous est la présence du déjà vu, la nature comme ayant déjà été vue, la nature comme représentation. ». Citation de Douglas Crimp in « The Photographic Activity of Postmodernism », à l’origine in October, n° 15, hiver 1980, extraits traduits par Laure de Lestrange in catalogue L’Epoque, la mode, la mo- rale, la passion, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, Paris, 1987, p. 604. A noter qu’Abigail Solo- mon Godeau insiste également beaucoup sur la notion de déjà vu dans son article « Photography after Art Photography » in Brian Wallis, op. cit., pp. 76-86. 24 Douglas Crimp, « The Photographic Activity of Postmodernism », October, n° 15, hiver 1980, pp. 91-101. 25 Douglas Crimp, « Pictures » (October, n° 8, printemps 1979), in catalogue Jack Goldstein, Grenoble, Le Magasin, Centre national d’Art contemporain, extraits traduits par Gauthier Hermann, pp. 20-23 et 28-30, p. 30. 26 Douglas Crimp, « The Photographic Activity of Postmodernism » (October, n° 15, hiver 1980.), in catalogue L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée National d’Art Moderne, 1987, extraits traduits par Laure de Lestrange, p. 603. 27 Douglas Crimp, op. cit., p. 601. 28 Ibidem.
  • 13. 13 cier du médium qu’ils utilisent, disent clairement et sans ambages que, sitôt que nous sommes face à une photogra- phie, nous regardons une simulation, une image, une fiction (…)29 . » De cette manière, exploité plus tôt par les collages de Rauschenberg, les Ready Made de Duchamp et plus récemment par le travail photographique de John Baldessari30 , le déplacement d’une image ou d’un objet connu dans le champ artistique fait figure, dans l’activité postmoderne new-yorkaise des années 1970, de leitmotiv. Partie prenante de la volonté de se réapproprier le vocabulaire formel d’une esthétique com- merciale, la couleur, qui avait signé son retour dans les années 1960, n’est rien moins qu’institutionnalisée dans la pratique de ces photographes31 . Allant jusqu’à adopter les méthodes de tirage industriel utilisées par les grandes rédactions de magazines et les agences publicitaires, ils ne s’enquièrent plus directement du processus technique qui accompagnait parfois le geste photographique mais le supervisent à distance. Développée en 1963 à des fins commerciales et censée garantir à la fois « pureté des colorants, saturation des couleurs et extrême définition de leur restitution32  », la technique du cibachrome est récupérée par des artistes comme Jan Groover ou Luca Samaras33 . Chère également à Laurie Simmons, elle sera utilisée dans la plupart de ses séries photographiques à partir de 1978. Lors même que certains artistes, dans un élan de contestation de l’ascétisme conceptuel, optent pour un retour à la peinture figurative jouant avec des codes académiques, se pose le problème des institutions muséales et de leur crainte face à ces images d’un nouveau genre34 . En 1977, l’exposition Pictures qu’or- ganise Douglas Crimp à l’Artists Space à New York marque un tournant et offre une légitimité à des artistes tels que Troy Brauntuch, Jack Goldstein, Sherrie Levine, Robert Longo et Philip Smith. Reléguée au second plan par rapport à ses contemporains pour les raisons que nous avons suggérées dans notre avant-propos, Laurie Simmons qui fait pourtant un usage similaire de la photographie à ce moment-là, ne figure pas parmi les artistes représentés35 . Comme si l’apparente simplicité voire naïveté des images qui composent Early Color Interiors (1978-79, fig. 18 à 23) avait occulté temporairement la dimension critique qui les définit pourtant ainsi que les stratégies de réappropriation dont elles se réclament. Explicité par Crimp, le but de Pictures est de souligner l’influence majeure d’une culture médiatique non seulement dans le champ de la photographie, mais aussi dans celui de la peinture et de la sculpture. Il 29 Marvin Heiferman in « Conversation : Laurie Simmons & Marvin Heiferman », Art in America, avril 2009, p. 117. « Instead of presenting photographs as trustworthy documents, works by Picture artists, regardless of the media they ultimately chose to use, say clearly and upfront that whenever we look at a photograph, we’re looking at a simulation, a picture, a fiction (…). » 30 Dans A Movie ; Directional Pieces Where People Are Looking (1972-1973), Baldessari emprunte des images issues du cinéma, les réarrange et les présente de façon à bousculer nos idées reçues sur la syntaxe du cinéma narratif. 31 Voir Laurie Simmons, Marvin Heiferman, « Conversation : Laurie Simmons & Marvin Heiferman », op. cit., p. 116. 32 Cette technique était devenue disponible dans une version simplifiée pour les chambres obscures en 1975. Les artistes pouvaient donc se procurer des kits incluant différents éléments pour procéder à la réalisation de leurs propres ciba- chromes. Voir Jan Howard, Laurie Simmons : the Music of Regret, à l’occasion de l’exposition rétrospective au Baltimore Museum of Art du 28 Mai au 10 Août 1997, Baltimore, 1997, p. 22. 33 Ibidem. 34 Abigail Solomon Godeau, « Photography after Art Photography » in Brian Wallis Art after Modernism. Rethinking Representation, New York, The Museum of Contemporary Art, 1984, pp. 76-77. 35 Ce sont des galeries comme la Metro Pictures Gallery à New York qui offriront, par la suite, la possibilité à plusieurs artistes dont Laurie Simmons, Sherrie Levine et Cindy Sherman d’exposer à leurs débuts.
  • 14. 14 s’agit non pas de comprendre pourquoi une image a supplanté la réalité, mais comment elle peut devenir à elle seule une structure signifiante : « A plus forte raison, notre existence est régie par des images, des images dans les journaux et les magazines, à la télévision et au cinéma. A côté de ces images, l’expérience vécue commence à battre en retraite, à sembler de plus en plus banale. Lors même que les images semblaient auparavant avoir la fonction d’interpréter la réalité, il semble désormais qu’elles l’aient usurpée. De ce fait, il devient impératif de comprendre l’image en tant que telle, non pour retracer une réalité perdue, mais pour déterminer comment une image devient une structure signifiante en tant que telle36 . » Engagé dans le décryptage de l’image et dans l’analyse de ses différentes strates donc, l’artiste postmo- derne tel que le conçoit Crimp tente de reproduire les mécanismes qui font qu’une image a pu usurper la réalité. Exemples parmi d’autres de leurs contemporains, Richard Prince ou Sherrie levine se posent en maîtres de la réappropriation d’images connues et font de la destitution du sens originel, la clé de voûte de leur travail dès la fin des années 1970. « Changez la légende qui accompagne une image, vous en change- rez la résonance », semblent-ils nous suggérer. Cindy Sherman procède quant à elle à l’éclatement du sujet mais en tant que représentation du moi à travers une série de mascarades37 et de jeux de rôle qui posent la question de l’identité, en particulier féminine, dans un monde où elle est devenue particulièrement dif- ficile à cerner. Mué en un outil transformatif, l’appareil photographique permet, plus qu’aucun autre, de répondre à une culture fondée principalement sur une image biaisée de la réalité. Et, sous le vernis d’un modèle qui était présenté comme acquis dans le contexte médiatique et publicitaire, se révèle une réalité plus sombre qu’il s’agit de décrypter38 . Activité féministe sur la scène new-yorkaise du milieu et de la fin des années 1970 C’est dans ce contexte qui pousse les artistes à adopter les lois d’une culture où la simulation du réel s’est substituée au réel, qu’une certaine pratique féministe prend racine, en particulier sur la côte Ouest des Etats-Unis. Il n’est pas question ici de récrire les grandes lignes de l’histoire du féminisme mais bien plu- tôt de rappeler les enjeux majeurs qui définissent la génération d’artistes dont fait partie Laurie Simmons dans les années 1970 et la nature des principes qu’elles soumettent au questionnement et à la critique. Nous l’avons dit, au centre des préoccupations à ce moment-là, la question devenue prédominante est celle de la représentation39 . Posée par la construction d’une infinité de modèles érigés par l’iconographie 36 Citation de Douglas Crimp in cat. The Last Picture Show : Artists Using Photography, 1960-82, Minneapolis, Walker Art Center, Editions Douglas Fogle, 2003, p. 16. « To an ever greater extent our experience is governed by pictures, pictures in newspaper and magazines, on television and in the cinema. Next to these pictures firsthand experience begins to retreat, to seem more and more trivial. While it once seemed that pictures had the function of interpreting reality, it now seems that they have usurped it. It therefore becomes imperative to understand the picture itself, not in order to uncover a lost reality, but to determine how a picture becomes a signifying structure of its own accord. » 37 Représentation de la féminité en tant que mascarade. 38 Douglas Crimp, « The Photographic Activity of Postmodernism » (October, n° 15, hiver 1980), op. cit., p. 604. 39 « Typical cultural representations, such as newspaper photographs, films, advertisements, popular fiction, and art, carry such ideologically charged messages. Advertisements, for example, depict particular mythologies or stereotypical ideals of the good life. And while no one would deny that advertisements purposefully embody the ideological projections
  • 15. 15 de masse, cette problématique concerne les femmes plus vivement encore que les hommes. En effet, désignées à la fois comme un idéal érotique et domestique, ces dernières doivent à présent lutter contre un flux d’images qui dressent d’elles des portraits stéréotypés dans lesquels elles ne se reconnaissent pas. Dès la fin des années 1970, plusieurs artistes femmes vont ainsi s’intéresser de près à « la façon dont ces images sont distribuées, et au processus de contrôle et de sélection qui les accompagnent40 » afin de proposer d’autres images capables de les subvertir. De nouveaux questionnements autour de la problématique du genre ne tardent donc pas à s’esquisser et, avec son essai « Visual Pleasure and Narrative Cinema41 », Laura Mulvey ouvre la voie vers un discours critique propre aux enjeux spécifiques de la culture de l’image. Au regard de la psychanalyse freudienne et lacanienne, celle-ci examine la « façon dont l’inconscient d’une société patriarcale a structuré la forme du cinéma42 » et l’impact de ce filtre sur la perception43 . Plus encore, il s’agit pour la critique de s’atteler à la codification du désir masculin en « disséquant sa structure psychanalytique » et en s’intéressant à « la construction imagée et idéologique des femmes44  ». Car, si « chacun est toujours en représentation45 », la femme, elle, est avant toute chose « appelée à représenter le désir masculin46 ». En lien avec ces divers codes et sacralisé par l’artiste moderne, le plaisir visuel qui découle de cette forme de représentation est, chez Mulvey, soumis à une déconstruction radicale. Devenue l’objet de désir du regard biaisé et essentiellement masculin qui se porte sur elle, et rendue pri- sonnière du « spectacle contenu de sa féminité47 », la femme postmoderne se révèle dissoute dans une image dont les composantes ne lui correspondent pas. C’est dans cette perspective que Cindy Sherman, Barbara Kruger, Sarah Charlesworth, Sherrie Levine, Louise Lawler, Silvia Kolbowski ou Laurie Simmons procéderont à l’analyse et au démantèlement de cette image composite du désir dans laquelle toutes les femmes devraient se confondre48 . S’étant longuement penché sur la question féministe dans le contexte postmoderne, Craig Owens précise qu’il s’agit pour ces artistes d’observer de plus près les impacts d’une certaine forme de représentation sur les femmes : of the particular class whose interests they perpetuate, the point is that all cultural representations function this way, inclu- ding representations of gender, class, and race. Such designations are inevitably hierarchical in the manner by which they privilege one element over another, in the ways they direct and dominate. Therefore, it is not that representations possess an inherent ideological content, but that they carry out an ideological function in determining the production of meaning. (…) ». Brian Wallis, « What’s wrong with this picture ? », op. cit., p. 15. 40 Dan Cameron, « Post-feminism », Flash Art, n° 132, février-mars 1982, p. 80. 41 Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen 16.3, automne1975, pp. 6-18. 42 Ibid, p. 6. 43 Craig Owens, « The Discourse of Others : Feminists and Postmodernism » (1983), in The Anti-Aesthetic : Essays on Postmodern Culture, New York, Ed. Hal Foster, 1998, p. 13 (pagination relative à l’article trouvé en version pdf : http:// bobbybelote.com/!!teaching/Readings/OwensOthers.pdf). Comme le précise Owens, la critique féministe cherche ici à relier le privilège de la vision au privilège sexuel. 44 Fabienne Dumont, « De la déconstruction des années 80 », La Rébellion du deuxième sexe. L’Histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), Dijon, Les Presses du réel, 2011, p. 20. 45 Hélène Cixous citée par Craig Owens in « The Discourse of Others : Feminists and Postmodernism » (1983), op. cit., p. 12. 46 Ibidem. Ce désir est défini dans la psychanalyse freudienne come un désir scopophile c’est-à-dire né du regard. 47 Notion issue de la philosophie lacanienne et évoquée encore une fois par Craig Owens in op. cit., p. 11. 48 Dan Cameron, op. cit., p. 82.
  • 16. 16 « Il faut signaler que ces artistes ne s’intéressent pas, en premier chef, à ce que les représentations disent au sujet des femmes ; au contraire, ils examinent ce que ces représentations font aux femmes (par exemple, la manière dont les femmes sont invariablement présentées comme objets du regard de l’homme)49 . » Le corps comme locus, les techniques faisant référence aux qualités domestiques de la femme telles que la couture ou la broderie, les thématiques de la naissance, de la maternité ou de la menstruation50 font figure de sujets récurrents dans la pratique féministe des années 1960. Dans les années 1970, les thématiques corporelles et domestiques demeurent d’actualité mais, traitées en lien avec les problématiques de la dis- solution identitaire et des modèles fictionnels, elles s’expriment par des biais différents parmi lesquels, la photographie, médium privilégié dans le contexte postmoderne51 . De la même façon qu’on assistait à l’éviction du réel au profit de sa représentation, l’image de la femme telle qu’elle apparaît dans un environnement visuel propice à l’illusoire, finit par se substituer à la femme elle-même. N’y aurait-il alors « aucun moyen de se trouver en dehors de la représentation52 » ainsi que le suggèrent les historiennes féministes Peggy Phelan et Helena Reckitt? Il n’en reste pas moins qu’une partie des artistes féministes de la côte Ouest tentent de se départir du carcan d’une représentation conformiste en récupérant et déconstruisant certains des outils qui avaient contribué à son édification. Plus éloignées des principaux centres de pouvoirs politiques, ces artistes s’avèrent en effet plus à même de porter à voix haute la tradition féministe d’un art « en même temps efficace esthétiquement et sociale- ment53 » c’est-à-dire d’un art qui soit à l’interstice entre l’art et la vie54 à une époque où, nous l’avons dit, ce glissement est inévitable. Le recours à la photographie leur fournit un moyen à part entière de produire à leur tour des images selon les mêmes modes de répétition qui définissent le répertoire existant et qui présentent les femmes comme des contrefaçons d’elles-mêmes55 . Victimes de ce répertoire réducteur au même titre que n’importe quelle 49Craig Owens, op. cit., p. 11. « Itmustbeemphasizedthattheseartistsarenotprimarilyinterestedinwhatrepresentations say about women ; rather, they investigate what representation does to women (for example, the way it invariably positions them as objects of the male gaze). » 50 Lucy Lippard, « Ce qui a changé depuis Changing » (1976) in Fabienne Dumont, La Rébellion du deuxième sexe. L’Histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), op. cit., p. 42. 51 « Issues having to do with autorship, subjectivity, and uniqueness are built into the very nature of the photographic process itself ; issues devolving on the simulacrum, the stereotype, and the social and sexual positioning of the viewing subject are central to the production and functiononing of advertising and other mass-media forms of photography. Postmodernist photographic activity may deal with any or all of these elements and it is worth noting too that even work constructed by the hand (ex. Troy Brauntuch, Jack Godlstein, Robert Longo) is frequently predicated on the photographic image. ». Abigail Solomon Godeau, « Photography after Art Photography » in Art after Modernism. Rethinking Represen- tation, New York, The Museum of Contemporary Art, 1984, p. 80. 52 Peggy Phelan et Helena Reckitt (éditrice), Art and Feminism, Londres, Phaidon Press, 2001, p. 40. 53 Lucy Lippard, « Un changement radical : la contribution du féminisme à l’art des années 70 » (1980), in Fabienne Dumont, La Rébellion du deuxième sexe. L’Histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970- 2000), op. cit., p. 86. 54 La frontière entre art et société, art et politique se réduit encore davantage dans les années 1980, car fortes des reven- dications amenées par les féministes des années 1960, plus organisées, structurées et regroupées qu’elles, les artistes des années 1980 proposent « a feminist-re-examination of the notions of art, politics, and the relations between them, an evaluation which must take into account how feminity is in itself a social construction with a particular form of representa- tion under patriarchy. Influenced by Lacan’s theory of the Symbolic – the network of myths, linguistic, visual and ideologi- cal codes through which we experience reality – feminist art and theory in the 1980s set about critiquing how the Symbolic systematically deformed the psychic and political realities of women. ». Peggy Phelan, Helena reckitt, op. cit., p. 37. 55 Ibid, p. 43.
  • 17. 17 femme, Lawler, Levine, Charlesworth, Simmons et les autres proposent une alternative critique et sati- rique à des images sur lesquelles elles n’avaient pas prise jusque-là. Pionnière de la critique d’art féministe, Lucy Lippard souligne à ce propos toute l’importance de la réappropriation : « Le pluralisme des années 1970, décrié pour différentes raisons autant par la gauche que par la droite, a au moins produit une sorte de compost où les artistes peuvent trier ce qui est fertile et ce qui est stérile. Les vagabondes picorant dans ce tas trouvent des formes, des couleurs, des ébauches et des matériaux qui ont été rejetés par les gens de la colline. Elles les ramènent chez elles et les recyclent, inventant par économie de nouveaux usages pour les concepts usés, changeant non seulement leur forme, mais aussi leur fonctions56 . » Modifié dans ses structures et défini notamment par le recours à des méthodes davantage subversives et détournées que celui d’un féminisme combatif qui caractérisait un pan de la pratique américaine des an- nées 1960, ce « nouveau » féminisme sera qualifié, dès les années 1980, de post-féminisme57 . Lorsque Craig Owens tente d’insérer la question de la différence sexuelle dans le débat entre modernisme et postmo- dernisme, celui-ci déplore cependant le « danger de l’autoritarisme postmoderniste patriarcal qui tend à étouffer la voix des femmes58 ». Or, le terme de post-féminisme  illustre en partie ce danger puisqu’il tend à inscrire la pratique féministe dans la continuité du courant postmoderne, la désignant par conséquent comme un simple outil nécessaire à l’édification d’un nouveau courant théorique et artistique. L’un des projets de notre analyse consiste à rappeler les enjeux de cette pratique souvent absorbés par d’autres discours et d’attirer l’attention sur un corpus d’œuvres demeuré, à l’époque, dans l’ombre de ses contemporains. Afin de servir ce but, nous avons choisi de mettre en lumière le travail de Laurie Simmons dans la réponse spécifique qu’elle livre à la question de la dissolution identitaire au profit d’une sélection restreinte de stéréotypes ; sélection qui est venue bousculer les vérités générales à propos du masculin et du féminin. Le choix du motif de la poupée dans l’œuvre de Laurie Simmons : du discours critique sur les stéréotypes au jeu de miroir Recourant comme un grand nombre de ses contemporains au médium photographique, Laurie Sim- mons réutilise également le vocabulaire spécifique aux univers médiatiques et publicitaires dans le but de déterminer les conséquences d’une perception stéréotypée non seulement de la femme mais aussi de l’homme. Néanmoins, dans ce travail, nous avons choisi de nous concentrer sur la façon dont Simmons détourne le seul stéréotype féminin en raison de la place plus importante qu’elle lui accorde et, parce qu’il aurait fallu dédier l’ensemble de cette étude à la question du stéréotype pour pouvoir traiter simultané- ment des questions du masculin et du féminin. 56 Lucy Lippard, op. cit., pp. 82-83. 57 Amelia Jones, « Postféminisme, plaisirs féministes et théories incarnées de l’art » (1993) in Fabienne Dumont, La Rébellion du deuxième sexe. L’Histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), op. cit., p. 440. Amelia Jones voit ce phénomène comme le résultat d’un rejet, par la nouvelle génération qui valorise un retour à la coquetterie, d’une image stéréotypée de la féministe considérée comme une femme agressive, masculine et stridente. 58 Fabienne Dumont, « De la déconstruction des années 80, La Rébellion du deuxième sexe. L’Histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines (1970-2000), op. cit., p. 22.
  • 18. 18 Récurrent voire incontournable dans l’œuvre de Simmons, le motif de la poupée s’impose comme un moyen à part entière pour répondre au phénomène de l’éclatement identitaire induit par l’omniprésence de modèles archétypés entre les années 1970 et les années 2000. En effet, hautement codifié lui aussi par la culture de masse qui le met en scène, ce motif est également la réappropriation d’un modèle réel - la femme de chair – et permet à l’artiste d’aller plus loin dans la déconstruction d’un moi fragmenté59 . Au même titre qu’une image peut devenir la copie d’une autre image, déjà visible dans le champ culturel, la poupée est appelée à répondre d’une énième réappropriation. Lieu de « réunion de tous les simulacres du monde social60  », elle devient le moyen de mettre en scène un moi fictif à travers d’autres biais que ceux choisis par des artistes comme Cindy Sherman qui privilégient le travestissement. Comme le rappelle Hal Foster, historien de l’art et critique spécialiste de la question postmoderne, il s’agit précisément de dépeindre la tension qui réside entre ces différents moi : « Le caractère fictif du moi est le thème sur lequel se sont penchés nombre de jeunes artistes, certains d’entre eux étant devenus célèbres aujourd’hui. Les photographies de Cindy Sherman, par exemple, sont des portraits du moi forgé par l’Autre social, selon des modèles que les médias présentent comme femmes. Dans son œuvre nous constatons que le fait de représenter le moi revient dans une large mesure à plagier un modèle à un point tel que toute autre opposition métaphysique (opposition entre l’original et la copie) n’est rien moins qu’effacée61 . » La stratégie de déconstruction adoptée par Sherman et la mutation du moi trouvent naturellement des échos dans le travail de Laurie Simmons et plus précisément dans sa volonté de mettre en scène l’autre socialement préconçu et le moi fictif. Toutefois, la distinguant de ses contemporaines, l’accessoire poupée sert en l’occurrence d’intermédiaire à part entière pour conserver une forme de distance dans le com- mentaire livré par l’artiste sur les conventions de la représentation62 . Distance que le corps grimé, déguisé et transformé de Sherman assumait déjà mais que la poupée, figure détachée de l’artiste, tend à préserver plus explicitement encore. Support par excellence d’une vision stéréotypée de l’individu, la poupée cristallise une grande part des en- jeux évoqués plus tôt. Occupant en même temps un espace incertain qui se situe entre la fiction de l’autre tel qu’il est représenté par la culture de masse et la fiction d’un moi qui se cherche, elle permet aussi bien d’illustrer la perte d’une identité que la tentative d’un rapprochement avec cette identité perdue. Elle n’est jamais tout à fait l’autre, jamais tout à fait le moi. Désignée en anglais par les termes de « doll », « dummy », « puppet » ou « figure63  », la poupée revêt des apparences multiples et Laurie Simmons choisit de ne jamais se cantonner à l’une de ces occurrences afin que cet accessoire puisse évoluer au fil des années. Dès lors, la volonté d’avoir recours de façon presque systématique à ce motif et d’opter pour ses différentes formes, matières ou tailles – la poupée est par- 59 Au même moment, Ellen Brooks choisit de mettre en scène des poupées à l’intérieur de tableaux miniatures afin de livrer elle aussi un discours sur le rapport homme-femme et sur les stéréotypes télévisuels. (ex. Doctor/Nurse de 1978). 60 Bernhild Boie, L’homme et ses simulacres : essai sur le romantisme allemand, Paris, J. Corti, 1979, p. 41. 61 Hal Foster, « L’illusion expressive » (1983), in catalogue L’Epoque, la mode, la morale, la passion, Paris, Centre Georges Pompidou, Musée national d’Art moderne, 1987, extraits traduits de l’anglais par Matthias Leikauf, p. 577. 62 Abigail Solomon-Godeau, « Conventional Pictures », Print Collector’s Newsletter, vol. 12, n° 5, novembre-décembre 1981, p. 139. 63 Le terme « doll » désigne la première poupée de Simmons qui se trouve être une poupée miniature. Le terme de « dum- my » désigne quant à lui une poupée de taille plus importante et les termes de « puppet » ou « figure » servent davantage à définir les poupées ventriloques apparaissant à la fin des années 80.
  • 19. 19 fois miniature, parfois ventriloque, parfois bidimensionnelle64 ou encore de taille humaine – illustre chez Simmons l’affirmation d’un parti pris qui signe la continuité de son œuvre dans le temps. Car, lorsque le modèle vivant est traité dans son travail, celui-ci ressemble de manière troublante à la poupée ou se fait rapidement évincer par elle, confirmant ainsi la préférence de l’artiste pour une figure à la frontière entre l’humain et l’inhumain. Constante dans l’usage qu’elle fait de cette créature anthropomorphe, Laurie Simmons jette parallèlement son dévolu sur le décor d’un intérieur domestique qui offre à ses diverses figurines un cadre dans lequel évoluer : « J’imagine que j’ai été comme un chien avec un os en ce qui concerne mon sujet. Peu importe la direction de mon travail, j’en reviens toujours à la femme prise dans un intérieur et il s’agit en général d’une sorte de poupée65 . » Tantôt symbole d’un être idéalisé aux proportions parfaites, figure manipulable à l’envi, accessoire ludique ou sexuel, la poupée est toujours femme ou presque et devient par conséquent le support d’une infinité de projections et de fantasmes. Appelée à incarner une version réifiée de la femme de chair et d’os, elle existe la plupart du temps en relation avec le regard masculin qui se porte sur elle et qui lui attribue sa fonction au sein d’une collectivité régie par des codes patriarcaux66 . C’est cet aspect de la poupée, ou plutôt la façon dont Laurie Simmons propose de pasticher le stéréotype féminin à partir de cet accessoire, qui fait l’objet de notre premier chapitre à venir. Dans la continuité de ce premier usage de la poupée, nous avons choisi d’inscrire un autre usage qui tient davantage de l’identification de l’artiste avec la poupée et du dédoublement entre ces deux instances. Cette utilisation ultérieure de la poupée prévoit de mettre en exergue une nouvelle forme de projections dont la poupée peut être le support. Car, au-delà du fantasme d’idéal ou du fantasme érotique, la poupée autorise, entre elle et celui ou celle qui la manipule, la mise en place d’un jeu de miroir qui donne lieu à la matérialisation d’une variation de moi. Lorsqu’elle joue ce rôle, la poupée acquiert un nouveau statut qui consiste progressivement à faire acte de présence en l’absence de l’artiste, cela en assumant successive- ment les rôles de figure transitionnelle puis de double. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette notion une fois entamé notre cheminement autour du motif de la poupée qui suit trois étapes distinctes : la dé- construction d’une poupée support de stéréotypes, le dialogue entre la poupée et l’artiste et l’apparition d’une poupée à l’effigie de l’artiste. 64 Nous faisons référence aux collages d’images de magazines. 65 Laurie Simmons citée par Jan Seewald in « The camera lies ; or, why I always wanted to make a film – A Conversation via E-mail with Laurie Simmons », op. cit., p. 150. « I guess I’ve been a bit like a dog with a bone in terms of my subject. No matter where I go with my work I always come back to woman in interior and its generally some kind of doll figure. » 66 La figure du mannequin qui définit une large part du visuel publicitaire, de plus en plus prépondérant dans la culture postmoderne, apparaît comme l’une des variations possibles de la poupée.
  • 20. 20 La créature artificielle comme support d’un idéal masculin et compensation d’un manque : une image fragmentée de la femme Avant d’entrer dans l’analyse des trois phases qui caractérisent l’utilisation de la poupée dans le travail de Laurie Simmons et que nous venons de mentionner, il nous semble intéressant de proposer une compa- raison de cet usage avec celui qui en est fait dans certaines fictions littéraires. Cette comparaison permet en l’occurrence de mieux mettre en lumière la singularité qui définit le recours à ce motif adopté dès les premiers temps par Simmons et rarement délaissé par la suite. Dans les deux exemples sur lesquels nous avons choisi de nous pencher, L’Homme au sable de E.T.A Hoffmann et L’Ève Future de Villiers de l’Isle Adam, se détache un schéma plus ou moins générique de l’usage de la poupée ou créature qui nous permettra de définir un certain nombre de connotations éta- blies au XIXe siècle autour de ce motif. Lieu d’une projection de fantasmes érotiques et narcissiques, support d’un idéal qui aspire à la vie, compensation d’un manque, satisfaction d’un élan démiurgique, la poupée apparaît la plupart du temps comme l’instrument d’une quête essentiellement masculine. Quête qui, par ailleurs, trouve des échos dans le regard biaisé et souvent masculin, lui aussi, qui se porte sur la femme à l’apogée d’une culture faite de mythes médiatiques, publicitaires et cinématographiques. Lorsqu’il désire voir la statue qu’il a taillée de ses mains prendre vie, Pygmalion est déjà déçu par la femme de chair et le monde du vivant67 . Tous ses espoirs se fondent sur le prototype idéal qu’il a créé à son image et selon ses propres critères canoniques. La statue n’est certes pas une poupée au sens propre du terme mais le fantasme dont elle est l’objet lui prête un rôle similaire. Dans le cas du mythe de Pygmalion, c’est le manque qui nourrit le désir d’idéal et qui confère à la pierre, matériau froid par excellence, toutes les qualités dont ne peut bénéficier le corps de chair68 . Ravi par le plaisir que lui offre la vision de sa créature soudainement animée, Pygmalion entretient en substance le même désir fétichiste qui définit le regard porté sur l’héroïne hollywoodienne et décodé beaucoup plus tard par Laura Mulvey dans les années 197069 .Souvent chargée de correspondre à un idéal érotique, la poupée dans ses différentes apparences est par excellence le théâtre d’une compensation, celui d’une échappatoire à la réalité jugée trop fade et insatisfaisante. C’est pourquoi se fait sentir chez Pygmalion, le besoin de résoudre le chiasme qui disjoint la créature de chair perçue comme incomplète et la créature de pierre objet de désir et d’idéal. Et si la créature est l’une des solutions imaginées pour faire disparaître ce clivage, c’est par le biais unique de l’art qu’elle est amenée à prendre vie. 67 Ovide, Métamorphoses, Livre X, vers 243-297. 68 Nous verrons par la suite que dans l’usage de la poupée par un artiste comme Bellmer, le manque engendré par le monde réel motive en grande partie le fantasme projeté sur la poupée. 69 Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen 16.3, automne1975, pp. 6-18.
  • 21. 21 La poupée ou créature artificielle chez E. T. A. Hoffmann et Villiers de l’Isle Adam : la réconciliation d’un clivage et le fantasme narcissique La littérature du début et de la fin du XIXe siècle accorde une large part à la créature artificielle. Qu’elle s’inscrive dans le contexte du romantisme allemand ou dans l’environnement de la fin du XIXe siècle qui privilégie le développement de technologies nouvelles, elle apparaît plus généralement comme une solution envisagée par l’homme pour palier un manque. Des récits tels que L’Homme au Sable de E.T.A Hoffmann ou L’Ève Future de Villiers de l’Isle Adam, plus tardif, illustrent de façon explicite le rapport qui se dessine entre l’homme, qu’il soit créateur ou soupirant, et la créature en question. Paru en 1816, le conte d’Hoffmann relate le destin tragique de Nathanael qui perd, dans l’amour du simu- lacre, tout attachement avec le monde réel. Aux prises avec d’anciens démons et de plus en plus agacé par le rationalisme dont fait preuve Clara, sa jeune fiancée, il rejette lentement ceux qui pourtant lui vouent une affection sincère et se referme peu à peu sur lui-même. Prisonnier du conflit intérieur qui l’habite désormais, il ne trouve de refuge que dans l’amour qu’il porte à Olympia, jeune créature aperçue un jour au travers d’une fenêtre. Dans le déni de sa vraie nature - Olympia est une poupée créée de toutes pièces par le professeur Spalanzani - Nathanael ne voudra retenir que les « lignes pures et harmonieuses70 » qui la définissent. Démantelée, brisée sous ses yeux, c’est brutalement que la poupée lui révèle les rouages de sa mécanique. Alors, hanté par le souvenir de cette scène et habité malgré lui par l’amour qu’il éprouve encore pour la poupée automate, Nathanael ne parvient pas à se réconcilier avec le monde des vivants. Il anéantit par conséquent ses chances de le réintégrer et, dans un accès de folie, après avoir tenté de pousser sa bien aimée Clara d’une balustrade, se jette seul dans le vide. Dans le roman de Villiers de L’Isle Adam datant quant à lui de 1886, Lord Ewald est amoureux d’Ali- cia Clary dont la beauté n’a d’égal que la médiocrité de son esprit. Déçu par cette contradiction, Ewald s’adresse à Thomas Edison, savant et inventeur de génie, qui propose de concevoir un double à l’effigie d’Alicia ; double qui présenterait les qualités physiques de son modèle et pallierait son absence d’esprit. Menant à terme son projet, Edison donne naissance à l’andréide Hadaly, automate mi-humaine mi-pou- pée dont Lord Ewald ne tarde pas à s’éprendre. Troublante dans la perfection de ses traits et l’intelligence qu’elle démontre, Hadaly parvient à faire oublier son modèle et à exercer sur son commanditaire un fort pouvoir de fascination. Séduit par le simulacre au point d’oublier son incompatibilité avec le monde réel, comme cela était le cas de Nathanael avec Olympia, Lord Ewald meurt d’avoir voulu sauver Hadaly des flammes. Alors, malgré les promesses dont il semblait porteur dans ce récit, le simulacre automate cause la perdition de celui qui y a projeté tous ses fantasmes de réconciliation avec l’autre d’une part, puis avec le moi d’autre part. Au coeur de ces deux récits, Olympia et Hadaly se substituent à la femme de chair qui manque à la fois d’esprit, d’intelligence et de grandeur d’âme. Dans un jeu d’inversion, la protagoniste de chair témoigne d’un vide que l’on ne prête pas à la créature artificielle pourtant censée la pasticher. C’est précisément ce vide que Lord Ewald décrit à Edison lorsqu’il veut lui signifier son désarroi : 70 E.T.A Hoffmann, L’Homme au sable (1816), Genève, Biface éd. Zoé, 1994, traduit de l’allemand par Henri de Curzon, p. 23.
  • 22. 22 « Mais ici je vous le dis encore, la non-correspondance du physique et de l’intellectuel s’accusait constamment et dans des proportions paradoxales. Sa beauté je vous l’affirme, c’était l’Irréprochable, défiant la plus dissolvante analyse. A l’extérieur - et du front aux pieds - une sorte de Vénus Anadyomène : au-dedans une personnalité tout à fait ETRANGÈRE à ce corps71 . » Si nous parlions plus tôt, dans le contexte postmoderne, de l’éviction du réel au profit de sa simulation, nous pouvons supposer que l’effet de cette simulation est également palpable là où la poupée dépasse, dans les attentes de son créateur et de son prétendant, les limites qui sont imposées par la nature à l’être vivant. La poupée automate conçue par le savant Edison n’est plus seulement un « objet expérimental et ludique72 », mais devient « un modèle pour penser le vivant73 ». Isabelle Krzywkowski note encore à ce sujet que la créature artificielle est « l’occasion d’un nouveau regard sur l’être humain, qui se trouve inter- rogé à partir de son propre simulacre dans une entreprise éthique de dévoilement » où l’image renvoyée par la créature est « une image divisée, qui remet en cause son intégrité74 . » Désignée également par Krzyw- kowski comme un « morcellement de l’être75 », cette image divisée nous ramène à la notion d’éclatement identitaire que nous avons définie plus tôt comme l’une des conséquences de la culture de masse. En outre, au même titre que des images censées non seulement imiter le réel mais aussi le dépasser, quelle autre figure que cette créature, pastiche amélioré de la femme de chair, était mieux à même de faire croire au vivant ? Dans le portrait d’une créature transcendant la nature, L’Ève Future et L’Homme au sable suggèrent par ailleurs selon Krzywkowski que la femme réelle est, dès l’origine, un être fragmenté, incomplet que seul l’homme est en mesure d’unifier : « La créature artificielle apparaît alors sinon comme le moyen de compléter la femme (le vide ajouté au vide n’a jamais produit que du vide), du moins comme la possibilité de la remplacer ; c’est à l’homme qu’il reviendra d’emplir cette forme désertée de tout ce qui, chez la femme, faisait obstacle à ses aspirations76 . » Or, cette entreprise de réunification montre paradoxalement que l’incomplétude prêtée à la femme de chair ne devait pas tarder à se manifester également dans sa copie artificielle qui s’avère incapable d’ac- céder à quelque forme d’existence autrement que par le regard qui est porté sur elle. Car, tandis que le créateur « assure la cohérence de son ensemble77 », l’amant se charge de lui « donner son rôle78 » et par là même d’exiger qu’elle corresponde aux critères qu’il aura définis pour elle. 71 Villiers de L’Isle Adam, L’Ève future (1886), Chapitre XVI, Paris, Garnier Flammarion, 1992, p. 148. 72 Isabelle Krzywkowski, L’Homme artificiel : Hoffmann, Shelley, Villiers de l’Isle-Adam, Paris, Ellipses, 1999, p. 6. 73 Ibid, p. 6. 74 Isabelle Krzywkowski, « Créature créature” et  créature créaturante” : les jeux du dédoublement et l’esthétique du morcellement », in op. cit., p. 161. 75 Ibidem. 76 Isabelle Krzywkowski, op. cit., p. 166. 77Ibid, p. 163. 78 Ibidem.
  • 23. 23 La projection du moi et le principe de dédoublement Parce qu’elle est dépendante du regard qui se pose sur elle et de la fonction principalement narcissique qui lui est attribuée, la créature ne peut accéder à aucune forme d’autonomie, d’unité véritables. Reléguée au statut d’objet malgré la fascination qu’elle exerce et l’amour qu’elle inspire, elle est condamnée à recevoir les significations que ce regard lui prêtera et à correspondre au portrait qu’il veut bien dresser d’elle79 . Ainsi, Edison promet-il à Lord Ewald une nouvelle Alicia, plus achevée que la première et conçue pour ne jamais faire obstacle à ses attentes : « Eh bien ! Avec l’Alicia future, l’Alicia réelle, l’Alicia de votre âme, vous ne subirez plus ces stériles ennuis…Ce sera bien la parole attendue – et dont la beauté dépendra de votre suggestion même, - qu’elle répondra ! Sa « conscience » ne sera plus la négation de la vôtre, mais deviendra la semblance d’âme que préférera votre mélancolie. Vous pour- rez évoquer en elle la présence radieuse de votre seul amour, sans redouter cette fois qu’elle démente votre songe ! Ses paroles ne décevront jamais votre espérance ! Elles seront toujours aussi sublimes…que votre inspiration saura les susciter. Ici du moins vous n’aurez pas à craindre d’être incompris, comme avec la vivante : vous aurez seulement à prendre attention au temps gravé entre les paroles ! Les siennes répondront à vos pensées, à vos silences80 . » Mais, alors, pour quelle raison l’homme ne parvient-il pas à trouver dans ce que lui offre la nature un être capable de le compléter ? Quel besoin le pousse à chercher dans l’artefact la résolution de ce manque si ce n’est celui d’instrumentaliser l’autre et de s’y voir reflété soi-même ? C’est en tout cas l’illusion d’une unité retrouvée qui empêche Nathanael de tempérer les sentiments qu’il éprouve pour Olympia : « Pour moi seul à lui ce regard d’amour dont les rayons ont embrasé mon cœur et mon esprit, et ce n’est que dans l’amour d’Olympia que je me retrouve moi-même81 . » En effet, dans sa non-appartenance au monde réel et à ses lois, dans son artificialité, la créature a été conçue pour contenir la projection d’un moi tout aussi incomplet qui exclut dans le conte d’Hoffmann et le roman de Villiers de l’Isle Adam la confrontation avec l’autre féminin. Seule capable d’assurer la fonction de miroir, la poupée ou l’andréide figure « la marque d’un effort désespéré pour résoudre les contradictions et aller jusqu’au bout de soi82 » ; effort qui vient démontrer que « le détour par le double est la condition nécessaire d’une connaissance de soi qui ne peut s’accomplir de manière immédiate83 ». Ce qui effraie créateur et adorateur dans chacun de ces récits, c’est aussi et surtout la femme en tant qu’être multiple, hybride, insaisissable et dans lequel le reflet narcissique ne peut pas se concrétiser. La créature en guise de promesse de réunification du moi apparaît surtout comme une solution de fuite au combat mené contre l’autre. 79 Nous pourrions ici établir un parallèle avec l’essai de Laura Mulvey « Visual Pleasure and Narrative Cinema » qui décrit l’héroïne hollywoodienne comme une poupée dont le regard masculin dispose à sa guise et sur laquelle il peut projeter tous les fantasmes qui l’animent. 80 Villiers de l’Isle Adam, L’Ève future (1886), op. cit., p. 176. 81 C’est ainsi que Nathanaël décrit sa passion soudaine pour Olympia. E.T.A Hoffmann, L’Homme au sable (1816), Genève, Biface Zoé, 1994, traduit de l’allemand par Henri de Curzon, p. 43. 82 Isabelle Krzywkowski, op. cit., p. 167. 83 Isabelle Krzywkowski, op. c.it, p. 167.
  • 24. 24 Chez ces écrivains du début et de la fin du XIXe siècle, la conception de la créature s’avère être un moyen de saisir un autre réel et d’aspirer à une forme d’unité perdue. C’est le rapport complexe qu’entretiennent les personnages avec le monde social qui va motiver l’apparition d’un intermédiaire – poupée ou créature – capable de « combler la fissure entre l’homme et un monde qui le déborde84  ». Dans le cas de Laurie Simmons, ce monde prendrait la forme d’une culture qui privilégie la vision stéréotypée de toute chose. Car, dans l’environnement du XXIe siècle, la fiction est venue remplacer le réel et le besoin se fait sentir de mettre en place les fondations d’un univers parallèle au sein duquel il devient possible d’appliquer ses propres lois. Parce qu’elle est un « réflecteur éclairant les conditionnements individuels ou mécanismes sociaux85 », la poupée peut également servir d’échappatoire remettant en cause la validité d’un monde dans lequel les personnages d’Hoffmann et de Villiers de L’Isle Adam ne se retrouvent pas. En outre, dans le rapport intime qui finit par s’établir entre la créature et son concepteur ou celui qui l’adule, il était à prévoir qu’entre eux allait s’opérer un glissement : c’est à travers elle seule qu’une réconciliation entre l’autre et le moi, le moi stéréotypé et le moi véritable est envisagée. Car, sans conteste, dans sa conception et dans sa réalisation, la créature artificielle témoigne implicitement de l’ambivalence de l’être, de sa multiplicité et de sa singularité ; si l’écho du moi se fait entendre en elle, c’est qu’il aspire à réunir, à travers elle, les différentes parties d’un être au préalable morcelé. Au-delà d’un certain nombre de fantasmes et d’idéaux qui se projettent en elle, la créature artificielle est un miroir dans lequel les personnages de L’Homme au sable et L’Ève Future distinguent leur propre reflet. Laurie Simmons, un autre usage de la poupée Si l’on retrouve chez Laurie Simmons l’usage d’une poupée miroir, c’est-à-dire d’une poupée qui sert de support pour un certain nombre de projections et d’outil par procuration pour espérer une réconciliation avec son moi, le refus de percevoir la femme comme un être fragmenté ou incomplet motive un usage critique de cet accessoire. Symbole du morcellement de l’identité féminine, la poupée de Simmons ne sert pas à combler un manque ou à conforter la femme dans un schéma de représentation univoque, mais au contraire à remettre en cause la fonction qui lui est toujours attribuée par une société patriarcale. Dans son travail, il n’est plus question de fuir l’autre en tant que sexe opposé mais de résoudre le chiasme qui s’est instauré entre deux moi : le moi forgé socialement d’une part et le moi authentique d’autre part. C’est par ailleurs le besoin de renouer avec un moi détaché de ses représentations biaisées qui motive progres- sivement le dédoublement entre l’artiste et la poupée. Dans le premier chapitre de ce travail, nous nous intéressons à l’utilisation de la poupée comme sup- port d’un discours sur les stéréotypes dans un contexte où ces derniers ont supplanté la vraie nature de la femme ; nature que l’andréide Hadaly et la poupée Olympia leur niait déjà. Bien que mettant au jour 84 Ibid, p. 160. 85 Hubert Desmarets, Création littéraire et créatures artificielles : L’Ève Future, Frankenstein, Le Marchand de sable ou le je(u) du miroir, Paris, éd. du Temps, 1999, pp. 54-55.
  • 25. 25 un usage plus critique de la poupée, ce chapitre ne cherche pas moins à souligner que l’ambiguïté entre dimension affective et dimension critique est toujours palpable. Partagée entre l’intérêt réel qu’elle porte à l’esthétique de magazine et le besoin de refuser le message conformiste que cette esthétique véhicule, Laurie Simmons livre des images duelles. Car, non contente d’emprunter la plupart de ses motifs à la mémoire collective, elle produit des pastiches si convaincants qu’ils tendent parfois à occulter temporair- ment leur teneur critique. Focalisé sur le phénomène du dédoublement entre l’artiste et sa poupée, notre deuxième chapitre aborde ce même motif sous un angle plus autobiographique. Précisons cependant qu’il ne s’agit pas de présenter ces deux usages comme distincts l’un de l’autre, mais davantage de les faire dialoguer et de montrer que tous deux sont les témoins d’une évolution logique dans le recours à ce motif. Pour l’analyse qui suit, nous nous sommes concentrés sur un corpus de neuf séries photographiques qui nous ont toutes paru illustrer le mieux les questions du stéréotype féminin, de la figure transitionnelle et de l’effigie. De plus, en raison de l’absence d’étude consacrée exclusivement aux différents rôles et aux différentes connotations revê- tues par la poupée de Simmons, la lecture d’œuvre est apparue comme un moyen adéquat d’appréhender en détails les stratégies employées par l’artiste. Notre premier chapitre se divise en deux parties qui traitent successivement des stéréotypes de la ména- gère comblée, de la femme-objet et de la poupée support de fantasmes érotiques. Dans le cadre de notre réflexion sur le stéréotype domestique, nous observerons à quel moment et comment la poupée apparaît dans l’œuvre de Laurie Simmons et cela au regard d’une première série photographique réalisée entre 1976 et 1978. Dans l’idée de développer la réflexion entamée sur la thématique domestique et celle de l’espace intérieur qui l’accompagne, nous parlerons de la série Early Color Interiors réalisée un peu plus tard et qui porte principalement sur les différentes projections dont la femme est le réceptacle dans le cou- rant des années 1950. Une seconde partie va nous permettre de nous intéresser à la manière dont Laurie Simmons réemploie les thématiques du stéréotype et de l’intérieur domestique dans une série des années 2000. Cette lecture d’œuvre est aussi l’occasion de voir que la poupée revêt des apparences diverses et que l’intérieur domestique, thématique récurrente dans son travail, renvoie à plusieurs problématiques majeures sur lesquelles nous reviendrons par la suite. Plus en lien avec l’idée d’une créature miroir, notre second chapitre reprend quelques-uns des propos esquissés au sujet des personnages de L’Homme au sable et de L’Ève Future pour l’appliquer partiellement à l’usage que fait Laurie Simmons de la poupée à partir de la fin des années 1980. C’est le rapport de plus en plus intime qui s’instaure entre l’artiste et la poupée puis le phénomène de dédoublement entre ces deux entités – la poupée devient une véritable émanation du moi de l’artiste – qui font l’objet d’un troisième et dernier regard sur l’usage de la poupée par Simmons. Dans l’idée de figurer le glissement qui s’effectue progressivement entre le visage de la poupée et celui de l’artiste, nous nous intéressons successivement à la poupée que nous appelons « transitionnelle » et à la poupée que nous appelons « effigie », « double », « miroir » ou « sosie ». Puisqu’elle entame, symboliquement, une forme de dialogue avec l’artiste, nous traitons la figure transitionnelle comme la préfiguration de la poupée « effigie ». Ce chapitre s’articule par conséquent autour de deux parties principales, l’une traitant de la poupée ventriloque qui sert de figure transitionnelle et l’autre traitant d’une poupée effigie qui apparaît au début des années 1990 et traverse l’œuvre de Simmons jusque dans les années 2000. Pour en parler, notre choix s’est porté sur un corpus de
  • 26. 26 trois séries photographiques dont une sur laquelle nous nous attardons : la série The Music of Regret datant de 1994 (fig. 90 à 100). La conclusion de ce travail se focalise sur une œuvre très récente qui mobilise une grande partie des thèmes abordés par Laurie Simmons tout au long de sa carrière. En effet, inspiré de la série éponyme sur laquelle nous nous serons penchés peu avant, le film musical The Music of Regret (2006) (fig. 118 à 122) sert de prétexte pour rappeler les principaux enjeux qui ont été mis en lumière tout au long de ce texte.
  • 27. 27 Chapitre I Mise en scène et détournement d’une identité fragmentée : le visage du stéréotype Dans les quatre œuvres que nous allons aborder dans ce premier chapitre, le lien avec la question du stéréotype est particulièrement explicite. Initiatrices à la fois dans le parcours d’artiste de Laurie Sim- mons et dans l’usage presque indéfectible qu’elle s’apprête à faire de la poupée, les deux premières séries photographiques dont nous proposons la lecture datent du milieu et de la fin des années 1970. Mettant en lumière plusieurs des thématiques et stratégies récurrentes dans le travail de l’artiste, ces deux œuvres tiennent en effet un rôle important dans la réflexion que nous aimerions mener. Ensemble de quarante-quatre photographies noir-blanc réalisées entre 1976 et 1978, Early Black & White (fig. 3 à 17)86 est l’une des séries les plus conséquentes de Laurie Simmons. La poupée, absente des pre- mières images qui la composent et présentent des décors intérieurs jouant sur le trompe-l’œil entre la miniature et l’échelle humaine, fait toutefois rapidement son apparition. Pas encore héroïne des mises en scène imaginées par l’artiste, elle surgit en corrélation avec le thème de l’intérieur domestique. Dans cette œuvre comme dans beaucoup d’œuvres à venir, il est question tout à la fois d’une réappro- priation – celle d’un visuel commercial – et d’une confusion volontaire des repères entre vrai et faux, réel et simulacre. Mais, outre cette stratégie commune à plusieurs de ses contemporains, Laurie Simmons introduit d’emblée dans ses photographies un commentaire féministe. Développé dans la série Early Color Interiors (fig. 18 à 23) qu’elle réalise un peu plus tard, entre 1978 et 1979, ce commentaire s’exprime à tra- vers le double usage de la poupée et de l’intérieur domestique. Métaphore de la ménagère comblée dans cette série, la poupée, dont la présence se fait encore discrète dans Early Black & White devient progres- sivement l’héroïne incontournable des compositions d’Early Color Interiors. Silhouette statique ou figure aux gestes mécaniques, elle évolue dans un décor miniature qui véhicule en même temps le souvenir naïf d’un jouet pour enfant – la maison de poupée – et le sentiment d’une figure mélancolique, otage d’un décor oppressant. La poupée en huis clos : miniature et intériorité Au XVIIe siècle, la tradition néerlandaise de la poppenhuis87 (fig. 1) avait élevé la maison de poupée au rang d’œuvre d’art et s’affichait dans les intérieurs de la haute société comme le signe d’un goût raffiné88 . Non plus considérée dans ce contexte comme un jouet pour enfants, la maison de poupée satisfaisait davan- 86 Pour voir l’intégralité des photographies qui composent la série, nous renvoyons au site de l’artiste : http://www.lauriesimmons.net/photographs/early-black-and-white/. 87 La « maison de poupée » en hollandais. 88 Faith Eaton, The miniature house, Londres, Weidenfeld and Nicholson, 1990, p. 9.
  • 28. 28 tage un caprice d’adulte. Car, répondant à l’espace réel, l’espace miniature figurait une vision fantasmée89 du décor intérieur dans laquelle chaque détail était pensé pour contenter la vue et les exigences de son commanditaire. Produisant l’effet d’une mise en abyme, l’intérieur miniature une fois placé dans le décor d’un intérieur à taille réelle invoquait un jeu d’échos. Le dialogue qui s’instaurait alors entre l’intérieur réel et l’intérieur miniature confèrait à la poppenhuis un statut particulier ; elle se situait à la frontière entre deux mondes90 . Pastichant le réel dans ses moindres détails, reproduisant des scènes de la vie quotidienne et habitée par de petites figurines aux traits anthropomorphes, elle autorisait un certain nombre de réflexions sur le monde réel dont elle incarnait une version réduite91 .C’est ce jeu d’échos entre les données du monde réel et celles de son pendant miniature, entre le « fac-similé92  » et son modèle qui intéresse Laurie Simmons dans son usage de la maison de poupée et cela dès le début de sa carrière. Simulacres du monde alentour, à la fois poupée et décor miniature participent chez elle d’un aller-retour incessant entre fiction et réalité. Early Black & White (1976-78) : la maison de poupée revisitée Dans cette première série photographique sont figurés, en noir et blanc, des intérieurs et des objets mi- niatures, parfois représentés séparément, parfois réunis pour former un ensemble. Très éclectique, elle comprend des espaces plus ou moins vides et des compositions de différentes natures. Le fil rouge qu’on peut lui accorder tient d’une variation autour du thème de l’intérieur domestique et d’un jeu d’échelle destiné à brouiller les repères visuels. Rappelant les coupes de Gordon Matta-Clark93 dans lesquelles la maison fait l’objet d’une forme de dissection (fig. 2), les photographies de Simmons proposent d’abord de passer en revue l’univers protégé d’un intérieur domestique, pièce après pièce. D’abord absente, la poupée fait progressivement son apparition pour habiter ces espaces qui semblent dans l’attente de sa présence. Il n’est pas anodin que cette première série ait pour objet les conventions du décor intérieur si l’on considère le rapport intime que Laurie Simmons entretient dès ses débuts avec l’univers publicitaire et plus spécifique- ment avec le vocabulaire visuel utilisé dans les magazines de décoration intérieure. C’est d’ailleurs le souvenir d’une expérience professionnelle dans la rédaction d’un magazine de jouets pour enfants qui s’avère, selon les dires de l’artiste, être à l’origine du choix de ce premier sujet : « J’ai déposé ma candidature pour un travail qui consistait à photographier des jouets pour le catalogue d’une maison de jouets du centre-ville. Je ne l’ai pas eu, parce que je n’étais pas faite pour cela – dans l’une de mes photos, 89 Heidi Müller, Good housekeeping : a domestic ideal in miniature : the Nuremberg doll houses of the 17th century in the « Germanisches Nationalmuseum », Nuremberg, Verl. Des Germanisches Nationalmuseums, 2007, p. 14. 90 Nous nous intéressons plus tard au lien qui existe entre la poupée, qui elle aussi se situe entre deux mondes et la notion d’inquiétante étrangeté, inhérente à cette appartenance ambivalente. 91Susan Stweart, On Longing : Narratives of the Miniature, the Gigantic, the Souvenir, the Collection, Durham et Londres, Duke University Press, 1993, p. 45. « The field of representation in the depiction of the miniature is set up by means of a method of using either implicit or explicit simile. Each fictive sign is aligned to a sign from the physical world in a gesture which makes the fictive sign both remarkable and realistic. » 92 Nous reprenons ici le terme employé par Susan Stewart dans la citation mentionnée dans la note 92. 93 Marvin Heiferman in « Conversation : Laurie Simmons & Marvin Heiferman », Art and America, avril 2009, pp. 112.
  • 29. 29 il y avait en fait une mouche posée sur un jouet en forme de table que je n’avais pas remarquée. Mais j’avais rapporté à la maison quelques objets à photographier, dont un petit lavabo de salle de bains (…)94 . » Empruntant et déplaçant les objets miniatures qui avaient servi à l’élaboration d’une stratégie visuelle commerciale, Simmons choisit volontairement de s’inscrire dans le prolongement d’un certain type de conventions. Car, quel autre véhicule que la publicité, encore aujourd’hui, peut-il se targuer de faire en- trer aussi facilement le stéréotype dans le champ du connu et du banal? Les codes de la miniature, ceux du décor intérieur et ceux qui bientôt auront trait à la poupée font de ce fait l’objet d’une réappropria- tion constante. Une réappropriation qui, comme le rappelle Abigail Solomon-Godeau dans son article « Conventional Pictures95  », touche divers niveaux de représentations dans le travail de Simmons : « Le thème commun, qui traverse de nombreux objets et leurs présentations, était leur allusion à de nombreuses conventions : conventions de la présentation et de l’affichage dans la publicité, les conventions de la décoration d’intérieur et de sa représentation, les conventions spatiales de la photographie même (qui, au niveau le plus immé- diat, traduit trois dimensions en deux dimensions), et les conventions de la miniaturisation figurées par la maison de poupée96 . » L’allusion aux conventions que nous pouvons tout aussi bien désigner comme des « stéréotypes » motive par conséquent le choix d’une thématique principale autour de laquelle la série Early Black & White s’arti- cule : celle de l’intérieur domestique et de son décorum. Plus exactement, c’est le jeu sur les conventions du procédé photographique et celles de la miniature qui fait la particularité de cette série. Ensemble, médium photographique et décor miniature permettent l’établissement d’une nouvelle forme de fiction, pastiche de fictions déjà existantes dans l’iconographie populaire. Entre réel et fiction, une photographie qui fait vrai Produisant parfois l’effet d’un trompe l’œil, à mi-chemin entre le vrai et sa simulation, les images qui composent la série Early Black & White invitent le spectateur à discerner lui-même tout le faux qu’elles comportent. Tel que le suggère l’artiste elle-même et selon des procédés similaires à ceux employés dans la publicité, il s’agit d’insinuer le doute dans les esprits et de rappeler la capacité de la photographie à produire une forme d’illusion, de leurre : 94 Calvin Tomkins, « A doll’s house : Laurie Simmons’s sense of scale », The New Yorker, décembre 2012, p. 35. « I applied for a job photographing toys for the catalogue of a downtown toy company. I didn’t get the job, because I wasn’t very good at it—in one of my pictures there was actually a fly sitting on a toy table, which I hadn’t noticed. But I’d taken some things home to photograph, and one of them was a tiny bathroom sink. (…). » 95Abigail Solomon-Godeau, « Conventional Pictures », Print Collector’s Newsletter, vol. 12, n° 5, novembre-décembre 1981, pp. 138-140. 96 Abigail Solomon-Godeau, op. cit., p. 139. « The shared theme underlying the various subjects and their presentations was their allusion to various conventions : conventions of presentation and display in advertising, conventions of interior decorations and its representation, the spatial conventions of photography itself (which on the most immediate level trans- lates three dimensions into two), and the conventions of miniaturization expressed by the dollhouse. »