1. idées 108
Judith Butler : “Queer n’est pas
une identité mais une stratégie”
L’auteure de
Trouble dans
le genre, le livre
qui en 1990
a renouvelé les
problématiques
sur ce sujet, vient
d’être distinguée
par l’université
de Bordeaux.
À l’occasion
de son séjour
en France,
rencontre avec
une intellectuelle
majeure.
Propos recueillis par
G
eoffroy de Lagasnerie
Vous venez d’être faite docteur honoris causa de l’université de
Bordeaux 3. Que représente pour vous ce genre de consécration ?
C’est une question que je me pose à moi-même En fait, j’entre!
tiens une relation ambivalente avec le fait d’être « honorée ». Et je
me rends compte que ce n’est pas réellement moi, ma personne,
qui est honorée, mais un type de travail. Peut-être que c’est mon
travail, mais peut-être aussi que c’est un ensemble plus général
de recherches dont mes travaux constituent une partie. Et peutêtre que, presque par hasard, mon œuvre a aidé à rendre d’autres
œuvres possibles. Dans tous les cas, je pense qu’il n’est pas très
judicieux de refuser un honneur, à moins qu’il soit décerné pour de
mauvaises raisons ou qu’il soit instrumentalisé pour servir des buts
qui seraient contraires aux valeurs qui me semblent les plus importantes. Probablement, en ce moment, en France, cette distinction
honorifique est une manière de dire que les études de genre sont
légitimes. Je l’espère. Les arguments contre « le genre » ne sont pas
de vrais arguments, ce sont des polémiques réactionnaires.
Est-ce que la France est un pays qui occupe une place particulière
dans votre cœur ? Oh, je ne sais pas grand-chose à propos de mon
cœur… Mais je peux dire que je suis engagée dans un dialogue avec
la vie intellectuelle française depuis les trente dernières années. Il
y a des manières de penser qui y sont importantes pour moi et
j’ai, comme vous le savez, développé des relations fortes avec des
personnes qui travaillent ici sur le genre, la théorie queer, la philosophie critique, ou qui interviennent dans les débats sur la gauche,
la politique, etc.
De nombreux activistes perçoivent souvent la reconnaissance
universitaire comme une neutralisation. Comment selon vous
est-il possible de concilier radicalité politique et inscription
académique ? Heureusement pour moi, je ne sens pas d’obligation à réconcilier ces deux enjeux. La réception de mon travail constitue par définition quelque chose qui ne m’appartient
pas. Je m’y intéresse parfois mais, généralement, je ne la suis pas.
Cette attitude m’aide à me concentrer sur ma propre pensée.
Bien sûr, de temps en temps, quand une critique est particuliè-
rement bonne ou pertinente, j’apprends d’elle. Et
je suis plus intéressée par cela que par la question
de savoir si on fait mon éloge ou si on m’attaque.
Les postures morales de ce type sont d’ailleurs
pour une grande part anti-intellectuelles. Je sais que,
pour ma part, je maintiens une activité universitaire
et une activité militante, et elles sont souvent très
fortement connectées l’une à l’autre. Quelle que soit
la position privilégiée à laquelle j’ai pu accéder par
ma situation universitaire, j’essaie de l’utiliser comme
je le peux afin d’affirmer mes positions politiques.
Je ne me sens pas neutralisée par la reconnaissance
académique. C’est aux autres, s’ils le souhaitent, de
répondre à la question de savoir si mon travail est
neutralisé ou non. Cela ne me regarde pas vraiment.
Votre œuvre aborde des thèmes et des problèmes
très différents : la théorie queer, la guerre, la philosophie juive, l’éthique, etc. Établissez-vous une forme de cohérence entre toutes ces réflexions, une unité dans votre démarche
– ou non ? Il ne m’est jamais venu à l’esprit d’essayer d’établir une
cohérence. Mais cela ne veut pas dire que je valorise ou recherche
l’incohérence. Seulement, la cohérence n’est pas mon objectif. J’essaye de garder ma pensée vivante, mais parfois je remarque que certains thèmes reviennent. Ma thèse – intitulée « Sujets du désir » –
portait sur le désir et la reconnaissance chez Hegel, et en un sens ce
thème est devenu le centre de mes travaux sur le genre et la théorie
queer, bien que de manière un peu différente. Je pense qu’il y a
des conséquences politiques ambivalentes lorsque quelqu’un est
reconnu et lorsque quelqu’un ne l’est pas. Cela dépend des modalités de la reconnaissance, et si ces modalités rendent nos vies plus
ou moins vivables.
Dans le domaine plus précis de la théorie queer, quels sont
selon vous les nouvelles questions théoriques et politiques, les
nouveaux enjeux qui sont novateurs ou qui vous intéressent
aujourd’hui ? Je ne suis pas certaine d’être celle à qui il faut poser
la question. Je ne suis pas les tendances et je ne sais pas réellement
comment identifier ce qui serait « vraiment nouveau » et ce qui perdure sous des formes qui continuent d’être importantes. J’aime la
remarque d’Eve Kosofsky Sedgwick dans l’un de ses derniers essais,
selon laquelle « le queer est immortel ». Je pense que ce qu’elle voulait dire par cette formule est qu’il y aura toujours des perturbations de la régulation normative de la sexualité et que nous nous
battons pour trouver des mots pour nommer les types d’échanges
et de relations qui ne sont que partiellement décrits au travers des
termes conventionnels. Dans ce cadre, je suis par exemple très
intéressée par les importants travaux queer sur la Chine que nous
voyons aujourd’hui paraître – ceux de Petrus Liu, Josephine Ho… De
même, se multiplient actuellement des questionnements importants sur le problème de savoir comment les mouvements queer
doivent nouer des alliances avec les luttes antiracistes. Ces sujets
m’apparaissant comme décisifs aux États-Unis et partout en Europe.
Justement, l’un des thèmes qui arrivent en France depuis quelques
mois est la critique de ce que l’on appelle l’«
homonationalisme .
»
PHOTO : Mirco Toniolo / REA.
L
e 5 octobre, l’université de Bordeaux 3
a remis à Judith Butler les insignes de
docteur honoris causa. Mais la cérémonie fut mouvementée ! Des membres du
groupuscule d’extrême droite Renouveau français et de la droite catholique surgirent et
perturbèrent la cérémonie quelques instants pour
protester contre la « théorie du genre »… C’est la première fois que la philosophe américaine reçoit une
consécration de cette nature en France. Traduite
depuis une dizaine d’années, son œuvre est l’une des
plus influentes à l’échelle internationale. Elle aborde
des thèmes extrêmement divers la théorie queer
:
et féministe, bien sûr (avec notamment l’un de ses
livres les plus connus, Trouble dans le genre), mais
également la question de la violence et de la guerre
(Ce qui fait une vie), ou celle de l’éthique (Le Récit
de soi).
Têtu décembre 2011
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