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Libération Lundi 24 Août 2015
D
u désengagement citoyen sans cesse
déploréàlacrisedelareprésentativité
régulièrement invoquée, le débat sur
l’Etatoul’épuisementdeladémocratiesem-
bleparfoistournerenrond.AvecleBonGou-
vernement, en librairie jeudi (1), l’historien
Pierre Rosanvallon décentre habilement la
réflexion.Au-delàdesimperfectionsdelare-
présentation,dit-il,nousn’avonspasprisas-
sezconsciencequel’enjeucentraldeladémo-
cratie contemporaine est désormais le
rapport entre gouvernés et gouvernants. Or,
dit le professeur au Collège de France, il n’y
a pas de théorie démocratique de l’action
gouvernementale, comme si présidents et
Premiersministresétaientencoreguidéspar
lesconseilsauPrinceoulapenséedeMachia-
vel! D’un François Hollande piégé par ses
promesses à l’acrobatique bricolage de Tsi-
pras, Pierre Rosanvallon passe en revue
les dernières pratiques des gouvernants.
Ne se joue-t-il pas en Grèce un moment
démocratique hors norme?
Cequiestassezextraordinairedanscettesé-
quencegrecque,c’estqu’elleconstitueunere-
vue des grandes tensions et des pathologies
deladémocratiemoderne.Commel’écarten-
trelemomentélectoraletlemomentgouver-
nemental. Lors du vote de janvier, les Grecs
ont exprimé un refus des partis politiques
existants, un sentiment d’épuisement face à
lasituationéconomiqueetsociale.Cetterup-
ture politicienne a été indéniable au niveau
du renouvellement des leaders. Du point de
vuedelamiseenœuvredespromessesélec-
torales, c’est très différent! Mais dans cette
séquence, il faut reconnaître à Tsípras une
habileté politique tout à fait exceptionnelle.
Qu’a-t-il réussi?
Il a utilisé le temps comme une variable qui
permettait de traiter sous un autre mode
leproblèmedel’écartentrepromessesélecto-
rales et réalisations. Il est apparu comme un
hommedel’énergie,quisebattaitcommeun
lion.S’iln’apasmisenœuvresespromesses,
iladéplacéleproblèmeetmisl’accentsurun
engagement radical de lui-même, donnant
un autre sens à l’idée de volonté politique.
Cela n’a rien à voir avec les formes tradition-
nelles de reniement.
Quelles leçons tirer de l’exemple grec?
Le cas grec montre une chose, que c’est l’en-
gagement personnel de Tsípras et d’autres
ministres qui a permis de faire passer la so-
ciétéd’unconsentementrésignéàunevision
peut être plus positive, l’avenir le dira. On a
chezTsípraslepoliticienclassiquemaisaussi
le bon gouvernant, c’est assez inédit. Il a fait
preuve d’un engagement qui me fait penser,
sans comparaison déplacée, au Clemenceau
de 1917. Il donne le sentiment de mettre en
jeusacarrièreetmêmesavie,sansl’habituel
calcul.
Cetengagementpeut-ilpréfigurerlebon
gouvernantquevousdéfinissezdansvo-
tre livre par son parler vrai et son inté-
grité?
Dansunmondeinstable,oùl’économied’un
pays dépend de la croissance en Chine et du
prix du pétrole, la seule variable sur laquelle
on a la possibilité d’agir de façon illimitée,
c’est la crédibilité et la confiance. Or comme
lemontrelasociologie,c’estsurcesdeuxqua-
lités qu’il est possible de fonder une hypo-
thèse sur le comportement futur d’une per-
sonne. Ce qui est reproché aux politiciens,
c’estqu’onnepeutpasfaired’hypothèsessur
leurscomportementsfuturs.Carilssonttrop
définisparlavolatilité.Mêmesicelapeutêtre
critiqué,unglissementestentraindes’opérer
d’unepolitiquedesprogrammesversunepo-
litiquedespersonnes.Ilfautpenserdémocra-
tiquement cette évolution. L’enjeu est de
construireunfonctionnementetdescompor-
tements démocratiques. Il doit par exemple
exister des institutions gardiennes du parler
vrai, travail que la presse fait en partie à tra-
versdespagescomme«Désintox»dansLibé-
ration ou les enquêtes de Mediapart.
Au-delàdelacrisedelareprésentativité,
vous pointez un impensé majeur, le rap-
port gouvernés-gouvernants…
Lepouvoirgouvernant,pourledired’unefa-
çonlarge,nepeutpasavoirlecaractèrerepré-
sentatif d’une assemblée. Le propre d’une
assemblée, par exemple composée de
400personnes,c’estd’incarneruneformede
diversité. Dans un gouvernement, oui, on
peut faire un effort de parité, ce qui est une
intégrationd’unobjectifdediversité.Maisen
aucuncasonnepeutdirequ’unprésidentou
qu’un Premier ministre est représentatif. Et
sionlevoulaitreprésentatif,alorsceseraital-
ler vers les perversions de ce que j’ai appelé
l’homme-peuple.C’estlecésarisme,quicon-
siste à dire: la société c’est moi.
Dans le discours de Marine Le Pen ou
dans celui de Nicolas Sarkozy, on note
cette tentation…
Il y a aujourd’hui une tentation permanente
del’illibéralisme.Lecésarismeenestune.La
présidentialisationdesdémocratiesnevient
pasuniquementd’unphénomènemédiatique
de peoplisation. Elle résulte de l’affirmation
du pouvoir exécutif comme pouvoir central,
etcelaconduitàcequeladécisionsoitdésor-
mais plus importante que la norme. C’est un
basculement majeur. La démocratie a long-
temps été liée à un culte de l’impersonnalité
danslamesureoùlaloiétaitplusimportante.
Etre simplement gouvernés par la loi, c’était
la vision des révolutionnaires français, l’exé-
cutif n’avait qu’une mission technique. Mais
il est devenu un pouvoir central et c’est lui
qu’il s’agit aujourd’hui de faire rentrer en dé-
mocratie.
Vous soulignez en effet qu’il n’y a pas de
théorie démocratique de l’art de gouver-
ner…
Ceuxquigouvernentn’ontpasintérêtàsoule-
ver la question du bon gouvernement. Gou-
verner aujourd’hui, c’est essayer de survivre,
c’estséduire.L’intérêtdesgouvernantsestde
resterdansunetelleconceptionarchaïquedu
pouvoir comme propriété personnelle,
comme outil de manutention des esprits et
d’élimination des adversaires.
Cetteprédominancedel’exécutifsemble
mêmes’aggraverquandonentendlechef
del’Etatdénoncerlerythmetroplentdu
Parlement…
Ilyabienunproblèmedeproductionlégisla-
tive.L’objetdesloisvotéesn’estpastoujours,
loin de là, de produire des normes. Prenons
eneffetlaloiMacronet,parexemple,laques-
tion des zones touristiques internationales:
pourquoiest-ceuneloiquiledéterminealors
qu’il s’agit d’une décision précise et ponc-
tuelle –et non de mettre en place une norme
générale? La loi Macron est très majoritaire-
mentuneaccumulationdedécisionsparticu-
lières,quiméritentcertainementd’êtrediscu-
tées mais qui ne font pas une loi, au sens où
ce texte ne vient pas définir des éléments
généraux de la vie économique et sociale. Ce
qu’on appelle la loi couvre aujourd’hui des
décisions politiques.
Hollandeest-ilpiégéparcesinstitutions
à bout de souffle?
Peut-être qu’il est piégé. L’alternative pour
sortirducycledelarépétitionetdeladécom-
positionpasseraparuneredéfinitiondescon-
ditionsdugouvernementet,jelerépète,dela
relationgouvernés-gouvernants,quinepeut
plusserésumeràdesrendez-vousélectoraux.
Je fais un certain nombre de propositions
pourmettreenplacedescommissionspubli-
ques,appeleraudéveloppementd’agencesde
vigilance citoyenne, instaurer un conseil du
fonctionnementdémocratique.Lescitoyens
l’attendent.Enmatièredevigilanceetd’alerte
sur les questions de corruption par exemple,
ilfautsaluerletravaildeTransparencyInter-
national ou d’Anticor. La création en 2013,
après l’affaire Cahuzac, de la Haute Autorité
pourlatransparence,présidéeparl’excellent
Jean-Louis Nadal, est aussi allée dans le bon
sens. Le nouveau militantisme, il est là. Qui
aurait l’idée aujourd’hui de rejoindre un
parti?
Les partis sont d’ailleurs quasiment ab-
sents dans votre livre…
Ladéfinitionclassiqued’unpartiestcelleun
groupe de citoyens unis par des convictions
communesetquiessaientdelesfaireémerger
danslasphèrepublique.Maisaujourd’hui,un
partipolitiquen’estplusunorganequirepré-
sente la société auprès des pouvoirs, c’est à
l’inverse devenu un relais des pouvoirs vers
lasociété.Lesorganisationsmilitantesdede-
main et même d’aujourd’hui, ce ne sont déjà
plus les partis, mais ce que j’appelle les orga-
nisations du bon gouvernement.
D’une certaine manière, l’outsider
JeremyCorbynenAngleterrevientdedé-
passer de l’intérieur l’appareil politique
Labour…
Desrénovationspoliticiennespeuventexister
–citonsparexemplecequ’estentrainderéali-
serEricPiolleàGrenoble.Ilestissud’unecoa-
lition politique, mais la façon dont il gère sa
ville semble aller au-delà. D’un certain point
de vue, c’est ce que cherche à réaliser Pode-
mos, qui met davantage que Syriza l’accent
sur la rénovation de la vie politique, sur la
transformationdesrapportsentrereprésentés
etreprésentants.Pourenreveniràlaquestion
del’engagementcitoyen,leplusprobableest
qu’il se fasse non pas via une rénovation des
partis,maishorsdeceux-ci.Noussommesau
débutd’unerévolution,souvenons-nousque
nousavonsmisplusd’unsiècleetdemiàdigé-
rer la démocratie électorale représentative,
jusqu’à en faire le cœur de tout.
Quel est-il, ce deuxième âge de la démo-
cratie?
Celuideladémocratiegouvernante,deladé-
mocratie d’exercice. Jusqu’ici, l’essentiel de
la démocratie a consisté à remplacer un roi
héréditaireparunsouveraincollectifouindi-
viduelélu.Maintenant,lepropredeladémo-
cratie doit être de mettre en place un fonc-
tionnement démocratique. Nous n’en
sommesqu’auxprémices.Au-delàdessonda-
ges, des pétitions ou même des élections, les
citoyens veulent avoir leur mot à dire, ils ré-
clament la compréhension et l’inclusion
d’eux-mêmesdansdesdébatsparfoisdiffici-
les mais majeurs. Le centre de gravité est
aujourd’hui la relation gouvernés-gouver-
nants. J’ai écrit ce livre pour pointer cet im-
pensé, mais aussi pour ouvrir un champ et
j’espère un chantier.•
(1) Qui parachève un cycle de quatre
ouvrages au Seuil sur les démocraties
contemporaines, dont la Société des égaux
(2011), la Légitimité démocratique (2008) et la
Contre-démocratie (2006).
A lire également: la Démocratie à l’œuvre,
autour de Pierre Rosanvallon, sous la direction
de Sarah Al-Ma-tary et Florent Guénard
(Seuil), disponible le 27 août.
Pierre
Rosanvallon
«Gouverner
aujourd’hui,
c’estséduire
poursurvivre»
L’historien publie un essai,
«le Bon Gouvernement»,
dans lequel il décentre la
réflexion sur l’épuisement de
la démocratie vers les relations
entre pouvoir exécutif et
citoyens. Il tire aussi des leçons
de la crise grecque.
Recueilli par
JONATHAN BOUCHET­
PETERSEN et CÉCILE DAUMAS
complété par Eric LEGER
«Tsípras a mis l’accent
sur un engagement
radical de lui-même,
donnant un autre sens
à l’idée de volonté
politique. Cela n’a rien
à voir avec les formes
traditionnelles de
reniement.»
Pierre Rosanvallon, né en 1948, est un historien, sociologue et intellectuel français. Ses travaux portent principalement sur l'histoire de la démocratie, du modèle politique français, sur le rôle de l'Etat
et la question de la justice sociale dans les sociétés contemporaines. Diplômé de l'HEC en 1969, il a été successivement permanent syndical de la CFDT, membre du PSU puis du Parti socialiste. Il crée
en 2002, avec le soutien financier de grandes entreprises (Lafarge, AGF, EDF, Air France, ...), La République des idées, "atelier intellectuel" qu'il préside dont l'ambition est de "refonder une nouvelle
critique sociale", détachée de ce qu'il nomme l'"archéoradicalisme" ou l’"idéologie radicale-nostalgique". A partir d'octobre 2007, il dirige le site Internet La Vie des idées. Il est membre du club Le
Siècle réunissant des représentants des milieux dirigeants de la France et Officier de la Légion d'honneur.

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Il est apparu comme un hommedel’énergie,quisebattaitcommeun lion.S’iln’apasmisenœuvresespromesses, iladéplacéleproblèmeetmisl’accentsurun engagement radical de lui-même, donnant un autre sens à l’idée de volonté politique. Cela n’a rien à voir avec les formes tradition- nelles de reniement. Quelles leçons tirer de l’exemple grec? Le cas grec montre une chose, que c’est l’en- gagement personnel de Tsípras et d’autres ministres qui a permis de faire passer la so- ciétéd’unconsentementrésignéàunevision peut être plus positive, l’avenir le dira. On a chezTsípraslepoliticienclassiquemaisaussi le bon gouvernant, c’est assez inédit. Il a fait preuve d’un engagement qui me fait penser, sans comparaison déplacée, au Clemenceau de 1917. Il donne le sentiment de mettre en jeusacarrièreetmêmesavie,sansl’habituel calcul. Cetengagementpeut-ilpréfigurerlebon gouvernantquevousdéfinissezdansvo- tre livre par son parler vrai et son inté- grité? Dansunmondeinstable,oùl’économied’un pays dépend de la croissance en Chine et du prix du pétrole, la seule variable sur laquelle on a la possibilité d’agir de façon illimitée, c’est la crédibilité et la confiance. Or comme lemontrelasociologie,c’estsurcesdeuxqua- lités qu’il est possible de fonder une hypo- thèse sur le comportement futur d’une per- sonne. Ce qui est reproché aux politiciens, c’estqu’onnepeutpasfaired’hypothèsessur leurscomportementsfuturs.Carilssonttrop définisparlavolatilité.Mêmesicelapeutêtre critiqué,unglissementestentraindes’opérer d’unepolitiquedesprogrammesversunepo- litiquedespersonnes.Ilfautpenserdémocra- tiquement cette évolution. L’enjeu est de construireunfonctionnementetdescompor- tements démocratiques. Il doit par exemple exister des institutions gardiennes du parler vrai, travail que la presse fait en partie à tra- versdespagescomme«Désintox»dansLibé- ration ou les enquêtes de Mediapart. Au-delàdelacrisedelareprésentativité, vous pointez un impensé majeur, le rap- port gouvernés-gouvernants… Lepouvoirgouvernant,pourledired’unefa- çonlarge,nepeutpasavoirlecaractèrerepré- sentatif d’une assemblée. Le propre d’une assemblée, par exemple composée de 400personnes,c’estd’incarneruneformede diversité. Dans un gouvernement, oui, on peut faire un effort de parité, ce qui est une intégrationd’unobjectifdediversité.Maisen aucuncasonnepeutdirequ’unprésidentou qu’un Premier ministre est représentatif. Et sionlevoulaitreprésentatif,alorsceseraital- ler vers les perversions de ce que j’ai appelé l’homme-peuple.C’estlecésarisme,quicon- siste à dire: la société c’est moi. Dans le discours de Marine Le Pen ou dans celui de Nicolas Sarkozy, on note cette tentation… Il y a aujourd’hui une tentation permanente del’illibéralisme.Lecésarismeenestune.La présidentialisationdesdémocratiesnevient pasuniquementd’unphénomènemédiatique de peoplisation. Elle résulte de l’affirmation du pouvoir exécutif comme pouvoir central, etcelaconduitàcequeladécisionsoitdésor- mais plus importante que la norme. C’est un basculement majeur. La démocratie a long- temps été liée à un culte de l’impersonnalité danslamesureoùlaloiétaitplusimportante. Etre simplement gouvernés par la loi, c’était la vision des révolutionnaires français, l’exé- cutif n’avait qu’une mission technique. Mais il est devenu un pouvoir central et c’est lui qu’il s’agit aujourd’hui de faire rentrer en dé- mocratie. Vous soulignez en effet qu’il n’y a pas de théorie démocratique de l’art de gouver- ner… Ceuxquigouvernentn’ontpasintérêtàsoule- ver la question du bon gouvernement. Gou- verner aujourd’hui, c’est essayer de survivre, c’estséduire.L’intérêtdesgouvernantsestde resterdansunetelleconceptionarchaïquedu pouvoir comme propriété personnelle, comme outil de manutention des esprits et d’élimination des adversaires. Cetteprédominancedel’exécutifsemble mêmes’aggraverquandonentendlechef del’Etatdénoncerlerythmetroplentdu Parlement… Ilyabienunproblèmedeproductionlégisla- tive.L’objetdesloisvotéesn’estpastoujours, loin de là, de produire des normes. Prenons eneffetlaloiMacronet,parexemple,laques- tion des zones touristiques internationales: pourquoiest-ceuneloiquiledéterminealors qu’il s’agit d’une décision précise et ponc- tuelle –et non de mettre en place une norme générale? La loi Macron est très majoritaire- mentuneaccumulationdedécisionsparticu- lières,quiméritentcertainementd’êtrediscu- tées mais qui ne font pas une loi, au sens où ce texte ne vient pas définir des éléments généraux de la vie économique et sociale. Ce qu’on appelle la loi couvre aujourd’hui des décisions politiques. Hollandeest-ilpiégéparcesinstitutions à bout de souffle? Peut-être qu’il est piégé. L’alternative pour sortirducycledelarépétitionetdeladécom- positionpasseraparuneredéfinitiondescon- ditionsdugouvernementet,jelerépète,dela relationgouvernés-gouvernants,quinepeut plusserésumeràdesrendez-vousélectoraux. Je fais un certain nombre de propositions pourmettreenplacedescommissionspubli- ques,appeleraudéveloppementd’agencesde vigilance citoyenne, instaurer un conseil du fonctionnementdémocratique.Lescitoyens l’attendent.Enmatièredevigilanceetd’alerte sur les questions de corruption par exemple, ilfautsaluerletravaildeTransparencyInter- national ou d’Anticor. La création en 2013, après l’affaire Cahuzac, de la Haute Autorité pourlatransparence,présidéeparl’excellent Jean-Louis Nadal, est aussi allée dans le bon sens. Le nouveau militantisme, il est là. Qui aurait l’idée aujourd’hui de rejoindre un parti? 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D’un certain point de vue, c’est ce que cherche à réaliser Pode- mos, qui met davantage que Syriza l’accent sur la rénovation de la vie politique, sur la transformationdesrapportsentrereprésentés etreprésentants.Pourenreveniràlaquestion del’engagementcitoyen,leplusprobableest qu’il se fasse non pas via une rénovation des partis,maishorsdeceux-ci.Noussommesau débutd’unerévolution,souvenons-nousque nousavonsmisplusd’unsiècleetdemiàdigé- rer la démocratie électorale représentative, jusqu’à en faire le cœur de tout. Quel est-il, ce deuxième âge de la démo- cratie? Celuideladémocratiegouvernante,deladé- mocratie d’exercice. Jusqu’ici, l’essentiel de la démocratie a consisté à remplacer un roi héréditaireparunsouveraincollectifouindi- viduelélu.Maintenant,lepropredeladémo- cratie doit être de mettre en place un fonc- tionnement démocratique. Nous n’en sommesqu’auxprémices.Au-delàdessonda- ges, des pétitions ou même des élections, les citoyens veulent avoir leur mot à dire, ils ré- clament la compréhension et l’inclusion d’eux-mêmesdansdesdébatsparfoisdiffici- les mais majeurs. Le centre de gravité est aujourd’hui la relation gouvernés-gouver- nants. J’ai écrit ce livre pour pointer cet im- pensé, mais aussi pour ouvrir un champ et j’espère un chantier.• (1) Qui parachève un cycle de quatre ouvrages au Seuil sur les démocraties contemporaines, dont la Société des égaux (2011), la Légitimité démocratique (2008) et la Contre-démocratie (2006). A lire également: la Démocratie à l’œuvre, autour de Pierre Rosanvallon, sous la direction de Sarah Al-Ma-tary et Florent Guénard (Seuil), disponible le 27 août. Pierre Rosanvallon «Gouverner aujourd’hui, c’estséduire poursurvivre» L’historien publie un essai, «le Bon Gouvernement», dans lequel il décentre la réflexion sur l’épuisement de la démocratie vers les relations entre pouvoir exécutif et citoyens. Il tire aussi des leçons de la crise grecque. Recueilli par JONATHAN BOUCHET­ PETERSEN et CÉCILE DAUMAS complété par Eric LEGER «Tsípras a mis l’accent sur un engagement radical de lui-même, donnant un autre sens à l’idée de volonté politique. Cela n’a rien à voir avec les formes traditionnelles de reniement.» Pierre Rosanvallon, né en 1948, est un historien, sociologue et intellectuel français. Ses travaux portent principalement sur l'histoire de la démocratie, du modèle politique français, sur le rôle de l'Etat et la question de la justice sociale dans les sociétés contemporaines. Diplômé de l'HEC en 1969, il a été successivement permanent syndical de la CFDT, membre du PSU puis du Parti socialiste. Il crée en 2002, avec le soutien financier de grandes entreprises (Lafarge, AGF, EDF, Air France, ...), La République des idées, "atelier intellectuel" qu'il préside dont l'ambition est de "refonder une nouvelle critique sociale", détachée de ce qu'il nomme l'"archéoradicalisme" ou l’"idéologie radicale-nostalgique". A partir d'octobre 2007, il dirige le site Internet La Vie des idées. Il est membre du club Le Siècle réunissant des représentants des milieux dirigeants de la France et Officier de la Légion d'honneur.