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Partout dans le monde, les villes et le secteur
de la construction gaspillent énormément
d’énergie. Or, pour lutter contre le réchauffement
climatique, les mégaprojets de cités vertes,
tels qu’ils se déclinent à New York, Singapour
ou Abou Dhabi, sont-ils la solution ?
Plaidoyer pour des solutions plus modestes,
plus écologiques, plus révolutionnaires.  
—Süddeutsche Zeitung (extraits) Munich
48. Courrier international — no 1559 du 17 au 23 septembre 2020
C
’estuntournesolaussigrandqu’unemaison,de
18 mètres de hauteur. En réalité, c’est une vraie
maison, une grande maison solaire tournante.
Elleestfaited’acier,deverre,deboisetdebéton,
delits,delivresetd’images.Maisavanttout,elle
est faite d’une bonne dose d’espoir. Sa forme
est étonnamment ronde, cylindrique comme la tige d’un
tournesol;lespiècessontdisposéesenspiraleautourd’un
axe central en bois. De l’extérieur, c’est un géant d’acier
technoïde qui a l’air d’une machine, à l’intérieur, c’est un
espace de vie cosy, fait de bois et de lumière.
La particularité de cette habitation ? Elle se com-
portecommeuntournesol :surmontéed’ungigantesque
Vienschezmoi,
j’habitedans
untournesol
ne doivent pas nécessairement être en opposition. Non :
ils ne peuvent pas être en opposition.
L’anthropocène,c’estlapériodeoù“l’humainestdevenu
un des principaux facteurs qui influencent les processus bio-
logiques, géologiques et atmosphériques de la Terre”. Voilà
ce que dit le dictionnaire. Mais on peut aussi le formuler
ainsi : pour la première fois, l’homme, cet Homo sapiens
quicacheparfoisbiensasagesse(sapiens),scielabranche
sur laquelle il est assis. Par exemple avec les bâtiments
qu’il construit en ces temps de changement climatique.
Les mondes que crée l’homme sont aussi massifs que les
dommages qu’il inflige à l’environnement.
Àelleseule,l’industrieducimentproduitàpeuprès8 %
des émissions mondiales de CO2. En outre, les villes sont
responsables d’environ 80 % de la consommation mon-
diale d’énergie et de plus de 70 % des émissions de CO2.
Le logement est à l’origine de près d’un tiers de ces émis-
sions ; la mobilité, d’un autre tiers – elle dépend d’où et
de la façon dont nous vivons, mais aussi d’où se trouvent
nos lieux de travail et de la façon dont ils sont organisés.
Lederniertiers,àlalouche,vientdel’industrie;làencore,
lesespacesdéterminentlargementdansquellemesurela
façon de produire, de stocker et de transporter nos biens
est écologique ou non.
L
’architecture est l’art du moment, et la ville, le
lieu des décisions. En 2050, les deux tiers de
l’humanité vivront en milieu urbain ; dans dix
ans à peine, la Terre devrait compter plus de
40 villes de plus de 10 millions d’habitants. À
l’heure actuelle, on annonce pour les milliards
de citadins de la planète des projets visionnaires ici,
mégalomaniaques là : Chicago, le berceau du gratte-
ciel, entend devenir la ville la plus verte des États-Unis ;
Singapour, la ville la plus verte du monde. Récemment,
des chercheurs de l’université Yale ont proposé de
remplacer le béton par du bois à l’échelle mondiale. À
New York, les gratte-ciel en verre doivent être interdits.
Masdar City, la ville du futur en construction depuis
douze ans à Abou Dhabi, selon les plans de l’architecte
star Norman Foster, est un peu la mère de toutes les
villes écologiques, mais le projet s’essouffle.
Peut-êtrenefaut-ilpaschercherlesalutdanslefuturet
lascience-fiction,maisdansleFribourgdesannées1990,
pasdanslesmatériauxultramodernes,maisdanslesplus
vieuxdumonde,pasdanslespayslointains,maisàlajar-
dinerie du coin. Peut-être ne pourrons-nous atteindre
notre grand objectif qu’avec des petits pas, des idées
neuves, à l’état de germe, qui ne mènent pas tout droit à
des éco-cités chics et glamour, mais dans des maisons à
la sonnette cassée.
Surlasonnettesontinscritslesnomsd’HannaLehmann
et de Rolf Disch. Elle est enseignante et artiste, lui est
architecte, pionnier des constructions à haute efficacité
énergétique. M. Disch, qui a aujourd’hui 76 ans, a contri-
bué à la création de l’architecture solaire en Allemagne il
y a plusieurs dizaines d’années, en dépit de toutes sortes
panneauphotovoltaïquefixésursontoit,elletournepour
s’orienter en direction du soleil – avec l’aide d’un moteur
électrique et d’un système rotatif. Par temps frais, l’édi-
fice laisse pénétrer la lumière et la chaleur à travers ses
grandes surfaces vitrées. Par temps chaud, il protège ses
occupants en pivotant vers le soleil sa façade arrière bien
isolée, telle un bouclier. Ainsi, cette étrange créature n’a
pas la même apparence le matin et le soir, l’été et l’hi-
ver. La faculté qu’a le tournesol à s’orienter vers le soleil
s’appelle l’héliotropisme. Aussi cet édifice de Fribourg-
en-Brisgau[danslaForêt-Noire,danslesud-ouestdel’Al-
lemagne] s’appelle-t-il Heliotrop – c’est ce que l’on peut
liresurlasonnette,au-dessusdelaquelleunPost-itjaune
prévient : “Sonnette HS !”.
L’Heliotrop est une œuvre de la modernité et du futu-
risme,unepromesseutopique.Ilparled’unesoifdevivre
nonpasauxdépensdelanaturemaisencoexistenceavec
elle. Dans l’anthropocène, les tournesols et les maisons
360
Courrier international — no 1559 du 17 au 23 septembre 2020 49360o.
dedoutes,demoqueriesetdelourdeursbureaucratiques.
Àl’intérieur,danslacuisine,lamachineàexpressossiffle.
Rolf Disch m’explique : “La construction et l’utilisation des
bâtimentscorrespondentà40 %delaconsommationd’éner-
gieallemande.Celareprésenteunpotentield’économiegigan-
tesque – une chance énorme.” Aujourd’hui, dans la ville
voisinedeSchallstadt,soncabinetd’architecteréaliseune
cité solaire entière. Il y a vingt-cinq ans, sa maison tour-
nesol a bien failli le mener à la ruine. Il est plus périlleux
deconstruiredesprojetsexpérimentauxquedesrangées
de maisons mitoyennes dans ce secteur plutôt conserva-
teur qu’est l’immobilier.
L’Heliotrop est le premier bâtiment à énergie positive
d’Allemagne :ilproduitplusd’énergiequ’iln’enconsomme.
Hanna Lehmann me propose, lorsque je visite la maison,
de passer la tête dans les toilettes. “Pardon ?” “Oui, oui.
On ne sent rien, non ?” “Hum, c’est vrai.” “Vous voyez ! Mais
quand on a construit la maison avec des toilettes sèches et
un système d’épuration des eaux usées à base de roseaux, on
nous a traités de fous.” À l’époque aussi, votre serviteur
avaittrouvél’expérienceavanttoutloufoque,etnel’avait
pas prise au sérieux. Un quart de siècle plus tard, c’est un
fait : cette maison peu ordinaire et ce Rolf Disch, qui n’a
rien d’extraordinaire, ont tous deux raison. Il est temps
deprésenterdesexcuses :désolé,chèrevieillemaison.“Et
cher monsieur Disch, sans rancune ?” Rolf Disch sourit.
“Pas de souci. C’est bien quand les gens se rendent compte
qu’ils se sont trompés.”
Aujourd’hui, M. Disch est un des grands architectes
des logements climatiques. Le climat de la région de
Fribourg est propice à l’architecture solaire. La ville
était et reste d’ailleurs une des premières villes vertes
d’Allemagne. Le cabinet de Rolf Disch se trouve non pas
dans un immeuble de bureaux mais dans un “bateau
solaire” – un stimulateur cardiaque de la construction
écologique, le premier bâtiment professionnel à éner-
gie positive. Au rez-de-chaussée se logent un éco-ins-
titut, un éco-supermarché et une éco-banque. En face,
le parking est un garage solaire, et, à côté, le supermar-
ché discount opère sous un toit solaire. Pour mémoire,
le Soleil est le premier fournisseur d’énergie gratuite du
Système solaire. Il fournit autant d’énergie que 100 mil-
liards de tonnes de dynamite qui exploseraient chaque
seconde sur Terre.
La maison solaire de Fribourg a déjà été visitée par des
centaines de milliers de personnes – scolaires, maires,
chefsd’entreprise,touristes,investisseursdeDubaï
Laquestiondel’avenir
del’humanitéestcelle
del’avenirdel’architecture.
Etinversement.
↓  Bâti en 1994 en Allemagne,
l’Heliotrop tourne sur lui-même
pour utiliser au mieux la lumière
et la chaleur du soleil.
Photo Rolf Disch Solar Architectur
→ 50
50. Courrier international — no 1559 du 17 au 23 septembre 2020360o
Pourquoi ne construit-on
pas davantage en
torchis ? Parce que celui-ci
ne se brevette pas.
et urbanistes de Chine. Angela Merkel aussi y est
venue. Ce qui l’intéressait, est-on en droit de supposer,
c’est moins d’admirer la baignoire en forme de bateau
que de trouver une solution à un problème manifeste.
En Allemagne, construire est une affaire de normes et
de directives. Et l’architecture est toujours une histoire
de bureaucratie. En principe, c’est une bonne chose,
car si ailleurs les ponts et les gratte-ciel prennent feu
ou s’effondrent plus souvent, les constructions made
in Germany sont généralement fiables. Mais lorsqu’il
s’agit, par exemple, d’améliorer l’efficacité énergétique,
l’architecture est sclérosée par la pensée normée.
L
’Ordonnance sur les économies d’énergie
(Energieeinsparverordnung), dont les intentions
sontaussibonnesquelaréalisationestmauvaise,
en est un bon exemple. Ce texte fixe les besoins
énergétiques d’un bâtiment ; par exemple, les
pertes de chaleur d’un mur sont limitées à tel
ou tel niveau. En soi, c’est une bonne idée car chauffer
(ou rafraîchir, dans d’autres régions) un logement
avec des sources d’énergie fossile ne fait qu’aggraver
la crise climatique. Mais c’est aussi une mauvaise idée :
le législateur se fiche de savoir si on isole les murs du
logement avec des plaques de plastique épaisses comme
un matelas et fabriquées à partir d’énergies fossiles.
Résultat : pour économiser du pétrole, on isole nos
maisons avec encore plus de pétrole.
Rolf Disch est sans appel : “Du point de vue du change-
mentclimatique,lamajeurepartiedecequel’onconstruitici,
en Allemagne, n’est pas très positif.” Et Hanna Lehmann,
que l’on ne peut s’imaginer qu’avec un sourire optimiste
mais aussi impatient, complète : “Ah, si seulement on avait
plus de temps !” Trop de pathos ? Impossible de faire avec
moins. La question de l’avenir de l’humanité est aussi la
question de l’avenir de l’architecture. Et inversement.
Toutes deux ont un avenir – ou pas. Si ce sont les villes
qui répondront à cette question, New York est peut-être
plus écologique du fait de sa densité qu’une petite bour-
gadedufinfonddel’Allemagnedontlesmaisonsjumelées
et les zones industrielles s’étalent à travers le paysage et
nécessitentquantitédemoyensdetransportindividuels.
Mais il faut dire aussi, d’autant plus en ces temps de pan-
démie,quelesvilles,cesensemblestrèsdenses,sontbeau-
coup plus vulnérables que les campagnes. Dans les films
catastrophe, ce sont d’ailleurs le plus souvent les méga-
poles qui connaissent des fins apocalyptiques. Les villes
et leur architecture sont non seulement les principales
coupables de la crise climatique, mais aussi, prenez par
exemple les villes portuaires, parmi ses premières vic-
times. Car la majorité des gens vivent en milieu urbain.
Une tendance “irréversible”, selon les experts de l’ONU.
Aujourd’hui, il existe bel et bien des possibilités d’agir.
Entre le changement climatique et l’urbanisation, les
architectes et les urbanistes peuvent se transformer en
figures héroïques, en Superwoman, Batman et Elastigirl
destempsprésents.Sanscape.Maisavecdesarmessuper-
puissantes. De l’argile, par exemple.
Werner Sobek, dont l’architecture à haute efficacité
énergétique compte parmi les œuvres les plus élégantes
et les plus intelligentes au monde, dit que les habitations
respectueuses de l’environnement doivent être non seu-
lement respectueuses de l’environnement “mais aussi
belles”. Et d’avertir : “On ne peut se contenter de jouer à la
pâte à modeler avec de l’argile.”
↑ La piste de ski construite sur le toit
de l’incinérateur de déchets Amager Bakke,
à Copenhague. Photo Niels Christian Vilmann / AFP
Trioàl’essai
Copenhague, Masdar ou encore Singapour
se revendiquent “villes vertes”. Leur bilan
laisse pourtant à désirer, détaille
la Süddeutsche Zeitung.
COPENHAGUE, MAUVAISE PENTE
La capitale danoise veut être neutre en carbone
d’ici à 2025. Les débuts sont prometteurs.
Les émissions de CO2 ont baissé de plus de 40 %
depuis 2005, tandis que la population et l’économie
croissaient de 25 %. Priorité au vélo, nouveaux
quartiers conçus pour réduire au minimum
les distances entre appartements, magasins
et jardins d’enfants… Copenhague se donne
les moyens de ses ambitions. Mais restent quelques
points noirs. L’aéroport, le plus grand
de Scandinavie, n’est pas compté dans
l’agglomération (certains crient à la supercherie).
Et le nouvel incinérateur de déchets, Amager
Bakke, construit par le “starchitecte” Bjarke Ingels,
fait débat. La piste de ski artificielle sur son toit
séduit, mais le lieu, censé chauffer 70 000 foyers
de façon respectueuse envers l’environnement,
est surdimensionné. Des déchets doivent être
importés pour rentabiliser l’activité de la centrale.
SINGAPOUR, VERT MIRAGE
Lee Kuan Yew, l’autoritaire fondateur de la cité-État,
rêvait d’ériger une ville-jardin. Selon certains critères,
la mission est remplie. Singapour reste parsemée
de petites zones de forêts tropicales, et elle a mis
en place une législation qui impose aux promoteurs
immobiliers d’intégrer de la verdure dans leurs
projets. La végétation est donc bel et bien présente
dans le paysage urbain. Et la restriction du nombre
de véhicules, entre autres, limite le smog. Singapour
est une ville où l’on respire. Mais si l’on regarde
l’empreinte écologique par habitant, le bilan est tout
autre. Surutilisation de la climatisation,
sous-utilisation de l’énergie solaire et, surtout,
dans cette agglomération où la consommation
est reine, surdépendance aux importations :
“Notre ville est verte, mais le sommes-nous aussi ?”
interrogeait récemment le Fonds mondial pour
la nature (WWF) de Singapour dans une vidéo
destinée aux habitants.
MASDAR, PROJET FANTÔME
En 2007, l’émirat d’Abou Dhabi avait fait sensation
en confiant à Norman Foster la construction
de la première ville neutre en CO2 du monde : sans
voiture, fonctionnant à l’énergie solaire et utilisant
des technologies pointues pour devenir un îlot
de fraîcheur dans le désert. Mais la crise économique
de 2008 a rapidement mis à mal ce projet, dont
le coût était estimé à 22 milliards d’euros. Aujourd’hui,
seuls 5 % des 600 hectares prévus ont été bâtis.
Certes, des techniques empruntées à l’architecture
médiévale ainsi qu’à celle des souks (rues étroites,
façades à moucharabiehs) permettent de limiter
la hausse des températures en journée. Mais la priorité
donnée au béton armé fait exploser la production
de CO2 lors de la phase de construction.
Et les investisseurs privés appelés pour renflouer
le projet ont imposé avenues et parkings souterrains.
Et si Masdar ressemblait finalement au centre-ville
d’Abou Dhabi ?
49 ←
Courrier international — no 1559 du 17 au 23 septembre 2020 51360o.
Ce sont les petits pas
qui mènent vers l’avenir.
Peut-être peuvent-ils
se faire en courant ?
pourrait revêtir une importance capitale si les tempé-
ratures continuent de grimper.
Enfant, Wolfgang Plattner, qui dirige aujourd’hui la
sociétéGKR-Hydrokulturen,voulaitêtrepilotedechasse.
Mais, lycéen, il a tenu ses premiers stands de fleuriste à
Munich. Il a alors quitté l’école, et il dit aujourd’hui de
lui-même,enplaisantant,qu’iln’a“rienapprisdutout”et
qu’il n’est “pas du tout” du métier – alors que ce brillant
utopiste dirige une jardinerie prospère. À 60 ans, il est
spécialisé dans les façades et les toits végétalisés, qui
peuvent rafraîchir les bâtiments en reflétant la lumière
du soleil – ce qui n’est pas négligeable en pleine crise cli-
matique.Resteunproblème :surunmurouuntoit,com-
ment la nature trouve-t-elle de l’eau et des nutriments ?
Et quand les plantes veulent grandir, que se passe-t-il ?
Entrons un peu dans les détails. Les plantes déve-
loppent d’abord des racines pour se stabiliser et pour
atteindre l’eau et les nutriments présents dans la terre
ou le substrat ; ce n’est qu’ensuite qu’elles forment des
racines plus fines. Or, pour croître, une plante a besoin
de place ; sinon elle meurt de sa propre expansion. On
connaît ce phénomène avec nos pots de fleurs. Les cou-
vertures végétales de bâtiments que l’on voit un peu par-
tout dans le monde, qui ont l’air ratatiné, un peu comme
si elles avaient besoin d’un plus grand pot, portent à
penser que le problème n’est toujours pas résolu.
N
otre jardinier munichois a donc imaginé
ce système : il installe un réservoir d’eau à
proximité immédiate de la plante, qui estime
qu’elle est déjà arrivée à une source d’eau.
Elle n’a donc plus besoin de développer de
racines pour s’hydrater. Les petites racines
qui absorbent les nutriments ne posent, quant à elles,
pas de problème. Plattner parle d’un système de “plantes
suspendues” : les plantes sont accrochées dans un réser-
voir, à peine au-dessus de la surface de l’eau ; elles sont
parfaitement approvisionnées et n’ont plus de raison
de croître. À noter qu’elles purifient en outre cette eau.
Et comme, au bout du compte, le microclimat a tou-
jours une influence sur le macroclimat, notre jardinier
munichois va jusqu’à proclamer que, un jour, il ferait
pleuvoir dans le désert.
En tous les cas, Wolfgang Plattner a calculé que son
système permettrait de réduire la consommation d’eau
dans une proportion allant “jusqu’à 80 %”. Là où Badya
City doit se dresser, dans le désert donc, s’épanouissait il
y a deux milliers d’années une région couverte de forêts
et de plantes. Wolfgang Plattner compte bien lui redon-
ner vie, même si cela doit prendre des centaines d’an-
nées. Son brevet, assure-t-il, est “le système du futur”.
Aujourd’hui déjà, ils changent le monde : Wolfgang
Plattner, ce jardinier visionnaire, Anna Heringer, qui
crée des utopies d’argile, Rolf Disch, qui planche sur de
nouveaux toits solaires et imagine des villes entières.
“La nature et l’architecture sont liées”, nous dit-il. La
seule chose extraordinaire, c’est que l’extraordinaire
soit encore si peu ordinaire. Pourquoi cela ? “Nous,
les hommes, préférons toujours nous accrocher à l’an-
cien. Nous sommes peu enclins à changer nos habitudes”,
médite Rolf Disch.
Ce sont les petits pas qui mènent vers l’avenir. Même
si, ou plutôt avant tout si celui-ci est un avenir vert
fait de villes vertes. Laissons Hanna Lehmann avoir le
dernier mot : “Ah, si seulement on avait plus de temps !”
Peut-être les petits pas peuvent-ils se faire en courant ?
—Gerhard Matzig
Publié le 13 août
AnnaHeringer,42 ans,memontrelamagnifiquevuesur
larivièreSalzachdepuissatrèsvieilleettrèsbellemaison
bleue.CettearchitectetrouveleproposdeSobek“intéres-
sant”. Notamment parce qu’elle aime travailler l’argile et
qu’elle est même devenue un peu célèbre pour cela. Dans
sa maison du Pays-de-Berchtesgaden, en Bavière, le tor-
chis – un mélange d’argile, de limon, de graviers, voire de
pierres–estomniprésentdusolauplafond.AnnaHeringer
a installé son studio au rez-de-chaussée ; c’est ici qu’elle
conçoitsonarchitecturemoderneconstituéedetorchiset
de bois, comme actuellement le centre ecclésiastique de
la ville voisine de Traunstein. En Allemagne, la majorité
desbâtimentsd’habitationsontconstruitsenbriqueouen
béton ; le torchis ne figure même pas dans les statistiques
officielles.Orilfautmoinsd’énergiepourleproduire,ilest
réutilisable et il dure longtemps. Bref, dans l’ensemble, il
estintéressantsurlesplansénergétiqueetécologique.En
plus, il est beau, selon les vœux de Werner Sobek.
A
nna Heringer a reçu le prix Aga Khan d’archi-
tecture, une des plus grandes récompenses
d’architecture au monde, pour l’école qu’elle a
construite à Rudrapur [au Bangladesh]. Alors
que d’un côté l’architecture durable, celle de
Rolf Disch, par exemple, mise beaucoup sur
la technique, sur des matériaux d’isolation modernes et
des appareils d’optimisation énergétique sophistiqués,
dans l’architecture que représente Anna Heringer, il y a
autre chose. Et en fin de compte, elle s’attache à créer
une architecture sans architecte.
Pour elle, concevoir une architecture durable, ce n’est
pas seulement utiliser d’autres matériaux et d’autres
techniques, c’est penser autrement. Imaginer ce que
peut donner un lieu, et ce que les hommes peuvent en
faire. “La low technology, estime-t-elle, est la clé d’une
architecture durable.” Une architecture qui doit tou-
jours être pensée à l’échelle régionale. Être conçue à
partir des hommes. Chez elle, Anna Heringer a amé-
nagé une grotte en torchis dans la chambre de sa fille
de 10 ans, Miriam. Et le grand mur en torchis du salon
parle du parcours de l’architecte. Des lieux, dispersés
de par le monde, où elle a déjà mené à bien des projets,
elle rapporte toujours un peu de terre pour l’intégrer
au mur de sa maison.
Pourelle,“construireunehabitation,c’estaussiconstruire
une communauté”. Fondamentalement, son architec-
ture écologique est donc aussi une architecture socio-
logique et politique. “D’abord, ce sont les hommes qui
construisent des maisons, ensuite ce sont les maisons qui
font les hommes.” Telle est sa philosophie. L’homme vit
à l’image de ce qu’il a construit. Pourquoi ne construit-
on pas davantage en torchis ? Parce que celui-ci ne se
brevette pas et ne se standardise pas. “Ce qui le rend
peu attractif pour le secteur du bâtiment.” Bref, le tor-
chis n’a pas de lobby.
Mais il arrive parfois aussi que villes modèles et low
tech aillent ensemble. À 30 kilomètres à l’ouest du Caire,
par exemple, une ville verte idéale est en train de sortir
de terre, conçue par [le cabinet allemand] Albert Speer
& Partner. Badya City doit être “une ville ‘à courtes dis-
tances’, verte, pratique, et peu gourmande en ressources,
avec quelque 150 000 habitants et 48 000 emplois”. Le spot
publicitaire vante un jardin d’Éden en plein désert pour
lequel le brevet d’un jardinier munichois pourrait bien
être déterminant – un brevet qui, en Allemagne aussi,
↑ L’école de Rudrapur, au Bangladesh,
construite en 2005 par Anna Heringer.
Photo Tschaperkotter/Wikimedia Commons
← Le projet de Badya City, un jardin
d’Éden en plein désert égyptien.
Photo AS+P Projects

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Nature et Urbanisme

  • 1. Partout dans le monde, les villes et le secteur de la construction gaspillent énormément d’énergie. Or, pour lutter contre le réchauffement climatique, les mégaprojets de cités vertes, tels qu’ils se déclinent à New York, Singapour ou Abou Dhabi, sont-ils la solution ? Plaidoyer pour des solutions plus modestes, plus écologiques, plus révolutionnaires.   —Süddeutsche Zeitung (extraits) Munich 48. Courrier international — no 1559 du 17 au 23 septembre 2020 C ’estuntournesolaussigrandqu’unemaison,de 18 mètres de hauteur. En réalité, c’est une vraie maison, une grande maison solaire tournante. Elleestfaited’acier,deverre,deboisetdebéton, delits,delivresetd’images.Maisavanttout,elle est faite d’une bonne dose d’espoir. Sa forme est étonnamment ronde, cylindrique comme la tige d’un tournesol;lespiècessontdisposéesenspiraleautourd’un axe central en bois. De l’extérieur, c’est un géant d’acier technoïde qui a l’air d’une machine, à l’intérieur, c’est un espace de vie cosy, fait de bois et de lumière. La particularité de cette habitation ? Elle se com- portecommeuntournesol :surmontéed’ungigantesque Vienschezmoi, j’habitedans untournesol ne doivent pas nécessairement être en opposition. Non : ils ne peuvent pas être en opposition. L’anthropocène,c’estlapériodeoù“l’humainestdevenu un des principaux facteurs qui influencent les processus bio- logiques, géologiques et atmosphériques de la Terre”. Voilà ce que dit le dictionnaire. Mais on peut aussi le formuler ainsi : pour la première fois, l’homme, cet Homo sapiens quicacheparfoisbiensasagesse(sapiens),scielabranche sur laquelle il est assis. Par exemple avec les bâtiments qu’il construit en ces temps de changement climatique. Les mondes que crée l’homme sont aussi massifs que les dommages qu’il inflige à l’environnement. Àelleseule,l’industrieducimentproduitàpeuprès8 % des émissions mondiales de CO2. En outre, les villes sont responsables d’environ 80 % de la consommation mon- diale d’énergie et de plus de 70 % des émissions de CO2. Le logement est à l’origine de près d’un tiers de ces émis- sions ; la mobilité, d’un autre tiers – elle dépend d’où et de la façon dont nous vivons, mais aussi d’où se trouvent nos lieux de travail et de la façon dont ils sont organisés. Lederniertiers,àlalouche,vientdel’industrie;làencore, lesespacesdéterminentlargementdansquellemesurela façon de produire, de stocker et de transporter nos biens est écologique ou non. L ’architecture est l’art du moment, et la ville, le lieu des décisions. En 2050, les deux tiers de l’humanité vivront en milieu urbain ; dans dix ans à peine, la Terre devrait compter plus de 40 villes de plus de 10 millions d’habitants. À l’heure actuelle, on annonce pour les milliards de citadins de la planète des projets visionnaires ici, mégalomaniaques là : Chicago, le berceau du gratte- ciel, entend devenir la ville la plus verte des États-Unis ; Singapour, la ville la plus verte du monde. Récemment, des chercheurs de l’université Yale ont proposé de remplacer le béton par du bois à l’échelle mondiale. À New York, les gratte-ciel en verre doivent être interdits. Masdar City, la ville du futur en construction depuis douze ans à Abou Dhabi, selon les plans de l’architecte star Norman Foster, est un peu la mère de toutes les villes écologiques, mais le projet s’essouffle. Peut-êtrenefaut-ilpaschercherlesalutdanslefuturet lascience-fiction,maisdansleFribourgdesannées1990, pasdanslesmatériauxultramodernes,maisdanslesplus vieuxdumonde,pasdanslespayslointains,maisàlajar- dinerie du coin. Peut-être ne pourrons-nous atteindre notre grand objectif qu’avec des petits pas, des idées neuves, à l’état de germe, qui ne mènent pas tout droit à des éco-cités chics et glamour, mais dans des maisons à la sonnette cassée. Surlasonnettesontinscritslesnomsd’HannaLehmann et de Rolf Disch. Elle est enseignante et artiste, lui est architecte, pionnier des constructions à haute efficacité énergétique. M. Disch, qui a aujourd’hui 76 ans, a contri- bué à la création de l’architecture solaire en Allemagne il y a plusieurs dizaines d’années, en dépit de toutes sortes panneauphotovoltaïquefixésursontoit,elletournepour s’orienter en direction du soleil – avec l’aide d’un moteur électrique et d’un système rotatif. Par temps frais, l’édi- fice laisse pénétrer la lumière et la chaleur à travers ses grandes surfaces vitrées. Par temps chaud, il protège ses occupants en pivotant vers le soleil sa façade arrière bien isolée, telle un bouclier. Ainsi, cette étrange créature n’a pas la même apparence le matin et le soir, l’été et l’hi- ver. La faculté qu’a le tournesol à s’orienter vers le soleil s’appelle l’héliotropisme. Aussi cet édifice de Fribourg- en-Brisgau[danslaForêt-Noire,danslesud-ouestdel’Al- lemagne] s’appelle-t-il Heliotrop – c’est ce que l’on peut liresurlasonnette,au-dessusdelaquelleunPost-itjaune prévient : “Sonnette HS !”. L’Heliotrop est une œuvre de la modernité et du futu- risme,unepromesseutopique.Ilparled’unesoifdevivre nonpasauxdépensdelanaturemaisencoexistenceavec elle. Dans l’anthropocène, les tournesols et les maisons 360
  • 2. Courrier international — no 1559 du 17 au 23 septembre 2020 49360o. dedoutes,demoqueriesetdelourdeursbureaucratiques. Àl’intérieur,danslacuisine,lamachineàexpressossiffle. Rolf Disch m’explique : “La construction et l’utilisation des bâtimentscorrespondentà40 %delaconsommationd’éner- gieallemande.Celareprésenteunpotentield’économiegigan- tesque – une chance énorme.” Aujourd’hui, dans la ville voisinedeSchallstadt,soncabinetd’architecteréaliseune cité solaire entière. Il y a vingt-cinq ans, sa maison tour- nesol a bien failli le mener à la ruine. Il est plus périlleux deconstruiredesprojetsexpérimentauxquedesrangées de maisons mitoyennes dans ce secteur plutôt conserva- teur qu’est l’immobilier. L’Heliotrop est le premier bâtiment à énergie positive d’Allemagne :ilproduitplusd’énergiequ’iln’enconsomme. Hanna Lehmann me propose, lorsque je visite la maison, de passer la tête dans les toilettes. “Pardon ?” “Oui, oui. On ne sent rien, non ?” “Hum, c’est vrai.” “Vous voyez ! Mais quand on a construit la maison avec des toilettes sèches et un système d’épuration des eaux usées à base de roseaux, on nous a traités de fous.” À l’époque aussi, votre serviteur avaittrouvél’expérienceavanttoutloufoque,etnel’avait pas prise au sérieux. Un quart de siècle plus tard, c’est un fait : cette maison peu ordinaire et ce Rolf Disch, qui n’a rien d’extraordinaire, ont tous deux raison. Il est temps deprésenterdesexcuses :désolé,chèrevieillemaison.“Et cher monsieur Disch, sans rancune ?” Rolf Disch sourit. “Pas de souci. C’est bien quand les gens se rendent compte qu’ils se sont trompés.” Aujourd’hui, M. Disch est un des grands architectes des logements climatiques. Le climat de la région de Fribourg est propice à l’architecture solaire. La ville était et reste d’ailleurs une des premières villes vertes d’Allemagne. Le cabinet de Rolf Disch se trouve non pas dans un immeuble de bureaux mais dans un “bateau solaire” – un stimulateur cardiaque de la construction écologique, le premier bâtiment professionnel à éner- gie positive. Au rez-de-chaussée se logent un éco-ins- titut, un éco-supermarché et une éco-banque. En face, le parking est un garage solaire, et, à côté, le supermar- ché discount opère sous un toit solaire. Pour mémoire, le Soleil est le premier fournisseur d’énergie gratuite du Système solaire. Il fournit autant d’énergie que 100 mil- liards de tonnes de dynamite qui exploseraient chaque seconde sur Terre. La maison solaire de Fribourg a déjà été visitée par des centaines de milliers de personnes – scolaires, maires, chefsd’entreprise,touristes,investisseursdeDubaï Laquestiondel’avenir del’humanitéestcelle del’avenirdel’architecture. Etinversement. ↓  Bâti en 1994 en Allemagne, l’Heliotrop tourne sur lui-même pour utiliser au mieux la lumière et la chaleur du soleil. Photo Rolf Disch Solar Architectur → 50
  • 3. 50. Courrier international — no 1559 du 17 au 23 septembre 2020360o Pourquoi ne construit-on pas davantage en torchis ? Parce que celui-ci ne se brevette pas. et urbanistes de Chine. Angela Merkel aussi y est venue. Ce qui l’intéressait, est-on en droit de supposer, c’est moins d’admirer la baignoire en forme de bateau que de trouver une solution à un problème manifeste. En Allemagne, construire est une affaire de normes et de directives. Et l’architecture est toujours une histoire de bureaucratie. En principe, c’est une bonne chose, car si ailleurs les ponts et les gratte-ciel prennent feu ou s’effondrent plus souvent, les constructions made in Germany sont généralement fiables. Mais lorsqu’il s’agit, par exemple, d’améliorer l’efficacité énergétique, l’architecture est sclérosée par la pensée normée. L ’Ordonnance sur les économies d’énergie (Energieeinsparverordnung), dont les intentions sontaussibonnesquelaréalisationestmauvaise, en est un bon exemple. Ce texte fixe les besoins énergétiques d’un bâtiment ; par exemple, les pertes de chaleur d’un mur sont limitées à tel ou tel niveau. En soi, c’est une bonne idée car chauffer (ou rafraîchir, dans d’autres régions) un logement avec des sources d’énergie fossile ne fait qu’aggraver la crise climatique. Mais c’est aussi une mauvaise idée : le législateur se fiche de savoir si on isole les murs du logement avec des plaques de plastique épaisses comme un matelas et fabriquées à partir d’énergies fossiles. Résultat : pour économiser du pétrole, on isole nos maisons avec encore plus de pétrole. Rolf Disch est sans appel : “Du point de vue du change- mentclimatique,lamajeurepartiedecequel’onconstruitici, en Allemagne, n’est pas très positif.” Et Hanna Lehmann, que l’on ne peut s’imaginer qu’avec un sourire optimiste mais aussi impatient, complète : “Ah, si seulement on avait plus de temps !” Trop de pathos ? Impossible de faire avec moins. La question de l’avenir de l’humanité est aussi la question de l’avenir de l’architecture. Et inversement. Toutes deux ont un avenir – ou pas. Si ce sont les villes qui répondront à cette question, New York est peut-être plus écologique du fait de sa densité qu’une petite bour- gadedufinfonddel’Allemagnedontlesmaisonsjumelées et les zones industrielles s’étalent à travers le paysage et nécessitentquantitédemoyensdetransportindividuels. Mais il faut dire aussi, d’autant plus en ces temps de pan- démie,quelesvilles,cesensemblestrèsdenses,sontbeau- coup plus vulnérables que les campagnes. Dans les films catastrophe, ce sont d’ailleurs le plus souvent les méga- poles qui connaissent des fins apocalyptiques. Les villes et leur architecture sont non seulement les principales coupables de la crise climatique, mais aussi, prenez par exemple les villes portuaires, parmi ses premières vic- times. Car la majorité des gens vivent en milieu urbain. Une tendance “irréversible”, selon les experts de l’ONU. Aujourd’hui, il existe bel et bien des possibilités d’agir. Entre le changement climatique et l’urbanisation, les architectes et les urbanistes peuvent se transformer en figures héroïques, en Superwoman, Batman et Elastigirl destempsprésents.Sanscape.Maisavecdesarmessuper- puissantes. De l’argile, par exemple. Werner Sobek, dont l’architecture à haute efficacité énergétique compte parmi les œuvres les plus élégantes et les plus intelligentes au monde, dit que les habitations respectueuses de l’environnement doivent être non seu- lement respectueuses de l’environnement “mais aussi belles”. Et d’avertir : “On ne peut se contenter de jouer à la pâte à modeler avec de l’argile.” ↑ La piste de ski construite sur le toit de l’incinérateur de déchets Amager Bakke, à Copenhague. Photo Niels Christian Vilmann / AFP Trioàl’essai Copenhague, Masdar ou encore Singapour se revendiquent “villes vertes”. Leur bilan laisse pourtant à désirer, détaille la Süddeutsche Zeitung. COPENHAGUE, MAUVAISE PENTE La capitale danoise veut être neutre en carbone d’ici à 2025. Les débuts sont prometteurs. Les émissions de CO2 ont baissé de plus de 40 % depuis 2005, tandis que la population et l’économie croissaient de 25 %. Priorité au vélo, nouveaux quartiers conçus pour réduire au minimum les distances entre appartements, magasins et jardins d’enfants… Copenhague se donne les moyens de ses ambitions. Mais restent quelques points noirs. L’aéroport, le plus grand de Scandinavie, n’est pas compté dans l’agglomération (certains crient à la supercherie). Et le nouvel incinérateur de déchets, Amager Bakke, construit par le “starchitecte” Bjarke Ingels, fait débat. La piste de ski artificielle sur son toit séduit, mais le lieu, censé chauffer 70 000 foyers de façon respectueuse envers l’environnement, est surdimensionné. Des déchets doivent être importés pour rentabiliser l’activité de la centrale. SINGAPOUR, VERT MIRAGE Lee Kuan Yew, l’autoritaire fondateur de la cité-État, rêvait d’ériger une ville-jardin. Selon certains critères, la mission est remplie. Singapour reste parsemée de petites zones de forêts tropicales, et elle a mis en place une législation qui impose aux promoteurs immobiliers d’intégrer de la verdure dans leurs projets. La végétation est donc bel et bien présente dans le paysage urbain. Et la restriction du nombre de véhicules, entre autres, limite le smog. Singapour est une ville où l’on respire. Mais si l’on regarde l’empreinte écologique par habitant, le bilan est tout autre. Surutilisation de la climatisation, sous-utilisation de l’énergie solaire et, surtout, dans cette agglomération où la consommation est reine, surdépendance aux importations : “Notre ville est verte, mais le sommes-nous aussi ?” interrogeait récemment le Fonds mondial pour la nature (WWF) de Singapour dans une vidéo destinée aux habitants. MASDAR, PROJET FANTÔME En 2007, l’émirat d’Abou Dhabi avait fait sensation en confiant à Norman Foster la construction de la première ville neutre en CO2 du monde : sans voiture, fonctionnant à l’énergie solaire et utilisant des technologies pointues pour devenir un îlot de fraîcheur dans le désert. Mais la crise économique de 2008 a rapidement mis à mal ce projet, dont le coût était estimé à 22 milliards d’euros. Aujourd’hui, seuls 5 % des 600 hectares prévus ont été bâtis. Certes, des techniques empruntées à l’architecture médiévale ainsi qu’à celle des souks (rues étroites, façades à moucharabiehs) permettent de limiter la hausse des températures en journée. Mais la priorité donnée au béton armé fait exploser la production de CO2 lors de la phase de construction. Et les investisseurs privés appelés pour renflouer le projet ont imposé avenues et parkings souterrains. Et si Masdar ressemblait finalement au centre-ville d’Abou Dhabi ? 49 ←
  • 4. Courrier international — no 1559 du 17 au 23 septembre 2020 51360o. Ce sont les petits pas qui mènent vers l’avenir. Peut-être peuvent-ils se faire en courant ? pourrait revêtir une importance capitale si les tempé- ratures continuent de grimper. Enfant, Wolfgang Plattner, qui dirige aujourd’hui la sociétéGKR-Hydrokulturen,voulaitêtrepilotedechasse. Mais, lycéen, il a tenu ses premiers stands de fleuriste à Munich. Il a alors quitté l’école, et il dit aujourd’hui de lui-même,enplaisantant,qu’iln’a“rienapprisdutout”et qu’il n’est “pas du tout” du métier – alors que ce brillant utopiste dirige une jardinerie prospère. À 60 ans, il est spécialisé dans les façades et les toits végétalisés, qui peuvent rafraîchir les bâtiments en reflétant la lumière du soleil – ce qui n’est pas négligeable en pleine crise cli- matique.Resteunproblème :surunmurouuntoit,com- ment la nature trouve-t-elle de l’eau et des nutriments ? Et quand les plantes veulent grandir, que se passe-t-il ? Entrons un peu dans les détails. Les plantes déve- loppent d’abord des racines pour se stabiliser et pour atteindre l’eau et les nutriments présents dans la terre ou le substrat ; ce n’est qu’ensuite qu’elles forment des racines plus fines. Or, pour croître, une plante a besoin de place ; sinon elle meurt de sa propre expansion. On connaît ce phénomène avec nos pots de fleurs. Les cou- vertures végétales de bâtiments que l’on voit un peu par- tout dans le monde, qui ont l’air ratatiné, un peu comme si elles avaient besoin d’un plus grand pot, portent à penser que le problème n’est toujours pas résolu. N otre jardinier munichois a donc imaginé ce système : il installe un réservoir d’eau à proximité immédiate de la plante, qui estime qu’elle est déjà arrivée à une source d’eau. Elle n’a donc plus besoin de développer de racines pour s’hydrater. Les petites racines qui absorbent les nutriments ne posent, quant à elles, pas de problème. Plattner parle d’un système de “plantes suspendues” : les plantes sont accrochées dans un réser- voir, à peine au-dessus de la surface de l’eau ; elles sont parfaitement approvisionnées et n’ont plus de raison de croître. À noter qu’elles purifient en outre cette eau. Et comme, au bout du compte, le microclimat a tou- jours une influence sur le macroclimat, notre jardinier munichois va jusqu’à proclamer que, un jour, il ferait pleuvoir dans le désert. En tous les cas, Wolfgang Plattner a calculé que son système permettrait de réduire la consommation d’eau dans une proportion allant “jusqu’à 80 %”. Là où Badya City doit se dresser, dans le désert donc, s’épanouissait il y a deux milliers d’années une région couverte de forêts et de plantes. Wolfgang Plattner compte bien lui redon- ner vie, même si cela doit prendre des centaines d’an- nées. Son brevet, assure-t-il, est “le système du futur”. Aujourd’hui déjà, ils changent le monde : Wolfgang Plattner, ce jardinier visionnaire, Anna Heringer, qui crée des utopies d’argile, Rolf Disch, qui planche sur de nouveaux toits solaires et imagine des villes entières. “La nature et l’architecture sont liées”, nous dit-il. La seule chose extraordinaire, c’est que l’extraordinaire soit encore si peu ordinaire. Pourquoi cela ? “Nous, les hommes, préférons toujours nous accrocher à l’an- cien. Nous sommes peu enclins à changer nos habitudes”, médite Rolf Disch. Ce sont les petits pas qui mènent vers l’avenir. Même si, ou plutôt avant tout si celui-ci est un avenir vert fait de villes vertes. Laissons Hanna Lehmann avoir le dernier mot : “Ah, si seulement on avait plus de temps !” Peut-être les petits pas peuvent-ils se faire en courant ? —Gerhard Matzig Publié le 13 août AnnaHeringer,42 ans,memontrelamagnifiquevuesur larivièreSalzachdepuissatrèsvieilleettrèsbellemaison bleue.CettearchitectetrouveleproposdeSobek“intéres- sant”. Notamment parce qu’elle aime travailler l’argile et qu’elle est même devenue un peu célèbre pour cela. Dans sa maison du Pays-de-Berchtesgaden, en Bavière, le tor- chis – un mélange d’argile, de limon, de graviers, voire de pierres–estomniprésentdusolauplafond.AnnaHeringer a installé son studio au rez-de-chaussée ; c’est ici qu’elle conçoitsonarchitecturemoderneconstituéedetorchiset de bois, comme actuellement le centre ecclésiastique de la ville voisine de Traunstein. En Allemagne, la majorité desbâtimentsd’habitationsontconstruitsenbriqueouen béton ; le torchis ne figure même pas dans les statistiques officielles.Orilfautmoinsd’énergiepourleproduire,ilest réutilisable et il dure longtemps. Bref, dans l’ensemble, il estintéressantsurlesplansénergétiqueetécologique.En plus, il est beau, selon les vœux de Werner Sobek. A nna Heringer a reçu le prix Aga Khan d’archi- tecture, une des plus grandes récompenses d’architecture au monde, pour l’école qu’elle a construite à Rudrapur [au Bangladesh]. Alors que d’un côté l’architecture durable, celle de Rolf Disch, par exemple, mise beaucoup sur la technique, sur des matériaux d’isolation modernes et des appareils d’optimisation énergétique sophistiqués, dans l’architecture que représente Anna Heringer, il y a autre chose. Et en fin de compte, elle s’attache à créer une architecture sans architecte. Pour elle, concevoir une architecture durable, ce n’est pas seulement utiliser d’autres matériaux et d’autres techniques, c’est penser autrement. Imaginer ce que peut donner un lieu, et ce que les hommes peuvent en faire. “La low technology, estime-t-elle, est la clé d’une architecture durable.” Une architecture qui doit tou- jours être pensée à l’échelle régionale. Être conçue à partir des hommes. Chez elle, Anna Heringer a amé- nagé une grotte en torchis dans la chambre de sa fille de 10 ans, Miriam. Et le grand mur en torchis du salon parle du parcours de l’architecte. Des lieux, dispersés de par le monde, où elle a déjà mené à bien des projets, elle rapporte toujours un peu de terre pour l’intégrer au mur de sa maison. Pourelle,“construireunehabitation,c’estaussiconstruire une communauté”. Fondamentalement, son architec- ture écologique est donc aussi une architecture socio- logique et politique. “D’abord, ce sont les hommes qui construisent des maisons, ensuite ce sont les maisons qui font les hommes.” Telle est sa philosophie. L’homme vit à l’image de ce qu’il a construit. Pourquoi ne construit- on pas davantage en torchis ? Parce que celui-ci ne se brevette pas et ne se standardise pas. “Ce qui le rend peu attractif pour le secteur du bâtiment.” Bref, le tor- chis n’a pas de lobby. Mais il arrive parfois aussi que villes modèles et low tech aillent ensemble. À 30 kilomètres à l’ouest du Caire, par exemple, une ville verte idéale est en train de sortir de terre, conçue par [le cabinet allemand] Albert Speer & Partner. Badya City doit être “une ville ‘à courtes dis- tances’, verte, pratique, et peu gourmande en ressources, avec quelque 150 000 habitants et 48 000 emplois”. Le spot publicitaire vante un jardin d’Éden en plein désert pour lequel le brevet d’un jardinier munichois pourrait bien être déterminant – un brevet qui, en Allemagne aussi, ↑ L’école de Rudrapur, au Bangladesh, construite en 2005 par Anna Heringer. Photo Tschaperkotter/Wikimedia Commons ← Le projet de Badya City, un jardin d’Éden en plein désert égyptien. Photo AS+P Projects