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Professeur à l'Institut des Hautes Études Internationales
de Genève, WILHELM ROPKE est un économiste libéral
qui s'est illustré par de nombreux ouvrages d'analyse éco-
nomique, sociale et politique, où il se fait le défenseur d'une
conception authentiquement « libérale ».
Dans La crise de notre temps, il se livre à une critique
pénétrante et lucide du monde moderne, des grands courants
qui l'ont préparé et des mouvements qui l'agitent aujourd'hui.
WILHELM ROPKE
LA CRISE
DE
NOTRE TEMPS
16
PETITE BIBLIOTHtQUE PAYOT
106, Boulevard Saint-Germain, Paris
L'édition originale de cet ouvrage a été publiée sous le titre: Die
Gesellschaftskrisis der Gegenwart, Eugen Rentsch Verlag, Erlen-
bach-Zürich.
L'édition française, adaptée par Hugues Faesi et Charles Reichard,
a été précédemment publiée par les Éditions de la Baconnière, à
Neuchâtel.
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réser-
vés pour tous pays.
Couverture de Eric Tschanz (photos Viollet et Tschanz).
PRÉFACE
Ce volume est le résultat des réflexions d'un économiste
sur les signes de dégénérescence du monde civilisé et sur
les moyens de les guérir. Pendant des années, l'auteur a
médité sur ce thème, le laissant lentement mûrir en lui,
à la suite d'échanges de vues avec des amis et des personnes
partageant ses idées - et toute sa gratitude est acquise
aux uns et aux autres. Mais, concrétiser ces idées en un
volume lui a semblé une entreprise si audacieuse qu'il l'a
toujours différée en faisant valoir oomme excuse le manque
de clarté intérieure et la nécessité de compléter encore sa
documentation. Il arrive cependant un moment où de
pareilles excuses cessent d'être valables et cachent la simple
crainte d'aborder le public. Mais c'est à un appel à l'action
qu'on résiste le moins.
Toutefois, l'auteur n'aurait point rédigé ce volume s'il
n'avait constaté la confusion spirituelle croissante du
monde qui justifie une tentative d'orientation modeste et
incomplète. Des millions d'êtres, semble-t-il, se trouvent
pris dans une avalanche, et ont perdu toute direction et
tout sens de l'équilibre, s'enfonçant toujours davantage
dans leur peur irraisonnée. Tout effort sincère de les aider
sera donc accepté et compris.
L'auteur voudrait simplement épargner au plus grand
nombre d'hommes possible les années d'efforts spirituels
et les détours qui lui ont été nécessaires pour arriver à
cette clarté essentielle qu'il croit posséder aujourd'hui.
S'il a entrepris un dernier effort (et non le moindre) afin
5
d'en faire profiter les autres, il s'agit là d'enseignements
d'un homme qui a dû chercher lui-même son orientation,
non sans difficulté. Si d'autres y parviennent avec un
moindre effort, son but est atteint.
Ceci implique une prièr.e au lecteur : qu'il veuille par- ·
tager le besoin de clairvoyance et de vérité de l'auteur.
Les idées exprimées dans ce liure forment un tout indivi-
sible - on voudra bien les considérer comme telles, sans
égard au fait qu'elles heurtent ou flattent tels intérêts et
telles tendances. De grâce : qu'on ne fasse pas de ces pages
une carrière dans laquelle chacun ua extraire ce qui lui
platt en dédaignant le reste. Du reste, consolons-nous
d'avance par ce que Bœthius a nommé la tâche des phi-
losophes, il y a un millénaire el demi, dans une autre crise
du monde antique, mortelle, celle-là: pessirnis displicere.
W.R.
Notede1'éditeur: Le texte quenousprésentonsaujourd'huirepro-
duit intégralement celui publié par les Éditions de la Baconnière,
à l'exception des notes et remarques en fln de chapitre, qui ont
été supprimées, de manière à alléger le texte. Le lecteur pourra
retrouver ces notes et commentaires de l'auteur dans l'édition
originale allemande ou dans l'édition de la Baconnière.
6
INTRODUCTION
LE GRAND INTERRÈGNE
LE GRÉGARISME- LE TIERS CHEMIN
Sur les degrés de l'échafaud, le malheureux roi Louis
XVI aurait dit:« J'ai vu venir tout cela depuis dix ans.
Comment n'ai-je point voulu y croire? » Tout le monde
se trouve aujourd'hui à peu près dans la même situa-
tion que le malheureux monarque, excepté deux caté-
gories de gens : le gros public, d'une part, qui n'a rien
vu venir pour la simple raison qu'il s'est contenté de
vivre sans réflexion et, d'autre part, tous ceux qui n'ont
pas seulement pressenti le tour fatal des événements,
mais encore n'ont pas voulu faire taire leur propre pes-
simisme en lui jetant de fausses et trompeuses consola-
tions. Tôt ou tard, cependant, chacun devait sentir le
terrain mouvant sous ses pieds, tandis que mûrissait
en lui cette grave question qui agite jour et nuit, depuis
longtemps, tous les esprits déjà atteints intérieurement
ou extérieurement par la commotion qui secoue notre
civilisation : quel inquiétant processus, quel mal sour-
nois s'est abattu sur le monde? Que s'est-il passé dans
les pays qu'il a déjà terrassés?
Rien ne se faisant sans raisons suffisantes, il doit être
possible d'interpréter et d'expliquer cette catastrophe
par des raisons, assurément plus solides que celles du
hasard, de la bêtise et de la méchanceté. Plus les dimen-
sions de la rupture se révélaient gigantesques et les
lézardes profondes, jusqu'à atteindre les fondements,
plus il apparaissait nécessaire et naturel que l'obser-
vateur cherchât à échapper au moment présent et à ses
7
misères sans cesse renouvelées, et se sentît devemr peu
à peu l'héritier d'une culture millénaire dont l'inté-
grité et l'existence mêmes semblaient mises en ques-
tion.
Nous avons ainsi pris l'habitude de nous situer au
milieu du fleuve qu'est l'histoire. Nous avons appris à
aller au fond des choses, à compter avec les valeurs essen-
tielles, les origines et les constantes, et à nous poser ces
questions toutes simples : « Où allons-nous? D'où ve-
nons-nous? Dans quelle direction dérivons-nous? »
et encore : « Que sommes-nous? Où voulons-nous en
venir? » et surtout : « Où devons-nous en venir? »
De ce fait, un nombre croissant d'hommes a été amené
à considérer notre monde malade sous une perspective
particulière et à s'en tenir à l'essentiel plutôt qu'à l'acces-
soire, à préférer le constant au variable, le durable au
versatile, le solide à l'instable, les longues périodes à
l'instant, et surtout à mettre au premier rang non pas
leur modeste personne, mais la responsabilité que nous
devons assumer à l'égard de la société, de l'héritage du
passé et des promesses de l'avenir. Nous nous sentons
un peu dans la peau du pèlerin égaré, qui demande son
chemin avant sa nourriture.
L'espace qui nous entoure s'est rétréci. La terre,
dans son ensemble, nous est devenue familière et immé-
diatement accessible. De même, les distances historiques
se sont tellement raccourcies dans notre esprit que le
passé lointain semble avoir rejoint le présent. Plus fort
que jamais, nous nous sentons le dernier maillon d'une
chaine fermée. Constamment, les hommes réfléchis de
notre temps comptent avec la notion que nous a léguée
Gœthe : « embrasser trois millénaires ». Nous ne cessons
de regarder en arrière, sur les étapes de notre civilisation,
sur Milet, Jérusalem, Athènes, Rome, Florence, Paris,
Londres ou Weimar ; nous nous excitons au spectacle
désordonné de ce développement constant, qui a été
menacé mille fois de s'échouer sur les écueils, mais a su
retrouver chaque fois sa voie sous l'influence d'un vrai
miracle; soucieux, nous nous demandons si, aujour-
d'hui encore, le miracle a des chances de se répéter,
8
ou si le développement amorcé par les anciens Ioniens
à l'un des moments les plus grandioses de l'histoire
universelle va vers sa fin irrémédiable. Notre regard
critique discerne aussi les croisements où ce développe-
ment s'est engagé sur une fausse route, ce qui l'a fait
aboutir aux temps présents.
A mesure que nous prenons conscience de la voie mil-
lénaire de notre propre civilisation, nous percevons
mieux aussi les possibilités générales et les conditions
régissant la culture et la société humaines. Nous les
comparons aux expériences faites par d'autres cultures
et aux origines les plus lointaines de l'homme, dont la
préhistoire, l'ethnologie et l'anthropologie sont en train
de nous transmettre des notions toujours plus précises.
Ces enseignements contribueront fortement à dévelop-
per en nous un sentiment intuitif, qui nous sépare autant
du x1xe siècle et de sa soif de progrès matériel qu'il
nous rapproche de ce xv1ue siècle méconnu, que nous
apprenons à mieux estimer et à mieux aimer.
Ce sentiment complexe nous amène à résipiscence :
nous ne sommes nullement arrivés au sommet vertigi-
neux d'un développement ascensionnel constant. Les
sensationnelles acquisitions, les découvertes méca-
niques d'ordre quantitatif d'une civilisation technique
ne nous dispensent pas d'envisager les problèmes éter-
nels d'une société ordonnée et d'une existence basée sur
le respect de la dignité humaine. Au contraire, elles
rendent la solution plus difficile. D'autres cultures l'ont
sans doute approchée de plus près; l'amplitude dans les
variations des possibilités humaines, malgré le cinéma
et la radio, par-dessus les époques et les cultures, est
restée d'une surprenante exiguïté.
De même que le soleil d'Homère luit toujours demême,
le noyau essentiel, autour duquel gravite la vie, n'a
guère changé: nourriture et amour, travail et loisir, reli-
gion, nature et arts. Encore et toujours, il faut mettre
des enfants au mon~e, il faut les éduquer et l'on ne
trouvera pas subversive l'hypothèse qued'autresépoques,
sans radio ni cinéma, ont atteint, dans ce domaine, des
résultats plus probants.
9
La secousse dont nous avons été victimes n'aurait pas
eu des répercussions si fortes s'il s'était agi d'un déclin
lent et progressif. Mais notre crise a ceci de commun
avec la plupart des crises historiques (et même avec une
simple crise économique) que nous sommes tombés
subitement d'une hauteur encore jamais atteinte avant
nous, et que nous croyions absolument sûre. En histoire
aussi, l'adage est vrai selon lequel il n'y a qu'un pas à
franchir du Capitole à la roche Tarpéienne. Il vaut
d'abord au sens restreint et banal : le commencement
économique et politique de la catastrophe fin 1929 venait
après une période au cours de laquelle le malaise d'après-
guerre avait fait place à un essor économique prodigieux
dans le monde entier soulevé par un excès d'optimisme.
Mais l'adage historique est valable aussi dans un sens
beaucoup plus universel : il suffit que nous fixions le
début de la crise, en tant que crise générale de la civili-
sation, au mois d'août 1914, et que nous jetions un regard
en arrière sur les cent années précédentes. Nous devons
reconnaître alors avec étonnement que celte période,
unique en son genre- de 1814 à 1914- a été somme
toute le siècle du capitalisme libéral, et une époque où
les années de paix ont prévalu. Et ce siècle, qui n'a pas
son pareil dans l'histoire sous le rapport du progrès, de
l'ordre, de la stabilité et de la prospérité générale, a
été suivi par une période de bouleversements dépassant
également de loin tous les parallèles historiques. Vrai-
ment, la chute est rude du magnifique sommet sur lequel
tout le xrxe siècle - à l'exception de quelques prophètes
clairvoyants - s'était senti si sûr!1
Nous ne saurions donc songer à comprendre entière-
ment notre temps si nous n'arrivons pas à concevoir ce
qui s'est passé sous ce couvert si trompeur de la paix
et du progrès, du champ de bataille de Waterloo jusqu'à
l'attentat de Sarajevo. Si nous ne voulons pas considérer
la guerre mondiale et ses suites inévitables comme un
accident stupide de l'histoire, nous devons admettre
qu'elle a été provoquée par les conditions créées dans la
période qui l'a immédiatement précédée. Effectivement,
l'horizon s'était assombri peu à peu pendant le dernier
10
tiers du siècle précédent. Mais comment les conditions
funestes de la crise mondiale ont-elles pu naître dans
une ère d'ordre, de paix, de liberté et de prospérité
générale? Voilà la. question qui se pose avec insistance.
Ces questions nous préoccupent d'autant plus que
nous savons que leur réponse nous ouvrira non seule-
ment l'esprit pour comprendre le présent, mais qu'elle
nous livrera également la clé d'un avenir meilleur. Tou-
tefois, sans diagnostic sérieux, il ne saurait y avoir de
thérapeutique assurant la guérison. Et toute l'impa-
tience- aussi compréhensible soit-elle- de ceux qui
attendent d'abord de nous un programme d'action
détaillé, ne saurait ébranler notre conviction fondamen-
tale. Malheureusement, la réponse ne sera ni simple, ni
facile. Bien au contraire, nous la pressentons extrême-
ment compliquée ; ne nous étonnons donc pas de la
perplexité générale! Contentons-nous si, en recherchant
une solution, nous semblons faire certains progrès.
Toutes les interprétations simplistes doivent forcé-
ment mener à un échec, et nous nous méfions autant
des médecins dont le diagnostic se borne à une formule
monotone que des guérisseurs dont la thérapeutique est
basée sur un seul remède patenté et miraculeux. Depuis
trente ans, nous voyons à l'œuvre les meilleurs esprits
de tous les pays ; ils produisent une littérature d'inter-
prétation qui s'étend peu à peu; et il est particulière-
ment réconfortant de constater combien nos concep-
tions ont progressivement mûri sous l'action de cette
analyse.
Au cours de ce processus de maturation, on peut
observer que les antagonismes antérieurs s'effacent.;
des fronts anciens se regroupent pour former progres-
sivement un nouveau et large front, qui englobe tous
les hommes lucides et de bonnes volonté, prêts à oublier
leurs griefs et leurs différends passés. Maintenant que la
recherche s'oriente de plus en plus vers les solutions
essentielles, on peut constater une convergence éton-
nante dans les résultats acquis, convergence qui prouve
qu'il existe des constantes élémentaires sur lesquelles
l'unanimité s'est faite; il y a des solutions correspon-
11
dant à ces constantes. Elles sont donc, en quelque sorte,
dans la nature des choses. Une fois qu'ils ont échappé
à la dangereuse extase de l'engouement des masses, les
hommes savent fort bien discerner ce qui est sain ou
malade, fort ou décadent, équitable ou injuste, légitime
ou illégitime, conforme à la nature humaine ou non.
Les hommes commencent à se rendre compte égale-
ment - comme l'a dit Lichtenberg, l'une des figures
les plus avisées et les plus aimables du xvn1° siècle -
qu'on est obligé de croire certaines causes finales parce
que ce serait absurde de ne pas y croire. Comment expli-
quer autrement cette expérience consolante et encoura-
geante : il suffit de trouver le mot juste et d'exprimer
d'une manière intelligible ce que tout le monde ressent
pour rencontrer l'assentiment général et découvrir avec
surprise une grande et invisible communauté de gens qui
pensent et sentent comme vous. Cette communauté des
hommes de bonne volonté s'étend à travers toutes les
couches, toutes les classes et tous les groupes d'intérêts.
Un autre enseignement dont nous devons nous souve-
nir - si, par hasard, sous l'influence d'une doctrine
sociologique complètement fausse du XIxe siècle, nous
l'avions oublié - c'est que les hommes n'agissent pas
uniquement pour la sauvegarde de leurs intérêts de classe,
mais qu'ils se battront aussi pour des idées généreuses
et des sentiments élémentaires, capables de les unir au-
delà de toutes les divisions de classes et d'intérêts. Seules
ces notions rendent possibles, en définitive, l'organisa-
tion et l'ordonnance de la société et de l'État, et il suf-
fit d'y faire appel pour trouver aussitôt un écho. C'est,
par exemple, le sens inné de la justice, le désir de paix,
d'ordre et de concorde, l'amour de son pays, l'attache-
ment aux traditions nationales, culturelles et histo-
riques, le sens du sacrifice et de la collaboration, l'esprit
chevaleresque et ce que l'Anglais appelle « fairness ».
Voilà ce que nous répondrions à la question de savoir
sur quel groupe intéressé nous avons l'intention de
nous appuyer pour prôner un programme d'action qui
semble aller à l'encontre de tous les intérêts, s'attaquant
aux monopoles industriels, indisposant tantôt les syn-
12
dicats, tantôt cette association-ci et cette fédération-là.
Cette question nous semble d'ailleurs découler d'une
sociologie qui a fait faillite et a été réfutée d'une ma-
nière probante par les dernières expériences faites. Le
nier signifierait l'aveu qu'on n'a pas compris l'un des
secrets essentiels qui facilita l'avènement du national-
socialisme et du fascisme. Mais entre-temps, n'aurions-
nous pas pu découvrir au moins par eux cette vérité
première, la mettant au profit d'une meilleure cause?
Le diagnostic détaillé de la crise mondiale et un exposé
complet de la thérapeutique appropriée demanderaient
un gros volume, systématiquement ordonné. Depuis
longtemps, je me proposais de l'écrire. Mais, pour mettre
à exécution un pareil projet, il semble que l'on devrait
s'accorder plus de temps que ne nous en laisse la néces-
sité d'une orientation préalable. Or traiter vraiment à
fond ce sujet exigerait des travaux préliminaires assez
importants qui, vu la complexité des problèmes, dépas-
seraient souvent les forces et la compétence d'un seul
homme, formé au surplus à la discipline d'une seule
science particulière. En outre, chacun de nous a le sen-
timent d'assister présentement à une décantation non
encore achevée au cours de laquelle surgissent sans cesse
de nouveaux enseignements et de nouvelles idées, en
dépit des bases qui en paraissent déjà plus ou moins
acquises. Non, le temps d'arrêter les comptes n'est
pas encore venu et le meilleur essai que l'on puisse ten-
ter est cette sorte de bilan intérimaire tel que nous
essayons de l'exposer ici. Toutefois, nous osons espérer
que le lecteur attentif sera capable de discerner l'en-
semble des thèses qui en forment le tout. Nous pensons
cependant bien faire en tentant dans un abrégé, aussi
succinct que possible, de dessiner le cadre général des
idées exprimées dans les différents chapitres.
Notre classification naturelle sera : le diagnostic et la
thérapeutique, c'est-à-dire l'interprétation et l'action.
Nous commencerons par classer en deux groupes prin-
cipaux la dégénérescence pathologique de notre société
occidentale selon ses causes et ses syndromes : la crise
18
spirituelle et morale d'une part et la crise politique,
sociale et économique (sociologique) de l'autre. Ce fai-
sant, nous ne devrons pas perdre de vue que ces deux
aspects se pénètrent étroitement et s'influencent mutuel-
lement. Car la société, dans toutes ses parties et sous
tous ses aspects, forme toujours un ensemble dans
lequel l'interdépendance et la coordination ne cessent
d'affirmer leurs droits.
Si l'on veut sonder à fond le côté spirituel et moral de
la crise mondiale il faut déterminer la place de notre
époque dans l'histoire des idées. Comment convient-il
de la caractériser par rapport aux époques précédentes
et comment s'est-elle développée? La difficulté de
répondre à cette question saute aux yeux, car ne faut-il
pas avoir parcouru tout le cycle d'une ère avant d'en
connaître les caractéristiques? En effet, la véritable
quintessence historique des grandes périodes cultu-
relles et spirituelles apparaît seulement plus tard. De
même, nous ne pouvons guère nous faire qu'une idée
approximative de l'étiquette qui sera apposée à notre
temps, dans le musée de l'histoire. Le fait que cette idée
approximative nous préoccupe déjà semblerait prouver
combien nous nous sommes éloignés de notre temps et
combien nous sommes en train de le surmonter.
Ainsi, on peut admettre aujourd'hui déjà que l'on
placera plus tard notre époque sous le signe d'un« inter-
règne spirituel », d'un «temps effroyable et sans empe-
reur », né d'un vide spirituel et moral produit par la
dissolution de toutes les normes et valeurs admises,
par la consommation de toutes les réserves culturelles
d'un siècle entier.
Tout ce qui est ancien semble usé ou dévalorisé, tout
est devenu mou et spongieux, l'absolu s'est fait relatif
et la base solide des normes, des principes:et des croyances
paraît sapée, pourrie ; l'esprit sceptique et le «soupçon
idéologique total » (H. Plessner) ont tout corrodé.
<< L'haleine chaude et inquiétante du fœhn », que déjà
Nietzsche avait sentie, a accompli son œuvre. << Nous
vivons du parfum d'un vase vide », avait dit Renan
à la fin de sa vie. Mais qu'est-ce qui devra remplir ce
14
vide? On peut seulement en définir les contours géné-
raux. Voilà pourquoi le « provisoire >>, qui remplace la
vraie autorité, le nihilisme, l'activisme et le dynamisme
purs (dont la rumeur couvre l'absurdité), le manque
complet de principes caractérisent autant notre époque
que cette soif du définitif, du stable, de l'absolu
qu'éprouvent les hommes ; elle est certes consolante et
émouvante, mais capable aussi de les conduire aux
égarements et aux perversions dangereuses.
Il y a unanimité générale sur ce point : nous assistons
à une décadence morale et intellectuelle incommensu-
rable, à un chaos spirituel, à un « abandon des certitudes
essentielles» (Henri Massis), à un relativisme sans borne
(qui pousse l'humour involontaire jusqu'à s'appeler posi-
tivisme!). Il nous faut remonter jusqu'à l'époque des
derniers sophistes grecs du genre d'un Gorgias ou d'un
Thrasymachos, ramenant la notion du droit à une simple
question d'utilité, pour trouver un parallèle historique.
Nous sommes également fixés sur les circonstances his-
toriques et spirituelles qui ont amené cet état de choses :
Il s'agit évidemment d'une retraite au cours de laquelle
chaque abandon en a motivé d'autres. Nous consom-
mons allégrement le patrimoine initial, nous vivons
sur la substance - ce qui nous mène infailliblement à
la banqueroute. Cette substance est constituée essentiel-
lement par le capital spirituel et moral que l'antiquité
païenne et le christianisme nous ont légué comme un
héritage inaliénable.
Cependant l'élément chrétien, qui dominait cette
masse, a dû subir dès le début de l'ère moderne une
sécularisation toujours plus prononcée, jusqu'au mo-
ment enfin où la foi - qui avait encore nourri d'abord
consciemment puis inconsciemment les idées profanes
du progrès, du rationalisme, de la liberté et de l'huma-
nité - s'était atrophiée, laissant tarir ces idées, car on
n'avait pas pris soin de reconstituer des réserves pour
les dernières sources de la foi et de la certitude. Sur ce
point encore, tout le monde est en général d'accord.
Toutefois, on peut se demander si la consommation des
réserves n'est pas plus ou moins avancée dans les diffé-
15
rents pays, et si elle a atteint un degré véritablement
désastreux seulement dans les pays où la ruine complète
de la société est un fait accompli. Autrement dit, cette
consommation a-t-elle des chances de n'avoir pas par-
tout épuisé les réserves? Chacun tirera les conclusions
selon sa propre position à l'égard du christianisme, mais
en vérité nous ne pensons pas qu'il y ait un grand choix
entre les opinions possibles.
Peut-on sérieusement admettre l'opinion de Nietzsche,
d'après laquelle le temps serait venu « où nous devons
payer d'avoir été chrétiens durant deux millénaires »? Ce
serait donc la faute du christianisme s'il n'a pas été
capable de s'attacher les hommes pour des millénaires,
et il endosserait la responsabilité du vide qu'il laisse
derrière lui? C'est là une application par trop spécieuse
du principe «ce n'est pas l'assassin, mais l'assassiné qui
est coupable »; elle se révélera finalement comme un
simple radicalisme académique, incapable de rien chan-
ger au fait que le christianisme a été l'une des forces les
plus constructives de notre civilisation et qu'il est impos-
sible de l'en dissocier. Cette certitude nous apportera
ce minimum d'attitude positive envers le christianisme
compatible avec notre responsabilité spirituelle. D'autre
part, il est clair qu'une « nouvelle culture artificielle
de christianisme pour garantir une bonne conduite »
(Jacob Burckhardt) ne peut être envisagée. Cela sou-
ligne à l'envi toute la difficulté et toute la gravité d'une
tâche que les théologiens comme leurs adversaires se
sont toujours imaginée trop facile.
D'ailleurs, nous pouvons estimer inopportun de dis-
cuter cette question, d'ailleurs épineuse, car le processus
de décomposition exige une interprétation infiniment
plus vaste. Parallèlement à la paralysie des forces de la
foi d'où qu'elles viennent, les hommes ont encore perdu
une certaine sûreté instinctive. Le sens de l'essentiel
humain est tellement faussé que l'attitude des hommes
devant les choses les plus élémentaires -le travail et les
loisirs, la nature, le temps et la mort, l'autre sexe, les
enfants et la descendance, la jeunesse et la vieillesse, la
jouissance naturelle de la vie, les aspects surnaturels, la
16
propriété, la guerre et la paix, l'entendement et le sen-
timent, et enfin la communauté - est devenue confuse
à tel point qu'il faut aviser. Les humains ont perdu la
notion exacte de la noble mesure qu'ils trouvent en
eux-mêmes. Ils chancellent d'un extrême à l'autre,
essayant tantôt ce régime, tantôt ce remède, épousant
un jour cette opinion à la mode et le lendemain cette
autre, obéissant hier à cette impulsion et aujourd'hui
à celle-là. Mais ils s'appliquent le moins possible à écou-
ter leur propre voix intérièure f Cette perte générale
d'orientation naturelle a aussi mené le monde à suresti-
mer la jeunesse et ses forces si peu mûres et si enclines
à l'inquiétude expérimentale ; cette désorientation
risque fort de remettre en question la sagesse accumulée
pendant des millénaires.
Le phénomène d'effritement moral et spirituel a
atteint toutes les sphères de la culture et marque de son
sceau toute la vie de la société occidentale. On change
de convictions comme de chemise. La virtuosité et
l'aspect purement esthétique remplacent la valeur
réelle; on perd le sens du style, ce qui engendre un
manque de respect à l'égard de la langue et une anarchie
regrettable dans l'art d'écrire, marquant la décadence
irrémédiable des possibilités d'expression logique;
«l'homme est chassé des arts » (même un critique de
notre civilisation aussi clairvoyant qu'Ortega y Gasset
a pu y souscrire) ; la musique est atteinte à son tour,
surtout depuis la fin de l'époque classique, elle dégénère
sous l'influence de la mordibité émotionnelle et d'une
sensualité croissante. Tout dégage ce parfum légère-
ment frelaté du « haut goût » qui choque même une
sensibilité robuste.
Les effets de cette désagrégation sont surtout appa-
rents et funestes dans la science. Faisant du manque de
solidité intérieure une vertu, elle est devenue de plus en
plus victime d'un malentendu tragique; en effet, elle a
admis que n'importe quelle affirmation fondée sur un
jugement de valeur était incompatible avec la dignité
scientifique et devait nécessairement inclure l'arbi-
traire subjectif, c'est-à-dire l' «idéologie». Le relativisme
17
et l'agnosticisme de la science devaient provoquer des
effets d'autant plus dangereux que cette dernière voyait
diminuer son autorité jusque-là incontestée, au moment
même où l'Église avait déjà perdu en grande partie la
sienne. Ainsi, un vide s'était créé, ressenti à bon droit
comme ·intolérable, et la pseudo-science, la pseudo-
théologie politique avaient beau jeu de le combler
graduellement. Le premier pas de cette politique théolo-
gique de l'État, dans beaucoup de pays, consistait à
revêtir la science d'un vernis politique, à quoi les savants
hésitants et pusillanimes ne pouvaient opposer qu'une
résistance dérisoire. Ainsi le mot spirituel de Rabelais
selon lequel « science sans conscience n'est que ruine de
l'âme » a pu se vérifier une fois de plus, au détriment
non seulement des âmes des savants (dont nous n'avons
peut-être pas à nous préoccuper) mais surtout de notre
civilisation.
Or, ici comme partout, nous pouvons admettre que
le pire est passé et qu'une orientation nouvelle s'affirme
depuis quelque temps déjà. Dans la science, tout comme
dans d'autres domaines de notre civilisation, une avant-
garde- certes assez réduite et pas encore très sûre de
sa route- a déjà dépassé le point le plus bas de la déca-
dence et remonte la pente. Cette renaissance spirituelle
s'accomplit en silence, loin du bruit et de l'agitation
de la scène mondiale sur laquelle le vieux drame s'achève
sans gloire.
Selon la loi de l' « interférence historique » (dont nous
parlerons encore en détail), une grande partie du public,
sans opinions fixes et sans idées neuves, se trouve encore
sous l'influence de cette décadence débilitante, esthé-
tisante et anémiante qui a dominé il y a peu de temps
encore la science et la littérature. C'est précisément
cette influence pernicieuse, en corrélation avec les signes
de délabrement sociologique, qui explique l'apparition
si pénible d'une bourgeoisie décadente, dont l'horizon est
limité par le culte badin de la fausse grandeur historique
(par exemple d'un Napoléon) ; ayant perdu la foi en
des valeurs dépassant le niveau de sa propre sécurité
et de ses aises, devenue stupide à force de lâcheté, elle
18
ploie les genoux devant la puissance et le succès.
Il serait vain de vouloir nier l'existence de ce monde
libéral et bourgeois décadent, et les temps semblent
révolus - heureusement! - où l'on s'exposait à des
malentendus fâcheux en admettant fondée la critique
à l'égard de ce monde-là. Entre-temps s'est révélé com-
bien de pays sont devenus victimes d'une telle faiblesse,
et les noms des hommes d'État qui l'incarnaient ne
sont pas encore oubliés.
Que l'on tienne pour décisifs ou non les signes de dégé-
nérescence dans le domaine spirituel et moral, il n'en
reste pas moins que leur importance est extrême et,
tout en nous conduisant probablement jusqu'à l'origine
de la crise mondiale, il nous fournissent une explication
plausible de l'écroulement de certains pays. Il convient
surtout de leur assigner la première place dans notre
diagnostic porté sur les peuples dont la dégénérescence
économique et sociale n'était pas assez avancée pour
expliquer leur faillite- pays de bourgeois et de paysans,
où la répartition de la propriété était assez égale et le
grégarisme peu évolué. En effet, on aurait eu moins
de raisons de croire corrompus certains de ces régimes
qui se sont écroulés avec un telle facilité, s'il ne s'agissait
plutôt d'une maladie de l'esprit que de la vie écono-
mique et sociale. Nous étions en présence d'un<< désordre
mental », pour utiliser un terme employé par Henri Mas-
sis. De cette manière seulement, semble-t-il, on pourrait
expliquer l'existence d'une classe dirigeante plouto-
cratique prête à la capitulation intérieure et extérieure,
quanto quis servitio promptior (Tacite, Annales, 1, 2).
En fait, la crise de la société contemporaine est totale
et ses causes apparaissent étendues et multiples. Vouloir
donner une explication de la crise morale et spirituelle
ne suffit pas. Elle doit encore être complétée par une
analyse des signes de dégénérescence sociologique pour
aboutir à une doctrine concluante. Il faut tenir compte
de cette complexité lorsque nous voulons étudier ces
syndromes sociologiques (c'est-à-dire ses aspects poli-
tiques, sociaux et économiques).
19
Les maux qui accablent la société des pays occiden-
taux depuis plus de cent ans sont caractérisés par un
effritement et un tassement détruisant peu à peu toute
sa structure. En allemand, on a appelé ce phénomène :
<< Vermassung »- difficilement traduisible par le terme :
grégarisme - pour désigner la formation de masses
amorphes et sans cohésion (1). Le livre d'Ortega y
Gasset: La Révolte des Masses a fait beaucoup pour la
compréhension de cette évolution, encore qu'il soit
vraisemblablement nécessaire d'y apporter quelques
adjonctions essentielles.
Une société saine et solidement assise possède une
véritable structure avec une infinité de degrés inter-
médiaires. Cette structure est nécessairement hiérar-
chique, c'est-à-dire qu'elle est divisée d'après l'ordre
d'importance des fonctions, des services rendus et des
facultés dominantes de chacun. Chaque membre de
cette société a le bonheur de savoir où est sa place.
Une telle construction sociale est fondée sur le rôle que
jouent les vraies communautés, capables de se grouper,
pourvues du contact vivifiant et humain du voisinage,
de la famille, de la commune, de l'Église, de la profes-
sion. Mais la société s'est éloignée de plus en plus, durant
les derniers cent ans, d'un tel idéal. Elle s'est décom-
posée en masses d'individus abstraits, aussi isolés et
solitaires en leur qualité d'hommes qu'entassés comme
des termites, en tant que porteurs de fonctions sociales.
Les habitants d'un grand immeuble locatif sont étran-
gers les uns aux autres ; ils apprendront peut-être à se
connaître seulement dans l'abri commun, lors d'une
alerte aérienne. D'un autre côté, il entretiennent les
(1) Note du traducteur: A notre connaissance, tl n'existe pas de
terme français :pour traduire textuellement le mot « Vermassung ••
Dans son Manzfeste au service du personnalisme, Emmanuel Mou-
nier déP,eint comme suit cette masse : u ••• la société sans visage,
faite d hommes sans visage où flotte, parmi des individus sans
caractère, les idées générales et les opinions vagues, le monde des
positions neutres et de la connaissance objective. C'est de ce
monde- règne de «l'on dit 11 et de «l'on fait »-que relèvent
les masses, agglomérats humains secoués parfois de mouvements
violents, mais sans responsabilité différenciée. Les masses sont
des déchets, elles ne sont pas des commencements. •
20
relations les plus étroites encore qu'anonymes, exté-
rieures ou automatiques, avec la totalité de leurs pro-
chains en leur qualité : d'acheteurs et de vendeurs,
d'électeurs, d'auditeurs de la radio, de spectateurs au
cinéma- exposés donc avec des millions d'autres indi-
vidus à subir les mêmes sensations acoustiques et op-
tiques - en tant que contribuables, bénéficiaires d'allo-
cations de secours, membres de caisses de maladie et
d'associations centralisées.
La vraie intégration au moyen de la communauté
véritable, qui a besoin des liens de proximité, des ori-
gines naturelles et du rayonnement de relations hu-
maines immédiates, a dû céder la place à la pseudo-
intégration au moyen des échanges, de la concurrence,
de l'organisation centrale, de l'agglomération, du bulle-
tin de vote, de la police, de la loi, de l'approvisionne-
ment des masses, des distractions des masses, des émo-
tions des masses et du grégarisme, une pseudo-intégra-
tion en somme qui trouvera sa consécration suprême
dans l'État collectiviste. A la compression extrême et
à l'interdépendance des individus correspond leur isole-
ment et leur solitude ; l'écrasement de la société en un
tas de sable a pour conséquence immédiate l'agglomé-
ration des individus et leur tassement en masses
amorphes, sans structure et sans ordre, qui sont le
terrain idéal pour développer les instincts et les émo-
tions des masses, en donnant à la société actuelle son
instabilité trépidante,
Finalement, la pseudo-intégration des masses a pour
corollaire le pseudo-commandement, c'est-à-dire la
domination sur l'État, sur la culture et sur la société
d'hommes non habilités pour en prendre la direction
spirituelle, parce qu'incapables de se distinguer suffi-
samment des masses nivelées, auxquelles ils appar-
tiennent par leur savoir et leurs réactions affectives ;
ils n'ont acquis leur position dominante qu'en sachant
interpréter et manier habilement ces réactions. En eux,
c'est l'homme de la masse - homo insipiens gregarius -
qui prend le commandement, cet homme de la masse
tel que l'a dépeint Ortega y Gasset : avec son pseudo-
21
intellectualisme plat et banal, son arrogance et son
outrecuidance injustifiées, son manque total de juge-
ment et son existence grégaire spirituelle et morale.
Un siècle durant, on a démocratisé l'instruction publique
et on l'a mal comprise; on a cultivé la raison, au détri-
ment de l'esprit; on a créé ainsi, parallèlement à la
ruine de la structure hiérarchique de la société, un pro-
duit dont les propriétés peuvent toutes être ramenées à
un manque de respect, c'est-à-dire à l'absence de cette
vénération qui est sans doute la base la plus élémentaire
de toute civilisation, pour nous en référer à la citation
magistrale de Gœthe dans Wilhelm M eisters W ander-
jahre (livre Il, chapitre premier). C'est la uerecundia
de Cicéron, sine qua nihil rectum esse potest, nihil hones-
tum (De Ofliciis, 1, 41). Lorsque, par exemple, Leibniz
se mit à écrire, quelques centaines d'hommes à peine en
Europe eurent la prétention de le comprendre, alors
que les braves bourgeois de Hanovre ne voyaient en lui
qu'un simple sceptique. Quoique l'on puisse critiquer,
avec raison, la structure féodale de l'Allemagne d'alors,
basée sur l'exploitation et la domination, il est hors de
doute que cette hiérarchie spirituelle était saine et bien
fondée. A supposer que la monadologie de Leibniz fftt
susceptible d'intéresser de vastes milieux, il est à redou-
ter qu'elle serait aujourd'hui vulgarisée à l'excès, par
l'écrit et par l'image, par la radio et le cinéma, par les
cours du soir, etc., jusqu'à ce que toutes les banalités
en eussent été extraites, comprises et constamment
répétées. Ou, ce qui serait pire encore, l'homme de la
masse, gâté par cette vulgarisation outrancière et
s'arrogeant le droit d'un juge de la culture, interdirait
à Leibniz d'écrire...
Ce manque de respect a une autre signification, encore
plus grande. Le corps humain dispose d'un système de
réflexes compliqués et multiples, dont le fonctionnement
préserve l'action vitale de tout danger. Ainsi nos yeux
sécrètent des larmes lorsqu'un corps étranger touche la
conjonctive, la musculature de notre gosier le rejette,
l'épiderme l'isole par suppuration et le péristaltisme
expulse l'inassimilable par son activité convulsive. Il
22
n'en va pas autrement pour la société. Elle aussi doit
pouvoir compter sur des réflexes sûrs et infaillibles,
garants en même temps que baromètres de la santé du
corps social, des réflexes d'assentiment et de refus.
S'ils deviennent faibles et incertains, ou s'ils font com-
plètement défaut, c'est l'indice infaillible d'un état
pathologique ; si, en revanche, ils fonctionnent bien, ils
indiquent que la société est toujours guidée par l'échelle
des valeurs stables. Ces réflexes doivent commencer à
jouer librement et sûrement, dès que nous dépassons
la vaste région du véniel, laissée à l'appréciation et au
jugement individuels, et que nous nous aventurons
dans cette zone frontière où finit le jeu et commencent
les choses sérieuses. Tout flottement, toute hésitation,
toute incertitude et toute paralysie sont un prodrome
grave révélant un désordre patent dans la physiologie
sociale. Nous parlons alors d'une crise morale, d'une
crise de droit ou même d'une crise du goût ; mais, dans
le fond, il s'agit toujours du même phénomène. Lors-
qu'en fin de compte, notre diagnostic le désigne par le
terme de nihilisme moral, politique ou esthétique, nous
voulons simplement caractériser un état de la société
qui correspond à la paralysie du corps humain.
Tous les réflexes de la société, aussi bien les positifs
que les négatifs, peuvent être ramenés à deux réflexes
principaux dont nous avons déjà désigné l'un, qui est le
respect ; l'autre est l'indignation absolue. Avec ces deux
réflexes on dispose d'une échelle des valeurs sur laquelle
le niveau supérieur des valeurs finales est aussi bien
défini que la basse cote des non-valeurs. Avec la même
sûreté, la société doit savoir devant qui on peut tirer
son chapeau sans déchoir et quand il s'agit de se couvrir
avec indignation sans insister. Lorsqu'elle n'est plus
certaine ni d'une attitude ni de l'autre et lorsque, dans
les cas extrêmes, les points de vue sont laissés à l'appré-
ciation de n'importe qui, il est temps d'aviser. Les
réflexes ne travaillent plus et nous sommes alors devant
cet état amorphe où toutes les normes et toutes les
valeurs, sans lesquelles une société ne saurait durer,
sont remises en question. Si le respect diminue, nous
23
voyons aussi disparaître, à l'autre bout de l'échelle, la
faculté de l'indignation motivée. Une société va très
mal lorsqu'elle ne sait plus réagir par des réflexes immé-
diats aux atteintes qui lui sont portées par des violations
de droit, l'arbitraire, l'intolérance, la cruauté et lemanque
de charité. Nous nous trouvons alors dans un état d'hébé-
tude qui est le prodrome de l'ataxie.
Si même, en lieu et place de l'indignation sans excuse,
la société se met à tolérer l'infraction, à trouver inté-
ressant le délit, à solliciter la «compréhension», à justi-
fier cyniquement les moyens par le but et la félonie
par des théories nébuleuses, à composer avec les pra-
tiques anormales - alors elle atteint son point le plus
bas. On peut dès lors invoquer le témoignage de Lichten-
berg : « Là où la mesure est une faute, l'indifférence
devient un crime. »
Ces quelques commentaires aideront à la définition
sommaire du grégarisme et écarteront des malentendus
fréquents. Peut-être est-il opportun, à cette occasion,
de mettre en garde nos lecteurs: il serait aussi faux que
présomptueux d'assimiler ce terme de « masse » aux
-couches populaires à petits revenus ou de peu de pro-
priété. Bien au contraire, il s'agit d'un processus de
dégénérescence indépendant de l'échelle des revenus,
et dont certaines classes peu aisées sont encore le moins
atteintes, comme par exemple celles des paysans et des
artisans. Il y a suffisamment « d'hommes de la masse »
au sommet de la pyramide des revenus, et la présomp-
tion sociale est précisément l'une de leurs caractéris:..
tiques!
Quelles sont les circonstances sociologiques suscep-
tibles de favoriser ce grégarisme?
Pour plus de clarté, il semblerait indiqué d'en classer
les facteurs sociologiques - nous ne mentionnerons
plus ceux d'ordre spirituel et moral - en trois groupes
distincts : l'élément démographique, l'élément techno-
logique et enfin l'élément politique, social et institu-
tionnel. Expliquons-nous d'abord en commençant par
la partie démographique ; elle a sans doute moins besoin
d'être longuement commentée.
24
Il va sans dire que l'énorme accroissement de la popu-
lation, sans exemple dans l'histoire et provenant d'une
« interférence historique » (c'est-à-dire la confrontation
du« nouveau» taux de mortalité très bas avec l'« ancien»
taux de naissances très élevé), a produit une « masse »
dans le sens brut et arithmétique du terme, qui devait
marquer son empreinte sur toute la civilisation. Le
problème démographique a un aspect beaucoup plus
important que ne pourront le prétendre les économistes,
les statisticiens et les hygiénistes sociaux : le fait que
l'Occident a été submergé par des millions et des millions
d'hommes a provoqué une tension économique, sociale
et culturelle à laquelle presque aucun corps social n'eût
pu résister sans perdre sa structure et dégénérer en une
société de masses. L'augmentation étaittrop considérable
et surgit d'une manière trop subite pour être assimilée
sans à-coup, sans rompre la continuité et sans affecter
la tradition sociale et culturelle. Nous avons connu
aujourd'hui plus d'un exemple de nations engendrant,
dans leur propre sein, une invasion de barbares :
oetlloi 7f),r;Ooc; r' rlllrlptep.ot
<< Terribles, en masses innombrables » (Eschyle, Les
Perses). La marée humaine, sans exemple, au siècle
dernier, a obligé l'humanité d'accepter - et cela même
si d'autres forces n'avaient pas agi sur elle - cet appa-
reil colossal et rationalisé que représente le ravitaille-
ment des masses, cette orgie de technique et d'admi-
nistration, cette grosse industrie, cette division à l'excès
du travail, ces métropoles géantes, ces quartiers et dis-
tricts industriels surpeuplés, ce rythme trépidant et
cette instabilité de la vie économique, cette existence
matérialiste, rationaliste et sans traditions, cette pro-
duction en masse, ces loisirs gâchés des masses, cette
centralisation et organisation, cette interdépendance
universelle, ce remue-ménage continuel d'hommes et de
marchandises, ces transplantations de tout ce qui est
sédentaire et autochtone, cette soumission du globe au
joug d'une civilisation mécanisée et positiviste.
Ces conjonctures ont provoqué partout, dans une
25
partie plus ou moins grande de la population, ce que
nous appellerons le prolétarisme, en donnant à ce terme
une signification très étendue. C'est une situation sociale
et anthropologique caractérisée par une dépendance
économique et sociale, le déracinement, l'encasernement,
l'éloignement de la nature et l'anonymat du travail.
Il s'agit d'un développement où l'élément démogra-
phique a produit tous ses effets pernicieux en même
temps que les éléments d'ordre technologique et d'ordre
politique, social et institutionnel. Ce n'est pas seulement
l'augmentation de la population, mais au moins dans
une même mesure le machinisme moderne, la manière
de s'en servir, les formes mal comprises de l'organisa-
tion administrative et industrielle, et enfin certaines
mesures politiques et sociales de l'État, qui sont respon-
sables du prolétarisme devenu le destin des masses ;
un destin qui menace plus qu'aucun autre fléau l'essence
même de notre société et condamne des millions d'êtres
à une existence dans laquelle ils ne peuvent se dévelop-
per librement et posititivement, ni comme citoyens ni
comme hommes. Ils ont déjà dépassé le stade des salaires
insuffisants et des journées de travail trop longues,
surtoutdans les nations les plusévoluées, les plus atteintes
par le grégarisme. D'ailleurs les antipodes des prolé-
taires, c'est-à-dire les paysans et les artisans, sont cer-
tainement les plus mal lotis dans ce domaine matériel.
Ce qui caractérise le prolétarisme, c'est son domaine
spirituel, c'est l'effet atrophiant de la manière de vivre
et de travailler des prolétaires pris dans la masse des
grosses industries (ni paies plus fortes, ni cinémas plus
grands n'améliorent leur sort!); c'est la dépendance et
l'insécurité créées par l'absence de propriété et la courte
périodicité des revenus ; c'est le travail militarisé accom-
pli par obligation, de façon anonyme,_sous une discipline
féroce, et exécuté par les fractions infimes d'un appareil
géant, ce qui lui fait perdre son sens et sa dignité ; c'est
l'existence loin de la nature et de toute communauté
organique, non conforme aux aspirations de l'homme, le
privant de son cadre naturel et social indispensable.
En un mot, il s'agit de conditions de vie, de travail et
26
d'habitation médiocres, qui n'ont jamais été aussi répan-
dues et qui ont de plus en plus marqué notre civilisation
de leur sceau.
Le prolétarisme n'a pas toujours toutes les caracté-
ristiques que nous venons d'énumérer. Il se présente
sous des formes diverses et nuancées dont les différents
groupes de population, les différents pays ont été atteints
à des degrés très variables ; certains en ont même été
préservés dans une mesure assez efficace. Il faudra
toujours considérer un pays comme étant fortement
prolétarisé, lorsque les grosses exploitations et la con-
centration de la propriété auront transformé une grande
partie de la population en salariés dépendants, citadins
et intégrés dans la hiérarchie administrative, industrielle
et commerciale.
Le socialisme de tout crin n'offre qu'un changement
de ce prolétarisme à double effet : il s'en nourrit pour
créer l'idéologie correspondante et en même temps il le
pousse jusqu'à ses limites. Cela est vrai jusqu'au point
où l'on peut remplacer le terme de socialisme par celui
de prolétarisme. Ce terme nous ferait mieux comprendre
qu'au fond le socialisme n'est pas autre chose que la
conséquence logique d'une évolution engendrée et déve-
loppée par un capitalisme dégénéré.
Il convient de compléter ce tableau des masses pro-
létarisées, mécanisées et centralisées par les détails que
chacun de nous connaît et qui évoquent à tout instant
l'ensemble des maux, sans que nous puissions toujours
distinguer avec certitude jusqu'à quel point il s'agit de
causes, d'effets ou simplement de symptômes. Ce qui
nous paraît le plus grave, c'est la décadence de la famille,
qui va de pair avec l'évolution pathologique générale et
prouve combien celle-ci modifie les conditions élémen-
taires d'une existence saine et d'une société bien ordon-
née. Ce développement a en effet créé des conditions
économiques et sociales où la famille, domaine naturel
de la femme, champ d'éducation des enfants et cellule la
plus naturelle de la communauté, doit forcément s'atro-
phier et dégénérer enfin jusqu'à n'être plus qu'une
simple cohabitation à laquelle, en quelques semaines,
27
peut mettre fin le divorce. En dehors des couches pay-
sannes et artisanales, la famille a été dégradée jusqu'à
se résumer en une simple communauté de consommation
- tout au plus une communauté de loisirs. Le plus
souvent, il lui manque des enfants, auxquels on ne peut,
en général, donner qu'une éducation sommaire. S'il est
vrai qu'il ne faut plus du tout parler d'éducation dans
de vastes cercles bourgeois; si d'un autre côté, et en
opposition formelle avec les enseignements de Pesta-
lozzi, l'instruction détermine, de manière toujours plus
exclusive et partant plus unilatérale, la formation des
hommes ; si l'on doit se persuader enfin qu'une moitié
de la société, c'est-à-dire sa partie féminine, est victime
de cette évolution et menacée dans son développement
vital et.naturel, nous ne pouvons plus hésiter à voir dans
la décadence de la famille l'un des symptômes les plus
apparents et les plus alarmants du mal qui sape notre
civilisation. Cependant, de simples recommandations
ou des jérémiades sont aussi inutiles que gratuites. II
faut mettre en œuvre tous les moyens pour changer
radicalement les circonstances sociologiques actuelles,
où la famille ne saurait prospérer.
L'impression n'est pas moins navrante lorsque nous
considérons l'autre face du prolétarisme et du gréga-
risme : le dépeuplement des communes rurales, la ruine
du village en faveur de la ville et le mercantilisme enva-
hissant la campagne. L'élite campagnarde s'affaiblit
en même temps que son influence diminue, le déclin des
communautés villageoises s'accentue, les communes
rurales sont transformées en sordides banlieues de
villes surpeuplées, la vie intellectuelle à la campagne
se meurt.
En tout premier lieu, nous voyons ces symptômes
inquiétants se généraliser en France, aux États-Unis,
en Angleterre, dans une certaine mesure aussi en Alle-
magne. La santé morale de la Suisse l'a préservée
en quelque sorte de cette désagrégation rurale pro-
gressive ; elle a gardé son équilibre spirituel et
sociologique, et on y accueillerait avec quelque étonne-
ment cette plainte des Français : « Le médecin de cam-
28
pagne, c'est fini. » Ceux qui n'ont pas fait l'expérience
personnelle de cet effritement en trouveront la meilleure
et la plus incisive des descriptions dans le roman The
Farm de Louis Bromfield. Ajoutons encore que la ruine
de la vie rurale est souvent accompagnée d'un phéno-
mène contraire, que l'on pourrait appeler une tendance
à la polarisation de nos rapports avec la nature: au lieu
que la civilisation et la nature se pénètrent en un équi-
libre harmonieux, nous trouvons d'une part les villes
surpeuplées et d'autre part les parcs nationaux, le cam-
ping et le nudisme; le juste milieu de la bourgade cam-
pagnarde disparaît. En revanche le citadin, devenu
.complètement étranger à la nature, affecte volontiers
un certain culte des valeurs paysannes, qui est un signe
de la mode, de la fausse bonhomie et du snobisme ; le
vrai paysan n'en ressentira que de la gêne.« Rien n'em-
pêche tant d'être naturel que l'envie de le paroître »(La
Rochefoucauld).
Il est impossible de décrire dans ses moindres détails
tous les aspects de la désagrégation sociologique et
toutes ses incidences. L'essentiel ayant été dit, tour-
nons-nous vers les syndromes du domaine plus restreint
des systèmes économiques et politiques. Ils serviront de
dernier complément à notre diagnostic total.
Tout le monde se rend si bien compte que les crises
spirituelles, morales et sociologiques réunies ont conduit
à une crise excessivement grave du système politique
occidental que peu de mots suffiront. D'un côté, nous
assistons, dans les pays démocratiques, depuis plus
d'une génération et plus particulièrement depuis la fin
de la dernière guerre mondiale, à des manifestations
de désagrégation et de dégénérescence, appelées crises
de la démocratie ; d'un autre côté, un nouveau régime
s'est répandu, depuis la révolution russe de 1917, sous
le nom de collectivisme ; son empreinte sur notre époque
est tellement forte qu'on a déjà parlé der« ère des tyran-
nies » (E. Halévy).
Crise de la démocratie, autrement dit : méconnaissance
dogmatique des conditions et des limites régissant le
29
principe démocratique et libéral ; grégarisme ; revendi-
cations brutales formulées par des multitudes d'inté-
ressés ;fanatisme des minorités ; baisse du niveau géné-
ral; méconnaissance des conditions nécessaires à une
structure démocratique bien ordonnée et des sacrifices
indispensables qu'elle entraîne ; effets dissolvants de la
crise du système économique et de l'économie politique
interventionniste planifiée- tout ceci, et bien d'autres
causes encore, ont rendu difficile le fonctionnement des
institutions démocratiques et ont conduit à la dissolu-
tion de l'autorité, de l'impartialité et de l'unité de l'État,
puis à un affaiblissement gouvernemental qui, dans
quelques situations trop connues, engendra une véri-
table atonie de l'autorité à l'intérieur et à l'extérieur,
libérant par là les forces destructives. En même temps,
une centralisation et un bureaucratisme toujours plus
puissants ont mécanisé l'État, aux dépens de sa struc-
ture verticale et organique, fondée sur le fédéralisme ou
sur l'autonomie communale, précipitant ainsi le mouve-
ment niveleur du grégarisme, si caractéristique pour
l'ensemble de la société, et le transposant ensuite dans
le domaine de la constitution et de l'administration.
Tout le monde comprendra que le régime de l'État
collectiviste, si inquiétant et si révolutionnaire, doit être
interprété dans le cadre de la crise de la démocratie,
mais aussi dans celui de la crise totale, spirituelle et
sociologique. Deux aspects particuliers, qui ne sont au
fond que les deux faces d'un même état de fait, valent
la peine d'être relevés. D'un côté, la démocratie mala-
dive d'aujourd'hui contient déjà, en germe, certaines
caractéristiques de la domination collectiviste ; nous
la concevons assez bien, en la désignant du terme de
pléthocratie, qui signifie l'État autoritaire et collec-
tiviste des masses. La crise démocratique porte donc,
jusqu'à un certain point, des caractéristiques précollec-
tivistes. Mais d'autre part, il serait complètement
faux de croire que le régime collectiviste est capable de
surmonter la crise de la démocratie, car, en fait, il n'est
pas autre chose que l'ultime, la plus grave conséquence
et le dernier degré des maux que celle-ci a provoqués
30
dans la société des masses modernes. Chercher la guéri-
son et le salut dans cette direction, c'est se tromper du
tout au tout.
Nous pouvons également nous borner à résumer les
causes, les symptômes et les effets de la crise totale dans
le cadre économique de ce qu'il est convenu d'appeler
le « capitalisme » du monde européen et américain,
peut-être moins à cause de l'unanimité des idées sur
ce sujet que pour la raison que nous traiterons cet aspect
à fond dans les chapitres qui vont suivre. Il suffira de
savoir, pour notre vue d'ensemble, que la crise du sys-
tème économique est l'expression même de la crise
totale, aussi bien spirituelle et morale que sociologique,
et qu'elle en est une conséquence directe. Nous en fai-
sons tous les jours l'expérience à notre corps défendant.
Il serait faux, cependant, de s'en tenir à cette constata-
tion et d'admettre que le système économique n'était
qu'une victime innocente des forces de destruction
extraéconomiques. Ce n'est pas le cas. Bien au contraire,
la crise du « capitalisme » a en grande partie un carac-
tère indépendant, et il convient de la ranger plutôt
dans les causes que dans les effets de la crise totale, pour
autant qu'une pareille discrimination soit possible. En
d'autres termes, le système économique porte en lui
des défauts de construction, des contradictions et des
signes de dégénérescence qui auraient suffi à le préci-
piter dans une situation fâcheuse, même sans les contre-
coups sérieux de la crise totale. Souvenons-nous des
précédentes constatations faites au sujet du grégarisme
pour reconnaître la grande part de responsabilité du
« capitalisme » et de ses erreurs d'application dans les
maux de notre société.
Certes, on ne soulignera jamais assez que notre éco-
nomie n'aurait pas subi dix ans plus tard un véritable
effondrement si d'autres bouleversements, après 1914,
n'avaient apporté une tension telle qu'un autre système
économique se fût écroulé vraisemblablement bien plus
tôt et de manière irrémédiable. Il n'est cependant pas
douteux non plus que les hommes se seraient révoltés
tôt ou tard contre un système économique dont le déve-
31
loppement dans certains pays, en dépit de ses principes
élémentaires inviolables, provoquait une critique acerbe.
L'enrichissement par les monopoles et la politique d'inté-
rêts et d'exaction qu'on a laissé s'étendre de plus en plus,
son instabilité, son manque d'équité, le fonctionnement
défectueux d'une multitude de marchés particuliers, le
prolétarisme, l'affairisme, la concentration du pouvoir,
les exagérations des spéculateurs et les destructions de
capitaux, tout ceci oblige les hommes à vivre dans des
conditions contre lesquelles ils se révoltent, dans un
malaise vague pour atteindre des buts mal définis.
La révolte contre l'économie occidentale a conduit à
l'anticapitalisme sous toutes ses formes (nuancées sui-
vant leur radicalisme plus ou moins exacerbé), au socia-
lisme et au collectivisme, comme la crise de la démocratie
l'a amenée au totalitarisme. Loin de vaincre cette crise,
ce dernier en développe encore les maux jusqu'au
paroxysme ; de même le socialisme, en tant qu'expres-
sion de la révolte anticapitaliste des masses, est une
réaction condamnée à tout menacer, bien qu'aboutis-
sant à toutes les impasses, à toutes les erreurs -mais
jamais au salut qu'il prétend apporter. Cette confron-
tation du totalitarisme et du socialisme est plus qu'une
comparaison : les deux tendances ont un rapport si
étroit qu'elles forment une unité facile à prouver.
Toutes deux - l'une dans le domaine de la politique et
de la culture, l'autre en matière économique et sociale
-achèvent la crise totale de la société. L'une comme
l'autre sont si bien le contraire d'une solution qu'elles
marquent même le point extrême qui nous en sépare.
Nous n'émettons certes pas ce jugement sur le socia-
lisme pour le plaisir de la provocation, et moins encore
par manque de sympathie à l'égard des motifs qui ins-
pirent beaucoup de ses adhérents, ou encore par incom-
préhension des circonstances historiques qui ont amené
les masses à se révolter contre l'évolution faussée de
notre système économique et les ont dirigées vers le
marxisme. Seuls ont d'ailleurs voix au chapitre ceux
qui ne cherchent pas à excuser les aberrations du capi-
talisme, mais y puisent au contraire des raisons abon-
32
dantes et péremptoires pour préconiser une réaction
vigoureuse et intelligente. Pour antisocialiste qu'elle
soit, elle n'en est pas moins radicale que la réaction
socialiste. Il serait également contraire à nos principes
et à notre dignité de répondre à ceux de nos adversaires
qui, profitant de ces conceptions, émettraient des soup-
çons peu chevaleresques à l'égard de nos propres motifs.
Donnons au mot socialisme le sens correspondant à
son développement historique, c'est-à-dire celui d'une
économie planifiée et totale, supprimant marché, con-
currence et initiative privée. Dans l'intérêt même des
couches de la population portées à voir en lui leur
planche de salut, constatons simplement et sans dé-
tours qu'il constitue une fausse route, un raisonnement
habituel devenu simple routine, de la part d'hommes
que nous comprenons fort bien et qui nous sont peut-être
proches, ce qui nous confère d'autant plus le droit de les
rappeler à la raison. C'est d'ailleurs un erreur de croire
qu'une critique sans compromis des maux de notre sys-
tème économique et social conduise nécessairement au
socialisme ; et inversement, il serait faux de prétendre
que chaque adversaire du socialisme soit nécessairement
un réactionnaire malveillant ou un temporisateur peu
~incère et aveugle. Nous laissons à d'autres le soin de
justifier leur antagonisme à l'égard du marxisme. Nons-
mêmes nous appuyons le nôtre sur des raisons péremp-
toires que nous espérons voir admises en fin de compte
par ceux qui vivent pour le socialisme (sinon par tous
ceux qui vivent du socialisme t). Des raisons particu-
lières et historiquement fortuites peuventexpliquer pour-
quoi les critiques radicales relatives aux infirmités de
notre système économique se sont accumulées dans le
grand bassin du socialisme; l'aveuglement et le manque
d'idées des non-socialistes (en plus du rôle éminent de
quelques intellectuels, comme par exemple Karl Marx)
n'en sont pas les moindres raisons. Nous ne voulons
pas prétendre par là qu'il faille adopter cet état de choses
pour l'éternité; au contraire! N'avons-nous pas assez
suivi cette fausse route pour n'avoir plus aucune illu-
sion sur son aboutissement fatal? Si, malgré la volte-
33
La crise 2
face qui s'impose, on veut garder le terme de socialisme,
on pourrait dire que la chose importe plus que le nom.
Cependant, prêtons-y garde, cette manière de voir est
dangereuse à un moment où nous avons besoin de clarté
dans notre jugement, dans nos conceptions et dans nos
décisions; elle est sujette à caution et susceptible d'aug-
menter la désorientation et la confusion. La netteté
des conceptions et la sincérité du langage appartiennent
au nombre des conditions préalables qui nous aideront
à dominer une ère tristement célèbre par sa mythoma-
nie foncière et le travestissement intolérable de ses
paroles.
A vrai dire, une certaine confusion résulte de l'habitude
prise d'employer sans réflexion ni précision des termes
comme l' « économie planifiée » et le « socialisme ». De
plus en plus, on entend ces désignations pompeuses,
même dans des cas où il s'agit de choses plus innocentes,
voire même de nécessités manifestes, auxquelles on n'at-
tache pas une importance exagérée, comme les discus-
sions sur les plans d'extension communaux, sur le
développement des coopératives ou sur la standardisa-
tion des produits agricoles. Dans tous ces cas, on devrait
éviter ces grands mots, qui sont réservés à quelque chose
de très spécifique, c'est-à-dire au dirigisme économique
et bureaucratique organisé, en lieu et place de l'économie
basée sur le marché et la formation des prix. N'avons-
nous pas vu certains types de vieux socialistes touchants
(nuance dite révisionniste) accepter sur le tard la...
socialisation des pompes funèbres, des laiteries, etc., pour
réaliser leurs anciennes chimères du « grand soir » ou de
« l'expropriation des propriétaires »?
On devrait plutôt s'efforcer d'employer l'expression
socialisme dans sa rigueur et sa définition d'autrefois,
et avoir le courage de dire que nous en avons triomphé
intérieurement. Le but à atteindre est au moins aussi
éloigné du socialisme que du libéralisme désuet. Nous
sommes encore pleins de ressentiment et de romantisme
prolétarien, alors qu'il importe avant tout de voir clair
et de faire preuve d'objectivité et de décision.
Que le socialisme nous serve d'exemple pour nous
34
préserver de faire fausse route lorsqu'il s'agit du choix
d'une thérapeutique! En face du caractère complexe
de la crise qui atteint tous les domaines de la vie cul-
turelle, on comprendra notre profonde aversion à pro-
poser un programme de guérison précis et détaillé, et
à le prôner en promettant à la légère un secours prompt
et infaillible, tout en affectant l'assurance peu sympa-
thique du personnage qui en a fini avec tous ces pro-
blèmes et se montre peu enclin à écouter d'éventuelles
objections. Ce qui importe pour l'instant, c'est d'une
part la précision et le caractère convaincant du diagnos-
tic, sans lesquels toute action resterait une vivisection
de dilettante sur le corps pantelant de la société; d'autre
part, l'obligation de savoir dans quelle direction géné-
rale devra se développer chaque action particulière.
Il faudra réaliser un accord complet sur ces questions
avant de délibérer sur les mesures qui s'imposent et de
s'occuper d'une œuvre qui dépassera certainement de
beaucoup les forces d'un seul homme. Est-il besoin de
dire qu'une telle entreprise d'assainissement demande
des efforts aussi persévérants et une patience aussi
inépuisable que le reboisement d'un pays aride et dénudé
par exemple?
Si nous nous bornons à mettre en garde nos lecteurs
contre une impatience de dilettante, en ayant confiance
pour le reste dans la force persuasive des chapitres sui-
vants, nous croyons toutefois utile d'expliquer en
quelques mots le programme d'ensemble de la poli-
tique à suivre. En effet, les temps semblent révolus
où un nouveau type de politique économique s'imposera,
difficilement adaptable à tout autre schéma admis, ce
qui le rendra peut-être d'autant plus sympathique.
C'est une économie politique conservatrice en même
temps que radicale : conservatrice en ce sens qu'elle doit
garantir la sauvegarde et la continuité du développe-
ment culturel et économique, et poursuivre comme but
immuable la défense des valeurs et des principes der-
niers d'une culture fondée sur la liberté de la personnalité
- radicale en revanche dans son diagnostic sur la ruine
de notre système éconpmique et social « libéral », dans sa
35
critique des aberrations commises par la philosophie et
la pratique libérales, radicale encore dans le manque
manifeste de respect envers les institutions, les privilèges,
les idéologies et les dogmes désuets, radicale enfin dans
son impartialité complète dans le choix des moyens
utilisés pour arriver au but. La même fermeté quipous-
sera les promoteurs de ce programme à se rendre compte
de certaines erreurs fondamentales du libéralisme his-
torique du x1xe siècle, devra les inciter à repousser avec
la dernière énergie le collectivisme, de quelque appa-
rence qu'il soit, et le totalitarisme politique et culturel
qui en est le corollaire inséparable, l'un et l'autre étant
non seulement une solution impropre, mais encore
funeste à la société.
L'énergie que les défenseurs de notre programme
déploieront dans l'opposition au collectivisme prouvera
qu'ils n'ont nullement pris une position de principe
contre le libéralisme en soi ; ils ne s'en tiennent ni à la
forme particulière du libéralisme du x1xe siècle, ni à
la théorie et à la pratique qui ont été la cause de son
discrédit irrémédiable. Ce qui leur importe, c'est avant
tout un libéralisme beaucoup plus général, inviolable
et se régénérant par-dessus les millénaires : comportant
la culture d'une libre personnalité, un équilibre entre
l'indépendance et la discipline qui conviennent à
l'homme et à la société ni collectiviste ni féodale ou
médiévale, délivrée du péché originel de la violence et
de l'exploitation.
En le soulignant, ces adeptes marquent en même
temps l'opposition irrémédiable qui existe entre eux
et un obscurantisme réactionnaire, si ardent aujour-
d'hui à profiter du malaise général provoqué par les
derniers événements et à nous faire abandonner la seule
valeur active de cette époque : la victoire remportée
sur tout esprit médiéval qui se fonde sur la force.
C'est précisément pour sauver ce noyau inattaquable,
mais menacé par la ruine du libéralisme historique, que
les défenseurs du révisionnisme libéral sont si impi-
toyables dans la critique de ce qui s'est effondFé. Illeur
faut supporter d'être rangés par des adversaires peu
36
subtils dans le camp opposé. En faisant preuve de cette
inflexibilité et de cette sincérité sans réserve, ils ne
croient pas seulement servir la vérité, mais en même
temps la cause elle-même. D'ailleurs, ils se trouvent
dans la position confortable de celui qui n'a pas à déses-
pérer devant les autels déserts du libéralisme, tout en
se lamentant sur la bêtise des autres; mais ils ont la
chance de pouvoir dénoncer les fautes qui ont besoin
d'être corrigées dans leur propre camp. Car se corriger
soi-même tire plus à conséquence ; les révisionnistes
libéraux se sont donc placés à un point de vue qui, étant
donné l'état de choses actuel, est le seul à ne pas paraître
sans espoir dès l'abord.
Il s'agit d'un programme équivalent à un combat
sur deux fronts : contre le collectivisme d'une part et,
de l'autre, contre le libéralisme tel qu'il s'est développé
dans la plupart des pays au x1xe siècle, et qui a besoin
d'une révision complète. Bien entendu, une telle cam-
pagne sur deux fronts suppose une puissance combattive
spirituelle et morale à toute épreuve ; chacun ne la
possède pas et il y aura sans doute des phases dans
cette bataille où la résistance semblera diminuer sur
l'un des fronts pendant que les réserves seront inté-
gralement engagées sur l'autre. Inévitablement d'ail-
leurs, tant que ce programme sera en gestation, il
sera souvent exposé à des confusions et à des malenten-
dus regrettables et, sans aucun doute, la nouveauté
et la particularité de cette nouvelle voie économique
et politique seront méconnues. Il ne s'agit ni d'une
variété du libéralisme historique, ni d'un simple « in-
terventionnisme », ni surtout de quelque chose qui
aurait la moindre ressemblance avec le collectivisme,
qui est aujourd'hui partout en progrès constant. La
subtilité de cette conception nouvelle exigerait un
livre entier et même volumineux. Il s'ensuit que tout
essai d'y mettre une étiquette, aussi nécessaire soit-elle,
sera forcément provisoire. On ne sera cependant pas
loin de la réalité en choisissant les notions de « libé-
ralisme constructif », «révisionnisme » ou «humanisme
économique » ou, selon ma proposition, le tiers chemin.
37
J'ai l'impression que cette dernière désignation est
assez adéquate. Elle n'est ni trop large, ni trop étroite,
et, avant tout, elle exprime l'intention impérative du
nouveau programme : surmonter l'alternative stérile
entre le laisser-faire et le collectivisme. Un cercle
choisi, encore assez petit à l'heure actuelle, mais qui
s'élargit sans cesse grâce à la leçon au:ssi effective que
douloureuse de l'actualité, travaille aujourd'hui dans
plusieurs pays, et d'une manière éclectique, à élaborer,
à préciser et à détailler un tel programme, sans souci
de l'étiquette qu'on y apportera.
Nous avons fait une constatation rassurante, et elle
se vérifie tous les jours! Les idées que nous venons
d'exprimer trouvent l'adhésion d'un cercle toujours
plus étendu de contemporains dans tous les pays. Cette
certitude nous permettra de clore le tour d'horizon
que nous venons d'effectuer sur un ton un peu plus
optimiste, qui atténuera le pessimisme de nos consi-
dérations.
Trois choses doivent être dites avec toute l'insistance
voulue : premièrement, notre pessimisme est de nature
constructive ; il veut ouvrir les yeux et, en même temps,
c'est un appel à l'action. Il n'est donc pas seulement
opposé- d'ailleurs cela va de soi- à un optimisme
superficiel, mais également au fatalisme décadent et
profondément païen de ceux qui acceptent, las et rési-
gnés, le destin inéluctable, ou encore de ceux qui,
triomphant secrètement derrière un masque philoso-
phique et élégiaque, éblouissent les esprits paresseux
par cet argument trompeur qu'est le déterminisme et
se parent eux-mêmes de l'auréole du sage initié aux
grands secrets de la Providence. Au contraire, notre
décision n'appartient pas à un destin mystique, mais à
nous-mêmes ; c'est à nous d'en prouver le caractère
sérieux et impérieux. Aussi longtemps que la décision
est encore à prendre - elle l'est - tout peut être tenté.
Il suffit que nous le voulions et le comprenions sans
nous laisser paralyser par un fatalisme lâche et sans
fondement. Il faut être assez pessimiste pour recon-
38
naître toute l'étendue du danger, afin de pouvoir tra-
vailler à le conjurer - œuvre pour l'accomplissement
de laquelle les optimistes et les fatalistes encombrent
inutilement le chemin. C'est par pessimisme que nous
prévoyons notre condamnation par le destin, pour
autant que nous n'entreprenions rien; mais nous nous
refusons à croire à un destin qui nous terrasserait quoi
que nous fassions. En ajoutant que l'espoir et la crainte
sont jumeaux, nous ne faisons que répéter une sagesse
vieille comme le monde.
En second lieu, nous nous référons à l'observation
faite précédemment, selon laquelle le revirement spi-
rituel et moral, indispensable si l'on veut une régé-
nération sérieuse, est en train de s'accomplir sous nos
yeux. Cette métamorphose inclut la volonté d'un chan-
gement radical et aussi le choix judicieux de la route
à suivre. Mais les indices se multiplient aussi qui an-
noncent, parallèlement à cette conversion spirituelle et
morale, une tournure plus favorable des événements,
dans plusieurs domaines sociaux aussi bien qu'écono-
miques. De même que les forces sont à l'œuvre partout
pour surmonter l'interrègne spirituel, de même peut-on
enregistrer un certain raidissement, lent et progressif,
dans la résistance contre le grégarisme, le prolétarisme
et les autres infirmités sociologiques. La tendance uni-
verselle de freiner l'accroissement de la population
oppose une barrière à l'augmentation numérique indé-
finie des masses. De même, au grégarisme des pays
collectivistes, nous pouvons opposer des signes pré-
curseurs dans d'autres nations, nous montrant qu'on
est en train d'y trouver la bonne voie.
On reconnaît la valeur de la paysannerie ; l'attraction
funeste des métropoles diminue ; la législation, l'admi-
nistration et la jurisprudence, de même que la conduite
intelligente de certains chefs isolés, s'engagent un peu
plus audacieusement dans la voie décentralisatrice, se
détournent du style « colossal », se défendent contre
le monopolisme et l'égoïsme des groupes et luttent pour
la création de nouvelles formes d'industrie plus humaines.
On fuit la monotonie en se tournant vers la diversité,
39
on préfère le naturel à l'artificiel, et si la dernière guerre
mondiale n'était pas survenue, nous eussions sans doute
enregistré dans ce sens, comme dans bien d'autres, de
réels progrès. Et encore, est-il si absurde de penser
que la guerre enseigne aux hommes, d'une manière
aussi cruelle qu'efficace, la nécessité d'une reconstruc-
tion complète de la société? Devant l'ampleur effrayante
des dévastations et les suites incalculables de cette
catastrophe mondiale, où la vie humaine est forcée
dans ses derniers retranchements, tout ce qui est cor-
rompu s'effondre et chacun est placé, sans avertissement
préalable et sans ménagements, devant les problèmes
ardus de l'existence.
Les chances d'un développement ultérieur favorable
- et ceci nous amène au troisième et dernier point -
sont d'autant plus grandes que tous les pays et, à
l'intérieur de chaque État, tous les groupes de la popu-
lation n'ont pas été atteints au même degré par une
désagrégation progressive. Bien au contraire, la plu-
part des pays (même les États collectivistes) disposent
encore de réserves plus ou moins importantes de moral
intact et d'instinct d'orientation et ils ont conservé des
effectifs plus ou moins influents d'une société non désa-
grégée et non submergée par la masse. Dans quelques
pays, la désagrégation et le grégarisme se limitent
d'ailleurs à un seul secteur, à qui l'on a simplement
permis jusqu'à maintenant de donner le ton. Presque
partout, nous pouvons donc compter avec des parties
à peu près intactes de la société, qu'il suffit de renforcer
et d'encourager pour arriver, dans les cas les plus favo...
rables, à une conversion étonnamment rapide.
La meilleure réfutation des objections timorées de
ceux qui prennent notre programme pour une utopie
insensée et notre espoir le plus ferme pour une chi-
mère, réside dans le fait qu'il existe, parmi les États
spirituellement et économiquement les plus forts se
rattachant à la culture euro-américaine, des pays dans
lesquels la plupart de nos postulats sont déjà mis en
œuvre, trouvent déjà une application partielle plus
ou moins parfaite, et ces réalisations ont prouvé une
40
santé et une résistance enviables. Le meilleur exemple
n'est-il pas fourni par la Suisse? On rendrait à la
Suisse le plus mauvais service en la félicitant avec
une amabilité obséquieuse de sa perfection, et elle
serait dépouillée d'une des caractéristiques essentielles
de sa santé si jamais, suivant l'exemple pernicieux de
certains grands pays, elle perdait cette force morale qui
admet une critique vigoureuse et incessante à l'égard
de ses institutions. Mais justement, parce que nous la
croyons assez saine pour accepter avec une égale séré-
nité compliments et critiques, nous osons la présenter
au monde comme un exemple vivant et convain-
cant qui infirme sans -peine l'assertion selon laquelle
les problèmes fondamentaux de la civilisation des masses,
de la démocratie et de la crise morale de l'Occident
seraient insolubles.
41
1
PREMIÈRE PARTIE
INVENTAIRE ET BILAN
SEMENCE ET MOISSON DE DEUX SIÈCLES
Les deux révolutions.
La crise mondiale contemporaine est le résultat d'un
développement spirituel et politique qui remonte à
la Renaissance, mais qui s'est accentué surtout au
cours des deux derniers siècles, au xvnie et au x1xe,
et nous a menés enfin au point actuel. L'abondance
prodigieuse de faits intérieurs et extérieurs au cours
de cette époque lourde de conséquences a son apogée
dans deux événements, dont l'un est aussi extraor-
dinaire que l'autre : la révolution politique et la révolu-
tion économique. Tous les courants spirituels des temps
modernes convergent vers elles, et en même temps tous
les problèmes actuels y ont leur source. L'une comme
l'autre signifient un bouleversement d'une envergure
inconnue tout au long de l'histoire. Elles ont façonné
le monde tel qu'il se présente aujourd'hui, et, si nous
voulons comprendre quelque chose à ses problèmes,
nous sommes dans l'obligation de déterminer et de
justifier notre propre position à l'égard des deux révo-
lutions. Ce faisant, nous serons en mesure de discuter
de tous les problèmes de ces deux siècles et de nous
rendre compte à quel point précis leur développement
a pris une tournure fatale.
Les deux révolutions dépendent étroitement l'une de
l'autre. Elles sont le produit simultané d'un même
climat sociologique qui s'est formé ensuite du mouve- •
ment d'émancipation spirituelle, de la Renaissance
jusqu'à la civilisation occidentale moderne, en passant
43
par l'humanisme, la Réforme, le rationalisme, l'indivi-
dualisme et le libéralisme. Toutes les deux ont ceci de
commun que l'homme moderne les juge volontiers
d'une manière extrême, soit en leur décernant des éloges
absolus, soit, ce qui est plus fréquent, en 1es critiquant
à l'excès. Ce sera notre tâche de chercher à remplacer
cet extrémisme trop violent par une conception plus
nuancée et plus différenciée, afin de séparer le bon
grain de l'ivraie.
Occupons-nous d'abord de la révolution politique
(dans son sens le plus large et non seulement appliqué
à la Révolution française proprement dite). Les deux
jugements seront également familiers à tous. Les uns
sont partisans absolus et passionnés de l'esprit et des
revendications de cette révolution - donc du démo-
cratisme et du libéralisme - ils stigmatisent comme
réactionnaire toute limitation et critique et ils sont
enclins à ne voir que méchanceté et inconscience dans
le mouvement contraire qui se dessine depuis longtemps.
L' «ancien régime », ou même le moyen âge, paraissent
à leurs yeux aussi uniformément noirs que leur propre
doctrine leur semble d'un blanc immaculé. Les autres,
qui sont devenus aujourd'hui des adversaires influents,
affichent une opinion non moins absolue et passionnée,
selon laquelle la révolution politique n'a eu qu'une
influence destructrice et - point important - qu'elle
a dû l'exercer, puisque dans son essence même elle
signifie désertion et destruction, lesquelles sont toutes
deux également condamnables. Si les uns sont sourds
à toute critique envers la révolution politique, les
autres par contre lui dénient tout ce caractère de gran-
deur qu'elle prétendait atteindre d'un noble élan et
qu'elle a conquis en grande partie. Ce qui est clair pour
les uns paraît sombre aux autres, et certains- ils sont
légion- parlent déjà avec soulagement d'un« nouveau
moyen âge » en train de relever les temps modernes si
dépravés.
Nous nous refusons résolument à prendre parti pour
l'un ou pour l'autre des deux extrêmes, radicalistes
doctrinaires ou réactionnaires impénitents. Partant
44
d'un troisième point de vue, nous cherchons à dégager
le sens historique et mondial de cette révolution poli-
tique. La réponse est sans équivoque : en déroulant le
drapeau de la démocratie et du libéralisme, la révolution
politique de l'Occident, qui embrasse les deux derniers
siècles - et atteint son paroxysme dans la Révolution
française - est l'essai total le plus puissant, le mieux
médité et le plus efficace entrepris par les hommes afin
de racheter le péché originel de la violence et de l'op-
pression, dans ses formes aussi bien politiques et spiri-
tuelles qu'économiques. Ce péché originel, nous le
savons aujourd'hui, s'est abattu il y a des millénaires,
en même temps que les premières hautes civilisations
et les premiers États organisés, sur _le monde paisible
des cultures primitives et non différenciées, et lui a
apporté la féodalité, l'absolutisme, l'impérialisme, le
monopolisme, l'exploitation, l'État des classes, la guerre
et enfin ce qu'il est convenu d'appeler l' « esprit médié-
val ». Au cours de ces temps infinis, on a entrepris
sans cesse des assauts magnifiques (et dont nous
ressentons les effets encore aujourd'hui) contre l'État
dominateur, en cherchant à délivrer l'homme des en-
traves politiques et spirituelles qui lui avaient été im-
posées.
Ce furent d'abord les Grecs ioniens qui, dans des
conjonctures miraculeuses et avec un talent prodigieux,
ont posé les fondements solides de la civilisation euro-
péenne. Continuellement, à des « moyens âges » ont
succédé des« temps nouveaux» et des «renaissances»,
sans lesquels on ne saurait concevoir ces éléments mêmes
de civilisation dont un réactionnaire, moins que tout
autre, ne voudrait se passer, et même sans lesquels sa
vie spirituelle ne serait pas. On peut donc taxer de pure
obstination morale et spirituelle et d'ignorance impar-
donnable le fait de ne pas reconnaître à la révolution
politique le rang et la dignité d'un mouvement insur-
rectionnel de libération, d'une envergure inconnue
dans le monde, poursuivant ce même but élevé que
les esprits équitables et réfléchis et les illuminés de tous
les temps ont cherché à atteindre avec une égale ardeur.
45
Le nier équivaudrait à la négation stupide de toute
dignité humaine la plus élémentaire.
Les hommes ayant, du moins en partie, vécu la révo-
lution politique ressentent davantage leurs déceptions
qu'ils ne considèrent les insupportables droits seigneu-
riaux dont nos aïeux ont secoué le joug. Il est, somme
toute, assez compréhensible qu'un certain nombre
d'hommes - qui va diminuant - ne vibrent plus en
écoutant les accents pathétiques des vers immortels
que Schiller, en pleine maturité, a mis dans la bouche
de Stauffacher :
Lorsque d'un juste appui l'opprimé perd l'espoir,
Quand il va succomber sous le faix qu'il déteste,
Il lève son regard vers la voûte céleste ;
Le cœur plein de courage, il y puise ses droits
Qui, dès l'éternité, par d'immuables lois
Sont fixés dans le ciel ainsi que la lumière...
Il faut souligner le souvenir de ces temps prérévolu-
tionnaires, où les abus de-pouvoir, le despotisme, l'oppres-
sion, l'exploitation et l'humiliation tenaient les hommes
sous le joug de l'État, de la noblesse et du patriciat ;
ces temps où la paysannerie était réduite à l'esclavage
dans de vastes régions européennes, et même exterminée
en Angleterre, où toute pensée libre et courageuse était
sauvagement réprimée, où la bourgeoisie dans les États
particuliers allemands était asservie et où régnaient
en maîtres incontestés l'injustice, l'imposition de classes,
l'enrichissement honteux, le mercenariat et la solda-
tesque impie, la justice martiale, brutale et sommaire,
l'esclavage des nègres et la colonisation outrancièrement
cruelle des pays d'outre-mer.
Est-il besoin de rafraîchir un peu les mémoires en
rappelant qu'au cours de ce xv1ne siècle, où les esprits
fermentaient déjà, un margrave d'Anspach, voulant
prouver à sa maîtresse son habileté de tireur, s'amusa
à descendre d'un coup de fusil un couvreur travaillant
sur la tour du château et remit gracieusement un florin
à la veuve? Qu'un duc de Mecklembourg fit exécuter
le conseiller secret de Wolfrath, afin de faire de la veuve
sa maîtresse? Qu'un prince de Nassau-Siegen fit tuer
46
un paysan, simplement pour prouver qu'il en avait
le pouvoir? Qu'en Souabe enfin, un juriste fut décapité
pour avoir cité Voltaire dans un cabaret?
Il est intolérable qu'on exploite notre déception au
sujet des résultats de la révolution politique, en nous
présentant ce passé sous les couleurs d'un patriciat
idyllique, et qu'on cherche à troubler notre conception
de la dignité de l'homme.
Malgré toutes ces désillusions, nous ne cesserons de
dénoncer de tels efforts obscurantistes et réactionnaires
et nous le faisons avec d'autant plus de vigueur que
notre critique à l'égard de la révolution politique ris-
querait de nous faire ranger dans ce même camp par
des cervelles ignares! Quoique la littérature d'origine
contre-révolutionnaire contienne beaucoup d'indica-
tions précieuses pour étayer une telle critique et que
nous ne nous gênions pas d'y puiser en toute impar-
tialité, nous ne nous laisserons pas influencer lorsqu'elle
voudra nous vanter les mérites de la violence et de la
domination. Même le plus sceptique d'entre nous devrait
savoir où il convient de tirer un trait définitif sous toute
cette littérature, de J. de Maistre et K.-L. de Haller
aux auteurs contemporains ; et il importe encore de faire
des réserves lorsque le principe de la violence féodale,
dans Coriolan de Shakespeare, est poétiquement glorifié.
C'est précisément un des contre-révolutionnaires les
plus influents de la Révolution française, Louis de
Bonald, qui a noté, dans ses remarques pleines d'intel-
ligence et de bon sens, que« depuis l'Évangile jusqu'au
Contrat social, ce sont les livres qui ont fait les révolu-
tions »; que la littérature est l'expression même de la
société d'aujourd'hui et qu'elle crée celle de demain;
et que les idées sont les véritables souveraines du monde.
Nous souscrivons entièrement à cette opinion, tout
en y ajoutant ceci: non seulement les révolutions, mais
aussi les régimes dictatoriaux qui s'effondrent sous les
coups qu'elles leur portent, ont des fondements spiri-
tuels. Incapables de reposer uniquement sur la force
seule, ils ont besoin, pour durer, d'un ensemble de
notions (ou d'une kéologie) admises sans critiques
47
qui, soumettant les âmes, transforment les opprimés en
collaborateurs volontaires du régime. <( La servitude
abaisse les hommes jusqu'à s'en faire aimer » (Vauve-
nargues), et provoque, quand elle y est enfin parvenue
- la « servitude volontaire » qu'au xvre siècle La Boétie
traitait déjà sous ce titre dans un livre, toujours actuel-,
la dégradation intégrale des hommes et consolide en
même temps sa propre sécurité. Étant donné que le
despotisme choque le bon sens primitif, toute idéologie
de violence doit tendre, par tous les moyens, à le troubler.
Il s'ensuit que toute libération doit commencer par
l'esprit, en se servant du sens critique; inversement,
le pouvoir dictatorial a raison de considérer l'indépen-
dance d'esprit comme son ennemi le plus implacable et
en fin de compte invincible. Voilà pourquoi chaque
mouvement d'émancipation s'empresse de s'allier au
rationalisme, alliance qui s'affirme avec une vigueur
particulière dans les mouvements du libéralisme moderne
et qui est en même temps marquée par les faiblesses
d'un rationalisme condamné à toutes les erreurs, cause
dernière des échecs retentissants de la révolution poli-
tique que nous examinerons plus loin en détail. Ce sont
les aberrations d'un rationalisme, précieux en soi, qui
portent en définitive la responsabilité de la déviation
des deux révolutions : la politique et l'économique.
Le monde ne se trouverait pas dans le désespoir actuel
et ce livre n'aurait jamais été écrit si les erreurs du ratio-
nalisme - plus funestes que les passions dévoyées -
n'avaient pas fait aboutir tous les élans généreux et
prometteurs du xv1ne siècle à cette catastrophe effroya-
ble dont nous ressentons aujourd'hui encore les effets :
la Révolution française. Ce siècle puissant et glorieux,
dont la musique par exemple signifiera pour des millé-
naires ce que le Parthénon est à l'architecture ; ce siècle
qui nous a donné Voltaire, Diderot, Lessing, Gœthe,
Schiller, Herder, Montesquieu, Vico, Kant; qui, dans
le domaine politique, a fait naître une œuvre aussi
mûrie et aussi durable que la Constitution américaine ;
ce siècle a fini, en 1789, par une tragédie marquant le
début d'une crise mondiale qui dure encore à l'heure
48
actuelle. Et cette date a souillé si fortement le souvenir
du xv1ne siècle dans l'esprit de nombreux hommes
qu'elle les a rendus aveugles à l'égard de sa véritable
grandeur et de ses promesses restées lettre morte.
Que devons-nous penser de la Révolution française
et de ses effets incommensurables? La confusion et le
désaccord qui ont longtemps régné dans l'opinion publi-
que à ce sujet ont troublé notre pensée civique, et il
semble qu'aujourd'hui seulement nous voyons un peu
clair. Durant tout un siècle, deux opinions s'affrontèrent
violemmeq.t, l'une saluait dans cet événement la libéra-
tion, alors que l'autre le condamnait comme une dissolu-
tion. De nos jours seulement, ce conflit s'est trouvé
apaisé par la conviction que la Révolution française
était en elle-même inconséquente, divisée et marquée
de cette dualité propre à bien d'autres choses problé-
matiques. Voilà bien le tragique de son cas, qui se fait
encore sentir de nos jours. Cette révolution était en
même temps une libération et une dissolution, incapable
d'être en même temps l'une sans l'autre! Et cette erreur
congénitale ne pouvait pas même être reconnue par le
libéralisme politique. Cette révolution n'était pas seu-
lement un drame puissant sur la grande scène du monde,
et bien faite pour captiver des natures romantiques ;
elle était encore et surtout un mouvement d'émanci-
pation, et seuls les réactionnaires les plus invétérés
pouvaient résister à son élan impétueux. Comme telle,
elle a créé cette Europe qui affronte aujourd'hui ses
ennemis pour son ultime défense, précisément parce
que la Révolution française lui a légué un si funeste
héritage. Elle a fait de la France un pays d'agriculteurs
et de bourgeois, elle a répandu sa semence sur tous les
pays qui se disent européens. Les « idées de 1789 )) ont
créé l'atmosphère que nous respirons tous encore, y
compris les contre-révolutionnaires les plus acharnés.
Tout cela est vrai, et pourtant ce destin fut fatal. Dans
quel sens?
Tout romantisme révolutionnaire mis à part, sou-
lignons d'abord expressément que chaque vraie révolu-
tion est une crise catastrophique de la société, un désas-
49
tre dont l'issue finale reste toujours incertaine et dont
le caractère pathologique apparaît dans ses formes
mêmes. Elle a pour conséquence une paralysie qui peut
tuer la société, la suppression de l'ordre, la destruction,
l'assaut primitif et atroce des passions et des instincts.
Rien ne la dépeint mieux que ce fait : lorsqu'elle ne peut
être redressée à temps (en France, on n'a pas pu y réussir
jadis), la crapule finit par dominer et les hommes tom-
bent sous la coupe momentanée de névropathes notoires.
Rien ne peut rendre ce fait héroïque ou romantique,
pas même la Révolution française qui nous porte tout
naturellement à cette glorification.
Cette révolution a donc ceci de commun avec toutes
les autres révolutions, c'est d'être une catastrophe en
soi; mais de l'être encore plus par son œuvre. Comme
elle, l'ère prérévolutionnaire avait été binaire : le moyen
âge autant que l'ancien régime, qui nous apparaît par-
fois comme un moyen âge dégénéré. S'il faut se souvenir
du caractère « médiéval » du régime d'alors, nous ne
devons pas oublier cependant que cette société possé-
dait une véritable structure, dans laquelle les hommes
étaient hiérarchiquement intégrés dans une commu-
nauté organisée. A considérer la période brillante du
moyen âge, c'est-à-dire celle de la civilisation bour-
geoise et citadine, cette époque semblait vraiment
un exemple plein de promesses. Il est regrettable que
ses effets aient été annihilés dans de vastes régions
européennes - avant tout en Allemagne, en France,
un peu moins en Suisse - par une nouvelle victoire du
principe de domination (féodalité et absolutisme). Même
cet ancien régime avait au moins l'avantage de consti-
tuer un ordre, consolidé par son cadre. La fatalité de
la Révolution française a voulu que, frappée de l'aveu-
glement sociologique du rationalisme (dont nous repar-
lerons), elle ait confondu la violence avec l'ordre, la
tradition, l'autorité et la hiérarchie, et qu'elle n'ait
pas su distinguer l'aristocratie de l'« aristie »(E. Faguet);
qu'elle ait cru devoir se débarrasser non seulement d'une
hiérarchie vivant d'exploitation, ressentie à juste titre
comme une honte par les hommes de ce temps, mais
50
encore de la hiérarchie tout court ; elle a oublié que sans
hiérarchie, c'est-à-dire sans ordonnance verticale et
horizontale, une société ne peut exister et qu'un sys-
tème social et économique dont le seul élément d'ordre
est la liberté, signifie d'abord la dissolution, puis le
despotisme, qui n'est pas autre chose, au fond, qu'une
anarchie organisée. Trop de Rousseau et de Voltaire,
et pas assez de Montesquieu 1 serait-on tenté de dire.
La hiérarchie de la société qui combattait la révolution
était atroce, parce qu'elle avait dégénéré en une hideuse
exploitation ; on ne savait pas distinguer entre cette
forme historique et dégradée et la véritable hiérarchie,
base indispensable à la construction de la société. On
ignorait la nécessité d'une hiérarchie fonctionnelle pour
le maintien de la société. On détruisait les conquêtes
positives de l'ancien régime, c'est-à-dire la juste or-
donnance de la société, pour en perpétuer d'autant plus
radicalement les aspects négatifs, c'est-à-dire le des-
potisme d'État. L'ordre, l'attachement, les règles, les
normes, la tradition, l'autorité et la hiérarchie, tout
cela avait un arrière-goût. condamnable de réaction,
simplement parce que les formes prises au cours du
xvn1e siècle par ces éléments nécessaires à l'ordre
étaient en même temps des formes d'oppression, donc
intolérables.
C'était singulièrement faciliter la besogne de ceux
qui critiquaient la révolution - les Maistre, Bonald,
Burke, Haller, Saint-Simon et autres - mais qui pé-
chaient, de bonne ou de mauvaise foi, par le même
manque de discernement. Ils commettaient l'erreur in-
verse et proclamaient, en lieu et place de la nécessité
d'une hiérarchie fonctionnelle, celle d'une hiérarchie
féodale et absolutiste basée sur l'exploitation despo-
tique. Ils essayaient du même coup de réintroduire
subrepticement, au nom de la sociologie, les anciens
privilèges.
Un fait cependant reste probant : par son aveugle-
ment rationaliste, cette même révolution qui, entre
autres, a transformé la France en une nation de paysans,
est également à l'origine de cette désagrégation sociale
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La crise-de-notre-temps-wilhelm-roepke

  • 1.
  • 2.
  • 3. Professeur à l'Institut des Hautes Études Internationales de Genève, WILHELM ROPKE est un économiste libéral qui s'est illustré par de nombreux ouvrages d'analyse éco- nomique, sociale et politique, où il se fait le défenseur d'une conception authentiquement « libérale ». Dans La crise de notre temps, il se livre à une critique pénétrante et lucide du monde moderne, des grands courants qui l'ont préparé et des mouvements qui l'agitent aujourd'hui.
  • 4. WILHELM ROPKE LA CRISE DE NOTRE TEMPS 16 PETITE BIBLIOTHtQUE PAYOT 106, Boulevard Saint-Germain, Paris
  • 5. L'édition originale de cet ouvrage a été publiée sous le titre: Die Gesellschaftskrisis der Gegenwart, Eugen Rentsch Verlag, Erlen- bach-Zürich. L'édition française, adaptée par Hugues Faesi et Charles Reichard, a été précédemment publiée par les Éditions de la Baconnière, à Neuchâtel. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réser- vés pour tous pays. Couverture de Eric Tschanz (photos Viollet et Tschanz).
  • 6. PRÉFACE Ce volume est le résultat des réflexions d'un économiste sur les signes de dégénérescence du monde civilisé et sur les moyens de les guérir. Pendant des années, l'auteur a médité sur ce thème, le laissant lentement mûrir en lui, à la suite d'échanges de vues avec des amis et des personnes partageant ses idées - et toute sa gratitude est acquise aux uns et aux autres. Mais, concrétiser ces idées en un volume lui a semblé une entreprise si audacieuse qu'il l'a toujours différée en faisant valoir oomme excuse le manque de clarté intérieure et la nécessité de compléter encore sa documentation. Il arrive cependant un moment où de pareilles excuses cessent d'être valables et cachent la simple crainte d'aborder le public. Mais c'est à un appel à l'action qu'on résiste le moins. Toutefois, l'auteur n'aurait point rédigé ce volume s'il n'avait constaté la confusion spirituelle croissante du monde qui justifie une tentative d'orientation modeste et incomplète. Des millions d'êtres, semble-t-il, se trouvent pris dans une avalanche, et ont perdu toute direction et tout sens de l'équilibre, s'enfonçant toujours davantage dans leur peur irraisonnée. Tout effort sincère de les aider sera donc accepté et compris. L'auteur voudrait simplement épargner au plus grand nombre d'hommes possible les années d'efforts spirituels et les détours qui lui ont été nécessaires pour arriver à cette clarté essentielle qu'il croit posséder aujourd'hui. S'il a entrepris un dernier effort (et non le moindre) afin 5
  • 7. d'en faire profiter les autres, il s'agit là d'enseignements d'un homme qui a dû chercher lui-même son orientation, non sans difficulté. Si d'autres y parviennent avec un moindre effort, son but est atteint. Ceci implique une prièr.e au lecteur : qu'il veuille par- · tager le besoin de clairvoyance et de vérité de l'auteur. Les idées exprimées dans ce liure forment un tout indivi- sible - on voudra bien les considérer comme telles, sans égard au fait qu'elles heurtent ou flattent tels intérêts et telles tendances. De grâce : qu'on ne fasse pas de ces pages une carrière dans laquelle chacun ua extraire ce qui lui platt en dédaignant le reste. Du reste, consolons-nous d'avance par ce que Bœthius a nommé la tâche des phi- losophes, il y a un millénaire el demi, dans une autre crise du monde antique, mortelle, celle-là: pessirnis displicere. W.R. Notede1'éditeur: Le texte quenousprésentonsaujourd'huirepro- duit intégralement celui publié par les Éditions de la Baconnière, à l'exception des notes et remarques en fln de chapitre, qui ont été supprimées, de manière à alléger le texte. Le lecteur pourra retrouver ces notes et commentaires de l'auteur dans l'édition originale allemande ou dans l'édition de la Baconnière. 6
  • 8. INTRODUCTION LE GRAND INTERRÈGNE LE GRÉGARISME- LE TIERS CHEMIN Sur les degrés de l'échafaud, le malheureux roi Louis XVI aurait dit:« J'ai vu venir tout cela depuis dix ans. Comment n'ai-je point voulu y croire? » Tout le monde se trouve aujourd'hui à peu près dans la même situa- tion que le malheureux monarque, excepté deux caté- gories de gens : le gros public, d'une part, qui n'a rien vu venir pour la simple raison qu'il s'est contenté de vivre sans réflexion et, d'autre part, tous ceux qui n'ont pas seulement pressenti le tour fatal des événements, mais encore n'ont pas voulu faire taire leur propre pes- simisme en lui jetant de fausses et trompeuses consola- tions. Tôt ou tard, cependant, chacun devait sentir le terrain mouvant sous ses pieds, tandis que mûrissait en lui cette grave question qui agite jour et nuit, depuis longtemps, tous les esprits déjà atteints intérieurement ou extérieurement par la commotion qui secoue notre civilisation : quel inquiétant processus, quel mal sour- nois s'est abattu sur le monde? Que s'est-il passé dans les pays qu'il a déjà terrassés? Rien ne se faisant sans raisons suffisantes, il doit être possible d'interpréter et d'expliquer cette catastrophe par des raisons, assurément plus solides que celles du hasard, de la bêtise et de la méchanceté. Plus les dimen- sions de la rupture se révélaient gigantesques et les lézardes profondes, jusqu'à atteindre les fondements, plus il apparaissait nécessaire et naturel que l'obser- vateur cherchât à échapper au moment présent et à ses 7
  • 9. misères sans cesse renouvelées, et se sentît devemr peu à peu l'héritier d'une culture millénaire dont l'inté- grité et l'existence mêmes semblaient mises en ques- tion. Nous avons ainsi pris l'habitude de nous situer au milieu du fleuve qu'est l'histoire. Nous avons appris à aller au fond des choses, à compter avec les valeurs essen- tielles, les origines et les constantes, et à nous poser ces questions toutes simples : « Où allons-nous? D'où ve- nons-nous? Dans quelle direction dérivons-nous? » et encore : « Que sommes-nous? Où voulons-nous en venir? » et surtout : « Où devons-nous en venir? » De ce fait, un nombre croissant d'hommes a été amené à considérer notre monde malade sous une perspective particulière et à s'en tenir à l'essentiel plutôt qu'à l'acces- soire, à préférer le constant au variable, le durable au versatile, le solide à l'instable, les longues périodes à l'instant, et surtout à mettre au premier rang non pas leur modeste personne, mais la responsabilité que nous devons assumer à l'égard de la société, de l'héritage du passé et des promesses de l'avenir. Nous nous sentons un peu dans la peau du pèlerin égaré, qui demande son chemin avant sa nourriture. L'espace qui nous entoure s'est rétréci. La terre, dans son ensemble, nous est devenue familière et immé- diatement accessible. De même, les distances historiques se sont tellement raccourcies dans notre esprit que le passé lointain semble avoir rejoint le présent. Plus fort que jamais, nous nous sentons le dernier maillon d'une chaine fermée. Constamment, les hommes réfléchis de notre temps comptent avec la notion que nous a léguée Gœthe : « embrasser trois millénaires ». Nous ne cessons de regarder en arrière, sur les étapes de notre civilisation, sur Milet, Jérusalem, Athènes, Rome, Florence, Paris, Londres ou Weimar ; nous nous excitons au spectacle désordonné de ce développement constant, qui a été menacé mille fois de s'échouer sur les écueils, mais a su retrouver chaque fois sa voie sous l'influence d'un vrai miracle; soucieux, nous nous demandons si, aujour- d'hui encore, le miracle a des chances de se répéter, 8
  • 10. ou si le développement amorcé par les anciens Ioniens à l'un des moments les plus grandioses de l'histoire universelle va vers sa fin irrémédiable. Notre regard critique discerne aussi les croisements où ce développe- ment s'est engagé sur une fausse route, ce qui l'a fait aboutir aux temps présents. A mesure que nous prenons conscience de la voie mil- lénaire de notre propre civilisation, nous percevons mieux aussi les possibilités générales et les conditions régissant la culture et la société humaines. Nous les comparons aux expériences faites par d'autres cultures et aux origines les plus lointaines de l'homme, dont la préhistoire, l'ethnologie et l'anthropologie sont en train de nous transmettre des notions toujours plus précises. Ces enseignements contribueront fortement à dévelop- per en nous un sentiment intuitif, qui nous sépare autant du x1xe siècle et de sa soif de progrès matériel qu'il nous rapproche de ce xv1ue siècle méconnu, que nous apprenons à mieux estimer et à mieux aimer. Ce sentiment complexe nous amène à résipiscence : nous ne sommes nullement arrivés au sommet vertigi- neux d'un développement ascensionnel constant. Les sensationnelles acquisitions, les découvertes méca- niques d'ordre quantitatif d'une civilisation technique ne nous dispensent pas d'envisager les problèmes éter- nels d'une société ordonnée et d'une existence basée sur le respect de la dignité humaine. Au contraire, elles rendent la solution plus difficile. D'autres cultures l'ont sans doute approchée de plus près; l'amplitude dans les variations des possibilités humaines, malgré le cinéma et la radio, par-dessus les époques et les cultures, est restée d'une surprenante exiguïté. De même que le soleil d'Homère luit toujours demême, le noyau essentiel, autour duquel gravite la vie, n'a guère changé: nourriture et amour, travail et loisir, reli- gion, nature et arts. Encore et toujours, il faut mettre des enfants au mon~e, il faut les éduquer et l'on ne trouvera pas subversive l'hypothèse qued'autresépoques, sans radio ni cinéma, ont atteint, dans ce domaine, des résultats plus probants. 9
  • 11. La secousse dont nous avons été victimes n'aurait pas eu des répercussions si fortes s'il s'était agi d'un déclin lent et progressif. Mais notre crise a ceci de commun avec la plupart des crises historiques (et même avec une simple crise économique) que nous sommes tombés subitement d'une hauteur encore jamais atteinte avant nous, et que nous croyions absolument sûre. En histoire aussi, l'adage est vrai selon lequel il n'y a qu'un pas à franchir du Capitole à la roche Tarpéienne. Il vaut d'abord au sens restreint et banal : le commencement économique et politique de la catastrophe fin 1929 venait après une période au cours de laquelle le malaise d'après- guerre avait fait place à un essor économique prodigieux dans le monde entier soulevé par un excès d'optimisme. Mais l'adage historique est valable aussi dans un sens beaucoup plus universel : il suffit que nous fixions le début de la crise, en tant que crise générale de la civili- sation, au mois d'août 1914, et que nous jetions un regard en arrière sur les cent années précédentes. Nous devons reconnaître alors avec étonnement que celte période, unique en son genre- de 1814 à 1914- a été somme toute le siècle du capitalisme libéral, et une époque où les années de paix ont prévalu. Et ce siècle, qui n'a pas son pareil dans l'histoire sous le rapport du progrès, de l'ordre, de la stabilité et de la prospérité générale, a été suivi par une période de bouleversements dépassant également de loin tous les parallèles historiques. Vrai- ment, la chute est rude du magnifique sommet sur lequel tout le xrxe siècle - à l'exception de quelques prophètes clairvoyants - s'était senti si sûr!1 Nous ne saurions donc songer à comprendre entière- ment notre temps si nous n'arrivons pas à concevoir ce qui s'est passé sous ce couvert si trompeur de la paix et du progrès, du champ de bataille de Waterloo jusqu'à l'attentat de Sarajevo. Si nous ne voulons pas considérer la guerre mondiale et ses suites inévitables comme un accident stupide de l'histoire, nous devons admettre qu'elle a été provoquée par les conditions créées dans la période qui l'a immédiatement précédée. Effectivement, l'horizon s'était assombri peu à peu pendant le dernier 10
  • 12. tiers du siècle précédent. Mais comment les conditions funestes de la crise mondiale ont-elles pu naître dans une ère d'ordre, de paix, de liberté et de prospérité générale? Voilà la. question qui se pose avec insistance. Ces questions nous préoccupent d'autant plus que nous savons que leur réponse nous ouvrira non seule- ment l'esprit pour comprendre le présent, mais qu'elle nous livrera également la clé d'un avenir meilleur. Tou- tefois, sans diagnostic sérieux, il ne saurait y avoir de thérapeutique assurant la guérison. Et toute l'impa- tience- aussi compréhensible soit-elle- de ceux qui attendent d'abord de nous un programme d'action détaillé, ne saurait ébranler notre conviction fondamen- tale. Malheureusement, la réponse ne sera ni simple, ni facile. Bien au contraire, nous la pressentons extrême- ment compliquée ; ne nous étonnons donc pas de la perplexité générale! Contentons-nous si, en recherchant une solution, nous semblons faire certains progrès. Toutes les interprétations simplistes doivent forcé- ment mener à un échec, et nous nous méfions autant des médecins dont le diagnostic se borne à une formule monotone que des guérisseurs dont la thérapeutique est basée sur un seul remède patenté et miraculeux. Depuis trente ans, nous voyons à l'œuvre les meilleurs esprits de tous les pays ; ils produisent une littérature d'inter- prétation qui s'étend peu à peu; et il est particulière- ment réconfortant de constater combien nos concep- tions ont progressivement mûri sous l'action de cette analyse. Au cours de ce processus de maturation, on peut observer que les antagonismes antérieurs s'effacent.; des fronts anciens se regroupent pour former progres- sivement un nouveau et large front, qui englobe tous les hommes lucides et de bonnes volonté, prêts à oublier leurs griefs et leurs différends passés. Maintenant que la recherche s'oriente de plus en plus vers les solutions essentielles, on peut constater une convergence éton- nante dans les résultats acquis, convergence qui prouve qu'il existe des constantes élémentaires sur lesquelles l'unanimité s'est faite; il y a des solutions correspon- 11
  • 13. dant à ces constantes. Elles sont donc, en quelque sorte, dans la nature des choses. Une fois qu'ils ont échappé à la dangereuse extase de l'engouement des masses, les hommes savent fort bien discerner ce qui est sain ou malade, fort ou décadent, équitable ou injuste, légitime ou illégitime, conforme à la nature humaine ou non. Les hommes commencent à se rendre compte égale- ment - comme l'a dit Lichtenberg, l'une des figures les plus avisées et les plus aimables du xvn1° siècle - qu'on est obligé de croire certaines causes finales parce que ce serait absurde de ne pas y croire. Comment expli- quer autrement cette expérience consolante et encoura- geante : il suffit de trouver le mot juste et d'exprimer d'une manière intelligible ce que tout le monde ressent pour rencontrer l'assentiment général et découvrir avec surprise une grande et invisible communauté de gens qui pensent et sentent comme vous. Cette communauté des hommes de bonne volonté s'étend à travers toutes les couches, toutes les classes et tous les groupes d'intérêts. Un autre enseignement dont nous devons nous souve- nir - si, par hasard, sous l'influence d'une doctrine sociologique complètement fausse du XIxe siècle, nous l'avions oublié - c'est que les hommes n'agissent pas uniquement pour la sauvegarde de leurs intérêts de classe, mais qu'ils se battront aussi pour des idées généreuses et des sentiments élémentaires, capables de les unir au- delà de toutes les divisions de classes et d'intérêts. Seules ces notions rendent possibles, en définitive, l'organisa- tion et l'ordonnance de la société et de l'État, et il suf- fit d'y faire appel pour trouver aussitôt un écho. C'est, par exemple, le sens inné de la justice, le désir de paix, d'ordre et de concorde, l'amour de son pays, l'attache- ment aux traditions nationales, culturelles et histo- riques, le sens du sacrifice et de la collaboration, l'esprit chevaleresque et ce que l'Anglais appelle « fairness ». Voilà ce que nous répondrions à la question de savoir sur quel groupe intéressé nous avons l'intention de nous appuyer pour prôner un programme d'action qui semble aller à l'encontre de tous les intérêts, s'attaquant aux monopoles industriels, indisposant tantôt les syn- 12
  • 14. dicats, tantôt cette association-ci et cette fédération-là. Cette question nous semble d'ailleurs découler d'une sociologie qui a fait faillite et a été réfutée d'une ma- nière probante par les dernières expériences faites. Le nier signifierait l'aveu qu'on n'a pas compris l'un des secrets essentiels qui facilita l'avènement du national- socialisme et du fascisme. Mais entre-temps, n'aurions- nous pas pu découvrir au moins par eux cette vérité première, la mettant au profit d'une meilleure cause? Le diagnostic détaillé de la crise mondiale et un exposé complet de la thérapeutique appropriée demanderaient un gros volume, systématiquement ordonné. Depuis longtemps, je me proposais de l'écrire. Mais, pour mettre à exécution un pareil projet, il semble que l'on devrait s'accorder plus de temps que ne nous en laisse la néces- sité d'une orientation préalable. Or traiter vraiment à fond ce sujet exigerait des travaux préliminaires assez importants qui, vu la complexité des problèmes, dépas- seraient souvent les forces et la compétence d'un seul homme, formé au surplus à la discipline d'une seule science particulière. En outre, chacun de nous a le sen- timent d'assister présentement à une décantation non encore achevée au cours de laquelle surgissent sans cesse de nouveaux enseignements et de nouvelles idées, en dépit des bases qui en paraissent déjà plus ou moins acquises. Non, le temps d'arrêter les comptes n'est pas encore venu et le meilleur essai que l'on puisse ten- ter est cette sorte de bilan intérimaire tel que nous essayons de l'exposer ici. Toutefois, nous osons espérer que le lecteur attentif sera capable de discerner l'en- semble des thèses qui en forment le tout. Nous pensons cependant bien faire en tentant dans un abrégé, aussi succinct que possible, de dessiner le cadre général des idées exprimées dans les différents chapitres. Notre classification naturelle sera : le diagnostic et la thérapeutique, c'est-à-dire l'interprétation et l'action. Nous commencerons par classer en deux groupes prin- cipaux la dégénérescence pathologique de notre société occidentale selon ses causes et ses syndromes : la crise 18
  • 15. spirituelle et morale d'une part et la crise politique, sociale et économique (sociologique) de l'autre. Ce fai- sant, nous ne devrons pas perdre de vue que ces deux aspects se pénètrent étroitement et s'influencent mutuel- lement. Car la société, dans toutes ses parties et sous tous ses aspects, forme toujours un ensemble dans lequel l'interdépendance et la coordination ne cessent d'affirmer leurs droits. Si l'on veut sonder à fond le côté spirituel et moral de la crise mondiale il faut déterminer la place de notre époque dans l'histoire des idées. Comment convient-il de la caractériser par rapport aux époques précédentes et comment s'est-elle développée? La difficulté de répondre à cette question saute aux yeux, car ne faut-il pas avoir parcouru tout le cycle d'une ère avant d'en connaître les caractéristiques? En effet, la véritable quintessence historique des grandes périodes cultu- relles et spirituelles apparaît seulement plus tard. De même, nous ne pouvons guère nous faire qu'une idée approximative de l'étiquette qui sera apposée à notre temps, dans le musée de l'histoire. Le fait que cette idée approximative nous préoccupe déjà semblerait prouver combien nous nous sommes éloignés de notre temps et combien nous sommes en train de le surmonter. Ainsi, on peut admettre aujourd'hui déjà que l'on placera plus tard notre époque sous le signe d'un« inter- règne spirituel », d'un «temps effroyable et sans empe- reur », né d'un vide spirituel et moral produit par la dissolution de toutes les normes et valeurs admises, par la consommation de toutes les réserves culturelles d'un siècle entier. Tout ce qui est ancien semble usé ou dévalorisé, tout est devenu mou et spongieux, l'absolu s'est fait relatif et la base solide des normes, des principes:et des croyances paraît sapée, pourrie ; l'esprit sceptique et le «soupçon idéologique total » (H. Plessner) ont tout corrodé. << L'haleine chaude et inquiétante du fœhn », que déjà Nietzsche avait sentie, a accompli son œuvre. << Nous vivons du parfum d'un vase vide », avait dit Renan à la fin de sa vie. Mais qu'est-ce qui devra remplir ce 14
  • 16. vide? On peut seulement en définir les contours géné- raux. Voilà pourquoi le « provisoire >>, qui remplace la vraie autorité, le nihilisme, l'activisme et le dynamisme purs (dont la rumeur couvre l'absurdité), le manque complet de principes caractérisent autant notre époque que cette soif du définitif, du stable, de l'absolu qu'éprouvent les hommes ; elle est certes consolante et émouvante, mais capable aussi de les conduire aux égarements et aux perversions dangereuses. Il y a unanimité générale sur ce point : nous assistons à une décadence morale et intellectuelle incommensu- rable, à un chaos spirituel, à un « abandon des certitudes essentielles» (Henri Massis), à un relativisme sans borne (qui pousse l'humour involontaire jusqu'à s'appeler posi- tivisme!). Il nous faut remonter jusqu'à l'époque des derniers sophistes grecs du genre d'un Gorgias ou d'un Thrasymachos, ramenant la notion du droit à une simple question d'utilité, pour trouver un parallèle historique. Nous sommes également fixés sur les circonstances his- toriques et spirituelles qui ont amené cet état de choses : Il s'agit évidemment d'une retraite au cours de laquelle chaque abandon en a motivé d'autres. Nous consom- mons allégrement le patrimoine initial, nous vivons sur la substance - ce qui nous mène infailliblement à la banqueroute. Cette substance est constituée essentiel- lement par le capital spirituel et moral que l'antiquité païenne et le christianisme nous ont légué comme un héritage inaliénable. Cependant l'élément chrétien, qui dominait cette masse, a dû subir dès le début de l'ère moderne une sécularisation toujours plus prononcée, jusqu'au mo- ment enfin où la foi - qui avait encore nourri d'abord consciemment puis inconsciemment les idées profanes du progrès, du rationalisme, de la liberté et de l'huma- nité - s'était atrophiée, laissant tarir ces idées, car on n'avait pas pris soin de reconstituer des réserves pour les dernières sources de la foi et de la certitude. Sur ce point encore, tout le monde est en général d'accord. Toutefois, on peut se demander si la consommation des réserves n'est pas plus ou moins avancée dans les diffé- 15
  • 17. rents pays, et si elle a atteint un degré véritablement désastreux seulement dans les pays où la ruine complète de la société est un fait accompli. Autrement dit, cette consommation a-t-elle des chances de n'avoir pas par- tout épuisé les réserves? Chacun tirera les conclusions selon sa propre position à l'égard du christianisme, mais en vérité nous ne pensons pas qu'il y ait un grand choix entre les opinions possibles. Peut-on sérieusement admettre l'opinion de Nietzsche, d'après laquelle le temps serait venu « où nous devons payer d'avoir été chrétiens durant deux millénaires »? Ce serait donc la faute du christianisme s'il n'a pas été capable de s'attacher les hommes pour des millénaires, et il endosserait la responsabilité du vide qu'il laisse derrière lui? C'est là une application par trop spécieuse du principe «ce n'est pas l'assassin, mais l'assassiné qui est coupable »; elle se révélera finalement comme un simple radicalisme académique, incapable de rien chan- ger au fait que le christianisme a été l'une des forces les plus constructives de notre civilisation et qu'il est impos- sible de l'en dissocier. Cette certitude nous apportera ce minimum d'attitude positive envers le christianisme compatible avec notre responsabilité spirituelle. D'autre part, il est clair qu'une « nouvelle culture artificielle de christianisme pour garantir une bonne conduite » (Jacob Burckhardt) ne peut être envisagée. Cela sou- ligne à l'envi toute la difficulté et toute la gravité d'une tâche que les théologiens comme leurs adversaires se sont toujours imaginée trop facile. D'ailleurs, nous pouvons estimer inopportun de dis- cuter cette question, d'ailleurs épineuse, car le processus de décomposition exige une interprétation infiniment plus vaste. Parallèlement à la paralysie des forces de la foi d'où qu'elles viennent, les hommes ont encore perdu une certaine sûreté instinctive. Le sens de l'essentiel humain est tellement faussé que l'attitude des hommes devant les choses les plus élémentaires -le travail et les loisirs, la nature, le temps et la mort, l'autre sexe, les enfants et la descendance, la jeunesse et la vieillesse, la jouissance naturelle de la vie, les aspects surnaturels, la 16
  • 18. propriété, la guerre et la paix, l'entendement et le sen- timent, et enfin la communauté - est devenue confuse à tel point qu'il faut aviser. Les humains ont perdu la notion exacte de la noble mesure qu'ils trouvent en eux-mêmes. Ils chancellent d'un extrême à l'autre, essayant tantôt ce régime, tantôt ce remède, épousant un jour cette opinion à la mode et le lendemain cette autre, obéissant hier à cette impulsion et aujourd'hui à celle-là. Mais ils s'appliquent le moins possible à écou- ter leur propre voix intérièure f Cette perte générale d'orientation naturelle a aussi mené le monde à suresti- mer la jeunesse et ses forces si peu mûres et si enclines à l'inquiétude expérimentale ; cette désorientation risque fort de remettre en question la sagesse accumulée pendant des millénaires. Le phénomène d'effritement moral et spirituel a atteint toutes les sphères de la culture et marque de son sceau toute la vie de la société occidentale. On change de convictions comme de chemise. La virtuosité et l'aspect purement esthétique remplacent la valeur réelle; on perd le sens du style, ce qui engendre un manque de respect à l'égard de la langue et une anarchie regrettable dans l'art d'écrire, marquant la décadence irrémédiable des possibilités d'expression logique; «l'homme est chassé des arts » (même un critique de notre civilisation aussi clairvoyant qu'Ortega y Gasset a pu y souscrire) ; la musique est atteinte à son tour, surtout depuis la fin de l'époque classique, elle dégénère sous l'influence de la mordibité émotionnelle et d'une sensualité croissante. Tout dégage ce parfum légère- ment frelaté du « haut goût » qui choque même une sensibilité robuste. Les effets de cette désagrégation sont surtout appa- rents et funestes dans la science. Faisant du manque de solidité intérieure une vertu, elle est devenue de plus en plus victime d'un malentendu tragique; en effet, elle a admis que n'importe quelle affirmation fondée sur un jugement de valeur était incompatible avec la dignité scientifique et devait nécessairement inclure l'arbi- traire subjectif, c'est-à-dire l' «idéologie». Le relativisme 17
  • 19. et l'agnosticisme de la science devaient provoquer des effets d'autant plus dangereux que cette dernière voyait diminuer son autorité jusque-là incontestée, au moment même où l'Église avait déjà perdu en grande partie la sienne. Ainsi, un vide s'était créé, ressenti à bon droit comme ·intolérable, et la pseudo-science, la pseudo- théologie politique avaient beau jeu de le combler graduellement. Le premier pas de cette politique théolo- gique de l'État, dans beaucoup de pays, consistait à revêtir la science d'un vernis politique, à quoi les savants hésitants et pusillanimes ne pouvaient opposer qu'une résistance dérisoire. Ainsi le mot spirituel de Rabelais selon lequel « science sans conscience n'est que ruine de l'âme » a pu se vérifier une fois de plus, au détriment non seulement des âmes des savants (dont nous n'avons peut-être pas à nous préoccuper) mais surtout de notre civilisation. Or, ici comme partout, nous pouvons admettre que le pire est passé et qu'une orientation nouvelle s'affirme depuis quelque temps déjà. Dans la science, tout comme dans d'autres domaines de notre civilisation, une avant- garde- certes assez réduite et pas encore très sûre de sa route- a déjà dépassé le point le plus bas de la déca- dence et remonte la pente. Cette renaissance spirituelle s'accomplit en silence, loin du bruit et de l'agitation de la scène mondiale sur laquelle le vieux drame s'achève sans gloire. Selon la loi de l' « interférence historique » (dont nous parlerons encore en détail), une grande partie du public, sans opinions fixes et sans idées neuves, se trouve encore sous l'influence de cette décadence débilitante, esthé- tisante et anémiante qui a dominé il y a peu de temps encore la science et la littérature. C'est précisément cette influence pernicieuse, en corrélation avec les signes de délabrement sociologique, qui explique l'apparition si pénible d'une bourgeoisie décadente, dont l'horizon est limité par le culte badin de la fausse grandeur historique (par exemple d'un Napoléon) ; ayant perdu la foi en des valeurs dépassant le niveau de sa propre sécurité et de ses aises, devenue stupide à force de lâcheté, elle 18
  • 20. ploie les genoux devant la puissance et le succès. Il serait vain de vouloir nier l'existence de ce monde libéral et bourgeois décadent, et les temps semblent révolus - heureusement! - où l'on s'exposait à des malentendus fâcheux en admettant fondée la critique à l'égard de ce monde-là. Entre-temps s'est révélé com- bien de pays sont devenus victimes d'une telle faiblesse, et les noms des hommes d'État qui l'incarnaient ne sont pas encore oubliés. Que l'on tienne pour décisifs ou non les signes de dégé- nérescence dans le domaine spirituel et moral, il n'en reste pas moins que leur importance est extrême et, tout en nous conduisant probablement jusqu'à l'origine de la crise mondiale, il nous fournissent une explication plausible de l'écroulement de certains pays. Il convient surtout de leur assigner la première place dans notre diagnostic porté sur les peuples dont la dégénérescence économique et sociale n'était pas assez avancée pour expliquer leur faillite- pays de bourgeois et de paysans, où la répartition de la propriété était assez égale et le grégarisme peu évolué. En effet, on aurait eu moins de raisons de croire corrompus certains de ces régimes qui se sont écroulés avec un telle facilité, s'il ne s'agissait plutôt d'une maladie de l'esprit que de la vie écono- mique et sociale. Nous étions en présence d'un<< désordre mental », pour utiliser un terme employé par Henri Mas- sis. De cette manière seulement, semble-t-il, on pourrait expliquer l'existence d'une classe dirigeante plouto- cratique prête à la capitulation intérieure et extérieure, quanto quis servitio promptior (Tacite, Annales, 1, 2). En fait, la crise de la société contemporaine est totale et ses causes apparaissent étendues et multiples. Vouloir donner une explication de la crise morale et spirituelle ne suffit pas. Elle doit encore être complétée par une analyse des signes de dégénérescence sociologique pour aboutir à une doctrine concluante. Il faut tenir compte de cette complexité lorsque nous voulons étudier ces syndromes sociologiques (c'est-à-dire ses aspects poli- tiques, sociaux et économiques). 19
  • 21. Les maux qui accablent la société des pays occiden- taux depuis plus de cent ans sont caractérisés par un effritement et un tassement détruisant peu à peu toute sa structure. En allemand, on a appelé ce phénomène : << Vermassung »- difficilement traduisible par le terme : grégarisme - pour désigner la formation de masses amorphes et sans cohésion (1). Le livre d'Ortega y Gasset: La Révolte des Masses a fait beaucoup pour la compréhension de cette évolution, encore qu'il soit vraisemblablement nécessaire d'y apporter quelques adjonctions essentielles. Une société saine et solidement assise possède une véritable structure avec une infinité de degrés inter- médiaires. Cette structure est nécessairement hiérar- chique, c'est-à-dire qu'elle est divisée d'après l'ordre d'importance des fonctions, des services rendus et des facultés dominantes de chacun. Chaque membre de cette société a le bonheur de savoir où est sa place. Une telle construction sociale est fondée sur le rôle que jouent les vraies communautés, capables de se grouper, pourvues du contact vivifiant et humain du voisinage, de la famille, de la commune, de l'Église, de la profes- sion. Mais la société s'est éloignée de plus en plus, durant les derniers cent ans, d'un tel idéal. Elle s'est décom- posée en masses d'individus abstraits, aussi isolés et solitaires en leur qualité d'hommes qu'entassés comme des termites, en tant que porteurs de fonctions sociales. Les habitants d'un grand immeuble locatif sont étran- gers les uns aux autres ; ils apprendront peut-être à se connaître seulement dans l'abri commun, lors d'une alerte aérienne. D'un autre côté, il entretiennent les (1) Note du traducteur: A notre connaissance, tl n'existe pas de terme français :pour traduire textuellement le mot « Vermassung •• Dans son Manzfeste au service du personnalisme, Emmanuel Mou- nier déP,eint comme suit cette masse : u ••• la société sans visage, faite d hommes sans visage où flotte, parmi des individus sans caractère, les idées générales et les opinions vagues, le monde des positions neutres et de la connaissance objective. C'est de ce monde- règne de «l'on dit 11 et de «l'on fait »-que relèvent les masses, agglomérats humains secoués parfois de mouvements violents, mais sans responsabilité différenciée. Les masses sont des déchets, elles ne sont pas des commencements. • 20
  • 22. relations les plus étroites encore qu'anonymes, exté- rieures ou automatiques, avec la totalité de leurs pro- chains en leur qualité : d'acheteurs et de vendeurs, d'électeurs, d'auditeurs de la radio, de spectateurs au cinéma- exposés donc avec des millions d'autres indi- vidus à subir les mêmes sensations acoustiques et op- tiques - en tant que contribuables, bénéficiaires d'allo- cations de secours, membres de caisses de maladie et d'associations centralisées. La vraie intégration au moyen de la communauté véritable, qui a besoin des liens de proximité, des ori- gines naturelles et du rayonnement de relations hu- maines immédiates, a dû céder la place à la pseudo- intégration au moyen des échanges, de la concurrence, de l'organisation centrale, de l'agglomération, du bulle- tin de vote, de la police, de la loi, de l'approvisionne- ment des masses, des distractions des masses, des émo- tions des masses et du grégarisme, une pseudo-intégra- tion en somme qui trouvera sa consécration suprême dans l'État collectiviste. A la compression extrême et à l'interdépendance des individus correspond leur isole- ment et leur solitude ; l'écrasement de la société en un tas de sable a pour conséquence immédiate l'agglomé- ration des individus et leur tassement en masses amorphes, sans structure et sans ordre, qui sont le terrain idéal pour développer les instincts et les émo- tions des masses, en donnant à la société actuelle son instabilité trépidante, Finalement, la pseudo-intégration des masses a pour corollaire le pseudo-commandement, c'est-à-dire la domination sur l'État, sur la culture et sur la société d'hommes non habilités pour en prendre la direction spirituelle, parce qu'incapables de se distinguer suffi- samment des masses nivelées, auxquelles ils appar- tiennent par leur savoir et leurs réactions affectives ; ils n'ont acquis leur position dominante qu'en sachant interpréter et manier habilement ces réactions. En eux, c'est l'homme de la masse - homo insipiens gregarius - qui prend le commandement, cet homme de la masse tel que l'a dépeint Ortega y Gasset : avec son pseudo- 21
  • 23. intellectualisme plat et banal, son arrogance et son outrecuidance injustifiées, son manque total de juge- ment et son existence grégaire spirituelle et morale. Un siècle durant, on a démocratisé l'instruction publique et on l'a mal comprise; on a cultivé la raison, au détri- ment de l'esprit; on a créé ainsi, parallèlement à la ruine de la structure hiérarchique de la société, un pro- duit dont les propriétés peuvent toutes être ramenées à un manque de respect, c'est-à-dire à l'absence de cette vénération qui est sans doute la base la plus élémentaire de toute civilisation, pour nous en référer à la citation magistrale de Gœthe dans Wilhelm M eisters W ander- jahre (livre Il, chapitre premier). C'est la uerecundia de Cicéron, sine qua nihil rectum esse potest, nihil hones- tum (De Ofliciis, 1, 41). Lorsque, par exemple, Leibniz se mit à écrire, quelques centaines d'hommes à peine en Europe eurent la prétention de le comprendre, alors que les braves bourgeois de Hanovre ne voyaient en lui qu'un simple sceptique. Quoique l'on puisse critiquer, avec raison, la structure féodale de l'Allemagne d'alors, basée sur l'exploitation et la domination, il est hors de doute que cette hiérarchie spirituelle était saine et bien fondée. A supposer que la monadologie de Leibniz fftt susceptible d'intéresser de vastes milieux, il est à redou- ter qu'elle serait aujourd'hui vulgarisée à l'excès, par l'écrit et par l'image, par la radio et le cinéma, par les cours du soir, etc., jusqu'à ce que toutes les banalités en eussent été extraites, comprises et constamment répétées. Ou, ce qui serait pire encore, l'homme de la masse, gâté par cette vulgarisation outrancière et s'arrogeant le droit d'un juge de la culture, interdirait à Leibniz d'écrire... Ce manque de respect a une autre signification, encore plus grande. Le corps humain dispose d'un système de réflexes compliqués et multiples, dont le fonctionnement préserve l'action vitale de tout danger. Ainsi nos yeux sécrètent des larmes lorsqu'un corps étranger touche la conjonctive, la musculature de notre gosier le rejette, l'épiderme l'isole par suppuration et le péristaltisme expulse l'inassimilable par son activité convulsive. Il 22
  • 24. n'en va pas autrement pour la société. Elle aussi doit pouvoir compter sur des réflexes sûrs et infaillibles, garants en même temps que baromètres de la santé du corps social, des réflexes d'assentiment et de refus. S'ils deviennent faibles et incertains, ou s'ils font com- plètement défaut, c'est l'indice infaillible d'un état pathologique ; si, en revanche, ils fonctionnent bien, ils indiquent que la société est toujours guidée par l'échelle des valeurs stables. Ces réflexes doivent commencer à jouer librement et sûrement, dès que nous dépassons la vaste région du véniel, laissée à l'appréciation et au jugement individuels, et que nous nous aventurons dans cette zone frontière où finit le jeu et commencent les choses sérieuses. Tout flottement, toute hésitation, toute incertitude et toute paralysie sont un prodrome grave révélant un désordre patent dans la physiologie sociale. Nous parlons alors d'une crise morale, d'une crise de droit ou même d'une crise du goût ; mais, dans le fond, il s'agit toujours du même phénomène. Lors- qu'en fin de compte, notre diagnostic le désigne par le terme de nihilisme moral, politique ou esthétique, nous voulons simplement caractériser un état de la société qui correspond à la paralysie du corps humain. Tous les réflexes de la société, aussi bien les positifs que les négatifs, peuvent être ramenés à deux réflexes principaux dont nous avons déjà désigné l'un, qui est le respect ; l'autre est l'indignation absolue. Avec ces deux réflexes on dispose d'une échelle des valeurs sur laquelle le niveau supérieur des valeurs finales est aussi bien défini que la basse cote des non-valeurs. Avec la même sûreté, la société doit savoir devant qui on peut tirer son chapeau sans déchoir et quand il s'agit de se couvrir avec indignation sans insister. Lorsqu'elle n'est plus certaine ni d'une attitude ni de l'autre et lorsque, dans les cas extrêmes, les points de vue sont laissés à l'appré- ciation de n'importe qui, il est temps d'aviser. Les réflexes ne travaillent plus et nous sommes alors devant cet état amorphe où toutes les normes et toutes les valeurs, sans lesquelles une société ne saurait durer, sont remises en question. Si le respect diminue, nous 23
  • 25. voyons aussi disparaître, à l'autre bout de l'échelle, la faculté de l'indignation motivée. Une société va très mal lorsqu'elle ne sait plus réagir par des réflexes immé- diats aux atteintes qui lui sont portées par des violations de droit, l'arbitraire, l'intolérance, la cruauté et lemanque de charité. Nous nous trouvons alors dans un état d'hébé- tude qui est le prodrome de l'ataxie. Si même, en lieu et place de l'indignation sans excuse, la société se met à tolérer l'infraction, à trouver inté- ressant le délit, à solliciter la «compréhension», à justi- fier cyniquement les moyens par le but et la félonie par des théories nébuleuses, à composer avec les pra- tiques anormales - alors elle atteint son point le plus bas. On peut dès lors invoquer le témoignage de Lichten- berg : « Là où la mesure est une faute, l'indifférence devient un crime. » Ces quelques commentaires aideront à la définition sommaire du grégarisme et écarteront des malentendus fréquents. Peut-être est-il opportun, à cette occasion, de mettre en garde nos lecteurs: il serait aussi faux que présomptueux d'assimiler ce terme de « masse » aux -couches populaires à petits revenus ou de peu de pro- priété. Bien au contraire, il s'agit d'un processus de dégénérescence indépendant de l'échelle des revenus, et dont certaines classes peu aisées sont encore le moins atteintes, comme par exemple celles des paysans et des artisans. Il y a suffisamment « d'hommes de la masse » au sommet de la pyramide des revenus, et la présomp- tion sociale est précisément l'une de leurs caractéris:.. tiques! Quelles sont les circonstances sociologiques suscep- tibles de favoriser ce grégarisme? Pour plus de clarté, il semblerait indiqué d'en classer les facteurs sociologiques - nous ne mentionnerons plus ceux d'ordre spirituel et moral - en trois groupes distincts : l'élément démographique, l'élément techno- logique et enfin l'élément politique, social et institu- tionnel. Expliquons-nous d'abord en commençant par la partie démographique ; elle a sans doute moins besoin d'être longuement commentée. 24
  • 26. Il va sans dire que l'énorme accroissement de la popu- lation, sans exemple dans l'histoire et provenant d'une « interférence historique » (c'est-à-dire la confrontation du« nouveau» taux de mortalité très bas avec l'« ancien» taux de naissances très élevé), a produit une « masse » dans le sens brut et arithmétique du terme, qui devait marquer son empreinte sur toute la civilisation. Le problème démographique a un aspect beaucoup plus important que ne pourront le prétendre les économistes, les statisticiens et les hygiénistes sociaux : le fait que l'Occident a été submergé par des millions et des millions d'hommes a provoqué une tension économique, sociale et culturelle à laquelle presque aucun corps social n'eût pu résister sans perdre sa structure et dégénérer en une société de masses. L'augmentation étaittrop considérable et surgit d'une manière trop subite pour être assimilée sans à-coup, sans rompre la continuité et sans affecter la tradition sociale et culturelle. Nous avons connu aujourd'hui plus d'un exemple de nations engendrant, dans leur propre sein, une invasion de barbares : oetlloi 7f),r;Ooc; r' rlllrlptep.ot << Terribles, en masses innombrables » (Eschyle, Les Perses). La marée humaine, sans exemple, au siècle dernier, a obligé l'humanité d'accepter - et cela même si d'autres forces n'avaient pas agi sur elle - cet appa- reil colossal et rationalisé que représente le ravitaille- ment des masses, cette orgie de technique et d'admi- nistration, cette grosse industrie, cette division à l'excès du travail, ces métropoles géantes, ces quartiers et dis- tricts industriels surpeuplés, ce rythme trépidant et cette instabilité de la vie économique, cette existence matérialiste, rationaliste et sans traditions, cette pro- duction en masse, ces loisirs gâchés des masses, cette centralisation et organisation, cette interdépendance universelle, ce remue-ménage continuel d'hommes et de marchandises, ces transplantations de tout ce qui est sédentaire et autochtone, cette soumission du globe au joug d'une civilisation mécanisée et positiviste. Ces conjonctures ont provoqué partout, dans une 25
  • 27. partie plus ou moins grande de la population, ce que nous appellerons le prolétarisme, en donnant à ce terme une signification très étendue. C'est une situation sociale et anthropologique caractérisée par une dépendance économique et sociale, le déracinement, l'encasernement, l'éloignement de la nature et l'anonymat du travail. Il s'agit d'un développement où l'élément démogra- phique a produit tous ses effets pernicieux en même temps que les éléments d'ordre technologique et d'ordre politique, social et institutionnel. Ce n'est pas seulement l'augmentation de la population, mais au moins dans une même mesure le machinisme moderne, la manière de s'en servir, les formes mal comprises de l'organisa- tion administrative et industrielle, et enfin certaines mesures politiques et sociales de l'État, qui sont respon- sables du prolétarisme devenu le destin des masses ; un destin qui menace plus qu'aucun autre fléau l'essence même de notre société et condamne des millions d'êtres à une existence dans laquelle ils ne peuvent se dévelop- per librement et posititivement, ni comme citoyens ni comme hommes. Ils ont déjà dépassé le stade des salaires insuffisants et des journées de travail trop longues, surtoutdans les nations les plusévoluées, les plus atteintes par le grégarisme. D'ailleurs les antipodes des prolé- taires, c'est-à-dire les paysans et les artisans, sont cer- tainement les plus mal lotis dans ce domaine matériel. Ce qui caractérise le prolétarisme, c'est son domaine spirituel, c'est l'effet atrophiant de la manière de vivre et de travailler des prolétaires pris dans la masse des grosses industries (ni paies plus fortes, ni cinémas plus grands n'améliorent leur sort!); c'est la dépendance et l'insécurité créées par l'absence de propriété et la courte périodicité des revenus ; c'est le travail militarisé accom- pli par obligation, de façon anonyme,_sous une discipline féroce, et exécuté par les fractions infimes d'un appareil géant, ce qui lui fait perdre son sens et sa dignité ; c'est l'existence loin de la nature et de toute communauté organique, non conforme aux aspirations de l'homme, le privant de son cadre naturel et social indispensable. En un mot, il s'agit de conditions de vie, de travail et 26
  • 28. d'habitation médiocres, qui n'ont jamais été aussi répan- dues et qui ont de plus en plus marqué notre civilisation de leur sceau. Le prolétarisme n'a pas toujours toutes les caracté- ristiques que nous venons d'énumérer. Il se présente sous des formes diverses et nuancées dont les différents groupes de population, les différents pays ont été atteints à des degrés très variables ; certains en ont même été préservés dans une mesure assez efficace. Il faudra toujours considérer un pays comme étant fortement prolétarisé, lorsque les grosses exploitations et la con- centration de la propriété auront transformé une grande partie de la population en salariés dépendants, citadins et intégrés dans la hiérarchie administrative, industrielle et commerciale. Le socialisme de tout crin n'offre qu'un changement de ce prolétarisme à double effet : il s'en nourrit pour créer l'idéologie correspondante et en même temps il le pousse jusqu'à ses limites. Cela est vrai jusqu'au point où l'on peut remplacer le terme de socialisme par celui de prolétarisme. Ce terme nous ferait mieux comprendre qu'au fond le socialisme n'est pas autre chose que la conséquence logique d'une évolution engendrée et déve- loppée par un capitalisme dégénéré. Il convient de compléter ce tableau des masses pro- létarisées, mécanisées et centralisées par les détails que chacun de nous connaît et qui évoquent à tout instant l'ensemble des maux, sans que nous puissions toujours distinguer avec certitude jusqu'à quel point il s'agit de causes, d'effets ou simplement de symptômes. Ce qui nous paraît le plus grave, c'est la décadence de la famille, qui va de pair avec l'évolution pathologique générale et prouve combien celle-ci modifie les conditions élémen- taires d'une existence saine et d'une société bien ordon- née. Ce développement a en effet créé des conditions économiques et sociales où la famille, domaine naturel de la femme, champ d'éducation des enfants et cellule la plus naturelle de la communauté, doit forcément s'atro- phier et dégénérer enfin jusqu'à n'être plus qu'une simple cohabitation à laquelle, en quelques semaines, 27
  • 29. peut mettre fin le divorce. En dehors des couches pay- sannes et artisanales, la famille a été dégradée jusqu'à se résumer en une simple communauté de consommation - tout au plus une communauté de loisirs. Le plus souvent, il lui manque des enfants, auxquels on ne peut, en général, donner qu'une éducation sommaire. S'il est vrai qu'il ne faut plus du tout parler d'éducation dans de vastes cercles bourgeois; si d'un autre côté, et en opposition formelle avec les enseignements de Pesta- lozzi, l'instruction détermine, de manière toujours plus exclusive et partant plus unilatérale, la formation des hommes ; si l'on doit se persuader enfin qu'une moitié de la société, c'est-à-dire sa partie féminine, est victime de cette évolution et menacée dans son développement vital et.naturel, nous ne pouvons plus hésiter à voir dans la décadence de la famille l'un des symptômes les plus apparents et les plus alarmants du mal qui sape notre civilisation. Cependant, de simples recommandations ou des jérémiades sont aussi inutiles que gratuites. II faut mettre en œuvre tous les moyens pour changer radicalement les circonstances sociologiques actuelles, où la famille ne saurait prospérer. L'impression n'est pas moins navrante lorsque nous considérons l'autre face du prolétarisme et du gréga- risme : le dépeuplement des communes rurales, la ruine du village en faveur de la ville et le mercantilisme enva- hissant la campagne. L'élite campagnarde s'affaiblit en même temps que son influence diminue, le déclin des communautés villageoises s'accentue, les communes rurales sont transformées en sordides banlieues de villes surpeuplées, la vie intellectuelle à la campagne se meurt. En tout premier lieu, nous voyons ces symptômes inquiétants se généraliser en France, aux États-Unis, en Angleterre, dans une certaine mesure aussi en Alle- magne. La santé morale de la Suisse l'a préservée en quelque sorte de cette désagrégation rurale pro- gressive ; elle a gardé son équilibre spirituel et sociologique, et on y accueillerait avec quelque étonne- ment cette plainte des Français : « Le médecin de cam- 28
  • 30. pagne, c'est fini. » Ceux qui n'ont pas fait l'expérience personnelle de cet effritement en trouveront la meilleure et la plus incisive des descriptions dans le roman The Farm de Louis Bromfield. Ajoutons encore que la ruine de la vie rurale est souvent accompagnée d'un phéno- mène contraire, que l'on pourrait appeler une tendance à la polarisation de nos rapports avec la nature: au lieu que la civilisation et la nature se pénètrent en un équi- libre harmonieux, nous trouvons d'une part les villes surpeuplées et d'autre part les parcs nationaux, le cam- ping et le nudisme; le juste milieu de la bourgade cam- pagnarde disparaît. En revanche le citadin, devenu .complètement étranger à la nature, affecte volontiers un certain culte des valeurs paysannes, qui est un signe de la mode, de la fausse bonhomie et du snobisme ; le vrai paysan n'en ressentira que de la gêne.« Rien n'em- pêche tant d'être naturel que l'envie de le paroître »(La Rochefoucauld). Il est impossible de décrire dans ses moindres détails tous les aspects de la désagrégation sociologique et toutes ses incidences. L'essentiel ayant été dit, tour- nons-nous vers les syndromes du domaine plus restreint des systèmes économiques et politiques. Ils serviront de dernier complément à notre diagnostic total. Tout le monde se rend si bien compte que les crises spirituelles, morales et sociologiques réunies ont conduit à une crise excessivement grave du système politique occidental que peu de mots suffiront. D'un côté, nous assistons, dans les pays démocratiques, depuis plus d'une génération et plus particulièrement depuis la fin de la dernière guerre mondiale, à des manifestations de désagrégation et de dégénérescence, appelées crises de la démocratie ; d'un autre côté, un nouveau régime s'est répandu, depuis la révolution russe de 1917, sous le nom de collectivisme ; son empreinte sur notre époque est tellement forte qu'on a déjà parlé der« ère des tyran- nies » (E. Halévy). Crise de la démocratie, autrement dit : méconnaissance dogmatique des conditions et des limites régissant le 29
  • 31. principe démocratique et libéral ; grégarisme ; revendi- cations brutales formulées par des multitudes d'inté- ressés ;fanatisme des minorités ; baisse du niveau géné- ral; méconnaissance des conditions nécessaires à une structure démocratique bien ordonnée et des sacrifices indispensables qu'elle entraîne ; effets dissolvants de la crise du système économique et de l'économie politique interventionniste planifiée- tout ceci, et bien d'autres causes encore, ont rendu difficile le fonctionnement des institutions démocratiques et ont conduit à la dissolu- tion de l'autorité, de l'impartialité et de l'unité de l'État, puis à un affaiblissement gouvernemental qui, dans quelques situations trop connues, engendra une véri- table atonie de l'autorité à l'intérieur et à l'extérieur, libérant par là les forces destructives. En même temps, une centralisation et un bureaucratisme toujours plus puissants ont mécanisé l'État, aux dépens de sa struc- ture verticale et organique, fondée sur le fédéralisme ou sur l'autonomie communale, précipitant ainsi le mouve- ment niveleur du grégarisme, si caractéristique pour l'ensemble de la société, et le transposant ensuite dans le domaine de la constitution et de l'administration. Tout le monde comprendra que le régime de l'État collectiviste, si inquiétant et si révolutionnaire, doit être interprété dans le cadre de la crise de la démocratie, mais aussi dans celui de la crise totale, spirituelle et sociologique. Deux aspects particuliers, qui ne sont au fond que les deux faces d'un même état de fait, valent la peine d'être relevés. D'un côté, la démocratie mala- dive d'aujourd'hui contient déjà, en germe, certaines caractéristiques de la domination collectiviste ; nous la concevons assez bien, en la désignant du terme de pléthocratie, qui signifie l'État autoritaire et collec- tiviste des masses. La crise démocratique porte donc, jusqu'à un certain point, des caractéristiques précollec- tivistes. Mais d'autre part, il serait complètement faux de croire que le régime collectiviste est capable de surmonter la crise de la démocratie, car, en fait, il n'est pas autre chose que l'ultime, la plus grave conséquence et le dernier degré des maux que celle-ci a provoqués 30
  • 32. dans la société des masses modernes. Chercher la guéri- son et le salut dans cette direction, c'est se tromper du tout au tout. Nous pouvons également nous borner à résumer les causes, les symptômes et les effets de la crise totale dans le cadre économique de ce qu'il est convenu d'appeler le « capitalisme » du monde européen et américain, peut-être moins à cause de l'unanimité des idées sur ce sujet que pour la raison que nous traiterons cet aspect à fond dans les chapitres qui vont suivre. Il suffira de savoir, pour notre vue d'ensemble, que la crise du sys- tème économique est l'expression même de la crise totale, aussi bien spirituelle et morale que sociologique, et qu'elle en est une conséquence directe. Nous en fai- sons tous les jours l'expérience à notre corps défendant. Il serait faux, cependant, de s'en tenir à cette constata- tion et d'admettre que le système économique n'était qu'une victime innocente des forces de destruction extraéconomiques. Ce n'est pas le cas. Bien au contraire, la crise du « capitalisme » a en grande partie un carac- tère indépendant, et il convient de la ranger plutôt dans les causes que dans les effets de la crise totale, pour autant qu'une pareille discrimination soit possible. En d'autres termes, le système économique porte en lui des défauts de construction, des contradictions et des signes de dégénérescence qui auraient suffi à le préci- piter dans une situation fâcheuse, même sans les contre- coups sérieux de la crise totale. Souvenons-nous des précédentes constatations faites au sujet du grégarisme pour reconnaître la grande part de responsabilité du « capitalisme » et de ses erreurs d'application dans les maux de notre société. Certes, on ne soulignera jamais assez que notre éco- nomie n'aurait pas subi dix ans plus tard un véritable effondrement si d'autres bouleversements, après 1914, n'avaient apporté une tension telle qu'un autre système économique se fût écroulé vraisemblablement bien plus tôt et de manière irrémédiable. Il n'est cependant pas douteux non plus que les hommes se seraient révoltés tôt ou tard contre un système économique dont le déve- 31
  • 33. loppement dans certains pays, en dépit de ses principes élémentaires inviolables, provoquait une critique acerbe. L'enrichissement par les monopoles et la politique d'inté- rêts et d'exaction qu'on a laissé s'étendre de plus en plus, son instabilité, son manque d'équité, le fonctionnement défectueux d'une multitude de marchés particuliers, le prolétarisme, l'affairisme, la concentration du pouvoir, les exagérations des spéculateurs et les destructions de capitaux, tout ceci oblige les hommes à vivre dans des conditions contre lesquelles ils se révoltent, dans un malaise vague pour atteindre des buts mal définis. La révolte contre l'économie occidentale a conduit à l'anticapitalisme sous toutes ses formes (nuancées sui- vant leur radicalisme plus ou moins exacerbé), au socia- lisme et au collectivisme, comme la crise de la démocratie l'a amenée au totalitarisme. Loin de vaincre cette crise, ce dernier en développe encore les maux jusqu'au paroxysme ; de même le socialisme, en tant qu'expres- sion de la révolte anticapitaliste des masses, est une réaction condamnée à tout menacer, bien qu'aboutis- sant à toutes les impasses, à toutes les erreurs -mais jamais au salut qu'il prétend apporter. Cette confron- tation du totalitarisme et du socialisme est plus qu'une comparaison : les deux tendances ont un rapport si étroit qu'elles forment une unité facile à prouver. Toutes deux - l'une dans le domaine de la politique et de la culture, l'autre en matière économique et sociale -achèvent la crise totale de la société. L'une comme l'autre sont si bien le contraire d'une solution qu'elles marquent même le point extrême qui nous en sépare. Nous n'émettons certes pas ce jugement sur le socia- lisme pour le plaisir de la provocation, et moins encore par manque de sympathie à l'égard des motifs qui ins- pirent beaucoup de ses adhérents, ou encore par incom- préhension des circonstances historiques qui ont amené les masses à se révolter contre l'évolution faussée de notre système économique et les ont dirigées vers le marxisme. Seuls ont d'ailleurs voix au chapitre ceux qui ne cherchent pas à excuser les aberrations du capi- talisme, mais y puisent au contraire des raisons abon- 32
  • 34. dantes et péremptoires pour préconiser une réaction vigoureuse et intelligente. Pour antisocialiste qu'elle soit, elle n'en est pas moins radicale que la réaction socialiste. Il serait également contraire à nos principes et à notre dignité de répondre à ceux de nos adversaires qui, profitant de ces conceptions, émettraient des soup- çons peu chevaleresques à l'égard de nos propres motifs. Donnons au mot socialisme le sens correspondant à son développement historique, c'est-à-dire celui d'une économie planifiée et totale, supprimant marché, con- currence et initiative privée. Dans l'intérêt même des couches de la population portées à voir en lui leur planche de salut, constatons simplement et sans dé- tours qu'il constitue une fausse route, un raisonnement habituel devenu simple routine, de la part d'hommes que nous comprenons fort bien et qui nous sont peut-être proches, ce qui nous confère d'autant plus le droit de les rappeler à la raison. C'est d'ailleurs un erreur de croire qu'une critique sans compromis des maux de notre sys- tème économique et social conduise nécessairement au socialisme ; et inversement, il serait faux de prétendre que chaque adversaire du socialisme soit nécessairement un réactionnaire malveillant ou un temporisateur peu ~incère et aveugle. Nous laissons à d'autres le soin de justifier leur antagonisme à l'égard du marxisme. Nons- mêmes nous appuyons le nôtre sur des raisons péremp- toires que nous espérons voir admises en fin de compte par ceux qui vivent pour le socialisme (sinon par tous ceux qui vivent du socialisme t). Des raisons particu- lières et historiquement fortuites peuventexpliquer pour- quoi les critiques radicales relatives aux infirmités de notre système économique se sont accumulées dans le grand bassin du socialisme; l'aveuglement et le manque d'idées des non-socialistes (en plus du rôle éminent de quelques intellectuels, comme par exemple Karl Marx) n'en sont pas les moindres raisons. Nous ne voulons pas prétendre par là qu'il faille adopter cet état de choses pour l'éternité; au contraire! N'avons-nous pas assez suivi cette fausse route pour n'avoir plus aucune illu- sion sur son aboutissement fatal? Si, malgré la volte- 33 La crise 2
  • 35. face qui s'impose, on veut garder le terme de socialisme, on pourrait dire que la chose importe plus que le nom. Cependant, prêtons-y garde, cette manière de voir est dangereuse à un moment où nous avons besoin de clarté dans notre jugement, dans nos conceptions et dans nos décisions; elle est sujette à caution et susceptible d'aug- menter la désorientation et la confusion. La netteté des conceptions et la sincérité du langage appartiennent au nombre des conditions préalables qui nous aideront à dominer une ère tristement célèbre par sa mythoma- nie foncière et le travestissement intolérable de ses paroles. A vrai dire, une certaine confusion résulte de l'habitude prise d'employer sans réflexion ni précision des termes comme l' « économie planifiée » et le « socialisme ». De plus en plus, on entend ces désignations pompeuses, même dans des cas où il s'agit de choses plus innocentes, voire même de nécessités manifestes, auxquelles on n'at- tache pas une importance exagérée, comme les discus- sions sur les plans d'extension communaux, sur le développement des coopératives ou sur la standardisa- tion des produits agricoles. Dans tous ces cas, on devrait éviter ces grands mots, qui sont réservés à quelque chose de très spécifique, c'est-à-dire au dirigisme économique et bureaucratique organisé, en lieu et place de l'économie basée sur le marché et la formation des prix. N'avons- nous pas vu certains types de vieux socialistes touchants (nuance dite révisionniste) accepter sur le tard la... socialisation des pompes funèbres, des laiteries, etc., pour réaliser leurs anciennes chimères du « grand soir » ou de « l'expropriation des propriétaires »? On devrait plutôt s'efforcer d'employer l'expression socialisme dans sa rigueur et sa définition d'autrefois, et avoir le courage de dire que nous en avons triomphé intérieurement. Le but à atteindre est au moins aussi éloigné du socialisme que du libéralisme désuet. Nous sommes encore pleins de ressentiment et de romantisme prolétarien, alors qu'il importe avant tout de voir clair et de faire preuve d'objectivité et de décision. Que le socialisme nous serve d'exemple pour nous 34
  • 36. préserver de faire fausse route lorsqu'il s'agit du choix d'une thérapeutique! En face du caractère complexe de la crise qui atteint tous les domaines de la vie cul- turelle, on comprendra notre profonde aversion à pro- poser un programme de guérison précis et détaillé, et à le prôner en promettant à la légère un secours prompt et infaillible, tout en affectant l'assurance peu sympa- thique du personnage qui en a fini avec tous ces pro- blèmes et se montre peu enclin à écouter d'éventuelles objections. Ce qui importe pour l'instant, c'est d'une part la précision et le caractère convaincant du diagnos- tic, sans lesquels toute action resterait une vivisection de dilettante sur le corps pantelant de la société; d'autre part, l'obligation de savoir dans quelle direction géné- rale devra se développer chaque action particulière. Il faudra réaliser un accord complet sur ces questions avant de délibérer sur les mesures qui s'imposent et de s'occuper d'une œuvre qui dépassera certainement de beaucoup les forces d'un seul homme. Est-il besoin de dire qu'une telle entreprise d'assainissement demande des efforts aussi persévérants et une patience aussi inépuisable que le reboisement d'un pays aride et dénudé par exemple? Si nous nous bornons à mettre en garde nos lecteurs contre une impatience de dilettante, en ayant confiance pour le reste dans la force persuasive des chapitres sui- vants, nous croyons toutefois utile d'expliquer en quelques mots le programme d'ensemble de la poli- tique à suivre. En effet, les temps semblent révolus où un nouveau type de politique économique s'imposera, difficilement adaptable à tout autre schéma admis, ce qui le rendra peut-être d'autant plus sympathique. C'est une économie politique conservatrice en même temps que radicale : conservatrice en ce sens qu'elle doit garantir la sauvegarde et la continuité du développe- ment culturel et économique, et poursuivre comme but immuable la défense des valeurs et des principes der- niers d'une culture fondée sur la liberté de la personnalité - radicale en revanche dans son diagnostic sur la ruine de notre système éconpmique et social « libéral », dans sa 35
  • 37. critique des aberrations commises par la philosophie et la pratique libérales, radicale encore dans le manque manifeste de respect envers les institutions, les privilèges, les idéologies et les dogmes désuets, radicale enfin dans son impartialité complète dans le choix des moyens utilisés pour arriver au but. La même fermeté quipous- sera les promoteurs de ce programme à se rendre compte de certaines erreurs fondamentales du libéralisme his- torique du x1xe siècle, devra les inciter à repousser avec la dernière énergie le collectivisme, de quelque appa- rence qu'il soit, et le totalitarisme politique et culturel qui en est le corollaire inséparable, l'un et l'autre étant non seulement une solution impropre, mais encore funeste à la société. L'énergie que les défenseurs de notre programme déploieront dans l'opposition au collectivisme prouvera qu'ils n'ont nullement pris une position de principe contre le libéralisme en soi ; ils ne s'en tiennent ni à la forme particulière du libéralisme du x1xe siècle, ni à la théorie et à la pratique qui ont été la cause de son discrédit irrémédiable. Ce qui leur importe, c'est avant tout un libéralisme beaucoup plus général, inviolable et se régénérant par-dessus les millénaires : comportant la culture d'une libre personnalité, un équilibre entre l'indépendance et la discipline qui conviennent à l'homme et à la société ni collectiviste ni féodale ou médiévale, délivrée du péché originel de la violence et de l'exploitation. En le soulignant, ces adeptes marquent en même temps l'opposition irrémédiable qui existe entre eux et un obscurantisme réactionnaire, si ardent aujour- d'hui à profiter du malaise général provoqué par les derniers événements et à nous faire abandonner la seule valeur active de cette époque : la victoire remportée sur tout esprit médiéval qui se fonde sur la force. C'est précisément pour sauver ce noyau inattaquable, mais menacé par la ruine du libéralisme historique, que les défenseurs du révisionnisme libéral sont si impi- toyables dans la critique de ce qui s'est effondFé. Illeur faut supporter d'être rangés par des adversaires peu 36
  • 38. subtils dans le camp opposé. En faisant preuve de cette inflexibilité et de cette sincérité sans réserve, ils ne croient pas seulement servir la vérité, mais en même temps la cause elle-même. D'ailleurs, ils se trouvent dans la position confortable de celui qui n'a pas à déses- pérer devant les autels déserts du libéralisme, tout en se lamentant sur la bêtise des autres; mais ils ont la chance de pouvoir dénoncer les fautes qui ont besoin d'être corrigées dans leur propre camp. Car se corriger soi-même tire plus à conséquence ; les révisionnistes libéraux se sont donc placés à un point de vue qui, étant donné l'état de choses actuel, est le seul à ne pas paraître sans espoir dès l'abord. Il s'agit d'un programme équivalent à un combat sur deux fronts : contre le collectivisme d'une part et, de l'autre, contre le libéralisme tel qu'il s'est développé dans la plupart des pays au x1xe siècle, et qui a besoin d'une révision complète. Bien entendu, une telle cam- pagne sur deux fronts suppose une puissance combattive spirituelle et morale à toute épreuve ; chacun ne la possède pas et il y aura sans doute des phases dans cette bataille où la résistance semblera diminuer sur l'un des fronts pendant que les réserves seront inté- gralement engagées sur l'autre. Inévitablement d'ail- leurs, tant que ce programme sera en gestation, il sera souvent exposé à des confusions et à des malenten- dus regrettables et, sans aucun doute, la nouveauté et la particularité de cette nouvelle voie économique et politique seront méconnues. Il ne s'agit ni d'une variété du libéralisme historique, ni d'un simple « in- terventionnisme », ni surtout de quelque chose qui aurait la moindre ressemblance avec le collectivisme, qui est aujourd'hui partout en progrès constant. La subtilité de cette conception nouvelle exigerait un livre entier et même volumineux. Il s'ensuit que tout essai d'y mettre une étiquette, aussi nécessaire soit-elle, sera forcément provisoire. On ne sera cependant pas loin de la réalité en choisissant les notions de « libé- ralisme constructif », «révisionnisme » ou «humanisme économique » ou, selon ma proposition, le tiers chemin. 37
  • 39. J'ai l'impression que cette dernière désignation est assez adéquate. Elle n'est ni trop large, ni trop étroite, et, avant tout, elle exprime l'intention impérative du nouveau programme : surmonter l'alternative stérile entre le laisser-faire et le collectivisme. Un cercle choisi, encore assez petit à l'heure actuelle, mais qui s'élargit sans cesse grâce à la leçon au:ssi effective que douloureuse de l'actualité, travaille aujourd'hui dans plusieurs pays, et d'une manière éclectique, à élaborer, à préciser et à détailler un tel programme, sans souci de l'étiquette qu'on y apportera. Nous avons fait une constatation rassurante, et elle se vérifie tous les jours! Les idées que nous venons d'exprimer trouvent l'adhésion d'un cercle toujours plus étendu de contemporains dans tous les pays. Cette certitude nous permettra de clore le tour d'horizon que nous venons d'effectuer sur un ton un peu plus optimiste, qui atténuera le pessimisme de nos consi- dérations. Trois choses doivent être dites avec toute l'insistance voulue : premièrement, notre pessimisme est de nature constructive ; il veut ouvrir les yeux et, en même temps, c'est un appel à l'action. Il n'est donc pas seulement opposé- d'ailleurs cela va de soi- à un optimisme superficiel, mais également au fatalisme décadent et profondément païen de ceux qui acceptent, las et rési- gnés, le destin inéluctable, ou encore de ceux qui, triomphant secrètement derrière un masque philoso- phique et élégiaque, éblouissent les esprits paresseux par cet argument trompeur qu'est le déterminisme et se parent eux-mêmes de l'auréole du sage initié aux grands secrets de la Providence. Au contraire, notre décision n'appartient pas à un destin mystique, mais à nous-mêmes ; c'est à nous d'en prouver le caractère sérieux et impérieux. Aussi longtemps que la décision est encore à prendre - elle l'est - tout peut être tenté. Il suffit que nous le voulions et le comprenions sans nous laisser paralyser par un fatalisme lâche et sans fondement. Il faut être assez pessimiste pour recon- 38
  • 40. naître toute l'étendue du danger, afin de pouvoir tra- vailler à le conjurer - œuvre pour l'accomplissement de laquelle les optimistes et les fatalistes encombrent inutilement le chemin. C'est par pessimisme que nous prévoyons notre condamnation par le destin, pour autant que nous n'entreprenions rien; mais nous nous refusons à croire à un destin qui nous terrasserait quoi que nous fassions. En ajoutant que l'espoir et la crainte sont jumeaux, nous ne faisons que répéter une sagesse vieille comme le monde. En second lieu, nous nous référons à l'observation faite précédemment, selon laquelle le revirement spi- rituel et moral, indispensable si l'on veut une régé- nération sérieuse, est en train de s'accomplir sous nos yeux. Cette métamorphose inclut la volonté d'un chan- gement radical et aussi le choix judicieux de la route à suivre. Mais les indices se multiplient aussi qui an- noncent, parallèlement à cette conversion spirituelle et morale, une tournure plus favorable des événements, dans plusieurs domaines sociaux aussi bien qu'écono- miques. De même que les forces sont à l'œuvre partout pour surmonter l'interrègne spirituel, de même peut-on enregistrer un certain raidissement, lent et progressif, dans la résistance contre le grégarisme, le prolétarisme et les autres infirmités sociologiques. La tendance uni- verselle de freiner l'accroissement de la population oppose une barrière à l'augmentation numérique indé- finie des masses. De même, au grégarisme des pays collectivistes, nous pouvons opposer des signes pré- curseurs dans d'autres nations, nous montrant qu'on est en train d'y trouver la bonne voie. On reconnaît la valeur de la paysannerie ; l'attraction funeste des métropoles diminue ; la législation, l'admi- nistration et la jurisprudence, de même que la conduite intelligente de certains chefs isolés, s'engagent un peu plus audacieusement dans la voie décentralisatrice, se détournent du style « colossal », se défendent contre le monopolisme et l'égoïsme des groupes et luttent pour la création de nouvelles formes d'industrie plus humaines. On fuit la monotonie en se tournant vers la diversité, 39
  • 41. on préfère le naturel à l'artificiel, et si la dernière guerre mondiale n'était pas survenue, nous eussions sans doute enregistré dans ce sens, comme dans bien d'autres, de réels progrès. Et encore, est-il si absurde de penser que la guerre enseigne aux hommes, d'une manière aussi cruelle qu'efficace, la nécessité d'une reconstruc- tion complète de la société? Devant l'ampleur effrayante des dévastations et les suites incalculables de cette catastrophe mondiale, où la vie humaine est forcée dans ses derniers retranchements, tout ce qui est cor- rompu s'effondre et chacun est placé, sans avertissement préalable et sans ménagements, devant les problèmes ardus de l'existence. Les chances d'un développement ultérieur favorable - et ceci nous amène au troisième et dernier point - sont d'autant plus grandes que tous les pays et, à l'intérieur de chaque État, tous les groupes de la popu- lation n'ont pas été atteints au même degré par une désagrégation progressive. Bien au contraire, la plu- part des pays (même les États collectivistes) disposent encore de réserves plus ou moins importantes de moral intact et d'instinct d'orientation et ils ont conservé des effectifs plus ou moins influents d'une société non désa- grégée et non submergée par la masse. Dans quelques pays, la désagrégation et le grégarisme se limitent d'ailleurs à un seul secteur, à qui l'on a simplement permis jusqu'à maintenant de donner le ton. Presque partout, nous pouvons donc compter avec des parties à peu près intactes de la société, qu'il suffit de renforcer et d'encourager pour arriver, dans les cas les plus favo... rables, à une conversion étonnamment rapide. La meilleure réfutation des objections timorées de ceux qui prennent notre programme pour une utopie insensée et notre espoir le plus ferme pour une chi- mère, réside dans le fait qu'il existe, parmi les États spirituellement et économiquement les plus forts se rattachant à la culture euro-américaine, des pays dans lesquels la plupart de nos postulats sont déjà mis en œuvre, trouvent déjà une application partielle plus ou moins parfaite, et ces réalisations ont prouvé une 40
  • 42. santé et une résistance enviables. Le meilleur exemple n'est-il pas fourni par la Suisse? On rendrait à la Suisse le plus mauvais service en la félicitant avec une amabilité obséquieuse de sa perfection, et elle serait dépouillée d'une des caractéristiques essentielles de sa santé si jamais, suivant l'exemple pernicieux de certains grands pays, elle perdait cette force morale qui admet une critique vigoureuse et incessante à l'égard de ses institutions. Mais justement, parce que nous la croyons assez saine pour accepter avec une égale séré- nité compliments et critiques, nous osons la présenter au monde comme un exemple vivant et convain- cant qui infirme sans -peine l'assertion selon laquelle les problèmes fondamentaux de la civilisation des masses, de la démocratie et de la crise morale de l'Occident seraient insolubles. 41
  • 43.
  • 44. 1 PREMIÈRE PARTIE INVENTAIRE ET BILAN SEMENCE ET MOISSON DE DEUX SIÈCLES Les deux révolutions. La crise mondiale contemporaine est le résultat d'un développement spirituel et politique qui remonte à la Renaissance, mais qui s'est accentué surtout au cours des deux derniers siècles, au xvnie et au x1xe, et nous a menés enfin au point actuel. L'abondance prodigieuse de faits intérieurs et extérieurs au cours de cette époque lourde de conséquences a son apogée dans deux événements, dont l'un est aussi extraor- dinaire que l'autre : la révolution politique et la révolu- tion économique. Tous les courants spirituels des temps modernes convergent vers elles, et en même temps tous les problèmes actuels y ont leur source. L'une comme l'autre signifient un bouleversement d'une envergure inconnue tout au long de l'histoire. Elles ont façonné le monde tel qu'il se présente aujourd'hui, et, si nous voulons comprendre quelque chose à ses problèmes, nous sommes dans l'obligation de déterminer et de justifier notre propre position à l'égard des deux révo- lutions. Ce faisant, nous serons en mesure de discuter de tous les problèmes de ces deux siècles et de nous rendre compte à quel point précis leur développement a pris une tournure fatale. Les deux révolutions dépendent étroitement l'une de l'autre. Elles sont le produit simultané d'un même climat sociologique qui s'est formé ensuite du mouve- • ment d'émancipation spirituelle, de la Renaissance jusqu'à la civilisation occidentale moderne, en passant 43
  • 45. par l'humanisme, la Réforme, le rationalisme, l'indivi- dualisme et le libéralisme. Toutes les deux ont ceci de commun que l'homme moderne les juge volontiers d'une manière extrême, soit en leur décernant des éloges absolus, soit, ce qui est plus fréquent, en 1es critiquant à l'excès. Ce sera notre tâche de chercher à remplacer cet extrémisme trop violent par une conception plus nuancée et plus différenciée, afin de séparer le bon grain de l'ivraie. Occupons-nous d'abord de la révolution politique (dans son sens le plus large et non seulement appliqué à la Révolution française proprement dite). Les deux jugements seront également familiers à tous. Les uns sont partisans absolus et passionnés de l'esprit et des revendications de cette révolution - donc du démo- cratisme et du libéralisme - ils stigmatisent comme réactionnaire toute limitation et critique et ils sont enclins à ne voir que méchanceté et inconscience dans le mouvement contraire qui se dessine depuis longtemps. L' «ancien régime », ou même le moyen âge, paraissent à leurs yeux aussi uniformément noirs que leur propre doctrine leur semble d'un blanc immaculé. Les autres, qui sont devenus aujourd'hui des adversaires influents, affichent une opinion non moins absolue et passionnée, selon laquelle la révolution politique n'a eu qu'une influence destructrice et - point important - qu'elle a dû l'exercer, puisque dans son essence même elle signifie désertion et destruction, lesquelles sont toutes deux également condamnables. Si les uns sont sourds à toute critique envers la révolution politique, les autres par contre lui dénient tout ce caractère de gran- deur qu'elle prétendait atteindre d'un noble élan et qu'elle a conquis en grande partie. Ce qui est clair pour les uns paraît sombre aux autres, et certains- ils sont légion- parlent déjà avec soulagement d'un« nouveau moyen âge » en train de relever les temps modernes si dépravés. Nous nous refusons résolument à prendre parti pour l'un ou pour l'autre des deux extrêmes, radicalistes doctrinaires ou réactionnaires impénitents. Partant 44
  • 46. d'un troisième point de vue, nous cherchons à dégager le sens historique et mondial de cette révolution poli- tique. La réponse est sans équivoque : en déroulant le drapeau de la démocratie et du libéralisme, la révolution politique de l'Occident, qui embrasse les deux derniers siècles - et atteint son paroxysme dans la Révolution française - est l'essai total le plus puissant, le mieux médité et le plus efficace entrepris par les hommes afin de racheter le péché originel de la violence et de l'op- pression, dans ses formes aussi bien politiques et spiri- tuelles qu'économiques. Ce péché originel, nous le savons aujourd'hui, s'est abattu il y a des millénaires, en même temps que les premières hautes civilisations et les premiers États organisés, sur _le monde paisible des cultures primitives et non différenciées, et lui a apporté la féodalité, l'absolutisme, l'impérialisme, le monopolisme, l'exploitation, l'État des classes, la guerre et enfin ce qu'il est convenu d'appeler l' « esprit médié- val ». Au cours de ces temps infinis, on a entrepris sans cesse des assauts magnifiques (et dont nous ressentons les effets encore aujourd'hui) contre l'État dominateur, en cherchant à délivrer l'homme des en- traves politiques et spirituelles qui lui avaient été im- posées. Ce furent d'abord les Grecs ioniens qui, dans des conjonctures miraculeuses et avec un talent prodigieux, ont posé les fondements solides de la civilisation euro- péenne. Continuellement, à des « moyens âges » ont succédé des« temps nouveaux» et des «renaissances», sans lesquels on ne saurait concevoir ces éléments mêmes de civilisation dont un réactionnaire, moins que tout autre, ne voudrait se passer, et même sans lesquels sa vie spirituelle ne serait pas. On peut donc taxer de pure obstination morale et spirituelle et d'ignorance impar- donnable le fait de ne pas reconnaître à la révolution politique le rang et la dignité d'un mouvement insur- rectionnel de libération, d'une envergure inconnue dans le monde, poursuivant ce même but élevé que les esprits équitables et réfléchis et les illuminés de tous les temps ont cherché à atteindre avec une égale ardeur. 45
  • 47. Le nier équivaudrait à la négation stupide de toute dignité humaine la plus élémentaire. Les hommes ayant, du moins en partie, vécu la révo- lution politique ressentent davantage leurs déceptions qu'ils ne considèrent les insupportables droits seigneu- riaux dont nos aïeux ont secoué le joug. Il est, somme toute, assez compréhensible qu'un certain nombre d'hommes - qui va diminuant - ne vibrent plus en écoutant les accents pathétiques des vers immortels que Schiller, en pleine maturité, a mis dans la bouche de Stauffacher : Lorsque d'un juste appui l'opprimé perd l'espoir, Quand il va succomber sous le faix qu'il déteste, Il lève son regard vers la voûte céleste ; Le cœur plein de courage, il y puise ses droits Qui, dès l'éternité, par d'immuables lois Sont fixés dans le ciel ainsi que la lumière... Il faut souligner le souvenir de ces temps prérévolu- tionnaires, où les abus de-pouvoir, le despotisme, l'oppres- sion, l'exploitation et l'humiliation tenaient les hommes sous le joug de l'État, de la noblesse et du patriciat ; ces temps où la paysannerie était réduite à l'esclavage dans de vastes régions européennes, et même exterminée en Angleterre, où toute pensée libre et courageuse était sauvagement réprimée, où la bourgeoisie dans les États particuliers allemands était asservie et où régnaient en maîtres incontestés l'injustice, l'imposition de classes, l'enrichissement honteux, le mercenariat et la solda- tesque impie, la justice martiale, brutale et sommaire, l'esclavage des nègres et la colonisation outrancièrement cruelle des pays d'outre-mer. Est-il besoin de rafraîchir un peu les mémoires en rappelant qu'au cours de ce xv1ne siècle, où les esprits fermentaient déjà, un margrave d'Anspach, voulant prouver à sa maîtresse son habileté de tireur, s'amusa à descendre d'un coup de fusil un couvreur travaillant sur la tour du château et remit gracieusement un florin à la veuve? Qu'un duc de Mecklembourg fit exécuter le conseiller secret de Wolfrath, afin de faire de la veuve sa maîtresse? Qu'un prince de Nassau-Siegen fit tuer 46
  • 48. un paysan, simplement pour prouver qu'il en avait le pouvoir? Qu'en Souabe enfin, un juriste fut décapité pour avoir cité Voltaire dans un cabaret? Il est intolérable qu'on exploite notre déception au sujet des résultats de la révolution politique, en nous présentant ce passé sous les couleurs d'un patriciat idyllique, et qu'on cherche à troubler notre conception de la dignité de l'homme. Malgré toutes ces désillusions, nous ne cesserons de dénoncer de tels efforts obscurantistes et réactionnaires et nous le faisons avec d'autant plus de vigueur que notre critique à l'égard de la révolution politique ris- querait de nous faire ranger dans ce même camp par des cervelles ignares! Quoique la littérature d'origine contre-révolutionnaire contienne beaucoup d'indica- tions précieuses pour étayer une telle critique et que nous ne nous gênions pas d'y puiser en toute impar- tialité, nous ne nous laisserons pas influencer lorsqu'elle voudra nous vanter les mérites de la violence et de la domination. Même le plus sceptique d'entre nous devrait savoir où il convient de tirer un trait définitif sous toute cette littérature, de J. de Maistre et K.-L. de Haller aux auteurs contemporains ; et il importe encore de faire des réserves lorsque le principe de la violence féodale, dans Coriolan de Shakespeare, est poétiquement glorifié. C'est précisément un des contre-révolutionnaires les plus influents de la Révolution française, Louis de Bonald, qui a noté, dans ses remarques pleines d'intel- ligence et de bon sens, que« depuis l'Évangile jusqu'au Contrat social, ce sont les livres qui ont fait les révolu- tions »; que la littérature est l'expression même de la société d'aujourd'hui et qu'elle crée celle de demain; et que les idées sont les véritables souveraines du monde. Nous souscrivons entièrement à cette opinion, tout en y ajoutant ceci: non seulement les révolutions, mais aussi les régimes dictatoriaux qui s'effondrent sous les coups qu'elles leur portent, ont des fondements spiri- tuels. Incapables de reposer uniquement sur la force seule, ils ont besoin, pour durer, d'un ensemble de notions (ou d'une kéologie) admises sans critiques 47
  • 49. qui, soumettant les âmes, transforment les opprimés en collaborateurs volontaires du régime. <( La servitude abaisse les hommes jusqu'à s'en faire aimer » (Vauve- nargues), et provoque, quand elle y est enfin parvenue - la « servitude volontaire » qu'au xvre siècle La Boétie traitait déjà sous ce titre dans un livre, toujours actuel-, la dégradation intégrale des hommes et consolide en même temps sa propre sécurité. Étant donné que le despotisme choque le bon sens primitif, toute idéologie de violence doit tendre, par tous les moyens, à le troubler. Il s'ensuit que toute libération doit commencer par l'esprit, en se servant du sens critique; inversement, le pouvoir dictatorial a raison de considérer l'indépen- dance d'esprit comme son ennemi le plus implacable et en fin de compte invincible. Voilà pourquoi chaque mouvement d'émancipation s'empresse de s'allier au rationalisme, alliance qui s'affirme avec une vigueur particulière dans les mouvements du libéralisme moderne et qui est en même temps marquée par les faiblesses d'un rationalisme condamné à toutes les erreurs, cause dernière des échecs retentissants de la révolution poli- tique que nous examinerons plus loin en détail. Ce sont les aberrations d'un rationalisme, précieux en soi, qui portent en définitive la responsabilité de la déviation des deux révolutions : la politique et l'économique. Le monde ne se trouverait pas dans le désespoir actuel et ce livre n'aurait jamais été écrit si les erreurs du ratio- nalisme - plus funestes que les passions dévoyées - n'avaient pas fait aboutir tous les élans généreux et prometteurs du xv1ne siècle à cette catastrophe effroya- ble dont nous ressentons aujourd'hui encore les effets : la Révolution française. Ce siècle puissant et glorieux, dont la musique par exemple signifiera pour des millé- naires ce que le Parthénon est à l'architecture ; ce siècle qui nous a donné Voltaire, Diderot, Lessing, Gœthe, Schiller, Herder, Montesquieu, Vico, Kant; qui, dans le domaine politique, a fait naître une œuvre aussi mûrie et aussi durable que la Constitution américaine ; ce siècle a fini, en 1789, par une tragédie marquant le début d'une crise mondiale qui dure encore à l'heure 48
  • 50. actuelle. Et cette date a souillé si fortement le souvenir du xv1ne siècle dans l'esprit de nombreux hommes qu'elle les a rendus aveugles à l'égard de sa véritable grandeur et de ses promesses restées lettre morte. Que devons-nous penser de la Révolution française et de ses effets incommensurables? La confusion et le désaccord qui ont longtemps régné dans l'opinion publi- que à ce sujet ont troublé notre pensée civique, et il semble qu'aujourd'hui seulement nous voyons un peu clair. Durant tout un siècle, deux opinions s'affrontèrent violemmeq.t, l'une saluait dans cet événement la libéra- tion, alors que l'autre le condamnait comme une dissolu- tion. De nos jours seulement, ce conflit s'est trouvé apaisé par la conviction que la Révolution française était en elle-même inconséquente, divisée et marquée de cette dualité propre à bien d'autres choses problé- matiques. Voilà bien le tragique de son cas, qui se fait encore sentir de nos jours. Cette révolution était en même temps une libération et une dissolution, incapable d'être en même temps l'une sans l'autre! Et cette erreur congénitale ne pouvait pas même être reconnue par le libéralisme politique. Cette révolution n'était pas seu- lement un drame puissant sur la grande scène du monde, et bien faite pour captiver des natures romantiques ; elle était encore et surtout un mouvement d'émanci- pation, et seuls les réactionnaires les plus invétérés pouvaient résister à son élan impétueux. Comme telle, elle a créé cette Europe qui affronte aujourd'hui ses ennemis pour son ultime défense, précisément parce que la Révolution française lui a légué un si funeste héritage. Elle a fait de la France un pays d'agriculteurs et de bourgeois, elle a répandu sa semence sur tous les pays qui se disent européens. Les « idées de 1789 )) ont créé l'atmosphère que nous respirons tous encore, y compris les contre-révolutionnaires les plus acharnés. Tout cela est vrai, et pourtant ce destin fut fatal. Dans quel sens? Tout romantisme révolutionnaire mis à part, sou- lignons d'abord expressément que chaque vraie révolu- tion est une crise catastrophique de la société, un désas- 49
  • 51. tre dont l'issue finale reste toujours incertaine et dont le caractère pathologique apparaît dans ses formes mêmes. Elle a pour conséquence une paralysie qui peut tuer la société, la suppression de l'ordre, la destruction, l'assaut primitif et atroce des passions et des instincts. Rien ne la dépeint mieux que ce fait : lorsqu'elle ne peut être redressée à temps (en France, on n'a pas pu y réussir jadis), la crapule finit par dominer et les hommes tom- bent sous la coupe momentanée de névropathes notoires. Rien ne peut rendre ce fait héroïque ou romantique, pas même la Révolution française qui nous porte tout naturellement à cette glorification. Cette révolution a donc ceci de commun avec toutes les autres révolutions, c'est d'être une catastrophe en soi; mais de l'être encore plus par son œuvre. Comme elle, l'ère prérévolutionnaire avait été binaire : le moyen âge autant que l'ancien régime, qui nous apparaît par- fois comme un moyen âge dégénéré. S'il faut se souvenir du caractère « médiéval » du régime d'alors, nous ne devons pas oublier cependant que cette société possé- dait une véritable structure, dans laquelle les hommes étaient hiérarchiquement intégrés dans une commu- nauté organisée. A considérer la période brillante du moyen âge, c'est-à-dire celle de la civilisation bour- geoise et citadine, cette époque semblait vraiment un exemple plein de promesses. Il est regrettable que ses effets aient été annihilés dans de vastes régions européennes - avant tout en Allemagne, en France, un peu moins en Suisse - par une nouvelle victoire du principe de domination (féodalité et absolutisme). Même cet ancien régime avait au moins l'avantage de consti- tuer un ordre, consolidé par son cadre. La fatalité de la Révolution française a voulu que, frappée de l'aveu- glement sociologique du rationalisme (dont nous repar- lerons), elle ait confondu la violence avec l'ordre, la tradition, l'autorité et la hiérarchie, et qu'elle n'ait pas su distinguer l'aristocratie de l'« aristie »(E. Faguet); qu'elle ait cru devoir se débarrasser non seulement d'une hiérarchie vivant d'exploitation, ressentie à juste titre comme une honte par les hommes de ce temps, mais 50
  • 52. encore de la hiérarchie tout court ; elle a oublié que sans hiérarchie, c'est-à-dire sans ordonnance verticale et horizontale, une société ne peut exister et qu'un sys- tème social et économique dont le seul élément d'ordre est la liberté, signifie d'abord la dissolution, puis le despotisme, qui n'est pas autre chose, au fond, qu'une anarchie organisée. Trop de Rousseau et de Voltaire, et pas assez de Montesquieu 1 serait-on tenté de dire. La hiérarchie de la société qui combattait la révolution était atroce, parce qu'elle avait dégénéré en une hideuse exploitation ; on ne savait pas distinguer entre cette forme historique et dégradée et la véritable hiérarchie, base indispensable à la construction de la société. On ignorait la nécessité d'une hiérarchie fonctionnelle pour le maintien de la société. On détruisait les conquêtes positives de l'ancien régime, c'est-à-dire la juste or- donnance de la société, pour en perpétuer d'autant plus radicalement les aspects négatifs, c'est-à-dire le des- potisme d'État. L'ordre, l'attachement, les règles, les normes, la tradition, l'autorité et la hiérarchie, tout cela avait un arrière-goût. condamnable de réaction, simplement parce que les formes prises au cours du xvn1e siècle par ces éléments nécessaires à l'ordre étaient en même temps des formes d'oppression, donc intolérables. C'était singulièrement faciliter la besogne de ceux qui critiquaient la révolution - les Maistre, Bonald, Burke, Haller, Saint-Simon et autres - mais qui pé- chaient, de bonne ou de mauvaise foi, par le même manque de discernement. Ils commettaient l'erreur in- verse et proclamaient, en lieu et place de la nécessité d'une hiérarchie fonctionnelle, celle d'une hiérarchie féodale et absolutiste basée sur l'exploitation despo- tique. Ils essayaient du même coup de réintroduire subrepticement, au nom de la sociologie, les anciens privilèges. Un fait cependant reste probant : par son aveugle- ment rationaliste, cette même révolution qui, entre autres, a transformé la France en une nation de paysans, est également à l'origine de cette désagrégation sociale 51