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Libération Jeudi 9 Juillet 2015
L’information
enformationEchanges Dans son dernier
ouvrage, James Gleick retrace
l’évolution des moyens de
communication, traversant la vaste
histoire des activités humaines,
du tambour africain aux
ordinateurs quantiques.
Par ROBERT MAGGIORI
formation: l’histoire, la théorie, le déluge. Le
livreestunbest-sellermondial,commel’ont
étésesIsaacNewton(Dunod,2004),leGénial
Professeur Feynman (Odile Jacob, 1994) et
surtout la Théorie du chaos (Albin Michel,
1987).
NéàNewYorken1954,diplômédeHarvard,
Gleick doit sans doute à son travail de repor-
ter et de journaliste scientifique au
New York Times ses talents de vulgarisateur,
quiluifontsibienmêlerlesexplicationstech-
niques,lanarration,lamiseenscènede per-
sonnageshabituellementréduitsàdesnoms
dans les dictionnaires, et qui lui ont valu le
titre de «Pope of popular science» (pape de la
vulgarisation scientifique). C’était évidem-
ment une gageure que de vouloir faire une
histoire de l’information, car, en son sens
large,ellerecouvrequasiment,etdepuistou-
jours,touteslesactivitéshumaines.Aussi,ce
que se propose James Gleick est de reconsti-
tuerlafaçondontl’informationestdevenue…
information, et a pu être définie en termes
mathématiques, indépendamment du sens
qu’elle charrie.
Au début, on trouve donc les tambours qui
parlent de l’Afrique subsaharienne, cette
«radiodelajungle»dontcertainsexplorateurs
saisissent intuitivement –à l’époque où
«SamuelF.B.Morsesebattaitavecsonpropre
codeàpercussionélectromagnétiquepouren-
voyer ses impulsions le long du fil du télégra-
phe»– qu’elle était un «système de messages
qui surpassait les meilleurs courriers». C’est
unmissionnaireanglais,JohnF.Carrington,
qui comprend comment les tambours par-
lent,c’est-à-direenvoientdesnouvellesetdes
avertissements, «mais aussi des prières, la
poésie, et même des blagues». Il y parvient en
analysantlalanguekele,une«langue“àtons”,
oùlesensestdéterminéautantparlahauteur
dutonqueparladistinctionentrelesconson-
nes et les voyelles». Partant du mot parlé, la
languedestamboursrestituelemodèletonal
mais «abandonne les consonnes et les voyel-
les»,chargeantd’ambiguïtélefluxd’informa-
tion. Carrington finit par découvrir qu’un
tambour,pourréduirel’équivoque,«ajoutait
invariablementune“petitephrase”àchaque
motcourt».Ainsi,pouréviterlaconfusionen-
tresonge(lune)etsango(père),iltape:«songe
li tange la manga», «la lune qui regarde la
terre d’en haut». Il adjoint donc une redon-
dance. Chaque langue contient de la redon-
dance (ce qui permet de comprendre une
phrase d’où on l’a ôtée: «Si vs pvz lr cci…»),
maissicelle-cipréciselaparoledestambours
duCongo,elledevientgênantedansunmes-
sagetélégraphiéouuneliaisonentreunpilote
et la tour de contrôle. Comment faire pour
que le bruit ne soit pas supérieur à la
redondance,autrementditnebrouillepasla
communication ? Cette question, dont
s’empareraClaudeShannon,«conduitdirecte-
ment des tambours qui parlent au téléphone
mobile».
CODE ENREGISTRÉ
SUR DES CARTES PERFORÉES
Le chemin n’est pas si long, en fait –et, pour
leparcourir,Gleicks’arrêtesurquelques«sta-
tuesvivantes»quilejalonnent.CharlesBab-
bageinprimis.Unpersonnageextraordinaire,
le «penseur le plus actif et le plus original
parmilesoriginaux»,écritleTimeslorsdesa
morten1871,untouche-à-tout(quandmême
détenteur de la chaire de mathématiques de
Cambridge, autrefois occupée par Newton),
qui conçoit l’idée de tarifs postaux fixes, in-
vente un sismographe pour mesurer les se-
coussesdestrains,estaussibienexpertdans
la fabrication des dentelles que dans la dé-
coupeduverre,lespresseshydrauliques,les
gazomètres…Ils’intéresseenfaitàtoutesles
machines «visant à produire de l’énergie, à
économiser du temps et à transmettre des si-
gnaux».Sonobsession,c’estla«fabricationen
grandequantité»desnombres.Voulantjeter
«une passerelle entre le monde matériel et le
mondedel’abstractionpure»,ilconstruitune
machine qui, grâce à des tables de
logarithmes,calculeraitplusvitequel’esprit
humain, «engrangerait tous les nom-
La science qui allait faire
de l’«information» la clé
de tout, commençait
ainsi par l’«impitoyable
sacrifice du sens».
Ce n’est pas un monde
de «bip bip» qui est
advenu: comme
le naturel, le sens, chassé,
est revenu au galop. lll
bresetenferaitsortird’autres»,unema-
chinecommandéeparuncodeenregistrésur
descartesperforéesquirépondraitauxques-
tions qu’on lui pose! Cette «machine à diffé-
rences»(dontunerépliquefonctionneaujour-
d’huiauMuséedessciencesdeLondres)rend
Charles Babbage célèbre, et lui vaut l’appui
enthousiasted’AdaLovelace(lafilledupoète
LordByron,mathématicienne),quinonseu-
lements’enfaitlaplusferventepropagatrice,
mais montre théoriquement les possibilités
quecettemachinecontenaitd’être«program-
mée»etutiliséepourtoutessortesdesymbo-
les,musicaux,picturaux,langagiers…C’était
l’ancêtredel’ordinateur–maisaprèslamort
de Babbage, elle sera oubliée.
L’ESSENTIEL EST «LA CAPACITÉ
DE STOCKAGE DE BITS»
Ilfaudraquepassentles«troisgrandesvagues
decommunicationélectrique»(latélégraphie,
latéléphonieetlaradio)pourqu’adviennent
des révolutions dans la recherche logique et
mathématique,celledesPrincipiaMathema-
tica de Bertrand Russell et Alfred N. White-
head, du «principe d’incomplétude» de Kurt
Gödel ou de l’algèbre de Boole, qu’arrive la
«machine» d’Alan Turing définissant le
conceptd’algorithme,ouqu’apparaisselacy-
bernétique de Norbert Wiener, pour qu’un
étudiant en ingénierie électrique et mathé-
matique, travaillant sur les circuits logiques
et la numération binaire (0/1), ouvre à ce qui
sera le «déluge» informatique.
C’est dans un article resté confidentiel que
ClaudeShannonutilisepourlapremièrefois
l’expression «théorie de l’information». Le li-
vre qu’il écrit avec Warren Weaver, The Ma-
thematicalTheoryofCommunication, paraît
en1949.Le«problèmefondamental»yestdé-
fini: «Reproduire en un point, soit exacte-
ment, soit approximativement, un message
recueilli en un autre point.» Cette communi-
cation exige une source d’information, un
transmetteur, un codage du message, un ca-
nal, une redondance supérieure au bruit, un
récepteur, un décodage et une destination.
Mais pour Shannon, l’essentiel est la «capa-
citédestockagedebits».Ilenvisagel’inconce-
vable:unmilliarddebitspourl’Encyclopedia
Britannica,centmillemilliards«pourleplus
grand réservoir d’informations qu’il pouvait
imaginer: la Bibliothèque du Congrès». Tous
ses efforts portent sur la «physique» de l’in-
formation: les «facteurs psychologiques», le
«sens» d’un message, les «aspects sémanti-
ques de la communication», il les juge «dé-
pourvus de pertinence pour le problème d’in-
génierie».
La science qui allait bouleverser l’ensemble
dessciences,etfairedel’«information»laclé
detout,commençaitainsiparl’«impitoyable
sacrifice du sens». Ce n’est pas un monde de
«bipbip»quiestadvenupourtant:commele
naturel, le sens, chassé, est revenu au galop.
Au fond, informer signifie donner forme, et
c’est par ce geste «ordinateur» qu’on fait
émergerlesens,laconnaissanceetl’interpré-
tation.«Noussommestousdesclientsdelabi-
bliothèquedeBabelàprésent»,mais«nousen
sommes aussi les bibliothécaires».•
L’INFORMATION: L’HISTOIRE,
LA THÉORIE, LE DÉLUGE
de JAMES GLEICK
traduit de l’anglais par Françoise Bouillot,
Cassini, 502 pp., 24€.
lll
Publicité radiophonique du
début du XXe siècle.
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Libération Jeudi 9 Juillet 2015

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Informer : de la forme au fond !

  • 1. Libération Jeudi 9 Juillet 2015 L’information enformationEchanges Dans son dernier ouvrage, James Gleick retrace l’évolution des moyens de communication, traversant la vaste histoire des activités humaines, du tambour africain aux ordinateurs quantiques. Par ROBERT MAGGIORI formation: l’histoire, la théorie, le déluge. Le livreestunbest-sellermondial,commel’ont étésesIsaacNewton(Dunod,2004),leGénial Professeur Feynman (Odile Jacob, 1994) et surtout la Théorie du chaos (Albin Michel, 1987). NéàNewYorken1954,diplômédeHarvard, Gleick doit sans doute à son travail de repor- ter et de journaliste scientifique au New York Times ses talents de vulgarisateur, quiluifontsibienmêlerlesexplicationstech- niques,lanarration,lamiseenscènede per- sonnageshabituellementréduitsàdesnoms dans les dictionnaires, et qui lui ont valu le titre de «Pope of popular science» (pape de la vulgarisation scientifique). C’était évidem- ment une gageure que de vouloir faire une histoire de l’information, car, en son sens large,ellerecouvrequasiment,etdepuistou- jours,touteslesactivitéshumaines.Aussi,ce que se propose James Gleick est de reconsti- tuerlafaçondontl’informationestdevenue… information, et a pu être définie en termes mathématiques, indépendamment du sens qu’elle charrie. Au début, on trouve donc les tambours qui parlent de l’Afrique subsaharienne, cette «radiodelajungle»dontcertainsexplorateurs saisissent intuitivement –à l’époque où «SamuelF.B.Morsesebattaitavecsonpropre codeàpercussionélectromagnétiquepouren- voyer ses impulsions le long du fil du télégra- phe»– qu’elle était un «système de messages qui surpassait les meilleurs courriers». C’est unmissionnaireanglais,JohnF.Carrington, qui comprend comment les tambours par- lent,c’est-à-direenvoientdesnouvellesetdes avertissements, «mais aussi des prières, la poésie, et même des blagues». Il y parvient en analysantlalanguekele,une«langue“àtons”, oùlesensestdéterminéautantparlahauteur dutonqueparladistinctionentrelesconson- nes et les voyelles». Partant du mot parlé, la languedestamboursrestituelemodèletonal mais «abandonne les consonnes et les voyel- les»,chargeantd’ambiguïtélefluxd’informa- tion. Carrington finit par découvrir qu’un tambour,pourréduirel’équivoque,«ajoutait invariablementune“petitephrase”àchaque motcourt».Ainsi,pouréviterlaconfusionen- tresonge(lune)etsango(père),iltape:«songe li tange la manga», «la lune qui regarde la terre d’en haut». Il adjoint donc une redon- dance. Chaque langue contient de la redon- dance (ce qui permet de comprendre une phrase d’où on l’a ôtée: «Si vs pvz lr cci…»), maissicelle-cipréciselaparoledestambours duCongo,elledevientgênantedansunmes- sagetélégraphiéouuneliaisonentreunpilote et la tour de contrôle. Comment faire pour que le bruit ne soit pas supérieur à la redondance,autrementditnebrouillepasla communication ? Cette question, dont s’empareraClaudeShannon,«conduitdirecte- ment des tambours qui parlent au téléphone mobile». CODE ENREGISTRÉ SUR DES CARTES PERFORÉES Le chemin n’est pas si long, en fait –et, pour leparcourir,Gleicks’arrêtesurquelques«sta- tuesvivantes»quilejalonnent.CharlesBab- bageinprimis.Unpersonnageextraordinaire, le «penseur le plus actif et le plus original parmilesoriginaux»,écritleTimeslorsdesa morten1871,untouche-à-tout(quandmême détenteur de la chaire de mathématiques de Cambridge, autrefois occupée par Newton), qui conçoit l’idée de tarifs postaux fixes, in- vente un sismographe pour mesurer les se- coussesdestrains,estaussibienexpertdans la fabrication des dentelles que dans la dé- coupeduverre,lespresseshydrauliques,les gazomètres…Ils’intéresseenfaitàtoutesles machines «visant à produire de l’énergie, à économiser du temps et à transmettre des si- gnaux».Sonobsession,c’estla«fabricationen grandequantité»desnombres.Voulantjeter «une passerelle entre le monde matériel et le mondedel’abstractionpure»,ilconstruitune machine qui, grâce à des tables de logarithmes,calculeraitplusvitequel’esprit humain, «engrangerait tous les nom- La science qui allait faire de l’«information» la clé de tout, commençait ainsi par l’«impitoyable sacrifice du sens». Ce n’est pas un monde de «bip bip» qui est advenu: comme le naturel, le sens, chassé, est revenu au galop. lll
  • 2. bresetenferaitsortird’autres»,unema- chinecommandéeparuncodeenregistrésur descartesperforéesquirépondraitauxques- tions qu’on lui pose! Cette «machine à diffé- rences»(dontunerépliquefonctionneaujour- d’huiauMuséedessciencesdeLondres)rend Charles Babbage célèbre, et lui vaut l’appui enthousiasted’AdaLovelace(lafilledupoète LordByron,mathématicienne),quinonseu- lements’enfaitlaplusferventepropagatrice, mais montre théoriquement les possibilités quecettemachinecontenaitd’être«program- mée»etutiliséepourtoutessortesdesymbo- les,musicaux,picturaux,langagiers…C’était l’ancêtredel’ordinateur–maisaprèslamort de Babbage, elle sera oubliée. L’ESSENTIEL EST «LA CAPACITÉ DE STOCKAGE DE BITS» Ilfaudraquepassentles«troisgrandesvagues decommunicationélectrique»(latélégraphie, latéléphonieetlaradio)pourqu’adviennent des révolutions dans la recherche logique et mathématique,celledesPrincipiaMathema- tica de Bertrand Russell et Alfred N. White- head, du «principe d’incomplétude» de Kurt Gödel ou de l’algèbre de Boole, qu’arrive la «machine» d’Alan Turing définissant le conceptd’algorithme,ouqu’apparaisselacy- bernétique de Norbert Wiener, pour qu’un étudiant en ingénierie électrique et mathé- matique, travaillant sur les circuits logiques et la numération binaire (0/1), ouvre à ce qui sera le «déluge» informatique. C’est dans un article resté confidentiel que ClaudeShannonutilisepourlapremièrefois l’expression «théorie de l’information». Le li- vre qu’il écrit avec Warren Weaver, The Ma- thematicalTheoryofCommunication, paraît en1949.Le«problèmefondamental»yestdé- fini: «Reproduire en un point, soit exacte- ment, soit approximativement, un message recueilli en un autre point.» Cette communi- cation exige une source d’information, un transmetteur, un codage du message, un ca- nal, une redondance supérieure au bruit, un récepteur, un décodage et une destination. Mais pour Shannon, l’essentiel est la «capa- citédestockagedebits».Ilenvisagel’inconce- vable:unmilliarddebitspourl’Encyclopedia Britannica,centmillemilliards«pourleplus grand réservoir d’informations qu’il pouvait imaginer: la Bibliothèque du Congrès». Tous ses efforts portent sur la «physique» de l’in- formation: les «facteurs psychologiques», le «sens» d’un message, les «aspects sémanti- ques de la communication», il les juge «dé- pourvus de pertinence pour le problème d’in- génierie». La science qui allait bouleverser l’ensemble dessciences,etfairedel’«information»laclé detout,commençaitainsiparl’«impitoyable sacrifice du sens». Ce n’est pas un monde de «bipbip»quiestadvenupourtant:commele naturel, le sens, chassé, est revenu au galop. Au fond, informer signifie donner forme, et c’est par ce geste «ordinateur» qu’on fait émergerlesens,laconnaissanceetl’interpré- tation.«Noussommestousdesclientsdelabi- bliothèquedeBabelàprésent»,mais«nousen sommes aussi les bibliothécaires».• L’INFORMATION: L’HISTOIRE, LA THÉORIE, LE DÉLUGE de JAMES GLEICK traduit de l’anglais par Françoise Bouillot, Cassini, 502 pp., 24€. lll Publicité radiophonique du début du XXe siècle. GETTY IMAGES Libération Jeudi 9 Juillet 2015