Une étude des théories du signe linguistique présentées par Platon dans le Cratyle (385 av. J-C), comme reflet de la transition d'une culture orale poétique magico-mytique à une culture écrite en prose historico-philosophique: technique de l'étymologie synchronique, théorie de l'imitation phonologique, iconicité, symbolisme phonétique.
2. Page initiale du Cratyle de Platon (~ 385 av. J-C)
dans le plus ancien manuscrit qui nous en
transmet le texte, un codex en parchemin fait à
Constantinople vers 895 (Bodleian Library MS.
Clarke 39, f58r).
1. Introduction
Le Cratyle est d’actualité : il permet d’étudier
les effets qu’une transformation des
technologies de l’information – la diffusion de
l’alphabet à Athènes vers -400 – produit dans le
rapport entre langage et réalité.
Le Cratyle est le premier ouvrage de
philosophie du langage que la tradition
alphabétique nous ait transmis et il porte
entièrement sur une théorie de l’iconicité
phonologique.
Pourquoi ? Quel est le rapport entre oralité,
alphabet, iconicité et arbitraire ?
Le Cratyle constitue une rationalisation des
théories magico-poétiques de la tradition orale
visant à les intégrer dans le nouveau cadre de la
philosophie laïque, écrite, en prose.
L’analyse des théories du signe du Cratyle
permettra de préciser comment le rapport
langage-réalité évolue dans le passage d’une
culture orale à une culture écrite.
Cela pourra éclairer des aspects de la
révolution numérique, caractérisée par une
redéfinition du rapport entre oralité et écriture.
3. -800 -700 -600 -500 -400 -300 -200 -100 0
Première
attestation de
l’alphabet :
Œnochoé du
Dipylon (~750)
Premières
images de
l’enseignement
de la lecture :
Vase de Douris,
(500-460)
Première attestation
d’un marché du livre
(399)
Platon
(428-348)
est le premier
philosophe
dont la
tradition écrite
nous a transmis
l’œuvre
Cratyle, premier
texte de philosophie
du langage (385)
Généralisation des
inscriptions à
Athènes (440)
Premières
attestations du
livre relié avec
les pages
feuillettables
(codex, 85)
Première bibliothèque
publique (295)
Aristote
(384-322)
et la tradition
écrite
historico-
philosophique
en prose
Homère
(~750 )
et la tradition
orale
mythico-
oraculaire
en poésie
Premiers
bulletins de
vote :
ostraka
(488)
Première
épître dans
une pièce de
théâtre
(428)
Socrate
(470-399)
maître de
Platon,
n’utilise pas
encore
l’écriture
Premières lois
écrites (621)
2a. Position de Platon dans l’histoire de l’écriture
McLuhan 1962
Havelock 1963 Goody &
Watt 1963 Krämer 1990
Olson 2009
Reale 2000
Nobile 2019 et 2021
Premiers
prosateurs (550)
Premières archives
publiques (410)
Loi pour standardiser
l’alphabet (403)
4. -800 -700 -600 -500 -400 -300 -200 -100 0
Platon
(428-348)
est le premier
philosophe
dont la
tradition
nous a transmis
les écrits
Aristote
(384-322)
et la tradition
écrite
historico-
philosophique
en prose
Homère
(~750 )
et la tradition
orale
mythico-
oracularie
en poésie
Socrate
(470-399)
maître de
Platon,
n’utilise pas
encore
l’écriture
2b. Position de Platon dans l’histoire de l’écriture
Oralité
Le discours oral est un événement sonore parmi les
événements sonores dont il parle.
L’oral est souvent produit par un locuteur présent dans
l’action qui s’adresse à un interlocuteur présent.
L’oral vise en priorité à modifier les événements présents.
La performativité prime sur la constativité, l’efficacité sur
la vérité, l’expressivité sur l’exactitude.
La poésie (le chant) est le principal medium culturel.
La poésie est un système de mémorisation interne,
neuro‐optimisé grâce au rythme et à l’iconicité.
Le son apparaît lié au sens de manière motivée.
Écriture
1. Le discours écrit est un objet silencieux, nettement
séparé des objets (silenciés) dont il parle.
2. L’écrit est généralement produit par un scripteur absent
de l’action qui s’adresse à un lecteur absent .
3. L’écrit vise en priorité à représenter les objets absents.
4. La constativité prime sur la performativité, la vérité sur
l’efficacité, l’exactitude sur l’expressivité.
5. La prose (l’écrit) est le principal medium culturel.
6. La prose est un système de mémorisation externe,
techno-optimisé grâce à son support matériel.
7. Le son apparaît lié au sens de manière arbitraire.
5. 3.StructureduCratyle
15% initial : Socrate critique le
conventionnalisme d’Hermogène car
il ne distingue pas le vrai du faux
60% central : Socrate étaye sa critique
du conventionnalisme d’Hermogène
par l’analyse de 100 étymologies
synchroniques (ES) de mots grecs,
selon la technique traditionnelle des
cultures magico-poétiques, montrant
à la fois la motivation des signifiants et
l’adhésion de la langue grecque à la
philosophie du devenir d’Héraclite
par l’analyse de 14 valeurs phono-
symboliques des phonèmes du grec
qui illustrent sa théorie de l’imitation
phonologique (TIP) assurant l’imitation
imparfaite de l’essence de la chose
25% final : Socrate prend ses distances
aussi du naturalisme de Cratyle : il
défend un naturalisme constatif contre
un naturalisme performatif
15
%
60
%
25
%
Dialogue entre trois personnages :
Hermogène, proche des sophistes et
de Protagoras, défend une théorie
conventionnaliste
Cratyle, proche d’Heraclite et de la
tradition magico-poétique (Homère,
Orphée), défend une théorie naturaliste
Socrate, maître et porte-parole de
Platon, conduit le dialogue à la recherche
d’une théorie permettant de distinguer le
vrai du faux.
Conclusion : le nom est une imitation
de l'essence de la chose (423e), mais en
tant que telle imparfaite, et il nécessite
donc aussi de la convention et de l'usage
(435ad). Qui veut connaître la vérité doit
la chercher dans les choses plus que dans
les noms, qui n’en sont que des images
(eikónas, 439a-b).
383a
391a
(422a)
427d
440e
6. 4a.Étymologiesynchronique
L’étymologie synchronique (ES) est une forme
d’étymologie poétique.
Socrate attribue l’ES à la tradition orale poético-
oraculaire (Homère, Orphée, Héraclite) et il se fait
traiter de devin et d’oracle par ses auditeurs.
On retrouve l’ES non seulement dans l’Odyssée
mais également dans les Upanishad ou l’Exode.
L’étymologie moderne, diachronique,
présuppose une vaste documentation écrite,
indisponible dans l’Antiquité.
La vérité du mot (etymon) n’était pas cherchée
dans son passé mais dans sa résonance présente
avec les autres mots de la langue (homophones,
paronymes, allitérations, rimes).
Par exemple : Agamemnon = agastòs epimonè
« admirable par persevérance »
Ces résonances sont celles qui permettaient de
construire des vers mémorables.
L’ES est une forme d’iconicité diagrammatique
de type « form miming form ».
Noms propres
Agamèmnon ≈ agastòs epimonè
Roi des Grecs
pendant 10 ans de
siège à Troie
395a
‘Admirable par persévérance’
Hermes
≈
1) hermenèus
2) tò èrein emèsato
Le dieu qui a inventé
le langage
408ab 1) l’interprète
2) il imagina le dire
Zèus n.
Diòs g. Zèna a.
≈
1) di’ hòn zèn
2) zèn, dianoia
Le roi des dieux
(Son nom est
comme un lògos)
396ab
1) grâce à qui (il y a) le vivre
2) le vivre, l’intellect
Noms communs
phrònesis ≈
1) phoràs kài roù nòesis
2) ònesis phoràs
La raison
411
d
1) ‘pensée du mouvement et du flux’
2) ‘avantage du mouvement’
aiskhron ≈ aèi ìskhon tòn roùn
Le laid
416
ab
‘toujours arrête le mouvement’
epistème ≈ hepomène
La science
412
a
‘elle suit (les choses en mouvement)’
7. 4b.Étymologiesynchronique
L’ES exploite la fonction poétique du langage,
définie par R. Jakobson (1960) comme une
projection de l’axe associatif sur le syntagme.
Ex. de Jakobson, le slogan de D. Eisenhower, dit
‘Ike’, pour la présidentielle de 1953 : I like Ike.
Ex. de Socrate (411d) : phrònesis = ònesis phoràs
Au terme de ses décompositions, l’ES révèle des
constituants primaires (prôta onómata, 425d)
comme roù, dont il s’agit d’expliquer l’origine.
Noms propres
Agamèmnon ≈ agastòs epimonè
Roi des Grecs
pendant 10 ans de
siège à Troie
395a
‘Admirable par persévérance’
Hermes
≈
1) hermenèus
2) tò èrein emèsato
Le dieu qui a inventé
le langage
408ab 1) l’interprète
2) il imagina le dire
Zèus n.
Diòs g. Zèna a.
≈
1) di’ hòn zèn
2) zèn, dianoia
Le roi des dieux
(Son nom est
comme un lògos)
396ab
1) grâce à qui (il y a) le vivre
2) le vivre, l’intellect
Noms communs
phrònesis ≈
1) phoràs kài roù nòesis
2) ònesis phoràs
La raison
411
d
1) ‘pensée du mouvement et du flux’
2) ‘avantage du mouvement’
aiskhron ≈ aèi ìskhon tòn roùn
Le laid
416
ab
‘toujours arrête le mouvement’
epistème ≈ hepomène
La science
412
a
‘elle suit (les choses en mouvement)’
8. 5a.Imitationphonologique
La théorie de l’imitation phonologique (TIP)
(mímema phonê, 423b) est une innovation de
Platon, rare dans les textes archaïques.
La TIP affirme que le nom est une image
(eikòn 439a), une imitation imparfaite de l’être
(ousìa 423e) de la chose (vs. les onomatopées,
qui n’en imitent que l’apparence).
La TIP sert à expliquer les constituants
primaires (prôta onómata) issus de l’ES, sans
avoir recours à la création divine (425d).
La TIP est énoncée par Socrate et utilisée
contre Hermogène et contre Cratyle ; elle n’est
pas la théorie de Cratyle, mais de Platon :
Hermogène affirme que la TIP est plus claire que
la théorie de Cratyle (427d).
Cratyle refuse l’idée que le mot fonctionne
comme une image (430de).
Cratyle admet la création divine des premiers
noms (438c) : il n’a donc pas besoin de la TIP.
La TIP est une forme d’iconicité d’image
synesthésique « form miming meaning ».
Valeur des phonèmes
Élément API Valeur Exemples
rhó [r]
“instrument propre à
exprimer toute sorte de
mouvement”
“la langue s'attarde le moins
et vibre le plus”
phorá (mouvement)
rhéin (couler)
rhoé (courant)
rymbêin (faire
tournoyer)
ióta [i]
“tout ce qui est subtil et
particulièrement capable de
passer à travers (íoi án)
toutes choses”
iénai (aller)
híesthai (s'élancer)
phéi
pséi
sígma
zêta
[ph]
[ps]
[s]
[dz]
“par les lettres spirantes il a
imité toutes les notions de ce
type [...] et ce qui a la nature
du vent”
psukhrón (froid)
zéon (bouillant)
séiesthai (s'agiter)
seismós (agitation)
délta
táu
[d]
[t]
“compriment la langue et
appuyent sur elle”
desmós
(enchaînement)
stásis (arrêt)
lábda [l]
“la langue glisse (olisthánei)
particulièrement dans la
prononciation du l”
léia (choses lisses)
olisthánein (glisser)
liparón (luisant)
kollódes
(gélatineux)
gámma [g]
“g a la propriété d'arrêter ce
glissement de la langue”
glískhron (visqueux)
glukú (sucré)
gloiódes (gluant)
ný [n]
“l’intérieur de la voix” éndon (intérieur)
entós (dedans)
álpha
êta
[a]
[ē]
“ce sont de grandes lettres” méga (grand)
mêkos (longueur)
óu [o] góngylon (rond)
9. 5b.Imitationphonologique
Socrate illustre la TIP en analysant la valeur
de 14 phonèmes, 10 consonnes et 4 voyelles.
Pour chaque phonème, il fournit une
description articulatoire qui en justifie la valeur
imitative, et des exemples.
Par exemple : rhò exprime « mouvement »
car la langue vibre ; et rhéin signifie « couler ».
Dans l’ensemble, ces valeurs phono-
symboliques ne sont pas incompatibles avec les
résultats récents de la psycholinguistique.
Par exemple E. Sapir (1929) et S. Newman
(1933) ont démontré qu’effectivement :
[i] : [a] = {petit} : {grand}
La théorie de l’origine imitativo-gestuelle du
langage n’est pas lointaine de celles de certains
neuroscientifiques d’aujourd’hui (Rizzolatti et
Craighero 2007, etc.).
Valeur des phonèmes
Élément API Valeur Exemples
rhó [r]
“instrument propre à
exprimer toute sorte de
mouvement”
“la langue s'attarde le moins
et vibre le plus”
phorá (mouvement)
rhéin (couler)
rhoé (courant)
rymbêin (faire
tournoyer)
ióta [i]
“tout ce qui est subtil et
particulièrement capable de
passer à travers (íoi án)
toutes choses”
iénai (aller)
híesthai (s'élancer)
phéi
pséi
sígma
zêta
[ph]
[ps]
[s]
[dz]
“par les lettres spirantes il a
imité toutes les notions de ce
type [...] et ce qui a la nature
du vent”
psukhrón (froid)
zéon (bouillant)
séiesthai (s'agiter)
seismós (agitation)
délta
táu
[d]
[t]
“compriment la langue et
appuyent sur elle”
desmós
(enchaînement)
stásis (arrêt)
lábda [l]
“la langue glisse (olisthánei)
particulièrement dans la
prononciation du l”
léia (choses lisses)
olisthánein (glisser)
liparón (luisant)
kollódes
(gélatineux)
gámma [g]
“g a la propriété d'arrêter ce
glissement de la langue”
glískhron (visqueux)
glukú (sucré)
gloiódes (gluant)
ný [n]
“l’intérieur de la voix” éndon (intérieur)
entós (dedans)
álpha
êta
[a]
[ē]
“ce sont de grandes lettres” méga (grand)
mêkos (longueur)
óu [o] góngylon (rond)
10. 6.Imitationvscréation
Socrate utilise la TIP et l’ES contre les aspects
du naturalisme de Cratyle qui s’opposent à une
perspective constative.
Usage de la TIP contre Cratyle :
le mot n’est pas la chose mais son imitation
or toute imitation est imparfaite
donc le mot est imparfait
imparfait, il peut contenir des sons non iconiques
or, malgré cela, il parvient à signifier
donc il dépend aussi de la convention et l’usage
Usage de l’ES contre Cratyle :
Il reprend l’ES du mot epistème ‘science’
C’était (412a) → hepomène ‘elle suit (les choses
en mouvement)’
Elle devient (437a) → hístesin epí ‘elle s’arrête
sur (les choses)’
Tout ne coule pas, comme le veut Héraclite, mais
il faut qu’au moins les idées persistent pour qu’il y
ait de la connaissance (440a)
Cratyle, à la différence d’Hermogènes,
ne se laisse pas convaincre par Socrate mais
l’oblige à une conclusion unilatérale.
Ses points de désaccord :
1. Le mot n’opère pas comme une image
2. Il n’y a pas de noms plus ou moins
parfaits
3. Il est impossible que le mot dise autre
chose que « ce qui est »
Ces affirmations, bizarres du point de
vue constatif (de l’écrit), sont logiques du
point de vue performatif (de l’oral) :
1. Le mot ne se limite pas à représenter la
réalité mais il l’engendre et la transforme
2. Ce n’est pas son adéquation à la chose
mais son usage qui en fait la perfection
3. Tout énoncé, vrai ou faux soit-il,
engendre des effets pragmatiques au
sein de la réalité dont il fait partie : dire,
c’est produire « ce qui est »
Le langage ne sert pas tant à connaître,
qu’à agir. Pour que l’acte de parole soit
efficace, il faut qu’il soit expressif (motivé)
et qu’il suive les lois du devenir.
11. Le sens existe
indépendamment
du son
Le sens
n’existe
qu’associé à
un son
Le langage est
une chose qui
représente des
choses absentes
Le langage est un
événement qui
engendre les
événements
présents
Les sons se
réfèrent aux
choses de manière
purement
arbitraire
Les sons
engendrent les
événements
grâce à leur
expressivité et à
leur motivation
https://freesvg.org/boy-reading-a-book https://freesvg.org/gentlemen-in-a-conversation
Merci !
luca.nobile@u-bourgogne.fr
12. [ m a l u m a ]
[ u ]
[ t a k e t e ]
[ e ]
Saussure 1916
Köhler 1929 et 1947
Nobile 2014 et 2015
Psycholinguistique : Sapir 1929, Newman 1933,
Knoeferle et al. 2017.
Linguistique descriptive : Hjelmslev 1928, Jakobson
1965, Hamano 1998, Nobile 2011, Dingemanse 2018,
Akita et Pardeshi 2019.
Linguistique de corpus : Monaghan et al. 2014, Blasi
et al. 2016, Dautriche 2016.
Neurolinguistique : Revill et al. 2014, Kovic et al.
2010, Rizzolatti et Craighero 2007.
Poétique : Calcante 2002, Jakobson 1960.
Marketing : Klink 2000.
Bibliographie sur l’iconicité phonologique