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BARREAU Michaël SAE INSTITUTE PARIS
45 Rue Victor Hugo
Bâtiment 229
93534 La Plaine Saint-Denis CEDEX
UNIVERSITÉ PARIS-EST MARNE-LA-VALLÉE
Lettres Art Communication et Technologie
5 Boulevard Descartes
77420 Champs-sur-Marne
Mémoire
Art : nature et valeur
Date de rendu : Juin 2017
Master Production Musicale – 2016-2017
SOUS LA DIRECTION DE : Martin LALIBERTÉ
Philippe LABROUE
2
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SOUS LA DIRECTION DE : Martin LALIBERTÉ
Philippe LABROUE
3
4
Le poète accroît le monde, ajoutant au réel, qui existe déjà par lui-même, un continent irréel.
Auteur vient de “auctor”, celui qui accroît. Les Latins appelaient ainsi le général qui gagnait un
nouveau territoire pour la patrie1
.
José Ortega y Gasset
1 ORTEGA Y GASSET, José, La Déshumanisation de l'art, Éditions Allia, Paris IV, 2015, 83 pages, p. 47.
5
Je tiens à exprimer ma profonde gratitude
envers mes professeurs pour leurs enseignements, conseils et critiques,
ma famille et mes amis pour leur soutien quotidien ;
ce qui m'a permis de traverser les épreuves en dépassant mes objectifs.
Je ne peux malheureusement pas citer toutes les personnes concernées
et je m'en excuse par avance : elles seront remerciées personnellement.
Martin Laliberté
Philippe Labroue
Marion Delhaye
mon père Girard
mes trois petits frères.
6
ERRATA
7
Sommaire
Avant-Propos........................................................................................................................................9
Introduction........................................................................................................................................11
Étymologie et sens..............................................................................................................................13
Art..................................................................................................................................................13
Artiste.............................................................................................................................................14
Œuvre.............................................................................................................................................15
Sens du mot art..............................................................................................................................15
L'art au-delà de l'esthétique................................................................................................................16
L'authenticité..................................................................................................................................18
L'autonomie...................................................................................................................................19
La célébrité....................................................................................................................................20
La cherté........................................................................................................................................22
La moralité.....................................................................................................................................25
L'originalité....................................................................................................................................27
La pérennité...................................................................................................................................29
Le plaisir........................................................................................................................................32
La rareté.........................................................................................................................................36
La responsabilité............................................................................................................................40
La significativité............................................................................................................................42
L'universalité..................................................................................................................................47
Le travail........................................................................................................................................49
La virtuosité...................................................................................................................................50
Art numérique.....................................................................................................................................51
La catégorie de l'art numérique......................................................................................................56
La réaction sensorielle face à l'art..................................................................................................59
Communication..............................................................................................................................60
La crise de l'art contemporain........................................................................................................63
Conclusion..........................................................................................................................................69
Bibliographie......................................................................................................................................71
8
Avant-Propos
Suite aux cours d'arts numériques auxquels nous avons assisté durant notre première année
de Master Production Musicale, nous acceptions les œuvres d'art et les propositions artistiques
présentées. Des questions de tout ordre sur l'art et ses paradigmes nous vinrent à l'esprit. Des
précisions sur la matière et ces zones d'inconnues semblaient les bienvenues. Le numérique, et aussi
Internet maintenant, sont au cœur de l'interrogation pour considérer l'art au regard de ces nouveaux
paradigmes. Ce travail se veut une recherche possible sur une clarification des termes employés, et
des démarches artistiques qui peuvent paraître des plus insignifiantes au plus extravagantes, les unes
que les autres.
9
10
Introduction
Les changements de paradigme de concepts artistiques proposent de nouvelles œuvres dont
les caractéristiques entrainent une remise en question de la nature de l’art et de ses valeurs. Au-delà
de l’esthétique, des éléments sont identifiés comme axe d'appréciation de l'œuvre ou de l'artiste. Ces
éléments soulèvent chacun des enjeux existentiel et philosophique qui sont sujets à reconsidération
étant données les formes de l’art. Des objets de cultes de l’Antiquité au ready-made de Marcel
Duchamp et face au numérique, en effet, l’art prend des formes qui traduisent la perception du
monde au travers des différentes techniques disponibles. Le numérique, qui introduit avec Internet
aussi, des possibilités qui transgressent la conception usuelle de l’art qui est déjà communication.
L e triptyque de l’art – artiste, œuvre, public – aux frontières distinctes et imperméables, se
métamorphose en plus perméable, aux contours désormais intriqués. La nature et les valeurs de l’art
ont une permanence qu’il faut préciser, considérant l’abstraction propre à l’art contemporain qui
souffrirait d’une crise dans la réception de ses propositions artistiques. L’art en général, puis l’art
numérique plus précisément au regard de la théorie de la communication. L’origine de termes relatif
à l’art – artiste, œuvre – (et aussi le numérique ensuite) prépare à la réflexion sur les valeurs de
celui-ci. Une étude sur ces valeurs conduite par Nathalie Heinich, Jean-Marie Schaeffer, et Carole
Talon-Hugon, présente quatorze d’entre-elles sous l’œil de spécialistes dans chaque domaine. Et
Abraham Moles relativise l’interaction créée par l’œuvre d’art, traitée par l’ordinateur,
communication numérique, selon le traitement de l’information et ces répercutions sur l’émetteur –
l’artiste – et le récepteur – le public.
11
12
L'art concerne toujours un devenir, et s'appliquer à un art, c'est considérer la façon d'amener à
l'existence une de ces choses qui sont susceptibles d'être ou de n'être pas, mais dont le principe
d'existence réside dans l'artiste et non dans la chose produite : l'art, en effet, ne concerne ni les
choses qui existent ou deviennent nécessairement, ni non plus les êtres naturels, qui ont en eux-
mêmes leur principe. Mais puisque production et action sont quelque chose de différent, il faut
nécessairement que l'art relève de la production et non de l'action2
.
Aristote
Étymologie et sens
Art
Le mot art, en latin ars, artis, est défini comme « méthode pour faire quelque chose selon
certaines règles3
». Au pluriel, il exprime aussi une « chose à laquelle l'homme applique son talent,
son industrie, selon certaines méthodes4
». Ars en latin veut dire « talent, savoir-faire, habileté5
».
En italien et en espagnol, art s'écrit arte, en anglais art, en allemand, Kunst6
.
La notion de l'art regroupe plusieurs sens et englobe plusieurs termes très différents : « ars a
2 ARISTOTE, TRICOT, Jules, Éthique à Nicomaque, Librairie philosophique J. Vrin, Paris V, 2012, 578 pages, p.
304.
3 ÉDON, Georges, Dictionnaire Français-Latin, Éditions Belin, 2008, 1800 pages, p. 151.
4 Ibidem.
5 GAFFIOT, Félix, Le Grand Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, Hachette-Livre, Paris, 2000, 1766 pages, p. 167.
6 RÉAU, Louis, DICTIONNAIRE Polyglotte des TERMES D'ARTS et D'Archéologie, Presses Universitaires de
France, Paris, 1977, 961 pages, p. 15.
13
pour homologue en grec le mot technê et désigne comme lui, dans son sens premier, industrie,
métier, habileté, talent, mais aussi œuvre d'art, et dans un sens assez différent : science7
». Au point
de vue philosophique, André Lalande d'écrit l'art comme suit :
« Sans épithète, l'Art ou les Arts désignent toute production de la beauté par les œuvres d'un
être conscient. Au pluriel, cette expression s'applique surtout aux moyens d'exécution ; au singulier,
aux caractères communs des œuvres d'art. En ce sens, l'art s'oppose encore à la science, et les arts
aux sciences, mais à un autre point de vue : en tant que les uns relèvent de la finalité esthétique, les
autres de la finalité logique.8
»
Artiste
Le mot artiste en latin artifex, artificis, est qualifié comme une « personne qui travaille dans
un beaux-arts9
» . Artifex en latin est associé à « qui pratique un art, un métier, un artiste, un
artisan10
» et aussi est qualifié de « maître dans l'art de procurer le plaisir11
». De ce fait, une
répartition des œuvres se distingue : l'art pour l'artiste et le métier pour l'artisan. Lequel artisan en
latin opifex, opificis, se réfère « à celui qui exerce un art mécanique, un métier12
». Métier lui-même
qui renvoie au « moyen de gagner de l'argent (quæstus) », à la « profession quelconque » et « à ce
qu'on a coutume de faire »13
. Opifex (opus, facio) définit comme « celui ou celle qui fait un ouvrage,
créateur, auteur14
». Selon que opus veut dire « œuvre, ouvrage, travail », ainsi que « chose
nécessaire »15
et facio veut dire « faire, réaliser une chose »16
. Ainsi, l'art se distingue du métier où il
faut exercer un travail — « peine ou soin qu'on prend pour faire quelque chose17
» — afin de gagner
de l'argent.
7 COUCHOT, Edmond, La Nature de l'art, ce que les sciences cognitives nous révèlent sur le plaisir esthétique,
Hermann Éditeurs, Paris V, 2012, 315 pages, p. 33.
8 LALANDE, André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Presses Universitaires de France, Paris
XIV, février 2016, 1325 pages, p. 80.
9 ÉDON, Georges, Dictionnaire Français-Latin, Éditions Belin, 2008, 1800 pages, p. 153.
10 GAFFIOT, Félix, Le Grand Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, Hachette-Livre, Paris, 2000, 1766 pages, p. 169.
11 Ibidem.
12 ÉDON, Georges, Dictionnaire Français-Latin, Éditions Belin, 2008, 1800 pages, p. 153.
13 Ibidem, p. 1100-1101.
14 GAFFIOT, Félix, Le Grand Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, Hachette-Livre, Paris, 2000, 1766 pages, p. 1097.
15 Ibidem, p. 1102.
16 Ibid. p. 654.
17 ÉDON, Georges, Dictionnaire Français-Latin, Éditions Belin, 2008, 1800 pages, p. 1674.
14
Œuvre
Le mot œuvre, en latin opus. Il est défini comme le « produit d'un travail (en général) » ;
« ce qui est fait et subsiste après l'action »18
. En italien, œuvre s'écrit opera, en espagnol obra, en
anglais work, en allemand Werk19
. De même, œuvre d'art en italien, se dit opera del arte, en
espagnol obra de arte, en anglais work of art, en allemand Kunstwerk20
. Enfin chef-d'œuvre se dit
en italien capo d'opera, capolavoro ou capo d'arte, en espagnol obra maestra, en anglais
masterpiece, en allemand Hauptwerk, Meisterwerk ou Spitzenleistung21
.
Sens du mot art
Les origines grecques et latines du mot art renseignent sur son sens et ses attributs : « l'art a
toujours fait plus que se nourrir du progrès technique : il se confond pratiquement avec lui pendant
de longs siècles, et l'on doit toujours se souvenir que le premier sens du mot art, c'est technê22
».
Selon Paul Valéry : « le mot ART a d'abord signifié manière de faire, et rien de plus. Cette
acceptation illimitée a disparu de l'usage23
». Il développe sur les usages liés à l'art :
« En résumé, l'ART, en ce sens, est la qualité de la manière de faire (quel qu'en soit l'objet),
qui suppose l'inégalité des modes d'opération, et donc celle des résultats, - conséquences de
l'inégalité des agents24
».
Edmond Couchot semblerait être du même avis :
« L'art est ressenti, qu'il soit libéral ou mécanique, autonome ou intégré, comme une manière
de faire, un ensemble de procédés, matériels et mentaux, acquis et ou inventés, appliqués à des fins
différentes, mais qui possède la faculté de solliciter des qualités telles que l'imagination, l'invention,
18 ÉDON, Georges, Dictionnaire Français-Latin, Éditions Belin, 2008, 1800 pages, p. 1177.
19 RÉAU, Louis, DICTIONNAIRE Polyglotte des TERMES D'ARTS et D'Archéologie, Presses Universitaires de
France, Paris, 1977, 961 pages, p. 159.
20 Ibidem.
21 Ibid. p. 17.
22 COUCHOT, Edmond, HILLAIRE, Norbert, L'art numérique, Comment la technologie vient au monde de l'art,
Éditions Flammarion, Paris, 2003, 261 pages, p. 15.
23 VALÉRY, Paul, Œuvres I, Éditions Gallimard, Paris, mai 1992, 1859 pages, p. 1404.
24 Ibidem, p. 1405.
15
la sensibilité, l'habileté, dont les savoir-faire mécaniques sont censés être dépouillés.25
»
L'art au-delà de l'esthétique
Les caractéristiques esthétiques de l'œuvre d'art sont propres à sa fonction et non au fait de la
valeur esthétique ou non de l'œuvre. Roger Pouivet en détermine les modalités :
« Soit le concept d'œuvre d'art, les caractéristiques qui individualisent l'intention artistique
sont certaines propriétés déterminés spécifiquement, c'est-à-dire des propriétés qui constituent
l'objet qui les possède comme œuvre d'art. Les propriétés en question doivent être fonctionnelles,
c'est-à-dire qu'elles entrent dans la fonction spécifique de l'objet produit, dans son appartenance à
l'espèce des œuvre d'art. Par exemple, si c'est un texte, ce texte doit posséder un fonctionnement
esthétique. Le texte d'un rapport de police, en tant que tel, n'est pas une œuvre d'art. Son auteur n'est
pas un artiste. Le texte du même rapport, fait par la même personne, intégré à un roman policier,
devient une partie d'une œuvre d'art parce qu'il fonctionne esthétiquement.26
»
Une reconsidération de l'art et les critères de ses valeurs est introduite par Nathalie Heinich,
Jean-Marie Schaeffer et Carole Talon-Hugon, résultat de colloques réunis dans un livre, où des
spécialistes de chaque domaine s'expriment ainsi sur ces valeurs avec l'ambition de les définir de
manière non exhaustive :
« La tradition occidentale, du moins depuis les débuts de la modernité, tend à assimiler l'art
et la valeur esthétique. Or c'est une conception réductrice, et doublement. D'une part parce que,
contrairement à ce que présupposent trop souvent les philosophes spécialistes d'esthétique, l'art n'a
pas le monopole de la relation esthétique au monde. Et d'autres part parce que, symétriquement, la
valeur esthétique n'a pas le monopole des valeurs engagées dans la création, la circulation et la
réception des œuvres d'art.27
»
25 COUCHOT, Edmond, La Nature de l'art, ce que les sciences cognitives nous révèlent sur le plaisir esthétique,
Hermann Éditeurs, Paris V, 2012, 315 pages, p. 34.
26 POUIVET, Roger, L'ontologie de l'œuvre d'art, Librairie philosophique J. Vrin, Paris V, 2010, 272 pages, p. 201.
27 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 7.
16
Ils précisent et apportent une liste non-exhaustive des valeurs attribuables à l'art selon eux :
« Nous entendons ici par valeurs, de façon très pragmatique, les principes au nom desquels
sont effectuées des évaluations ou opérés des attachements, que ce soit par les gens ordinaires ou
par les penseurs professionnels. Une réflexion commune, appuyée à la fois sur notre expérience et
sur nos lectures, nous a permis de dégager une liste de ces valeurs qui reviennent de façon
récurrente dans l'expérience de l'art : outre la beauté, nous avons identifié l'authenticité, l'autonomie,
la célébrité, la cherté […], la moralité, l'originalité, la pérennité, le plaisir, la rareté, la
responsabilité, la significativité, le travail, l'universalité, la virtuosité. […] Nous avons choisi de
privilégier les valeurs les plus pertinentes, du moins en tant qu'elles sont les plus fréquentes dès lors
qu'il est question d'évaluer une œuvre d'art ou un artiste.28
»
Elles sont donc au nombre de quatorze. La démarche de l'exploitation et de l'utilisation de
ces valeurs sont expliquées comme suit :
« Il ne s'agit pas de montrer que telle ou telle valeur est présente dans les œuvres ou chez les
artistes, mais de réfléchir à la façon dont des attentes axiologiques sont projetés sur le monde de
l'art, avec des variations liées au domaine artistique, au contexte historique et culturel, ainsi qu'à la
position de ceux qui défendent ces valeurs. […] S'appuyant sur des exemples pris au monde
ordinaire aussi bien que sur les propriétés nécessaires pour qu'une valeur donnée intervienne dans le
jugement artistique : qu'il s'agisse des propriétés objectales de l'œuvre elle-même, des propriétés
subjectives de l'auteur du jugement, ou des propriétés contextuelles relatives aux circonstances –
spatiales, temporelles, culturelles – en lesquelles s'effectue l'évaluation.29
»
Ces valeurs sont décrites par « quatorze spécialistes de différentes disciplines – philosophie,
histoire, histoire de l'art, anthropologie, droit, économie, littérature, musicologie, sinologie30
»,
selon le rapport de ces valeurs à l'art. Une présentation de ces valeurs et de leurs caractéristiques au
regard de ces spécialistes s'impose :
28 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 7.
29 Ibidem, p. 8.
30 Ibid. p. 8.
17
1) L'authenticité
Thierry Lenain présente l'authenticité en ces mots :
« Un document ne peut être dit « authentique » sans la sanction d'une instance certificatrice.
Dans le domaine de l'art, ce pouvoir de qualification appartient à l'expert, qu'il s'agisse d'un héritier,
d'un spécialiste ou d'un connoiseur reconnu pour sa compétence.31
»
Ainsi, « la notion d'authenticité32
» : « désigne, en gros, une forme de sincérité profonde vis-
à-vis des exigences de l'œuvre à faire, un engagement intime dans le processus créateur qui
distingue l'artiste d'autres types d'auteur ou de producteur33
». De plus :
« La notion d'authenticité en art fonctionne bel et bien en tant que valeur puisqu'elle relève
d'une appréciation, c'est-à-dire d'une décision irréductiblement dépendante du point de vue de celui
qui juge, et ne saurait donc se réduire à une simple attribution catégorielle.34
»
Et la dissociation d'œuvre authentique et de faux, importe sur la qualification d'œuvre d'art
ensuite :
« L'authenticité est donc une propriété de l'objet mais pas une propriété objectale. Il en va
forcément de même de la fausseté. Ceci implique que l'objet que l'on appelle, en langage usuel, un
« faux » n'est jamais rien d'autre, en réalité, que l'un des moyens nécessaires à un mensonge sur sa
propre origine. Autrement dit, cet adjectif substantivé ne devrait jamais désigner un objet mais bien
plutôt une opération visant un objet.35
»
Dans ce cas, l'objet retrouve son objectivité propre en tant que tel, et c'est (ou ce sont) la (ou
les) opération(s) qui sont qualifiées. L'objet est ensuite soumis à certification sans a priori, ou
« d'artefacts [qui] se destinent dès le départ à servir d'instruments d'un mensonge sur leur
provenance36
».
31 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 15.
32 Ibidem, p. 10.
33 Ibid.
34 Ibid. p. 14.
35 Ibid. p. 16.
36 Ibid. p. 16.
18
2) L'autonomie
Esteban Buch dit que c'est « une valeur consensuelle37
» :
« L'autonomie existe, au sens où elle est bien une valeur que l'on trouve régulièrement
associé à l'art et aux artistes dans des contextes variés. La dissémination du terme est considérable.
[...] [Et] si l'autonomie est considérée comme une valeur dans le monde artistique, c'est donc avant
tout parce qu'elle est l'un des noms de la liberté.38
»
Aussi Edmond Couchot cite en exemple le cas de Leonel Moura et de l'une de ces créations
ou il essaye d'atteindre le plus d'autonomie possible pour son œuvre avec l'aide de spécialiste en
intelligence artificielle dans un souci d'éliminer le facteur humain :
« « [...]C'est notre intention, dit [Moura] encore, de déprécier la qualité œuvre d'art, libérant
l'expérience esthétique de toutes les mythologies moralistes et individualistes ». Le projet de l'artiste
visait clairement à créer un processus tendant vers le maximum d'autonomie. Il s'agissait bien de
modéliser une conduite (esthétique) opératoire – que le résultat fût considéré comme de l'art ou non
par les critiques ou les historiens d'art.39
»
À noter que cette technique n'a rien de nouveau, et est déjà l'une des principales
constituantes des jeux vidéos comme le fait remarquer Florent Aziosmanoff :
« Ainsi donc est-il possible de réaliser une œuvre d'art au comportement autonome. Une
œuvre qui s'énonce d'une manière adaptée à chaque instant, pour chacun de ses spectateurs, en
conservant la cohérence du discours de son auteur. Cette expérience paraît en elle-même
absolument nouvelle pour le public. Pourtant, comme je l'ai évoqué plus haut, un autre champ de la
création qu'est le jeu vidéo s'est depuis plusieurs décennies emparé de ce mode d'expression.
L'immense succès qu'il rencontre fait rêver à une expression pouvant porter avec la même force les
37 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 28.
38 Ibidem, p. 28-29.
39 COUCHOT, Edmond, La Nature de l'art, ce que les sciences cognitives nous révèlent sur le plaisir esthétique,
Hermann Éditeurs, Paris V, 2012, 315 pages, p. 145.
19
enjeux du discours artistiques.40
»
Cette valeur est au cœur de débat du fait de son rôle soi-disant émancipateur :
« Chez [Max] Weber, l'art revêt une fonction de « libération intramondaine » précisément
parce que le « cosmos » qu'il constitue s'organise autour de valeurs propres de manière autonome.
Au-delà de l'ambiguïté qui veut que l'art participe de la rationalisation à une seule fin de contrer
l'emprise du rationalisme tout en étant lui-même soumis à un processus de rationalisation, il faut
souligner l'articulation nécessaire qui est postulée entre l'autonomie de l'individu et l'autonomie de
l'art. Dans ce modèle, l'art est libre lorsqu'il nous rend libre libres, et c'est là que réside sa valeur.41
»
Esteban Buch constate que c'est : « une idée qui oriente toutes les politiques culturelles qui
visent à établir un lien entre la pratique des arts, l'émancipation de l'individu et la démocratie42
». Et
que « la notion d'autonomie est cruciale dans les conceptions savantes et ordinaires de l'art, tout en
restant problématique du point de vue théorique43
». Cette valeur de l'art, est sujette au besoin de
justification du propos soutenu de la personne invoquant celle-ci finalement :
« Reste à savoir, compte tenu de sa prégnance dans le débat public sur l'art et l'expérience
artistique, dans quelle mesure il reste possible d'adhérer à l'autonomie comme valeur sans pour
autant la mobiliser comme un concept théorique. Or la réponse, nous semble-t-il, ne peut être que
pragmatique : tout dépend des circonstances, et de ce que l'on veut dire.44
»
3) La célébrité
Nathalie Heinich présente son sujet comme suit :
« Un principe d'évaluation ou un motif de valorisation – telle, par exemple, la célébrité –
peut être considérer soit comme une valeur attribuée à un objet, soit comme une propriété effective
de cet objet, c'est-à-dire comme un fait. Fait ou valeur : telles sont les deux faces de la médaille
40 AZIOSMANOFF, Florent, Living Art, L'art numérique, CNRS Éditions, Paris V, 2010, 240 pages, p. 229.
41 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 31.
42 Ibidem, p. 32.
43 Ibid.
44 Ibid.
20
nommée ici « célébrité » – comme aussi d'ailleurs, probablement, de toutes les « valeurs » qui sous-
tendent quotidiennement notre activité judicative45
. »
La célébrité peut être due grâce aux œuvres, l'art étant le support de la célébrité : « Pline
témoignait que dès l'antiquité le portrait peint avait permis d'inscrire la renommée dans l'image,
l'étendant par là-même et dans le temps, et dans l'espace46
». Les œuvres stars rendent l'œuvre
célèbre : « cette comparaison n'étonnera pas ceux qui, comme moi, sont persuadés que les œuvres
d'art font partie de cette catégorie particulière d'objets que sont les « objets-personnes » – propriété
qu'elles partagent avec les fétiches et les reliques47
». Une comparaison à titre d'exemple est donnée
entre des œuvres stars comme la Joconde, la Vénus de Botticelli, et des œuvres-phares comme
l’Iliade et l'Odyssée, Don Quichotte, Hamlet, pour conclure que :
« La grande célébrité des œuvres d'art entraîne une certaine dévalorisation dans les milieux
cultivés, proportionnelle à leur présence dans la culture populaire. La grande célébrité des œuvres
tend à devenir inversement proportionnelle à leur valorisation savante par des spécialistes d'art
puisque, conformément à la logique de distinction, la popularité signifie aussi vulgarité : la face
positive de la démocratisation a sa face négative, particulièrement en Europe, où elle se nomme
« vulgarisation ». En descendant l'échelle sociale, la visibilité médiatique perd de sa distinction, en
particulier lorsqu'elle est associée à la télévision, média populaire entre tous – donc vulgaire. Et ce
qui vaut pour les personnes vaut aussi pour ces « objets-personnes » que sont les œuvres d'art.48
»
Cela dévoile une valeur et anti-valeur pour la célébrité en elle-même :
« Voilà encore un exemple de « ce que l'art fait à l'axiologie » : il nous place face à
l'irréductible relativité des valeurs qui peuplent le monde de l'art, et notamment à leur fâcheuse
tendance à se transformer, parfois, en anti-valeurs. La célébrité en est un remarquable exemple.49
»
La célébrité des artistes (auteurs et interprètes) qui produisent des œuvres d'art, créé lui aussi
une tension de l'ordre du pôle privé à l'ordre du pôle public :
45 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 33.
46 Ibidem, p. 34.
47 Ibid. p. 36.
48 Ibid. p. 38.
49 Ibid.
21
« La célébrité des artistes créateurs, et plus encore leur visibilité, ne peut donc être que, au
mieux, une valeur « privée » […] étant donné le discrédit affecté à la personnalisation et à la mise
en visibilité dans le rapport à l'art propre au monde qui en est le principal porteur et régulateur, à
savoir le monde savant de la culture lettrée. Ainsi se confirme le rapport problématique entre art et
célébrité, qu'il s'agisse de la célébrité des personnalités représentées, [de celle] des œuvres, ou de
[celle] des artistes : autant, sur le plan axiologique, sa force est inversement proportionnelle à la
qualité artistique.50
»
Finalement, si une échelle de légitimité serait appliquée à la célébrité, étant considérée
comme une valeur faible, elle se « trouverait, très probablement, tout en bas de cette échelle » étant
donné la « défiance envers la soumission à l'opinion, héritée des stoïciens et de leur refus de toute
dépendance à l'égard du regard d'autrui, ou de ce que Montaigne nommait la « vanité de la
gloire » »51
.
4) La cherté
Muriel De Vrièse et Bénédicte Martin proposent d'envisager cette valeur selon les éléments
de contexte des mondes de l'art, les modèles économiques et les profils d'artistes. La caractéristique
du prix, « nécessaire mais non suffisante pour comprendre la valeur » est trop fluctuante selon des
facteurs de profit parce qu' « il est admis que les caractéristiques qui influent sur le prix peuvent être
liées à des effets de réputation »52
. La normalisation des mondes de l'art peut présenter un carcan
qui pourrait exclure des œuvres ainsi non classables. Une description de qualités apporterait une
meilleure procédure d'évaluation :
« Heinich prend en compte l'ensemble des productions artistiques en montrant la pluralité
des représentations de la qualité auxquelles elles se rattachent. Prendre pour objet de recherche, et
non pas de dénonciation, les valeurs c'est revenir sur le processus de valorisation et abandonner
définitivement la vision naturaliste d'une valeur artistique inscrite dans les biens.[..] Cette approche
pragmatique pose nécessairement la question du relativisme, mais comme le suggère Heinich, un
50 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 43.
51 Ibidem, p. 44.
52 Ibid. p. 46.
22
relativisme qui n'est pas normatif, mais simplement descriptif.53
»
De même, la détermination du genre de l'œuvre d'art – contemporain, moderne, classique –
est un outil de plus à son évaluation. Bien que « Heinich identifie trois représentations de la qualité
artistique, trois genres : classique, moderne et contemporain54
», les auteures préfèrent utilisées
« l'appareil théorique de l'Économie des Conventions55
» estimant cet outil comme étant :
« Plus pertinent pour traiter l'organisation des mondes de l'art, parce que la question centrale
est l'évaluation des biens et des personnes et que le classement, qui en ressort relève d'une
construction sociale.56
»
Le modèle économique de l'art peut être étudié selon les « conventions de travail [afin de]
cadrer les différentes étapes du travail artistiques 57
». Il en ressort quatre conventions de travail
artistique :
Organisation
Autonomie de l'offre Prestation à la commande
Valorisation
Tradition Marché-Inspiration Marché-Industriel
Innovation Réseau-Inspiration Réseau-Industriel
Légende : Tableau – Convention de qualité du travail artistique58
(D.R.).
Ainsi que des catégories d'artistes :
53 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 48.
54 Ibidem.
55 Ibid.
56 Ibid.
57 Ibid. p. 49.
58 Ibid. p. 51.
23
Légende : Convention de travail artistique et profils d'artistes59
(D.R.).
Force est de constater que les auteures estiment que les critères de qualifications d'artistes
sont évalués en opposant innovation-tradition et commandes-autonomie de l'offre. L'innovation-
tradition quantifie le nouveau – nouvelles idées, nouveaux concepts, nouvelles techniques,
nouveaux paradigmes – face à l'ancien – paradigmes déjà connus et ancrés dans l'histoire de l'art –
et la commande-autonomie de l'offre où l'origine de l'idée de l'œuvre est quantifiable selon qu'elle
vienne de l'artiste ou que ce soit une demande extérieure. Jean-Pierre Balpe, dans son chapitre
Produire/Reproduire/Re-Produire fait un récapitulatif du statut de l'œuvre qui évolue :
« L'œuvre d'art change sous nos yeux de statut. Après avoir été, plusieurs siècle durant et sur
une grande part de la planète encore – dans ce qu'on pourrait appeler la « posture religieuse » - un
médium de transcendance où l'objet n'a d'autre valeur que de faire signe pour et vers un au-delà
invisible, après avoir occupé la « posture aristocratique » où l'œuvre signe l'importance hiérarchique
de celui qui la commande, puis avoir conforté la « posture bourgeoise » où l'être se confond dans
l'avoir et la valeur dans le stock, l'œuvre d'art, aujourd'hui, tend à prendre la posture « financière »,
celle du flux où l'œuvre n'a plus de valeur en tant que telle mais où cette valeur n'est que dans la
captation, de préférence inépuisable, des déplacements incessants qu'elle provoque.60
»
Les qualifications d'artistes qui en découlent sont propres au termes d'économie de marché.
59 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 52.
60 CHATEAU, Dominique, DARRAS, Bernard, sous la direction de, Arts et Multimédia, L'œuvre d'art et sa
reproduction à l'ère des médias interactifs, Publications de la Sorbonne, Paris V, 1999, 202 pages, p. 65.
24
Ainsi, l'origine et la finalité de l'œuvre permettent de catégoriser les artistes, et donc la valeur
marchande de l'œuvre sans tenir compte de l'œuvre d'art en elle-même. Cette approche est certes
nécessaire. Mais l'œuvre d'art décrite comme un produit, le résultat d'un travail (travail qui est
quantifiable en durée ou en labeur), serait alors réduite à sa seule valeur marchande. L'aspect
bassement mercantile de l'œuvre d'art ne saurait rendre compte unilatéralement de son aura au yeux
d'autrui.
5) La moralité
Carole Talon-Hugon dit à propos de la moralité (ou l'éthique) :
« La question des relations de l'art et de l'éthique a longtemps disparu des radars de
l'esthétique. La koïnè de la modernité […], exige que l'attention esthétique ne se laisse pas distraire
par l'extra-artistique, celui-ci pouvant se nommer religion, politique ou morale, et veut qu'elle se
focalise sur l'œuvre seule.61
»
La moralité est donc directement concernée dans l'œuvre d'art du fait même qu'elle doit être,
en prime abord, exclue de l'appréciation de l'œuvre. Pourtant un revirement s'opère :
« Depuis une trentaine d'année cependant, cet interdit théorique de la modernité a été
dépassé et il n'apparait plus illégitime de demander si l'art peut nous rendre meilleurs. À cette
question, mille réponses peuvent être apportées et ont été apportées.[...] Aristote, Adorno et Martha
Nussbaum ont bien soutenu qu'il existe un bénéfice éthique de l'art, mais derrière cette convergence
de positions, se cache une divergence importante de postures sur la question de savoir comment l'art
peut nous rendre moral, par quel biais il peut y parvenir.62
»
Malgré que le sujet soit traité depuis Aristote, la modernité semble vouloir à tout prix
exclure toute considération morale de l'œuvre. Elle serait donc amoral, c'est-à-dire sans aucune idée
de bien ou de mal, à ne pas confondre avec immoral (qui est contraire aux principes de la morale).
Le diktat de la modernité est dénoncé par Paul Valéry en ces termes sans équivoque :
61 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 57.
62 Ibidem.
25
« Qu'il s'agisse de politique, d'économie, de manières de vivre, de divertissements, de
mouvement, j'observe que l'allure de la modernité est toute celle d'une intoxication. Il faut
augmenter la dose, ou changer de poison. Telle est la loi. De plus en plus avancé, de plus en plus
intense, de plus en plus grand, de plus en pus vite, et toujours plus neuf, telles sont ces exigences
qui correspondent nécessairement à quelque endurcissement de la sensibilité. Nous avons besoin,
pour nous sentir vivre, d'une intensité croissante des agents physiques et de perpétuelle diversion...
Tout le rôle que jouaient, dans l'art de jadis, les considérations de durée est à peu près aboli. Je
pense que personne ne fait rien aujourd'hui pour être goûté dans deux cents ans. Le ciel, l'enfer, et la
postérité ont perdu dans l'opinion. D'ailleurs, nous n'avons plus le temps de prévoir ni
d'appendre...63
»
Une distinction, entre morale et éthique, clarifie les enjeux sociétaux :
« Étymologiquement, les deux mots sont synonymes puisqu'ils renvoient tous deux aux
mœurs, l'un dans la langue grecque, l'autre dans la langue latine, mais ils sont venus à renvoyer à
des sens particuliers. […] Le mot morale a mauvaise presse ; celui d'éthique est paré de toutes les
vertus. C'est que le mot de morale désigne la région des normes, des principes, des obligations.
Ainsi entendue, la morale entre en contradiction avec le grand mouvement de subjectivisation qui
débute en Occident aux débuts de l'époque moderne. Le subjectivisme moral que résume très bien
la formule de Hobbes : « l'objet, quel qu'il soit, de l'appétit ou du désir d'un homme, est ce que pour
sa part celui-ci appelle bon [Leviathan, I, 6] », combiné au refus d'un fondement transcendant des
valeurs a fait douter de l'existence de normes objectives.64
»
Pour conclure sur la morale maintenant au regard des divers courants de pensée :
« Le paradigme de l'émancipation se constitue dans une époque où, dans le champ de l'art, le
souci de la forme supplante celui des contenus et où le formalisme kantien qui domine le champ de
l'éthique remplace la liste des obligations morales par l'impératif catégorique disant : « Agis
uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi
universelle ». Le paradigme de l'expérience de pensée quant à lui convient à notre temps qui,
préférant l'éthique à la morale, la conçoit avant tout comme une capacité de réflexion et qui, après
l'effondrement des formalismes modernistes, pense que l'art propose des contenus susceptibles
63 VALÉRY, Paul, Œuvres II, Éditions Gallimard, Paris, février 1993, 1859 pages, p. 1220-1221.
64 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 70.
26
d'être des supports d'entraînement à la casuistique morale.65
»
6) L'originalité
Cette question rentre dans un cadre juridique où la relation intime œuvre-artiste est
reconnue. Selon Nadia Walravens-Madarescu, l'œuvre d'art est sujette au droit d'auteur en tant que
création dont l'originalité est dépendante de l'empreinte de personnalité de l'artiste :
« Tous types de créations sont amenés à bénéficier de la protection du droit d'auteur,
indifféremment de leur destination, qu'elles soient artistiques ou non, œuvre d'art pur ou œuvre d'art
appliqué, telles que paniers à salade ou décapsuleurs, en vertu du principe de la théorie de l'unité de
l'art. Le droit d'auteur protège ainsi de manière générale l'œuvre de l'esprit, sans se préoccuper de
l'œuvre d'art. Toutefois, pour bénéficier de la protection du droit d'auteur, l'œuvre de l'esprit doit
être concrétisée dans une forme originale. [...] À condition néanmoins, qu'elle soit exprimée dans
une forme, c'est-à-dire que l'idée originale n'est pas prise en compte.66
»
Ainsi, l'artiste bénéficie pour son œuvre du droit moral dont les prérogatives inclues « pour
ne citer que les principales – le droit de divulgation, le droit de paternité et le droit au respect de
l'œuvre67
». De plus, l'originalité doit être distinguer de la nouveauté car : « la nouveauté, [est une]
notion objective, utilisée en propriété industrielle, par exemple en droit des brevets [et que] en droit
d'auteur, peu importe que l'œuvre soit nouvelle pour être protégée, il suffit qu'elle soit originale68
».
De même, l'approche matérialiste de l'œuvre peut amener à prendre en compte le mérite de l'œuvre
c'est-à-dire le fait qu'elle soit issue de l'implication ou de la réalisation physique de l'artiste à défaut
de son approche intellectuelle, ce qui n'est pas adapté à la création artistique de certains :
« l'apparition de créations telles que les monochromes de Malevitch ou les ready-made de Duchamp
– qui signale l'intellectualisation et la dématérialisation de la création – marque une rupture avec un
art figuratif reflétant l'empreinte de la personnalité de l'auteur69
». Il est certain que « les œuvres
d'art contemporain rendent ainsi l'analyse de l'originalité particulièrement délicate70
». Par contre,
65 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 71.
66 Ibidem, p. 73.
67 Ibidem, p. 74.
68 Ibid.
69 Ibid.
70 Ibid.
27
l'originalité doit prendre en compte le critère de choix de l'artiste :
« L'originalité, notion subjective, entendue comme empreinte de la personnalité de l'auteur
implique l'exigence d'une création, […], autrement dit, liberté de création, arbitraire de l'artiste
exprimés dans l'œuvre. […] Or, l'originalité d 'une œuvre d'art contemporain peut être recherchée
dans les choix opérés par l'artiste (premier point). L'utilisation d'éléments préexistants et l'absence
de réalisation personnelle par l'artiste sont dès lors indifférentes (second point).71
»
Abraham Moles estime que :
« L'art n'est pas une chose comme la Vénus de Milo ou la cathédrale Notre-Dame, mais une
façon de se comporter envers les choses. Ce n'est plus essentiellement un être, ou une somme
d'êtres, les « œuvres d'art » – comme nous l'enseignent encore les musées des siècles passés
devenus les cimetières de l'art –, mais une pensée artistique. Une place est faite désormais à
l'expérimentation [...]. La création est un processus, non un jaillissement, le créateur n'est plus
« entouré » par son œuvre, il est à l'origine de celle-ci ; et la pensée artistique a préséance de droit
sur la réalisation. »
À titre d'exemple, Nadia Walravens-Madarescu évoque l'affaire Paradis (13-11-2008) en
Cour de cassation où la prise en compte du choix fut un critère concernant une œuvre d'art
conceptuel de Jacob Autel. Les éléments intangibles de l'œuvre sont aussi à prendre en compte pour
l'originalité d'une œuvre. Ce qui peu se rapporter aux « éléments intrinsèques à l'œuvre tels que
l'intention de l'artiste ou encore parfois l'espace environnemental de l'œuvre72
». Encore une fois,
« les œuvres d'art contemporain requièrent une approche globale puisque c'est la combinaison des
éléments constitutifs de l'œuvre qui permet le constat de son originalité73
». À titre de conclusion, et
de l'exposé de cas juridiques auxquels des créations artistiques ont été confrontées concernant leur
originalité, il en ressort une adéquation d'analyse qui maintient le respect de « la spécificité d'une
œuvre, [de] la personnalité de son auteur74
» :
« On remarque ainsi que les spécificité de la création artistique contemporaine, ne sont pas
incompatibles avec l'approche personnaliste du droit d'auteur. Ainsi, cette approche de la création
71 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 76.
72 Ibidem, p. 79.
73 Ibid.
74 Ibid.
28
artistique contemporaine, plus intellectuelle, est tout à fait adaptée, en ce qu'elle tient compte des
éléments tangibles et intangibles de l'œuvre, révélateurs de la sensibilité de l'artiste, de sa
personnalité.75
»
7) La pérennité
Décrite par Daniel Fabre comme :
« Substantif – dérivé savant du latin pepperonis : per anis, « pour l'année entière » puis
« pour (toutes) les années », pour toujours, à jamais – a été introduit en français par Montaigne dans
le sens général de « perpétuel », il désignera pour nous une valeur très particulière attachée à
quelques productions humaines protégées avec soin de l'érosion du temps.76
»
La pérennité suggère un dilemme du fait qu'elle associe l'identité dans la durée, une
permanence dans le temps. Le « paradoxe de Thésée » – Thésée, héros vainqueur du Minotaure
dans le labyrinthe77
– expose le problème de logique de l'identité face au temps :
« Le navire sur lequel Thésée s'était embarqué avec les jeunes gens et qui le ramena sain et
sauf avait trente rames : les Athéniens l'ont conservé jusqu'au temps de Dosimétries de Phalère. Ils
en enlevaient les planches quand elles étaient trop vieilles, et les remplaçaient par d'autres, plus
solides, qu'ils fixaient à l'ensemble. Aussi, quand les philosophes débattent de la notion de
croissance, ils voient dans ce navire un exemple controversé : les uns soutiennent qu'il reste
toujours le même, les autres disent qu'il n'est plus le même.78
»
Daniel Fabre, lui cite une « notion d'identité79
» en place de la « notion de croissance ». Il en
ressort des propriétés du bateau que l'on peut attribuer à l'objet que l'on tente de pérenniser : « son
matériau – le bois, le métal, la toile... –, sa forme – qui est celle minutieusement agencée d'une nef –
75 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 82.
76 Ibidem, p. 84.
77 PLUTARQUE, OZANAM, Anne-Marie, traduit par, Vies parallèles, Éditions Gallimard, Paris, 2001, 2292 pages,
p. 73, XIX, 1.
78 Ibidem, p. 76, XXIII, 1.
79 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 85.
29
et sa fonction, on pourrait dire sa mission – transporter Thésée et son équipage jusqu'en Crète80
». Il
propose la solution pour l'art :
« La résolution du paradoxe consiste communément à considérer ces propriétés comme
dissociables et hiérarchises. Si le bateau de Thésée est un objet technique auquel est assignée une
finalité opérative, l'accomplissement de sa fonction prédomine. Le matériau est entièrement
substituable et la forme peut être adaptée. […] Si le bateau est un objet archéologique ou même un
objet d'art, le matériau et la forme deviennent tous deux invariables alors que la fonction change du
tout au tout : on le dépose dans un musée, on l'étudie, on discute de l'exactitude et de la
vraisemblance de sa restitution, on le contemple, on le célèbre. Il devient monument ou, dira-t-on à
partir des années 1960, heritage en anglais, patrimoine en français.81
»
L'appréhension de l'art numérique révèle une qualité face au « paradoxe de Thésée »,
sachant que : « le rapport au temps de l'identité singulière, dite numérique, celle dont l'œuvre d'art
visuel – qui nous semble être par excellence la seule à être elle-même et à le rester – constitue la
réalisation hyperbolique82
». Et par la suite :
« Nous voici, désormais, à la tête d'un petit équipement conceptuel pour penser, de façon
pragmatique, les manières de faire advenir et de maintenir la pérennité, c'est-à-dire la permanence
d'un artefact identique dans le temps, ce qui suppose qu'identité numérique et diachronique peuvent
devenir compatibles au moins dans le cas particulier des monuments, des œuvres d'art et du
patrimoine.83
»
L'œuvre d'art doit donc garder une stabilité de forme et de matière que le temps altère, même
pour certaines œuvres dites numériques qui subissent une obsolescence comme le fait remarquer
Florent Di Bartolo :
« Du fait de leur nature numérique et de leur connexion au réseau Internet, la conservation à
long et moyen termes des œuvres d'art numériques pose problème. Face à cette obsolescence
programmée, deux pistes non exclusives semblent être privilégiées par les artistes : l'acceptation du
caractère éphémères de leurs œuvres et le choix militant de technologies open source qui permettent
80 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 85.
81 Ibidem, p. 85-86.
82 Ibid. p. 85.
83 Ibid. p. 86.
30
à leurs applications d'être plus aisément mises à jour et portées sur d'autres plateformes.84
»
L'œuvre numérique n'est donc pas aussi pérenne qu'il n'y paraît. On retrouve ainsi le mythe
de Thésée, où ici, pour le numérique, une mise à jour de l'œuvre, de par l'évolution de la structure
extérieure renvoie au temps qui usent les vieilles planches du bateau et qu'il faut remplacer pour
garder la forme de celui-ci intacte. La trace de l'œuvre est conservé dans sa forme comme annoncé
par Jean-Pierre Balpe :
« L'œuvre n'est plus dans l'objet mais dans les possibilités de l'objet, l'avoir a moins
d'importance que le saisir. Le « produire » n'est plus dans le « reproduire » mais dans le « re-
produire » : l'œuvre d'art est dans l'évènement toujours recommencé dont on ne peut conserver que
des traces.85
»
Ne pas procéder de la sorte amènerait à une déperdition, du concept de l'œuvre, inéluctable.
Daniel Fabre, lui, rappelle la nécessité des méthodes utilisées pour pérenniser les œuvres :
« Cet impératif général rend nécessaires deux opérations : la conservation méthodique et la
restauration raisonnée. La première vise à préserver les œuvres des effets du temps, la seconde à
effacer ceux-ci ou, du moins à les atténuer. Ensemble, elles aspirent à maintenir et à prolonger
indéfiniment la forme avec la matière.86
»
L'œuvre numérique pourra être mise à jour, dans un souci de pérennité, pour correspondre
au support sur laquelle elle est consultable (ou exécutable) et aussi elle subira une reconfiguration
interne (son codage) afin de garder une forme originelle. Sans oublier que ce travail sous-entend
une transmission de ces œuvres dont le message, est selon lui, orientée vers la postérité humaine :
« Ce thème est sous-jacent dans le dispositif du patrimoine immatériel, obsédé par la menace
de la perte, mais il occupe une position bien plus explicite dans plusieurs configurations actuelles où
l'œuvre, quelle qu'elle soit, émerge et se définit principalement par le fait d'être adressée au futur.
La pérennisation est inscrite dans son acte de naissance, elle n'advient pas après coup, elle fait corps
84 VEYRAT, Marc, coordonné par, 100 Notions pour l'art numérique, Les Éditions de l'Immatériel, Paris X, 2015,
265 pages, p. 183.
85 CHATEAU, Dominique, DARRAS, Bernard, sous la direction de, Arts et Multimédia, L'œuvre d'art et sa
reproduction à l'ère des médias interactifs, Publications de la Sorbonne, Paris V, 1999, 202 pages, p. 65.
86 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 91.
31
avec son projet même. Celle-ci vise donc à pérenniser le présent et à l'adresser aux hommes – ou
parfois aux êtres inconnus – de l'avenir.87
»
L'importance de cette valeur, est relativement décisive du fait que : « la pérennité, que l'on
doit sans cesse veiller à garantir […] est, en effet, la valeur qui permet à toutes les autres attachées à
l'œuvre de se perpétuer avec elle. Valeur ancillaire donc mais aussi valeur fragile88
».
8) Le plaisir
Jean-Marie Schaeffer soulève la réalité de « malaises philosophiques89
» concernant la
relation entre le plaisir et l'œuvre d'art, du fait que l'idée est principalement « qu'il n'existe pas de
lien entre l'expérience d'une œuvre d'art et la dimension hédonique90
». Pourtant, il affirme qu' « on
aurait bien des difficultés à trouver une culture dans laquelle l'art n'est pas associé plus ou moins
intimement à l'idée de quelque chose qui a partie liée avec une expérience « plaisante »91
». Il
expose les différentes doctrines face au plaisir :
« Pourtant dans notre propre culture, ou plutôt dans les représentations savantes développées
au sein de notre culture, cette conception « hédoniste » du monde d'action des œuvres d'art a aussi
été critiquée, voire dénoncée de manière récurrente, et parfois violente, depuis l'antiquité grecque
jusqu'à nos jours. Dans le domaine de l'art moderne et contemporain en particulier, le plaisir a été et
est souvent considéré non seulement comme n'étant pas nécessaire pour qu'on puisse parler d'une
œuvre réussie, mais encore comme étant hors de propos voire incompatible avec les buts réels de la
création artistique. L'embarras si tangible dans les textes du recueil dont j'ai parlé au début et qui
pourtant contient le terme de « plaisir » dans son titre, ne s'explique à mon avis pas seulement par le
caractère difficilement saisissable de la notion de « plaisir », mais doit être mis en relation avec la
domination, dans le monde savant, de cette doctrine antihédoniste.92
»
Ce conflit est le résultat de l'argumentaire de Platon, où selon le point de vue abordé, quatre
87 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 99.
88 Ibidem, p. 84.
89 Ibid. p. 105.
90 Ibid. p. 106.
91 Ibid. p. 107.
92 Ibid. p. 108.
32
positions reflètent de ses propos comme les décrit Jean-Marie Schaeffer. Première position :
« La première position est celle de l'hédonisme esthétique. C'est celle de ceux qui
considèrent que l'art est une activité louable, que le plaisir peut-être intrinsèquement bon, et que l'art
est une activité louable parce que l'expérience des œuvres d'art (réussies) est productrice d'un tel
plaisir intrinsèquement bon. Cette position est proche de la position par défaut du sens commun
dans la plupart des sociétés.93
»
Deuxième position :
« Une deuxième position est celle de la doctrine de la valeur intrinsèque de l'art. Elle est
défendue par ceux qui considèrent que l'art est une activité qui a de la valeur, mais que cette valeur
est interne aux œuvres elles-mêmes, c'est-à-dire qu'elle est indépendante des effets opérés par les
œuvres. Du même coup, l'expérience propre des œuvres n'a pas de lien avec le plaisir, même si
éventuellement il peut arriver qu'elles en provoquent.94
»
Troisième position :
« Une troisième position est celle de la philosophie hédoniste. Elle considère que le plaisir
est une valeur ultime de toute activité humaine et que nos activités artistiques n'ont de valeur que
pour autant qu'elles produisent du plaisir. Cette position s'oppose frontalement à la seconde : alors
que celle-là dit que la valeur de l'art doit être dissociée de l'éventuelle composante hédonique de
l'expérience, celle-ci affirme que la valeur d'une œuvre d'art, comme de n'importe quoi, dépend
uniquement et directement de sa capacité de produire une valence hédonique positive.95
»
Celle-ci est la source de confusion :
« On confond souvent la position de la philosophie hédoniste avec celle de l'hédonisme
esthétique, ce qui est une des raisons pour lesquelles celui-ci a mauvaise presse dans le monde
savant (qui est majoritairement hostile à la philosophie hédoniste).96
»
93 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 112.
94 Ibidem.
95 Ibid. p. 113.
96 Ibid.
33
Quatrième et dernière position :
« La quatrième position enfin est celle du puritanisme. Elle combine la thèse que le plaisir
est mauvais avec l'acceptation de l'idée qu'il existe un lien intrinsèque entre art et plaisir : du coup
l'art est condamnable. Elle partage avec l'hédonisme esthétique l'idée qu'il existe un lien intrinsèque
entre l'expérience de l'art et le plaisir, mais dans le mesure où elle considère que le plaisir en tant
que tel est condamnable, les arts se voient du même coup dévalorisés. Expression d'un puritanisme
de principe, généralement d'origine religieuse – qu'on pense à l'attitude de Pascal face aux arts – elle
s'oppose frontalement à la philosophie hédoniste pour laquelle le plaisir est une valeur
intrinsèque.97
»
Pourtant, les propos de Platon reflète une plus grande complexité face à ces quatre positions.
En effet, Platon distingue l'art en ce qu'il « pourrait être et ce qu'il est en réalité, et d'autres part […]
qu'il existe différents types de plaisir98
». Jean-Marie Schaeffer conclut sur la ségrégation des
entités :
« La solution platonicienne n'est opératoire que dans des situations de ségrégationnisme
entre classes de récepteurs, entre modes de réception et entre types d'œuvres. Il présuppose donc a
minima des ségrégations stables entre connaisseurs et non-initiés, entre récepteur correcte et
réception incorrecte, et entre art et divertissement (ou art et culture de masse).99
»
Celles-ci sont remises en cause actuellement de par l'évolution de la société :
« Dès lors que ces ségrégations elle-mêmes sont déstabilisées socialement, ce qui est le cas
actuellement du fait de l'évolution générale des sociétés contemporaines, mais aussi du
bouleversement des modes de diffusion et de circulation des pratiques et des œuvres, l'argumentaire
risque de ne plus être opératoire.100
»
Jean-Marie Schaeffer donne un exemple actuel :
« Le cinéma constitue un exemple emblématique, parce qu'il n'a jamais réussi a fonctionner
97 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 114.
98 Ibidem, p. 115.
99 Ibid.
100 Ibid.
34
dans un régime ségrégationniste, malgré les tentatives louables de plusieurs générations de
cinéphiles, mais on constate des mouvements de déségrégation du même type, et ce depuis plusieurs
décennies, dans le champ musical et littéraire, voire dans celui des arts plastiques. On peut donc
s'interroger sur l'avenir des doctrines antihédonistes.101
»
De cette pensée ségrégationniste, avec des « connaisseurs102
» , initiés et des « non-
initiés103
», non-savant, une question vient à l'esprit : à qui s'adresse l'art ? À une élite. Au vulgum
pecus. Ou à tout le monde. À supposer que son message ne peut être perçu dans toute sa globalité,
ou même dans sa simple mesure par des catégories bien distinctes de personnes. Dans sa conclusion
d'Art et ordinateur paru en 1971, en huitième article nommé « Fermons les musées », Abraham
Moles dit quelques mots sur la distance artiste-public:
« [L'artiste] peut ainsi protéger son individualité en suivant la thèse de Bense, celle de
l'Esthétique des Dieux. Si les artistes sont des dieux et les hommes des consommateurs, pourquoi ne
pas exiger une carte professionnelle à l'entrée des musées ? Cela revient à proclamer la Révolution
Oligarchique, accentuant la distance entre le créateur et le consommateur au lieu de la diminuer,
construisant des barrières entre eux, entourant de grilles le Jardin d'Artémise et exigeant un laissez-
passer à l'entrée.104
»
La réception ou la non-réception de l'œuvre d'art par les individus ne devrait pas dénigrer le
niveau de savoir du public pour justifier de son droit à rendre compte de son appréciation. Bien
entendu, il doit être pris en compte, mais ne doit pas être un moyen de dévaloriser l'individu.
Chacun ayant un niveau d'appréciation différent, Paul Valéry discute le statut d'érudit :
« En matière d'art, l'érudition est une sorte de défaite : elle éclaire ce qui n'est point le plus
délicat, elle approfondit ce qui n'est point essentiel. Elle substitue ses hypothèses à la sensation, sa
mémoire prodigieuse à la présence de la merveille ; et elle annexe au musée immense une
bibliothèque illimitée. Vénus changée en document.105
»
Cela ne peut être utilisé comme argument pour défendre une œuvre soit-disant mal
101 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 115.
102 Ibidem.
103 Ibid.
104 MOLES, A. Abraham, Art et ordinateur, Casterman, Paris, 1971, 272 pages, p. 261.
105 VALÉRY, Paul, Œuvres II, Éditions Gallimard, Paris, février 1993, 1859 pages, p. 1293.
35
comprise : l'œuvre devrait être qualifiée pour un ou des niveaux d'appréciations, sans jugement du
public, mais dans son acceptation de public hétérogène.
9) La rareté
Selon Pascal Griener la rareté, raritas en latin106
, est :
« Subordonnée à une culture du désir de connaître et de posséder, une culture qu'il subsume
sous la catégorie importante et ancienne de la curiositas. La rareté est subordonnée à l'exercice
d'une cupiditas ; elle relève de l'économie du désir.107
»
Ainsi, la rareté relève aussi de : « l'impossibilité de se procurer une matière108
» sachant que :
« l'objet rare appartient à une économie paradoxale, puisqu'il circule comme un autre bien ;
cependant, il est serti dans une représentation qui en fait un bien désigné comme « non-circulant »,
qui se définirait par sa non-circulation109
». Il ajoute :
« Ce désir tend à transférer dans l'objet même les qualités que lui confère sa convoitise
même. […] Il faut se contenter d'envier, pire, de jouir sans posséder. En détenant l'objet, son maître
en possède magiquement la connaissance, ou du moins une espèce de monopole sur sa
connaissance.110
»
Par analogie, le maître peut être celui qui maîtrise l'œuvre, qui en connait les codes. Celui-ci
aurait un statut privilégié, d'après Abraham Moles, du fait de leur connaissance de l'art : « [les]
Maîtres consacrés qui viennent jouir en paix de l'Eden qui leur est réservé, génies intouchables et
monstres sacrés de la Culture que le public vient contempler à travers les grilles111
». Pascal Griener
rajoute même au sujet de la collection d'objets rares :
« De cet univers, comme collection d'objets, d'êtres, mais aussi comme somme de
106 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 118
107 Ibidem, p. 119.
108 Ibid.
109 Ibid.
110 Ibid. p. 120.
111 MOLES, A. Abraham, Art et ordinateur, Casterman, Paris, 1971, 272 pages, p. 261.
36
connaissances, il s'érige en maître absolu. […] Le possesseur de raretés se couvre de leur lumière.
[...] Puisque les objets rares ne circulent pas, il faut se déplacer pour les admirer.112
»
Ainsi, la rareté inciterait à « une poursuite qui motive un voyage initiatique113
», et celle-ci
serait indispensable à la connaissance :
« L'acte de connaissance, dans la culture de la curiosité, est tout tendu par la rareté – c'est
elle seule qui conditionne la concentration du regard, sa focalisation dans une société d'élite. [...] La
rareté des objets, si elle n'existait pas, devrait être inventée : elle se dévoile ici comme technique de
sociabilité, qui délimite un cercle étroit d'esprits curieux et polis.114
»
Une définition de la rareté par rapport à sa valeur face à l'art est établie au début du XVIIIe
siècle : « Mandeville y pose que la valeur de l'art repose sur l'articulation de quatre critères : 1° le
nom du maître, 2° son temps, 3° la rareté de son œuvre (« scarcity »), 4° et le rang de ceux qui ont
possédé l'œuvre, c'est-à-dire son « pedigree »115
». Critères jugés d' « extrinsèques116
» par Pascal
Griener. Il affirme ensuite qu'il existe une gestion de la rareté dans l'art selon diverses méthodes
appliquées dès la Renaissance :
« La production de masse a toujours existé […]. Dès la Renaissance, les artistes tentent de
projeter une image humaniste de leur corporation, afin de facilité leur reconnaissance sociale. […]
La représentation de la rareté, ici joue un rôle cardinal : elle sert à déguiser la production souvent
rapide, partiellement déléguée d'un artefact, sous l'image lisse d'une œuvre unique, entièrement
créée et exécutée par l'artiste.117
»
La fonction sociale de l'artiste appuyée par Abraham Moles :
« Ces créateurs, authentiques certes au plu haut point, mais qui n'ont pas refusé leur fonction
sociale et qui transforment en un jeu délicieux la programmation des machines à fabriquer l'art
« Kitsch », machines dont ils iront vendre les produits permutationnels aux technocrates.118
»
112 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 120.
113 Ibidem, p. 121.
114 Ibid. p. 122.
115 Ibid. p. 123.
116 Ibid. p. 124.
117 Ibid.
118 MOLES, A. Abraham, Art et ordinateur, Casterman, Paris, 1971, 272 pages, p. 261.
37
Et pour la copie de l'œuvre face à l'original :
« L'art est essentiellement destiné à la copie et l'on doit admettre qu'une œuvre n'est
« originale » que dans un moment du temps : l'œuvre originale est préparatoire à sa copie et, comme
nous le disions, elle n'est plus que la matrice de ses propres copies.119
»
En effet, l'unicité n'est pas à confondre avec la rareté, ce qui crée un malentendu :
« Les sociologues de l'art sous-estiment souvent la complexité du marché de l'art ; en
particulier, leur attachement à l'idée de l'unicité de l'œuvre d'art à l'ère moderne entrave plus qu'elle
ne facilite leur analyse.120
»
De même Abraham Moles remarque :
« La notion même de multiplicité n'est pas née d'hier. Beaucoup d'artistes du passé, Rubens,
Cézanne, etc., créaient, délibérément, des œuvres multiples dans leur atelier, provoquant à longue
échéance la perplexité de nos modernes experts en tableaux. Ils ne voyaient pas de raison, autre que
matérielle, à ne pas reproduire eux-mêmes telle œuvre, tel tableau, telle composition dont la genèse
leur avait plu ; [… ]. Mais ces variations n'étaient pas le fruit d'un hasard concerné, leur nombre
était restreint.121
»
L'artiste adopte une attitude précise face à sa création :
« Le corpus immense de l'œuvre déploie l'invention de l'artiste, servie par une armée
d'exécutants. Sur cette constellation d'images, la main du maître s'applique avec parcimonie, en
priorité sur les seules peintures vendues à haut prix.122
»
Pascal Griener donne comme exemple la méthode de Léopold Robert (1794-1835) « qui
119 MOLES, A. Abraham, Art et ordinateur, Casterman, Paris, 1971, 272 pages, p. 97.
120 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 124.
121 MOLES, A. Abraham, Art et ordinateur, Casterman, Paris, 1971, 272 pages, p. 98.
122 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 125.
38
multiplie les petits tableaux de genre à Rome, les fait terminer par son frère123
» : « trois principes
président à la mise en œuvre de sa production – leitmotiv, sérialisation différentielle, enfin
permutation124
». Permutation, qui diffère de la copie, car elle « par contre, construit une
multiplicité de formes nouvelles à partir d'un nombre limité d'éléments125
», aussi elle qui « n'est
plus l'œuvre de l'artiste, mais la multiplication du réel126
».
Pas de légende127
(D.R.).
123 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 126.
124 Ibidem.
125 MOLES, A. Abraham, Art et ordinateur, Casterman, Paris, 1971, 272 pages, p. 98.
126 Ibidem, p.100.
127 Ibid. p. 99.
39
L'illustration d'Abraham Moles permet d'observer les relations entre l'objet, l'artiste, l'œuvre,
l'art permutationnel et la copie. Le champ des possibles de l'art permutationnel relève de visions
multiples qu'à l'artiste d'une même œuvre concernant le même objet. L'objet de son œuvre est ainsi
déclinable selon plusieurs visions où le fruit de son travail se retrouvera sous diverses formes
similaires mais pas identiques : ce ne sont pas des copies d'un même objectif reproduit à l'infini.
Paul Valéry fait d'ailleurs remarquer que « l'auteur n'a pas l'intention de produire une œuvre d'art,
mais cette œuvre d'art. On ne produit pas une espèce, mais un exemplaire d'une espèce128
».
10) La responsabilité
La responsabilité, « l'obligation de répondre de ses actes129
», au sein de l'art est présentée de
manière arbitraire sous trois mouvements : l'affrontement des tenants de courants artistiques – l'art
social appelé « l'art engagé » ensuite, contre l'art pour l'art où l'irresponsabilité revendiquée de
l'artiste apparaît – l'effacement de la subjectivité de l'artiste, et la responsabilité du destinataire130
.
Éric Michaud, en citant aussi Albert Camus, fraîchement nobellisé, présente l'art pour l'art :
« La théorie de l'art pour l'art « qui, n'est que la revendication de cette irresponsabilité ».
Qu'était-ce donc l'art pour l'art, sinon « le divertissement d'un artiste solitaire », c'est-à-dire « l'art
artificiel d'une société factice et abstraite » qui a logiquement abouti à l'art de salon, ou à « l'art
purement formel qui se nourrit de préciosités et d'abstractions et qui finit par la destruction de toute
réalité ». »131
De responsables vis-à-vis de leurs commanditaires passés – « le Prince, l'Église, l'État » –
les artistes « après la Révolution française et vers 1830 », devinrent « guide de la société toute
entière » dans le projet plaçant « les artistes à « l'avant-garde » dans la marche vers l'instauration du
« paradis sur terre »[...] »132
. Écart millénariste, qui mériterait un large développement, mais qui
éloignerait trop du propos abordé qui est déjà vaste.
128 POUIVET, Roger, L'ontologie de l'œuvre d'art, Librairie philosophique J. Vrin, Paris V, 2010, 272 pages, p. 200.
129 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 129.
130 Ibidem.
131 Ibid. p. 130.
132 Ibid. p. 131.
40
Qu'il soit devenu responsable à un autre niveau de la société par rapport à ses
commanditaires ou à son public, l'artiste, « dans tous les cas de figure, ne mettait jamais en question
sa souveraineté en tant qu'artiste : il assumait pleinement son entier pouvoir sur son œuvre133
». Ce
qui fait contraste avec, au début du XXe
siècle, ceux comme Rimbaud, qui se détachent de la
responsabilité entière de l'œuvre en se désignant comme de « sourds réceptacles de tant d'échos,
[des] modestes appareil enregistreurs... 134
». Ou même Jean Arp, du mouvement dada, qui utilise la
« loi du hasard135
» qu'il a lui-même inventé. Et pour en arriver à la responsabilité du spectateur,
Marcel Duchamp, après la Seconde Guerre mondiale, théorise sur le sujet auprès de Pierre Cabanne
en 1957, relayés par Éric Michaud :
« [L'art] est un produit à deux pôles ; il y a le pôle de celui qui fait une œuvre et le pôle de
celui qui la regarde. Je donne à celui qui la regarde autant d'importance qu'à celui la fait ». Et en des
termes que n'aurait pas renié Breton, Duchamp ajoute qu'il « croit beaucoup au côté “médium” de
l'artiste.136
»
Un rapport ajusté se pressent, proche de la théorie de la communication dans un sens – dans
le fait qu'il isole les deux parties dans leur fonction face au message qu'est l'œuvre – exprimé en ces
mots par Jacques Rancière cité par Éric Michaud :
« Être spectateur, écrit Rancière, n'est pas la condition passive qu'il nous faudrait changer en
activité. C'est notre situation normale. […] Nous n'avons pas à transformer les spectateurs en
acteurs et les ignorants en savants. Nous avons à reconnaître le savoir à l'œuvre dans l'ignorant et
l'activité propre au spectateur.137
»
Ainsi un changement d'attitude relationnelle du côté de l'artiste se manifeste, suite au propos
de Duchamp cité par Éric Michaud, qui rallie les propositions artistiques contemporaines :
« Ces essais de sortie d'un « grand art » […] sont donc contemporains du dernier Duchamp
énonçant que « ce sont les REGARDEURS qui font les tableaux » : ensemble, ils témoignent à la
fois d'une rupture et d'une continuité. La rupture est dans la nature des relations que l'artiste cherche
133 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 132.
134 Ibidem, p. 133.
135 Ibid.
136 Ibidem, p. 135.
137 Ibid.
41
à établir avec autrui, suscitant la responsabilité d'un public actif là même où il se croit spectateur
passif ; la continuité s'affirme dans la fonction pédagogique que l'art occidental s'est vu très tôt
assignée, faisant du public un acteur passif.138
»
C e s regardeurs, ce public, hétérogènes inclus les spécialistes comme les non-initiés.
L'œuvre leur est livrée telle quelle et ce sont eux qui la considèrent. Selon leur registre
d'appréciation, ils émettront un avis, une critique, une analyse, propre à leur statut. Par contre
Edmond Couchot en dit plus sur des liens qui seraient plus forts :
« Il en découle que la dimension esthétique d'une œuvre d'art ne se loge pas dans une
propriété qui lui serait intrinsèque, pas plus que l'intention de l'auteur ou du destinataire : elle est
essentiellement relationnelle. Chaque œuvre est un nœud de relations qui met en résonance spatiale
et temporelle l'auteur et son destinataire. […] Pour les défenseurs de la théorie de l'esprit, cette
communication intersubjective participerait d'une compétence cognitive fondamentale plus étendue
– la cognition sociale – qui donnerait la faculté aux individus, en accédant aux états mentaux
d'autrui, d'entretenir des rapports sociaux et d'être aptes à vivre en communauté.139
»
L'œuvre serait au cœur d'une relation, un système nodale, qui une fois créée influe l'émetteur
comme le récepteur via l'œuvre, ainsi que la relation émetteur-récepteur qui évolue de manière
collatérale. Paul Valéry donne une haute importance à la relation résultante, et définit par la même
occasion le Grand Art : « ce que j'appelle « Le Grand Art », c'est simplement l'art qui exige que
toutes les facultés d'un homme s'y emploient et dont les œuvres sont telles que toutes les facultés
d'un autre soient invoquées et se doivent intéresser à les comprendre...140
».
11) La significativité
Ioana Vultur présente la significativité comme une valeur dont la dimension « est en effet
une propriété constituante des œuvres d'art141
» :
138 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 138.
139 COUCHOT, Edmond, La Nature de l'art, ce que les sciences cognitives nous révèlent sur le plaisir esthétique,
Hermann Éditeurs, Paris V, 2012, 315 pages, p. 291.
140 VALÉRY, Paul, Œuvres II, Éditions Gallimard, Paris, février 1993, 1859 pages, p. 1221.
141 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 139.
42
« Les œuvres d'art signifient, font sens, même si on peut discuter sur le fait de savoir si la
question de la signification se pose de la même façon dans tous les arts. […] Les œuvres en
question nous disent, nous montrent, nous transmettent quelque chose, bref, nous communiquent
des significations en relation avec le mot, dans le cas de la littérature, le son, dans le cas de la
musique, la couleur, dans le cas de la peinture, la construction spatiale, dans le cas de l'architecture,
etc.142
»
Selon elle, deux thèses peuvent être distinguer :
« À un premier niveau la thèse se borne à mettre en avant le fait que l'art signifie selon des
modalités qui lui sont propres et que ces modalités lui donnent accès à des significations qui elles-
aussi lui sont propres. À un deuxième niveau la thèse n'affirme pas seulement que l'art signifie
autrement que les autres pratiques signifiantes, mais que sa signification est supérieure à celle des
autres formes symboliques.143
»
Elle s'intéressera à trois paradigmes de la thèse traitant de la significativité comme valeur
propre de l'art, qui ont, à son sens, dominé la pensée occidentale de l'art : les modèles mimétique,
expressiviste et herméneutique144
. La théorie de la mimèsis qui définie l'art est, depuis l'Antiquité
grecque, au cœur des débats :
« Selon Aristote, qui s'oppose an cela à son maître Platon, la mimèsis est une forme
spécifique de connaissance du monde, une connaissance par mimèsis précisément – par fiction
dirions-nous. […] L'art est donc une modalité spécifique de signifier et cette modalité spécifique
produit bien une connaissance, donc une vérité.145
»
L'imitation n'est pas une copie, elle a un but supérieur qui s'intègre donc dans la réalisation
de l'œuvre :
« De cette conception aristotélicienne de l'art comme mimèsis est dérivée la conception
occidentale canonique de l'art comme imitation de la nature qui a joué un rôle central entre la
142 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 139.
143 Ibidem.
144 Ibid. p. 140.
145 Ibid.
43
Renaissance et l'âge des Lumières. […] Par exemple, au XVIIIe
siècle dans son traité Que
l'imitation de la chose imitée doit être parfois dissemblable, Johann Elias Schlegel souligne que
l'art, qui est source de plaisir, doit omettre les parties de la nature qui ne nous causent pas de plaisir.
[…] À la même époque, Diderot souligne qu'il faut imiter non pas la nature mais un idéal. [...] La
mimèsis se libère de l'imitation servile et produit un surplus de sens, soit en opérant un tri, soit en
s'inspirant non pas de la nature réelle mais de sa forme idéale.146
»
Cette conception de l'art est remise en cause par les romantiques inspirés par Immanuel
Kant :
« On reproche alors à la mimèsis d'asservir l'art à quelque chose qui lui est extérieur, alors
que selon les romantiques l'art est une création libre, une libre expression du génie créateur. Cette
conception remonte à Kant […]. Le génie artistique des romantiques procède de la même façon : il
est faculté de présentation des Idées. Mais ces Idées ne sont pas transcendantes comme chez Platon,
elle sont immanentes à l'âme de l'artiste : l'œuvre d'art constitue leur incarnation expressive.147
»
Pour que l'artiste devienne Dieu créateur, il n'y a qu'un pas :
« L'œuvre d'art est donc singulière et universelle à la fois. Si l'artiste devient une sorte de
Dieu Créateur, son œuvre devient une « création-révélation ontologique », une monade qui contient
en elle tout l'univers, qui contient « l'Infini dans le fini », selon la formule de Schelling.148
»
Ici, l'on atteint l'Absolu toujours au dire des romantiques, puisque l'art est pure poièsis
comme l'expose Ioana Vultur : « selon les romantiques, la poésie est l'art suprême car c'est elle qui
peut présentifier les réalités métaphysiques, le fondement même de l'être que la philosophie n'est
plus capable d'explorer. La poésie devient le symbole de l'Absolu149
». Paul Valéry précise sur la
poésie :
« La poésie est un art du langage. […] Le poète est contraint de créer, à chaque création,
l'univers de la poésie, – c'est-à-dire : l'état psychique et affectif dans lequel le langage peut remplir
un rôle tout autre que celui de signifier ce qui est ou fut ou va être. Et tandis que le langage pratique
146 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 141.
147 Ibidem, p. 142.
148 Ibid.
149 Ibid. p. 143.
44
est détruit, résorbé, une fois le but atteint (la compréhension), le langage poétique doit tendre à la
conservation de la forme. Signification n'est donc pas pour le poète l'élément essentiel, et
finalement le seul, du langage : il n'en est que l'un des constituants.150
»
Abraham Moles écrit lui aussi sur la poésie :
« Système de message semi-projectif, la poésie suggère plus qu'elle ne dit […]. C'est donc
un art de communication, au moins implicite, où le poète prétend faire résonner l'esprit et la
sensibilité des récepteurs à travers l'espace et le temps, de loin et plus tard.151
»
On retrouve cette dimension de tout, de partout, de temps passé, présent, futur et de
création, qualitatifs qui réunis sont propre à Dieu. Cette théorie romantique fait surgir deux
conceptions de l'œuvre d'art : l'une « expressiviste de la création », l'autre « formaliste de
l'œuvre »152
. La première propose au spectateur (le récepteur) de revivre le processus de création de
l'œuvre et ainsi « la compréhension de l'œuvre est donc ramenée à la compréhension de
l'individualité psychique de l'auteur153
». La seconde conception, génératrice du formalisme et
divers structuralismes, s'oppose à la première154
:
« Le texte est vu comme une structure, comme un ensemble de relations internes, sans
auteur, sans lecteur et sans monde. L'art se transforme ainsi en pure forme. Il est toujours considéré
comme étant significatif, sauf que sa significativité ne réside plus que dans un rapport interne de
l'œuvre à elle-même, à savoir le jeu entre signifiant et signifié.155
»
Un retour de l'expressivité et de la significativité au sein de la création artistique, manifeste
la volonté d'artistes du début du XXe siècle, de revenir à la forme originale de la théorie
romantique. Kandinsky et Brancusi en sont des exemples entre autres. Et des artistes du même
courant :
« Ont attribué une signification plus profonde à l'art abstrait qu'à l'art significatif, au nom à
150 VALÉRY, Paul, Œuvres I, Éditions Gallimard, Paris, mai 1992, 1859 pages, p. 1414.
151 MOLES, A. Abraham, Art et ordinateur, Casterman, Paris, 1971, 272 pages, p. 150.
152 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 143.
153 Ibidem, p. 144.
154 Ibid.
155 Ibid.
45
la fois du principe de révélation ontologique et de celui de la « nécessité » intérieure. Même la
réduction de chaque art à la spécificité de son médium n'impliquait pas réellement une vision
formaliste.156
»
La conception herméneutique a une grande influence sur l'art et de ces nombreux concepts,
sous la forme de l'herméneutique philosophique développé par des figures comme Heidegger,
Gadamer et Ricœur. Il s'agit d'enjeux philosophiques majeurs qui sont impliqués dans cette thèse :
« selon l'herméneutique philosophique, si l'art l'emporte c'est parce qu'il est la seule voie qui, en
dialogue avec la philosophie, nous permet d'accéder à une vérité qui relève d'un dévoilement
ontologique et qui est donc au fondement de toutes vérités scientifiques157
».
Pour Heidegger, l'œuvre est significative d'elle-même. Elle est son propre sujet qui révèle le
monde, en n'imitant rien et en instaurant une vérité : « elle est créée comme le produit mais en
même temps elle se rapproche de la chose parce que sa présence se suffit à elle-même. Comme chez
les romantiques l'œuvre est autotélique158
». Pour Gadamer, la connaissance délivrée par la science
est d'un autre ordre que la connaissance délivrée par l'art. L'œuvre apporte une nouvelle
compréhension du monde et rayonne sur le spectateur comme sur l'artiste. Ioana Vultur cite
Gadamer en ces termes : « ce qui fait l'être véritable de l'œuvre d'art, c'est qu'elle devient
l'expérience qui métamorphose celui qui la fait159
». Finalement, « Gadamer reprend donc la théorie
de la mimèsis aristotélicienne, en donnant à la mimèsis un sens cognitif, à savoir celui de re-
connaissance160
». De son côté, Ricœur « réunit le thèse d'un surcroît de sens de la mimétique
d'Aristote avec la thèse d'un surcroît de sens due à l'imagination productive161
» qui fait référence à
la théorie romantique de l'expressivité. Ioana conclue sur le fait que Ricœur au regard de son
concept opère une fusion des paradigmes précédents car :
« [Il] ne situe pas le surcroît primordialement dans la poésie mais surtout dans le récit
fictionnel, donc dans la mimèsis [et qu'] il opère ainsi à vrai dire une réconciliation des trois grands
paradigmes de surcroît de sens : la mimèsis, l'expressivité et l'herméneutique. »
156 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 145.
157 Ibidem.
158 Ibid. p. 146.
159 Ibid. p. 147.
160 Ibid. p. 148.
161 Ibid. p. 149.
46
12) L'universalité
Yolaine Escande aborde la valeur d'universalité dans l'art contemporain. Ces réflexions
portent sur cette valeur effective ou recherchée propre à l'œuvre d'art ou aussi à l'artiste. En quoi le
fait que l'œuvre plaise à un grand nombre de gens, signifierait que celle-ci tend vers l'universalité, et
serait une démarche d'expression de celle-ci de l'artiste assumé ou non. Les qualités de l'œuvre
seraient quelles « ne dépendent pas d'une culture spécifique, que cette culture soit ethnographique
ou sociale162
». Roger Pouivet estime quant à lui que « le concept d'œuvre est transhistorique et
transculturel tout en permettant de rendre compte d'une imprégnation historique des œuvres
d'art163
».
Pourtant dans les faits, l'idéal ne se retrouve pas ou très peu en pratique au sujet de
nombreux exemples d'artistes, exposés par Yolaine Escande : « la valeur d'universalité […] n'est
pas la valeur la plus prisée, ni la plus courante » et bien que le « monde de l'art aujourd'hui [soit]
international et globalisé »164
. Les diverses connotation liées au concept du nom, introduit par le
monde occidental, pourraient être la raison de sa non-revendication. Il n'en serait pas le cas. Dans
les faits, ce sont «en majorité chez les artistes qualifiés de non occidentaux que cette valeur
d'universalité fait sa réapparition la plus remarquée165
», avec des œuvres qui ont des « étiquettes de
préférence liées à leur origine ethnique ou culturelle, et donc a priori non universelles166
».
Yolaine Escande prend ensuite ces axes de réflexion : les obstacles à la valeur d'universalité,
les exemples d'artistes qui ont su les surmontés et les problèmes de méthode. L'art contemporain est
un terrain d'observation actuel de cette universalité, notamment dans les grandes expositions d'art
contemporain où « les commissaires d'exposition font l'apologie de la « géographie » inédite de l'art
contemporain167
» et « sur les nouveaux contrastes dialectiques entre local et global, ethnique et
universel, centre et périphérie168
».
162 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 152.
163 POUIVET, Roger, L'ontologie de l'œuvre d'art, Librairie philosophique J. Vrin, Paris V, 2010, 272 pages, p. 200.
164 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 151.
165 Ibidem, p. 152.
166 Ibid.
167 Ibidem, p. 153.
168 Ibid.
47
Des artistes cependant, refusent d'être catégorisés selon quelques critères d'origine, culturel,
etc., ce qui va à l'encontre des systèmes de classification des commissions, de la bibliographie et
même de l'enseignement universitaire où l' « aire culturelle169
» permet de distinguer les sujets.
L'universalité dans la pratique n'est pas forcément un attribut gérable, porteur d'unification et de
simplicité au sein de l'art :
« Réfléchir à partir de la démarche d'artistes qui refusent ainsi de situer leur œuvre sur un
plan identitaire, de manière même indirecte, présente l'intérêt de poser d'emblée la question de la
valeur d'universalité : leur démarche comme leur créativité nous obligent souvent déjà à réinterroger
la validité des catégories habituelles d'appréciation et d'évaluation de l'art ; mais, de plus, nombre
d'entre eux expriment sur leur œuvre comme sur la création artistique des idées aux antipodes de ce
que la critique attend d'eux.170
»
Aussi, il y a des artistes qui revendique l'universalité et de celle de leurs œuvres. Ce
pourquoi, il faut savoir les identifier et les qualifier :
« La mondialisation de l'art et de son marché à notre époque est indéniable ; pourtant, celle-
ci n'implique pas que surgissent nécessairement des artistes dont l'objectif est l'universalité, même si
le contexte peut en favoriser l'avènement. […] Néanmoins, l'universalité en tant que valeur
esthétique ne va pas de soi et sa revendication n'en garantit pas l'efficacité.171
»
L'enjeu serait dans le domaine de l'art, vaste et varié, qu'il faudrait une méthode qui permette
de rendre compte de l'universalité. Considérant que des artistes s'expriment aussi dans plusieurs
domaines qui ont chacun leur niveau d'intéressement de la matière où la valeur d'universalité
pourrait resurgir de chacune des œuvres :
« La difficulté tient à ce que l'universalité à laquelle aspirent de tels artistes est de fait
difficilement abordable à partir de leurs œuvres, alors qu'elle apparaît nettement dans leur
démarche.172
»
Yolaine Escande conclut pour son sujet :
169 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 153.
170 Ibidem, p. 155.
171 Ibid. p. 155-156.
172 Ibid. p. 161.
48
« L'interrogation sur la validité de l'universalité en tant que valeur universelle tombe d'elle-
même, puisqu'elle n'est d'évidence pas imposée extérieurement mais issue de la réflexion d'artistes
d'origines très variées. […] Néanmoins, en ce qui concerne la valeur d'universalité dans l'art
contemporain, doit-on l'appliquer aux œuvres, puisque c'est bien elles qui sont appréciées et
évaluées, ou aux artistes, en considérant la totalité de leur démarche, en prenant en compte leur
évolution et leur quête qui fait alors ressortir cette valeur ? […] Il apparaît que cette valeur se
décline de façon diverse mais paradoxalement homogène.173
»
13) Le travail
Partant du conflit entre Claude Lévi-Strauss et le peintre Soulages par publication
interposée, où ils argumentent sur l'activité du peintre, Étienne Anheim introduit la valeur travail. Il
montre qu'il existe un « accord paradoxal entre les protagonistes, accord d'une part, sur l'importance
du métier et du travail dans la définition de la valeur de l'art174
». Il souligne le rapport art travail :
« l'idée d'une peinture comme art de la pensée est soutenue par la croyance collective en sa
dimension « laborieuse », pourrait-on dire – croyance qui réunirait les peintres contemporains et
leurs lointains prédécesseurs médiévaux175
».
L'artiste effectue un travail qui n'a pas toujours été considéré comme artistique, mais plutôt
comme une tâche à effectuer. Ce référant à un texte ancien mentionnant les termes d'un contrat, il
indique la condition de l'artiste et de l'œuvre : « le contrat de 1308 semble témoigner d'une situation
où le travail du peintre est valorisé en lui-même, quantifié, et c'est ce travail, et non l'œuvre
achevée, qui paraît l'objet de la transaction financière176
».
L'effort de l'artiste, au Moyen Âge, n'est reconnu que par des aspects contractuelles :
« Ces témoignages anciens de l'histoire des pratiques artistiques livrent donc un verdict qui
pourrait paraître étonnant : non seulement l'évaluation de la valeur artistique se fonde sur le travail,
173 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 162-163.
174 Ibidem, p. 165.
175 Ibid. p. 166.
176 Ibid. p. 168.
49
mais il ne s'agit pas principalement du travail dans le savoir-faire, de la main de l'artiste : il est
question d'abord d'une évaluation quantitative, qui repose sur une fiction financière et juridique.
[…] On est donc aux antipodes de l'innocence des origines et d'un rapport primitif à la production
artistique : c'est toute l'importance de l'indistinction, au moins au XIVe
siècle, entre art et
artisanat.177
»
Il y a un lien entre économie et esthétique. Cette comptabilité mise en place pour tout
travaux artistiques est une source fiable concernant l'évaluation et la qualification de la valeur du
travail selon Étienne Anheim :
« Né de l'artisanat et indissociable de lui à l'origine, l'art s'est plié à ses règles : la
comptabilité produit une réification du travail artistique, et le contrat en le soumettant à l'expertise,
consacre sa dimension évaluable qualitativement, sur une base technique d'abord, mais qui sert
d'appui à l'élaboration d'un discours esthétique.178
»
Ainsi la pensée de l'art est générée par cet aspect économique qui considère le labeur,
estimant le prix et la rémunération : « la dimension laborieuse de l'art engendre à la fois la valeur, le
marché, qui est d'abord un marché du travail, et la critique, qui est d'abord une expertise du
travail179
». Il y a une évolution chronologique de concepts de l'art, qui est à l'origine de notre idée
de l'évaluation artistique :
« L'ars, savoir-faire technique, devient l'art, au sens esthétique ; la valor, de son sens
médiéval de mérite ou de qualité, devient « valeur », élément quantifiable et objectivable dans un
rapport marchand, et le labor, de peine, au sens biblique, mais aussi de prix, au sens économique,
devient travail, au sens du savoir-faire.180
»
14) La virtuosité
Bruno Moysan dit de la virtuosité qu'elle se « présente à nous sous la forme de l'inflation du
177 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau
et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p.170-171.
178 Ibidem, p. 173.
179 Ibid. p.174.
180 Ibid.
50
Mémoire Master I - Art: nature et valeur
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Mémoire Master I - Art: nature et valeur

  • 1. BARREAU Michaël SAE INSTITUTE PARIS 45 Rue Victor Hugo Bâtiment 229 93534 La Plaine Saint-Denis CEDEX UNIVERSITÉ PARIS-EST MARNE-LA-VALLÉE Lettres Art Communication et Technologie 5 Boulevard Descartes 77420 Champs-sur-Marne Mémoire Art : nature et valeur Date de rendu : Juin 2017 Master Production Musicale – 2016-2017 SOUS LA DIRECTION DE : Martin LALIBERTÉ Philippe LABROUE
  • 2. 2
  • 3. BARREAU Michaël SAE INSTITUTE PARIS 45 Rue Victor Hugo Bâtiment 229 93534 La Plaine Saint-Denis CEDEX UNIVERSITÉ PARIS-EST MARNE-LA-VALLÉE Lettres Art Communication et Technologie 5 Boulevard Descartes 77420 Champs-sur-Marne Mémoire Art : nature et valeur Date de rendu : Juin 2017 Master Production Musicale – 2016-2017 SOUS LA DIRECTION DE : Martin LALIBERTÉ Philippe LABROUE 3
  • 4. 4
  • 5. Le poète accroît le monde, ajoutant au réel, qui existe déjà par lui-même, un continent irréel. Auteur vient de “auctor”, celui qui accroît. Les Latins appelaient ainsi le général qui gagnait un nouveau territoire pour la patrie1 . José Ortega y Gasset 1 ORTEGA Y GASSET, José, La Déshumanisation de l'art, Éditions Allia, Paris IV, 2015, 83 pages, p. 47. 5
  • 6. Je tiens à exprimer ma profonde gratitude envers mes professeurs pour leurs enseignements, conseils et critiques, ma famille et mes amis pour leur soutien quotidien ; ce qui m'a permis de traverser les épreuves en dépassant mes objectifs. Je ne peux malheureusement pas citer toutes les personnes concernées et je m'en excuse par avance : elles seront remerciées personnellement. Martin Laliberté Philippe Labroue Marion Delhaye mon père Girard mes trois petits frères. 6
  • 8. Sommaire Avant-Propos........................................................................................................................................9 Introduction........................................................................................................................................11 Étymologie et sens..............................................................................................................................13 Art..................................................................................................................................................13 Artiste.............................................................................................................................................14 Œuvre.............................................................................................................................................15 Sens du mot art..............................................................................................................................15 L'art au-delà de l'esthétique................................................................................................................16 L'authenticité..................................................................................................................................18 L'autonomie...................................................................................................................................19 La célébrité....................................................................................................................................20 La cherté........................................................................................................................................22 La moralité.....................................................................................................................................25 L'originalité....................................................................................................................................27 La pérennité...................................................................................................................................29 Le plaisir........................................................................................................................................32 La rareté.........................................................................................................................................36 La responsabilité............................................................................................................................40 La significativité............................................................................................................................42 L'universalité..................................................................................................................................47 Le travail........................................................................................................................................49 La virtuosité...................................................................................................................................50 Art numérique.....................................................................................................................................51 La catégorie de l'art numérique......................................................................................................56 La réaction sensorielle face à l'art..................................................................................................59 Communication..............................................................................................................................60 La crise de l'art contemporain........................................................................................................63 Conclusion..........................................................................................................................................69 Bibliographie......................................................................................................................................71 8
  • 9. Avant-Propos Suite aux cours d'arts numériques auxquels nous avons assisté durant notre première année de Master Production Musicale, nous acceptions les œuvres d'art et les propositions artistiques présentées. Des questions de tout ordre sur l'art et ses paradigmes nous vinrent à l'esprit. Des précisions sur la matière et ces zones d'inconnues semblaient les bienvenues. Le numérique, et aussi Internet maintenant, sont au cœur de l'interrogation pour considérer l'art au regard de ces nouveaux paradigmes. Ce travail se veut une recherche possible sur une clarification des termes employés, et des démarches artistiques qui peuvent paraître des plus insignifiantes au plus extravagantes, les unes que les autres. 9
  • 10. 10
  • 11. Introduction Les changements de paradigme de concepts artistiques proposent de nouvelles œuvres dont les caractéristiques entrainent une remise en question de la nature de l’art et de ses valeurs. Au-delà de l’esthétique, des éléments sont identifiés comme axe d'appréciation de l'œuvre ou de l'artiste. Ces éléments soulèvent chacun des enjeux existentiel et philosophique qui sont sujets à reconsidération étant données les formes de l’art. Des objets de cultes de l’Antiquité au ready-made de Marcel Duchamp et face au numérique, en effet, l’art prend des formes qui traduisent la perception du monde au travers des différentes techniques disponibles. Le numérique, qui introduit avec Internet aussi, des possibilités qui transgressent la conception usuelle de l’art qui est déjà communication. L e triptyque de l’art – artiste, œuvre, public – aux frontières distinctes et imperméables, se métamorphose en plus perméable, aux contours désormais intriqués. La nature et les valeurs de l’art ont une permanence qu’il faut préciser, considérant l’abstraction propre à l’art contemporain qui souffrirait d’une crise dans la réception de ses propositions artistiques. L’art en général, puis l’art numérique plus précisément au regard de la théorie de la communication. L’origine de termes relatif à l’art – artiste, œuvre – (et aussi le numérique ensuite) prépare à la réflexion sur les valeurs de celui-ci. Une étude sur ces valeurs conduite par Nathalie Heinich, Jean-Marie Schaeffer, et Carole Talon-Hugon, présente quatorze d’entre-elles sous l’œil de spécialistes dans chaque domaine. Et Abraham Moles relativise l’interaction créée par l’œuvre d’art, traitée par l’ordinateur, communication numérique, selon le traitement de l’information et ces répercutions sur l’émetteur – l’artiste – et le récepteur – le public. 11
  • 12. 12
  • 13. L'art concerne toujours un devenir, et s'appliquer à un art, c'est considérer la façon d'amener à l'existence une de ces choses qui sont susceptibles d'être ou de n'être pas, mais dont le principe d'existence réside dans l'artiste et non dans la chose produite : l'art, en effet, ne concerne ni les choses qui existent ou deviennent nécessairement, ni non plus les êtres naturels, qui ont en eux- mêmes leur principe. Mais puisque production et action sont quelque chose de différent, il faut nécessairement que l'art relève de la production et non de l'action2 . Aristote Étymologie et sens Art Le mot art, en latin ars, artis, est défini comme « méthode pour faire quelque chose selon certaines règles3 ». Au pluriel, il exprime aussi une « chose à laquelle l'homme applique son talent, son industrie, selon certaines méthodes4 ». Ars en latin veut dire « talent, savoir-faire, habileté5 ». En italien et en espagnol, art s'écrit arte, en anglais art, en allemand, Kunst6 . La notion de l'art regroupe plusieurs sens et englobe plusieurs termes très différents : « ars a 2 ARISTOTE, TRICOT, Jules, Éthique à Nicomaque, Librairie philosophique J. Vrin, Paris V, 2012, 578 pages, p. 304. 3 ÉDON, Georges, Dictionnaire Français-Latin, Éditions Belin, 2008, 1800 pages, p. 151. 4 Ibidem. 5 GAFFIOT, Félix, Le Grand Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, Hachette-Livre, Paris, 2000, 1766 pages, p. 167. 6 RÉAU, Louis, DICTIONNAIRE Polyglotte des TERMES D'ARTS et D'Archéologie, Presses Universitaires de France, Paris, 1977, 961 pages, p. 15. 13
  • 14. pour homologue en grec le mot technê et désigne comme lui, dans son sens premier, industrie, métier, habileté, talent, mais aussi œuvre d'art, et dans un sens assez différent : science7 ». Au point de vue philosophique, André Lalande d'écrit l'art comme suit : « Sans épithète, l'Art ou les Arts désignent toute production de la beauté par les œuvres d'un être conscient. Au pluriel, cette expression s'applique surtout aux moyens d'exécution ; au singulier, aux caractères communs des œuvres d'art. En ce sens, l'art s'oppose encore à la science, et les arts aux sciences, mais à un autre point de vue : en tant que les uns relèvent de la finalité esthétique, les autres de la finalité logique.8 » Artiste Le mot artiste en latin artifex, artificis, est qualifié comme une « personne qui travaille dans un beaux-arts9 » . Artifex en latin est associé à « qui pratique un art, un métier, un artiste, un artisan10 » et aussi est qualifié de « maître dans l'art de procurer le plaisir11 ». De ce fait, une répartition des œuvres se distingue : l'art pour l'artiste et le métier pour l'artisan. Lequel artisan en latin opifex, opificis, se réfère « à celui qui exerce un art mécanique, un métier12 ». Métier lui-même qui renvoie au « moyen de gagner de l'argent (quæstus) », à la « profession quelconque » et « à ce qu'on a coutume de faire »13 . Opifex (opus, facio) définit comme « celui ou celle qui fait un ouvrage, créateur, auteur14 ». Selon que opus veut dire « œuvre, ouvrage, travail », ainsi que « chose nécessaire »15 et facio veut dire « faire, réaliser une chose »16 . Ainsi, l'art se distingue du métier où il faut exercer un travail — « peine ou soin qu'on prend pour faire quelque chose17 » — afin de gagner de l'argent. 7 COUCHOT, Edmond, La Nature de l'art, ce que les sciences cognitives nous révèlent sur le plaisir esthétique, Hermann Éditeurs, Paris V, 2012, 315 pages, p. 33. 8 LALANDE, André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Presses Universitaires de France, Paris XIV, février 2016, 1325 pages, p. 80. 9 ÉDON, Georges, Dictionnaire Français-Latin, Éditions Belin, 2008, 1800 pages, p. 153. 10 GAFFIOT, Félix, Le Grand Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, Hachette-Livre, Paris, 2000, 1766 pages, p. 169. 11 Ibidem. 12 ÉDON, Georges, Dictionnaire Français-Latin, Éditions Belin, 2008, 1800 pages, p. 153. 13 Ibidem, p. 1100-1101. 14 GAFFIOT, Félix, Le Grand Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, Hachette-Livre, Paris, 2000, 1766 pages, p. 1097. 15 Ibidem, p. 1102. 16 Ibid. p. 654. 17 ÉDON, Georges, Dictionnaire Français-Latin, Éditions Belin, 2008, 1800 pages, p. 1674. 14
  • 15. Œuvre Le mot œuvre, en latin opus. Il est défini comme le « produit d'un travail (en général) » ; « ce qui est fait et subsiste après l'action »18 . En italien, œuvre s'écrit opera, en espagnol obra, en anglais work, en allemand Werk19 . De même, œuvre d'art en italien, se dit opera del arte, en espagnol obra de arte, en anglais work of art, en allemand Kunstwerk20 . Enfin chef-d'œuvre se dit en italien capo d'opera, capolavoro ou capo d'arte, en espagnol obra maestra, en anglais masterpiece, en allemand Hauptwerk, Meisterwerk ou Spitzenleistung21 . Sens du mot art Les origines grecques et latines du mot art renseignent sur son sens et ses attributs : « l'art a toujours fait plus que se nourrir du progrès technique : il se confond pratiquement avec lui pendant de longs siècles, et l'on doit toujours se souvenir que le premier sens du mot art, c'est technê22 ». Selon Paul Valéry : « le mot ART a d'abord signifié manière de faire, et rien de plus. Cette acceptation illimitée a disparu de l'usage23 ». Il développe sur les usages liés à l'art : « En résumé, l'ART, en ce sens, est la qualité de la manière de faire (quel qu'en soit l'objet), qui suppose l'inégalité des modes d'opération, et donc celle des résultats, - conséquences de l'inégalité des agents24 ». Edmond Couchot semblerait être du même avis : « L'art est ressenti, qu'il soit libéral ou mécanique, autonome ou intégré, comme une manière de faire, un ensemble de procédés, matériels et mentaux, acquis et ou inventés, appliqués à des fins différentes, mais qui possède la faculté de solliciter des qualités telles que l'imagination, l'invention, 18 ÉDON, Georges, Dictionnaire Français-Latin, Éditions Belin, 2008, 1800 pages, p. 1177. 19 RÉAU, Louis, DICTIONNAIRE Polyglotte des TERMES D'ARTS et D'Archéologie, Presses Universitaires de France, Paris, 1977, 961 pages, p. 159. 20 Ibidem. 21 Ibid. p. 17. 22 COUCHOT, Edmond, HILLAIRE, Norbert, L'art numérique, Comment la technologie vient au monde de l'art, Éditions Flammarion, Paris, 2003, 261 pages, p. 15. 23 VALÉRY, Paul, Œuvres I, Éditions Gallimard, Paris, mai 1992, 1859 pages, p. 1404. 24 Ibidem, p. 1405. 15
  • 16. la sensibilité, l'habileté, dont les savoir-faire mécaniques sont censés être dépouillés.25 » L'art au-delà de l'esthétique Les caractéristiques esthétiques de l'œuvre d'art sont propres à sa fonction et non au fait de la valeur esthétique ou non de l'œuvre. Roger Pouivet en détermine les modalités : « Soit le concept d'œuvre d'art, les caractéristiques qui individualisent l'intention artistique sont certaines propriétés déterminés spécifiquement, c'est-à-dire des propriétés qui constituent l'objet qui les possède comme œuvre d'art. Les propriétés en question doivent être fonctionnelles, c'est-à-dire qu'elles entrent dans la fonction spécifique de l'objet produit, dans son appartenance à l'espèce des œuvre d'art. Par exemple, si c'est un texte, ce texte doit posséder un fonctionnement esthétique. Le texte d'un rapport de police, en tant que tel, n'est pas une œuvre d'art. Son auteur n'est pas un artiste. Le texte du même rapport, fait par la même personne, intégré à un roman policier, devient une partie d'une œuvre d'art parce qu'il fonctionne esthétiquement.26 » Une reconsidération de l'art et les critères de ses valeurs est introduite par Nathalie Heinich, Jean-Marie Schaeffer et Carole Talon-Hugon, résultat de colloques réunis dans un livre, où des spécialistes de chaque domaine s'expriment ainsi sur ces valeurs avec l'ambition de les définir de manière non exhaustive : « La tradition occidentale, du moins depuis les débuts de la modernité, tend à assimiler l'art et la valeur esthétique. Or c'est une conception réductrice, et doublement. D'une part parce que, contrairement à ce que présupposent trop souvent les philosophes spécialistes d'esthétique, l'art n'a pas le monopole de la relation esthétique au monde. Et d'autres part parce que, symétriquement, la valeur esthétique n'a pas le monopole des valeurs engagées dans la création, la circulation et la réception des œuvres d'art.27 » 25 COUCHOT, Edmond, La Nature de l'art, ce que les sciences cognitives nous révèlent sur le plaisir esthétique, Hermann Éditeurs, Paris V, 2012, 315 pages, p. 34. 26 POUIVET, Roger, L'ontologie de l'œuvre d'art, Librairie philosophique J. Vrin, Paris V, 2010, 272 pages, p. 201. 27 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 7. 16
  • 17. Ils précisent et apportent une liste non-exhaustive des valeurs attribuables à l'art selon eux : « Nous entendons ici par valeurs, de façon très pragmatique, les principes au nom desquels sont effectuées des évaluations ou opérés des attachements, que ce soit par les gens ordinaires ou par les penseurs professionnels. Une réflexion commune, appuyée à la fois sur notre expérience et sur nos lectures, nous a permis de dégager une liste de ces valeurs qui reviennent de façon récurrente dans l'expérience de l'art : outre la beauté, nous avons identifié l'authenticité, l'autonomie, la célébrité, la cherté […], la moralité, l'originalité, la pérennité, le plaisir, la rareté, la responsabilité, la significativité, le travail, l'universalité, la virtuosité. […] Nous avons choisi de privilégier les valeurs les plus pertinentes, du moins en tant qu'elles sont les plus fréquentes dès lors qu'il est question d'évaluer une œuvre d'art ou un artiste.28 » Elles sont donc au nombre de quatorze. La démarche de l'exploitation et de l'utilisation de ces valeurs sont expliquées comme suit : « Il ne s'agit pas de montrer que telle ou telle valeur est présente dans les œuvres ou chez les artistes, mais de réfléchir à la façon dont des attentes axiologiques sont projetés sur le monde de l'art, avec des variations liées au domaine artistique, au contexte historique et culturel, ainsi qu'à la position de ceux qui défendent ces valeurs. […] S'appuyant sur des exemples pris au monde ordinaire aussi bien que sur les propriétés nécessaires pour qu'une valeur donnée intervienne dans le jugement artistique : qu'il s'agisse des propriétés objectales de l'œuvre elle-même, des propriétés subjectives de l'auteur du jugement, ou des propriétés contextuelles relatives aux circonstances – spatiales, temporelles, culturelles – en lesquelles s'effectue l'évaluation.29 » Ces valeurs sont décrites par « quatorze spécialistes de différentes disciplines – philosophie, histoire, histoire de l'art, anthropologie, droit, économie, littérature, musicologie, sinologie30 », selon le rapport de ces valeurs à l'art. Une présentation de ces valeurs et de leurs caractéristiques au regard de ces spécialistes s'impose : 28 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 7. 29 Ibidem, p. 8. 30 Ibid. p. 8. 17
  • 18. 1) L'authenticité Thierry Lenain présente l'authenticité en ces mots : « Un document ne peut être dit « authentique » sans la sanction d'une instance certificatrice. Dans le domaine de l'art, ce pouvoir de qualification appartient à l'expert, qu'il s'agisse d'un héritier, d'un spécialiste ou d'un connoiseur reconnu pour sa compétence.31 » Ainsi, « la notion d'authenticité32 » : « désigne, en gros, une forme de sincérité profonde vis- à-vis des exigences de l'œuvre à faire, un engagement intime dans le processus créateur qui distingue l'artiste d'autres types d'auteur ou de producteur33 ». De plus : « La notion d'authenticité en art fonctionne bel et bien en tant que valeur puisqu'elle relève d'une appréciation, c'est-à-dire d'une décision irréductiblement dépendante du point de vue de celui qui juge, et ne saurait donc se réduire à une simple attribution catégorielle.34 » Et la dissociation d'œuvre authentique et de faux, importe sur la qualification d'œuvre d'art ensuite : « L'authenticité est donc une propriété de l'objet mais pas une propriété objectale. Il en va forcément de même de la fausseté. Ceci implique que l'objet que l'on appelle, en langage usuel, un « faux » n'est jamais rien d'autre, en réalité, que l'un des moyens nécessaires à un mensonge sur sa propre origine. Autrement dit, cet adjectif substantivé ne devrait jamais désigner un objet mais bien plutôt une opération visant un objet.35 » Dans ce cas, l'objet retrouve son objectivité propre en tant que tel, et c'est (ou ce sont) la (ou les) opération(s) qui sont qualifiées. L'objet est ensuite soumis à certification sans a priori, ou « d'artefacts [qui] se destinent dès le départ à servir d'instruments d'un mensonge sur leur provenance36 ». 31 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 15. 32 Ibidem, p. 10. 33 Ibid. 34 Ibid. p. 14. 35 Ibid. p. 16. 36 Ibid. p. 16. 18
  • 19. 2) L'autonomie Esteban Buch dit que c'est « une valeur consensuelle37 » : « L'autonomie existe, au sens où elle est bien une valeur que l'on trouve régulièrement associé à l'art et aux artistes dans des contextes variés. La dissémination du terme est considérable. [...] [Et] si l'autonomie est considérée comme une valeur dans le monde artistique, c'est donc avant tout parce qu'elle est l'un des noms de la liberté.38 » Aussi Edmond Couchot cite en exemple le cas de Leonel Moura et de l'une de ces créations ou il essaye d'atteindre le plus d'autonomie possible pour son œuvre avec l'aide de spécialiste en intelligence artificielle dans un souci d'éliminer le facteur humain : « « [...]C'est notre intention, dit [Moura] encore, de déprécier la qualité œuvre d'art, libérant l'expérience esthétique de toutes les mythologies moralistes et individualistes ». Le projet de l'artiste visait clairement à créer un processus tendant vers le maximum d'autonomie. Il s'agissait bien de modéliser une conduite (esthétique) opératoire – que le résultat fût considéré comme de l'art ou non par les critiques ou les historiens d'art.39 » À noter que cette technique n'a rien de nouveau, et est déjà l'une des principales constituantes des jeux vidéos comme le fait remarquer Florent Aziosmanoff : « Ainsi donc est-il possible de réaliser une œuvre d'art au comportement autonome. Une œuvre qui s'énonce d'une manière adaptée à chaque instant, pour chacun de ses spectateurs, en conservant la cohérence du discours de son auteur. Cette expérience paraît en elle-même absolument nouvelle pour le public. Pourtant, comme je l'ai évoqué plus haut, un autre champ de la création qu'est le jeu vidéo s'est depuis plusieurs décennies emparé de ce mode d'expression. L'immense succès qu'il rencontre fait rêver à une expression pouvant porter avec la même force les 37 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 28. 38 Ibidem, p. 28-29. 39 COUCHOT, Edmond, La Nature de l'art, ce que les sciences cognitives nous révèlent sur le plaisir esthétique, Hermann Éditeurs, Paris V, 2012, 315 pages, p. 145. 19
  • 20. enjeux du discours artistiques.40 » Cette valeur est au cœur de débat du fait de son rôle soi-disant émancipateur : « Chez [Max] Weber, l'art revêt une fonction de « libération intramondaine » précisément parce que le « cosmos » qu'il constitue s'organise autour de valeurs propres de manière autonome. Au-delà de l'ambiguïté qui veut que l'art participe de la rationalisation à une seule fin de contrer l'emprise du rationalisme tout en étant lui-même soumis à un processus de rationalisation, il faut souligner l'articulation nécessaire qui est postulée entre l'autonomie de l'individu et l'autonomie de l'art. Dans ce modèle, l'art est libre lorsqu'il nous rend libre libres, et c'est là que réside sa valeur.41 » Esteban Buch constate que c'est : « une idée qui oriente toutes les politiques culturelles qui visent à établir un lien entre la pratique des arts, l'émancipation de l'individu et la démocratie42 ». Et que « la notion d'autonomie est cruciale dans les conceptions savantes et ordinaires de l'art, tout en restant problématique du point de vue théorique43 ». Cette valeur de l'art, est sujette au besoin de justification du propos soutenu de la personne invoquant celle-ci finalement : « Reste à savoir, compte tenu de sa prégnance dans le débat public sur l'art et l'expérience artistique, dans quelle mesure il reste possible d'adhérer à l'autonomie comme valeur sans pour autant la mobiliser comme un concept théorique. Or la réponse, nous semble-t-il, ne peut être que pragmatique : tout dépend des circonstances, et de ce que l'on veut dire.44 » 3) La célébrité Nathalie Heinich présente son sujet comme suit : « Un principe d'évaluation ou un motif de valorisation – telle, par exemple, la célébrité – peut être considérer soit comme une valeur attribuée à un objet, soit comme une propriété effective de cet objet, c'est-à-dire comme un fait. Fait ou valeur : telles sont les deux faces de la médaille 40 AZIOSMANOFF, Florent, Living Art, L'art numérique, CNRS Éditions, Paris V, 2010, 240 pages, p. 229. 41 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 31. 42 Ibidem, p. 32. 43 Ibid. 44 Ibid. 20
  • 21. nommée ici « célébrité » – comme aussi d'ailleurs, probablement, de toutes les « valeurs » qui sous- tendent quotidiennement notre activité judicative45 . » La célébrité peut être due grâce aux œuvres, l'art étant le support de la célébrité : « Pline témoignait que dès l'antiquité le portrait peint avait permis d'inscrire la renommée dans l'image, l'étendant par là-même et dans le temps, et dans l'espace46 ». Les œuvres stars rendent l'œuvre célèbre : « cette comparaison n'étonnera pas ceux qui, comme moi, sont persuadés que les œuvres d'art font partie de cette catégorie particulière d'objets que sont les « objets-personnes » – propriété qu'elles partagent avec les fétiches et les reliques47 ». Une comparaison à titre d'exemple est donnée entre des œuvres stars comme la Joconde, la Vénus de Botticelli, et des œuvres-phares comme l’Iliade et l'Odyssée, Don Quichotte, Hamlet, pour conclure que : « La grande célébrité des œuvres d'art entraîne une certaine dévalorisation dans les milieux cultivés, proportionnelle à leur présence dans la culture populaire. La grande célébrité des œuvres tend à devenir inversement proportionnelle à leur valorisation savante par des spécialistes d'art puisque, conformément à la logique de distinction, la popularité signifie aussi vulgarité : la face positive de la démocratisation a sa face négative, particulièrement en Europe, où elle se nomme « vulgarisation ». En descendant l'échelle sociale, la visibilité médiatique perd de sa distinction, en particulier lorsqu'elle est associée à la télévision, média populaire entre tous – donc vulgaire. Et ce qui vaut pour les personnes vaut aussi pour ces « objets-personnes » que sont les œuvres d'art.48 » Cela dévoile une valeur et anti-valeur pour la célébrité en elle-même : « Voilà encore un exemple de « ce que l'art fait à l'axiologie » : il nous place face à l'irréductible relativité des valeurs qui peuplent le monde de l'art, et notamment à leur fâcheuse tendance à se transformer, parfois, en anti-valeurs. La célébrité en est un remarquable exemple.49 » La célébrité des artistes (auteurs et interprètes) qui produisent des œuvres d'art, créé lui aussi une tension de l'ordre du pôle privé à l'ordre du pôle public : 45 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 33. 46 Ibidem, p. 34. 47 Ibid. p. 36. 48 Ibid. p. 38. 49 Ibid. 21
  • 22. « La célébrité des artistes créateurs, et plus encore leur visibilité, ne peut donc être que, au mieux, une valeur « privée » […] étant donné le discrédit affecté à la personnalisation et à la mise en visibilité dans le rapport à l'art propre au monde qui en est le principal porteur et régulateur, à savoir le monde savant de la culture lettrée. Ainsi se confirme le rapport problématique entre art et célébrité, qu'il s'agisse de la célébrité des personnalités représentées, [de celle] des œuvres, ou de [celle] des artistes : autant, sur le plan axiologique, sa force est inversement proportionnelle à la qualité artistique.50 » Finalement, si une échelle de légitimité serait appliquée à la célébrité, étant considérée comme une valeur faible, elle se « trouverait, très probablement, tout en bas de cette échelle » étant donné la « défiance envers la soumission à l'opinion, héritée des stoïciens et de leur refus de toute dépendance à l'égard du regard d'autrui, ou de ce que Montaigne nommait la « vanité de la gloire » »51 . 4) La cherté Muriel De Vrièse et Bénédicte Martin proposent d'envisager cette valeur selon les éléments de contexte des mondes de l'art, les modèles économiques et les profils d'artistes. La caractéristique du prix, « nécessaire mais non suffisante pour comprendre la valeur » est trop fluctuante selon des facteurs de profit parce qu' « il est admis que les caractéristiques qui influent sur le prix peuvent être liées à des effets de réputation »52 . La normalisation des mondes de l'art peut présenter un carcan qui pourrait exclure des œuvres ainsi non classables. Une description de qualités apporterait une meilleure procédure d'évaluation : « Heinich prend en compte l'ensemble des productions artistiques en montrant la pluralité des représentations de la qualité auxquelles elles se rattachent. Prendre pour objet de recherche, et non pas de dénonciation, les valeurs c'est revenir sur le processus de valorisation et abandonner définitivement la vision naturaliste d'une valeur artistique inscrite dans les biens.[..] Cette approche pragmatique pose nécessairement la question du relativisme, mais comme le suggère Heinich, un 50 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 43. 51 Ibidem, p. 44. 52 Ibid. p. 46. 22
  • 23. relativisme qui n'est pas normatif, mais simplement descriptif.53 » De même, la détermination du genre de l'œuvre d'art – contemporain, moderne, classique – est un outil de plus à son évaluation. Bien que « Heinich identifie trois représentations de la qualité artistique, trois genres : classique, moderne et contemporain54 », les auteures préfèrent utilisées « l'appareil théorique de l'Économie des Conventions55 » estimant cet outil comme étant : « Plus pertinent pour traiter l'organisation des mondes de l'art, parce que la question centrale est l'évaluation des biens et des personnes et que le classement, qui en ressort relève d'une construction sociale.56 » Le modèle économique de l'art peut être étudié selon les « conventions de travail [afin de] cadrer les différentes étapes du travail artistiques 57 ». Il en ressort quatre conventions de travail artistique : Organisation Autonomie de l'offre Prestation à la commande Valorisation Tradition Marché-Inspiration Marché-Industriel Innovation Réseau-Inspiration Réseau-Industriel Légende : Tableau – Convention de qualité du travail artistique58 (D.R.). Ainsi que des catégories d'artistes : 53 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 48. 54 Ibidem. 55 Ibid. 56 Ibid. 57 Ibid. p. 49. 58 Ibid. p. 51. 23
  • 24. Légende : Convention de travail artistique et profils d'artistes59 (D.R.). Force est de constater que les auteures estiment que les critères de qualifications d'artistes sont évalués en opposant innovation-tradition et commandes-autonomie de l'offre. L'innovation- tradition quantifie le nouveau – nouvelles idées, nouveaux concepts, nouvelles techniques, nouveaux paradigmes – face à l'ancien – paradigmes déjà connus et ancrés dans l'histoire de l'art – et la commande-autonomie de l'offre où l'origine de l'idée de l'œuvre est quantifiable selon qu'elle vienne de l'artiste ou que ce soit une demande extérieure. Jean-Pierre Balpe, dans son chapitre Produire/Reproduire/Re-Produire fait un récapitulatif du statut de l'œuvre qui évolue : « L'œuvre d'art change sous nos yeux de statut. Après avoir été, plusieurs siècle durant et sur une grande part de la planète encore – dans ce qu'on pourrait appeler la « posture religieuse » - un médium de transcendance où l'objet n'a d'autre valeur que de faire signe pour et vers un au-delà invisible, après avoir occupé la « posture aristocratique » où l'œuvre signe l'importance hiérarchique de celui qui la commande, puis avoir conforté la « posture bourgeoise » où l'être se confond dans l'avoir et la valeur dans le stock, l'œuvre d'art, aujourd'hui, tend à prendre la posture « financière », celle du flux où l'œuvre n'a plus de valeur en tant que telle mais où cette valeur n'est que dans la captation, de préférence inépuisable, des déplacements incessants qu'elle provoque.60 » Les qualifications d'artistes qui en découlent sont propres au termes d'économie de marché. 59 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 52. 60 CHATEAU, Dominique, DARRAS, Bernard, sous la direction de, Arts et Multimédia, L'œuvre d'art et sa reproduction à l'ère des médias interactifs, Publications de la Sorbonne, Paris V, 1999, 202 pages, p. 65. 24
  • 25. Ainsi, l'origine et la finalité de l'œuvre permettent de catégoriser les artistes, et donc la valeur marchande de l'œuvre sans tenir compte de l'œuvre d'art en elle-même. Cette approche est certes nécessaire. Mais l'œuvre d'art décrite comme un produit, le résultat d'un travail (travail qui est quantifiable en durée ou en labeur), serait alors réduite à sa seule valeur marchande. L'aspect bassement mercantile de l'œuvre d'art ne saurait rendre compte unilatéralement de son aura au yeux d'autrui. 5) La moralité Carole Talon-Hugon dit à propos de la moralité (ou l'éthique) : « La question des relations de l'art et de l'éthique a longtemps disparu des radars de l'esthétique. La koïnè de la modernité […], exige que l'attention esthétique ne se laisse pas distraire par l'extra-artistique, celui-ci pouvant se nommer religion, politique ou morale, et veut qu'elle se focalise sur l'œuvre seule.61 » La moralité est donc directement concernée dans l'œuvre d'art du fait même qu'elle doit être, en prime abord, exclue de l'appréciation de l'œuvre. Pourtant un revirement s'opère : « Depuis une trentaine d'année cependant, cet interdit théorique de la modernité a été dépassé et il n'apparait plus illégitime de demander si l'art peut nous rendre meilleurs. À cette question, mille réponses peuvent être apportées et ont été apportées.[...] Aristote, Adorno et Martha Nussbaum ont bien soutenu qu'il existe un bénéfice éthique de l'art, mais derrière cette convergence de positions, se cache une divergence importante de postures sur la question de savoir comment l'art peut nous rendre moral, par quel biais il peut y parvenir.62 » Malgré que le sujet soit traité depuis Aristote, la modernité semble vouloir à tout prix exclure toute considération morale de l'œuvre. Elle serait donc amoral, c'est-à-dire sans aucune idée de bien ou de mal, à ne pas confondre avec immoral (qui est contraire aux principes de la morale). Le diktat de la modernité est dénoncé par Paul Valéry en ces termes sans équivoque : 61 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 57. 62 Ibidem. 25
  • 26. « Qu'il s'agisse de politique, d'économie, de manières de vivre, de divertissements, de mouvement, j'observe que l'allure de la modernité est toute celle d'une intoxication. Il faut augmenter la dose, ou changer de poison. Telle est la loi. De plus en plus avancé, de plus en plus intense, de plus en plus grand, de plus en pus vite, et toujours plus neuf, telles sont ces exigences qui correspondent nécessairement à quelque endurcissement de la sensibilité. Nous avons besoin, pour nous sentir vivre, d'une intensité croissante des agents physiques et de perpétuelle diversion... Tout le rôle que jouaient, dans l'art de jadis, les considérations de durée est à peu près aboli. Je pense que personne ne fait rien aujourd'hui pour être goûté dans deux cents ans. Le ciel, l'enfer, et la postérité ont perdu dans l'opinion. D'ailleurs, nous n'avons plus le temps de prévoir ni d'appendre...63 » Une distinction, entre morale et éthique, clarifie les enjeux sociétaux : « Étymologiquement, les deux mots sont synonymes puisqu'ils renvoient tous deux aux mœurs, l'un dans la langue grecque, l'autre dans la langue latine, mais ils sont venus à renvoyer à des sens particuliers. […] Le mot morale a mauvaise presse ; celui d'éthique est paré de toutes les vertus. C'est que le mot de morale désigne la région des normes, des principes, des obligations. Ainsi entendue, la morale entre en contradiction avec le grand mouvement de subjectivisation qui débute en Occident aux débuts de l'époque moderne. Le subjectivisme moral que résume très bien la formule de Hobbes : « l'objet, quel qu'il soit, de l'appétit ou du désir d'un homme, est ce que pour sa part celui-ci appelle bon [Leviathan, I, 6] », combiné au refus d'un fondement transcendant des valeurs a fait douter de l'existence de normes objectives.64 » Pour conclure sur la morale maintenant au regard des divers courants de pensée : « Le paradigme de l'émancipation se constitue dans une époque où, dans le champ de l'art, le souci de la forme supplante celui des contenus et où le formalisme kantien qui domine le champ de l'éthique remplace la liste des obligations morales par l'impératif catégorique disant : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle ». Le paradigme de l'expérience de pensée quant à lui convient à notre temps qui, préférant l'éthique à la morale, la conçoit avant tout comme une capacité de réflexion et qui, après l'effondrement des formalismes modernistes, pense que l'art propose des contenus susceptibles 63 VALÉRY, Paul, Œuvres II, Éditions Gallimard, Paris, février 1993, 1859 pages, p. 1220-1221. 64 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 70. 26
  • 27. d'être des supports d'entraînement à la casuistique morale.65 » 6) L'originalité Cette question rentre dans un cadre juridique où la relation intime œuvre-artiste est reconnue. Selon Nadia Walravens-Madarescu, l'œuvre d'art est sujette au droit d'auteur en tant que création dont l'originalité est dépendante de l'empreinte de personnalité de l'artiste : « Tous types de créations sont amenés à bénéficier de la protection du droit d'auteur, indifféremment de leur destination, qu'elles soient artistiques ou non, œuvre d'art pur ou œuvre d'art appliqué, telles que paniers à salade ou décapsuleurs, en vertu du principe de la théorie de l'unité de l'art. Le droit d'auteur protège ainsi de manière générale l'œuvre de l'esprit, sans se préoccuper de l'œuvre d'art. Toutefois, pour bénéficier de la protection du droit d'auteur, l'œuvre de l'esprit doit être concrétisée dans une forme originale. [...] À condition néanmoins, qu'elle soit exprimée dans une forme, c'est-à-dire que l'idée originale n'est pas prise en compte.66 » Ainsi, l'artiste bénéficie pour son œuvre du droit moral dont les prérogatives inclues « pour ne citer que les principales – le droit de divulgation, le droit de paternité et le droit au respect de l'œuvre67 ». De plus, l'originalité doit être distinguer de la nouveauté car : « la nouveauté, [est une] notion objective, utilisée en propriété industrielle, par exemple en droit des brevets [et que] en droit d'auteur, peu importe que l'œuvre soit nouvelle pour être protégée, il suffit qu'elle soit originale68 ». De même, l'approche matérialiste de l'œuvre peut amener à prendre en compte le mérite de l'œuvre c'est-à-dire le fait qu'elle soit issue de l'implication ou de la réalisation physique de l'artiste à défaut de son approche intellectuelle, ce qui n'est pas adapté à la création artistique de certains : « l'apparition de créations telles que les monochromes de Malevitch ou les ready-made de Duchamp – qui signale l'intellectualisation et la dématérialisation de la création – marque une rupture avec un art figuratif reflétant l'empreinte de la personnalité de l'auteur69 ». Il est certain que « les œuvres d'art contemporain rendent ainsi l'analyse de l'originalité particulièrement délicate70 ». Par contre, 65 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 71. 66 Ibidem, p. 73. 67 Ibidem, p. 74. 68 Ibid. 69 Ibid. 70 Ibid. 27
  • 28. l'originalité doit prendre en compte le critère de choix de l'artiste : « L'originalité, notion subjective, entendue comme empreinte de la personnalité de l'auteur implique l'exigence d'une création, […], autrement dit, liberté de création, arbitraire de l'artiste exprimés dans l'œuvre. […] Or, l'originalité d 'une œuvre d'art contemporain peut être recherchée dans les choix opérés par l'artiste (premier point). L'utilisation d'éléments préexistants et l'absence de réalisation personnelle par l'artiste sont dès lors indifférentes (second point).71 » Abraham Moles estime que : « L'art n'est pas une chose comme la Vénus de Milo ou la cathédrale Notre-Dame, mais une façon de se comporter envers les choses. Ce n'est plus essentiellement un être, ou une somme d'êtres, les « œuvres d'art » – comme nous l'enseignent encore les musées des siècles passés devenus les cimetières de l'art –, mais une pensée artistique. Une place est faite désormais à l'expérimentation [...]. La création est un processus, non un jaillissement, le créateur n'est plus « entouré » par son œuvre, il est à l'origine de celle-ci ; et la pensée artistique a préséance de droit sur la réalisation. » À titre d'exemple, Nadia Walravens-Madarescu évoque l'affaire Paradis (13-11-2008) en Cour de cassation où la prise en compte du choix fut un critère concernant une œuvre d'art conceptuel de Jacob Autel. Les éléments intangibles de l'œuvre sont aussi à prendre en compte pour l'originalité d'une œuvre. Ce qui peu se rapporter aux « éléments intrinsèques à l'œuvre tels que l'intention de l'artiste ou encore parfois l'espace environnemental de l'œuvre72 ». Encore une fois, « les œuvres d'art contemporain requièrent une approche globale puisque c'est la combinaison des éléments constitutifs de l'œuvre qui permet le constat de son originalité73 ». À titre de conclusion, et de l'exposé de cas juridiques auxquels des créations artistiques ont été confrontées concernant leur originalité, il en ressort une adéquation d'analyse qui maintient le respect de « la spécificité d'une œuvre, [de] la personnalité de son auteur74 » : « On remarque ainsi que les spécificité de la création artistique contemporaine, ne sont pas incompatibles avec l'approche personnaliste du droit d'auteur. Ainsi, cette approche de la création 71 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 76. 72 Ibidem, p. 79. 73 Ibid. 74 Ibid. 28
  • 29. artistique contemporaine, plus intellectuelle, est tout à fait adaptée, en ce qu'elle tient compte des éléments tangibles et intangibles de l'œuvre, révélateurs de la sensibilité de l'artiste, de sa personnalité.75 » 7) La pérennité Décrite par Daniel Fabre comme : « Substantif – dérivé savant du latin pepperonis : per anis, « pour l'année entière » puis « pour (toutes) les années », pour toujours, à jamais – a été introduit en français par Montaigne dans le sens général de « perpétuel », il désignera pour nous une valeur très particulière attachée à quelques productions humaines protégées avec soin de l'érosion du temps.76 » La pérennité suggère un dilemme du fait qu'elle associe l'identité dans la durée, une permanence dans le temps. Le « paradoxe de Thésée » – Thésée, héros vainqueur du Minotaure dans le labyrinthe77 – expose le problème de logique de l'identité face au temps : « Le navire sur lequel Thésée s'était embarqué avec les jeunes gens et qui le ramena sain et sauf avait trente rames : les Athéniens l'ont conservé jusqu'au temps de Dosimétries de Phalère. Ils en enlevaient les planches quand elles étaient trop vieilles, et les remplaçaient par d'autres, plus solides, qu'ils fixaient à l'ensemble. Aussi, quand les philosophes débattent de la notion de croissance, ils voient dans ce navire un exemple controversé : les uns soutiennent qu'il reste toujours le même, les autres disent qu'il n'est plus le même.78 » Daniel Fabre, lui cite une « notion d'identité79 » en place de la « notion de croissance ». Il en ressort des propriétés du bateau que l'on peut attribuer à l'objet que l'on tente de pérenniser : « son matériau – le bois, le métal, la toile... –, sa forme – qui est celle minutieusement agencée d'une nef – 75 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 82. 76 Ibidem, p. 84. 77 PLUTARQUE, OZANAM, Anne-Marie, traduit par, Vies parallèles, Éditions Gallimard, Paris, 2001, 2292 pages, p. 73, XIX, 1. 78 Ibidem, p. 76, XXIII, 1. 79 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 85. 29
  • 30. et sa fonction, on pourrait dire sa mission – transporter Thésée et son équipage jusqu'en Crète80 ». Il propose la solution pour l'art : « La résolution du paradoxe consiste communément à considérer ces propriétés comme dissociables et hiérarchises. Si le bateau de Thésée est un objet technique auquel est assignée une finalité opérative, l'accomplissement de sa fonction prédomine. Le matériau est entièrement substituable et la forme peut être adaptée. […] Si le bateau est un objet archéologique ou même un objet d'art, le matériau et la forme deviennent tous deux invariables alors que la fonction change du tout au tout : on le dépose dans un musée, on l'étudie, on discute de l'exactitude et de la vraisemblance de sa restitution, on le contemple, on le célèbre. Il devient monument ou, dira-t-on à partir des années 1960, heritage en anglais, patrimoine en français.81 » L'appréhension de l'art numérique révèle une qualité face au « paradoxe de Thésée », sachant que : « le rapport au temps de l'identité singulière, dite numérique, celle dont l'œuvre d'art visuel – qui nous semble être par excellence la seule à être elle-même et à le rester – constitue la réalisation hyperbolique82 ». Et par la suite : « Nous voici, désormais, à la tête d'un petit équipement conceptuel pour penser, de façon pragmatique, les manières de faire advenir et de maintenir la pérennité, c'est-à-dire la permanence d'un artefact identique dans le temps, ce qui suppose qu'identité numérique et diachronique peuvent devenir compatibles au moins dans le cas particulier des monuments, des œuvres d'art et du patrimoine.83 » L'œuvre d'art doit donc garder une stabilité de forme et de matière que le temps altère, même pour certaines œuvres dites numériques qui subissent une obsolescence comme le fait remarquer Florent Di Bartolo : « Du fait de leur nature numérique et de leur connexion au réseau Internet, la conservation à long et moyen termes des œuvres d'art numériques pose problème. Face à cette obsolescence programmée, deux pistes non exclusives semblent être privilégiées par les artistes : l'acceptation du caractère éphémères de leurs œuvres et le choix militant de technologies open source qui permettent 80 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 85. 81 Ibidem, p. 85-86. 82 Ibid. p. 85. 83 Ibid. p. 86. 30
  • 31. à leurs applications d'être plus aisément mises à jour et portées sur d'autres plateformes.84 » L'œuvre numérique n'est donc pas aussi pérenne qu'il n'y paraît. On retrouve ainsi le mythe de Thésée, où ici, pour le numérique, une mise à jour de l'œuvre, de par l'évolution de la structure extérieure renvoie au temps qui usent les vieilles planches du bateau et qu'il faut remplacer pour garder la forme de celui-ci intacte. La trace de l'œuvre est conservé dans sa forme comme annoncé par Jean-Pierre Balpe : « L'œuvre n'est plus dans l'objet mais dans les possibilités de l'objet, l'avoir a moins d'importance que le saisir. Le « produire » n'est plus dans le « reproduire » mais dans le « re- produire » : l'œuvre d'art est dans l'évènement toujours recommencé dont on ne peut conserver que des traces.85 » Ne pas procéder de la sorte amènerait à une déperdition, du concept de l'œuvre, inéluctable. Daniel Fabre, lui, rappelle la nécessité des méthodes utilisées pour pérenniser les œuvres : « Cet impératif général rend nécessaires deux opérations : la conservation méthodique et la restauration raisonnée. La première vise à préserver les œuvres des effets du temps, la seconde à effacer ceux-ci ou, du moins à les atténuer. Ensemble, elles aspirent à maintenir et à prolonger indéfiniment la forme avec la matière.86 » L'œuvre numérique pourra être mise à jour, dans un souci de pérennité, pour correspondre au support sur laquelle elle est consultable (ou exécutable) et aussi elle subira une reconfiguration interne (son codage) afin de garder une forme originelle. Sans oublier que ce travail sous-entend une transmission de ces œuvres dont le message, est selon lui, orientée vers la postérité humaine : « Ce thème est sous-jacent dans le dispositif du patrimoine immatériel, obsédé par la menace de la perte, mais il occupe une position bien plus explicite dans plusieurs configurations actuelles où l'œuvre, quelle qu'elle soit, émerge et se définit principalement par le fait d'être adressée au futur. La pérennisation est inscrite dans son acte de naissance, elle n'advient pas après coup, elle fait corps 84 VEYRAT, Marc, coordonné par, 100 Notions pour l'art numérique, Les Éditions de l'Immatériel, Paris X, 2015, 265 pages, p. 183. 85 CHATEAU, Dominique, DARRAS, Bernard, sous la direction de, Arts et Multimédia, L'œuvre d'art et sa reproduction à l'ère des médias interactifs, Publications de la Sorbonne, Paris V, 1999, 202 pages, p. 65. 86 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 91. 31
  • 32. avec son projet même. Celle-ci vise donc à pérenniser le présent et à l'adresser aux hommes – ou parfois aux êtres inconnus – de l'avenir.87 » L'importance de cette valeur, est relativement décisive du fait que : « la pérennité, que l'on doit sans cesse veiller à garantir […] est, en effet, la valeur qui permet à toutes les autres attachées à l'œuvre de se perpétuer avec elle. Valeur ancillaire donc mais aussi valeur fragile88 ». 8) Le plaisir Jean-Marie Schaeffer soulève la réalité de « malaises philosophiques89 » concernant la relation entre le plaisir et l'œuvre d'art, du fait que l'idée est principalement « qu'il n'existe pas de lien entre l'expérience d'une œuvre d'art et la dimension hédonique90 ». Pourtant, il affirme qu' « on aurait bien des difficultés à trouver une culture dans laquelle l'art n'est pas associé plus ou moins intimement à l'idée de quelque chose qui a partie liée avec une expérience « plaisante »91 ». Il expose les différentes doctrines face au plaisir : « Pourtant dans notre propre culture, ou plutôt dans les représentations savantes développées au sein de notre culture, cette conception « hédoniste » du monde d'action des œuvres d'art a aussi été critiquée, voire dénoncée de manière récurrente, et parfois violente, depuis l'antiquité grecque jusqu'à nos jours. Dans le domaine de l'art moderne et contemporain en particulier, le plaisir a été et est souvent considéré non seulement comme n'étant pas nécessaire pour qu'on puisse parler d'une œuvre réussie, mais encore comme étant hors de propos voire incompatible avec les buts réels de la création artistique. L'embarras si tangible dans les textes du recueil dont j'ai parlé au début et qui pourtant contient le terme de « plaisir » dans son titre, ne s'explique à mon avis pas seulement par le caractère difficilement saisissable de la notion de « plaisir », mais doit être mis en relation avec la domination, dans le monde savant, de cette doctrine antihédoniste.92 » Ce conflit est le résultat de l'argumentaire de Platon, où selon le point de vue abordé, quatre 87 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 99. 88 Ibidem, p. 84. 89 Ibid. p. 105. 90 Ibid. p. 106. 91 Ibid. p. 107. 92 Ibid. p. 108. 32
  • 33. positions reflètent de ses propos comme les décrit Jean-Marie Schaeffer. Première position : « La première position est celle de l'hédonisme esthétique. C'est celle de ceux qui considèrent que l'art est une activité louable, que le plaisir peut-être intrinsèquement bon, et que l'art est une activité louable parce que l'expérience des œuvres d'art (réussies) est productrice d'un tel plaisir intrinsèquement bon. Cette position est proche de la position par défaut du sens commun dans la plupart des sociétés.93 » Deuxième position : « Une deuxième position est celle de la doctrine de la valeur intrinsèque de l'art. Elle est défendue par ceux qui considèrent que l'art est une activité qui a de la valeur, mais que cette valeur est interne aux œuvres elles-mêmes, c'est-à-dire qu'elle est indépendante des effets opérés par les œuvres. Du même coup, l'expérience propre des œuvres n'a pas de lien avec le plaisir, même si éventuellement il peut arriver qu'elles en provoquent.94 » Troisième position : « Une troisième position est celle de la philosophie hédoniste. Elle considère que le plaisir est une valeur ultime de toute activité humaine et que nos activités artistiques n'ont de valeur que pour autant qu'elles produisent du plaisir. Cette position s'oppose frontalement à la seconde : alors que celle-là dit que la valeur de l'art doit être dissociée de l'éventuelle composante hédonique de l'expérience, celle-ci affirme que la valeur d'une œuvre d'art, comme de n'importe quoi, dépend uniquement et directement de sa capacité de produire une valence hédonique positive.95 » Celle-ci est la source de confusion : « On confond souvent la position de la philosophie hédoniste avec celle de l'hédonisme esthétique, ce qui est une des raisons pour lesquelles celui-ci a mauvaise presse dans le monde savant (qui est majoritairement hostile à la philosophie hédoniste).96 » 93 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 112. 94 Ibidem. 95 Ibid. p. 113. 96 Ibid. 33
  • 34. Quatrième et dernière position : « La quatrième position enfin est celle du puritanisme. Elle combine la thèse que le plaisir est mauvais avec l'acceptation de l'idée qu'il existe un lien intrinsèque entre art et plaisir : du coup l'art est condamnable. Elle partage avec l'hédonisme esthétique l'idée qu'il existe un lien intrinsèque entre l'expérience de l'art et le plaisir, mais dans le mesure où elle considère que le plaisir en tant que tel est condamnable, les arts se voient du même coup dévalorisés. Expression d'un puritanisme de principe, généralement d'origine religieuse – qu'on pense à l'attitude de Pascal face aux arts – elle s'oppose frontalement à la philosophie hédoniste pour laquelle le plaisir est une valeur intrinsèque.97 » Pourtant, les propos de Platon reflète une plus grande complexité face à ces quatre positions. En effet, Platon distingue l'art en ce qu'il « pourrait être et ce qu'il est en réalité, et d'autres part […] qu'il existe différents types de plaisir98 ». Jean-Marie Schaeffer conclut sur la ségrégation des entités : « La solution platonicienne n'est opératoire que dans des situations de ségrégationnisme entre classes de récepteurs, entre modes de réception et entre types d'œuvres. Il présuppose donc a minima des ségrégations stables entre connaisseurs et non-initiés, entre récepteur correcte et réception incorrecte, et entre art et divertissement (ou art et culture de masse).99 » Celles-ci sont remises en cause actuellement de par l'évolution de la société : « Dès lors que ces ségrégations elle-mêmes sont déstabilisées socialement, ce qui est le cas actuellement du fait de l'évolution générale des sociétés contemporaines, mais aussi du bouleversement des modes de diffusion et de circulation des pratiques et des œuvres, l'argumentaire risque de ne plus être opératoire.100 » Jean-Marie Schaeffer donne un exemple actuel : « Le cinéma constitue un exemple emblématique, parce qu'il n'a jamais réussi a fonctionner 97 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 114. 98 Ibidem, p. 115. 99 Ibid. 100 Ibid. 34
  • 35. dans un régime ségrégationniste, malgré les tentatives louables de plusieurs générations de cinéphiles, mais on constate des mouvements de déségrégation du même type, et ce depuis plusieurs décennies, dans le champ musical et littéraire, voire dans celui des arts plastiques. On peut donc s'interroger sur l'avenir des doctrines antihédonistes.101 » De cette pensée ségrégationniste, avec des « connaisseurs102 » , initiés et des « non- initiés103 », non-savant, une question vient à l'esprit : à qui s'adresse l'art ? À une élite. Au vulgum pecus. Ou à tout le monde. À supposer que son message ne peut être perçu dans toute sa globalité, ou même dans sa simple mesure par des catégories bien distinctes de personnes. Dans sa conclusion d'Art et ordinateur paru en 1971, en huitième article nommé « Fermons les musées », Abraham Moles dit quelques mots sur la distance artiste-public: « [L'artiste] peut ainsi protéger son individualité en suivant la thèse de Bense, celle de l'Esthétique des Dieux. Si les artistes sont des dieux et les hommes des consommateurs, pourquoi ne pas exiger une carte professionnelle à l'entrée des musées ? Cela revient à proclamer la Révolution Oligarchique, accentuant la distance entre le créateur et le consommateur au lieu de la diminuer, construisant des barrières entre eux, entourant de grilles le Jardin d'Artémise et exigeant un laissez- passer à l'entrée.104 » La réception ou la non-réception de l'œuvre d'art par les individus ne devrait pas dénigrer le niveau de savoir du public pour justifier de son droit à rendre compte de son appréciation. Bien entendu, il doit être pris en compte, mais ne doit pas être un moyen de dévaloriser l'individu. Chacun ayant un niveau d'appréciation différent, Paul Valéry discute le statut d'érudit : « En matière d'art, l'érudition est une sorte de défaite : elle éclaire ce qui n'est point le plus délicat, elle approfondit ce qui n'est point essentiel. Elle substitue ses hypothèses à la sensation, sa mémoire prodigieuse à la présence de la merveille ; et elle annexe au musée immense une bibliothèque illimitée. Vénus changée en document.105 » Cela ne peut être utilisé comme argument pour défendre une œuvre soit-disant mal 101 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 115. 102 Ibidem. 103 Ibid. 104 MOLES, A. Abraham, Art et ordinateur, Casterman, Paris, 1971, 272 pages, p. 261. 105 VALÉRY, Paul, Œuvres II, Éditions Gallimard, Paris, février 1993, 1859 pages, p. 1293. 35
  • 36. comprise : l'œuvre devrait être qualifiée pour un ou des niveaux d'appréciations, sans jugement du public, mais dans son acceptation de public hétérogène. 9) La rareté Selon Pascal Griener la rareté, raritas en latin106 , est : « Subordonnée à une culture du désir de connaître et de posséder, une culture qu'il subsume sous la catégorie importante et ancienne de la curiositas. La rareté est subordonnée à l'exercice d'une cupiditas ; elle relève de l'économie du désir.107 » Ainsi, la rareté relève aussi de : « l'impossibilité de se procurer une matière108 » sachant que : « l'objet rare appartient à une économie paradoxale, puisqu'il circule comme un autre bien ; cependant, il est serti dans une représentation qui en fait un bien désigné comme « non-circulant », qui se définirait par sa non-circulation109 ». Il ajoute : « Ce désir tend à transférer dans l'objet même les qualités que lui confère sa convoitise même. […] Il faut se contenter d'envier, pire, de jouir sans posséder. En détenant l'objet, son maître en possède magiquement la connaissance, ou du moins une espèce de monopole sur sa connaissance.110 » Par analogie, le maître peut être celui qui maîtrise l'œuvre, qui en connait les codes. Celui-ci aurait un statut privilégié, d'après Abraham Moles, du fait de leur connaissance de l'art : « [les] Maîtres consacrés qui viennent jouir en paix de l'Eden qui leur est réservé, génies intouchables et monstres sacrés de la Culture que le public vient contempler à travers les grilles111 ». Pascal Griener rajoute même au sujet de la collection d'objets rares : « De cet univers, comme collection d'objets, d'êtres, mais aussi comme somme de 106 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 118 107 Ibidem, p. 119. 108 Ibid. 109 Ibid. 110 Ibid. p. 120. 111 MOLES, A. Abraham, Art et ordinateur, Casterman, Paris, 1971, 272 pages, p. 261. 36
  • 37. connaissances, il s'érige en maître absolu. […] Le possesseur de raretés se couvre de leur lumière. [...] Puisque les objets rares ne circulent pas, il faut se déplacer pour les admirer.112 » Ainsi, la rareté inciterait à « une poursuite qui motive un voyage initiatique113 », et celle-ci serait indispensable à la connaissance : « L'acte de connaissance, dans la culture de la curiosité, est tout tendu par la rareté – c'est elle seule qui conditionne la concentration du regard, sa focalisation dans une société d'élite. [...] La rareté des objets, si elle n'existait pas, devrait être inventée : elle se dévoile ici comme technique de sociabilité, qui délimite un cercle étroit d'esprits curieux et polis.114 » Une définition de la rareté par rapport à sa valeur face à l'art est établie au début du XVIIIe siècle : « Mandeville y pose que la valeur de l'art repose sur l'articulation de quatre critères : 1° le nom du maître, 2° son temps, 3° la rareté de son œuvre (« scarcity »), 4° et le rang de ceux qui ont possédé l'œuvre, c'est-à-dire son « pedigree »115 ». Critères jugés d' « extrinsèques116 » par Pascal Griener. Il affirme ensuite qu'il existe une gestion de la rareté dans l'art selon diverses méthodes appliquées dès la Renaissance : « La production de masse a toujours existé […]. Dès la Renaissance, les artistes tentent de projeter une image humaniste de leur corporation, afin de facilité leur reconnaissance sociale. […] La représentation de la rareté, ici joue un rôle cardinal : elle sert à déguiser la production souvent rapide, partiellement déléguée d'un artefact, sous l'image lisse d'une œuvre unique, entièrement créée et exécutée par l'artiste.117 » La fonction sociale de l'artiste appuyée par Abraham Moles : « Ces créateurs, authentiques certes au plu haut point, mais qui n'ont pas refusé leur fonction sociale et qui transforment en un jeu délicieux la programmation des machines à fabriquer l'art « Kitsch », machines dont ils iront vendre les produits permutationnels aux technocrates.118 » 112 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 120. 113 Ibidem, p. 121. 114 Ibid. p. 122. 115 Ibid. p. 123. 116 Ibid. p. 124. 117 Ibid. 118 MOLES, A. Abraham, Art et ordinateur, Casterman, Paris, 1971, 272 pages, p. 261. 37
  • 38. Et pour la copie de l'œuvre face à l'original : « L'art est essentiellement destiné à la copie et l'on doit admettre qu'une œuvre n'est « originale » que dans un moment du temps : l'œuvre originale est préparatoire à sa copie et, comme nous le disions, elle n'est plus que la matrice de ses propres copies.119 » En effet, l'unicité n'est pas à confondre avec la rareté, ce qui crée un malentendu : « Les sociologues de l'art sous-estiment souvent la complexité du marché de l'art ; en particulier, leur attachement à l'idée de l'unicité de l'œuvre d'art à l'ère moderne entrave plus qu'elle ne facilite leur analyse.120 » De même Abraham Moles remarque : « La notion même de multiplicité n'est pas née d'hier. Beaucoup d'artistes du passé, Rubens, Cézanne, etc., créaient, délibérément, des œuvres multiples dans leur atelier, provoquant à longue échéance la perplexité de nos modernes experts en tableaux. Ils ne voyaient pas de raison, autre que matérielle, à ne pas reproduire eux-mêmes telle œuvre, tel tableau, telle composition dont la genèse leur avait plu ; [… ]. Mais ces variations n'étaient pas le fruit d'un hasard concerné, leur nombre était restreint.121 » L'artiste adopte une attitude précise face à sa création : « Le corpus immense de l'œuvre déploie l'invention de l'artiste, servie par une armée d'exécutants. Sur cette constellation d'images, la main du maître s'applique avec parcimonie, en priorité sur les seules peintures vendues à haut prix.122 » Pascal Griener donne comme exemple la méthode de Léopold Robert (1794-1835) « qui 119 MOLES, A. Abraham, Art et ordinateur, Casterman, Paris, 1971, 272 pages, p. 97. 120 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 124. 121 MOLES, A. Abraham, Art et ordinateur, Casterman, Paris, 1971, 272 pages, p. 98. 122 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 125. 38
  • 39. multiplie les petits tableaux de genre à Rome, les fait terminer par son frère123 » : « trois principes président à la mise en œuvre de sa production – leitmotiv, sérialisation différentielle, enfin permutation124 ». Permutation, qui diffère de la copie, car elle « par contre, construit une multiplicité de formes nouvelles à partir d'un nombre limité d'éléments125 », aussi elle qui « n'est plus l'œuvre de l'artiste, mais la multiplication du réel126 ». Pas de légende127 (D.R.). 123 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 126. 124 Ibidem. 125 MOLES, A. Abraham, Art et ordinateur, Casterman, Paris, 1971, 272 pages, p. 98. 126 Ibidem, p.100. 127 Ibid. p. 99. 39
  • 40. L'illustration d'Abraham Moles permet d'observer les relations entre l'objet, l'artiste, l'œuvre, l'art permutationnel et la copie. Le champ des possibles de l'art permutationnel relève de visions multiples qu'à l'artiste d'une même œuvre concernant le même objet. L'objet de son œuvre est ainsi déclinable selon plusieurs visions où le fruit de son travail se retrouvera sous diverses formes similaires mais pas identiques : ce ne sont pas des copies d'un même objectif reproduit à l'infini. Paul Valéry fait d'ailleurs remarquer que « l'auteur n'a pas l'intention de produire une œuvre d'art, mais cette œuvre d'art. On ne produit pas une espèce, mais un exemplaire d'une espèce128 ». 10) La responsabilité La responsabilité, « l'obligation de répondre de ses actes129 », au sein de l'art est présentée de manière arbitraire sous trois mouvements : l'affrontement des tenants de courants artistiques – l'art social appelé « l'art engagé » ensuite, contre l'art pour l'art où l'irresponsabilité revendiquée de l'artiste apparaît – l'effacement de la subjectivité de l'artiste, et la responsabilité du destinataire130 . Éric Michaud, en citant aussi Albert Camus, fraîchement nobellisé, présente l'art pour l'art : « La théorie de l'art pour l'art « qui, n'est que la revendication de cette irresponsabilité ». Qu'était-ce donc l'art pour l'art, sinon « le divertissement d'un artiste solitaire », c'est-à-dire « l'art artificiel d'une société factice et abstraite » qui a logiquement abouti à l'art de salon, ou à « l'art purement formel qui se nourrit de préciosités et d'abstractions et qui finit par la destruction de toute réalité ». »131 De responsables vis-à-vis de leurs commanditaires passés – « le Prince, l'Église, l'État » – les artistes « après la Révolution française et vers 1830 », devinrent « guide de la société toute entière » dans le projet plaçant « les artistes à « l'avant-garde » dans la marche vers l'instauration du « paradis sur terre »[...] »132 . Écart millénariste, qui mériterait un large développement, mais qui éloignerait trop du propos abordé qui est déjà vaste. 128 POUIVET, Roger, L'ontologie de l'œuvre d'art, Librairie philosophique J. Vrin, Paris V, 2010, 272 pages, p. 200. 129 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 129. 130 Ibidem. 131 Ibid. p. 130. 132 Ibid. p. 131. 40
  • 41. Qu'il soit devenu responsable à un autre niveau de la société par rapport à ses commanditaires ou à son public, l'artiste, « dans tous les cas de figure, ne mettait jamais en question sa souveraineté en tant qu'artiste : il assumait pleinement son entier pouvoir sur son œuvre133 ». Ce qui fait contraste avec, au début du XXe siècle, ceux comme Rimbaud, qui se détachent de la responsabilité entière de l'œuvre en se désignant comme de « sourds réceptacles de tant d'échos, [des] modestes appareil enregistreurs... 134 ». Ou même Jean Arp, du mouvement dada, qui utilise la « loi du hasard135 » qu'il a lui-même inventé. Et pour en arriver à la responsabilité du spectateur, Marcel Duchamp, après la Seconde Guerre mondiale, théorise sur le sujet auprès de Pierre Cabanne en 1957, relayés par Éric Michaud : « [L'art] est un produit à deux pôles ; il y a le pôle de celui qui fait une œuvre et le pôle de celui qui la regarde. Je donne à celui qui la regarde autant d'importance qu'à celui la fait ». Et en des termes que n'aurait pas renié Breton, Duchamp ajoute qu'il « croit beaucoup au côté “médium” de l'artiste.136 » Un rapport ajusté se pressent, proche de la théorie de la communication dans un sens – dans le fait qu'il isole les deux parties dans leur fonction face au message qu'est l'œuvre – exprimé en ces mots par Jacques Rancière cité par Éric Michaud : « Être spectateur, écrit Rancière, n'est pas la condition passive qu'il nous faudrait changer en activité. C'est notre situation normale. […] Nous n'avons pas à transformer les spectateurs en acteurs et les ignorants en savants. Nous avons à reconnaître le savoir à l'œuvre dans l'ignorant et l'activité propre au spectateur.137 » Ainsi un changement d'attitude relationnelle du côté de l'artiste se manifeste, suite au propos de Duchamp cité par Éric Michaud, qui rallie les propositions artistiques contemporaines : « Ces essais de sortie d'un « grand art » […] sont donc contemporains du dernier Duchamp énonçant que « ce sont les REGARDEURS qui font les tableaux » : ensemble, ils témoignent à la fois d'une rupture et d'une continuité. La rupture est dans la nature des relations que l'artiste cherche 133 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 132. 134 Ibidem, p. 133. 135 Ibid. 136 Ibidem, p. 135. 137 Ibid. 41
  • 42. à établir avec autrui, suscitant la responsabilité d'un public actif là même où il se croit spectateur passif ; la continuité s'affirme dans la fonction pédagogique que l'art occidental s'est vu très tôt assignée, faisant du public un acteur passif.138 » C e s regardeurs, ce public, hétérogènes inclus les spécialistes comme les non-initiés. L'œuvre leur est livrée telle quelle et ce sont eux qui la considèrent. Selon leur registre d'appréciation, ils émettront un avis, une critique, une analyse, propre à leur statut. Par contre Edmond Couchot en dit plus sur des liens qui seraient plus forts : « Il en découle que la dimension esthétique d'une œuvre d'art ne se loge pas dans une propriété qui lui serait intrinsèque, pas plus que l'intention de l'auteur ou du destinataire : elle est essentiellement relationnelle. Chaque œuvre est un nœud de relations qui met en résonance spatiale et temporelle l'auteur et son destinataire. […] Pour les défenseurs de la théorie de l'esprit, cette communication intersubjective participerait d'une compétence cognitive fondamentale plus étendue – la cognition sociale – qui donnerait la faculté aux individus, en accédant aux états mentaux d'autrui, d'entretenir des rapports sociaux et d'être aptes à vivre en communauté.139 » L'œuvre serait au cœur d'une relation, un système nodale, qui une fois créée influe l'émetteur comme le récepteur via l'œuvre, ainsi que la relation émetteur-récepteur qui évolue de manière collatérale. Paul Valéry donne une haute importance à la relation résultante, et définit par la même occasion le Grand Art : « ce que j'appelle « Le Grand Art », c'est simplement l'art qui exige que toutes les facultés d'un homme s'y emploient et dont les œuvres sont telles que toutes les facultés d'un autre soient invoquées et se doivent intéresser à les comprendre...140 ». 11) La significativité Ioana Vultur présente la significativité comme une valeur dont la dimension « est en effet une propriété constituante des œuvres d'art141 » : 138 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 138. 139 COUCHOT, Edmond, La Nature de l'art, ce que les sciences cognitives nous révèlent sur le plaisir esthétique, Hermann Éditeurs, Paris V, 2012, 315 pages, p. 291. 140 VALÉRY, Paul, Œuvres II, Éditions Gallimard, Paris, février 1993, 1859 pages, p. 1221. 141 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 139. 42
  • 43. « Les œuvres d'art signifient, font sens, même si on peut discuter sur le fait de savoir si la question de la signification se pose de la même façon dans tous les arts. […] Les œuvres en question nous disent, nous montrent, nous transmettent quelque chose, bref, nous communiquent des significations en relation avec le mot, dans le cas de la littérature, le son, dans le cas de la musique, la couleur, dans le cas de la peinture, la construction spatiale, dans le cas de l'architecture, etc.142 » Selon elle, deux thèses peuvent être distinguer : « À un premier niveau la thèse se borne à mettre en avant le fait que l'art signifie selon des modalités qui lui sont propres et que ces modalités lui donnent accès à des significations qui elles- aussi lui sont propres. À un deuxième niveau la thèse n'affirme pas seulement que l'art signifie autrement que les autres pratiques signifiantes, mais que sa signification est supérieure à celle des autres formes symboliques.143 » Elle s'intéressera à trois paradigmes de la thèse traitant de la significativité comme valeur propre de l'art, qui ont, à son sens, dominé la pensée occidentale de l'art : les modèles mimétique, expressiviste et herméneutique144 . La théorie de la mimèsis qui définie l'art est, depuis l'Antiquité grecque, au cœur des débats : « Selon Aristote, qui s'oppose an cela à son maître Platon, la mimèsis est une forme spécifique de connaissance du monde, une connaissance par mimèsis précisément – par fiction dirions-nous. […] L'art est donc une modalité spécifique de signifier et cette modalité spécifique produit bien une connaissance, donc une vérité.145 » L'imitation n'est pas une copie, elle a un but supérieur qui s'intègre donc dans la réalisation de l'œuvre : « De cette conception aristotélicienne de l'art comme mimèsis est dérivée la conception occidentale canonique de l'art comme imitation de la nature qui a joué un rôle central entre la 142 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 139. 143 Ibidem. 144 Ibid. p. 140. 145 Ibid. 43
  • 44. Renaissance et l'âge des Lumières. […] Par exemple, au XVIIIe siècle dans son traité Que l'imitation de la chose imitée doit être parfois dissemblable, Johann Elias Schlegel souligne que l'art, qui est source de plaisir, doit omettre les parties de la nature qui ne nous causent pas de plaisir. […] À la même époque, Diderot souligne qu'il faut imiter non pas la nature mais un idéal. [...] La mimèsis se libère de l'imitation servile et produit un surplus de sens, soit en opérant un tri, soit en s'inspirant non pas de la nature réelle mais de sa forme idéale.146 » Cette conception de l'art est remise en cause par les romantiques inspirés par Immanuel Kant : « On reproche alors à la mimèsis d'asservir l'art à quelque chose qui lui est extérieur, alors que selon les romantiques l'art est une création libre, une libre expression du génie créateur. Cette conception remonte à Kant […]. Le génie artistique des romantiques procède de la même façon : il est faculté de présentation des Idées. Mais ces Idées ne sont pas transcendantes comme chez Platon, elle sont immanentes à l'âme de l'artiste : l'œuvre d'art constitue leur incarnation expressive.147 » Pour que l'artiste devienne Dieu créateur, il n'y a qu'un pas : « L'œuvre d'art est donc singulière et universelle à la fois. Si l'artiste devient une sorte de Dieu Créateur, son œuvre devient une « création-révélation ontologique », une monade qui contient en elle tout l'univers, qui contient « l'Infini dans le fini », selon la formule de Schelling.148 » Ici, l'on atteint l'Absolu toujours au dire des romantiques, puisque l'art est pure poièsis comme l'expose Ioana Vultur : « selon les romantiques, la poésie est l'art suprême car c'est elle qui peut présentifier les réalités métaphysiques, le fondement même de l'être que la philosophie n'est plus capable d'explorer. La poésie devient le symbole de l'Absolu149 ». Paul Valéry précise sur la poésie : « La poésie est un art du langage. […] Le poète est contraint de créer, à chaque création, l'univers de la poésie, – c'est-à-dire : l'état psychique et affectif dans lequel le langage peut remplir un rôle tout autre que celui de signifier ce qui est ou fut ou va être. Et tandis que le langage pratique 146 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 141. 147 Ibidem, p. 142. 148 Ibid. 149 Ibid. p. 143. 44
  • 45. est détruit, résorbé, une fois le but atteint (la compréhension), le langage poétique doit tendre à la conservation de la forme. Signification n'est donc pas pour le poète l'élément essentiel, et finalement le seul, du langage : il n'en est que l'un des constituants.150 » Abraham Moles écrit lui aussi sur la poésie : « Système de message semi-projectif, la poésie suggère plus qu'elle ne dit […]. C'est donc un art de communication, au moins implicite, où le poète prétend faire résonner l'esprit et la sensibilité des récepteurs à travers l'espace et le temps, de loin et plus tard.151 » On retrouve cette dimension de tout, de partout, de temps passé, présent, futur et de création, qualitatifs qui réunis sont propre à Dieu. Cette théorie romantique fait surgir deux conceptions de l'œuvre d'art : l'une « expressiviste de la création », l'autre « formaliste de l'œuvre »152 . La première propose au spectateur (le récepteur) de revivre le processus de création de l'œuvre et ainsi « la compréhension de l'œuvre est donc ramenée à la compréhension de l'individualité psychique de l'auteur153 ». La seconde conception, génératrice du formalisme et divers structuralismes, s'oppose à la première154 : « Le texte est vu comme une structure, comme un ensemble de relations internes, sans auteur, sans lecteur et sans monde. L'art se transforme ainsi en pure forme. Il est toujours considéré comme étant significatif, sauf que sa significativité ne réside plus que dans un rapport interne de l'œuvre à elle-même, à savoir le jeu entre signifiant et signifié.155 » Un retour de l'expressivité et de la significativité au sein de la création artistique, manifeste la volonté d'artistes du début du XXe siècle, de revenir à la forme originale de la théorie romantique. Kandinsky et Brancusi en sont des exemples entre autres. Et des artistes du même courant : « Ont attribué une signification plus profonde à l'art abstrait qu'à l'art significatif, au nom à 150 VALÉRY, Paul, Œuvres I, Éditions Gallimard, Paris, mai 1992, 1859 pages, p. 1414. 151 MOLES, A. Abraham, Art et ordinateur, Casterman, Paris, 1971, 272 pages, p. 150. 152 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 143. 153 Ibidem, p. 144. 154 Ibid. 155 Ibid. 45
  • 46. la fois du principe de révélation ontologique et de celui de la « nécessité » intérieure. Même la réduction de chaque art à la spécificité de son médium n'impliquait pas réellement une vision formaliste.156 » La conception herméneutique a une grande influence sur l'art et de ces nombreux concepts, sous la forme de l'herméneutique philosophique développé par des figures comme Heidegger, Gadamer et Ricœur. Il s'agit d'enjeux philosophiques majeurs qui sont impliqués dans cette thèse : « selon l'herméneutique philosophique, si l'art l'emporte c'est parce qu'il est la seule voie qui, en dialogue avec la philosophie, nous permet d'accéder à une vérité qui relève d'un dévoilement ontologique et qui est donc au fondement de toutes vérités scientifiques157 ». Pour Heidegger, l'œuvre est significative d'elle-même. Elle est son propre sujet qui révèle le monde, en n'imitant rien et en instaurant une vérité : « elle est créée comme le produit mais en même temps elle se rapproche de la chose parce que sa présence se suffit à elle-même. Comme chez les romantiques l'œuvre est autotélique158 ». Pour Gadamer, la connaissance délivrée par la science est d'un autre ordre que la connaissance délivrée par l'art. L'œuvre apporte une nouvelle compréhension du monde et rayonne sur le spectateur comme sur l'artiste. Ioana Vultur cite Gadamer en ces termes : « ce qui fait l'être véritable de l'œuvre d'art, c'est qu'elle devient l'expérience qui métamorphose celui qui la fait159 ». Finalement, « Gadamer reprend donc la théorie de la mimèsis aristotélicienne, en donnant à la mimèsis un sens cognitif, à savoir celui de re- connaissance160 ». De son côté, Ricœur « réunit le thèse d'un surcroît de sens de la mimétique d'Aristote avec la thèse d'un surcroît de sens due à l'imagination productive161 » qui fait référence à la théorie romantique de l'expressivité. Ioana conclue sur le fait que Ricœur au regard de son concept opère une fusion des paradigmes précédents car : « [Il] ne situe pas le surcroît primordialement dans la poésie mais surtout dans le récit fictionnel, donc dans la mimèsis [et qu'] il opère ainsi à vrai dire une réconciliation des trois grands paradigmes de surcroît de sens : la mimèsis, l'expressivité et l'herméneutique. » 156 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 145. 157 Ibidem. 158 Ibid. p. 146. 159 Ibid. p. 147. 160 Ibid. p. 148. 161 Ibid. p. 149. 46
  • 47. 12) L'universalité Yolaine Escande aborde la valeur d'universalité dans l'art contemporain. Ces réflexions portent sur cette valeur effective ou recherchée propre à l'œuvre d'art ou aussi à l'artiste. En quoi le fait que l'œuvre plaise à un grand nombre de gens, signifierait que celle-ci tend vers l'universalité, et serait une démarche d'expression de celle-ci de l'artiste assumé ou non. Les qualités de l'œuvre seraient quelles « ne dépendent pas d'une culture spécifique, que cette culture soit ethnographique ou sociale162 ». Roger Pouivet estime quant à lui que « le concept d'œuvre est transhistorique et transculturel tout en permettant de rendre compte d'une imprégnation historique des œuvres d'art163 ». Pourtant dans les faits, l'idéal ne se retrouve pas ou très peu en pratique au sujet de nombreux exemples d'artistes, exposés par Yolaine Escande : « la valeur d'universalité […] n'est pas la valeur la plus prisée, ni la plus courante » et bien que le « monde de l'art aujourd'hui [soit] international et globalisé »164 . Les diverses connotation liées au concept du nom, introduit par le monde occidental, pourraient être la raison de sa non-revendication. Il n'en serait pas le cas. Dans les faits, ce sont «en majorité chez les artistes qualifiés de non occidentaux que cette valeur d'universalité fait sa réapparition la plus remarquée165 », avec des œuvres qui ont des « étiquettes de préférence liées à leur origine ethnique ou culturelle, et donc a priori non universelles166 ». Yolaine Escande prend ensuite ces axes de réflexion : les obstacles à la valeur d'universalité, les exemples d'artistes qui ont su les surmontés et les problèmes de méthode. L'art contemporain est un terrain d'observation actuel de cette universalité, notamment dans les grandes expositions d'art contemporain où « les commissaires d'exposition font l'apologie de la « géographie » inédite de l'art contemporain167 » et « sur les nouveaux contrastes dialectiques entre local et global, ethnique et universel, centre et périphérie168 ». 162 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 152. 163 POUIVET, Roger, L'ontologie de l'œuvre d'art, Librairie philosophique J. Vrin, Paris V, 2010, 272 pages, p. 200. 164 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 151. 165 Ibidem, p. 152. 166 Ibid. 167 Ibidem, p. 153. 168 Ibid. 47
  • 48. Des artistes cependant, refusent d'être catégorisés selon quelques critères d'origine, culturel, etc., ce qui va à l'encontre des systèmes de classification des commissions, de la bibliographie et même de l'enseignement universitaire où l' « aire culturelle169 » permet de distinguer les sujets. L'universalité dans la pratique n'est pas forcément un attribut gérable, porteur d'unification et de simplicité au sein de l'art : « Réfléchir à partir de la démarche d'artistes qui refusent ainsi de situer leur œuvre sur un plan identitaire, de manière même indirecte, présente l'intérêt de poser d'emblée la question de la valeur d'universalité : leur démarche comme leur créativité nous obligent souvent déjà à réinterroger la validité des catégories habituelles d'appréciation et d'évaluation de l'art ; mais, de plus, nombre d'entre eux expriment sur leur œuvre comme sur la création artistique des idées aux antipodes de ce que la critique attend d'eux.170 » Aussi, il y a des artistes qui revendique l'universalité et de celle de leurs œuvres. Ce pourquoi, il faut savoir les identifier et les qualifier : « La mondialisation de l'art et de son marché à notre époque est indéniable ; pourtant, celle- ci n'implique pas que surgissent nécessairement des artistes dont l'objectif est l'universalité, même si le contexte peut en favoriser l'avènement. […] Néanmoins, l'universalité en tant que valeur esthétique ne va pas de soi et sa revendication n'en garantit pas l'efficacité.171 » L'enjeu serait dans le domaine de l'art, vaste et varié, qu'il faudrait une méthode qui permette de rendre compte de l'universalité. Considérant que des artistes s'expriment aussi dans plusieurs domaines qui ont chacun leur niveau d'intéressement de la matière où la valeur d'universalité pourrait resurgir de chacune des œuvres : « La difficulté tient à ce que l'universalité à laquelle aspirent de tels artistes est de fait difficilement abordable à partir de leurs œuvres, alors qu'elle apparaît nettement dans leur démarche.172 » Yolaine Escande conclut pour son sujet : 169 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 153. 170 Ibidem, p. 155. 171 Ibid. p. 155-156. 172 Ibid. p. 161. 48
  • 49. « L'interrogation sur la validité de l'universalité en tant que valeur universelle tombe d'elle- même, puisqu'elle n'est d'évidence pas imposée extérieurement mais issue de la réflexion d'artistes d'origines très variées. […] Néanmoins, en ce qui concerne la valeur d'universalité dans l'art contemporain, doit-on l'appliquer aux œuvres, puisque c'est bien elles qui sont appréciées et évaluées, ou aux artistes, en considérant la totalité de leur démarche, en prenant en compte leur évolution et leur quête qui fait alors ressortir cette valeur ? […] Il apparaît que cette valeur se décline de façon diverse mais paradoxalement homogène.173 » 13) Le travail Partant du conflit entre Claude Lévi-Strauss et le peintre Soulages par publication interposée, où ils argumentent sur l'activité du peintre, Étienne Anheim introduit la valeur travail. Il montre qu'il existe un « accord paradoxal entre les protagonistes, accord d'une part, sur l'importance du métier et du travail dans la définition de la valeur de l'art174 ». Il souligne le rapport art travail : « l'idée d'une peinture comme art de la pensée est soutenue par la croyance collective en sa dimension « laborieuse », pourrait-on dire – croyance qui réunirait les peintres contemporains et leurs lointains prédécesseurs médiévaux175 ». L'artiste effectue un travail qui n'a pas toujours été considéré comme artistique, mais plutôt comme une tâche à effectuer. Ce référant à un texte ancien mentionnant les termes d'un contrat, il indique la condition de l'artiste et de l'œuvre : « le contrat de 1308 semble témoigner d'une situation où le travail du peintre est valorisé en lui-même, quantifié, et c'est ce travail, et non l'œuvre achevée, qui paraît l'objet de la transaction financière176 ». L'effort de l'artiste, au Moyen Âge, n'est reconnu que par des aspects contractuelles : « Ces témoignages anciens de l'histoire des pratiques artistiques livrent donc un verdict qui pourrait paraître étonnant : non seulement l'évaluation de la valeur artistique se fonde sur le travail, 173 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p. 162-163. 174 Ibidem, p. 165. 175 Ibid. p. 166. 176 Ibid. p. 168. 49
  • 50. mais il ne s'agit pas principalement du travail dans le savoir-faire, de la main de l'artiste : il est question d'abord d'une évaluation quantitative, qui repose sur une fiction financière et juridique. […] On est donc aux antipodes de l'innocence des origines et d'un rapport primitif à la production artistique : c'est toute l'importance de l'indistinction, au moins au XIVe siècle, entre art et artisanat.177 » Il y a un lien entre économie et esthétique. Cette comptabilité mise en place pour tout travaux artistiques est une source fiable concernant l'évaluation et la qualification de la valeur du travail selon Étienne Anheim : « Né de l'artisanat et indissociable de lui à l'origine, l'art s'est plié à ses règles : la comptabilité produit une réification du travail artistique, et le contrat en le soumettant à l'expertise, consacre sa dimension évaluable qualitativement, sur une base technique d'abord, mais qui sert d'appui à l'élaboration d'un discours esthétique.178 » Ainsi la pensée de l'art est générée par cet aspect économique qui considère le labeur, estimant le prix et la rémunération : « la dimension laborieuse de l'art engendre à la fois la valeur, le marché, qui est d'abord un marché du travail, et la critique, qui est d'abord une expertise du travail179 ». Il y a une évolution chronologique de concepts de l'art, qui est à l'origine de notre idée de l'évaluation artistique : « L'ars, savoir-faire technique, devient l'art, au sens esthétique ; la valor, de son sens médiéval de mérite ou de qualité, devient « valeur », élément quantifiable et objectivable dans un rapport marchand, et le labor, de peine, au sens biblique, mais aussi de prix, au sens économique, devient travail, au sens du savoir-faire.180 » 14) La virtuosité Bruno Moysan dit de la virtuosité qu'elle se « présente à nous sous la forme de l'inflation du 177 HEINICH, Nathalie, SCHAEFFER, Jean-Marie, TALON-HUGON, Carole, sous la direction de, Par-delà le beau et le laid, Enquêtes sur les valeurs de l'art, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 pages, p.170-171. 178 Ibidem, p. 173. 179 Ibid. p.174. 180 Ibid. 50