2. 261
Art et environnement :
Avec l’éphémérité de l’œuvre, son absence même, avec l’anonymat de
l’artiste, ne participant souvent qu’avec l’idée et l’initiation, assistons-nous
donc à la mort de l’art ? Déjà, en 1965, Abraham Moles écrit avec malaise:
«Serions-nous à la fin d’une longue période de mise en question, d’ex-
périmentation et d’essai, qui aurait abouti, à la limite, à une destruction
totale de la forme artistique ? L’artiste ne lutte plus avec la matière, mais
avec l’idée-ou avec l’administration. Il n’est plus incertain sur sa vie, il est
incertain sur le sens de la vie. Il ne fait plus d’œuvres, il fait des idées pour
faire des œuvres…Il ne décide plus, il expérimente, il corrige, il améliore»15
.
Je ne comprends pas pourquoi on parle de la mort de l’art, dès qu’il y a un
malaise dans la culture ou dans la civilisation. Puisque l’art est créé comme
liaison et équilibre entre la religion et la science, au lieu de l’accabler de tous
les reproches, en bouc-émissaire, dès qu’une crise s’annonce, on doit penser
aussi à la mort de la connaissance, de la science, de la religion ou même
de l’humain. Ne comprend-on pas que les facultés, comme l’expression,
l’imagination et la pensée, nées avec l’homme, ne s’achèvent qu’avec la
disparition de son espèce ? Certes, certaines facultés, nées ou acquises,
peuvent se rétrécir ou s’accroître, selon les besoins de l’homme dans son
environnement et son époque, mais jamais s’éteindre.
Depuis Hegel, on n’a cessé de prédire la mort de l’art, surtout avec l’invention
de la photographie, puis de la télévision et de l’ordinateur. Ce qui meurt
surtout, c’est une vision artistique valable pour une époque, mais qui ne peut
plus s’adapter à une nouvelle époque. L’art reste toujours vivant, évoluant
dans sa destinée, s’aventurant dans des voies inconnues.
Comme l’a médité Hegel, la création dépasse la pensée, mais l’oriente
vers une voie nouvelle, vers un horizon nouveau. C’est la destinée de l’art
aussi; grâce à l’intuition, il reste l’étincelle de toute connaissance nouvelle.
15 - Cité par Michel Ragon, op. cit. p. 69.
3. 262
Cependant, la création n’est jamais née du néant, mais résulte de tous les
agissements du lieu et du moment. Toute création répond aux besoins de
l’homme, de l’environnement et de l’époque, comme l’invention d’ailleurs.
Seulement, la création répond aux besoins cachés de l’homme, propres au
sentiment et à la raison, à la fois, optant pour la recherche de la vérité et du
spirituel, dans une assimilation esthétique propre au milieu et à l’époque.
Comme on peut le constater, la destinée de l’art est en relation directe et
profonde avec le milieu et l’époque qui l’ont engendré. Le XX° siècle est un
siècle de mutation, dont la première moitié est passée dans des guerres
sanglantes, dans des horreurs inhumaines, reconstituant la carte du monde,
avec ou sans raison, bouleversant les identités et les cultures. Sa deuxième
moitié est passée dans les guerres froides, dans des conflits idéologiques et
des convoitises sauvages, qui nous malmènent encore, dans cette première
moitié du XXI° siècle. Ne s’agit-il pas, dans cette période longue de plus
d’un siècle, avec les mentalités qui s’entrechoquent et les idéologies qui
s’affrontent, de la recherche d’un « sens vrai de la vie » ? En parallèle à
cette recherche encore mal déterminée, la révélation ou la sublimation de
«l’anxiété métaphysique», dont on a parlé plus haut, ne cesse de s’exprimer
dans l’œuvre, refusant ou glorifiant l’ordre établi.
Après l’époque de la subversion, du regard intérieur et du délire ou des
grandes utopies, vient l’époque des contestations éphémères qui ne blessent
plus, et les intégrations de l’art dans la vie industrielle, éphémères aussi
et qui n’émeuvent plus. Les horreurs présentées à la télévision et dans
l’internet, et les réalisations scientifiques, dépassent par leur ampleur,
toutes les performances et tous les jeux électroniques des imitateurs. Nous
sommes encore dans un monde d’expériences artistiques, nous assistons
à des manipulations, à des bricolages et à des tâtonnements, dont certains
n’ont rien à voir avec le phénomène artistique. Mais dans ces entreprises,
on perçoit tout de même une esthétique nouvelle qui se formule, une
esthétique propre à notre époque et à notre environnement.
4. 263
Cette nouvelle esthétique s’éloigne de plus en plus de la Beauté formelle
traditionnelle, tendant vers un nouvel équilibre des contrastes, vers
la recherche et l’élaboration de nouveaux concepts propres à notre
époque. Avec les projets artistiques qui tendent en général vers le
spectacle et l’intégration, vers un esprit de synthèse plus ordonné, voué
à la communication, la galerie et le musée ne sont plus conformes aux
manifestations artistiques et culturelles, ne servant encore qu’à protéger
les traces du passé et la nostalgie d’un art qui s’agrippe à la modernité avec
toutes ses crises.
Avec l’autonomie de l’art et sa liaison étroite avec les autres formes de la
culture, avec la foule qui participe aisément dans la création, on est à la
recherche d’autres espaces conformes aux activités de l’art, plus ouverts
mais moins chaotiques, orientés vers le brassage des cultures, l’égalité
des races et la tolérance des croyances. Gérés par la liberté consciente et
le dialogue, ces trois concepts cités sont essentiels pour tout programme
culturel, pour toute démarche artistique, pour le bourgeonnement même
de toute esthétique nouvelle.
Avec l’annihilation de la galerie qui n’a favorisé que le vedettariat, l’élitisme et
la spéculation, l’artiste ne sera qu’un homme parmi ses semblables, intégré
dans la société active. Seulement, son statut et sa fonction changent consi-
dérablement; il n’est plus le protégé du mécénat ou de l’Etat, il n’est plus le
protégé ou l’arme de propagande de l’idéologie, poussé vers la glorification
d’un ordre établi, d’un pouvoir économique ou scientifique, il n’est plus
cet égocentrique fantaisiste qui fait n’importe quoi pour s’exposer, qui
creuse des trous dans le desert, qui bricole des machines, qui jette tout un
bric-à-brac dans une galerie, qui crache de la peinture sur les murs, qui se
mutile en spectacle…et qu’on délaisse après le spectacle, le considérant
comme surplus, comme accessoire inutile.
5. 264
En parlant de l’autonomie de l’art, on parle surtout de celle de l’artiste.
Puisque toute société active est payée selon ses travaux, l’artiste aussi est
payé selon ses travaux et ses recherches. Dans ce contexte, les idées de
Michel Ragon sont logiques. « Libéré de tout souci économique, écrit-il,
comme le physicien ou le biologiste dans leurs laboratoires, l’artiste
produirait des œuvres tombant dans le domaine public aussitôt produites.
Il échapperait ainsi à la spéculation, aux cotes boursières, aux surenchères
des modes. L’artiste ne serait plus alors ni un privilégié ni un maudit, mais
un homme parmi les hommes, préoccupé de déchiffrer les énigmes de
l’univers, ou de donner à ses semblables un environnement esthétique »16
.
Le tableau traditionnel exécuté avec de la peinture ou d’autres matériaux
actuels, quoiqu’il confirme la permanence de l’œuvre, est déclassé depuis
le début des années 1960, au profit d’autres types de médium. Mais il reste,
tout de même, un support indispensable pour l’expression et la recherche;
; le tableau reste l’œuvre à travers laquelle les règles de l’art se formulent,
tandis que d’autres types de médium peuvent tomber dans l’éphémère,
comme dans l’art conceptuel, le happening, l’installation, la performance
et le land art ; les traces de l’œuvre éphémère n’expriment en aucun cas
l’action menée par l’artiste.
Voulant que leurs œuvres soient permanentes, sans passer par la galerie
ou le musée, certains artistes du monumentalisme, du nouveau réalisme
et du cinétisme, ont laissé des œuvres fortes et émouvantes dans les places
publiques, sur les routes et sur les murs. On parle alors de l’urbanisme et
de l’intégration de l’art dans l’architecture. On parle surtout de la beauté
de l’environnement. Seulement on doit dépasser le stade d’une œuvre
«surajoutée», déposée dans une place publique, ou placardée sur un mur,
sans aucune étude de l’environnement.
L’intégration de l’art dans l’environnement doit favoriser la participation de
l’artiste, à côté de l’architecte et du constructeur, dans l’élaboration d’une
16 - Op.cit.p.79.
6. 265
œuvre totale, dès les premiers projets, et non appeler cet artiste, après la
construction, afin qu’il camoufle la laideur d’un édifice par une sculpture
«qui tape à l’œil», en bas de l’édifice ou une peinture monumentale sur
l’un de ses murs. Nous sommes en présence des arts autonomes qui se
suffisent à eux-mêmes, mais qui peuvent se compléter dans une conception
de synthèse.
De Stijl, le Bauhaus et le constructivisme russe sont des précurseurs dans
cette conception de l’art total qui, dans un esprit de synthèse, fait converger
tous les arts de la forme dans l’architecture et l’urbanisme. Avec cette
conception qui veut rétablir une liaison avec nos racines ancestrales,
on revient à l’équilibre artistique de l’époque médiévale inauguré par
l’art islamique, comme source d’inspiration, pour réaliser une esthétique
nouvelle basée sur l’unification des arts de la forme autour de l’architecture
et dans la cité urbaine.
Lorsque l’architecte Doxiadis, avoue avec amertume, dans son Architecture
en transition : «je ne connais pas de ville bâtie de nos jours dont nous
puissions être fiers, ni certainement aucune ville bâtie autrefois et habitée
selon notre mode de vie actuel, qui puisse nous donner satisfaction »17
,
On comprend les préoccupations do nos constructeurs pour la réalisation
d’un idéal commun encore non atteint, depuis Gropius, Le Corbusier et
F.L.Wright.
L’appel à l’unification des arts autour de l’architecture est devenu règle
générale depuis la fondation du Bauhaus et son esthétique fonctionnelle.
André Bloc, un des artistes de synthèse qui a milité pour l’union des
arts, écrit : « Jusqu’au XIX° siècle, les artistes ont toujours collaboré
très étroitement à toutes les créations destinées à harmoniser le cadre
de vie. Les grandes civilisations humaines sont toutes pétries par cette
collaboration permanente des artistes (…). La Renaissance qui est
17 - Cité par Jean-Luc Chalumeau, op.cit.p.133.
7. 266
généralement considérée comme une grande époque de l’art n’est, à mon
avis, que le commencement d’une grande décadence qui s’est poursuivie
en s’aggravant jusqu’à prendre des proportions inquiétantes. Pour rendre
aux arts plastiques toute leur valeur humaine, il faut rétablir le contact
avec le public, avec les foules ».
Cet artiste architecte oublie peut-être qu’avant la Renaissance, l’artiste,
considéré comme artisan, ne fait qu’exécuter les ordres des souverains et
des seigneurs qui n’ont comme souci que la défense et la glorification du
régime établi. Il oublie aussi que l’autonomie de l’art et de l’artiste a été
acquise dans la Renaissance, grâce à l’humanisme, et qu’en cette époque,
la plupart des artistes, en Italie surtout, ont été des artistes de synthèse,
s’acharnant, toutefois à donner à chaque art son autonomie.
Ce sont surtout les goûts de l’époque qui ont orienté l’art vers des voies
contradictoires, une époque bouleversée par l’impérialisme européen
moderne, par le carnage et l’esclavage des peuples conquis, au moment où
l’humanisme brandit la liberté des hommes et le respect des cultures. La
Renaissance, comme révolution esthétique, n’est pas arrivée à son terme,
elle a été détournée, tout d’abord par les mécènes et les protecteurs qui
ont vu dans la peinture et la grande décoration la glorification de leur
puissance, puis orienteé par les souverains des puissances coloniales,
comme vitrine de leur prestige. Depuis lors, et avec la bourgeoisie montante
en Hollande au XVII° siècle, la peinture est devenue l’art par excellence, au
détriment des autres arts de la forme, un art plus autonome que les autres
arts. L’architecture, par contre, reste plus ou moins asservie aux goûts des
commanditaires. Pour la plupart du temps, les architectes, et après eux
maintenant les designers, restent souvent frustrés, en élaborant leurs
projets, bloqués par le refus des administrateurs et des décideurs.
8. 267
L’idée de l’unification des arts que les architectes et les plasticiens ont voulu
établir, se base, avant tout, sur l’autonomie de chaque art et le dialogue
mutuel entre tous les artistes de la forme.
Après la fermeture du Bauhaus en Allemagne, plusieurs expériences
en Europe ont été tentées, par les artistes de synthèse. Après « l’Union
pour l’Art », association fondée par Bloc, en 1936, avec des artistes et
des architectes, après aussi «l’Association pour une synthèse des arts
plastiques», créée avec Le Corbusier en 1949, Bloc fonda avec Del Mar en
1951, le Groupe Espace, un groupe tendant vers l’unification des arts et le
dialogue mutuel entre le plasticien et l’architecte. Parmi les points essentiels
préconisés par ce groupe, on cite :
• Un art qui s’inscrive dans l’Espace réel, réponde aux nécessités
fonctionnelles et à tous les besoins de l’homme, des plus simples aux
plus élevés.
• Un art soucieux des conditions de vie, privée et collective.
• Un art essentiel même à l’homme le moins attiré par les valeurs
esthétiques.
• Un art constructif qui, par d’affectives réalisations, participe à une action
directe avec la communauté humaine.
Comme plusieurs tentatives d’intégration, cette expérience entre architectes
et plasticiens a connu ses échecs. L’exemple des professeurs est plus réussi.
Il s’agit de la Hochschule fur Gestaltung d’Ulm, une école fondée en 1957,
inspirée du Bauhaus. Les professeurs et les étudiants de cette école dirigée
par Max Bill, « déclarèrent ensemble que pour être efficaces, l’architecte
et le designer ne pouvaient plus être avant tout des artistes étrangers à
l’esprit et aux méthodes de l’industrie, créant des formes au gré de leur
9. 268
expérience personnelle, de leur talent ou de leur fantaisie, mais qu’ils
devaient devenir des collaborateurs à la production et posséder pour cela
une solide formation professionnelle ainsi que de vastes connaissances
scientifiques »18
.
L’enseignement de cette école, axé sur l’architecture et le design, tout
en limitant les disciplines théoriques, est divisé en trois sections : la
construction, le design industriel et la communication visuelle.
Avec le legs de Gutenberg et de Dürer, dans la Renaissance, on peut dire que
l’esprit allemand est orienté vers la rigueur et la classification, surtout en ce
qui concerne les arts du bâtiment et les arts graphiques. Après le Werkbund
et le Bauhaus, la voie est tracée vers le design industriel et ses rapports
avec l’architecture. Avec les disciplines enseignées dans l’école d’Ulm, en
rapport avec les trois sections programmées, l’enseignement du design a
trouvé ses assises, et même le design, jusqu’à maintenant, est connu avec
ses trois sections : design d’environnement, design de produit et design de
communication et multimédia.
Voulant former une liaison avec l’extérieur, comme au temps du Bauhaus,
et rayonner dans la vie active, les responsables de l’école d’Ulm prolongent
certaines études par des instituts spécialisés dans l’architecture et le design.
Malheureusement, en 1968, l’école ferma ses portes, à cause des conflits
survenus avec le gouvernement de Bade-Wurtemberg et l’Etat allemand19
.
On sait qu’avec l’art nouveau, le Werkbund et le Bauhaus, la synthèse et
l’unification des arts étaient une utopie pour les architectes, les artistes et les
artisans. Après l’expérience du Groupe Espace, de l’école d’Ulm et d’autres
groupes ou écoles, l’Unification des arts est devenue, en quelque sorte,
nécessaire. L’art actuel, avec sa tendance vers l’art spectacle et l’intégration
18 - Voir Jean Luc Chalumeau, op.cit.p.173.
19 - Op. cit. p. 174.
10. 269
de l’art dans l’architecture et l’urbanisme, demande la dynamique du groupe
et le travail d’équipe, gérés par le dialogue entre les artistes de synthèse,
et non l’égocentrisme qui n’aboutit qu’à la séparation des partenaires et
l’échec des projets. Il reste à l’Etat qui œuvre pour le bien-être des citoyens
de promouvoir, selon une politique culturelle ouverte à l’art contemporain,
cette vision de synthèse.
14. 273
Conclusion
Comme idée commune chez la plupart des initiés, l’art reflète le milieu et
l’époque. Pour d’autres, il reflète la vie, pour d’autres, enfin, plus ouverts,
l’art exprime la vie.
Toutes ces idées sont valables, mais elles restent relatives, limitant le champ
artistique dans le mimétisme, l’expression, et même dans la servitude.
L’art est engendré par le milieu et l’époque, certes, il s’imprègne même de
tous les agissements qui l’entourent, il se nourrit des grandes idées et des
activités élaborées dans son temps, comme il s’influence du type de relief
et de climat de son milieu, formant ses techniques et ses conceptions à
partir des matériaux et des pigments locaux, créant le goût et le mode de
vie, tout en participant dans la constitution des mentalités.
Chargé de toutes les connaissances et des techniques propres à son
domaine, l’artiste crée. Il produit le « jamais vu auparavent ». La création
est le phénomène artistique essentiel dans la culture… et on l’oublie souvent.
Dans l’introduction de cet ouvrage, on a défini l’art comme liaison et
équilibre entre la religion et la science. Dans son épanouissement, il tend
à équilibrer entre la recherche du spirituel et de la vérité. Et cela aussi, on
l’oublie ; même les artistes l’oublient, poussés par leurs recherches ou les
goûts du milieu et de l’époque, orientés, pour la plupart du temps, par les
directives du pouvoir et les désirs des commanditaires.
Dès les premières créations, l’art, encore élémentaire, s’est acharné à
exprimer le sacré et le profane, à concrétiser les forces de la nature et à
inventer une technologie indispensable pour la survie de l’homme. L’art est
15. 274
né collectif, unissant la tribu dans le spectacle et la construction, servant la
vie mythico-rituelle, tout en tendant vers la spécialisation, selon le façonnage
des matériaux. Il va le rester, plus ou moins, jusqu’à la Renaissance, avec
l’appel de l’artiste sorti de l’artisan-à l’autonomie de l’art. Entretemps, l’art
a été soumis aux commandes, divisé en spécialisations, trouvant sa liberté
dans la recherche, dans les sujets traités et la perfection vers laquelle tend
chaque artiste à travers des techniques créées, propre à lui.
Depuis la naissance et la fondation des civilisations, l’art et la culture ont
été récupérés par le souverain et le prêtre, soumis aux règles établies,
concrétisant les mythes, renforçant les rites, glorifiant le pouvoir, réalisant
les rêves, tout en éternisant les traces de l’histoire. Même soumis aux règles,
l’art a pu, progressivement, élargir ses fonctions, jusqu’à dominer l’histoire.
Que savons-nous de l’histoire sans ses repères artistiques ? Pour tracer
l’histoire de l’humanité, on se penche souvent sur les monuments, les pièces
et les fragments d’objets laissés par l’art. Même la momie égyptienne ou
inca est en quelque sorte l’expression d’une religion et d’une science unifiée
par l’art dans une certaine époque, dans un respect total de la mort et un
grand espoir dans l’éternité.
Une civilisation sans art ne laisse pas de traces valables pour son histoire.
Que de civilisations célèbres en leur temps, mais sans art et sans culture,
restent ignorées maintenant, inconnues, perdues ? Ainsi, pour connaitre
un peuple, on déchiffre son art et sa culture, dans ses moindres détails. En
cela, la destinée de l’art est en liaison profonde evec celle des hommes.
Toutefois, l’art ne reflète pas seulement le milieu ou l’époque, il les dépasse,
puisqu’il est création, pour exprimer les passions des hommes et leur folie,
ainsi que leur sagesse, et tout en touchant le futur, il exprime leurs horizons,
il réalise leurs rêves…et leurs cauchemars.
16. 275
Il concrétise l’invisible.
En optant pour l’assimilation du physique et du métaphysique, tout en se
diversifiant dans le sacré et le profane, l’art éternise le passé, exprime le
présent et crée un nouvel équilibre pour l’avenir, dans une vision intuitive,
prophétique même.
Chaque âge a sa vision propre, concrétisée par l’art et la science qui étaient
confondus dans l’Antiquité et le Moyen-Age. Les mythes prédominent
dans l’âge antique, tandis que la ferveur religieuse monothéiste domine
le monde médiéval. Dans ces deux âges, les grandes connaissances en
Mésopotamie, en Egypte, en Inde, en Chine, en Perse, en Grèce, en terre
d’Islam et en Europe chrétienne, se sont diffusées, tendant vers un brassage
des cultures ; les grandes religions se sont répandues, développant l’esprit
encyclopédique. Et l’art et la culture exprimaient ce brassage fructueux,
à travers une perfection inégalée dans le temps, dans le moindre bijou
jusqu’au monument le plus colossal.
Dans la Renaissance, l’autonomie de l’art bourgeonne avec conscience ;
l’artiste s’affirme comme créateur d’une beauté idéale, en tant qu’artisan
habile et penseur encyclopédique. La connaissance, de plus en plus
accumulée et approfondie, s’est orientée vers la spécialisation, comme
méthode objective et logique, afin de cerner les problèmes de la vie et de
l’univers. Comme dans l’art islamique, l’art de la Renaissance s’est affirmé
comme assimilation adéquate entre la religion et la science, entre le spirituel
et le rationnel, surtout en Italie.
A travers les honneurs que le mécénat lui offre, l’artiste, devenu l’égal du
prince, ne communique plus qu’avec l’élite du pouvoir, décorant sa vie,
utilisé comme arme de propagande politique, religieuse ou bourgeoise, dès
la fin du XVI° siècle. La spécialisation se rétrécit en genres ; l’artiste devient
17. 276
décorateur ; les styles imposent des règles. Dans cette destinée tracée, l’art
n’accomplit plus sa mission comme équilibre des grands contrastes, il se
divise même en visions antagoniques, tendant, vers le précieux et l’artificiel.
D’où la révolution romantique et sociale. Mais la révolution industrielle,
provoquée par l’essor scientifique, va bouleverser le monde par sa mentalité
industrielle. Les deux révolutions aboutissent à deux visions antagoniques
: la subversion et l’intégration.
Il s’est avéré que dans nos temps modernes, la connaissance a besoin d’un
dialogue ouvert entre les protagonistes de la culture et ceux de la civilisation.
Tout domaine, scientifique ou artistique, pour se développer et s’épanouir, a
besoin d’un esprit d’équipe et de synthèse, et non d’un génie égocentrique.
L’artiste actuel n’a que faire de la provocation gratuite qui ne dévoile
aucun message sauf la déchéance et le chaos. Il n’a que faire de ces fausses
avant-gardes qui glorifient l’inutile et les combinaisons technologiques
creuses, tout en rendant mièvres les messages dadaïstes et constructivistes
qu’elles imitent avec insolence. La société contemporaine, également, n’a
que faire de ces fausses vedettes, semblables aux feux d’artifice, qui, comme
l’a voulu la bourgeoisie industrielle d’hier, et comme le veut l’industrie
culturelle d’aujourd’hui, ont rendu l’art inutile, décoratif ou éphémère, des
vedettes jetées après utilisation, selon l’esthétique du jetable et du chaos.
La fonction de l’art actuel, selon sa destinée humaine et esthétique, est
de s’intégrer à la vie et au cadre de vie des hommes. Puisqu’il exprime la
vie, dans ses joies et ses malheurs, puisque son activité créatrice est issue
de la liberté consciente et de l’intuition, l’art doit rester toujours ce noble
flambeau de la liberté, ne courbant l’échine à aucune idéologie, à aucune
menace ou récupération, tout en poussant sa mission comme visionnaire ou
18. 277
précurseur, éclairant les hommes, sans distinction de race ou de croyance,
vers un sens de la vie conforme à son environnement et à son époque.
L’artiste, comme tout homme de culture, est poussé au dialogue, dans
une société aussi autonome que lui, ouverte à la démocratie et à la
communication, et non opprimée sous le joug de la dictature, du fanatisme
ou de l’uniformise. Il est pénible et même dramatique pour l’art d’être une
arme aux mains de l’idéologie, de suivre le goût d’une élite quelconque ou
d’être assiégé par une administration.
ignorant même sa valeur et sa noble mission. A cause de la dictature,
des guerres et des conflits, que de projets sont restés inachevés, que de
recherches ont été brulées, spoliées ou détournées de leur valeur, que de
cultures ont été détruites.
Comme on demande à l’artiste d’être un homme de connaissance, de
synthèse et de dialogue, comme on demande à l’art d’être en liaison avec
tous les domaines de la culture, pour trouver le sens véritable de la vie, on
demande aussi à l’Etat de pousser son dialogue vers la recherche culturelle
et artistique.
On demande aux groupes sociaux, aux conseils municipaux, et surtout aux
ministères, d’assumer leur responsabilité envers l’art et la culture, d’œuvrer
pour un dialogue homogène entre les partenaires, afin que la culture soit
en dialogue permanent avec la civilisation, dans une expression épanouie
de la vie et un cadre d’environnement, beau et conforme à notre troisième
millénaire.
Sans dialogue positif et dynamique entre tous les domaines de la
connaissance, on n’aura qu’une culture estropiée ; sans dialogue entre les
ministères, les protagonistes de la culture et les artistes de synthèse, selon
une politique culturelle qui œuvre pour l’éducation et le bien-être de la
19. société, tout en la rendant active, responsable et participant dans les événements
culturels, avec amour et égalité, la culture sera aussi aveugle et atrophiée, vouée
au chaos et à la déchéance, comme la plupart des installations, des performances,
du bric-à-brac et des combinaisons gratuites, dont nos galeries, nos musées et
nos rues sont pleines, et qu’on évite, par décence.
20. 279
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• LAVAUD José, Grands courants artistiques et esthétiques depuis la
Renaissance, Ellipses, 1996.
• LE BON Gustave, psychologie des foules, P.U.F, 1963.
• NORMAND Henry, Science et tradition, Louise Courteau, Ed, Montreal,
Quebec, Canada, 1991.
• READ Herbert, la Philosophie de l’art moderne, Sylvie Messinger, 1988.
• RUDEL Jean, les Grandes dates de l’histoire de l’art P.U.F, 3 Ed, 1971.
• SCHULMANN Denis, le Design industriel, P.U.F, 2 Ed, 1995.
• THUILLER Pierre, l’Aventure industrielle et ses mythes, Ed, Complexe,
1982.
• Histoire de la peinture, Gibert Jeune, Paris, Nouvelle édition, 1960.
• Histoire de la science, Encyclopédie de la pléiade, 1957.
• Panorma des idées contemporaines, Gallimard, 1957.
• Le système social, Encyclopédie Larousse, 1977.
23.
24. 283
Table des matières
Avant-propos………………………......................…………………………………….. 7
Introduction……………………………………….....................................………...11
Chapitre premier : Vers une évolution culturelle………………............……17
1- Les bases de la culture……………………...................…………………….….22
2- Les civilisations agraires…………………………………............................. 28
3- Les civilisations maritimes……………………..................…….…….....…..35
4- Le monde médiéval et la ferveur monothéiste………......…………......45
• L’art byzantin…………………………………........................…………..…..46
• L’évolution de la culture en terre d’Islam………………..........….……48
• Les premiers styles européens……………….............…………………..54
Chapitre II : Vers une autonomie de l’art…………………................……...… 61
1- La soif de l’émancipation dans la Renaissance………............……………65
• Les maîtres de Florence…………………………….................……………66
• Rome et Venise………………………………………......................…………69
• La Renaissance en Europe…………………….................…………………70
2- Le baroque et le classicisme……………………..................………………….73
• Naissance et évolution du baroque……………..........………………...74
• Le classicisme…………………………………………......................………..76
• Une école à part : la Hollande…………………….................……………….78
• Rococo et néo-classicisme…………………………..................…………..79
25. 284
3- Les contrastes violents…………………………………....................………….80
• Du classicisme au romantisme……………............………..........….…80
• Du romantisme au réalisme…………………….......................……..…87
4- Divergences……………………………………………...........................………..91
• L’apogée de la peinture en plein air………............………………….....92
• Réaction contre le cocktail visuel………………..............……………....96
Chapitre III : vers une épuration de l’art…………………................……..... 103
1- Les bases de l’épuration au début du XX° siècle…….......…………..108
• La primauté de l’expression dans l’art…………………..........………..109
• Vers l’épuration de la forme……………………………...….................113
• Prélude à la fièvre de la guerre……………………….............………......117
2- L’abstraction et l’épuration des concepts……………….......……......121
• La libération totale……………………………………...................……….122
• Le degré zéro de la création…………………………................………...123
• Le constructivisme comme concept…………...........………………...124
• Mondrian et De Stijl………………………………..................………..….125
Chapitre IV : un art en délire………………………………...................………...131
1- Vers la négation de l’art………………………………..................…………135
• Une mutation nommé Dada……………………….............…………. ..135
2- La libération totale de l’imaginaire………………..............………… ....145
• Naissance du surréalisme……………………………................….......148
• La révolution surréaliste…………………..….................……………….154
26. 285
3- Vers un art élémentaire…………………..................……………………...158
• La relève de l’abstraction ………...…….................………………………163
• Une abstraction made in U.S.A……………......…………….............…..169
Chapitre V : vers une réalisation de l’art……………………….................….181
1- Le malaise de la société industrielle………………............…………….186
• L’éclectisme…………………………………………..........................………186
• Art, and Crafts……………………………………………...........................189
• Un art nouveau pour la « Belle Epoque »…………………...........…192
• Un art décoratif pour les « Années folles »…………..........…………195
2- Un art au service de l’industrie…………………………...........………...201
• Naissance de l’esthétique fonctionnelle……………..........…………..205
3- La grande utopie……………………………………………......................….212
• Le mythe du Bauhaus…………………………………...............……… ..213
• L’utopie soviétique…………………………………….................………. .218
• L’aérodynamisme, une nouvelle esthétique aux Etats-Unis… …226
Chapitre VI : les nouvelles tendances…………………...............……………...235
1- Les arts contestataires………………...…………...................…………… 239
• Le pop’art et le nouveau réalisme…………..............………………… .240
• Happening, body art et performance…………….............…………….244
• Le land art……………………………………………......................…… .....246
• La nouvelle figuration…………………………….................….………….246
• De la subversion à l’esthétique du chaos…………........……………..247
27. 286
2- Les arts d’intégration………………….....................………………………252
• Un monde sans objets……………………................……………….……..253
• Une poétique de la technologie……………………….....................…256
• Art et environnement……………………………....................……………261
Conclusion…………………………………………………...........................………….271
Bibliographie………………………………………………..........................………….279
28. 287
Tableau de couverture :
Elan noir (Fragment) 2016
AZZAM MADKOUR
Couverture :
Mohamed HAFIDI
photocomposition et mise en page :
Imprimerie YADIP
Achevé d’imprimer en Novembre 2017
sur les presses de l’Imprimerie YADIP - Rabat
Tél : 05 37 73 70 06/07
Fax : 05 37 73 70 07
Dépôt légal : 2017MO2784
ISBN : 978-9954-28-904-4
Imprimé au maroc