2. SOMMAIRE
Couverture : Employés avec masques (photo : Freepik), Pas sans mon masque (photo : AGAPE), L’autoroute A31 désertée (Photo : Armand Flohr - RL), Centre de soins avancés de
la Rockhal à Esch-sur-Alzette (photo : Didier Sylvestre - Editpress), Stations essence à Rodange (photo : AGAPE), Contrôles à la frontière (photo : Julien Garroy - Editpress), Affiche
sur un commerce fermé (photo : Pierre Heckler - RL), Télétravail (Photo : Freepik).
Introduction..................................................................................................................3
1. Luxembourg et Nord-lorrain : entre stimulations et interdépendances.....................4
2. La coopération transfrontalière à l’épreuve de la crise du Covid-19..................... 14
3. 3. Un espace transfrontalier à réinventer................................................................ 21
Conclusion................................................................................................................. 29
3. Au printemps 2020, le renouvellement des exécutifs dans les communes et les intercommunalités intervient dans un contexte
plus que particulier, en pleine pandémie du Covid-19. Dans le Nord-lorrain, le contexte a été aggravé par la fermeture brutale et
sans concertation des frontières dans des territoires qui s’en étaient depuis longtemps affranchis au quotidien pour travailler,
consommer, se divertir,…
Au vu des interdépendances particulièrement fortes qui existent entre le Grand-Duché de Luxembourg et ses voisins
frontaliers, et en particulier le Nord-lorrain, qui lui fournit une part significative de sa main-d’œuvre (environ 20% en 2019),
cette fermeture des frontières a particulièrement mis à l’épreuve la coopération transfrontalière.
Si cette crise sanitaire, par l’ampleur de ses répercussions (confinement, fermeture des frontières) suscite beaucoup d’incertitudes
et de craintes, notamment au vu de la crise économique qui s’annonce, certains enseignements à tirer ouvrent au contraire de
nouvelles perspectives pour notre territoire transfrontalier.
Cenouveaunumérod’ExplOratoireproposedansunpremiertempsunrapidediagnosticdesstimulationsetinterdépendances,
positives et négatives, entre le Grand-Duché et le Nord-lorrain avant la crise sanitaire. Dans un second temps, il propose un
décryptage par l’AGAPE de l’impact de la crise du Covid-19 sur la coopération transfrontalière et des enseignements que l’on
peut tirer à chaud autour du retour brutal des frontières.
Enfin, dans une troisième partie, l’AGAPE propose un exercice prospectif s’appuyant sur la nécessité de « changer notre mode de
vie » affichée par les différents gouvernements et s’inscrivant dans un contexte plus large de transitions sociales, économiques
et écologiques. Cet exercice n’a pas vocation à prédire l’avenir, mais plutôt à esquisser les effets possibles d’une stratégie de
développement transfrontalière axée sur le déploiement à grande échelle du télétravail, au vu de ses effets notables durant la
crise : maintien d’une partie de l’activité économique, impact environnemental globalement positif, réinterrogation du rapport
des habitants à leur territoire, et vice-versa.
Ces bouleversements locaux, qui appartiendront peut-être au passé dans quelques mois, plaident toutefois en faveur d’un
nécessaire rééquilibrage des solidarités transfrontalières autour d’un « Grand Luxembourg-Ville » pour lequel la notion de
résurgence des frontières est de plus en plus synonyme de fragilisation.
4. 4 exploratoire n°3 Transfrontalier et crise sanitaire
1. LUXEMBOURG ET NORD-LORRAIN : ENTRE
STIMULATIONS ET INTERDÉPENDANCES
1.1. DES EFFETS POSITIFS INCONTES-
TABLES SUR LE NORD-LORRAIN…
Depuis 25 ans, le Luxembourg affiche une croissance de
l’emploi très soutenue, de l’ordre de +3,4% par an1
. Ce rythme
de croissance, vital pour maintenir le niveau des pensions
au Luxembourg, génère incontestablement des retombées
positives sur les territoires frontaliers du Grand-Duché, en
particulier sur le Nord-lorrain2
.
1 Source : STATEC, calculs Agape
1.1.1. Un dynamisme démographique retrouvé
Le premier de ces effets, l’un des plus visibles, est le
retournement de la dynamique démographique dans le
Nord-lorrain, après des décennies de baisse de la population.
Le Nord-lorrain est même devenu l’un des poumons
démographiques de la Région Grand Est, puisqu’il contribue
à lui seul à 30% de l’accroissement total de la population
régionale sur la période 2006-2016.
Cette croissance démographique nouvelle entraîne des
mutations dans la population : l’analyse des migrations
résidentielles3
montre qu’une population plus jeune et mieux
formée s’installe dans le Nord-lorrain, attirée par la proximité
immédiate du Luxembourg.
C’est ce dynamisme démographique qui a notamment poussé
l’Etat à mettre en place une Opération d’Intérêt National
(OIN) sur le secteur d’Alzette-Belval, pour accompagner le
développement d’un territoire devenu dépendant du Grand-
Duché : en 2019, la CC Pays-Haut Val-d’Alzette compte près
de 80% de frontaliers4
. Par ailleurs, la vision stratégique
réalisée sur l’agglomération transfrontalière Alzette-Belval
par l’AGAPE montre des perspectives de développement
soutenues : +35 200 habitants d’ici 2030 (soit +35%), 27 100
logements projetés, 100 ha d’extensions en zones d’activité …
2 Le Nord-lorrain désigne ici un territoire comprenant le SCoT Nord 54, le SCoT de
l’Agglomération Thionvilloise et des EPCI du Nord Meusien (Pays de Montmédy, CC Damvillers-
Spincourt, Pays d’Etain).
3 Cf. Agape, Migrations résidentielles : quels impacts en Lorraine Nord ?, InfObservatoire
n°42, octobre 2019
4 Cf. Agape, 2014-2019 : Le Luxembourg toujours plus dépendant du Nord-lorrain, Zoom
sur…, octobre 2019
LUXEMBOURG
METZ
THIONVILLE
VIRTON
ESCH-SUR-
ALZETTE
LONGWY
ARLON
MEUSE
MEURTHE-ET-
MOSELLE
MOSELLE
BELGIQUE LUXEMBOURG
FRANCE
VAL DE BRIEY
VILLERUPT
JARNY
LONGUYON
N
0 5 10 km
Intercommunalités
SCoT
Territoire AGAPE
AUDUN-LE-
ROMAN
PIENNES
HAYANGE
BOUZONVILLE
ALLEMAGNE
SCoT de l’Agglomération Thionvilloise
SCoT Nord Meurthe-et-Mosellan
octobre 2020 - VLK
Orne Lorraine
Confluences
Cœur du Pays-Haut
CC du
Pays-Haut
Val d’Alzette
CA de Longwy
Terre Lorraine
du Longuyonnais
CC Damvillers-Spincourt
CC du Pays de
Montmédy
CC du Pays d’Etain
CC Cattenom et Environs
CC Bouzonvillois
Trois Frontières
CC de l’Arc MosellanCA du Val de Fensch
CA Portes de France -
Thionville
Territoire d’étude Nord-lorrain
5. 5exploratoirenovembre 2020
Opportunités
professionnelles,
conditions
de travail... le
marché du travail
luxembourgeois
attire et fixe une
population d’actifs
dans le Nord-lorrain.
1.1.2. Une élévation des revenus qui stimule
l’économie résidentielle
Le second effet positif immédiatement perceptible est d’ordre
économique, lié à des salaires sensiblement plus élevés au
Luxembourg, entraînant une élévation globale des revenus :
• Lesalaireminimumluxembourgeois(2142€brutsmensuels)
est supérieur de près de 40% au salaire minimum français
(1 539€ bruts mensuels)5
;
• Certains territoires affichent des hauts-revenus parmi
les plus élevés de France : les intercommunalités6
du
Nord de la Moselle font partie des 100 EPCI (sur 1 249) où
le revenu médian des 10% de ménages les plus aisés est le
plus élevé ;
• Des prestations sociales (allocations familiales, chômage,
retraite) plus élevées qu’en France.
Ces revenus, dépensés en grande partie sur le territoire
de résidence des frontaliers, stimulent tout un pan de
l’économie résidentielle, notamment la restauration, le
commerce de détail et la construction. Le Nord-lorrain connaît
ainsi un très fort développement commercial, à l’image
d’Auchan Pôle Europe à Mont-Saint-Martin, 1er
hypermarché
lorrain pour le chiffres d’affaires, dopé par une clientèle
transfrontalière (50% de Belges et Luxembourgeois en 2011)7
.
5 Source : Eurostat, salaires minimum en janvier 2020
6 CC Cattenom et Environs, CC Pays-Haut Val-d’Alzette, CA Porte de France-Thionville
7 Eléments fournis par Auchan lors du diagnostic du SCoT Nord 54
1.1.3. Luxembourg, un horizon professionnel
pour une catégorie d’actifs
Si le Luxembourg offre des conditions de travail attractives
à l’ensemble des salariés (salaires, prestations sociales,
indexation du salaire), il offre également des opportunités
professionnelles dans certains secteurs peu développés
dans le Nord-lorrain. En comparant la structure de l’emploi
du Nord-Lorrain et celle du flux de frontaliers français
en 20188
, on peut ainsi identifier 4 secteurs peu présents
dans le Nord-lorrain (5% de l’emploi salarié privé), mais
surreprésentés dans le flux de frontaliers français (22% des
frontaliers) : les services financiers, le commerce de gros, la
programmation et les activités juridiques et comptables.
1.2. … MAIS TOUTE MÉDAILLE A SON
REVERS
Si le dynamisme économique intense du Luxembourg génère
des effets positifs incontestables pour le Nord-lorrain,
il convient toutefois d’éviter d’en avoir une lecture
idéalisée : ce dynamisme génère également un nombre
significatif d’effets négatifs.
8 Source : ACCOSS et IGSS, calculs Agape
Mais toute médaille
a son revers et
on observe des
effets négatifs :
saturation des
réseaux, dépendance
économique, emplois
créés côté français
peu qualifiés, charges
de résidence qui
augmentent...
photo:AGAPE
photo:Freepik
photo:AGAPE
6. 6 exploratoire n°3 Transfrontalier et crise sanitaire
1.2.1. La mobilité, un véritable « casse-tête »
pour les autorités
Le premier de ces effets négatifs, le plus connu, car le plus
visible, est celui de la saturation des réseaux de transports :
les bouchons sont systématiques aux heures de pointe et au
moindre incident sur le réseau routier (travaux, accidents),
et le réseau ferroviaire, au maximum de ses capacités, ne
permet pas de générer un report modal suffisant.
Les stratégies de mobilité transfrontalière, souffrant parfois
d’un manque de concertation et de co-construction9
semblent
« débordées » par l’augmentation continue du nombre de
frontaliers. La saturation des réseaux de transport s’inscrit
dans un contexte plus global de dégradation du cadre
de vie (étalement urbain, allongement des temps de trajet,
pollution accrue, etc.) qui ne profite à personne et pourrait
avoir à terme un effet répulsif sur le territoire.
Au vu de cette saturation et des évolutions pressenties10
, il
apparaît indispensable que les acteurs institutionnels
travaillent en commun sur des hypothèses d’évolution
du territoire et sur des outils partenariaux d’aide à
la décision pour organiser plus efficacement la mobilité
transfrontalière en Grande Région, aussi bien des personnes
que des marchandises. Or, à l’heure actuelle, aucun modèle
de prévision des déplacements n’est suffisamment développé
sur la dimension transfrontalière des déplacements de
personnes et de marchandises.
C’est en réunissant autour de l’AGAPE des experts français,
luxembourgeois et belges dans le domaine de la modélisation
des trafics qu’est née l’idée d’un modèle multimodal
transfrontalier de prévision des déplacements des
voyageurs et des marchandises. Ce projet, intitulé
MMUST11
(pour Modèle MUltimodal et Scénarios de mobilité
Transfrontaliers), une première européenne sur quatre
pays, propose de créer l’outil d’aide à la décision qui fait tant
défaut au territoire.
9 Cf. AGAPE, Mobilité transfrontalière, une réalité qui diffère des documents stratégiques,
Exploratoire n°2, janvier 2020
10 Cf. AGAPE, Horizon 2035, le transfrontalier dans tous ses états, InfObservatoire n°38, mai
2018
11 www.mmust.eu
A terme, l’outil MMUST doit permettre notamment :
• De simuler les déplacements selon différents scénarios
prospectifsd’aménagementsurbainsetsocioéconomiques,
à partir de données socio-économiques et de mobilité
harmonisées ;
• De confronter l’offre de transport à la demande de
déplacements quotidiens et mesurer ainsi l’impact de
différents projets d’infrastructures ou d’aménagement sur
un vaste territoire transfrontalier ;
• D’assurer une habitude de travail entre les autorités
compétentes en matière de mobilité.
Ce projet, soutenu et cofinancé par les fonds Interreg, d’une
durée de 4 ans réunit autour de l’AGAPE, chef de file du projet,
22 partenaires12
issus des différents versants composant la
Grande Région.
12 Notamment le CEREMA, le Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (LISER), le
Ministère du Développement Durable et des Infrastructures du Luxembourg, les Universités
de Liège et de Namur, la DREAL, la Région Grand-Est, la Région wallonne, les ministères des
transports de Sarre et de Rhénanie Palatinat, plusieurs départements, ainsi que des acteurs
locaux, dont les villes du réseau Tonicités.
7. 7exploratoirenovembre 2020
1.2.2. Un Nord-lorrain économiquement
« aspiré » par son voisin
Dans le cadre de l’élaboration du SRADDET14
Grand Est,
les Agences d’urbanisme de la région ont identifié 6
types de territoires frontaliers, à partir des dynamiques
démographiques et économiques.
Parmi eux, les systèmes urbains du Nord-lorrain
(Longwy, Thionville) s’inscrivent dans une dynamique
transfrontalière « d’aspiration » : la métropolisation
de Luxembourg est telle (développement de l’immobilier
14 Schéma Régional d’Aménagement, de Développement Durable et d’Egalité du
Territoire
Le télétravail : un levier sous utilisé ?
Dans un contexte de saturation des réseaux de
transport,letélétravail,considérécommeunealternative
pour désengorger les réseaux, est paradoxalement peu
utilisé : en 2018, 13% des salariés au Grand-Duché ont
télétravaillé moins de 1 jour par semaine et seulement 3%
ont télétravaillé plus de 2 jours par semaine13
. S’agissant
des frontaliers, le recours au télétravail est freiné par
des normes fiscales et sociales :
• Au-delà de 29 jours de télétravail par an, les jours de
télétravail supplémentaires d’un frontalier français sont
imposés en France ;
• Au-delà de 25% de son temps de travail en télétravail,
un frontalier perd l’ensemble de ses droits sociaux au
Luxembourg (sécurité sociale, retraite, prestations
sociales) ;
• Compte tenu des législations fiscale et sociale, les
employeurs luxembourgeois sont globalement réticents
à l’idée de mettre en place le télétravail à grande
échelle pour les frontaliers : à titre d’exemple, la Ville de
Luxembourg réserve le télétravail aux seuls résidents
luxembourgeois.
13 Source : LISER
BELGIQUE ALLEMAGNE
SUISSEFRANCE
Hauts-de-France
Ile-de-
France
Bourgogne -
Franche-Comté
Grand Est
LUXEMBOURG
Bade-
Wurtemberg
Rhénanie-Palatinat
Sarre
Typologie
Dynamique transfrontalière équilibrée
Dynamique transfrontalière de ruissellement
Dynamique transfrontalière d’aspiration
Dynamique transfrontalière de compétition
Dynamique transfrontalière modérée
Dynamique transfrontalière faible
Absence de dynamique transfrontalière
CHARLEVILLE-
MÉZIÈRES
CHÂLONS-EN-
CHAMPAGNE
BAR-LE-DUC
METZ
NANCY
ÉPINAL
COLMAR
MULHOUSE
STRASBOURG
CHAUMONT
LUXEMBOURG
REIMS
TRIER
SAARBRÜCKEN
FREIBURG-IM-
BRISGAU
BÂLE
MAINZ
// 03 2018
0 50 100 Km
Typologie des territoires
frontaliers du Grand Est
photo:Freepik
8. 8 exploratoire n°3 Transfrontalier et crise sanitaire
BELGIQUE ALLEMAGNE
SUISSEFRANCE
Hauts-de-France
Ile-de-
France
Bourgogne -
Franche-Comté
Grand Est
LUXEMBOURG
Bade-
Wurtemberg
Rhénanie-Palatinat
Sarre
CHARLEVILLE-
MÉZIÈRES
CHÂLONS-EN-
CHAMPAGNE
BAR-LE-DUC
METZ
NANCY
ÉPINAL
COLMAR
MULHOUSE
STRASBOURG
CHAUMONT
LUXEMBOURG
REIMS
TRIER
SAARBRÜCKEN
FREIBURG-IM-
BRISGAU
BÂLE
MAINZ
0 50 100 Kmoctobre 2020 - VLK
Densité de stations
pour 10 000 hab.
0 à 1
1 à 2
2 à 3
3 à 6
6 à 12
photo:Freepik
de bureau, projet de nouvel hôpital à Esch-sur-Alzette,
plateforme logistique de Bettembourg, etc.) qu’elle limite
fortement le développement économique de ces territoires :
alors qu›ils affichent une démographie dynamique, l’emploi
est en baisse.
Ce phénomène d’aspiration se traduit notamment par
de multiples mouvements de transfert d’activité au
Luxembourg, entraînant également un « déplacement » des
emplois correspondant :
• En 2019, 57% des entrepreneurs exerçant au Luxembourg
sont des frontaliers ;
• Dans le Nord-lorrain, quasiment toute l’activité liée au
commerce de carburant, alcool et tabac a été transférée
au Luxembourg, comme l’illustre par exemple la densité de
stations-service dans les EPCI du Grand Est ;
• Entre 2014 et 2019, le nombre de frontaliers non-salariés
(indépendants, chefs d’entreprises, professions libérales)
est passé de 890 à 1 190, soit une hausse de 34% en
seulement 5 ans.
Si le dynamisme luxembourgeois entraîne des créations
d’emploi dans l’économie résidentielle côté français, il ne
permet toutefois pas une amélioration qualitative des
emplois :
• Les emplois créés (restauration, commerce) demeurent
globalement à faible valeur ajoutée : faible qualification,
précarité (CDD, temps partiel, intérim), faible rémunération ;
• Entre 2006 et 2016, la part de l’emploi précaire dans le
Nord-lorrain ne baisse pas (11-12% des emplois), sous l’effet
d’une forte progression des CDD (+10%) et le nombre de
CDI est en recul (-8%).
Ces emplois étant les plus vulnérables, le tissu économique
Nord-lorrain s’en retrouve d’autant plus fragilisé en période
de difficultés économiques.
Contrairement à une idée largement répandue, le
dynamisme économique du Luxembourg ne fait pas
baisser le chômage dans le Nord-lorrain : les courbes du
chômage des zones d’emploi15
de Longwy et Thionville suivent
globalement la même trajectoire que celles de Metz et Nancy
et restent à un niveau relativement élevé : la moitié des ZE
de la région Grand Est affichent un bilan plus favorable que
les ZE de Thionville (8%) et Longwy (8,4%). Ce constat laisse
donc à penser que les nouveaux frontaliers sont plutôt
des actifs quittant un emploi en France que des chômeurs
trouvant un emploi au Luxembourg.
15 Anciennes zones d’emploi en vigueur jusqu’au 10 septembre 2020
2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017 2018 2019
0
2
4
6
8
10
12
Longwy
Nancy
Metz
Thionville
Taux de chômage (%) au 1er
trimestre 2020 par zone d’emploi
Densité de stations services
dans les EPCI du Grand Est
9. 9exploratoirenovembre 2020
1.2.3.Deschargesderésidencenoncompensées
Sans effet notable sur l’emploi dans le Nord-lorrain, le
développement économique luxembourgeois accroît
également de façon très significative le coût d’un travailleur
frontalier pour son pays de résidence. Ce coût est très
partiellement pris en charge par le Luxembourg, notamment :
• La formation initiale des frontaliers français : le coût de
la formation initiale des frontaliers est estimé à 3 153€ par
frontalier et par an16
, soit un coût théorique de 324 M€
pour 2019 ;
• L’indemnisation du chômage des frontaliers : alors que
les frontaliers cotisent intégralement au Luxembourg, le
Luxembourg ne prend en charge que les 3 premiers mois.
En 2018, le reste à charge pour l’Unedic est estimé à
127 M€ ;
• Lapriseenchargedeladépendance :lesfrontaliersfrançais
financent le système de dépendance luxembourgeois mais
il est peu probable qu’ils y passeront leur retraite. L’heure
de la dépendance venue, ils seront pris en charge par
le système français, qu’ils n’auront pas contribué à
financer.
1.3. UNE SITUATION QUI MENACE
LA COHÉSION DES TERRITOIRES
NORD-LORRAINS
1.3.1. Une « rupture sociale » entre frontaliers et
non-frontaliers de plus en plus marquée
Le développement économique luxembourgeois profite
finalement davantage aux travailleurs frontaliers eux-
mêmes (carrière professionnelle, salaires, prestations
sociales, niveau de vie, accès à la propriété) qu’aux territoires
sur lesquels ils résident.
La distorsion de revenus et de niveau de vie entre frontaliers
et non-frontaliers alimente des inégalités sociales de plus
en plus marquées entre frontaliers et non-frontaliers.
16 Source: CEPS INSTEAD 2010, OCDE 2012, calculs Agape
L’effet le plus visible est celui des prix de l’immobilier dont
le niveau élevé, tant en accès à la propriété qu’en location,
pénalisent les ménages non-frontaliers dans leurs parcours
résidentiels17
.
1.3.2. Une perte de ressources pour les
collectivités concernées
La croissance de l’emploi frontalier et l’arrivée de populations
nouvelles exercent une pression sur les collectivités locales,
qui doivent financer des équipements nouveaux, mais sans
les ressources fiscales liées aux emplois des frontaliers
et à l’activité des entreprises, imposés logiquement au
Luxembourg. L’emploi frontalier génère donc un manque
à gagner fiscal pour les collectivités locales du Nord-
lorrain : rien que sur la Contribution Économique Territoriale
(CET) et le Versement Mobilité (VM), le manque à gagner peut
être estimé à 55,8 M€ pour la seule année 2018 (46,6 M€ au
titre de la CET et 9,2 M€ au titre du VM), si l’on applique au
nombre de frontaliers le produit moyen de CET et de VM par
emploi.
Ce manque à gagner de ressources fiscales contraint les
collectivités locales à le reporter en partie sur les ménages et
les entreprises encore présentes. Il en résulte une pression
fiscale accrue, qui nuit à l’attractivité du Nord-lorrain et
alimente les transferts d’entreprises vers le Luxembourg.
Cette situation freine le développement territorial du
Nord-lorrain, certaines collectivités faisant face à un
manque d’ingénierie et de financements, pénalisant les
investissements publics (réhabilitation du parc de logements,
rénovation des bâtiments publics, espaces publics et cadre
de vie peu attractifs).
Au-delà de la question du financement des équipements
publics, c’est toute la question du lien social des
populations qui se pose pour les collectivités du Nord-
lorrain, que ce soit par leurs politiques sociales (CCAS
communaux et intercommunaux, politiques sociales des
Conseils Départementaux, etc.) envers les plus fragiles ou
17 Cf. Agape, Se loger sur le territoire de l’Agape : quelles capacités des ménages ?,
InfObservatoire n°44, avril 2020
Marché de l’habitat,
finances locales...
le travail frontalier
alimente une
rupture de plus en
plus marquée entre
frontaliers et non-
frontaliers.
10. 10 exploratoire n°3 Transfrontalier et crise sanitaire
par l’action des entreprises de l’économie sociale et solidaire
(associations, fondations, coopératives, mutuelles, etc.).
Dans le Nord-lorrain, 93% des 4 200 établissements de
l’économie sociale et solidaire sont des associations (loi 1901
ou droit local en Moselle) et dépendent donc en grande
partie du soutien financier des collectivités. Les marges
de manœuvre budgétaires restreintes des collectivités
limitent donc le développement de cette économie,
qui reste très modeste (9% des salariés contre 13% en
France) alors qu’elle pourrait contribuer de manière
plus importante au développement endogène du Nord-
lorrain.
1.4. LA COOPÉRATION
TRANSFRONTALIÈRE, UNE
OPPORTUNITÉ À RENFORCER
Avec la construction européenne, les flux domicile-travail, les
habitudes de consommation, les loisirs, les liens familiaux,
etc. se sont progressivement affranchis des frontières
plus rapidement que les législations nationales, favorisant
l’émergence de véritables bassins de vie transfrontaliers,
mais aussi de nombreux obstacles.
Pour lever ces obstacles, les différents territoires se sont
engagés sur la voie de la coopération transfrontalière : initiée
au départ autour d’une problématique commune (la crise
de la sidérurgie et la reconversion des friches sidérurgiques
entre la France, la Belgique et le Luxembourg), elle s’est
progressivement diversifiée pour tenter de répondre au
mieux aux besoins et attentes de populations qui vivent le
transfrontalier au quotidien.
1.4.1. Un réseau de coopérations dense et
diversifié...
A l’heure actuelle, la coopération transfrontalière au cœur de
la Grande Région est caractérisée par des formes très diverses
et intervient à des échelles géographiques différentes :
• A l’échelle interrégionale, la Grande Région : souvent vue
comme un « laboratoire de l’Europe », elle dispose d’un vaste
domaine d’action (mobilité, éducation, tourisme, culture,
économie, société, environnement) et vise, notamment
à travers l’élaboration d’un Schéma de Développement
Territorial, une organisation plus harmonieuse sur un
territoire transfrontalier de 11 millions d’habitants. Son
action est cependant limitée par le fait qu’elle ne bénéficie
d’aucune délégation de compétence de la part des autorités
qui la composent ;
• A l’échelle des agglomérations transfrontalières, le
Groupement Européen de Coopération Territoriale
(GECT) Alzette-Belval : depuis la mise en sommeil
de l’Association Transfrontalière du Pôle Européen de
Conférence métropolitaine
du Rhin supérieur
Région métropolitaine
trinationale du Rhin Supérieur
6 millions d'habitants
Eurodistrict
Strasbourg - Ortenau
870 000 habitants
Eurodistrict
SaarMoselle
600 000 habitants
Eurodistrict
Fribourg - Alsace
1,2 millions d'habitants
Eurodistrict
trinational de Bâle
900 000 habitants
+ IBA BASEL
Eurodistrict PAMINA
1,6 million d’habitants
RegioTriRhena
2,3 millions d’habitants
Coopération transrégionale
Champagne-Ardenne-Wallonie
Coopération transrégionale
Champagne-Ardenne-Wallonie
Secrétariat du sommet de la Grande région
Interreg Programme Grande région
11,2 millions d'habitants
Communauté
germanophone
de Belgique
Wallonie et
communauté française
de Belgique
Rhénanie-
Palatinat
Sarre
GECT
Alzette-Belval LANDAU
STRASBOURG
OFFENBOURG
FRIBOURG
BÂLE
LÖRRACH
MULHOUSE
BADEN-BADEN
KARLSRUHE
LAHR
COLMAR
METZ
NANCY
LUXEMBOURG
TRÈVES
SARREBRUCK
KAIZERSLAUTERN
ARLON
LONGWY
ESCH-SUR-ALZETTE
THIONVILLE
Quattropôle
Tonicités
Rhin supérieur
Réseaux de villes
GRAND EST
Source : Population Insee 2011// 02 2018
Rhénanie-
Palatinat
Sarre
GRAND DUCHÉ
DE LUXEMBOURG
HAUTS-DE-FRANCE
BOURGOGNE / FRANCHE-COMTÉ
BELGIQUE
ALLEMAGNE
SUISSE
ÎLE-DE-FRANCE
Coopération transfrontalière
du Grand Est
11. 11exploratoirenovembre 2020
L’Internationale Bauaustellung (IBA) : un outil innovant pour faire d’Alzette-
Belval un territoire transfrontalier exemplaire
L’IBA est un outil allemand reposant sur des concepts créatifs et innovants dans les
domaines de l’architecture, l’urbanisme et du développement territorial. Les IBA visent
notamment à inverser le processus d’aménagement en plaçant les habitants et les usagers
comme décideurs de leur futur.
Pour le territoire d’Alzette-Belval, l’IBA constitue un moyen supplémentaire et unique d’engager
une stratégie de développement opérationnelle et transfrontalière, intégrant aussi bien des
projets communs, que des projets situés de part et d’autre de la frontière.
L’objectif final recherché
pour la future IBA Alzette-
Belval est de positionner le
territoire au plan international
comme un modèle de région
transfrontalière au niveau
du pilotage de projet et de
contribuer à la construction
d’une agglomération
transfrontalière avec ses
habitants.
Développement (ATPED), il s’agit de la seule structure de
ce type sur la frontière franco-belgo-luxembourgeoise.
Qu’il soit à l’initiative de démarches ou dans un rôle de
relais, son champ d’action est assez large (santé, éducation,
mobilité, citoyenneté, développement territorial) et vise à
construire une agglomération transfrontalière pour ses
habitants et s’inscrivant dans les stratégies supérieures.
Son action devrait être complétée par la mise en place
d’une Internationale Bauaustellung (IBA), en cours de
préfiguration (cf. encadré) ;
• A l’échelle des villes, les réseaux Tonicités et
Quattropole : le réseau de villes Tonicités (Luxembourg,
Esch/Alzette, Longwy, Arlon, Thionville et Metz) constitue
une coopération informelle, ayant vocation à définir des
positions communes sur des enjeux et défis stratégiques.
Devant l’augmentation des flux de frontaliers vers le
Luxembourg, son action s’est focalisée sur la thématique
de la mobilité, notamment à travers son soutien au projet
MMUST. Le réseau Quattropole (Luxembourg, Sarrebruck,
Metz, Trèves) a lui pour objectif l’élaboration de stratégies
politiques communes, notamment à travers une « Vision
d’avenir », visant à approfondir la coopération entre les
villes sur différentes thématiques (mobilité, économie,
éducation, culture, tourisme, environnement, etc.).
1.4.2. … mais qui demeure incomplet
Pour autant, si la coopération transfrontalière couvre un
nombre important de thématiques et s’exerce à différentes
échelles territoriales, force est de constater qu’elle demeure
incomplète :
• D’une part, l’ensemble des territoires transfrontaliers
sous l’attraction métropolitaine de Luxembourg ne
sont pas couverts par des systèmes de coopération ;
• D’autre part, la mise en réseau des structures
transfrontalières n’est pas optimale : les 2 réseaux de
villes Tonicités et Quattropole communiquent peu alors
que Metz et Luxembourg font partie des 2 ; les échanges
entre le GECT Alzette-Belval et le réseau Tonicités sont peu
développés, alors que la ville d’Esch-sur-Alzette fait partie
des 2 structures ;
Dans le Nord-lorrain, la coopération transfrontalière
apparaît donc hétérogène, morcelée et à une dimension
géographique pas toujours adaptée aux enjeux : l’échelle de la
Grande Région est trop vaste pour apporter des réponses aux
enjeux et défis transfrontaliers posés par le développement
rapide du Grand-Duché et ceux-ci dépassent le cadre des
coopérations locales actuelles.
Il y a là une échelle intermédiaire à trouver pour
la coopération transfrontalière, celle d’un « Grand
Luxembourg-Ville », associant le Grand-Duché et
l’ensemble des territoires inscrits dans son sillage. Des
structures comme la Mission Opérationnelle Transfrontalière
(MOT), le Pôle Métropolitain Frontalier du Nord-Lorrain
et le Pôle Métropolitain Européen du Sillon Lorrain, entre
autres, sont autant d’acteurs qui pourraient jouer un rôle
dans la construction d’un « Grand Luxembourg-Ville ». Le
photo:ClaudePiscitelli
Le «Grand
Luxembourg-Ville»,
la bonne échelle de
coopération entre
la Grande Région
et les coopérations
locales ?
12. 12 exploratoire n°3 Transfrontalier et crise sanitaire
défi qui est posé, c’est celui de la gestion des effets de la
métropolisation de Luxembourg-Ville et du lien entre un
centre métropolitain, qui s’organise sans sa périphérie, et
sa périphérie, qui s’organise sans son centre, à l’échelle d’un
territoire entrecoupé par des frontières.
BELGIQUE ALLEMAGNE
LUXEMBOURG
THIONVILLE
LUXEMBOURG
TRÈVES
ARLON
PERL
LONGWY
FRANCE
BELGIQUE ALLEMAGNE
LUXEMBOURG
THIONVILLE
LUXEMBOURG
TRÈVES
ARLON
PERL
LONGWY
FRANCE
0 10 20 Km
octobre 2020 - VLK
Taux de frontaliers
en 2017
de 15 à 30 %
de 30 à 50%
plus de 50%
Source : IGSS, calculs AGAPE
STOP
STOP
STOP
STOP
STOP
Le « Grand Luxembourg-Ville » : de la métropole grand-
ducale à la métropole transfrontalière
13. 13exploratoirenovembre 2020
À RETENIR
Le développement du Luxembourg a
incontestablement des effets positifs dont tire
profit le Nord-lorrain (dynamisme démographique et
développement de l’économie résidentielle), mais génère
également des effets néfastes : réseaux de transport
saturés,cadredeviequisedégrade,transfertd’entreprises,
charges de résidence des frontaliers (formation, chômage,
dépendance) pas ou peu compensées par le Luxembourg
(cf. schéma ci-contre).
Le danger à court terme est donc celui d’un
« étouffement » par le Luxembourg du Nord-lorrain,
dont il tire actuellement profit pour soutenir son
développement économique.
Si l’on met de côté les questions de co-développement
et de compensations financières (qui sont néanmoins
essentielles dans une perspective d’équité entre Etats et
entre un centre métropolitain et sa périphérie), la relation
« gagnant-gagnant » actuelle pourrait bien à terme
devenir une relation « perdant-perdant », le Nord-
lorrain ne pouvant plus offrir un cadre de vie suffisamment
attractif pour les futurs travailleurs frontaliers.
La relation actuelle entre le Nord-lorrain et le Luxembourg
s’apparente au final à une addiction réciproque, les
deux territoires ayant besoin l’un de l’autre… et le plus
fragile n’est peut-être pas celui qu’on croit… d’où l’intérêt
(et l’urgence) de construire le « Grand Luxembourg-
Ville » afin d’apporter des réponses aux enjeux et défis
transfrontaliers à la bonne échelle.
La crise sanitaire actuelle est toutefois source
d’enseignements, qui posent des questions
stratégiques majeures pour l’avenir, confirmant que
cela passera nécessairement par des échanges, de la
coordination et une reconnaissance réciproque.
Dépendance
Chômage (75%)
EMPLOYEUR
Impôt sur revenu et
cotisations sociales
Impôts, cotisations
et taxes
Prestations sociales
(maladie, allocations, retraite)
Chômage (25%)
Services
publics
Taxes et impôts locaux
EMPLOYEUR
Impôt sur revenu et
cotisations sociales
Taxes et impôts locaux
Impôts, cotisations
et taxes
Prélèvements
sur les emplois
Prestation financée
par le bénéficiaire
Prestation partiellement
financée par le bénéficiare
Prestation non financée
par le bénéficiare
Dépendance
Prestations sociales
(maladie, allocations,
retraite)
Chômage (100%)
Services publics
EMPLOI
RÉSIDENT
EMPLOI
FRONTALIER
Transfert d’entreprises
Absence de compensation financière
14. 14 exploratoire n°3 Transfrontalier et crise sanitaire
2. LA COOPÉRATION TRANSFRONTALIÈRE À
L’ÉPREUVE DE LA CRISE DU COVID-19
Le pangolin restera malgré lui un des symboles
de la crise sanitaire actuelle : sa faculté à se
replier sur lui-même en cas de danger renvoie
directement au repli sur soi pratiqué par les
Etats, comme première réponse à la crise.
La suite de notre analyse vise à montrer comment
cette « stratégie du pangolin »18
constitue une
menace de premier plan pour le Luxembourg :
celui-ci a rapidement pris la mesure de sa
vulnérabilité face à la fermeture de ses frontières
et obtenu des garanties de la part de ses voisins19
,
dont la France, afin de préserver son économie
et sa capacité à gérer la crise sur son territoire.
Cette recherche de « souveraineté » n’est pas
fondamentalement différente de celle qui anime
le Nord-lorrain, qui revendique depuis longtemps davantage
de solidarité de la part du Luxembourg, ouvrant de nouvelles
perspectives pour la coopération transfrontalière.
2.1. UNE SOLIDARITÉ ENTRE ETATS
MENACÉE PAR UN REPLI SUR SOI
2.1.1. Un réflexe d’auto-défense des Etats en
réponse à une crise de la mondialisation
Dans son article Coronavirus : la mondialisation malade de ses
crises20
, David Djaïz21
montre que les attentats de 2001, la crise
18 David Djaïz, Coronavirus : la mondialisation malade de ses crises, Le Grand Continent,
23/03/2020
19 Paperjam, Le Luxembourg échappe à la fermeture des frontières, 17/03/2020
20 L’article complet est disponible ici : https://legrandcontinent.eu/fr/2020/03/23/
coronavirus-mondialisation-david-djaiz/
21 Directeur de la Stratégie et de la Formation à l’Agence Nationale de la Cohésion des
Territoires (ANCT)
financière de 2008 et la pandémie du Covid-19 partagent
le même schéma et constituent, chacun à leur manière,
une crise de la mondialisation : un événement (attaque
terroriste, choc financier, foyer épidémique) se déclare à un
moment donné dans un point nodal de la mondialisation
(Etats-Unis, Chine) et se propage dans des régions qui
souffrent davantage que les épicentres des effets d’une
crise qu’elles n’ont pas provoquée (la crise sanitaire a été
bien plus meurtrière aux Etats-Unis, au Brésil et en Europe
Occidentale qu’en Chine).
Le caractère mondialisé des échanges a ainsi favorisé la
propagation de l’épidémie de Covid-19, entraînant ainsi
un réflexe d’auto-défense à l’échelle nationale. Les
Etats se sont ainsi repliés sur eux-mêmes, privilégiant une
réponse individuelle : fermeture des frontières, restrictions
de circulation, plan de confinement et de déconfinement,
mesures fiscales et sociales (chômage partiel, allégements et
dérogations fiscaux, plan de relance, etc.).
L’un des premiers enseignements à tirer de la crise
actuelle est donc celui d’un retour, à plus ou moins long
terme, à un repli sur soi des États pour faire face aux
crises.
2.1.2. La crise du Covid-19, un rendez-vous
manqué pour l’Union Européenne et la
Grande Région ?
Lacrisesanitaireactuellearévéléaugrandjouruneimportante
faille de l’Union Européenne : le manque de solidarité de
ses Etats membres, qui se sont révélés incapables de mettre
en place une gestion de crise coordonnée et efficace :
• Une absence de concertation/coordination des Etats,
aboutissant à des décisions unilatérales de fermeture
Un pangolin en posture défensive
Photo:Rachadsanoussi/CCBY-SA4.0
15. 15exploratoirenovembre 2020
des frontières. En Grande Région, au cœur de l’Europe,
ce manque de concertation a donné lieu à une situation
ubuesque :
ƒ la Belgique a rétabli des contrôles aux frontières;
ƒ la France n’a pas officiellement fermé ses frontières mais
mis en place des contrôles pour s’assurer du respect des
mesures de confinement;
ƒ l’Allemagne a fermé physiquement plusieurs points de
passage des frontières, obligeant les frontaliers à faire de
longs détours;
ƒ et seul le Luxembourg a maintenu ses frontières ouvertes ;
• L’Union Européenne ne dispose pas de compétence propre
en matière de santé publique, qui relève des Etats membres,
mais d’une « compétence d’appui », en complément des
politiques nationales, sur des domaines très larges, dont
la surveillance, l’alerte et la lutte contre les menaces
transfrontières graves sur la santé22
. Le rôle de l’UE est
notamment d’encourager la coopération entre les Etats
membres, et plus particulièrement pour « améliorer la
complémentarité des services de santé dans les régions
frontalières ». Pour mettre en œuvre cette compétence
d’appui, l’UE s’est dotée d’un « Programme Santé »
bénéficiant d’une enveloppe de 450 M€ pour la période
2014-2020. Ce programme permet de cofinancer (60 à 80%)
des projets portés par les acteurs de la santé (collectivités
territoriales, associations, ONG, entreprises, universités,
etc.) s’inscrivant dans l’un des 4 objectifs du programme,
dont celui de « protéger les citoyens des menaces
transfrontières graves ». Au vu de la situation générée
par le Covid-19, cette capacité du Programme Santé pose
question…
Après la crise financière de 2008 et la crise migratoire, la
crise du Covid-19 risque bien de renforcer encore un peu
plus les euroscepticismes. La réponse de l’UE à la crise
économique sera donc déterminante pour restaurer le
« sentiment européen » et mobilisera des moyens financiers
considérables, à l’image du plan de relance de 750 Mds€
actuellement en cours de négociation.
22 Source : article 168 du Traité sur le Fonctionnement de l’UE
En Grande Région, après 25 ans de libre circulation, les
populations ont vu réapparaître des frontières dont elles
s’affranchissaient au quotidien (consommation, loisirs,
travail, famille, etc.), générant parfois de l’incompréhension23
.
Malgré sa réputation de « laboratoire de l’Europe » la Grande
Région s’est bien malgré elle révélée impuissante face au
rétablissement des frontières et a été peu, voire pas prise
en compte dans la gestion de la crise24
. Ainsi, la réouverture
progressive des points de passage aux frontières allemandes
est davantage liée à des accords bilatéraux entre l’Allemagne
et ses voisins qu’à une action concertée et coordonnée de la
Grande Région.
Au final, les accords bilatéraux d’Etat à Etat ont pris le
pas sur les coopérations multilatérales comme l’Union
Européenne et plus localement la Grande Région. Ce sont
ces accords bilatéraux qui ont fonctionné, assurant un
fonctionnement minimum des espaces transfrontaliers,
notamment pour le Luxembourg, dont l’ouverture des
frontières est vitale pour son économie.
23 Cf. RTL.lu, La fermeture des frontières mal vécue en Grande Région, 5 juin 2020
24 Cf. Luxemburger Wort, La Grande Région, victime collatérale du coronavirus ? 22 avril
2020
La crise sanitaire
marque le retour
de la question de
la souveraineté
face aux crises :
un rendez-vous
manqué pour l’Union
Européenne et la
Grande Région
16. 16 exploratoire n°3 Transfrontalier et crise sanitaire
2.2. LA POROSITÉ DE LA FRONTIÈRE, UN
ENJEU VITAL POUR LE GRAND-DUCHÉ
2.2.1. Les contrôles aux frontières, un surcoût
pour l’économie luxembourgeoise
En 2019, les bouchons ont coûté 1,4 Md€ à l’économie
luxembourgeoise (perte de productivité, retards de livraison,
pollution, impacts sanitaires, etc.)25
pour 440 000 emplois,
soit environ 630M€ pour l’ensemble des frontaliers.
En 2015, les attentats de Paris ont entraîné
un retour des contrôles à la frontière franco-
luxembourgeoise,amplifiantlesbouchonsetdonc,
le surcoût pour l’économie luxembourgeoise.
En prenant l’hypothèse d’un temps de trajet
rallongé de 60 à 70% (congestion moyenne à
Luxembourg-Ville aux heures de pointe), on
peut estimer que des contrôles renforcés
permanents et généralisés aux frontières du
Grand-Duché auraient généré un surcoût de
390 à 460 M€ en 2020, dont 210 à 240 M€ pour
le seul versant français26
.
Cette estimation, si elle reste très théorique,
montre que le degré de porosité de la frontière
a des répercussions quasi-immédiates sur l’économie
luxembourgeoise et qu’une fermeture de la frontière aurait
des répercussions considérables.
2.2.2. La fermeture brutale des frontières, une
catastrophe pour le Grand-Duché et les
frontaliers
Si l’hypothèse d’une fermeture des frontières paraissait
improbable il y a 20 ans au lancement de l’euro, ce n’est plus
le cas aujourd’hui : depuis 5 ans, l’enchaînement des crises
25 Source : Luxemburger Wort, Les bouchons coûtent 1,4 milliard d’euros au pays,
04/12/2019
26 Source : calculs Agape
(attentats de Paris et Bruxelles, crise migratoire de 2015, crise
sanitaire du Covid-19) a remis la question de la maîtrise
des frontières au cœur des préoccupations des Etats.
Avec 200 000 frontaliers, dont plus de 100 000 viennent de
France, cette question revêt une importance cruciale pour le
Luxembourg et la crise sanitaire du Covid-19 l’a rappelé.
Taux de frontaliers par branche d’activité
au Luxembourg en 201927
Branche d’activité
Emploi
2019
Fron-
taliers
Taux de
fron-
taliers (%)
Industrie manufacturière 32 060 21 230 66,2
Commerce, réparation
d’automobiles et de motocycles
51 040 29 380 57,6
Activités de services administratifs
et de soutien
32 760 18 500 56,5
Construction 46 270 25 710 55,6
Activités spécialisées, scientifiques
et techniques
39 830 20 010 50,2
Activités financières et d’assurance 49 340 23 680 48,0
Transports et entreposage 30 310 14 320 47,2
Hébergement et restauration 20 400 7 590 37,2
Santé humaine et action sociale 39 850 14 500 36,4
Autres activités de services 6 650 2 210 33,2
Ménages employeurs/producteurs
de biens et services
6 040 800 13,2
Administration publique 45 930 2 480 5,4
Autres branches 5 000 emplois 18 480 5 800 31,4
Emploi total Luxembourg 439 780 197 000 44,8
0 – 10%
Dépendance faible aux
frontaliers
25 – 50%
Dépendance forte aux
frontaliers
10 - 25%
Dépendance modérée
aux frontaliers
50%
Dépendance complète
aux frontaliers
27 Source : IGSS, calculs Agape
Une crise sanitaire
qui révèle l’extrême
dépendance du
Luxembourg
au maintien de
frontières ouvertes
avec ses voisins.
Photo:FreepikPhoto:Freepik
17. 17exploratoirenovembre 2020
La structure de l’emploi luxembourgeois montre une forte
dépendance aux frontaliers : en 2019, hormis l’administration
publique et les activités des ménages employeurs, les
principales branches d’activités au Luxembourg ( 5 000
emplois) affichent un taux de frontaliers supérieur à 30% :
• Parmi elles, 5 branches d’activités, (25% des emplois), sont
complètement dépendantes de l’emploi frontalier, qui
représente50à70%deseffectifs :l’industriemanufacturière,
le commerce, les services administratifs et de soutien,
la construction, les activités spécialisées, scientifiques et
techniques ;
• Les autres branches d’activité, qui comptent 30 à 50%
d’emplois frontaliers, peuvent être dépendantes sur
certains secteurs d’activité : c’est notamment le cas de
l’entreposage, la programmation informatique, la collecte
et le traitement des déchets (60 à 70% de frontaliers), mais
aussi l’assurance, l’édition ou les services financiers (50 à
60% de frontaliers). Certaines professions, notamment dans
le secteur de la santé, sont également particulièrement
concernées : si le secteur de la santé et de l’action sociale
compte 36% de frontaliers, ce taux peut dépasser 50% pour
les aides-soignants ou les infirmières en milieu hospitalier.
L’hypothèse d’une fermeture brutale des frontières
aurait donc des conséquences graves et quasi-
immédiates pour le Luxembourg : privés de près de la
moitié de leur main-d’œuvre, des pans entiers de l’économie
(industrie, construction, commerce, services aux entreprises)
ne pourraient plus fonctionner et dans certaines branches
(finance, transport, horeca, santé), le fonctionnement serait
très perturbé.
Mais l’hypothèse d’une fermeture brutale des frontières avec
le Luxembourg aurait également des conséquences graves à
plus long terme sur les territoires frontaliers, comparables
à ce que le Nord-lorrain a vécu avec la disparition de la
sidérurgie : baisse démographique, fermeture de commerces,
chute du marché immobilier...
2.2.3. Des finances publiques dépendantes de
la contribution des frontaliers
Au-delà de la sphère économique, une fermeture brutale
de la frontière mettrait également en péril l’ensemble du
modèle social luxembourgeois, puisque les frontaliers ne
contribueraient plus au budget de l’Etat luxembourgeois.
Pour le seul versant français, la contribution annuelle des
frontaliers (sur la base de 23,4% des actifs) aux finances
publiques luxembourgeoises peut être estimée à :
• 1,56 Md€ au budget de l’Etat (l’impôt sur le revenu, les
pensions et les sociétés, les taxes et accises sur les produits
pétroliers, le tabac, la balance des cotisations sociales),
soit environ 15 500€/frontalier et par an. En 2017, cette
contribution représentait 10% du budget total de l’Etat
luxembourgeois (15 Mds€) ;
• 70,5 M€ au titre de l’assurance dépendance ;
• 55,7 M€ au titre du Fonds pour l’Emploi.
En 2018, l’ensemble des frontaliers ont généré un excédent
de cotisations sociales de 211M€ pour les finances publiques
luxembourgeoises. C’est peut-être cette contribution qui
a permis, au moins en partie, au Luxembourg d’être aussi
efficace dans la lutte contre l’épidémie, lui permettant de
mobiliser rapidement les moyens de mettre en œuvre
une stratégie de dépistage massive (40 M€) et d’assurer la
distribution de 10 millions de masques (70 M€) à sa population
et aux frontaliers…
Photos:Freepik
18. 18 exploratoire n°3 Transfrontalier et crise sanitaire
2.3. UNE SOLIDARITÉ FRANCO-
LUXEMBOURGEOISE FACE À LA
CRISE…
Dans un contexte international et européen de fermeture
des frontières et de compétition, parfois féroce, entre
Etats sur le matériel médical, la France et le Luxembourg ont
su maintenir un dialogue d’Etat à Etat, afin de limiter les effets
néfastes pour les deux pays de la fermeture des frontières
et du confinement. Si certains choix opérés se sont traduits
par un effet « gagnant-gagnant », d’autres l’ont été beaucoup
moins…
2.3.1. Une coopération sanitaire renforcée
Dès les premiers jours de confinement, la France et le
Luxembourg ont su renforcer leur coopération sanitaire,
dans une logique profitable aux deux pays :
• Le Luxembourg a répondu favorablement aux
sollicitations de l’ARS Grand Est, dans le cadre
d’une stratégie de transferts de patients visant
à soulager les hôpitaux de la région : entre le
18 mars et le 5 avril, 324 patients ont ainsi été
transférés depuis le Grand Est, dont 178 vers
l’étranger (11 vers le Luxembourg) ;
• La France a donné des garanties au
Luxembourg afin que celui-ci puisse faire
face à l’épidémie. Ces garanties portent sur le
maintien d’une frontière ouverte pour le
personnel soignant frontalier et l’absence de
son éventuelle réquisition par la France.
Par ailleurs, la stratégie de dépistage massif du
Luxembourg, en portant sur la population et
la main-d’œuvre, donc les frontaliers, a permis d’assurer
indirectement le dépistage d’une partie de la population du
Nord-lorrain : dans l’hypothèse où les 80 000 frontaliers du
Nord-lorrain ont été dépistés, c’est presque 1 habitant du
Nord-lorrain sur 5 qui a été dépisté par l’intermédiaire du
système de santé luxembourgeois.
2.3.2. La solidarité économique avec le
Luxembourg, calcul gagnant à terme
pour le Nord-lorrain
Au-delà de la coopération sanitaire, la France a également fait
preuve de solidarité économique avec le Luxembourg :
• Dèslespremiersjoursduconfinementetdelafermeturedes
frontières, le Luxembourg a rapidement obtenu de la France
de maintenir la frontière ouverte pour les travailleurs
frontaliers, afin de permettre le fonctionnement de son
économie et des secteurs essentiels comme celui de la
santé ;
• La France a accordé une dérogation au régime
d’imposition du télétravail des frontaliers : depuis le
14 mars, les jours télétravaillés ne sont pas pris en compte
dans le calcul des 29 jours autorisés par la convention
fiscale franco-luxembourgeoise. S’il s’agit d’une mesure
avant tout sanitaire en vue de limiter la propagation de
l’épidémie de part et d’autre de la frontière, cette mesure
n’en reste pas moins un cadeau fiscal fait au Grand-Duché,
lui permettant de maintenir ses rentrées fiscales. En effet,
dans les faits, rien n’empêche un frontalier de télétravailler
plus de 29 jours, seul le régime d’imposition change. Les
seules limites sont l’accord de l’entreprise et le plafond
social européen (25% du temps de travail).
La combinaison de ces mesures contribue en partie à mettre
en place les conditions d’un redémarrage plus rapide de
l’économie luxembourgeoise. En maintenant la frontière
ouverte pour les frontaliers et en favorisant le télétravail, de
nombreuses entreprises au Luxembourg ont pu poursuivre
leur activité, évitant des destructions d’emploi encore plus
importantes, dont l’indemnisation aurait forcément pesé sur
les finances publiques françaises (cf. partie 1).
En accordant une dérogation fiscale sur le télétravail, la France
se prive certes de ressources fiscales, mais elle contribue
indirectement à une relance plus rapide de l’économie
luxembourgeoise. Au vu de la structure de l’emploi au
Luxembourg, un redémarrage rapide de l’économie aura
inévitablement des retombées positives sur le Nord-
lorrain et inversement, le Nord-lorrain contribuera de
manière significative au redémarrage de l’économie
Voir l’article du Quotidien.lu
Luxembourg : vers une
réquisition du personnel
de santé en Lorraine ?
par Hubert Gamelon,
19 mars 2020
Centre hospitalier de Luxembourg
Photo:Bdx/CCBY-SA4.0
Un dialogue et une
solidarité face à
la crise des deux
Etats...
19. 19exploratoirenovembre 2020
luxembourgeoise : traditionnellement, l’intérim bénéficie le
premier de la reprise d’activité après une crise économique.
Or, au Luxembourg, 60% des intérimaires sont des
frontaliers français…
2.3.3. La fermeture de la frontière : des
gagnants… et des perdants
Si la France et le Luxembourg sont parvenus à trouver des
accords pour rendre la fermeture de la frontière la moins
pénible possible, celle-ci n’en est pas moins réelle : les
restrictions de circulation en France ont grandement
freiné les échanges et il n’a pas toujours été possible de
trouver des accords « gagnant-gagnant » des deux côtés de
la frontière.
D’un point de vue de la consommation, la fermeture de la
frontière a eu un effet « gagnant-perdant », favorisant tantôt
l’un ou l’autre côté de la frontière. Les commerces frontaliers
qui ont pu maintenir une activité ont ainsi perdu leur
clientèle transfrontalière, au profit d’une consommation
« nationale » :
• La fermeture des frontières a par exemple privé Auchan
Mont-Saint-Martindesaclientèlebelgeetluxembourgeoise ;
• Côtéluxembourgeois,onobserve unemiseentreparenthèse
du « tourisme à la pompe » : d’après le Groupement Pétrolier
Luxembourgeois, l’épidémie de Covid-19 a entraîné une
baisse des ventes de carburant de l’ordre de 80 à 90% dans
les stations-services frontalières, générant un manque à
gagner fiscal pour l’Etat luxembourgeois ;
• A l’inverse, les buralistes frontaliers côté français
ont vu leurs ventes progresser de manière
significative, jusqu’à +30% dans le secteur de
Thionville.
2.4 … QUI PLAIDE POUR UN AUTRE
DIALOGUE ENTRE LE LUXEMBOURG
ET LE NORD-LORRAIN
La crise sanitaire actuelle a montré que les négociations
de part et d’autre de la frontière sont une réussite quand
elles sont menées d’État à État, dans une logique de bon
sens. La considération mutuelle des États a permis de faire
face à une crise inédite et les concessions acceptées par l’un
ou l’autre auront probablement plus d’impacts positifs que
négatifs : à l’échelle du Nord-lorrain, la France a tout intérêt
à contribuer à une reprise rapide de l’activité économique au
Luxembourg… et sans coopération et accords avec les États
dans lesquels il puise sa main-d’œuvre, le Luxembourg
n’a plus la maîtrise d’une grande partie de son économie.
La crise sanitaire et le confinement qu’elle a entraîné
montrent donc que cette solidarité est vitale, tant pour
le Luxembourg que pour le Nord-lorrain. A ce titre, il
est essentiel que la France garantisse au Luxembourg une
frontière ouverte en période de crise, d’autant qu’elles
se multiplient (pandémie, terrorisme…), compte tenu des
retombéesmajeuressurlequotidiendenombreuxfrontaliers.
Ce besoin de solidarité n’est finalement pas tellement
différent de celui qui anime depuis de nombreuses
années, hors crises, les territoires Nord-lorrains dans leur
recherche d’équilibrage économique et fiscal avec leur voisin
luxembourgeois.
Si la réponse apportée par la France au Luxembourg durant
cette crise avait été la même que celle apportée depuis
plusieurs années par le Luxembourg aux territoires Nord-
lorrains (celle d’une solidarité au compte-goutte au gré de
ses intérêts), le résultat aurait été catastrophique pour le
Luxembourg et le Nord-lorrain.
Bien au contraire, la qualité du dialogue franco-
luxembourgeois et la solidarité affichée entre les deux
États durant cette crise plaident désormais pour un
changement de posture du Grand-Duché à l’égard du
Nord-lorrain : alors que la Belgique est toujours en attente
du versement de 91 M€ au titre du fonds Reynders depuis le
Voir l’article d’Actu.fr Grand Est
Depuis le début du confinement, la vente de tabac
a explosé en France
par Nicolas ZAUGRA, 3 avril 2020
Photo:AGAPE
... qui appelle un
même niveau de
dialogue et de
solidarité à l’échelle
locale.
20. 20 exploratoire n°3 Transfrontalier et crise sanitaire
mois de mars28
, il a finalement tout intérêt à accorder plus
de considération aux demandes des territoires Nord-lorrains
en leur permettant de garder une certaine maîtrise de leur
développement. Car au vu des interdépendances toujours
plus fortes entre les territoires frontaliers, contribuer
au développement du Nord-lorrain… c’est contribuer au
développement du Grand-Duché.
28 Cf. Paperjam, Le Covid freine le versement de 91 millions à la Belgique, article du
29/07/2020
À RETENIR
La crise sanitaire a entraîné un repli sur soi généralisé des Etats, désastreux en terme d’image pour la
construction européenne et la coopération transfrontalière. L’épidémie de Covid-19 a également révélé que la capacité
du Luxembourg à encaisser la crise est fortement liée aux accords et à la coopération avec ses voisins, tant son
économie est dépendante d’une frontière ouverte.
Néanmoins, la crise sanitaire a également montré que si la coopération multilatérale des Etats a été fortement malmenée,
la capacité de dialogue bilatérale entre les Etats a en revanche bien fonctionné. Entre la France et le Luxembourg,
la qualité du dialogue a permis notamment de garantir le fonctionnement de l’économie luxembourgeoise, de permettre
aux 2 pays de faire face à la crise sanitaire (transfert de patients, non-réquisition de personnel soignant, dépistage des
frontaliers) et de donner des garanties de reprise de l’activité au Luxembourg.
Mais si le Luxembourg a obtenu rapidement des avancées avec la France lui permettant de préserver une « souveraineté
économique », les négociations financières entre le Luxembourg et le Nord-lorrain, qui cherche une plus grande marge de
manœuvre pour son développement et s’apparente, toutes proportions gardées, à la même recherche de « souveraineté »,
sont bloquées...
Ce parallèle entre le dialogue France/Luxembourg et Luxembourg/Nord-lorrain, plaide pour une meilleure compréhension
des besoins du Nord-lorrain et une plus grande considération de la part du Grand-Duché. Un meilleur dialogue entre
le Luxembourg et le Nord-lorrain permettrait sans doute d’envisager la construction d’un espace transfrontalier plus
solidaire et plus vertueux.
Dans son discours sur l’Etat de la Nation le 14 octobre 2020, le
PremierMinistreluxembourgeoisXavierBettelneditpasautre
chose : « tout seuls, nous ne sommes plus à même de surmonter
des crises. […] Il faut que nous soyons plus reconnaissants dans
ce domaine. Ceci concerne notamment les accords avec nos pays
voisins dans les domaines de la fiscalité et de la sécurité sociale
pour les salariés frontaliers. »
21. 21exploratoirenovembre 2020
La crise sanitaire actuelle et le confinement des populations
qu’elle a entraîné a mis en évidence de nombreux aspects :
dépendance aux circuits d’importation, baisse de la pollution,
nouveaux modes d’organisation du travail, initiatives
solidaires, etc.
L’ensemble de ces aspects soulève de nombreuses questions,
notamment sur nos modèles de développement, à l’échelle
mondiale, transfrontalière ou locale. Indirectement, c’est
l’ensemble de nos stratégies de développement territoriales
qui sont réinterrogées et en ce qui nous concerne, celle du
Grand Luxembourg-Ville…
Cette dernière partie vise, non pas à apporter des réponses
à ces questions, mais à mettre en perspective certains
aspects marquants de cette crise au regard des enjeux de co-
développement entre le Luxembourg et le Nord-lorrain.
3.1. UN MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT
À RÉINTERROGER
3.1.1. Une expérimentation à grande échelle du
télétravail : près de 40% des actifs dans le
Nord-lorrain
Mesure phare des politiques de confinement, le télétravail a
été encouragé dans de nombreux Etats : en France la part de
salariés est passée de 3% avant la crise sanitaire (en 2017) à
25% fin mars. Selon une enquête de la DARES (Ministère du
Travail)29
, le télétravail a ainsi été déployé massivement dans
tous les secteurs d’activité économique (cf. tableau ci-après).
29 DARES, enquête Acemo Covid, avril 2020
Poids du télétravail dans l’économie française
avant et pendant le confinement
Secteur d’activité
Part des salariés (%) en télétravail
Avant le confinement
Pendant le
confinement
Fab. aliments, boiss. prdts base tabac 1,9 11,8
Fab. éq. élec., électr., inf. machines 3,1 36,6
Fabrication de matériels de transport 2,8 22,6
Fabrication autres produits industriels 3,0 18,5
Extr., énerg., eau, gestn déch. dépol. 5,7 29,7
Construction 1,6 11,7
Commerce ; répar. automobile motocycle 2,8 15,4
Transports et entreposage 1,2 12,6
Hébergement et restauration 0,5 5,8
Information et communication 13,5 63,1
Activités financières et d’assurance 5,9 55,3
Activités immobilières 3,0 41,5
Ac. spé., sci. tec., svces adm. stn 4,5 38,2
Admin. pub., enseign., santé act. soc. 2,3 21,5
Autres activités de services 1,0 28,9
Au Luxembourg et en Belgique, le télétravail était davantage
développé avant l’épidémie. Ces pays ont atteint, au plus fort
du confinement, des taux de télétravail parmi les plus élevés
de l’UE : 62% en Belgique et 60% au Luxembourg (53% pour
les frontaliers français30
). En revanche, l’Allemagne présente
une situation similaire à la France, avec un taux de télétravail
passé de 4% à 27% pendant l’épidémie.
30 Source : hypothèses et calculs AGAPE d’après les données du STATEC
3. UN ESPACE TRANSFRONTALIER À RÉINVENTER
22. 22 exploratoire n°3 Transfrontalier et crise sanitaire
En appliquant les taux de télétravail disponibles à la structure
de l’emploi Nord-lorrain et aux flux de travailleurs frontaliers,
on peut estimer que le déploiement du télétravail dans le
Nord-lorrain a concerné environ 67 200 actifs, soit 37%
des actifs occupés : 43 400 frontaliers vers le Luxembourg,
20 700 actifs travaillant en France et 3 100 frontaliers vers
la Belgique et l’Allemagne. Sur la base d’un aller-retour entre
le domicile et le lieu de travail, ce sont près de 144 000
déplacements quotidiens qui ont été évités à l’échelle du
Nord-lorrain pendant le confinement, soit 10% de l’ensemble
des déplacements31
.
3.1.2. Des effets environnementaux positifs à
pérenniser
Les mesures prises par les différents gouvernements ont
provoqué, pratiquement du jour au lendemain, de profonds
bouleversements dans nos habitudes et nos modes de vie qui
n’ont pas été sans conséquences sur notre environnement.
Associé à d’autres mesures (chômage partiel, congés,
droit de retrait), le télétravail a contribué, en réduisant les
déplacements domicile-travail, à une baisse des émissions
31 Source : calculs Agape, d’après les résultats de l’Enquête Déplacements Villes Moyenne
(EDVM)
de Gaz à Effet de Serre (GES) : pendant le confinement, les
émissions de CO2
ont baissé de 34%32
. Le ralentissement de
l’activité économique et les restrictions de déplacements ont
également entraîné une baisse de la pollution atmosphérique,
responsable chaque année de 48 000 décès en France. Le
Centre for Research on Energy and Clean Air (CREA) estime
que la baisse de la pollution a évité 11 000 décès en Europe
en un seul mois de confinement, dont 1 200 en France.
Plus localement, la généralisation du télétravail et les
restrictions de déplacement ont également contribué à
l’amélioration de la qualité de l’air, notamment concernant les
oxydes d’azote (NOx), émis par le trafic routier : les mesures
effectuées montrent ainsi une baisse de la concentration
en dioxyde d’azote (NO2
) de 54% aux abords de l’A31 entre
Metz et Thionville et de plus de 30% au Luxembourg.
L’impact environnemental de la crise sanitaire du Covid-19,
à travers les politiques de confinement qui ont suivi, nous
montre, partout dans le monde, le coût environnemental
(pollution, bruit, perte de biodiversité) et humain (11 000
morts par mois en Europe) de notre mode de vie et de
notre modèle de développement depuis des décennies.
Il apparaît urgent et indispensable de faire en sorte que
les effets positifs sur l’environnement mesurés pendant
le confinement deviennent permanents, nous obligeant à
repenser l’organisation de notre espace transfrontalier,
dont le télétravail pourrait en être un des leviers.
3.2. LE TÉLÉTRAVAIL, ÉLÉMENT
CENTRAL D’UN AUTRE MODÈLE
DE DÉVELOPPEMENT POUR LE
« GRAND LUXEMBOURG-VILLE »
La position affichée du Grand-Duché de développer le
télétravail de manière importante (dans la limite de ce
que permet le droit social européen, soit 25% du temps de
travail) pourrait donner le coup d’envoi d’une mutation
de grande ampleur dans l’ensemble du territoire
32 Source : Université d’East Anglia
La baisse de la pollution
pendant l’épidémie :
l’exemple des concentrations
en dioxyde d’azote (NO2
)
Source : Agence Spatiale Européenne (ESA)
La crise sanitaire
laisse entrevoir des
mutations profondes
dont le télétravail
pourrait être l’un des
éléments centraux.
23. 23exploratoirenovembre 2020
transfrontalier. En effet, tous les sondages d’opinion réalisés
en France, en Belgique ou au Luxembourg aboutissent aux
mêmes conclusions : la plupart des salariés souhaitent
que le télétravail soit étendu. Une nouvelle convention sur
le télétravail est actuellement en cours de négociation entre
les partenaires sociaux au Luxembourg, pour davantage tenir
compte de ce mode d’organisation du travail Quel serait
dès lors, le visage du Nord-lorrain si le télétravail était
déployé massivement de part et d’autre de la frontière ?
3.2.1. Un mode de travail sous-utilisé à l’heure
actuelle dans le Nord-lorrain
A partir des sources de données disponibles, il est possible
d’estimer la part des actifs en télétravail, par secteur d’activité
résidant dans le Nord-lorrain avant la crise sanitaire du
Covid-19 :
A l’échelle du Nord-lorrain, le télétravail était très peu
développé avant la crise sanitaire et concernait 6% des
actifs travaillant ou résidant dans le Nord-lorrain, soit
8 700 personnes, essentiellement des frontaliers : 80% des
télétravailleurs étaient des frontaliers.
Pourtant, avec la crise du Covid-19 et les mesures de
confinement, les entreprises, qu’elles soient belges,
françaises, allemandes ou luxembourgeoises, ont déployé,
pratiquement du jour au lendemain, massivement le
télétravail : 25% en France, 27% en Allemagne, 60% au
Luxembourg et 62% en Belgique. Il existe donc bel et bien
un potentiel de développement important du télétravail, que
nous avons tenté d’estimer à l’échelle du Nord-lorrain.
Estimation du volume de télétravailleurs dans le Nord-lorrain
avant la crise du Covid-19
Secteur d’activité Effectifs
Part (%) du
télétravail avant
l’épidémie
Estimation du
nombre de
télétravailleurs
Ac. spé., sci. tec., svces adm. stn 6 991 4,5 315
Activités financières et d’assurance 1 469 5,9 87
Activités immobilières 474 3,0 14
Admin. pub., enseign., santé act. soc. 11 059 2,3 254
Autres activités de services 2 880 1,0 29
Commerce ; répar. automobile motocycle 12 395 2,8 347
Construction 4 133 1,6 66
Extr., énerg., eau, gestn déch. dépol. 2 912 5,7 166
Fab. aliments, boiss. prdts base tabac 1 148 1,9 22
Fab. éq. élec., électr., inf. machines 1 176 3,1 36
Fabrication autres produits industriels 7 411 3,0 222
Fabrication de matériels de transport 4 292 2,8 120
Hébergement et restauration 3 410 0,5 17
Information et communication 474 13,5 64
Transports et entreposage 3 824 1,2 46
Emploi local dans le Nord-lorrain 64 048 2,8 1 806
Frontaliers vers Luxembourg 82 000 7,4 6 068
Frontaliers vers Belgique 4 500 17,0 765
Frontaliers vers Allemagne 1 100 4,0 44
Total frontaliers résidant dans le Nord-lorrain 87 600 7,9 6 877
Total emploi local + frontaliers Nord-lorrain 151 648 5,7 8 683
Source : DARES, LISER, veille presse, calculs AGAPE
24. 24 exploratoire n°3 Transfrontalier et crise sanitaire
3.2.2. Le déploiement du télétravail dans le
Nord-lorrain : un potentiel minimum de
30 000 télétravailleurs ?
Pour estimer le potentiel de télétravailleurs dans le Nord-
lorrain, nous avons exploité deux sources de données, qui
fournissent des informations assez fines :
• L’enquête ACEMO-Covid de la DARES, qui donne des
indications sur la part des salariés en télétravail par secteur
d’activité en France ;
• Des données sur le télétravail au Luxembourg pendant
l’épidémie, transmises par le STATEC.
Les taux de télétravail issus de ces 2 enquêtes étant
suffisamment contrastés, nous avons appuyé nos simulations
sur les données de la DARES pour construire une « hypothèse
basse » et celles du STATEC pour construire une hypothèse
« haute ». En l’absence de données détaillées sur le télétravail
en Belgique et en Allemagne, nous avons retenu le taux
observé pendant le Covid-19 pour les frontaliers vers ces pays.
Ces premières estimations révèlent un potentiel de
télétravail considérable dans le Nord-lorrain : en
appliquant les taux de télétravail par secteur mesurés par la
DARES au tissu économique du Nord-lorrain et aux frontaliers
y résidant, on peut estimer qu’il existe a minima un potentiel
de 30 000 télétravailleurs supplémentaires dans le Nord-
lorrain : 12 000 travaillant dans le Nord-lorrain et 18 000
frontaliers. Au total, avec 39 000 actifs en télétravail, ce serait
22% des emplois du Nord-lorrain et 28% des frontaliers
qui pourraient être concernés.
Dans un scénario plus ambitieux, en appliquant les taux
de télétravail par secteur mesurés par le STATEC, on obtient
un potentiel encore plus important : le potentiel pourrait
atteindre 69 000 télétravailleurs supplémentaires, dont
29 000 dans le Nord-lorrain, pour un total de près de 78 000
télétravailleurs. Dans un tel scénario, 49% des emplois du
Nord-lorrain et 53% des frontaliers basculeraient dans le
télétravail.
Indépendamment du scénario retenu, 4 secteurs d’activité du
Nord-lorrain affichent un potentiel de télétravail important :
Estimation des potentialités de télétravail dans le Nord-lorrain
Secteur d’activité
Nombre de télétravailleurs
Potentiel de télétravailleurs
supplémentaires
Avant
l’épidémie
Hypothèse
basse
Hypothèse
haute
Hypothèse
basse
Hypothèse
haute
Ac. spé., sci. tec., svces adm. stn 315 2 671 4 139 2 356 3 824
Activités financières et d’assurance 87 812 1 114 726 1 027
Activités immobilières 14 197 281 182 266
Admin. pub., enseign., santé act. soc. 254 2 378 6 171 2 123 5 917
Autres activités de services 29 832 1 705 804 1 676
Commerce ; répar. automobile
motocycle
347 1 909 4 722 1 562 4 375
Construction 66 484 1 558 417 1 492
Extr., énerg., eau, gestn déch. dépol. 166 865 1 374 699 1 208
Fab. aliments, boiss. prdts base tabac 22 135 542 114 520
Fab. éq. élec., électr., inf. machines 36 430 555 394 519
Fabrication autres produits industriels 222 1 371 3 498 1 149 3 276
Fabrication de matériels de transport 120 970 2 026 850 1 906
Hébergement et restauration 17 198 934 181 917
Information et communication 64 299 281 235 217
Transports et entreposage 46 482 2 264 436 2 218
Emploi local dans le Nord-lorrain 1 806 14 032 31 163 12 227 29 358
Frontaliers vers Luxembourg 6068 21 566 43 460 15 498 37 392
Frontaliers vers Belgique 765 2 790 2 790 2 025 2 025
Frontaliers vers Allemagne 44 297 297 253 253
Total frontaliers résidant dans le
Nord-lorrain
6 877 24 653 46 547 17 776 39 670
Total emploi local + frontaliers Nord-
Lorrain
8 683 38 685 77 710 30 003 69 028
Sources : DARES, STATEC, LISER, hypothèses et calculs AGAPE
25. 25exploratoirenovembre 2020
l’ensemble des activités industrielles, les activités spécialisées/
scientifiques/techniques et les services administratifs/de
soutien, l’administration publique/enseignement/santé-
action sociale et les activités de commerce/réparation
automobile.
Sur la base d’un aller-retour, un tel déploiement du
télétravail dans le Nord-lorrain générerait 60 000 à 140 000
déplacements quotidiens domicile-travail de moins dans
tout le Nord-lorrain, aussi bien en flux internes qu’en flux
sortants vers les pays frontaliers. Une telle baisse aurait
indubitablement des effets sur le cadre de vie, mais poserait
à nos territoires d’autres enjeux et défis que ceux que nous
connaissons actuellement.
3.3. À NOUVEAU MODÈLE DE
DÉVELOPPEMENT, NOUVEAUX
ENJEUX
3.3.1. Le télétravail, un élément à part entière
du système de mobilité (transfrontalière)
Dans le contexte actuel, la mobilité a été mise à l’arrêt presque
partout dans le monde, entraînant un bouleversement
complet des systèmes et valeurs associées aux déplacements :
• Une expérimentation massive du télétravail : les
employeurs, parfois réticents, se rendent compte que
le télétravail fonctionne et que de nombreux salariés
souhaitent que ce mode de travail soit développé bien
au-delà de la crise sanitaire (droit au télétravail, levée des
règles fiscales), d’autant que le potentiel est réel à l’échelle
du Nord-lorrain (+30 000 à +69 000 places). De ce point de
vue, la crise sanitaire a été un véritable révélateur des effets
de ce mode de travail sur la mobilité ;
• Un avenir incertain pour les transports en commun : la
distanciation sociale est quasiment impossible à appliquer
en matière de covoiturage et de transports en commun.
La nécessité de l’appliquer risque donc d’entraîner une
réduction de l’offre de transports en commun et un
report massif vers la voiture individuelle, aggravant
les problématiques d’embouteillages et de pollution,
notamment aux heures de pointe. C’est d’ailleurs ce qu’on
observe déjà dans la Région Grand-Est, la fréquentation des
TER ayant baissé de 50% par rapport à la normale durant
l’été 2020. Outre la question de la distanciation sociale, la
crise sanitaire actuelle et la crise économique à venir ont
et auront des impacts financiers considérables pour les
Autorités Organisatrices de Mobilité (baisse de recettes
faute d’utilisateurs et de réduction de l’offre, perte de
Versement Mobilité)
• Des incertitudes sur les investissements futurs : la
crise sanitaire actuelle et la crise économique à venir vont
instaurer un climat financier tendu pour les autorités
nationales qui financent les infrastructures. La crise de 2008
avait déjà provoqué des arbitrages financiers, y compris au
Luxembourg (report de la réalisation du doublement du
tronçon ferroviaire Rodange-frontière française). Dans le
contexte qui s’annonce, de nouveaux arbitrages financiers
concernant les projets d’infrastructures sont à craindre.
Par ailleurs, les politiques de confinement ont montré que
si les populations ne se déplacent plus, elles continuent de
faire se déplacer des marchandises nécessaires à leur vie
quotidienne. Cette crise ne concerne donc pas seulement
la mobilité individuelle, mais également le transport de
marchandises : c’est bien l’ensemble du système de
mobilité qui a été remis en question par l’épidémie du
Covid-19.
Qu’il s’agisse des mobilités du quotidien ou des flux longue
distance, la crise sanitaire a réduit, modifié notre façon de
nous déplacer, mettant ainsi en avant le coût sanitaire
et environnemental de notre mobilité. Si de nombreuses
craintes et incertitudes pèsent dans un avenir proche sur les
réseaux de transport, cette crise est également l’occasion
de réinventer nos mobilités : si l’on déploie massivement
le télétravail, le report modal des transports en commun
vers la voiture individuelle ne serait pas aussi massif
qu’on peut le craindre. En réduisant nos besoins de
déplacements, le télétravail contribuerait inévitablement
à réduire les besoins en investissements dans les
infrastructures.
Demain, 30 000
à 69 000
télétravailleurs
supplémentaires
dans le Nord-lorrain ?
26. 26 exploratoire n°3 Transfrontalier et crise sanitaire
C’est en tous cas ce qu’un développement conséquent du
télétravail semblerait montrer : 30 000 à 69 000 places de
télétravail supplémentaires sur le Nord-lorrain se traduiraient
au quotidien, en fonction des parts modales, par 23 000 à
52 800 voitures de moins et 3 300 à 11 800 places de
transports en commun en moins : à titre d’exemple, cela
correspondrait à 35 à 80% de la capacité théorique maximale
d’une autoroute 2x3 voies ou à 12 à 44% de la capacité de
transport des CFL. Ces déplacements étant généralement
réalisés aux heures de pointe, une telle baisse aurait
inévitablement des impacts considérables sur l’ensemble du
réseau de transport Nord-lorrain, routier ou ferroviaire.
3.3.2. Le télétravail, un levier pour amorcer des
transitions vers un modèle plus vertueux
Si le développement massif du télétravail entre le Luxembourg
et le Nord-lorrain peut contribuer à réduire de manière
significative les mobilités et amorcer la transition vers un
modèle plus vertueux, il ne doit cependant pas s’envisager
« hors sol » mais au contraire s’inscrire dans une vision
plus large. Ainsi, dans le Nord-lorrain, le déploiement du
télétravail présente d’autres opportunités de développement,
dont il faudra tenir compte dans les futures stratégies de
développement :
• L’infrastructure numérique : le déploiement dans
l’urgence du télétravail à grande échelle a fait craindre, un
temps, un risque de saturation des infrastructures
numériques. La pérennisation de ce mode de
travail fait de la question du numérique une
priorité (création d’espaces de coworking, desserte
des logements et zones d’activité en très haut-
débit, stockage et protection des données)
d’autant qu’ils constitueront à l’avenir un facteur
d’attractivité encore plus important. Et ce d’autant
que d’autres pratiques liées au numérique sont
amenées à prendre de l’ampleur (plateformes de
drive, téléconsultation par exemple) ;
• Les réseaux de proximité : la fermeture des
marchés et la propagation du coronavirus ont
provoqué un regain d’attrait pour le commerce
de proximité (marchés de producteurs, petit commerce,
AMAP, etc). Il existe donc une marge de développement non
négligeable pour ce secteur, mais celle-ci dépendra de la
capacité d’un territoire à générer de la dépense sur place et
donc à « fixer » sa population, notamment par le télétravail ;
• Une économie de la solidarité : l’épidémie du Covid-19
a engendré, à petite ou grande échelle, des formes
spontanées de solidarité : portage de repas, aides aux
courses, dépannage... Initiées tantôt par des personnes,
parfois des collectivités, la pérennisation de ces démarches
représente une opportunité pour les collectivités de
développer l’économie sociale et solidaire en accompagnant
ces initiatives, en lien avec les acteurs du secteur.
Un tel modèle de développement pour le Nord-lorrain, basé
sur le télétravail et la réduction des mobilités, contribuerait
donc à améliorer d’une manière générale le cadre de vie
et permettrait de développer une économie plus locale,
contribuant à réduire la dépendance économique au
Luxembourg. Mais le déploiement d’un tel modèle ne
sera pas possible sans régler la question de la solidarité
transfrontalière avec le Grand-Duché.
3.3.3. Un nécessaire rééquilibrage des
solidarités transfrontalières
Avant la crise du Covid-19, la question du travail frontalier
entre la France et le Luxembourg montrait que si le travail
frontalier profite aux actifs frontaliers, il se traduit par des
charges de résidence non compensées pour les collectivités
et l’Etat (formation, indemnisation du chômage, prise en
charge de la dépendance, etc.) et accroît la rupture sociale
entre frontaliers et non-frontaliers.
Par ailleurs, l’analyse des migrations résidentielles33
montre que le Nord-lorrain accueille de plus en plus de
populations luxembourgeoises fragiles, qui ne peuvent
plus accéder au logement au Grand-Duché, accroissant les
charges de résidence pour les territoires français.
33 Cf. Agape, Migrations résidentielles : quels impacts en Lorraine Nord ?, InfObservatoire
n°42, octobre 2019
Voir l’article du Monde.fr
Coronavirus :
l’alimentation en circuit
court est plébiscitée par
les Français
par Laurence Girard
20 avril 2020
Photo:Freepik
Mobilité, numérique,
circuits courts,
fiscalité... le
télétravail pose de
nouveaux enjeux.
27. 27exploratoirenovembre 2020
Dans un proche avenir, il est probable que la possibilité
pour un actif de télétravailler constituera un critère
de choix et un facteur d’attractivité des entreprises. Et
sur cette question, le Nord-lorrain risque bien de subir une
nouvelle concurrence : en effet, pour accompagner la mise en
œuvre du télétravail, le gouvernement luxembourgeois met
en place des aides financières en direction de ses PME. Sans
accompagnement équivalent, les entreprises Nord-lorraines
pourraient être tentées de franchir la frontière, aggravant
encore la situation du Nord-lorrain.
Si le déploiement massif du télétravail apparaît comme
une opportunité pour le Luxembourg et le Nord-lorrain,
notamment pour répondre au défi de la mobilité
transfrontalière, cette perspective est néanmoins bridée par
le seuil fiscal des 29 jours, perçu comme dissuasif pour un
résident français.
A contrario, un tel seuil n’existe pas aux frontières avec
la Suisse ou l’Allemagne : la seule règle est le seuil social
européen de 25% du temps de travail, car des accords ont
réglé la question de la fiscalité du frontalier par des retours
d’impôt (depuis la France vers l’Allemagne ou depuis Genève
vers la France par exemple).
Dans ces conditions, il apparaît difficile d’envisager une
extension du nombre de jours de télétravail pour un
frontalier au Luxembourg, sans contrepartie fiscale pour
le pays de résidence. Le développement du télétravail
dans l’espace transfrontalier apparaît donc désormais
fortement conditionné à des accords fiscaux entre le
Luxembourg et ses voisins sur cette question.
Mais la pandémie actuelle a également révélé que le
Luxembourg est arrivé à un degré de dépendance de ses
frontières tellement élevé que toute son économie est
devenue vulnérable et liée à l’ouverture des frontières. Face à
cette vulnérabilité, le Grand-Duché est, en quelque sorte, « à
la croisée des chemins » :
• Soit il favorise l’installation des frontaliers sur son
territoire, mais cela implique une politique de régulation
des prix de l’immobilier dans un contexte de coût du
logement déjà très élevé ;
• Soit il poursuit son développement en favorisant
massivement le télétravail pour limiter les déplacements
tout en affichant davantage de solidarité avec les
territoires périphériques, dans lesquels il puise une partie
de sa main-d’œuvre ;
• Soit il favorise une plus grande intégration
transfrontalière, en construisant avec ses voisins une
stratégie de développement territorial pour faire émerger
une véritable métropole transfrontalière, à l’image de ce
qu’ont réussi Bâle ou Genève. Cette question dépasse de loin
leseulco-financementdeprojetsdemobilitétransfrontaliers
et nécessitera de trouver une réponse à la question fiscale,
quelle qu’en soit sa forme (compensation financière, fonds
de co-développement, etc.), et de l’intégrer dans un projet
plus global. L’actualité récente sur la question (extension
du seuil fiscal sur l’imposition du télétravail, limitation par
la France des achats transfrontaliers de tabac) montre que
cette question reste entière…
Cette question d’une plus grande solidarité entre le
Luxembourg et ses voisins intéresse toujours plus les médias
luxembourgeois : depuis le rapport du Congrès des Pouvoirs
Locaux de l’Europe sur un meilleur partage de l’impôt en
passant par la crise du Covid-19, le Land, le Wort, le Quotidien
ont ces derniers mois multiplié les articles plaidant pour une
plus grande solidarité du Luxembourg avec ses voisins.
Voir l’article du Quotidien.lu
Suisse : les frontaliers
moins bridés dans le
télétravail qu’au Grand-
Duché
par Hubert Gamelon
11 juin 2020
Photo:Freepik
28. 28 exploratoire n°3 Transfrontalier et crise sanitaire
À RETENIR
La crise sanitaire du Covid-19, et les politiques de confinement qu’elle a entraîné, ont profondément modifié notre
façon de travailler, de nous déplacer, de consommer : le télétravail, hier encore relativement marginal dans le
Nord-lorrain, aurait concerné près de 40% des salariés ces derniers mois.
Les répercussions ont dès lors été quasi-immédiates sur notre environnement : disparition des bouchons sur l’A31,
amélioration de la qualité de l’air, … et confirment, s’il était encore nécessaire de le faire, que notre modèle actuel n’est
plus tenable à long terme et qu’un autre modèle, plus vertueux, est impératif et urgent.
Le télétravail a montré qu’il était l’un des leviers qui permettraient d’amorcer la transition vers un modèle de
développement plus sobre, d’autant qu’il existe, selon nos estimations, un potentiel de développement important dans le
Nord-lorrain : 1 emploi sur 5 et 1 frontalier sur 4 pourraient être concernés.
Un modèle de développement basé sur un télétravail à grande échelle montre également que nous avons là une occasion
de réinventer nos mobilités : en diminuant nos besoins de mobilité, on diminue les besoins en infrastructures, dont le
financement sera inévitablement mis en question au vu de la crise économique qui s’annonce…
Enfin, le développement du télétravail, en l’associant à d’autres leviers de développement, basés sur la proximité (circuits-
courts, petits commerces) et la solidarité (économie sociale et solidaire) constitue une opportunité pour construire une
dynamiquededéveloppementpropreauNord-lorrainetréduiresadépendanceaumarchédutravailluxembourgeois.
Mais l’extension du télétravail pour les frontaliers ne doit pas se faire au détriment des territoires frontaliers du Luxembourg
et nécessitera d’apporter enfin une réponse à la question de l’équité fiscale entre le Luxembourg et le Nord-lorrain.
29. 29exploratoirenovembre 2020
C NCLUSION
Le Nord-lorrain et le Grand-Duché entretiennent actuellement une relation d’interdépendance,
proche de l’addiction, aux emplois pour l’un, à la main-d’œuvre pour l’autre… Si cette
relation profite aux deux territoires, elle est toutefois déséquilibrée, et le danger d’un
« étouffement » par le Luxembourg du Nord-lorrain, risque bien de transformer une relation
globalement « gagnant-gagnant » en une relation « perdant-perdant ».
La crise sanitaire du Covid-19 a révélé à quel point l’économie luxembourgeoise était
dépendante de l’ouverture des frontières et qu’en l’absence d’accords et de coopération
avec ses voisins, c’est l’idée même de souveraineté du Luxembourg (par la maîtrise de
son activité économique) qui pouvait être menacée.
La situation actuelle soulève donc des questions stratégiques majeures pour l’avenir et
nécessiteront davantage d’échanges, de coordination, de compréhension et de reconnaissance
réciproque, à l’image du dialogue bilatéral qu’ont su entretenir le Luxembourg et la France tout
au long de cette crise.
Cette crise, si elle génère de nombreuses incertitudes et inquiétudes pour l’avenir, porte
également de nouvelles perspectives : en permettant une expérimentation massive du
télétravail, elle nous montre que nous avons là une opportunité pour construire un modèle de
développement plus solidaire et plus vertueux. Sur notre espace transfrontalier, ce modèle
pourrait s’appuyer sur un déploiement massif du télétravail sur le Nord-lorrain, en complément
de celui projeté par le Grand-Duché : une telle perspective réduirait de manière significative
les déplacements et contribuerait à améliorer le cadre de vie et réduire la pression sur les
infrastructures de transport : 1 actif sur 5 travaillant dans le Nord-lorrain et 1 frontalier sur 4
pourraient être concernés.
Mais au-delà, le déploiement à grande échelle du télétravail, à condition de l’envisager
dans une stratégie plus globale, donnerait un peu plus de marge de manœuvre au Nord-
lorrain, en actionnant des leviers de développement endogènes pour le rendre un peu moins
30. 30 exploratoire n°3 Transfrontalier et crise sanitaire
dépendant du marché du travail luxembourgeois, par le développement d’une économie de
proximité, plus solidaire. Mais il impliquera d’apporter enfin une réponse satisfaisante à la
questiond’uneplusgrandeéquitéfiscaleentreleNord-lorrainetleGrand-Duché,sinonl’idéed’un
« Grand Luxembourg-Ville» ne sera pas possible, un centre économique ne pouvant s’épanouir
qu’en prenant en compte les espaces périphériques qui contribuent à son rayonnement.
Par le passé, les crises, et les périodes de reconstruction qui ont suivi, ont toujours donné un
coup d’accélérateur à la coopération transfrontalière : les années 50 ont vu naître la construction
européenne, de la CECA à l’UE, l’après-crise de la sidérurgie a fait émerger SaarLorLux qui a
donné la Grande Région… L’après-crise du Covid-19 sera-t-elle l’accélérateur qui permettra
au « Grand Luxembourg-Ville » de prendre forme ?
31.
32. Contact : Michaël VOLLOT
chargé d’études principal « Observatoires
et Développement Humain »
courriel : mvollot@agape-lorrainenord.eu
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