Saint Georges, martyr, et la lègend du dragon.pptx
Andre Tardieu-LA-REVOLUTION-A-REFAIRE-tome-2-La-Profession-Parlementaire-Paris-1937
1. ,
ANDRE TARDIEU
LA REVOLUTION A REFAIRE
n
La profession
arlementaire
FLAMMARION
2.
3. OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Chez le meme éditeur:
LA RÉVOLUTION A REFAIRE: tome I. LE SOUVERAIN CAPTIF,
1936, 45' mille.
L NOTE DE SEMAL'lE, 1937, 12" mille.
ALERTE AUX FRANÇAIS, 1936, 200' mille.
SUR LA PEl'TE, Ig35, 52' mille.
LA RÉFORME DE L'ÉTAT, LES IDÉES MAÎTRESSES DB « L'HEURI!
DE LA DÉCISION ll, Ig34, Ise mille.
L'HEURE DE LA DÉCISION, Ig34, 2ge mille.
DEVANT LE PAYS, Ig32, I8e mille.
L'ÉPREUVE DU POUVOIR, Ig3I, 12 e mille.
Chez d'autres éditeurs :
QUESTIONS DIPLOMATIQUES, Félix Alcan, Paris 1904.
LA CONFÉRENOE D'ALGÉSIRAS, troisième édition, Félix Alcan,
Paris IglO.
LA FRANCE ET LES ALLIANCES, quatrième édition, Féla
Alcan, Paris, Iglo.
NOTES SUR LES ÉT.TS-UNIS, sixième édition, Calmann-Lévy,
Paris, 1917.
LE PRINCE DE BÜLOW, septième édition, Calmann·Lévy,
Paris, Ig31.
LE MYSTÈRE D'AGADIR, tI:oisième édition, Calmann-Lévy,
Paris, Ig12.
L'AMÉRIQUE EN ARMES, deuxième édition, E. Fasquelle,
Paris, 1919.
LA PAIX, vingtième édition, Payot, Paris, Ig21.
THE TRUTII ABOUT THE TREATY (Bobbs-Merril), 30· mille.
SLESVIG PAA FREDSKONFERENCEN (avec la collaboration de
F. de Jessen), Copenhague, Ig26.
DEVANT L'OBSTACLE, vingtième édition, Emile-Paul, Paris,
19 2 7.
FRANCE AND AIIIERICA, Houghton Mifflin Co, 1927.
LE SLESVIG ET LA PAIX (en collaboration avec F. de Jessen)
Jules Meyn'ial, 1930.
FRANCE IN DANGER, Denis Archer, Londres, 1935.
4. ANDRÉ TARDIEU
La Révolution à refaire
Il
La profession
parlementaire
ERNEST FLAMMARION, EDITEUR
5. Il a été tiré de cet ouvrage :
vingt exemplaires lUI' papier du Japon
numérotél de 4 à 20,
soia:ante-'luinze exemplail'es lUI' papier de Hollande
numérotés de :U à 95,
cent exemplaires lUI' papier vergé pur fil
Outhenin-Chalandl'e
numérotél de 96 à 495
et lix cent loixante exemplaires sur papier al[a
numérotés de 496 à 855.
Droils de traduction, de reproduclion et d'adaptation
réservés pour tous les pays,
Copyright J037,
by ERNEST FLAMMARION
6. LA RÉVOLUTION A REFAIRE (1)
TOllE 1. - Le souveraIn captif. *
TOllE II. - La professIon parlementaIre. *
TOllE III. - Le sabotage des Intérêts généraux.
TOllE IY. - Le règne du matérIalisme.
TOME V. - Les Issues possibles.
TABLE DES MATIÈRES
DU TOME II
LE MÉTIER
CIIAPITRE PIIIlMIER. - LA STRUCTURE DU MÉTIER. i3
1. Du mandat au métier. - Les caractères du man
dat (p. H). - L'évolution anglaise (p. i5). L'évolution
française (p. i6,. - Le sophisme de la représentation
(p. D). - Les débuts du métier (p. i9). - La profession
constituée (p. 20).
Il. Les cadres du métier. - La liberté d'accès (p. 23).
- La ré éligibilité (p. 2'-). Le cumul des mandat:; (p. 27).
- La rétribution (p. 28). - Un métier solide (p. 30).
III. Statique et dynamique du métier. - L'obsession
de la réélection (p. 33). - La non-représentation de l'in
térêt général (p. 34). - L'obsession de l'avancement
(p. 35). - Le pugilat pour le pouvoir (p. 37). - Le fond
des choses (p. 38).
CHAPITRE II. -
LA SUBSTANCE DU MÉTIER. . . 40
1. L'intervention. - Les origines lointaines de l'inter
vention (p. oU). - Comment on intervient (p. 44).
(1) Les tomes parus sont marqu~ d'un astérisque.
7. 6 TABLE DES MATIÈRES
L'ambassadeur-courtier (p. 4(5). - La mutuelle électo
rale (p. 4(6).
IL La coalition. - Le nombre et la coalition (p. 4(7).
Les coalitions d'autrefois (p. 49). -- La coalition contem
poraine (p. 51). - Coalition et métier (p. 53).
III. La parole. - L'évolution de la parole publique (p. 55).
- Le règne des robins (p. 58). - [Tne mauvaise prépara
tion (p. 59). - La tribune et les tribunes (p. 6i).
COAPITRE III. - LA TENDANCE DU MÉTIER • •• G3
I. L'histoire du mouvement à gauche. - Le mouve
. ment à gauche avant 1871 (p. 64). - Le mouvement à
gauche depuis 187l.' (p. (6). - Les élections de gauche
(p. 68). - La forme nouvelle du mouvement il gauche
(p. (9). - L'exclusion des ralliés (p. 70). - L'exclusion
des modérés (p. 12). - Le Front populaire 'p. 74).
II. L'explication du mouvement à gauche. - Le
nombre et la gauche (p. 75). - Les autres causes du
mouvement il gauche (p. 78). - La qualité des hommes
(p. 80). - Le mouvement à gauche et le métier (p. 82).
III. Pas de résistance au mouvement à gauche. - La
faillite des droites jusqu'à t!l75 (p. 84-). - Le t6 mai et
ses lendemains (p. 85). - L'après-guerre (p. 87). - Les
ligues (p. 88). - Hors du métier (p. 90).
LE MILIEU
CIIAPITRE IV. - L'ATTRAIT PARLEMENTAIRE.. 95
~ 1. Le prestige des assemblées. - Les prophètes du
prestige (p. 96). - Les motifs intéressés (p. 99).
Les motifs désintéressés (p. 100). - Prestige et profes
sion (p. 102).
1
Il. L'esprit de corps et la camaraderie. - La solida
rité dans le pl'Ïvilège (p. 103). - La camaraderie parle
'} mentaire (p. 107). - Les limites de la camaraderie
~
1
(p. 108).
8. TABLE DES MATIÈRES 7
1Il. La presse et la profession. - L"évolution de la
presse (p. fi 1). - Les parlementait'es et la presse
(p. fi3). - La presse parlementaire (p. H4). - La pro
fessionparlementaire et la liberté de la presse (p. H 7).
- Actions et réactions (p.U8).
V. - LE CORPS A CORPS PARLEMEN
CII.ŒTlIE
TAIRE . . • • • • • • • . • • . . • 0 • • • • • • • il9
1. Les individus. - Les origines de la duplicito (p. i20).
- La duplicité démocratique (po i22). - La férocité
parlementaire (p. i23). - Le mépris de la vtrité
(po i26)0 - Le découragement des meilleurs (po i27)0 1
Il. Les partis. - La trahison, âme des partis (po i29)0
La trahison révolutionnaire (p. i32). - La trahison radi
cale-socialiste (p. i33). - La trahison conservatrice
(p. i36).
Ill. Les chefs. - La recherche de la popularité (p. i38)0
La défaillance des chefs avant i87i (po i 39). - La défail
lance des chefs sous la Troisième République (p. i42).
- Quelques vedettes (p. i45). - Les débuts de M. Thiers
(p. H:7). - M. Thiet·s et la République (p. H9).
VI. - LA MÉDIOCRITÉ PARLEMEN
ClIAPITRE
TAIRE . • . . • . . . • . • • . • • . . • . • . • • iai
l, Les idées. - La médiocrité du recrutement et du
travail (po i52). - Le règne du cliché (p. i54). - Témoi
gnages sur la médiocrité (p. i57). - Médiocrité et métier
(p. i60).
Il. Le rendement. - L'absentéisme (p. i(2). - La vio
lence (p. i(6). - La lenteur parlementaire (p. i67). - La
mauvaise qualité des lois (p. f6J). - Quelques témoi
gnages sur le rendement (p. ni).
III. Le discrédit. - Le détachement des élites (p. iï3).
- La désaffection du p~uple (p. i 76). - Le complexe du
discrédit (p. t 78). - Quand le mécontentement explose
(p. i79).
9. 8 TABLE DES MATIÈRES
LE DESPOTISME
CUAPITRE VII. - LES MODALITÉS DU DESPO
TISME PARLEMENTAIRE. . . . . . • • . . . . 181
I. La doctrine du despotisme. - Les origines philoso
phiques et historiques (p. 182). - Le despotisme révolu
tionnaire (p. 184-). - Les deux Restaurations lp. 18;';).
Le moderne despotisme (p. 186). - Quelques témoins
(p. t88). - Despotisme et métier (p. lûl).
Il. La tyrannie de la séance. - Les interpellations
(p. 1931. - Un peu de statistique (p. 1!J4-). - Les vices
du système (p. 195). - L'initiative gouvernementale
(p. t97). - L'initiative parlementaire (p. 19~J. - « L'in
dépendance de la rep"ésentation » (p. ~OO).
Ill. La tyrannie hors séance. - Les commissions
(p. 202). - Les groupes (p. 205). - L'action individuelle
(p. 207). - La vaine indignation des chefs (p. 210).
Au cœur du métier (p. 212).
CIIAPlfRE VIII. - L'ABSENCE DE FREINS . . . . . 2U
I. Le chef de l'État. - Le rodage des ciJefs d'État
(p. 215). - ~a Présidence de 1875 (p. 2t7). - Le prési
dent anéanti (p. 220). - Les al.t.ributions non-exercées
(p. 22t). - La victoÏJ'e de la profession (p. 224-).
II. Le chef du gouvernement. - Les origines de la fai- ,
blesse ministérielle (p. 226). - Sous la troisieme répu
blique (p. 228). - La règle du jeu (p. 23t). - Le gouyer
nement écrasé par les Chambres (p. 234-)..
Ill. Les autres freins. - Pas de referendum (p. 236).
Pas de dissolution (p. 238). - Pas de recours constitu
tionnel (p. 24-0). - L'usurpation sénatoriale (p. 24-2).
1 L'identité des deux Chamb"es (p. 2*5). - La dictature
totale des assemblées (p. 247).
CllAPITRB IX. - LES EFFETS DU DESPOTISME
PARLEMENTAIRE. . • • • • • . . • . • . . . . 250
I. L'instabilité gouvernementale. - La stabilité du ré
1 gime (p. 250). - L'instabilité du gouvernement (p. 25t).
- Les conséquences de l'instabilité (p. 2:i5): - L'insta
bilité et la profession (p. 256).
10. TABLE DES MATIÈRES 9
11. L'irresponsabilité générale. - L'irresponsabilité
gouvernementale (p. 25R). - L'irresponsabilité parlemen
taire (p. 260). - L'irresponsabilité populaire (p. 262).
L'irresponsabilité totale (p. 263).
III. - L'oppression des minorités. - La tradition d'op
pression (p. 264). - « La loi est Dieu » (p. 267).
Aucune limite à l'oppression (p. 268). - L'oppression
el le métier Ip. 270).
LA SERVITUDE
CUAPITRE X. - LES TROIS ESCLAVAGES . . • • • 273
J. L'esclavage local. - L'accord sur l'esclavage
(p. 27-i). - L'élu asservi aux électeurs Ip. 275). - L'élu
asservi au gouvernement (p. 278). - Un régime mal
sain (p. ~80).
Il. L'esclavage politique. - Les origines de l'escla
vage politique (p. 281). - L"esclavage contemporain
(p. 283). - Le rôle des groupes Ip. 2S~). - ( L'Art royal li
(p. 286).
III. L'esclavage pécuniaire. - L'exemple américain
(p. 288). - En France (p. 289). - Les petits services
(p. 292).
CUAPITRE XI. - LA CORRUPTION PARLEMEN
TAIRE. . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . 295
I. .Les précédents. - En Angleterre (p. 296). - Aux
Etats-Unis (p. 2971. - La corruption politique sous la
Révolution française (p. 2D8). - Les pourris Ip. 300).
Restauration et Monarchie de juillet (p. 303). - L'avène
ment de la Troisième République (p. 305).
II. La corruption contemporaine. - La corruption par
en haut (p. 306). - La « pourriture d'assemblée» (p. 307).
- Les causes profondes (p. 3iO). - Le despotisme cor
rupteur (p. 312).
III. L'écharpe et la robe. - L'avocat, la loi et le juge
(p. 314). - De l'usage à l'abus (p. 316). - Inutiles débats
(p. 318). - Le mouvement à gauche et la corruption
'p. 321).
11. 10 TABLE DES IIIATIÈRES
CnAPITRE XII. - LES SCANDALES PARLEMEN
TAIRES . 0 ••••• 0 • 0 0 0 • 0 •• 0 ••• 0 0
I. La chronicité des scandales. - Les débuts (p. 324,).
- L'affaire Wilson (p. 325). - Le Panama (p. 326).
Les scandales de l'avant-guerre (p. 328). - La guerre et
l'après-guerre (p. 330). - Hanau, Oustric, Stavisky, Lévy
(p. 331). - Le scandale et le métier (p. 333).
Il. Le mécanisme des scandales. -Ajournement(p. 334).
- Négation (p. 335). - Reniement (p. 336). - Diversion
(p. 337). - Contre-attaque (p. 338). - Appel li. la démo
cratie (p. 340).
III. La répression des scandales. - Les commissions
d'enquHe (p. 3~2). - La justice (po 3-i6 ). - La polic'G
(p. 350). - Où l'on retrouve la profession (p. 353).
CHAPITRE XIII. - PREMIÈRES CONCLUSIONS 0 0 0 355
L'unité des deux mensonges (p. 355). - L'unité des consé
quences (p. 3:;6). - L'ignorance du peuple (p. 357).
Ce qui ne peut pas durer (p. 35:}). - Il Y faut une révo
lution (p. 3ûi).
12.
13.
14. CHAPITRE 1
LA STRUCTURE DU MÉTIER
1. DU MANDAT AU MÉTIER. - Les caractères du
mandat. - L'évolution anglaise. - L'évolution fran
çaise. - Le sophisme de la représentation. - Les
débuts du métier. - La profession constituée.
II. LES CADRES DU MÉTIER. - Pas de sélection à
l'entrée. - Pas de limitation de durée. - Le cumul
des mandats. - La rétribution. - Un métier solide.
III. STATIQUE ET DYNAMIQUE DU MÉTIER.
L'obsession de la réélection. - La non-représentation
de l'intérêt général. - L'obsession de l'avancement.
-- Le pugilat pour le pouvoir. - Le fond des choses.
La 'vie publique de la France souffre de deux altéra
tions.
D'une part, les principes, sur lesquels elle croit avoir
fondé cette vie publique, sont outrageusement violés et le
peuple est dessaisi, au profit de ses élus, des pouvoirs
dont on lui fait honneur. D'autre part, les élus, qui
détiennent ces pouvoirs, se comportent, non en manda
taires, mais en professionnels du métier parlementaire.
A quoi le peuple est réduit par les assemblées, on le
sait. Ce que sont les assemblées, on va le voir.
15. 14 LA PROFESSION PARLEMENTAIRE
1
DU MANDAT AU MÉTIER
Mandat parlementaire? Non. Le mandat appartient au
passé. De nos jours, il est devenu métier.
Les caractères du mandat.
Mandat et métier ne sont point la même chose. Ce sont
choses différentes et même contraires. Le mandat est
mission de confiance, mission personnelle, mission limitée
dans sa durée et limitée dans son objet. Le mandataire
représente pour une tâche définie des mandants, qui le
connaissent et qu'il connaît. Aucun de ces caractères ne
s'attache au métier.
On ne" peut pas concevoir un mandat impersonnel, nn
mandat perpétuel, un mandat universel. Dès qu'appa
raissent ces trois traits, impersonnalité, perpétuité, univer
salité, le mandat s'évanouit et sa place est à prendre. C'est
ainsi que du mandat on est passé au métier.
Pendant des siècles, les assemblées locales, municipales,
régionales, nationales même eurent un mandat comme
origine. Les membres en étaient désignés, à titre tempo
raire et bref, par leurs pairs, en des comices fermés.
Chaque ordre ou chaque classe de la société choisissait,
sans communiquer avec les autres, son représentant. Ce
représentant n'avait qualité de parler et d'agir qu'au nom
de ceux qui l'avaient choisi. Cette qualité résultait de la
communauté d'intérêts et de vie, qui existait entre eux
et lui.
Les mandataires, ainsi créés, représentaient, non la
nation, mais des fragments de la nation généralement
impénétrables, souvent hostiles les uns aux autres. Ils ne
constituaient point des assemblées homogènes, totalisant,
dans une globalité de représentation, un pouvoir général.
Ils n'étaient que des délégués de catégories, - en Angle
terre, délégués des villes, des comtés et des bourgs; en
France, délégués des nobles, des clercs et des bourgeois.
16. LE MÉTIER 15
Les hommes, à qui ce mandat était conféré, le redou
taient d'ordinaire plus qu'ils ne le souhaitaient. Le dépla
cement les dérangeait. La crainte de n'être pas remboursés
de leurs frais par des mandants rebelles à la dépense les
alarmait. On a connu des communes espagnoles qui, pour
ne pas payer, refusaient d'élire des mandataires. Nos
etats généraux de 1483, dont le rôle fut cependant impor
tant, demandèrent modestement à être convoqués de nou
veau au bout de douze ans.
Ces assemblées courtes et rares avaient pour habituelle
mission de disputer au souverain l'argent, dont il avait
besoin. Elles étaient défenderesses et plaidaient la cause
des payeurs. Capables d'accorder les subsides, mais dési·
reuses de les refuser, elles se séparaient, dès qu'était vidée
la matière pour l'examen de laquelle elles avaient été
convoquées.
L'évolution an~lai8e.
L'évolution, qui a conduit du mandat au métier, est
née des contingences et des commodités plutôt que d'une
vue de doctrine. Cela est vrai même de l'Angleterre, qui
passe pour avoir inventé le régime représentatif.
Qu'arriva-t-il? Afin de ne pas multiplier les élections,
qui étaient une corvée pour tout le monde, on prit l'ha
bitude de proroger les mandats. Comme on chargeait les
mandataires de placets pour le roi, on s'accoutuma à ce
qu'ils en présentassent de leur chef. Ainsi s'annonçaient,
sans que l'on y eût songé, deux traits essentiels de la
profession parlementaire, la permanence et l'initiative.
Dès ce moment, les élus grandissent en considération.
Parce que leur mandat dure; parce que les sollic.itations,
qu'on leur confie, sont souvent accueillies; parce que le
pouvoir central, en quête de points d'appui, les cOJ;)sulte
quelquefois sur de grandes questions de paix ou de
guerre, les assemblées anglaises prennent, dès la fin du
xVO siècle, figure de pouvoir public. Elles ne participent
pas à l'action de l'exécutif. Elles ne le contrôlent pas. Elles
ne f('nt pas de lois. Mais elles sont des associées du sou
verain.
Le principe ainsi posé va porter ses fruits. Le pouvoir
de voter les subsides conduira à la surveillance de leur
emploi. Le pouvoir de présenter les pétitions deviendra
17. 16 LA PROFESSION PARLEMENTAIRE
celui de proposer des lois, voire même de réclamer des
mises en accusation. Le sauf-conduit délivré flUX élus
pour leur voyage se muera en inviolabilité. La fréquence
croissante des réunions aboutira à l'annualité de l'impôt.
Le grand changement, celui dont sortira la profession
parlementaire, ne viendra que beaucoup plus tard. C'est
seulement au XVIII" siècle que les auteurs, tels que Blacks
tone, écriront que « chaque membre du Parlement est une
partie de la représentation du royaume ». C'en est fini,
dès lors, des mandataires spécialisés, qui ne parlaient
qu'au nom de leurs mandants. Désormais l'assemblée est
une et s'affirme dans son unité, comme l'expression de la
nation. De là à prétendre gouverner, il n'y a qu'un pas.
Ce pas a été franchi en 1782, quand les Communes, en
vertu de leur mandat général, renversèrent - c'était la
première fois - le ministère North. En même temps se
consolida la séparation, commencée deux siècles plus tôt,
du Parlement en deux Chambres. Ainsi s'atténuait le carac
tère d'assemblée de vassaux, qu'avait eu d'abord la
Chambre des lords. Ainsi s'accentuait le cadre permanent
des activités professionnelles.
Il y a, dès ce moment, en Angleterre, des familles qui
feront, pour des siècles, métier de s'y consacrer.
L'évolution françaist-.
La France, après avoir suivi l'Angleterre avec quelque
retard, l'a, au XVIII" siècle, rattrapée et dépassée.
Depuis les assemblées de Charlemagne jusqu'à la Révo
lution, elle n'avait jamais conçu ses J::tats généraux comme
un instrument de gouvernement. A part Philippe Pot, qui
fit en 1483 figure d,'origiqal, personne ne prétendait que
le peuple fût le donateur du pouvoir. Ni en 1303, ni en
1614, les Etats généraux ne présentèrent de véritables
remontrances. Ce soin était laissé aux magistrats, membres
des Parlements et propriétaires des charges qu'ils avaient
achetées.
Quand le roi était faible et la situation troublée, les
J::tats généraux devenaient séditieux. Quand le roi était
fort, ou bien ils procédaient par supplication; ou bien ils
ne se réunissaient point. Dans tous les cas, le pouvoir
central finissait par obtenir l'argent, dont H avait besoin:
18. LE ~lÉTIER 17
c'était « l'aide ), à laquelle s'ajoutait le c conseil ), d'où
sortit la pétition.
Ce consentement de l'impôt fut la base initiale des
assemblées françaises. Le rôle propre des mandataires
élus était d'octroyer ou de refuser cette aide. Nous retrou
verons ce droit dans les constitutions révolutionnaires,
dans les Chartes de 1814 et 1830, dans la Constitution de
1848. C'était l'écho de la déclaration anglaise de 1689 :
c Tout impôt levé sans le consentement des Communes
est illégal. )
Rien, par contre, dans nos Etats généraux, n'annonçait
le pouvoir de légiférer, ni le caractère national du man
dat. Les mandats étaient locaux et impératifs, - précisés,
de Charles VII à Louis XVI, par des « cahiers ) toujours
très respectueux de l'autorité royale. Personne ne conce
vait que chaque député représentât la nation. Chaque dé
puté ne représentait que son ordre et que sa ville. Le plus
souvent, les trois ordres étaient d'ailleurs plus occupés il
batailler les uns contre les autres qu'à revendiquer en
semble un pouvoir politique solidaire.
Au fond, ces réunions n'étaient guère désirées. Les rois,
devenus absolus, s'en offensaient. Les élus savaient que,
sous le nom d'aide et conseil, c'est toujours une note à
payer qui leur serait finalement présentée. Quand
Louis XVI convoqua les f:tats de 1789, il y avait cent
soixante-quinze ans que, malgré bien des orages, on avait
laissé dormir cette vieille procédure.
Le sophisme de la représentaHon.
Avec la Révolution, tout va changer. La notion de
représentation nationale, d'abord timidement introduite,
à la suite des Anglais, va tout envahir et mettre la prOfes
sion à la place du mandat.
On commence par supprimer le vote par ordre et par
lui substituer le vote par tête. La mission d'aide et conseil
devient pouvoir constituant. Bientôt· les constituants se
feront gouvernants en se saisissant de la législation et de
l'administration. La loi de 1791 proclame que la Constitu
tion française est représentative. C'en est fini du mandat.
Le métier va naître.
Certains protestent, qui peut-être prévoyaient les suites,
19. 18 LA PROFESSION PARLE!IENTAIRE
et Us prononcen~ un rappel aux principes. Pétion disait :
Les membres du corps législatif sont des mandataires. Les
citoyens, qui les ont choisis, sont des commettants.
Donc ces représentants sont assujettis à la volonté de ceux
de qui ils tiennent leur mission.
Nous ne voyons aucune différence entre ces mandataires et
les mandataires ordinaires.
Les uns et les autres agissent au même titre. Hs ont les
mêmes obligations et les mêmes devoirs.
Dans cette voie de prudence, on prend même certaines
pJ;'écautions : limitation de la durée du mandat; non-réélï
gibilité. Mais le courant inverse est trop fort. Il emporte
tout. Un obscur député, nommé Dupont, le résume crûment
en s'écriant :
Ce ne sont pas des ~tats généraux périodiques que nous avons
institués, mais une assemblée nationale permanente.
Ce n'est pas pour venir de temps en temps voir ce qui sc
passe dans l'administration que la nation envoie des députés.
C'est pour prendre une part active à l'administration.
Tout est dans ces quelques paroles, - la permanence,
le caractère national du mandat, l'omnipotence. Burke
avait déjà marqué le coup et montré qu'on tournait le dos
aux précédents. Il avait écrit, quelques mois plus tôt:
Vos représentants se sont écartés des instructions qu'ils
avaient reçues du peuple et qui étaient la seule source de leur
autorité...
L'assemblée, pour obtenir et assurer son pouvoir, a agi
d'après les principes les plus opposés à ceux qu'elle paraît
suivre.
Bientôt ce fut la Convention. Alors, sous le couvert
d'un mandat désormais périmé, c'est la totalité de la puis
sance publique qu'usurpe la petite fraction d'élus, qui
mène l'assemblée. Elle fait les lois. Elle gouverne. Elle
administre. Elle juge. Elle commande aux ministres. Elle
nomme aux emplois. Elle dépose le roi. Elle l'emprisonne.
Elle le guillotine. Elle se déclare en permanence. Elle
exerce le pouvoir absolu.
La notion du mandat personnel et temporaire s'évanouit
si complètement; la notion du métier, qui doit durer ct
20. LE MÉTIER 19
nourrir son homme, s'établit si impérieusement que
la Convention expirante imposera il l'assemblée suivante,
par un décret arbitraire, l'absorption des deux tiers de
ses membres. Ainsi la profession exproprie le peuple, dont
elle affirme la souveraineté, pour substituer à son choix
les convenances de sa durée.
Sous le Consulat et sous l'Empire, qui remplacent la
volonté du peuple par la volonté du maître, il n'y a plus
trace du mandat et les assemblées votent par ordre. Mais
tandis que le mandat disparaît, le métier se consolide. Il
y aura toujours, un Corps législatif. Il y aura toujours un
Sénat. Leur contrôle et leur initiative seront égaux à zéro.
Mais ils organiseront le métier avec un incomparable
succès. Ils réclameront et ils obtiendront tantôt une aug-
mentation de salaire; tantôt une dotation; tantôt l'héré-
dité; tantôt le droit d'être indéfiniment rééligibles.
Les pires tragédies de l'histoire française laisseront
intacte cette professionnelle vigilance et, en 1815 comme
en 1814, les Sénateurs de l'Empire auront l'unique ambi-
tion d'entrer dans la Chambre des pairs de Louis XVIII.
Ce sont déjà des gens de métier.
Les débuts du métier.
Louis XVIII, en oct1'Oyant à la France le régime repré-
sentatif, auquel il avait pris goût en Angleterre, a précipité
le mouvement.
Dès ce moment, l'esprit professionnel a si parfaitement
dénaturé le mandat que la plus violemment réactionnaire
des Chambres de la Restauration, celle de 1815, qui a
mérité le nom de Chambre introuvable, sera la plus
ardente à affirmer les revendications du mandat-métier;
à les affirmer contre le pouvoir royal, dont elle était
passionnée; à exiger, au delà des stipulations de la Charte,
le maximum de prérogatives : contrôle des dépenses,
initiative, amendement, interpellations sur les pétitions.
Le m04vement continuera sous Louis-Philippe et
M. Thiers, au seuil de sa longue et illustre carrière, sera
le premier type de ce politicien professionnel, qui en-
combre l'histoire de notre temps. M. Guizot déclarera ~on
alarme de voir que les députés se considèrent comme
investis d'un mandat illimité. L'Assemblée nationale et
21. 20 LA PROFESSION PARLEMENTAIRE
l'Assemblée législath'e de 1848 sortiront de cette concep
tion.
Le Second Empire lui-même n'y échappera pas. Son
Corps législatif, bridé par le Conseil d'État, trouvera dans
l'esprit de métier, avec la complicité de son président, le
duc de Morny, le stimulant de son réveil. Et, de transition
en transition, on arrivera à l'Empire libéral, qui confiera
ses destinées aux professionnels de la politique.
La Troisième République, à peine née, s'est orientée
dans le même sens. L'Assemblée nationale n'avait reçu
qu'un mandat : faire la paix. Elle a fait une constitution.
Par contre, et bien qu'elle fût en majorité composée
d'hommes qui n'étaient point des professionnels, elle s'est,
en quelques mois, si fortement éprise du métier parlemen
taire qu'elle en a été la fondatrice.
Possédant, en vertu des textes et des faits, un pouvoir
plus absolu que celui de la Convention, elle en a reven
diqué tous les privilèges, sans se soucier du vœu de ses
mandants. Elle a tout sacrifié à sa durée, même ses convic
tions. Quand M. Édouard Laboulaye lui a dit en 1875 qu'il
lui fallait choisir entre constituer ou s'en aller, elle a
constitué. Elle a voté la République, dont elle ne voulait
pas, pour éviter d'être dissoute.
Pis encore. Après avoir rétabli à son profit le cl'Îme de
lèse-majesté, elle a de nouveau affirmé son esprit de corps
lors de la désignation des sénateurs inamovibles. Il fallait
trouver soixante-quinze noms de qualité. L'idée ne vint à
personne, pas plus à droite qu'à gauche, qu'on plit les
chercher hors de l'assemblée. Et l'on élut soixante-quinze
députés.
Ce qui s'est passé depuis, et qui est plus près de nous,
fait l'objet de ce volume. La transformation du man
dat en métier a créé la dictature des majorités, la ruine
de l'autorité et la servitude des élus. Nul n'en conteste
les ravages. Mais nul ne propose d'y mettre fin. La guerre
de 1914, qui a changé tant de choses dans l'ordre matériel
et dans l'ordre moral, a laissé intacte, avec tous ses attri·
buts, la profession parlementaire.
La profession constituée.
Les Américains, qui ne pensent pas que le peuple souve
22. LE MÉTIER 21
rain, incapable d'exercer sa souveraineté par lui-même,
puisse, de ce fait, la déléguer à ses élus, ont fixé des
limites écrites à l'omnipotence de la représentation et
d~fini un certain nombre de choses, - liberté des églises;
compétences du jury; publicité des débats de justice;
droit d'association, de réunion, de pétition; liberté de la
presse, - à quoi les élus n'ont pas le droit de toucher.
Rien de tel dans nos lois de ~875, où tout est sous-en
tendu. Il en est résulté que rien, chez nous, n'a mis obstacle
au dessaisissement du peqple par le métier et à l'immo
lation des principes sur l'autel de la profession.
Alors le jeu commence. Par les brigues électorales; par
la mutilation deA'effectif qui vote et de la compétence des
votants; par le découpage des circonscriptions; par les
abstentions tolérées; le scrutin majoritaire d'arrondisse
ment; la rééligibilité indéfinie; le cumul des mandats; la
quasi-permanence des assemblées, l'ancien mandataire
gratuit, désormais rétribué et pensionné, tient, comme
Arlequin, sa boutique sur les marches du Palais.
C'est un métier comme un autre, qu'on exerce, suivant
des règles fixes, avec un automatisme qui rappelle les
animaux-machine de Descartes - un métier qui mène à
tout, à condition d'y rester.
Les règles, qui régissent cette profession, sont complexes
à ce point que, sans épuiser la matière, feu M. Eugène
Pierre, Secrétaire général de la Chambre des députés, lui a
consacré trois gros volumes de quatorze cents pages cha
cun. C'est le bréviaire des rites. Les premières assemblées
de Grande-Bretagne et de France n'avaient rien prévu de
tel.
M. Raymond Poincaré, à qui sans doute l'occasion a
manqué, dans une longue vie chargée d'honneurs et de
pouvoirs, de guérir ce mal, le qualifiait naguère aussi sévè
rement que moi en écrivant :
La députation devient un emploi, un métier, une fonction,
au lieu de rester un contrat de bonne foi, - ce qui est en droit
civil la définition du mandat - entre les électeurs et les élus ...
On s'achemine ainsi vers l'heure où la députation sera, sauf
rare exception, le luxe de la richesse ou le gagne-pain des poli
ticiens d'aventure. .
On fait, de nos jours, métier d'être député, sénateur et
23. 22 LA PROFESSION PARLEMENTAIlE
ministre. On décide de devenir parlementaire, comme
jadis on décidait d'être prêtre c pour être tranquille ) ;
comme on décide de devenir épicier, médecin ou sous
préfet. Le député, pal·tie composante de l'organe appelé
Parlement, s'absorbe dans cet organe. Et, comme l'organe
lui-même, il aspire à l'éternité, avec la conscience illu
soire de représenter, sans limites de compétence, la
France entière. Ce n'est plus un mandat. Ce n'est même
plus un métier. C'est une charge. C'est un privilège.
Pour exercer ce privilège, un corps professionnel s'est
formé, dont la fonction est de détenir le souveraineté
usurpée sur le peuple. La profession a créé cette classe.
Mais la classe a développé la profession, dont elle vit.
Au xx· siècle, le cycle du phénomène est révolu. Et la
France, sans y regarder de trop près, voit dans ses élus les
interprètes de sa volonté. L'habitude aidant, elle ignore
que sa prétendue souveraineté n'est que la matière pre
mière de l'industrie parlementaire.
CeUe transformation et cette spoliation sont les maHres
tl"aits du régime contemporain. 1'1. Taine et sa génération
semblent les avoir ignorés, faute sans doute d'en avoir
connu l'achèvement. La profession parlementaire, désor
mais établie dans les mœurs, domine la politique de la
France. Définir sa structure, son objet, ses tendances, son
milieu, ses moyens, ses effets, son despotisme, ses ser
vitudes, c'est expliquer aux consciences alarmées les
conditions de la vie française.
II
LES CADRES DU MÉTIER
Il n'est pas de métier plus fortement charpenté que le
métier parlementaire. Les profits, qu'il comporte, ne se
retrouvent en aucun autre.
Ces profils sont au nombre de six : totale liberté d'ac
cès; totale liberté de durée; totale liberté d'exten'sion;
salaire régulier; retraite assurée; avantages en nature.
24. LE MÉTIER 23
La liberté d'accès.
Erasme disait que pour être cocher, il faut apprendre
son état, mais que, pour être prince, il suffit de naître.
Il en va de même pour être parlementaire. Il suffit
d'avoir vingt-cinq ans, s'il s'agit de la Chambre; quarante,
s'il s'agit du Sénat. Comme les systèmes aristocratiques
de l'antiquité, notre démocratie préfère, pour son recrute
ment, le critérium physique de l'âge au critérium intel
lectuel et moral.
La profession parlementaire est la seule à rentrée de
laquelle ne soient exigés ni titres, ni diplômes, ni concours,
ni examen, ni compétence quelconque, ni même capacité
physique. Le candidat, qui, comme on dit, " se porte :),
est seul juge de sa valeur. Ainsi que les marquis de Mo
lière, il est censé tout savoir sans avoir rien appris. Les
Américains imposent aux immigrants des conditions d'ins
truction. La Révolution française en imposait aux élec
teurs. La Troisième République tout en se recommandant
de la science, se place, pour le choix de ses élus, sous le
signe de l'ignorance.
J'entends bien qu'il en a toujours été ainsi et que déjà,
au dire de Platon, les Athéniens s'adressaient aux techni·
ciens pour les petites choses et, pour les grandes, aux
amateurs. Je n'ignore pas non plus que des professeurs
de droit ont doctriné la supériorité, pour les postes de
direction, de ce qu'ils appellent l'amateurisme. Il n'en
demeure pas moins que, par sa facilité d'accès, l'activité
parlementaire est la plus séduisante des carrières. Et c'est
il ce titre que je l'étudie. C'est très exactement la seule
pour laquelle on accorde des blancs-seings à des incompé
tents et à des inconnus.
Un second avantage, qui se lie au premier, est dans le
grand nombre des places disponibles. On a souvent re
connu qu'il serait sage dé réduire aux proportions desJ
Chambres des États-Unis le nombre des députés et le
nombre des sénateurs. Mais, chaque fois qu'on s'en est
occupé, on a augmenté ce nombre, au lieu de le réduire:
39 députés de plus, quand on a institué le scrutin de liste
en 1885 ; 23 de plus, lorsqu'on l'a supprimé en 1927. La
proposition Hovelacque de 1893, qui tendait à réduire
2
25. 24 LA PROFESSION PARLEMENTAIRE
d'un tiers l'effectif de la Chambre, fut repoussée d'enthou
siasme. La 'loi 'fe 19~9 avait fixé cet effectif à 584. Il se
montait en 1937 à 618.
Il Y avait eu, aux élections de 1902, 2.515 candidats. On
cn compta 5.635, aux élections de 1932.
La rééll~lbllité.
tlu à vingt-cinq ans, on peut, d'autre part, se flatter
de l'espoir ,de rester, sa vie durant, en état d'activité par
lementaire, - d'abord parce qu'on a le droit d'être indéfi
niment réélu; ensuite, et conséquemment, parce que la
profession parlementaire est la seule qui ne connaisse pas
de limite d'âge.
Les hommes de la Révolution, que les Français du
KX" siècle invoquent à tort et à tra,'crs, ne pensaient pas
que ce f(rt aIle bonne chose. A peine issus du mandat,
encore fidèles à ses exigences et inspirés de son esprit,
redoutant le règne du métier, beaucoup d'entre eux récla
maient la brièveté du terme et, plus encore, l'interdiction
d'être réélu.
A la Constituante, tout le monde était là-dessus d'ac
cord. Les uns, comme le représentant Hardy, s'appuyaient
sur l'exemple de l'antiquité. Hs invoquaient la réélection
des Décemvirs, annonciatrice .de la perte de la liberté et
les proscriptions de Marius, après qu'il eut été sept fois
nomfDé consul. Les autres, attaquant de front le problèmt!,
donnaient; contre la durée et contre le renouvellement
indéfini du mandat, des raisons, qui, de nos jours, feraient
seandale et qui étaient pourtant de bonnes raisons. On les
in'VQqua pareillement à la Législative.' .
Le Girondin Buzot disait que c: la continuation des
pouvoirs et des fonctions est un principe de corruption :t.
Il ajoutait que les nouveaux élus valent mieu'X que les
anciens, ,parce que, moins compétents peut-être, ils sont
aussi moins corrompus. Et il allait au fond des choses
en dénonçant « les ambitieux, qui voudront se faire de
la législature un métier et pour qui toute mesure sera
bonne, pourvu qu'ils réussissent à se faire réélire :t.
Un autre représentant, dont le nom n'a pas connu la
gloire - il s'appelait Prugnon - avançait le 16 mai 1791
ce clairvoyant pronostic :
26. LE MÉTIER 25
Le jour où la France aura des représentants perpétuels (c'est
à-dire indéfiniment rééligibles) sera le dernier jour de la liberté.
C'est assez que le pouvoir législatif réside dans une Chambre
unique, sans y ajouter l'incontestable danger de la réélection.
Le plus terrible des despotismes est celui qui porte le cos
tume de la liberté.
Veut-on des cautions plus notoires et plus « pures » ?
Ecoutons le citoyen Barère :
La réélection indéfinie met les hommes à la place des insti
tutions. Elle crée les natteurs du peuple qui deviennent bien
tôt ses maUres ou ses tyrans.
Elle corrompt à la fois le gouvernement et la législaLure, le
législateur qui se vend et le minisLre qui l'achète.
Le ministre, au lieu de tenir les rênes du gouveTnement,
tient le tableau des places qu'il peut donner aux parents du
législateur.
Voulez-vous mieux encore? Voici, toujours dans le
même sens, contre les longs mandats, contre la rééligibiIité,
la sentence de Maximilien Robespierre : « A mesure que
['élu, s'il est rééligible, approchera de la fin de sa carrière,
il songera plus à son canton qu'à sa patrie; plus à lui
même qu'à ses commettants. » Cent ans plus tard, avec
l'épreuve du fait, un écrivain de gauche, M. Robert de
Jouvenel, montrera ce que devient un régime où tout-Ie
monde se perpétue. .
Les assemblées révolutionnaires ont d'abord essayé de
profiter de ces bons conseils. La première a interdit la
réélection de ses membres. La troisième a fixé à douze
mois la durée du mandat. Une autre a proposé un mandat
de quatre ans, avec possibilité de révocation. Mais que
pesait tout cela en face du sophisme de la représentation,
- de la représentation totale, souveraine, profession
nelle ?
Au nom de la souveraineté du peuple, Thouret, Duport.
Le Chapelier ont donc réclamé, dès le début, la rééligibilité
indéfinie. On les écouta avec faveur et, uue fois lancé, on
ne s'arrêta plus. On vit la Convention naissante sup
primer la Constitution. On la vit, expirante, imposer à
l'Assemblée suivante le repêchage des deux tiers de son
effectif. 0!1 vit ensuite le Premier Empire accorder la
rééligibilité perpétuelle; le Second y ajouter la pratique de
27. ~ LA PROFESSION PARLE}lENTAIRE
la candidatl:lre officielle, au bénéfice des sortants. On vit
enfin l'Assemblée nationale de 1875 conféter à soixante
quinze de ses membres la dignité de sénateurs inamo
vibles.
A ce régime d'éternité dans le mandat, on a cherché des
excuses. On a dit que, même mauvais, ce régime était
nécessaire pour obtenir un minimum de stabilité gouver
nementale et parlementaire. Ce n'est pas vrai. C'est sous
le régime de la rééligibilité indéfinie que la France, en
soixante-six ans, a consommé plus de cent ministères. Et
c'est sous le même régime qu'on a vu sortir des Chamooes,
par échec électoral, des hommes tels que MM. Albert de
Jlun, Jules Ferry, Paul de Cassagnac, Jacques Piou, Cle
menceau, Jaurès.
Aussi bien, si l'on souhaite la durée, on n'a, en ce qui
concerne le gouvernement, qu'à modifier le jeu de la res
ponsabilité ministérielle; en ce qui concerne les députés,
qu'à voter soit UJ1 mandat plus long, soit le renouvellement
partiel. La rééligibilité ne se justifie quc dans le cas de
dissolution. On a, an surplus, constaté que le~ plus désin
téressées de nos assemblées, celles de 1789, de '1848, de
1871 et de 1919, avaient été celles aussi où la réélection
on bien n'avait pas joué, ou bien n'avait que peu joué.
Les députés et les sénateurs sont en fait inamovibles.
Le pays est convaincu qu'il élit les premiers pour quatre
ans et les seconds pour neuf ans. En réalité, et à consi
dérer les deux Chambres qui sont des vases communi
cants, il les élit pour beaucoup plus longtemps. Les
Chambres de 1940 seront, à raison de 60 %, composées en
majorité de membres qui ont, dans l'une ou dans
l'autre, débuté en 1920, ou même avant. En d'autres termes,
les assemblées, grâce à 'la rééligibilité, ne se renouvellent
pas aussi vile que le pays. La représentation élue n'cst
jamais contemporaine de la génération qui l'élit. Elle
exprime, dans sa majorité, la formation et l'esprit d'il y
a vingt-cinq ans.
.Les États-Unis ont, dans leurs lois, disposé que, dans
certains cas d'ailleurs exceptionnels, les électeurs pour
raient révoqu~r leurs élus, s'ils jugeaient que ces élus ont
cessé de les représenter fidèlement. Une telle disposition
déchaînerait, au Luxembourg et au Palais-Bourbon, une
explosion d'indignation. Quand, en 1917, M. Emmanuel
28. LE lllÉTI-ER 27
Brousse proposa la non-rééligibHité des sorta,n,ts, peu s'en
fallut qu'il ne mt jetil à la Seine. Le mandat parlementaire
est tenu par ses détemeurs comme d'essence permanente.
Ils estiment que c'est leur bien, ainsi qu'.une étude de
notaire est le bien de son propriétaire.
Par voie de conséquence, la rééligibilité indéfinie en
traîne l'absence de limite d'âge. Les Chambres votent
constamment des lois pour fixer l'âge auquel un fonction
naire leur paraît incapable de l'emplir plus avant sa fonc
tîon. Elles n'en ont jamais voté pour elles-mêmes. Tout le
'monde a connu d'estimés collègues qui, bien que frappés
de paralysie générale, posaient à nouveau leur candidature
et qui, bien que personne n'ignorât leur état, étaient une
foi's de plus élus.
On a même connu des battus, qui, ayant exercé cin
quante ans le métier, ne se résignaient pas à penser qu'ils
ne l'eKerceraient plus et revenaient machinalement s'as
seoir sur les banquettes, dont les huissiers les écartaient
doucement.
Le eum•• des mandats.
Ce qu'on vient de lire est relatif à "1'extension indéfinie
du métier dans le temps. Il s'y ajoute l'extension indéfinie
du mandat dans l'espace. 'La seconde n'est pas moins péril
leuse que la première.
-Quiconque a conquis un mandat électif aspire, soit pour
le fortifier, soit pour le remplacer, à en conquérir un
autre. Quiconque a été élu député aspire à devenir séna
teur. Quiconque est député ou sénateur aspire à être, en
outrc, conseiller municipal, mail1e du chef-lieu, conseiller
général, Président de l'Assemblée départementale.
Au mandat, qui s'exerce à Paris, on ajoute ainsi les
mandats locaux, qui, par leur faisceau, créent ces puis
sances féodales, dont parlait naguère un écrivain radical.
Qu'on soit déplJ1té ou qu'on soit sénateur; qu'on soit
réduit au terme bref ou qu'on bénéficie du terme long,
c'est la même chose. L'essentiel est de disposer de tous les
mandats régionaux en addition au mandat national.
En vain remarquerait-on que ces mandats sont d'es
sen,ces différentes et rt,~présentent des j'ntérêts parfois
contradictoires. Il ne s'agit que de les cumuler dans un
iontérêt de personne ct de métier. On a supprimé en lS89
29. 28 LA PROFESSION PARLEMENTAIRE
le droit pour un seul homme de se présenter dans plu·
sieurs circonscriptions, ce cumul n'ayant qu'un sens poli·
tique. Mais on a laissé subsister le droit de représenter
plusieurs fois, à des titres variés, la même circonscription,
ce cumul ayant, à défaut de sens politique, un sens tout
à fait positif de profit électoral et professionnel. Lorsque,
en 1910, M. l'Abbé Lemire proposa d'interdire ce cumul,
il fut battu haut la main.
De là sont nées les tyrannies locales, par où s'exprime
le plus efficacement la dictature parlementaire et qui sont
l'essence du métier. Feu M. Henry Chéron était à Caen,
chef·lieu de son département du Calvados, un vrai souve
rain. De même, au' Mans, chef-lieu de son département de
la Sarthe, M. Joseph Caillaux est souverain. Et, de même,
à Grenoble, chef-lieu de son département de l'Isère,
M. Léon Perrier. Chacun de ces messieurs possédait ou
possède dans sa Préfecture le pouvoir absolu. Chacun y
disposait ou y dispose d'un bureau, d'une chambre, d'un
lit, d'une baignoire" d'un chef de cabinet et de nombreux
secrétaires. C'est la profession réalisée au maximum.
Un seul cumul de mandats était autrefois interdit, sinon
pat· la loi, du moins par l'usage : celui du mandat légis
latif avec le mandat de conseiller municipal de Paris.
Depuis la guerre, cette interdiction a disparu et, sans
distinction de nuances, les conseillers municipaux de
Paris restent à l'Hôtel de Ville, quand ils sont nommés
députés. Il arrive même que les députés de la Seine ou
d'ailleurs posent leur candidature au Conseil Municipal
de Paris, sans cesser, pour cela, d'être députés.
Et, consid~rant le métier, je demande une fois de plus,
s'il en est un meilleur.
La rétribution.
Cette profession po"ssède, d'autre part, l'avantage d'être,
il l'inverse de beaucoup d'autres, régulièrement rému
nérée.
La rémunération parlementaire date de loin el, dès lors
que l'élection est à la base, elle est logique. Puisque, sans
<:ondition, n'importe qui peut être élu député ou séna
teur, il faut que ceux des élus, qui n'ont aucune autre
ressource, puissent vivre de leur mandat. Faute de quoi,
les électeurs ne pourraient pas voter pour un pauvre et
30. LE MÉTIER 29
le droit de choisir ne serait pas aussi large que le droit
de voter.
. Le général Cavaignac disait, en 1848, que le refus d'in
demniser les élus équivaudrait à un véritable ostracisme
et que, au surplus, rien ne coûte plus cher que ce qui est
gratuit. Les Anglais, qui re se décidèrent qu'en 1911 à
instituer l'indemnité parlementaire, la motivèrent en
signalant qu'il valait mieux que les députés fussent payés
par le Trésor plutôt que par des organisations particu
lières, syndicats ou comités.
Des contemporains plus brutaux ont justifié l'indemnité
parlementaire par la double nécessité de protéger contre
les tentations l'indépendance de l'électeur et l'indépen
dance de l'élu. M. Maurice Berteaux, agent de change mil
lionnaire de la Bourse de Paris et député d'extrême
gauche, professait que l'indemnité est nécessaire, si l'on
ne veut pas que les députés fassent des affaires finan
cières.
Disons moins injurieusement que l'indemnité est néces
saire, parce que le métier coûte cher. L'élu doit régler, au
moins en partie, les dépenses de l'élection d celles du
journal local. Il doit supporter le poids des dons petits,
mais nombreux, qu'il est obligé de prodiguer aux mutua
lités, aux caisses de secour:, aux lyres, aux harmonies,
aux fanfares, aux conscrits, aux anciens soldats, aux
médaillés, aux nouveau-nés et aux vieillards de sa cir
conscription. Les Américains admettent qu'un député de
grande ville a, par an, 10.000 dollars de frais. N'est-il
pas d'ailleurs de publique notoriété que les parlementaires
s'endettent et que l'indemnité de beaucoup d'entre eux
est frappée de saisie?
Aussi bien, il n'y. a pas que l'élu. Il y a sa famille, sa
femme, ses enfants, qui le plus souvent vivent en province,
tandis que lui vit à Paris. Donc deux installations; deux
loyers; deux budgets. L'indemnité est, par conséquent,
légitime et il serait injuste d'en discuter le principe; voire
même les augmentations.
Ces augmentations, depuis qu'il y a des assemblées, ont
été nombreuses. Nous ne sommes plus au temps des Etats
généraux, où les électeurs de chaque circonscription,
et non pas la totalité des contribuables français, - sub
venaient aux frais de leurs élus : ce qui représentait, en
31. 30 LA PROFESSION PARLEMENTAIRE
1789, une indemnité de 700 à 1.000 Cran cs par mois. Nous
ne sommes plus au temps de Louis XVIII et de Louis-Phi
lippe, où les élus ne recevaient rien.
Après une véhémente campagne de la Société des Amis
du peuple, qui agita la Monarchie de Juillet, la Seconde
République rétablit l'indemnité. La Troisième a fait de
même et l'a fixée à des taux variables : 9.000 francs jus
qu'en 1906; 15.000 francs de 1906 à 192().; 27.000 francs
de 1920 à 1926 ; 45.000 de 1926 à 1929 ; 60.000 francs de
1929 à 1937 : 67.200 Cranes depuis le mois de juillet 1937.
Il convient de déduire de ces chiffres les veliseIllents
pour la retraite, le chemin de fer et la buvette, ainsi que
les prélèvements résultant des décrets-lois Doumergue de
1934 et des décrets-lois Laval de 1935. L'indemnité parle
mentaire nette était, en 1937, de 55.000 franes environ.
Ce salaire offre t01:1S les caractères d'un salaire profes
sionnel. Il est régulieli. Il est payable mensuellemen·t. Il
est dO, quand la Chambre ne siège pas, aussi bien que
quand elle siège. Il comporte une retraite, qui peut
atteindre, après trente-deux ans, à un chiffre assez voisi·n
du montant de l'indemnité. La retraite, qui ClIt, dans les
débuts, le simple versement d'une Mutuelle de secours,
est depuis 1914, payée par une caisse officielle, à laquelle
participent les intéressés et !~ Tresor. La profession s'est
consolidée.
Au salaire et à la retraite s'ajoutent les avantages en
nature. Un transport à peu près. gratuit sur les chemins
de fer nationaux; un transport totalement gratuit sur les
chemins de fer et tramways départementaux constituent
des attraits supplémentaires pour des hommes, qui, sans
ce mandat, eussent continué à payer leur place, comme
tout le monde.
Depuis 1924, les parlementaires jouissent, en outre, de la
gratuité de la correspondance, qu'ils a.vaient longtemps
désirée. Le Président de la Chambre, Armand Marrast, se
plaignait, en 1848, que les députés se fissent adresser, sous
son couvert, en violation des règlements postaux, leur COIT
respond'Bnce. C'est aujourd'hui sous ce même cou"ert et
le plus légalement du monde que les membres des deux
Chambres expédient leur cou.nriel1.
Faut-il citer les mHJe autres commodités dont profitent
nos assemblées?- Faut-il parler de la buvette, où ils se
1
32. LE MÉTliER 31
ravitaillent? EUe 4t'@Ûta, cette buvette, à M. Clemenceau
la, Présid'ence de la Chambre, parce que, ayant vu son
collègue radical Michou, emp'Eir ses poches de sandwiches
et d'ailes de poulet, il les vida silencieusement de leur
col1ltenu. Sur quoi, M. Miehou vota pour M. Méline. Faut-il
parler du café au lait du matin, qui, augmenté des petits
pains, diminue les notes d'hôtel? Faut-il parler des
journaux et de ce vieux député, par ailleurs millionnaire,
qui avait l'incroyable manie d'emporter chaque soir de
la salle de lecture, en le détachant de son cadre, l'exem
plaire du Temps? Faut-il rappeler que le Sénat, quand on
discute le budget, sert à déjeuner aux deux ChambreA?
Tout cela renforce l'état d'esprit professionnel, en même
temps qu'il le manifeste. La profession devient un club,
en même temps qu'un gagne-pain.
Les Chambres sont, sur le chapitre de leur vie maté
rielle, intraitables et leur indemnité a pris pour elles une
importance morale autant que pratique. Elles n'admettent
pas qu'on la discute. Elles n'admettent pas qu'on s'en
occupe. Les Chambres ont revendiqué et obtenu ce q,u'clles
n'accepteraient pour personne : le refus de tout contrôle
financier. Elles établissent, seules, leur budget et ne per
mettent à qui que ce S(1it de s'en mêler.
La notion d'indemnité s'est si fortement installée daus les
rqœurs qu'elle s'est étendue, par une interprétation favo
rable du silence de la loi, à d'autres mandats encore;
à celui de conseiller municipal de Paris; à celui de maire,
voi're de conseiller municipal, de quelques grandes "illes.
Il est entendu, là comme ailleurs, que le métier doit nour
rir son homme.
II convient de noter que le vœu général des élus est
qu'on parle de leur rétribution le moins possible. Quand
il s'agit d'augmenter l'indemnité, on vote en silence et
très-vite. Les 15.000 francs de 1906 ont été enlevés en un
tour de passe-passe. Les augmentations suivantes ont été
soustraites' le plus possible aux débats publics. On a
voté dans les deux Chambres simultanément convoquées,
sans discuter. Le public n'a pas protesté, sauf pour les
15.000 de 1906. Les 7.200 de 1937 ont passé, comme lettre
à la poste, en même temps qu'une augmentation <:l'impôts
de 10 mi.IJillJrds, sans que· l"on votât à' leur sujet. '
Cependant je ne p'F'oteste, ni ne CQnteste. Je ne prétends
33. 32 LA PROFESSION PARLEMENTAIRE
pas, avec un grand auteur du siècle dernier, que le salaire
attaché à la fonction représentative soit devenu, dahs
cette fonction, l'objet principal. Je ne dis pas non plus,
avec Proudhon, que la pensée d'un homme en place, o'est
son traitement. Je crois que ce salaire était inévitable et
que, somme toute, il est juste.
Mais je dis aussi que, dès lors qu'il existe, il n'y Il plus
mandat, - il y a métier.
Un mêticr solid~.
Ce métier est aujourd'hui l'un des plus solidement orga
nisés qui soient. Et, dans la mesure même où il est soli
dement constitué, il est la négation de ce qu'on nommait
autrefois fonction représentative.
Ce que l'on persiste à appeler la Chambre est le syndi
cat professionnel de la profession parlementaire. C'est
une association alimentaire, une Mutuelle, qui vit et se
développe pour ses fins propres, parce que son méca
nisme est plus fort que son idéal.
Possibilité illimitée d'entrer, de durer, de s'étendre, de
se développer, - ces caractères de la profession suf·
fisent à en expliquer l'histoire. Dès lors qu'elle est ce
qu'elle est, il n'y a pas lieu de s'étonner qu'elle ait créé
le milieu, qui en vit et qui, au travers des chances contra
dictoires de la partie politique, a toujours conservé l'ancre
fixe du métier.
Ce milieu, à qui les anciens opposants à l'Empire
avaient fourni ses premiers cadres et où Mme Charles
Floquet, aux environs de 1885, se plaisait à saluer une
aristocratie naissante, n'a pas cessé, depuis lors, de s'élar
gir, assurant ainsi aux plus médiocres la possibilité de
mener - dans quelles conditions, on va le voir - les
affaires du pays.
III
STATIQUE ET DYNAMIQUE DU MÉTIER
Dans ce bâtis professionnel, avec ses larges portes, ses
vastes perspectives, sa caisse, ses rites, sa solidité à toute
34. LE MÉTIElil '33
ép~uve, des hommes vivent et circulen.t~ Ils sont mûs pal'
les mobiles humains, passions, ambitions, sympathies,
hal es, qu'encadre et que nourrit la profession.
Q and on fait un métrer, c'est pour y réussir. On réussit
dan'! le métier palTlementaire, si l'on remplit c.teux condi
tions, dont l'une est statique et l'autre d'ynamique. La pre
mière, qui est de conservation, est de se faire réélire. La
seconde, qui est de développement, est d'accéder au pou
voir. La structure de la profession étant ce qu'elle est, ces
deux mobiles jouent, dans leur plein, sur tous ceux qui
l'embrassent et qu1la pratiquent.
L'obsession de la réélection.
Le mobile, que j'appelle statique, naît de la faculté indé·
finie d'être réélu et de cumuler les mandats. Cette fa.culté
existant, les hommes ne peuvent pas, étant hommes, ne
point obéir à ce mobile.
En rendant les députés perpétuellement rééligibles, on
les a rendus perpétuellement candidats. Candidat, on le
fut pour être éhl. Ou le sera pour être réélu. On le sera,
parce qu'on l'a été une fois. On le sera éternellement.
C'est la loi commune des petits et des grands. Il en résulte
que nous avons, non. des assemblées d'élus, mais des assem
hlées de candidats. C'est la faute des institutions.
Le député cherche des électeurs, comme le médecin
cherche des malades et l'avocat des clients. L'élection
devient ainsi la grande affaire du régime. Elle domiD~ les
relations des parlementaires avec le pay.s, les relations
des parlementaires entre eux, les relations des parlemen
taires avec le gouvernement.
M. Goblet disait en 1902 :
Le mandat électoral n'est, plus au]ourd'hui ce qu'il était.
Il semble qu'on ait fait de la députation une place qu'il s'agit
de conquérir, puis de conserver à tout prix.
JJl est de fait que, chez les parlementaires, le besoin
de durer prime les autres besoins. Beaucoup d'entre eux,
s'ils. n'étaient pas réélus, ne seraient plus rien. La réélec
tion es~ ainsi devenue, d'ans la profession, pLus qu'un souci,
- une obsession.
35. 34 LA PROFESSION PARLEMENTAIRE
- Regardez, disait un garde des Sceaux, aux appllu
dissements de la Chambre, regardez dans vos circonsc~p
tions J
Les élus d'hier, candidats de demain, y regardent à tel
point que nombre d'entre eux ne voient plus rien d'autre.
A la nécessité d'être réélus, la plupart sacrifient leurs
amitiés, leurs partis, leurs convictions. Ce ne sont pas les
élus du peuple français : ce sont les délégués des circons
criptions.
La non-l'epr~sentationde l'intérêt général.
Cela revient à dire que la notion sophistiquée de repré
sentation nationale, que nous avons vu tout à l'heure créer
le métier, est sortie épuisée de cette création.
La représentation de la France une et indivisible n'est
qu'une fiction. Chaque député représente la six-centième
partie de la France, et rien d'autre. Chacune de ces frac
tions est représentée : l'ensemble ne l'est pas. Chacun
s'intéresse passionnément, par besoin d'être réélu, à ce
qui est agréable à la fraction qu'il représente et se désin
téresse de ce qui est nécessaire à la collectivité. Disons
que, la représentation ayant tué le mandat au profit du
métier, le métier, à son tour, a tué la représentation.
Il n'est point de question militaire, financière ou sociale
qui ne soit considérée d'abord sous l'angle de l'intérêt
électoral. Cela signifie que, dans presque tous les "otes,
un débat cornélien peut s'ouvrir entre ce qu'exige l'inté·
rêt public et ce que commande l'intérêt électoral. Dès que
ce conflit est ouvert, l'intérêt public est en danger.
Il arrive que, pOul' être réélu, on mette le budget en
déficit par des Iibéra:Jités démagogiques; la sécurité en
péril par des diminutions d'effectifs et d'armements; la
justice en quenouille par des débauches d'amnisties. L'ex
périence prouve qu'on improvise d'ordinaire les mesures
sociales, les réductions du temps de service, les augmen
tations de dépenses à la veille des élections. « C'est de là,
disait M. Rouvier en 1913, que vient le déficit. :) Ainsi le
veut la loi statique du métier, qui assure de scrupuleux
serviteurs à chaque six-centième partie de la France, mais
n'en prépare pas à la France. La conservation de l'élu est
le grand intérêt qui domine le reste.
36. LE y";'TlER 35
C'est pourquoi nul débat ne passionne autant les
Chambres que la discussion d'une loi électorale. M. Jules
Ferry ne se trompait pas, quand, au début de la Troisième
République, il disait que la loi municipale et la nomina
tion des maires étaient pour la Chambre « la chair de sa
chair et les os de ses os ). C'est une question de loi
électorale qui a causé la chute rapide de M. Gambetta,
lequel cependant avait prévu le danger : « Je sais, décla·
rait-il, combien il est délicat d'entretenir une assemblée
des conditions de sa naissance et de sa renaissance. ) Les
discussions des lois électorales en 1885, 1919, 1927 et 1931
furent parmi les plus tumultueuses de l'histoire parlemen
taire.
On retrouve cette obsession de durer dans les sourdes
colères, q'iji accueillent tout essai de changp.r quelque
chose soit aux conditions, soit à la durée du mandat. En
1934, M. Doumergue fut liquidé en quelques heures, parce
qu'il souhaitait simplifier la procédure de dissolution. En
ce temps-là, tel de mes collègues, duc et millionnaire, me
demandait si M. Doumergue se moquait du monde :
- Croit-il, questionnait-il, que ce soit la même chose
d'être élu pour deux ans où d'être élu pour quatre ans?
Pense-t-il qu'il soit facile, quand on a échelonné sur
quatre ans ses amortissements de frais, de ne disposer
que de deux ans?
Pareillement, quand il fut battu aux élections de 1932,
M. Marcel Cachin, qui ne se doutait pas de la compensa
tion sénatoriale à laquelle il était destiné, me reprocha,
avec des sanglots dans la gorge, de « lui avoir ôté le pain
de la bouche ). La volonté de persévérer dans l'être mène,
sans distinction de partis, la profession. Elle n'a rien à
voir avec l'intérêt général. .
L'obsf'ssion de l'avancem<>nt.
A côté du mobile statique, joue le mobile dynamique.
Non content de durer, l'élu veut avancer.
Quand on devient sous-préfet, c'est avec la résolution
de devenir, quelque jour, préfet. Quand on devient député,
c'est avec le propos de devenir ministre. Tout élu voit
dans l'accession au pouvoir un droit et une nécessité.
Dans chaque imagination parlementaire resplendit le eur
37. 36 LA PROFESSION PARLEMENTAIRE
SilS honorum : Sous-secrétaire d'mat, Ministre, Président
du Conseil, Président d'assemblée, Président de la Répu
blique. Pourquoi les soldats seraient-ils seuls à avoir dans
leur giberne un· bâton de maréchal?
En vue de l'avancement, les élus livrent, dans les assem
blées, une bataille dure. Ceux que les Anglais appellent les
en-dehors, c'est-à-dire ceux qui ne sont pas au gouveEne
ment, sont en lutte perpétuelle contre les en-dedans, c'est~
à-dire ceux qui y sont. L'assassinat de l'exécutif est
un besoin professionnel aussi impérieux que la réélection.
Il est superflu d'ajouter' que les deu", mobiles se rejoignent,
la réélection étant la condition de l'accession nu pou'Voir
et l'accession au pouvoir facilitant la réélection.
Le phénomène date de loin. Seules, nos premières assem
blées ont tenté d'y parer. La Constituante avait interdit à
ses membres d'accepter du gouvernelllen,t aucune place,
même celle de ministre. La Constitution de 1791 fixait un
intervalle de deux ans, à dater de la fin du mandat, avant
qu'un ancien député pût recevoir un emploi puhlic. Il
fallut attendre huit ans pour qu:on acceptât, en 1799, le
cumul du mandat parlementaire et de la fonction minis
térielle.
On s'est, depuis lors, installé dans ceUe tradition. Déjà,
sous le roi Louis-Philippe, on dénonçait « les candidats
ministres, qui ne peuvent plus vivre sans portefeuilles :.
Le Journal des Débats écrivait :
Tout homme, qui Il passé aux affaires, ne fût-ce que trois
jours, tout homme qui a contresigné une ordonnance, se croit
en droit, du jour où H n'cst plus ministre, de faire de sa per
sonne échec à la royauté.
C'est l'abandonner que de le. laisser partir. C'est le trahir...
Et ce n'est pas tQut : li côté des hommes, qui ont été
ministres, il y a ceux qui vculent le devenir.
M. Augustin Thier~ disait que, pour cette raison, la
Chambre des députés est le parti adverse du gouverne
ment.
Cette lutte entre les élus pour le' pouvoir absorbe autant
d'énergies que la lutte de chaq,ue élu pour la réélection,.
Les vainqueurs de ce sport sont appelés à gou~el'ner la
France. C'est un mode de recrutement aussi bête, disait
en 1883 M. Louis Andrieux, que si, dans les Conseils géné
38. LE MÉTIER 37
raux, on remplaçait le Préfet par le membre, dont la
proposition a été adoptée malgré le Préfet. Il est fou d'of
frir les portefeuilles, comme prix des joutes parlemen
taires, à ceux qui triomphent dans ces joutes.
Nous subissons ce régime depuis 1871. Il nous a valu
plus de cent crises ministérièlles. Il nous en vaudra tant
qu'il durera, puisqu'il exige que ceux qui ne sont pas en
place fassent partir ceux qui y sont. C'est la loi dynamique
de la vie parlementaire.
Le pu~ilat pOUl' le pouvoir.
Le régime étant ce qu'il est, les moyens manquent de
corriger le mal. Mais le régime peut être changé et l'on
aurait tort de croire qu'il soit, même en République, une
nécessité.
J'entends bien qu'on le retrouvc, à quelques nuances
près, en Angletel"re, au Canada, en Australie. Mais les
Etats-Unis et la Suisse ont su l'éviter. Le Président amé
ricain ne prend pas ses ministres dans les Chambres et
les Chambres ne peuvent pas les renverser. Quand un
Président a fini son mandat, ses ministres disparaissent
avec lui et l'on n'entend d'ordinaire plus parler d'eux :
le pugilat parlementaire en est diminué d'autant. En.
Suisse, il est d'usage que les ministres, sauf de très rares
exceptions, restent indéfiniment à leur poste : la paix in
térieure des assemblées en est la conséquence. Quant aux
Anglais, grâce à la dissolution et au système des grands
partis, ils évitent la plupart des malfaçons dont la France
est affligée.
Dans le système français, les vices se portent au maxi
mum et ne comportent ni frein, ni contre-partie. Dès que le
candidat est élu, il est candidat à être réélu. Et il est can
didat à être ministre. La potion du mandat précaire et
révocable s'évanouit en son esprit pour faire place, dans
les deux cas, à un sentiment de domaine éminent et de·
légitime propriété.
J'en ai fait l'expérience, quand, en 1930, constituant
mon second cabinet, je me suis privé du concours de
quelques collèguès, qui s'étaient révélés inégaux à leur
tâche. J'ai mesuré, avec des nuances d'expression quî
variaient suivant les tempéraments, la puissance de cette
39. 38 LA PROFESSI~iN PABLEMENTAIRE
notion de base. Les u,ns m'ont témoigné une koide et
douloureuse répFobatïon. Les autres m'ont p<>ursuivi d'une
haine inexpiable, dont j'ai pu connaître l'efficacité. T0US
estimaient que j'avais man<!Jué à la règle du jeu et que je
leur avais porté un préjudice.
Cela est si vrai que, pour conjo,rer ce danger, on a pri~
la fâcheuse habitude, ignorée des Anglais, de fatre entrer
dans le ministère nouveau des membres du ministère
ancien : c'est ce qu'on appelle c: Fepêcher >, de même
que l'on dit qu'on « dédouane 10 ceux que 1'011 fait mi
nistres pour la p-remière f(i)is., M. Waldeck-Rousseau notait,
à ce propos : « Nous avons vu refaire des ministères avec
les m<>rceaux des ministères tombés et, dans certains
cabinets, on aurait pu retrouver les échantillons de tous
ceux qui les avaient précédés. :) M. Clemenceau disait
plus sommairement : c: J'ai renversé beaucoup de minis
tères. Mais c'était toujou.rs le même. :.
Ces mœurs, 'lui sont celles du Sénat aussi bien que
celles de la Cha'IIIlbre', manifestent l'impéFieuse unité du
mobile dynamique du métier. Développer le mandat après
avoir fait le nécessaire pOUl" y durer, voilà le but. L'acti
vité des élus &pparaît ainsi partagée entre deux ordres de
travaux tantôt parallèles et tantôt eonve11'gen-ts : le travail
de circonscription et le travail de coul€)ir ; l'intrigue élec
toral'e et l'intrigo,e gouvex:-nementale.
Dira-t-olll que je vois trop noir et qu'H' y a, dans les
assemblées, des hommes qui veulent être ministres p01l'l'
appliquer lean idées? Je l'admets. Mais, en ce qui con
cerne le d·yaamisme de la profession, cela ne change
rien au résultat. Dans les deux cas, c'est le pugilat. Le
deToir et le profit se rejoignent dans la même embuscade.
Le fond des ehosé8.
Dessaisissement dl] peuple a.t1 profit ~s~ mand.!'tai~es
et transTormation des mandataires en p.rofessionnels <J!!.Ï
veulent aurer et grandir, voilà le fonif des choses. En
consolidant le méli'er pa,r la réél.igibilité, le cumul et le
salaire, on a fiaM de ces deux mobiles le ressort profond
. de notre vie politique.
A peu près rien de ce qui se passe dans nos assemblées
n'est intelligible, si l'on s'obstine à penser qu'eUes sont
40. LE MÉTIER 39
composées des mandataires d'un peuple libre et souverain.
La clarté se fait, si l'on admet qu'elles sont la réunion de
quelques oentaines de professionnels, avec leur organisa-
tion, leur hiérarchie, leurs prérogatives et leurs ambi-
tions, - mûs par les deux mobiles du métier.
Dans ce métier, tout appartient aux professionnels, et à
eux seuls. A l'inverse des États-Unis, où, depuis Lincoln,
il n'y a eu que quatre présidents, qui eussent passé par
le Congrès, en France, saef le maréchal de Mac-Mahon,
tou~ les Pr~sj9@ts de la Rép'upligue son! venus. de!> ballCS}
parl~~~n!!l!!,es, sans aucune prohibition de méiITocrité
individuel.ie. La cardère est tetal.itaire.
Entrer, après cette vue à vol d'oiSëau, dans la maison;
suivre les hommes qui l'habitent, dans leurs activités de
chaque jour; observer leurs tendances; décrire le milieu
qu'ils forment ; J!!~!.guer jusqu'où von! le}!espotisxne l)!(ils
l
le~rcent ~la senvitudC.éiWiIS" siiDi.S~nt, - c'est l'objet de
ce ffi're, examen clinique du mal français.
41. CHAPITRE II
LA SUBSTANCE DU MÉTIER
1. L'INTERVENTION. - Les origines lointaines de
l'intervention. - Comment on intervient. - L'ambas
sadeur-courtier. - La Mutuelle électorale.
II. LA COALITION. - Le no:;nbre et la coalition.
Les coalitions d'autrefois. - La coalition contempo
raine. - Coalition et métier.
III. LA PAROLE. - L'évolution de la parole publique.
- Le règne des robins. - Une mauvaise préparation.
- La tribune et les tribunes.
La profession parlementaire, substituée au mandat, n'a
pas le même objet que lui.
Le mandat s'appliquait au vote des crédits, au contrôle
des dépenses et il l'élaboration des lois.
La profession est dominée, en vertu de ses deux lois
statique et dynamique, par l'intervention, par la coalition,
par la parole.
1
L'INTERVENTION
La forme essentielle et dominante de l'activité parle
mentaire, c'est l'intervention.
42. LE MÉTIER 41
L'intervention est le moyen qu'emploie, pour se satjr
faire, l'intérêt statique de la profession : conservation ,par
réélection. Pour être réélu, il faut donner des plac~s. Pour
en donner, il faut en obtenir. Pour en obtenir, il' faut en
demander.
L'intervention est la substance de la profession parle
mentaire.
Les origines lointaineFl de l'intervention.
C'est une pratique qui date de loin. Au lendemain du
Premier Empire, dans la fleur du régime électif et cons
titionnel, que Louis XVIII avait octroyé, un publiciste
avisé, qui se nommait Fiévée, professait que, tant qu'il y
aurait· en France deux hommes vivants, l'un solliciterait
l'autre pour être pourvu d'une place. Cette loi n'ayant
point cessé d'être vraie, le rôle des élus s'est défin.J. par la
recherche des places, que désirent les électeurs.
En 1830, on racontait que La Fayette avait recommandé
au roi 70.000 demandes : c'est ce qu'on appelait l'insur
rection des solliciteurs. Deux ou trois sous-préfets nom
més dans ces conditions se présentèrent complètement
ivres à une réception des Tuileries. On ne leur infligea
qu'une remontrance. Au même moment, la Société des
condamnés politiques revendiquait pour ses membres < la
part du banquet national due aux avant-gardes des héros
de juillet ~. On chantait, dans un vaudeville, ce couplet
dont l'ancienneté accuse l'éternelle vérité
Qu'on nous place 1
Et que justice se fasse
Qu'on nous place,
Tous eri masse !
Que les placés
Soien t chassés 1
Tout le monde, en ce temps-là, signalait la fièvre de
sollicitation, qui assaillait les corps élus. M. de Tocque
"HIe la déplorait. M. de Kératry écrivait :
Chacun semble décidé à vivre aux dépens du Trésor.
Nous voulons qu'il nous loge; qu'il nous pensionne; qu'il
nous dispense, par les bourses universitair~s, d'élever nos
43. .,~,
LA PROFESSION PARLEMENTAIRE
fants ; qu'il fournisse des dots à nos filles par la transmis
Si~ des places et une liste civile à nos petits-fils par le Grand
Livr~e la Dette publique.
Si l'~s'enquiert de nos titres, nous répondons gravement
que nous ~ns déjà reçu et que c'est pour cette raison qu'il
faut que nous'I.'.eœvions encore.
''',
J'ai sous les yeux ùne lettre inédite, qu'un notaire giron
din de la même époque écrivait à un de ses cousins, député
du Lot. li disait :
Dans le siècle où nous sommes, les électeurs n'em'oient à la
Chambre des députés que des hommes qui, par leurs intrigues
ou leurs démarches, ·peuvent leur procurer les ·places ou les
avancements qu'ils convoitent.
Ils disent ouvertement que leur député ,est leur homme
d'affaires à Paris.
Ainsi, mon ami, ce n'est plus ou, pour mieux dire, cela n'a
jamais été l'intérêt de la patrie qui dirige l'opinion des élec
teun. 1
C'est leur intérêt personnel qui les fait mouvoir.
La candidature officielle du Second Empire utilisa,
comme on sait, par l'action de ses préfets tout-puissants,
cette mendicité générale. L'Assemblée nationale y resta
fidèle. Le duc de Broglie s'en indignait dans ses circu
laires, mais permettait il ses ministres de la cultiver. On
se souvient de la prodigalité que le duc Decazes et M. de
Fourtou, de leur cabinet ministériel, réservaient à leur
immense clientèle.
M. de Marcère écrivait, dans son rapport sur la loi élec
torale de 1875 : .
Le corps électoral d'une circonscl'iption songe principalement
à lui-même et à ses affaires.
Il perd un peu de vue les intérêts généraux du pays.
I! donne une sorte de mandat privé, de mandat spécial aux
intérêts locaux, à son député, qui, de son côté, et non sans
préoccupation de l'élection prochaine, soigne avec prédilection'
les intérêts de ses mandants.
Et M. Gambetta, quelques mois plus tard, dénonçait, à
son tour, cette industrie nouvelle du « placement élec
tOl'al >, devenue la principale occupation des députés.
44. LE MÉTIER 43
Un député du centre confessait que beaucoup <d'élus sont
appréciés dans leurs départements d'après le nombre pius
ou moins grand de faveurs obtenues par leur canal. Le
député Talandicr, loin de s'en excuser, proclamait que le
budget n'est pas seulement nécessaire pour fournir les
dépenses publiques, mais qu'il doit être « le plus puissant
organe pour créer le bien-être de la nation -et des classes
laborieuses >.
A mesure que, dans les années suivantes, la profession
parlementaire s'est organisée, l'abus de l'intervention s'est
fait plus scandaleux et les défenseurs les plus obstinés du
statu quo n'ont pas pu s'empêcher de le signaler. M. Ribot"
qui n'était point un homme de fer et n'avait pas l'âme
réformatrice, reconnaissait que le régime républicain
« ressemblait beaucoup à l'ancienne monarchie, où tout
dépendait de la favel!lr >. M. Poincaré se plaignait que les
élus fussent devenus des commissionnaires et il ajoutait :
Au lieu d'aV-oÎl° a:ffaire à un représentant du peuple, qui ne
lui doit compte que de sa conduite politique, l'électeur assiège
l'élu par sa correspondance et souvent par sa présence réelle.
Il le harcèle et le député cherche à s'en débarrasser en s'en
déchargeant quelquefois sur son voisin, quelquefois sur le
sous-préfet, quelquefois sur le brigadier de gendarmerie ou
sur le juge de paix.
Mais si l'électeur pousse la curiosité jusqu'à venir au centre,
le député s'en décharge sur les ministres.
Est-ee la faute des électeurs P Est-ce la faute des élus P Nulle
ment.
C'est la faute du réghne.
M. Poincaré a répété la même chose en 1912. Il l'a répétée
en 1926, sans malheureusement profiter, pour apporter des
remèdes, de l'absolu pouvoir, dont il disposait alors. 11
précisait sa pensée en ces termes :
Nous sommes obligés cl 'employer la plus grande partie de
natre activité à des besognes fastidieuses, à des démarches
ingrates.
Nous arrivons, sous la pression' des Influences locales, à consi·
dérer notre ingérence quotidienne dans les questions admi
nistratives comme une nécessité vitale pour conserver notre
mandat.
45. H LA PROFESSION PARLEMENTAIRE
Il Y a moins de dix ans, un député de mérite, M. Lafa
gette, écrivait que, à cause de cela c'est grâce à leurs dé
fauts plus qu'à leurs qualités que les candidats triomphent.
Comment on intervient.
La Chambre est organisée' spécialement pour l'interven
tion.
Elle compte une centaine de « groupes de défense :.,
où, sans distinction de parti, ses membres se rencontrent
pour systématiser cette intervention. Il y a des groupes
très-nombreux pour la défense v.iticole, forestière, pay
sanne; pour la défense de l'automobile, de l'aéronautique,
de l'élevage, des matériaux français, de l'artisanat, des
cheminots, des blessés du poumon, des anciens combat
tants, des ayants-droit à la carte du combattant, de la
démocratie rurale; des vieux travailleurs non pensionnés,
des marchands forains, des médaillés du travail,des bouil~
leurs de cru, des rentiers viagers, des planteurs de bette
raves, des locataires, des inscrits maritimes, des travail
leurs de l'etat, des retraités, des sapeurs-pompiers, des
receveurs-buralistes, des douaniers, du personnel des
administration centrales, du personnel des P. T. T., du
personnel des polices de France.
Les élus sont' ainsi embrigadés dans l'armée offensive
de l'intervention. Gaspillage du budget; négligence des
intérêts généraux; favoritisme; intolérance; instabi
lité; matérialisme; corruption en sont la conséquence et
j'y reviendrai. Qu'il suffise de noter ici que le métier, dans
ses bases publiques, a pour tâche maîtresse, cette inter
vention collective et permanente.
A l'intervention collective s'ajoute l'intervention indi
viduelle, à quoi chacun des élus consacre le meilleur de
son temps. Le député est tenu de répondre à un volumi
neux ,courrier. Pour lui faciliter sa tâche, la questure lui
assure, outre la franchise postale, dont j'ai parlé plus haut,
des formules imprimées de lettres aux ministres, dont il
suffit d,e remplir les blancs avec le nom et l'adresse du
solliciteur. Mais, comme on craint que l'imprimé, à force
de servir, n'épuise son effet, on lui préfère d'ordinaire la
lettre autographe. De l'aube à la nuit, entre les séances et
pendant les séances, on voit les .députés, assis côte à côte
46. LE 1IIlÉTIEiB 45
comme des éooliers, réd:iger soU dans des salles spéciales,
soit même dans l'hémicycle, cette énorme correspon
dance.
De même qu'on a préféré ,la lettre autographe àla lettre
imprimée, on préfère d'aiHeurs le plus souvent à celle-ci
la c démarche ~ personnelle. Cela signifie que, tous les
jO'llrs, les neuf-dixièmes des députés et des sénateurs, élus
pour contrôler le budget et pour vot.er les lois, courent les
administrations publiques pour y 'disperser leurs recom
mandations. On les voit chez les ministres, chez les secré
taires des ministres, chez les ·fonctionnaires des minis
tères. On les retrouve également en province dans Ies
services de l'État, des départements et des communes.
Il s'agit, pour être réélu, ·d'obtenir ce que les électeurs
demandent. Et les électeurs demandent tout ce qui peut
être demandé, - voire même quelque chose en plus.
Nominations, avancements, mutations, affectations mili
taires, décorations, subventions, remise d'impôts, pallse
droits de toutes sortes, c'est le travail quotidien du métier.
L'administration ,de Ia justice n'est pas exclue de ce
travail : demandes d'amnistie, de .grâces, de réductions de
peine, de non-lieux, de mises en liberté provisoire, pres
sions sur les Parquets et sur les tribunaux.
L'ambassadea·r-eoartier.
L'écrivain radical, qui, tout en enseignant la philo
sophie dans nos lycées, signe du nom d'Alain des écrits
de partisaQ, a véridiquement reconnu que le mandat légis
latif est celui d'un ambassadeur-courtier.
L'électeur entend que son bulletin de vote réalise pour
lui la promesse du ciel sur la terre. Il se sent, en face de
l'ttat, dans .la position d'un porteur de créances, que les
élus sont chargés de recouvrer. Le député et le séna1eur
voient la plus grande partie de leur temps absorbée par
l'accomplissement de leur rôle de commissionnaires, su
perbureaucrates de leurs régions. Ce sont de fidèles gens
d'affaires, soucieux des consignes ou des exigences que
formulent les groupements syndicaux ou les individus;
désireux de satisfaire tout le monde; zélés à s'en aller,
sur place, s'enquérir des vœux de tout le monde. Le
député est lin procureur attentif qui défen.d de son mieux
47. 46 LA PROFESSION PARLEMENTAIRE
les intérêts particuliers, à lui confiés, dont dépend sa réé
lcction.
Il est si parfaitement cxact que c'est là l'essentiel de
l'activité parlementaire que nombre d'élus ticnnent à jour
la statistique de leurs démarches; le nombre de lettres'
reçues; le nombre de lettres répondues; le pourcentage
des solutions obtenues, pour s'en glorifier ensuite comme
candidats. J'ai sous les yeux une profession de foi où je
lis : « J'ai reçu de vous 196.000 lettres, dont 58.000 ont cu
satisfaction. ) M. Clemenceau disait en y pensant : c Occu
pation d'un genre tout spécial! >
Cette occupation est, plus ou moins, celle des élus, en
tous pays de régime électif. En Suisse, il y eut un temps,
où, dans le canton de Schwitz, les partis se divisaient en
« hommes du bétail à corne> et en « hommes des pieds
fourchus » ..-- ce qui signifiait que l'intérêt matériel, base
de l'intervention, dominait l'élection. Un délégué du Texas
disait à la Convention républicaine de 1880 : c Est-ce que
nous venons ici pour autre chose que pour les emplois? )
L'usage de l'intervention parlementaire s'est, depuis
quelques années, beaucoup développé en Angleterre, où
il était, il y a trente ans, à peu près ignoré. Il y tient
cependant moins de place qu'en France, parce que les
Anglais ne possèdent pas la formidable centralisation
administrative, que nous avons b,éritée de Louis XIV et
de Napoléon. Plus le pouvoir est centralisé, plus promet
d'être efficace l'action qu'on exerce sur lui.
La ~fotuclle électorale.
Avais-je tort de dire que l'intervention est la substance
du métier parlementaire? Ai-je tort, cela étant, de répéter
que c'est bien d'un métier qu'il s'agit, et non pas d'un
mandat? La recherche des résultats électoraux, par le
moyen de l'intervention, précise le caractère de ce que
j'ai appelé tout à l'heure une Mutuelle électorale. Comment
parler de mandat, quand il n'y a pas indépendance?
Lorsq~'on se fait nommer député, c'est, sauf de très
rares exceptions, moins pour voter des lois et contrôler la
politique générale que pour administrer, par l'intermé
diaire des autres pouvoirs, une partie du territoire natio
nal. La fabrication même des lois est souvent utilisée pour
48. LE MÉTIER 47
l'accomplissement de la tâche fondamentale, qui consiste
à couronner, grâce aux ministres, les vœux des électeurs.
Et je dis qu'on retrouve dans tout cela les éléments nor
maux d'un métier, mais nullement les bases d'un mandat,
ni celles d'un régime politique et d'un régime national.
II
LA COALITION
La coalition est, avec l'intervention, à la base du régime
électif et de la profession parlementaire.
L'un"e et l'autre se ramènent à la recherche du nombre
par où il est entendu que s'exprime, réelle ou non, la
souveraineté.
Le nombre et la coalition.
Qu'il s'agisse d'être élu ou d'accéder au pouvoir, on De
peut pas travailler seul. En politique, les isolés ne comptent
pas.
Qu'est-ce qu'une majorité électorale? C'est sur le nom
d'un citoyen, qu'on appelle candidat, la rencontre de
quelques milliers d'autres citoyens, qui ne sont pas iden
tiques les uns aux autres et qu'il a fallu réunir et amal
gamer pour faire la majorité. C'est une coalition d'in
dividus.
Qu'est-ce qu'une majorité gouvernementale? C'est, en
soutien d'un ministère, l'association de partis et de
gl'oupes, qui, bien que différents les uns des autres, ont
résolu de se rapprocher pour voter de la même façon en
faveur des mêmes personnes. C'est une coalition de collec
tivités.
Au sommet donc, aussi bien qu'à la base, pour entrer
dans les Chambres aussi bien que pour entrer dans les
gouvernements, il ne suffit pas d'avoir, par l'intervention,
satisfait ceux qui votent. Il faut encore réaliser et main
tenir, par un continuel travail de rapprochement, les
votes obtenus. C'est essentiellement l'objet de la coalition,
par laquelle s'obtient au maximum la consécration du
nombre légal.
3
49. 48 LA PROFESSION PARLEMENTAIRE
Les assemblées vivellt en état de coalition permanente;
d'abord, parce qu'elles sont nées d'élections,c'est:à:dire
de coalitions; ensuite, parce qu'elles sont tTOp diVIsées
pour qu'un parti s'en puisse rendre maître. Aucun parti,
depuis 1871, n'a disposé à la Chamhre française de la
majorité absolue.
S'inscrire à un parti, soit comme candidat, soit comme
élu, c'est se coaliser, c'est-à-dire aliéner, en échange d'un
appui nécessaire, une part de sa liberté et de ses idées,
si l'on en a. Notre régime de scrutin à deux tours pose le
problème avec simplicité. Au ballottage, l'électeur, qui
reporte sa voix d'un candidat sur un autre, fait, à lui
seul, de la coalition. L'élu, qui bénéficie de ces reports,
est l'élu d'une coalition.
A la Chambre, cela recommence. Quand le député nou
veau s'inscrit à un groupe, il se coalise, le p.lus souvent
sans savoir pourquoi, ou pour des raisons secondaires,
telles que l'entrée dans une commission, avec d'autres
députés. Il pose ainsi les bases des coalitions ultérieures
que développera le jeu parlementaire. Chaque groupe est
fragment de coalition.
Quand un gouvernement se constitue, il passe la rev~
des groupes, qui, dans les Chambres françaises, sont par
ticulièrement nombreux. Et, en puisant des membres dans
quelques-uns d'entre eux, il se définit, par sa naissance
même, gouvernement de coalition.
Ce sont également des déplacements de groupes, qui
décident, par la suite, de la chute des gouvernements ainsi
formés. Les ministères durent autant que dure l'associa
tion des groupes, dont ils sont sortis. Dès que cette asso
ciation s'affaiblit et que, contre elle, s'en form~ une autre
plus forte, le ministère disparaît. Tout gouvernement nait
d'une coalition et meurt d'une coalition.
C'est dire la place immense que liennent les coalitions
dans la vie des assemblées et dans la pDofession parlemen·
taire. Ce régime, pas plus que celui de l'interventiQn, n'est
propre à fortifier les convictions. Qui se coalise s'émas
cule. et toutes les coalitions politiques ont l'équivoque à
leur base. Les élus aboutissent ainsi à une dévaluation
générale des principes. Ils avaient commencé comme can
didats. Ils continuent comme députés.
50. LE MÉTIER 49
Les coalitions d'autl"efois.
Depuis qu'existe le régime électif, les partis n'ont cessé
de faire des coalitions dans les circonscriptions et dans
les assemblées. On en a vu', dès le début, qui paraissaient
inconcevables. .
Dans la Chambre introuvable de 1815, il Y eut des gens
pour rêver d'une alliance électorale entre l'extrême-droite
et l'extrême-gauche, qui, dans la faible mesure où elles
pensaient l'une et l'autre, ne pensaient pas la même chose.
M. de Genoude, légitimiste, disait un peu plus tard aux
hommes de gauche : « Si nous n'avons pas le même para··
dis, nous avons le même enfer. » Et, pour préciser l'ac-
cord, au moins sur l'enfer, la Gazette de FI'anoe de
l'époque réclamait le suffrage universel, voire même l'ap-
pel au peuple.
Une coalition plus forte et plus durable, a laquelle les
Cent Jour~ avaient donné naissance, se noua, à la même
époque, entre les éléments révolutionnaires et les éléments
bonapartistes. On y discernait, à la fois, la rencontre de
certaines idées simples ct un désir réciproque de se
duper. Louis-Philippe, lors du retour des Cendres, essaya
de s'attacher le mouvement. La campagne des banquets
et la révolution de 1848 prouvèrent qu'il n'y avait pas
réussi. La coalition, utilisée par lui en 1830, prit contre
lui sa revanche par l'élection de Louis-Bonaparte et par
le 2 décembre. Pour plus de cinquante ans, d'abord en
préparant l'Empil'e, ensuite en le faisant vivre, cette coa-
lition a' dominé l'histoire de France.
On trouvait là réunis les restes grognons du personnel
de l'Empire; une bourgeoisie libérale, dont l'aveuglement
rêvait d'aboutir par cette voie à un régime quasi britan-
niql,le ; une jeunesse républicaine, qui ne savait pas bien
ce qu'elle voulait; de rares éléments ouvriers. Ce sont ces
éléments qui saluaient du cri de « Vive la République ~
telle pièce napoléonienne représentée en province sous
Louis-Philippe. M. Béranger fut le barde de cette coalition,
qui, en combattant les deux Restaurations au nom de la
liberté, finit par créer le Second Empire.
Sous la Monarchie de Juillet, les coalitions parlemen-
taires furent innombrables et immorales. On se souvient
de celles de 1837 et 1842, qui fl.lrent les instruments de la
51. 50 LA PROFESSION PARLEMENTAIRE
lutte des chefs entre eux. On a vu M. Thiers renversé par
la coaliti.Q.l1 de toutes les droites qui étaient loin d'avoir
toutes la même doctrine; M. de Broglie abattu par la
coalition de l'extrême-droite, des bonapartistes et des
républicains. MM. Guizot, Molé, Pasquier ont utilisé, en
sens divers et les uns contre les autres, ce moyen classique
de gouvernement.
La Troisième République n'a été organisée par la roya
liste Assemblée nationale que parce que les républicaiDs
lurent, pendant ces premières années, maîtres en l'art
de se coaliser. M. Thiers s'était servi de tout le monde,
recevant alternativement à la Préfecture de Versailles
Mo le Comte d'Haussonville ct les radicaux fraflcs-maçons
de Lyon. Après sa chute, c'est M. Gambetta, qui fut le
gr.and fabricateur de la coalition républicaine.
Cette coalition s'est développée et compliquée a"ec le
régime des groupes, qui n'a, depuis lors, jamais cessé de
régner. Comme, pour former une majorité, il fallait tou
jours cinq à six groupes, on a pris l'habitude de regarder
de moins en moins aux idées et de ne s'attacher qu'au
résultat numérique. La nécessité de la coalition a eu pour
effet de rejeter les programmes au second plan. Intervenir,
pour être réélus; se coaliser, pour être ministres : les
deux lois du métier se dégageaient en force sur un fonds
de scepticisme.
Sous les présidences de MM. Grévy, Carnot, Casimir
Périer et Félix Faure, les coalitions eurent UR nom, qui
ne signifiait pas toujours la même chose. Elles s'appelaient
concentration. La concentration se faisait généralement il.
gauche par l'addition de quelques transfuges radicaux,
qui n'engageaient qu'eux-mêmes. Il arrivait aussi qu'elle
se fit à droite, auquel cas les radicaux ne tardaient pas,
pour en sortir, à chercher plus à gauche des remplaçants.
Sons la Présidence de M. l!mile Loubet et sous celles de
ses successeurs, les coalitions parlementaires ont exagéré
et ~implifié les coalitions élect.orales. Elles ont tendu, sous
l'épithète républicaine, à associer les bourgeois actuels du
parti radical aux bourgeois virtuels du parti socialiste;
les « nantis > et les c à nantir >, cependant que, de
l'autre côté, des éléments non moins hétérogènes se grou
paient sous l'épithète nationale. L'affaire Dreyfus, par les
chocs ard-ents qu'eUe provoqua, avait aceéléré le .phéno
52. LE MÉTIER 51
mène. Le mélange, né de la coalition, était des deux parts,
innommable. Des anarchistes d'action directe voisinaient
avec M. Scheurer-Kestner. Des communards cotoyaient, il
la Ligue des patriotes, des bourgeois conservateurs.
Il faut remonter à cc temps-là pour saisir les indices
naissants de la coalition, qui, après s'être appelée Cartel
des gauches, est devenue Front populaire. Il ne s'agit,
en l'espèce, ni d'un caprice, ni d'un accident et tout ce
qui est arrivé de nos jours se préparait depuis longtemps.
Le peuple, bien que volé tant de fois par les bourgeois du
profit des révolutions faites par lui, a gardé le golit des
bourgeois. Les bourgeois, terrifiés par la Commune, ont,
depuis lors, ouvert leurs rangs, comme M. de Lamartine
le leur avait conseillé. Dans nos provinces, où le classe
ment s'exprime par le cléricalisme et l'anticléricalisme,
l'alliance entre radicaux et socialistes est de tradition.
C'est la coalition normale.
Ce qU'OR appelle aujourd'hui Front populaire est le type
achevé de la coalition politique. En le retenant comme
témoignage, on est assuré d'y trouver tous les traits qui
la caractérisent et qui sont affaire, non de doctrine, mais
de métier.
La coalition contemporaine.
Aux premiers contacts électoraux et parlementaires
entre les radicaux et les socialistes, M. Poincaré demanda,
si l'on prétendait marier l'eau et le feu. Avant lui, },f. Mé
line avait prononcé avec encore plus de précision :
Je dénonce ce dualisme gouvernemental, qui, selon les
temps, les circonstances, les milieux où J '-on parle, la clientèle
que l'on veut .flatter, -présente au pays, tantôt la face .propriété,
capital, liberté; tantôt la face suppression de la propriété, du
capital et de la liberté.
M. Méline avait assurément raison de s'attaquer ainsi
aux bases d'une coalition, que réprouvent éga1ement le bon
'Sens et la morale. Vingt-cinq ans après lui, dans la cam
pagne électorale de 1932, j'ai dit, le 28 avril et le 4 mai,
la même chose, de façon plus directe, en déclarant :
Les neuf-dixièmes du programme radical seraient inexécu
tables par le Cartel des gauches.