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Mémoires du Nigéria
CONTRASTES
MARIE PRISCA (TAGUWA)
I
Il y a cette tempête de vent qui dure depuis de longs jours et menace les
carreaux anciens de ma fenêtre. Ces bourrasques de caractère breton
bien trempé s’esclaffent pendant que cette même tempête git en moi
depuis presque un mois, me fracassant à l’inéluctable réalité qui
m’assaille sans relâche. Du cœur de cette Bretagne qui m’est pourtant
si chère, je ne me sens pas capable de revenir ici dans ma tête mais je
suis pourtant déjà arrivée. Installée dans un petit gite au milieu des
collines de prés verdoyants, je suis dépassée par ces tourbillons
émotionnels qui ne me donnent aucun répit. Je suis tout en grisaille,
presque un reflet parfait du temps qu’il fait en ces mois de février. Je
suis affligée, je cherche une sortie, retourner en arrière, me voilà en train
de basculer dans un sentiment de fatalité, la peur plus qu’effroyable que
je ne pourrai plus jamais revivre ce qui vient de se terminer, ni repartir
vers d’où je viens. Je sens mon rythme cardiaque accélérer, ma
respiration se saccader, ma gorge se serrer. Si je pleure je me sentirai
vaincue, mais malgré toute ma résistance, la pluie froide qui s’infiltre
par les joints usés rejoint cette averse de désolation qui se lâche et qui
coule et coule comme une rivière souterraine qui ne s’épuiserait jamais.
Pourtant il faudra bien que j’avance malgré toutes les résistances qui
m’habitent. Je reviens de mission, comme d’habitude, mais cette fois,
rien ne présageait que le plus difficile serait là où il était le moins
attendu.
Ceci explique peut-être pourquoi les six derniers mois furent sillonnés
par une envie d’écrire, une autre fois, comme je l’ai eu si souvent au
cours de ces nombreuses années que je laisse derrière moi. Pourtant
chaque fois auparavant, j’ai fini par meubler plus de fonds de tiroirs que
la moindre parcelle d’une étagère. Sans doute ce courage qui m’a
toujours fait faux bond pour celui dont j’avais besoin pour faire face à
la vie, avec son bagage d’imprévus et de douleurs, parfois si
indissociables. Aujourd’hui, cette envie d’écrire est devenue un besoin
tangible, réel, un genre de sens du devoir auquel je ne peux plus ou je
ne dois plus échapper. Celui-là même qui me force à passer par le
soupirail de ma mémoire parce que s’y trouve encore toute la tristesse
de si douloureuses ruptures, le poids des adieux obligés, des plaies
toujours béantes mais un morceau de temps tellement significatif au
point d’avoir donné un sens à tout ce qui n’en n’avait jamais eu
auparavant. Mais ce sens du devoir s’est insidieusement jumelé à une
tortueuse peur au ventre.
De mon petit salon, j’entends les rafales d’une puissance étonnante qui
semblent éprouver un malin plaisir à secouer les parois de la maison.
J’ouvre la porte, je sens le besoin de m’exposer à cette nature déchainée,
je suis assiégée par un vide, un gouffre, je ne sais trop, mais dont je dois
m’extirper. Peut-être que c’est la vie même que je ne ressens plus. Mon
esprit se chamaille et s’emballe, il se confine dans le déchirement.
Même trempée, je n’arrive pas à sentir le froid, l’angoisse, l’amour ou
la folie, je ne sais plus vraiment qui mène cette sorte de bateau qui prend
voile sur ma vie, mais je dois aller au bout de ce qui s’y cache, sinon je
ne sais de quoi je mourrais si ceci en venait à me tuer.
Pour cette raison, je me dis que je dois marquer le temps par un acte de
courage abouti, même si je suis à ce point tourmentée. Ceci est je
suppose, annonciateur d’une page qui doit se tourner éventuellement,
comme toutes les autres. Non, non et non! Même si je sais devoir vivre
les préliminaires d’un processus de deuil, je ne suis pas encore prête à
clore, ni maintenant, ni peut-être jamais. Je ne veux pas! Je ne veux
tellement pas. Certainement que cette nouvelle ambition de raconter,
est probablement à la hauteur de ce qui m’anéantit profondément.
Devant l’idée que je puisse relâcher ce qui sommeille de mon for
intérieur, me voilà prête mais à la fois comme prise au piège, comme si
soudainement, j’allais asphyxier les derniers tisons d’un immense feu
de camp, annonçant le préambule d’une nuit glaciale, à l’image de ces
vivantes pensées de moments forts et déroutants, qui s’égareraient pour
mourir sur ces feuilles blanches qui m’attendent. Et, ce sentiment d’être
dans l’étau d’un présent qui n’est pas arrivé en même temps que moi
demeure. C’est peut-être parce que je ne suis pas encore quelque part.
Toutes ces émotions déstabilisantes s’imposent contre mon gré. Je
penche mon regard vers la plume que je voudrais savoir impatiente, ma
tête inclinée par l’arrière, je sens les muscles de mon cou se figer dans
cette nostalgie déjà bien enracinée.
Ma vie, psychologue, consultante et formatrice. Lieux de ma dernière
mission, Maiduguri, Damaturu, au cœur des terres arides du nord-est
Nigérian, où roupille la terreur de Boko Haram et les poignées de ses
fous disciples. Ces groupes armés, des faux-rebelles, assoiffés de
violence, de sang pour faire payer leur pauvreté et leur rage d’injustices.
Ils parcourent les villages et les routes de leurs cris rassembleurs, ces
simulacres de préceptes religieux mais qui terrorisent par le viol et le
meurtre collectif. Ils sont en adoration avec la provocation en exhibant
des bombes vivantes que deviennent ces jeunes filles qui ont été
enlevées, en criant leur jouissance devant le massacre et ces chairs
déchiquetées qu’il laisse…spectacle de l’indécence humaine qui prouve
à quel point nous sommes capables d’haïr. Au cœur de l’action, nous
n’en parlons pas. Nous ne jouons pas aux braves non plus mais nous
personnalisons tout de même la bravoure taciturne avec l’humilité
d’accepter que rien de ce que nous faisons, va changer le monde
réellement. Nous subissions comme les autres, la peur que nos repères
auxquels nous nous sommes rapidement assimilés à notre arrivée dans
cette zone, se transforment soudainement en champs d’horreurs.
Mais malgré cette vérité qui sévissait à chaque attentat, j’y ai vécu le
plus puissant contraste issu d’une expérience humaine inédite. J’arrive
encore mal à expliquer comment tout ceci s’est construit et comment
j’ai pu me retrouver au milieu de cette abondance d’affection et
d’attaches. Ceci, au point avoir une telle envie de crier au monde que
le bonheur intense respire, que l’espoir soupire et qu’il peut se trouver
dans l’utopique éventualité de ces impossibles, des filons d’éphémères
et de merveilles dissimulées que quiconque souhaiterait préserver dans
un coffret d’éternité… Témoigner de quelque chose de presque
indicible, irrationnel et à la fois tellement puissant que le cœur peine à
suivre, à se reconnaitre dans ce qui semble presque me noyer dans
l’irréel. Et puis, tous ces infimes jaillissements d’euphories parfois plus
ou moins tranquilles, sans doute difficiles à comprendre, auraient pu
semer la confusion puisqu’il ne peut jamais exister en ces lieux, un
bonheur paisible pour ceux qui y vivent. Mais ce n’est qu’à l’orée des
préparatifs de fin de mission que j’ai compris que tous les paradoxes
allaient se fracturer, les uns contre autres, avec la violence d’une mer
colérique qui, tente de ronger à bouchées doubles, le granit rose des
belles côtes armoricaines comme en ce moment même à quelques
kilomètres d’où je me trouve.
J’ai appris à aimer les gens de ce pays, j’ai eu cette forte impression de
fusionner avec leurs sourires, leur gentillesse, et d’y trouver dans la
simplicité des gestes, un refuge qui m’a fait oublier l’inhumanité de cet
autre monde qui m’entoure. Ce n’était pourtant pas ma première
mission, mais le choc affectif reste encore intact. Je me suis laissée
transporter par cet afflux de tendresse et de celui de donner et redonner
en retour la même chose. Je sais qu’à ce moment, je n’aurais pas pu être
comblée davantage. J’y ai vécu une telle plénitude, que j’ai fait
abstraction, de manière candide, des risques auxquels je m’exposais de
me laisser porter et de devenir un attrait pour un seul homme. Ce ne
devait pas arriver, ni dans ma tête ni autrement. Mais, j’ai succombé.
J’y ai même cru, il n’aurait pas fallu. J’ai laissé tomber les barrières et
j’allais forcément en souffrir. Je ne sais plus qui a fait les premiers pas,
je sais avoir certainement été maladroite, pour avoir dit à voix haute
qu’il était d’une beauté infaillible à mes yeux. J’étais séduite par les
traits de son visage, par sa simple présence. Ma spontanéité toute aussi
naturelle que naïve, n’allait pas tarder à tracer la voie à une forme
d’amour à sens unique puisque de son côté, tout ceci était soutenu par
des convoitises qui devaient être forcément intéressées. Ce n’est
toutefois que maintenant que je suis confrontée à l’admission que nous
ne nous aimions pas pour les mêmes raisons. Et la douleur du
déchirement est indéniable car je l’aimais tant. Non, je l’aime toujours
et le constat de l’échec fait mal. Mais le contraste entre le noir et le
blanc de notre peau est tapissé d’inégalités. Même si certaines sont plus
vraies que d’autres, le blanc reste à la richesse ce que le noir est à la
pauvreté, ce même blanc apparait comme une option vers l’exode et
pour le noir, il se confronte à un soupçon de désir d’exotisme. Même
si je sais que pour moi tout ceci ne fait aucun sens, je sais aussi que je
ne peux rien contre ces présomptions. Avec le recul, je concède que
j’étais face à un océan de dissonances et d’incohésions qui auraient dû
m’alarmer. Mais, cette période regorge tout de même de moments
magnifiques, si je garde dans l’esprit que tout l’amour du monde ne peut
transformer un grain de sable en une goutte d’eau. Et même si, même
ici, si loin de lui, il demeure accroché à mon cœur comme ces éparses
feuilles mortes d’une autre saison, toujours suspendues à ces branches
dénudées, qui tournaillent au gré de ce vent qui continue de souffler à
un rythme décalé. Même s’il est devenu une histoire du passé par la
force des choses, il restera là, malgré la tristesse que ces pensées
provoquent. Ce dont je suis certaine, c’est que malgré tout ce que j’ai
éprouvé, rien n’aurait pu me détourner de ce qui donnait un sens
profond à ma vie en continu. Tous ces prénoms qui défilent, me
rappellent à quel point je fus privilégiée.
Déjà plus de 4 jours de bourrasques tenaces, qui semblent si
infatigables. Je m’allonge sur ce canapé où je peux peut-être enfin
somnoler même si les craquements venant de l’extérieur et peu
familiers, continuent leur manège. Si je pouvais faire abstraction de ce
qui me force à admettre le présent loin d’eux. Il y a encore à peine trois
semaines, j’étais assise à ce petit bureau, longeant le mur d’une chambre
plutôt confortable, dans le quartier de Gwarinpa à Abuja, capitale du
Nigéria. C’est de là où j’ai pris conscience du besoin de pousser les
mots hors de moi, peut-être pour que je n’oublie jamais ou peut-être
pour dire qu’il est possible d’être au diapason d’une forme de satiété
complète, même si inattendue. Ce n’est certes pas pour faire état de
grands exploits, il n’y en a pas eu, enfin…pas pour en faire un plat
médiatique. Mais ce qu’il en reste c’est je pense, un sentiment de fierté
inégalée et à la fois, un déchirement, entre le sentiment d’avoir réussi
et celui de les avoir abandonnés, même si j’y étais contrainte. Et puis,
s’en suit une forme d’apothéose critique, une affreuse et lourde solitude
que je n’ai pas suffisamment anticipé et qui cohabite en moi depuis. Je
pressentais avec raison, que dès le pied posé sur le tarmac d’un aéroport
auquel je serais obligée de tourner le dos, cela allait me rappeler que
personne ne m’attendrait.
Gwarinpa…Un de ces quartiers les plus cossus de la capitale, où se
croisent les véhicules tout terrain aux cigles familiers. C’est dans la
chambre 1 de l’appartement 1, un espace collectif partagé avec deux
autres collègues avec qui je m’y suis retrouvée pour la dernière fois.
C’est là que se trouve le terminus humanitaire de cette ONG, un
immense building jaune, pâli par la persistance des rayons du soleil et
ses nombreuses fenêtres blanches, à petits carreaux. Cette imposante
structure est bien calée au bout d’une rue sans issue. C’est le lieu de
toutes les allées et venues des expatriés, que l’on appelle « Guest
House » autant pour les invités que pour ceux qui sont campés à cette
base. Mais pour la plupart de ceux qui y passent, c’est l’endroit où les
valises n’ont pas le temps de se poser. Il y a ces nouveaux qui arrivent
d’un autre monde qui se préparent à imaginer la vie qui les attend au
Nord-Est. Il y a ceux qui reviennent de trois mois de mission pour de
courtes vacances et il y a ceux qui quittent définitivement. Parfois, ce
sont des départs précipités motivés par des ruptures de contrats ou des
fins de mission. Pour moi, c’était ça. Ma mission était terminée. C’était
le départ tant appréhendé.
Je sais que mes deux autres collègues Thomas et Joseph, portaient à
bout de bras leurs bagages remplis de souvenirs et de galères, parce
qu’ils quittaient eux aussi pour la dernière fois. Thomas affichait une
fatigue psychologique indéniable, il était brisé par l’épuisement. Je sais
que c’est malencontreusement fréquent, trop fréquent. Et Joseph,
victime d’un projet qui n’est plus financé, semblait heureux de savoir
qu’il ne reviendrait plus.
Peu importe les raisons, j’étais entourée de ceux que j’avais appris à
aimer, à comprendre, à soutenir, au point de me sentir liée indéfiniment.
Thomas en était à ses derniers moments avec nous, avant de prendre la
direction de l’aéroport. Juste avant de franchir cette porte moustiquaire
grinçante de la cuisine, il me regarde en mettant ses mains sur mes
épaules et me dit dans un anglais parfait « Marie, tu auras donné à
chacun de nous quelque chose qui restera marqué pour toujours. Tu as
été là pour nous tous, sans exception fidèlement. Tu auras apporté ce
que personne d’autre n’aurait su faire. Merci Marie ». Thomas était
considéré comme un homme posé, brillant, solide, compétent. Venant
de lui, ces mots avaient un sens profond et revêtait une incontestable
authenticité.
Mais pour ma part, je sais que tous ceux qui m’ont entouré, c’est aussi
parce qu’ils auront transfusé tant de générosité et d’eux-mêmes qu’ils
m’auront finalement donné plus que tout ce que j’aurais pu espérer
d’une seule vie. C’est ce qui je crois, m’a permis de semer quelques
fleurs dans le désert des invincibles, je le dis ainsi parce que je sais que
la souffrance ne vient pas que des affres de la guerre, mais aussi de ceux
qui sont sur le front à faire face à leurs peurs intérieures et à la vue des
traumatismes qui ne se taisent jamais. Thomas avait été posté sur une
base à une centaine de kilomètres de Maiduguri où les conditions de vie
et de travail étaient extrêmes et la route impraticable en raison des
risques d’enlèvements et d’assauts.
Maiduguri et Damaturu les deux plus importantes bases du nord-est
Nigérian, sont des endroits considérés très hostiles. Nous n’étions que
trois femmes sur une centaine d’expatriés. Plus de 6 mois au cœur de
ces terres minées, où j’ai trouvé pourtant là, d’extraordinaires âmes
douces et chaleureuses jusqu’à oser m’entendre penser ne plus jamais
vouloir les quitter. Mais les charges de travail, le rythme, les couvre-
feux, la tentative de chercher des moments de plaisirs simples, question
de garder l’équilibre, comme une tête que l’on veut tenir hors de l’eau,
question de ne pas la perdre trop vite, domine constamment tous les
espaces de notre esprit. Mais nous sommes tous dans le même bain.
C’est peut-être ce contexte qui donnait à chaque regard qui se tournait
vers moi, et du mien vers eux la possibilité d’attendrir les contrastes qui
semblent si irréconciliables. Comme si l’on savait au fond de soi que
tout est vain. Moi qui vient de loin, où la menace de mort par le
terrorisme ne déambule pas dans l’esprit au quotidien, et ici, où la haine
portée par ces fous furieux de Boko Haram effleure la tendresse de ceux
que je connais et qui sont pris au piège avec eux.
Il est 3 heures du matin, j’ai froid, toujours étendue sur ce canapé cuir,
je ressens une telle fatigue que je n’ai pas le courage de prendre
l’escalier pour me rendre jusqu’à la chambre. J’ouvre la télé pour me
détourner l’esprit, mais rien ne m’intéresse. C’est peut-être cette
déconnexion qui fait que j’ai aussi perdu l’appétit depuis ces quatre
derniers jours. Je tire de la chaise un plaid décoratif, à motif écossais
pour me couvrir et récupérer avec quelques heures de sommeil. C’est
avec un faible soulagement que je constate avoir dormi un peu plus de
deux heures. Il fait encore nuit. Je sens les cernes sous mes yeux se
creuser. Je m’assieds et je peux tout de même entendre le calme revenu.
Le vent s’est enfin apaisé, les arbres ont repris leur position initiale. Je
tire la toile pour regarder le lever du jour qui tarde à se montrer sous
l’épaisse couverture nuageuse, il tombe encore quelques gouttes. Je
reste immobile, comme si un peu de lumière du matin, me sortirait d’un
certain marasme. Finalement le calme ne me rassure pas davantage que
la tempête. Le silence donne un poids à mon sentiment de solitude. Je
n’aime pas me trouver dans cet état. C’est comme si rien de cette réalité
présente ne peut me consoler et pourtant, je devrais être heureuse de ce
que j’ai vécu. Après tout, j’ai réalisé un rêve d’enfance si j’y réfléchis
bien.
Soudainement, je me revois, haute comme trois pommes, assise sur un
fauteuil avec un livre presque plus grand que moi et je souris à l’idée
que je sais avoir aimé l’Afrique depuis mes plus jeunes années; Fouler
la terre de ce continent pour aller à la rencontre de ces tribus éloignées
que je contemplais avec admiration sur les photos couleurs de
l’encyclopédie Britannica de mon père. Je passais des heures entières à
tourner et retourner les pages pour observer ces visages peints, des
peaux ébènes maquillées ou rouges de terres argileuses, des coiffures
extravagantes, les tatouages et coupures de peau traditionnelles, images
qui me ramènent à maintenant, cette réalité beaucoup moins théâtrale.
L’Afrique n’en n’est plus vraiment là, mais je ne suis pas certaine
qu’elle est mieux là où elle est maintenant. En tant qu’humanitaire, nous
avons le devoir de neutralité, mais mes yeux continuent d’être les
témoins d’une évolution qui parait impossible. Dans cette envie d’y
être et d’y retourner, je ne peux faire abstraction des enjeux politiques
quand nous sommes dix milles humanitaires à tenter de sauver des vies
sur un territoire restreint. Si certaines chaines de télévision mettent
l’actualité Africaine au premier plan, les nouvelles des pays qui font la
une, se ressemblent toutes, et elles sont très rarement bonnes pour les
Africains.
Mon envie d’y être, c’est peut-être aussi ça. Quand je pense à ces plus
de quatre cents personnes que j’ai formé dans les derniers mois de ma
mission, je sais que c’était un moyen de semer une autre forme de
réflexion, à mon sens si indispensable. Et, c’est parce que je les aime
tant que je voudrais qu’ils sortent de cette enclave psychique dont
certains profitent toutefois pleinement. On dirait que chaque tentative
de développement est un insurgé qui fait front à l’asservissement dont
l’Afrique souffre tant.
Si seulement je pourrais faire taire ces prêtres, faux ou fous aux paroles
de tous les paradis promis, ici, comme ailleurs en Afrique, où se loge
un besoin fortement redoutable de croire, d’incanter tous ces dieux
attendus et qui ma foi, paraissent pourtant bien absents. Disciples de
tous les noms qui se goinfrent sans la moindre pitié de la pauvreté des
esprits critiques en soutirant de manière machiavélique la liberté de
penser, d’être et de choisir. Je me sens glisser vers le jugement, je
n’aime pas, mais je ne peux pas faire autrement. Je ne peux pas
dissocier ce que je fais à ce qui se passe dans les pays où j’interviens,
surtout lorsque j’éprouve une affection incontestable pour le Nigéria.
J’étais réveillée chaque matin, bien avant l’aurore par ces incantations
religieuses qui ornent l’obscurité de la nuit, elles déterminent de cette
persistance tant à prier nuit et jour comme si le ciel allait sauver ces
gens de leurs détresses. Toutes ces voix d’hommes qui crient par la
colonne des minarets dans une cacophonie démesurée, cherchent peut-
être à trouver la voie qui n’existe plus. L’affluence de bleus et de blancs
qui convergent vers la Mosquée pour la prière du vendredi, malgré les
premières apparences trompeuses de rigueur, recèlent derrière ces
nobles gestes, tant de non-dits et d’inimaginables déviances.
Je me suis déjà demandée si d’y être n’était pas une forme
d’acquiescement, puisque je ne peux faire que si peu. Finalement, c’est
sans doute mon sentiment de défaite ou ma résistance devant l’humanité
qui vacille et qui oublie tout ce qui est noir. Me voilà encore à étaler
mes états d’âme en cherchant entre ma responsabilité et ma culpabilité
de ne pouvoir en faire plus, entre la force de l’amour que je porte à ce
continent et la rage de le voir s’auto-détruire, juste un peu de paix ou de
raisonnement logique au fond de moi.
Je dois surtout me rappeler pourquoi je fais le travail que je fais dans
cette iniquité visible, qui vient avec ce simple désir d’aimer et de garder
à la dimension humaine et accessible, cet indispensable port d’attache
qu’est l’humilité et la gratitude. Que dois-je apprendre, que dois-je
aimer, que dois-je dire ou faire…Je veux me promettre à moi-même que
je me battrai avec eux, pour eux, le temps qui me sera donné. Mais de
quelle bataille s’agit-il, si ce n’est de me dire que je dois accepter, car
l’humanité git dans une certaine indifférence et que malgré tout ce que
j’y ferai, l’Harmattan, ce fameux vent du désert qui transporte cette
poussière fine du Sahara finira bien par balayer la modeste trace que
j’aurai laissé.
Je devrais avoir quitté le Nigéria avec ce sentiment d’accompli, et
sourire à l’idée de mettre sur « replay » le grincement de la porte de la
cuisine et le bruit des roulettes de valises sur le pavé qui encercle la
Guest House. Je sais avoir vécu ce moment en étant profondément
triste. Passer les portes d’embarquement, de prendre place dans un
siège exigu, d’entendre les consignes de sécurité, je sais que de là, il n’y
avait aucune autre issue à part attendre et d’assimiler peu à peu, que je
quittais cette terre que j’aime passionnément, malgré tous ses contrastes
et paradoxes, sans savoir si la vie me permettra un jour de refaire le
parcours dans l’autre sens.
Je connais cette volonté forte de promettre à ceux que j’ai laissé derrière
moi, de ne jamais les quitter, pour me rappeler les possibles champs de
bataille que je devrai confronter pour m’y tenir et la douleur
incommensurable de l’échec, si je ne retourne pas. J’étouffe. J’ai
besoin d’air. Je dois regagner ce combat qui m’est propre. Alors je me
prends à fermer les yeux et me rappeler de ces moments où j’ai pu
contempler ces couches d’ocres monochromes qui habillent tout ce qui
m’entoure, rompues par les couleurs vives de tissus et bijoux entretissés
de ces femmes qui se laissent porter doucement par des ânes dociles.
Toutes ces images que je repasse en enfilade comme si j’ornais mes
souvenirs des plus belles perles que je possède. Je respire normalement.
Enfin. Voilà maintenant toute l’histoire…
CHAPITRE 1
Mission l’avant départ
Une longue journée s’annonce. Nous sommes le 12 juillet 2017. Enfin
ce départ tant attendu pour une nouvelle destination en terre d’Afrique.
Le Nigéria. Fébrile, heureuse, impatiente, je me retrouve à refaire le
parcours une fois de plus. Moi qui pensait avoir adopté la sédentarité
de manière définitive. Les départs, les arrivées, les fins et les débuts qui
s’entrecroisent, dans l’allégresse et parfois une certaine angoisse, les
séparations, les déracinements, si souvent déstabilisants…presque
toujours déchirants. Mais sans me rendre tout à fait compte, j’ai vécu
une grande partie de ma vie fascinée par la découverte du monde. C’est
ce qui m’a certainement sauvé d’une lassitude annonciatrice, dont le
risque d’un cloisonnement intellectuel et émotif que je pense avoir
cherché à éviter à tout prix. Je ne sais pas si à l’origine, ce n’était que
mon esprit curieux qui mettait au défi une telle destinée, mais j’en suis
venue à y découvrir un peu plus de moi-même chaque fois que je suis
partie. A la différence de beaucoup d’humanitaires, je ne voulais pas
sauver les autres, il était question pour moi d’apprendre et de pouvoir
entrer en relation avec l’inconnu mais aussi avec l’être humain où et tel
qu’il soit. Ce fut ma manière de ressentir la vie en quelque sorte, de la
vivre pleinement et d’avoir la chance de choyer ma mémoire d’un filon
de formidables histoires et tant d’anecdotes qui pourraient être tirés des
romans les plus saugrenus ou dramatiques ou encore issu de la science-
fiction, mais qui sont miennes. Si je me permettais d’exhiber une fierté,
ce serait d’avoir pu transformer des expériences professionnelles en
récits de vies atypiques et florissants. Le Cameroun, la Centrafrique, le
Rwanda, le Vénézuela, le Nunavik, la France, l’Italie, les Etats-Unis,
l’Irak, la Belgique et bien d’autres, chacun d’eux auront conférés à
donner un sens profond au mot « rencontre ».
En mai 2016, je pensais avoir franchi le seuil d’une retraite que j’aurais
pu qualifier de bien méritée. 2015 fut une année particulièrement
éprouvante sur le plan humain. Quatre de mes collègues furent tirées
presque à bout portant par des coupeurs de route lors du retour d’une
journée de distribution de riz dans les villages à 13 kilomètres de notre
base à Meiganga au Cameroun, heureusement, aucune d’entre elles
n’est décédée. En novembre, lors d’un bref aller-retour au Cameroun
pendant ma mission en Centrafrique, qui venait d’essuyer une explosion
de violences inédites depuis le 26 septembre, j’ai été prise au piège dans
un taxi à Yaoundé par une bande organisée de criminels. J’ai été
épargnée, comme peu de femmes le sont habituellement lorsqu’elles
sont victimes d’enlèvement. Malheureusement c’est chose fréquente
dans ce pays où la corruption règne en maitre. J’ai abouti dans un fossé,
couverte de sang, la peau éraflée sur une grande partie de mon corps et
dénudée de tout, mes chaussures, mes lunettes et même mes papiers
d’identité. Évidemment, j’étais en état de choc. Mais j’étais vivante et
les policiers ont considérés que j’avais eu la chance que la plupart n’ont
pas. Je n’étais certes pas en mesure d’argumenter sur cette question.
Toutefois, sans papiers, je ne pouvais plus sortir du Cameroun, ni
retourner à ma mission en Centrafrique. Et mon état psychologique
fragilisé allait me retenir au moins quelques semaines, le temps de
récupérer peu à peu. Après tout, je suis psychologue d’abord avant
d’être humanitaire et j’ai toujours été relativement sensible et à l’écoute
de mes limites et de mes capacités.
L’Ambassade du Canada m’avait proposé d’organiser mon retour au
pays, si je couvrais leurs frais de services, le billet, et une forme de taxe
d’imposition pour avoir fait usage de services consulaires. Eh bien, j’ai
rapidement fait le calcul qu’il me serait plus simple d’utiliser une
agence de voyage si je souhaitais retourner au Canada. Mais ma
décision avait déjà été prise. Je ne retournerais plus. J’ai donc fait le
choix d’attendre mon nouveau passeport pour repartir en mission. Ce
qui me laisserait le temps nécessaire pour me remettre sur pieds. Mais
même l’épisode de l’attente de mes documents était devenu un moment
tyrannique avec l’Ambassade. Décidément, j’ai dû abdiquer dans le
sens des rumeurs qui dénoncent la piètre réputation des ambassades
canadiennes dans le monde.
Par chance je connaissais bien le Cameroun et j’y avais des
connaissances fiables et qui ont fait acte d’une telle bienveillance et qui,
grâce à eux, m’ont permis de m’en sortir avec peu de séquelles. Je
n’oublierai jamais l’accueil reçu par l’ancien directeur de la télévision
et de la radio nationale du Cameroun (CRTV) Amadou Vamoulke, qui,
avec sa femme, m’ont ouvert les portes de leur demeure pour que je
puisse reprendre mes forces en toute sécurité. Il était pour moi un
homme de grande culture, une référence, un sage d’un calme presque
intimidant. D’un côté, il défendait l’équité pour les femmes journalistes
et de l’autre, il se battait contre les inculpations de fraude que le
gouvernement Camerounais faisait peser sur sa tête. Je n’y ai jamais
cru. Il fut emprisonné deux mois à peine après les avoir quittés. J’étais
si affligée car je savais qu’il n’aurait que peu de chance d’en sortir.
Pour avoir fréquenté les plus hautes instances gouvernementales
Camerounaises, je n’ai jamais douté d’un coup monté pour protéger les
mauvaises têtes.
Pendant cette période, j’étais aussi consciente d’avoir laissé derrière
moi, mon équipe, toujours à Bangui et Bria en Centrafrique, sans
pouvoir apporter la moindre contribution. Avant cette brève escapade
en pays voisin, je voyais déjà l’état psychique de mes proches collègues
se détériorer rapidement. Même si tout l’espoir de ce pays était fondé
sur de nouvelles élections, les coups de feu incessants entendus la nuit
près de notre quartier, les hélicoptères qui passaient en rase-motte à
toute heure, la Minusca avec ses chars d’assaut qui frayaient les rues
adjacentes à notre résidence, l’évacuation d’urgence qui s’était avérée
dramatique suite à la montée des violences du 26 septembre, tout ceci
avait laissé des traces. Plusieurs ONG avaient été la cible d’attaques et
de pillage dans les dernières heures avant l’évacuation, il y avait eu là
un traumatisme collectif, et des humanitaires blessés dans l’âme et dans
leur vulnérabilité. J’avais accompagné certains d’entre eux, qui
d’ailleurs ont fait le choix par la suite de quitter leur mission et quitter
le métier. Mais lorsque nous sommes en mission, nous apprenons
rapidement qu’il faut accepter que tout ce que l’on fait, où que l’on soit,
peut changer drastiquement vite puisque nous sommes à la merci des
circonstances incertaines et des contextes volatiles.
C’est en mai 2016, à partir du Cameroun, que je suis rappelée pour une
nouvelle mission en Centrafrique. Mais je dois faire escale en France,
le temps de réorganiser mes bagages et quelques autres documents.
Coincée dans une attente de deux semaines à Paris, superbe ville que je
supporte toutefois très mal, comme toutes les autres grandes villes,
l’effet urbain, le bruit, le béton de masse, le stress des transports en
commun, accélèrent mon sentiment de fatigue et m’acculent au pied du
mur de l’épuisement. Je dois sortir de cette ville. Je fais le choix de
m’éclipser en Bretagne, question de prendre au moins deux ou trois
jours de repos complet avant de repartir.
A quelques pas de la gare, j’avais réservé une chambre dans une petite
auberge qui avait paru sur leur site internet bien chaleureuse et
sympathique. Il ne m’a pas fallu la distance à parcourir entre le train et
ma destination pour la nuit que j’étais déjà en plein coup de foudre.
Rien de moins. Mes yeux ébahis par la verdure, mes poumons en mode
« cris de joie », mes oreilles enchantées par le bruit des oiseaux, l’odeur
délicat d’une fine et fraiche pluie passagère, m’avaient soudainement
envouté. Des images de mon enfance refont surface, mais sans savoir
ni comprendre, je sens un chamboulement intérieur plutôt étrange,
j’arrive mal à m’expliquer ce qui arrive. Tous mes sens et ma mémoire
valsaient à me faire perdre la tête tellement l’exaltation était
considérable. Je n’étais pas encore arrivée à la porte de l’auberge que
je ne me sentais plus les pieds sur terre, ou sinon, ils venaient de s’ancrer
d’une façon inopinée. A l’accueil, je tente d’expliquer ce brouhaha issu
de mes tripes, et avec le sourire en coin, l’aubergiste me précise que je
venais d’être victime de l’effet « Bretagne ». Un ensorcèlement mais
plutôt enchanteur qui prend au cœur et qui parait, frappe ici et là
quelques nouveaux touristes de passage. Eh bien, l’effet ne s’est pas
fait attendre.
Après une nuit courte, incapable de trouver le sommeil, sans perdre de
temps, je suis partie avec une seule envie, sillonner les petits chemins
de campagne des alentours. En peu de temps, devant mes yeux, un
spectacle matinal unique. Les reflets timides et séducteurs de quelques
rayons lumineux d’un jaune oranger, s’amusaient à faire danser toutes
les nuances de verts tendres des prés avec ceux des bleus gris d’un ciel
encore endormi, toisonnant le paysage de ses plus beaux habits. Les
petites routes étroites que l’on aurait dit tracées par des colonnes de
pastels éclatés, étaient en fait un pastillage multicolore de boutons de
fleurs sauvages en éclosion. Dans un coin de ce tableau ornemental, un
étroit rideau de soie fait d’une bruine si légère, qu’il se balançait devant
les toits d’ardoise nichés au milieu d’une de ces collines que l’on
distingue même de loin. J’ai stoppé la voiture. Je pleurais à flots de
larmes, sans pouvoir mettre le doigt sur la raison profonde d’un tel
émoi. Mais je n’avais pas besoin de chercher plus loin, j’avais compris
que j’étais maintenant arrivée chez-moi. Ce sentiment nouveau,
intense, unique, m’était parfaitement inconnu. Il se devait forcément
d’être révélateur d’un besoin de m’enraciner, de me fondre à ce qui
allait devenir ma terre d’adoption, une place où j’aurais envie de revenir
si je repartais. Repartir? Viens-je de dire repartir? Non, non il ne
pouvait plus en être question. Pas maintenant, plus pour le moment. Je
n’avais qu’une seule envie, m’installer. Partir à la conquête d’un
modeste petit coin où je pourrais passer de doux moments avec un
compagnon à quatre pattes. Je m’y voyais déjà, même si tout ceci
manquait d’un peu de rationalité, tout ce qui m’entourait me faisait
rêvasser. Je me suis prise au jeu.
Ca y’est, j’y suis. Un bref coup de téléphone pour annoncer ce qui allait
être le début d’une nouvelle retraite. Retour sur Paris obligé de deux
jours pour récupérer ce que j’avais laissé pour le départ, et me voilà
repartie pour une nouvelle aventure cette fois, bien bretonne.
Près d’un an à Silfiac, petit village du centre Bretagne, non loin du canal
de Nantes, où j’ai fait la connaissance de gens attachants dont les « deux
sœurs », aux yeux d’un bleu mer transperçant et aux joues rondes et
rosées qui m’ont accueillies avec chaleur. Gilbert, un voisin aimable et
généreux, qui s’est fait jardinier volontaire pour entretenir la pelouse et
les hautes haies entourant la maison. Et mon Bolenn, un bouvier bernois
que j’avais adopté jusqu’à ce qu’il tombe malade pour me quitter en
avril 2017. Malgré les paysages, les kilomètres de sentiers, les chants
d’oiseaux au réveil, quelque chose commençait à manquer. L’absence
de Bolenn se faisait sentir mais le besoin d’aventure recommençait à
me piquer les pieds pour atteindre son paroxysme lorsque je fus
rappelée pour reprendre un poste en Afrique. Mais cette fois, si je
partais, ce serait pour revenir juste là. Je n’aurais plus à me faire du
souci sur ma destination retour. Je saurais retrouver mon chemin
jusqu’au cœur de cette région que j’ai mis tant d’années à connaitre.
Les valises alignées sur le bord de la porte, une journée sombre et
pluvieuse s’annonçait. Nous étions le 11 juillet. Mon téléphone affiche
un message. Les vols en partance de Rennes pour Paris sont annulés en
raison de pressions syndicales. Et me revoilà à manœuvrer une fois de
plus dans les imprévus, les inattendus, les changements de dernière
minute auxquels il faut bien toujours s’adapter. Demain, direction
Nantes. Départ à 6h00 donc, un voyage qui commencera aux petites
heures de la nuit.
Les files d’attente, les procédures d’embarquement sont toujours
pénibles mais il est facile de prendre mon mal en patience puisqu’à
17h00 heures, je franchirai les frontières d’un pays qui m’était encore
inconnu, le Nigéria. Plus grand pays d’Afrique, mais hanté par le
spectre de Boko Haram et le traumatisme qu’il y laisse. Comme bien de
mes collègues, je savais aussi que le Nigéria avait une réputation
internationale en matière de corruption, alors il s’agit de s’y préparer,
me suis-je dit.
Je m’imagine doucement à l’idée que dès les portes du débarquement
seront franchies, je serai assaillie de faux bagagistes, qui vont par tous
les moyens, tenter d’extirper un peu d’argent des voyageurs que l’on
cible à la couleur de la peau. C’est plutôt habituel sur ce continent.
Chacun cherche un moyen de se faire justice.
Le 12 juillet 3 heures du matin, il pleut averse. Une bienveillante
connaissance accepte de faire les quatre heures de route aller-retour,
direction aéroport de Nantes. Les valises sont lourdes, vêtements,
souvenirs culinaires de France que l’on partage avec les nouveaux
collègues expatriés et surtout, une pharmacie complète parce que dans
ce coin de continent, vaut mieux tout prévoir en termes de médicaments.
A peine arrivée au guichet, petit désaccord probant sur le poids des
valises. Une agente qui semble avoir mal commencé sa journée
m’annonce que j’ai droit à deux valises, mais que les deux ne peuvent
dépasser le poids d’une seule, soit maximum 28 kgs. Etonnée, il me
semblait avoir lu sur mon billet que j’ai droit au poids de deux valises.
j’essaie d’argumenter, mais de toute évidence, je ne gagnerai pas. Il
reste 20 minutes avant les derniers embarquements, donc pas question
de discuter plus longtemps. J’accours vers un banc pour ouvrir une des
valises et balancer dans les bras d’Isabelle, ma gentille conductrice, tout
ce qui apparait lourd et moins important. Elle repart les bras chargés,
et moi en sueur, je file vers le guichet. Vaut toujours mieux s’organiser
pour ne pas rater son avion… Une fois le passeport dans les mains de
l’agent, les valises sur la balance, j’angoisse sur la question du poids à
respecter, et l’agent me dit «ne stressez pas Madame, vous avez droit
au poids de deux valises ». Je suis complètement démoralisée. Mais la
course contre la montre pour arriver aux portes d’embarquement me fait
oublier ce qui m’était resté de travers dans la gorge. Le plus important
est de partir, après toutes ces péripéties, je ne pouvais qu’espérer que le
voyage se termine dans les meilleures conditions.
Arrivée à Paris, quelques heures d’attente pour un autre départ, cette
fois, ce sera une avalanche d’inquiétudes qui vont altérer le reste de
mon voyage. Lors des procédures douanières, un douanier inspecte
mon passeport, me regarde et m’annonce froidement que je ne peux
plus entrer sur le territoire Français, c’est-à-dire que je ne pourrai pas
revenir. Il n’ajoute aucun autre commentaire. Je suis glacée,
tourmentée, j’ai du mal à me contenir, je fais les cent pas devant les
boutiques, je me dis que je devrais contacter cet avocat avec qui j’avais
fait affaire pour l’issu de mon visa sur le territoire Français. Ca fait dix-
neuf ans que ça dure. ce qui et une arrivée à Abuja, la capitale, bien à
l’heure. Soulagée, j’ai hâte de rejoindre cette nouvelle équipe qui
m’attend. Je sais que l’organisation d’une arrivée en tant qu’expatriée
est toujours rodée. Une fois les lourds bagages en main, les portes
s’ouvrent sur des sourires qui nous souhaitent la bienvenue. Tiens,
étonnant, mais où sont les quémandeurs? Me disais-je. Aucun. Le
plancher ne fourmille que de voyageurs et il semble que cette fois, il
n’y aura aucune bataille d’arguments! Les sourires, l’accueil, encore
des mots de bienvenue qui affluent, cette fois par les douaniers, c’est
peu banal. A constater tous ces gestes de courtoisie, c’est à me
demander si je suis bien en Afrique. Mais aucun doute, quelques
minutes d’air climatisé n’auront pas pu tromper la chaleur et l’humidité
d’un climat que je connais trop bien et qui m’enveloppe dès ma sortie.
Voilà mon chauffeur, Clifford. Nous échangeons quelques mots sur le
voyage, il veut s’assurer que je vais bien. Nous prenons la route et il
me remet sans tarder mon paquet de bienvenue. Les clés, les consignes,
le téléphone, liste des contacts, tout pour se mettre en mode actif. Sur
le dessus, une inscription à l’encre rouge. Arrivée Abuja 12 juillet –
Départ Maiduguri 12 aout. Tiens, un mois ici, je me dis qu’il y aura sans
doute une formation ou des procédures à engager avant de partir pour
le nord-est. J’aurai le temps de m’adapter… Maiduguri, c’est la place
dont on parle dans les nouvelles, non pas pour sa chaleur, ni ses terres
désertiques, mais parce que cette ville est une enclave de 2 millions de
personnes avec ses centaines de milliers de déplacés issus des villages
brulés et ses familles décimées.
On me conduit à l’appartement 3, chambre 3 du premier étage. Les
premiers coups d’œil m’illuminent d’un certain étonnement.
Impressionnée dès mon premier coup d’oeil. Beaux canapés de cuir,
salle à manger, cuisine fonctionnelle, planchers brillants, j’avais oublié
qu’il soit possible de ne pas toujours se retrouver dans une boite de
sardines comme chambre, sans accès à l’eau ni électricité, mais sans
jamais oublier des draps supplémentaires pour boucher les trous sous la
porte empêchant l’accès aux centaines de grillons et criquets de nous
envahir pendant la nuit. Ou, un matelas qui par l’usure, ressemble
davantage à une grande semelle de babouche simplement pour que nous
ne puissions dire que nous dormons sur la pierre.
Il y a de ces idées qui préconisent que l’humanitaire devrait vivre dans
des conditions toujours précaires, difficiles, sans confort puisqu’il ou
elle est « humanitaire ». L’on oublie souvent que le travail
d’humanitaire est sans doute l’un des plus difficiles et intenses, un peu
comme l’armée. Même si l’on choisit cette carrière, comme les
militaires, elle laisse trop souvent de graves séquelles psychologiques à
force d’être confronté à des risques et vivre sous tensions. Mais depuis
peu, et je dirais enfin, certaines ONG accordent maintenant une
importance à l’équilibre psychologique et une meilleure santé mentale
de sa ressource humaine. De bonnes conditions de vie contribuent à
réduire les impacts, surtout pour qu’à la fin de longues journées sous
grands stress, chacun puisse récupérer dans un environnement adéquat.
L’humanitaire qui choisit ce parcours choisit aussi de se retrouver
fréquemment sans reconnaissance professionnelle valable dans la vie
civile, y laissant pour compte, une carrière en dents de scie à moins
d’une réorientation forcée. Pourtant dans beaucoup de pays, si l’on
admire le dévouement des militaires en mission, les éloges sont plutôt
rares pour les humanitaires, qui eux doivent partir souvent très loin de
leur milieu, loin de leurs proches et dans des zones à hauts risques. Et
s’il y a un âge où il est plus facile de s’adapter aux pires conditions, il
y a aussi un âge qui nous fait apprécier le confort. Et j’en suis juste là.
D’ailleurs, je me retrouve déjà presque toujours la plus vieille de tous
les personnels. Les femmes humanitaires quittent plutôt vers l’âge de
50 ans ou juste avant. Ce n’est pas évident de vivre dans les aéroports,
transporter des lourds bagages, les décalages horaires, laisser derrière
les plans de retraite au jardin, sur le bord d’une piscine ou celui de se
faire un cercle d’amis qui colle à nos habitudes. Et puis, au contraire
de ceux qui planifient leur retraite pour voyager, nous cherchons
davantage à se sédentariser.
Le chauffeur s’empare de ma clé et d’un geste galant, ouvre la porte et
installe mes valises près du lit avant de me souhaiter une bonne soirée.
Il m’explique que les autres vont me retrouver après le travail. Fatiguée,
je ne ferai pas de social ce soir, je vais sauter dans la douche et me
reposer. Demain la journée débutera déjà assez tôt.
CHAPITRE III
Mon espoir n’était pas le sien
A la fin septembre, il était prévu que je parte pour Monguno donner la
formation à tous les personnels de cette base isolée mais surtout exposée
aux risques d’invasions terroristes de par sa localisation. Elle est surtout
éloignée parce que nous ne pouvons utiliser la route, qui en temps
normal ne se trouve qu’à une heure et demie de distance à partir de
Maiduguri. Les risques élevés d’enlèvement forcent tous les
déplacements par hélicoptère. Mais c’est aussi une base avec des
installations encore précaires et qui n’a pas encore de connexion
internet, ce qui rend le milieu plutôt austère en cas de problèmes.
Après une semaine de dure convalescence issue d’un paludisme violent,
j’ai été dans l’obligation d’abandonner l‘idée de m’y rendre. C’est
surtout que je ne souhaitais pas prendre le risque d’engager la
responsabilité de mes supérieurs si j’en venais à nécessiter une
évacuation médicale, dans le cas où je retomberais malade. Les
hélicoptères sont fournis par les Nations Unies (UNHAS) et ne sont pas
des taxis. Les déplacements se font une fois par jour, ou parfois deux,
lorsque le temps ou les conditions de sécurité les permet. Si nous avons
besoin d’évacuer en urgence pour raison de maladie, il faut commander
un avion médical privé, et les enjeux ne sont pas les mêmes, ni les
conséquences. L’évacuation médicale d’urgence est un processus
complexe qui engage toute l’ONG en raison des couts et de
l’organisation que cela sollicite depuis le siège à New York. Pour cette
raison, l’utilisation de ces vols spéciaux exige une investigation
approfondie des faits. Cette investigation sert à établir la responsabilité
ou l’irresponsabilité ce celui ou celle qui a pris la décision d’avoir
accordé le déplacement d’une personne malade en zone isolée. Le
nord-est Nigérian est tout de même considéré comme la troisième place
la plus dangereuse au monde pour y travailler. Il faut aussi savoir faire
acte de discernement et comprendre sa propre responsabilité.
Les rumeurs favorables à cette formation que j’avais présenté à
Maiduguri avaient franchi les kilomètres jusqu’à Monguno et j’avais
compris que l’annulation allait créer une déception et un sentiment
d’injustice que j’allais devoir assumer. J’ai donc profité de cette période
pour rester à Maiduguri afin de peaufiner les derniers détails avant de
reprendre une longue série de formations à Damaturu, Dutse pour
conclure à Abuja.
Le 4 octobre, le convoi de deux véhicules arrive de Damaturu pour
assurer mon déplacement et celui de mes deux assistants et d’un
collègue IT qui devait se rendre au même endroit pour procéder à des
tests de connexion internet. La route considérée à risques, un seul
véhicule ne pouvait s’engager sur cette distance avec des expatriés. Le
chauffeur prend mes bagages, l’équipement électronique, les différents
cartons pour charger dans l’arrière de la voiture. La première chose que
je remarque, c’est le chic des vêtements que ce chauffeur porte, un
ensemble d’un jaune pastel qui éclatait sur sa peau noire très foncée.
Ce deux-pièces, très typique de la région, semblait avoir été taillé sur
mesure, à constater la précision des dimensions, ça ne pouvait être
autrement. Le haut était un chemisier fermé avec quelques boutons
décoratifs agencé à des broderies locales délicates autour du collet et
sur le devant selon une coupe cintrée qui mettait en évidence sa taille
élancée. Un pantalon qui lui allait à merveille et tombait parfaitement
sur ses sandales de cuir stylées. Lorsqu’il se retourne, je vois la beauté
d’un homme comme je n’avais pas vu depuis très longtemps. Ses traits
qu’on aurait dit géométriquement dessinés sur son visage, ses lèvres
charnues, ses joues fortes, son nez plat, avaient à la fois, quelque chose
de superbement typé et d’harmonieux. Certes, je n’avais pas encore vu
ses yeux, bien dissimulés sous ses lunettes de soleil de style aviateur,
qui lui donnait un air presque grave. Il organise les tâches, s’assure que
tout est en ordre, discute avec les autorités de Maiduguri pour assurer
les conditions de déplacement. Je ressentais à travers ses attitudes, une
intelligence vive, curieuse, soucieuse alors qu’il cherchait à la fois à se
rendre utile. Avec son collègue chauffeur, j’avais, comme toujours, la
certitude que nous étions entre bonnes mains. D’ailleurs, la plupart des
chauffeurs sont habituellement d’une gentillesse et d’une disponibilité
telles pour les passagers. Ils savent qu’ils ont la responsabilité de la
sécurité des expatriés et parce qu’ils sont issus des communautés
locales, ils sont ceux qui connaissent le mieux le terrain, les risques et
le contexte et ce, plus que quiconque. J’ai toujours eu un immense
respect pour ce qu’ils font. Malheureusement, ils sont souvent
surexploités et font l’objet de mépris. Le chauffeur étant pour beaucoup
d’humanitaires le dernier poste hiérarchique d’une ONG, pour moi,
c’est pourtant le plus fondamental. D’ailleurs, aucune ONG ne pourrait
tenir des activités de quelques sortes sans ces chauffeurs, qui sont aussi
sur le terrain tous les jours à conduire les différentes équipes dans des
zones difficiles. Nous savons tous que ce sont les routes, lorsque les
véhicules sont en mouvement que les risques sont les plus élevés.
Abba. Il se présente à moi, me serre la main. Son nom sonnait enfin
différent de tous ces Ibrahim ou Mohammed que la plupart des hommes
portent dans ce coin de pays. Je trouvais son nom presque poétique, et
qui s’agençait si bien avec le charme de ses traits faciaux. Sans tarder,
il m’annonce à la suite de cette brève introduction que notre départ va
être différé d’une heure parce que nous devons récupérer deux
collègues à l’aéroport qui doivent se rendre à la même destination que
nous, mais le vol est en retard. Je fronce des sourcils en regardant
l’heure. Il est 13h45. Je prends place sur le siège avant. Je sais
qu’après 14h, nous n’avons plus l’autorisation de faire cette traversée
de deux heures trente entre Maiduguri et Damaturu. Les risques
d’attaques sont plus imminents à la fin de la journée ou le matin tôt. Le
retard est important. Je me vois déjà faire demi-tour avec ces nouveaux
passagers. C’est à 14h40 que nous les voyons surgir par le côté du
bâtiment principal du petit aéroport. Mais de ces deux collègues, l’un
est le haut responsable de la sécurité de l’ONG. Peut-être qu’il nous
donnera la permission de prendre la route. Je suis impatiente. Je sais
que de retarder d’un jour de plus notre départ viendrait chambranler
toute l’organisation des formations à venir et cela demanderait une
intervention logistique de masse pour tout réorganiser. Il donne le feu
vert. Je lance un soupir de soulagement.
Je perçois aussi l’autre collègue qui suit tout juste derrière le
responsable sécurité, « voilà un visage que je connais bien! » je me suis
exclamée. Nous avions fait connaissance lors de mon bref retour à
Abuja pour une semaine en août. Wally, tout le monde l’appelait ainsi.
Pendant cette semaine, nous étions sortis en tête-à-tête, deux jours avant
que je reparte à Maiduguri. Dans ce qui allait me faire tomber des nus,
il me déclare qu’il m’apprécie et voudrait dépasser cette amitié
naissante avec moi. Pour moi, bien sur, il n’en était pas question, ce qui
n’enlevait en rien mon appréciation à son égard. Mais ce n’était pas
possible et je n’avais pas envie de relations compliquées surtout qu’il
était toujours marié. Ethiopien, nous avions presque le même âge mais
surtout, il avait un sens de l’humour assez fantastique et une simplicité
qui collait vraiment à ma personnalité. Mais là où les choses se
compliquaient davantage c’était ce lien avec ses convictions religieuses,
où dans son esprit, tout ce qui arrivait était toujours la volonté de Dieu.
C’était plus que je ne pouvais accepter. Mais cela n’a jamais rien enlevé
au fait que nous ayons développé une réelle amitié. Alors quand je l’ai
vu arriver avec ses bagages pour rejoindre notre véhicule, je me suis dit
que Damaturu allait forcément revêtir quelque chose de très passionnant
ou du moins allait nous assurer beaucoup de plaisir à travailler sur la
même base opérationnelle pour un moment, puisqu’il allait former et
soutenir la logistique de Damaturu au moins trois semaines. Abba fait
un dernier appel au coordonnateur terrain pour aviser que nous avons
l’autorisation de quitter Maiduguri après les heures de sécurité
habituelles. Nous prenons la direction de Damaturu, enfin.
Wally était assis en diagonale avec moi sur la banquette arrière. Nous
n’étions pas encore partis que nous avions déjà commencé à nous
raconter nos mésaventures humanitaires avec cette pointe d’esprit qui
rendait chaque moment absolument délicieux. Que de rires. Je pense
que nous étions complices aussi parce que sur le plan professionnel,
nous partagions beaucoup de points communs. Mais au-delà de cet
aspect, nous possédions aussi un traumatisme commun. Wally avait une
longue histoire de vie humanitaire et comme bien des gens de ce métier
qui travaillent en zone de conflits, les menaces de mort, les enlèvements
font aussi partie de ces dangers et réalités dont on ne parle pas si
souvent. Pendant une de ses missions au Sud Soudan, il a été enlevé et
il a vécu treize longues heures en tant qu’otage. Mais on apprend avec
le temps qui passe, comme lui et moi, à en parler avec légèreté. Abba
qui était invité à joindre la conversation, recevait mes regards discrets,
pour ne pas faire paraitre le moindre soupçon de sympathie particulière.
C’est comme si, à le voir conduire, sa tête vue de profil, il exposait toute
l’élégance de sa personne sous mes yeux. Son visage de côté, était
encore plus fin, plus que parfait. Je dois avouer que j’étais subjuguée.
Entre les blagues de Wally et les gentillesses d’Abba, j’ai eu le
sentiment de vivre cette distance en accéléré, tellement le temps a passé
vite. Je sais que ce voyage toujours mémorable.
Un comité d’accueil informel s’était blotti derrière le portail. Des
visages inconnus, d’autres un peu plus familiers, avec qui j’avais fait
connaissance lors d’un bref séjour de 24 heures un mois auparavant.
Henry, l’Ougandais, responsable de la gestion des programmes et
activités, Amad, Pakistanais, responsable de projet, Kaishro,
Pakistanais, responsable des ressources humaines, Anthony, Sud
Soudanais, logisticien principal pour Damaturu, Alicia, du Kenya,
responsable de multi-projets pour femmes et enfants dont la nutrition,
avec qui j’avais noué des liens forts depuis nos premiers échanges vieux
d’à peine un mois, et Matthew, de la Sierra Leone, le coordonnateur
terrain de la base, la plus haute instance hiérarchique de notre ONG à
Damaturu. Avec lui aussi, dès les premiers moments de cette visite
initiale, les liens se sont fusionnés presque instantanément. Matthew,
reconnu pour ses fins raisonnements, sa pensée philosophique et une
droiture exemplaire. Il était un fin orateur, avec des discours élogieux,
que l’on qualifiait souvent du genre politique. Je crois même d’ailleurs
qu’il avait été sollicité pour diriger son pays, mais il n’a jamais voulu,
avait-il dévoilé dans une de ces soirées de grandes discussions. Peut-
être se disait-il qu’il avait plus de chance de contribuer au changement
avec ce qu’il faisait maintenant. Il pouvait parler des heures et raconter
tant d’anecdotes, sa culture paraissait sans fin, tout comme son
expérience terrain. Il était exigeant, savait diriger ses équipes avec
rigueur et discipline. Malheureusement, c’est un poste à responsabilités
où l’on se sent souvent très seul. Les défis sont gigantesques et ne
peuvent pas toujours être partagés. Sans un assistant fiable, sans une
oreille, Matthew souffrait d’isolement, même si j’ai compris plus tard,
que cet isolement était une façon pour lui de se protéger de cette
vulnérabilité qu’il fuit par tous les moyens. Il avait fait le Sud Soudan…
comme Wally, comme d’autres. Le Sud Soudan est un terrain qui sert
à tous les tests d’endurance pour les humanitaires.
L’arrivée de Wally était attendue. Des problèmes de logistique à
évaluer et résoudre, l’attendaient. Moi c’était un peu plus différent.
Dans ces vagues d’imprévus auxquels nous devons faire face, un
exemple de taille allait jeter soudainement dans le comité d’accueil un
petit froid, plutôt inconfortable. En fait, la raison de notre arrivée à
Damaturu n’avait pas été comprise. Matthew avait oublié que nous
arrivions pour former tout son personnel, soit près de deux cents
personnes, en groupe de cinquante à la fois, multiplié par 2 jours de
formation chaque groupe. Ce qui implique qu’il a omis transférer
l’information à ses équipes pour planifier le calendrier des formations,
mais aussi ce que cela implique en termes de logistique et
d’organisation (salle, repas, division des groupes). L’avantage de
travailler en humanitaire, c’est que nous sommes toujours face à ce type
d’imprévisible et nous avons l’habitude de nous ajuster en fonction de
ce qui nous pend au bout du nez. Et c’est encore ce que nous avons fait.
Le lendemain, avec un peu de mal, tout allait commencer comme
planifié. Henry avait travaillé longuement cette nuit-là pour mettre en
route tout ce qu’il fallait prévoir. Après ces quelques formalités, nous
avions partagé le repas avec le comité d’accueil, mais nous devions
nous mettre à la tâche rapidement. Nous avions nos préoccupations
pour le lendemain et avec le voyage accumulé tout s’est terminé tôt.
Mais ce fut sans doute un des rares soirs où j’ai pu me coucher avant 22
heures parce que par la suite, c’était devenu mission impossible.
Mon équipe, Ibrahim et Dauda logeait à l’hotel. De mon côté, je logeais
avec deux autres invités, un qui était normalement basé à Maiduguri
que je connaissais bien, Joseph, et Dochima, soutien RH de Abuja, tous
deux venus fournir du support aux différents gestionnaires de projets.
Nous partagions une belle petite maisonnette faite de trois chambres et
un petit salon, tout près du portail principal, prévue pour les visiteurs de
passage. Les bureaux et les résidences d’expatriés avaient été
récemment déménagés dans cette enclave imposante neuve très stylée,
en plein milieu des pistes sablonneuses, derrière le seul hôtel qui tienne
la route dans ce coin. Mais puisque tout ne peut être parfait, les trois
chambres étaient fermées par des portes qui mesuraient au moins trente-
cinq centimètres de moins que leur ouverture. Donc, en se penchant un
peu, nous pouvions avoir une vue sur ce qui se passait de l’autre côté,
mais ce ne sont pas des détails qui nous empêche de dormir, mais qui
servent surtout à nous faire rire. De toute façon, pas de surprises à y
avoir, nous n’avons droit à aucun invité, question de respect pour nos
collègues. Le plus important restant toujours la moustiquaire autour du
lit, et une salle de bain avec de l’eau chaude lorsque possible, sinon les
hautes températures dans la journée se chargent de le faire, à moins de
prendre sa douche à six heures du matin. Mais, nous pouvions
considérer que tout y était, enfin, presque, pour assurer notre confort.
Ce premier matin à Damaturu allait commencer drôlement. Ca bougeait
dans tous les sens, tout était en effervescence, les uns qui arrivent, les
autres qui se préparent à partir sur le terrain, les véhicules qui s’alignent,
les chauffeurs qui définissent les départs et arrivées sur l’immense
tableau blanc bien accroché au mur extérieur du bureau principal à
l’entrée. Mes yeux se tournent vers l’escalier, de loin, je vois un visage
familier sans pouvoir identifier de qui il s’agit mais ce visage familier
lui, me reconnait. Il descend doucement de cet immense escalier
d’entrée, vêtu d’un ensemble deux pièces qui ressemblait à celui que
j’avais vu sur Abba, mais cette fois, il était rose et blanc, fait de fines
rayures, toujours si bien ajusté à sa taille. Il s’arrête sur cette dernière
marche comme s’il s’attendait à ce que je le rejoigne. Il me sourit, je
souris, je m’approche avec une certaine familiarité et toujours souriante,
je pose ma main sur son bras, à titre de geste d’amitié. J’engage la
conversation en lui parlant de données de mapping, il hoche de la tête,
sans plus, je file vers mon véhicule et je lui souhaite une belle journée,
il fait de même. Mais, je fais fausse route sur la personne. Sans doute
n’avait-il pas compris la première partie de ma conversation. Ce n’est
qu’après avoir tourné le dos que je le vois défiler vers un des autres
véhicules en ligne, que je me rends compte de l’erreur. Je croyais qu’il
était un collègue d’Abuja, un autre, venu pour soutenir l’équipe de
monitoring et d’évaluation. Il y avait certaines ressemblances avec
Abba. Mais en fait, c’était Abba, sans ses lunettes d’aviateur.
J’étais mal, car je venais de créer une impression de familiarité
lorsqu’en fait, je ne voulais que saluer un collègue avec qui j’allais
partager plusieurs tâches en lien avec mon projet. Je ne peux deviner
ce qu’Abba a pensé sur le moment, mais ce n’était pas bon pour moi.
Certes, on peut toujours faire des erreurs sur des personnes, mais je ne
voulais absolument pas attiser quelque chose qui de toute façon n’avait
pas sa place. Je sais que pour ma part, lorsque je vois des centaines de
nouveaux visages dans un très court moment donné, j’ai de la difficulté
à replacer les gens, surtout ceux qui ne me sont pas réellement familiers.
C’est ce qui est arrivé.
Mais j’avais aussi une journée très chargée et il fallait aller à l’essentiel.
Le temps défilait à une telle vitesse, en étant prise du matin au soir,
debout toute la journée, à soutenir mon équipe, réviser les points à
améliorer, nous n’arrêtions que lorsque la nuit tombait, vers 18 heures
30. Les repas du soir nous permettaient de faire connaissance avec les
autres expatriés de la base. Comme toujours, les premiers échanges
sont toujours un peu timide, mais Walley et son humour allait casser la
glace rapidement, et je savais ajouter mon grain de sel au sien. Que de
plaisirs simples nous vivions. Entre les critiques des repas trop peu
diversifiés, parfois trop gras, on apprend que la cuisinière était en
vacances. Nous savions aussi parler de tout et de rien et il n’a pas fallu
beaucoup de temps pour que nous soyons conscients de la chance que
nous avions Walley et moi de vivre cette expérience unique, avec une
équipe d’expatriés tout aussi unique, tellement sympathique et
chaleureuse.
Je dois admettre que je me suis prise souvent à parler de ce chauffeur
dont j’avais déjà oublié le nom…Je décrivais sans restreinte son charme
fou, et tous semblaient assez d’accord, même les hommes du groupe
admettaient avoir reconnu la beauté de son visage. Mais je voulais
surtout inviter la logistique dont les chauffeurs dépendent, à lui offrir
des opportunités professionnelles parce que je croyais fortement dans
son potentiel. Ce n’était pas du favoritisme, mais je trouve fondamental
que l’on puisse donner l’occasion, lorsque possible, à ceux qui ont
envie, de s’épanouir professionnellement. Si on m’avait demandé si
j’avais quelconque autre idée en tête, ma réponse aurait été
formellement « non ». Je me dis que l’on peut trouver des gens attirants
pour leur charme sans foncièrement aller plus loin. Et puis, nous avions
ces discussions plus ou moins sérieuses, des anecdotes colorées
ajoutées aux histoires de vie de l’un et de l’autre, ce qui rendait ces
rencontres juste extraordinaires, tout simplement. Nous avions de
longues journées, intenses, mais nos soirées étaient presque aussi
longues mais je pense que nous conjuguions tous le bonheur simple au
présent. Nous avions conscience que toute ceci revêtait quelque chose
de particulier, pour ne pas dire magique. Rien de moins. C’était une
conjoncture de circonstances et de personnes extraordinairement
généreuses et authentiques qui a permis une si forte empreinte. Nous
avons appris à nous apprécier mutuellement sans forcer les choses, cette
dynamique chaleureuse et inimitable, un esprit d’équipe et d’entraide
véritable. Encore aujourd’hui à me remémorer cette période, je souris
intérieurement, car je sais que c’était à ce point exceptionnel qu’il y de
fortes chances qu’une telle occasion ne puisse se reproduire.
Les weekends étaient un peu plus arrosés, question de célébrer le plaisir
du partage et la baisse de tension du rendement. Quoi faire lorsque nous
avons un couvre-feu qui sonne à 21 heures et qui limite toute possibilité
de déplacement dans la ville. Mais Damaturu n’a que peu d’attraits de
toute façon et nous étions en territoire musulman. Heureusement, nous
pouvions acheter nos consommations dans une boutique qui affichait la
vente d’alcool. Même dans les secteurs les plus conservateurs sur le
plan religieux, je m’étonne toujours de ce qu’on peut trouver dans ces
coins les plus isolés.
C’est à travers ces moments privilégiés que nous pouvons apprendre
des uns et des autres, mais aussi de soi-même. Je savais que ma
formation changeait aussi la perception de ceux qui y avaient déjà
participé et c’était devenu la discussion du mois sur toute la base. Il y
avait un engouement progressif évident, et je devenais le centre
d’attention mais surtout, on appréciait ma contribution, le temps que je
donnais à chacun des participants pour s’exprimer, et pour le fait que
j’osais adresser des sujets dont on ne parle jamais autrement. Wally était
entré à quelques reprises dans ma salle et avait constaté par lui-même
ce dont tout le monde parlait, jusqu’au moment où il a décidé d’y
participer lui-même. Je dois avouer qu’il est sans doute devenu le plus
fan des fans puisqu’il n’a jamais cessé depuis ce jour de faire valoir le
travail que je faisais, ma passion qui se transmettait aux autres, et ce,
partout où il s’est déplacé. Même à son retour à Abuja, j’avais entendu
par d’autres qu’il continuait d’en parler avec un enthousiasme tel. Lors
de ces fins de soirées plus tranquilles, tout près de la fin de mon séjour
à Damaturu, il m’a si souvent répété que cette expérience m’avait donné
une crédibilité aux yeux de tous qui ferait envier n’importe qui, même
les plus hautes instances de notre ONG. Quoi que ceci était flatteur, le
plus important pour moi était de laisser une marque positive dans
l’esprit des gens, de leur donner des outils pour qu’ils soient en mesure
d’être plus libres, plus épanouis, sachant que le contexte religieux mais
aussi le contexte d’insécurité affectent cette notion de liberté au plus
profond de son sens.
Mais depuis le premier matin où j’ai fait erreur sur la personne dans
l’escalier, j’ai remarqué qu’Abba faisait un détour particulier pour me
saluer avant de conduire les équipes sur le terrain. J’appréciais mais je
ne voyais pas en cet acte de politesse autre chose qu’un geste banal.
J’étais d’ailleurs convaincue qu’il était impossible que l’imaginaire
puisse traverser une certaine ligne en raison de l’interdiction d’établir
des relations à l’interne, mais aussi en raison de l’écart hiérarchique que
nous représentions, et l’âge qui nous séparait. Pour ma part, j’ai
toujours eu du mal à gérer ces questions de positionnement de valeur
sur une personne en fonction de son statut dans l’organisation, mais
nous ne sommes pas beaucoup à penser de manière similaire sur ce
point. Ce qui n’enlève rien au fait que tente toujours au mieux, de me
soumettre aux règles.
Nancy, Française, fin quarantaine, arrive quelques jours après moi. Elle
est une « roving finance officer” que l’on appelle dans le langage
humanitaire, une responsable finance en rotation, signifiant qu’elle se
déplace sur toutes les bases opérationnelles de l’ONG dans le monde
lorsqu’un besoin dans un département de finances se fait sentir. Parfois
pour remplacer, parfois pour soutenir des nouveaux arrivés en poste.
Elle venait pour faire des entretiens d’embauche et soutenir le nouveau
candidat qui prendrait la tête du département des finances de Damaturu.
Elle connaissait Wally, Anthony et Matthew. Elle aussi a fait le Sud
Soudan. Pleine d’énergie, elle disait chercher maintenant à se caser
dans quelque chose de plus stable. Les voyages, les changements de
fuseaux horaires, les temps d’adaptation qui sont très courts, exigent
beaucoup, et les femmes de plus de 45 ans dans l’humanitaire, sur le
terrain même, c’est-à-dire à l’extérieur des sièges et des postes
administratifs dans les bureaux fixes de mission, sont très rares. Les
déplacements épuisent, avec les attentes et les transferts dans les
aéroports, les bagages à trainer, les préparatifs de départ, les risques de
maladies tel que le paludisme peuvent affaiblir rapidement un état de
santé. Et nous cherchons en vieillissant l’accès à un certain confort,
tandis que les hommes de plus de cinquante ans dans notre milieu ont
souvent terminé une carrière et cherchent plutôt l’aventure.
Nous avons appris à nous connaitre au fil des jours, des soirées d’autant
plus animées et parfois bien arrosées et de ces matins, où ma petite
cafetière manuelle faisait quelques heureux nouvellement convertis!
Ce singulier cône de plastique dans lequel on glisse un filtre de papier,
était l’objet de toutes les convoitises, pour les amoureux de bon café qui
doivent se contenter souvent d’un petit instantané. une cuilleree de café
comble de café, est devenu rapidement la super-star des petits déjeuners
entre nous. souvent trop arrosées, mais nous pouvions apprécier d’être
ensemble. Je savais déjà pour ma part que Damaturu était un endroit
où je voudrais revenir et m’installer. Moi, je n’avais besoin de rien à
part me retrouver entourée de gens que j’apprécie et faire un travail
significatif.
Nous arrivions à l’avant-dernière série de deux jours, nous étions
presque au bout de notre mission à Damaturu. Bien sur, ce chauffeur
dont j’avais oublié le nom vient m’annoncer que ce sera son tour
demain d’y participer. J’étais contente qu’il puisse bénéficier du
programme, avec ses collègues. Il semblait tout aussi heureux. Je ne
cachais pas mon plaisir de lui faire partager ce dont tout le monde
parlait. Le lendemain matin, il s’est présenté habillé d’un ensemble
toujours donnant cette impression de cousu sur mesure. Cette fois
c’était la couleur rouge vin, un bordeaux clair qui primait sous les
broderies piquées du devant. Il était encore une fois si élégant. De plus,
il portait ce chapeau typique du nord choisi pour s’agencer
admirablement aux vêtements. A son arrivée dans la salle, il s’est
installé à une table tout près de l’avant-scène, non loin de moi. J’aurais
sans doute du mal à oublier cette journée même si l’on me demandait
de le faire. C’est là où tout a commencé, mais je ne le savais pas encore,
pas à ce moment.
De manière impromptue, j’ai déclaré à mes deux assistants que si
j’avais été plus jeune, je l’aurais demandé en mariage. C’était une
boutade, légère, trop ou pas assez. De toute façon, si je l’avais dit aussi
spontanément, c’est que j’imaginais que rien de ceci représenterait le
moindre potentiel d’être pris au sérieux et Abba n’avait rien entendu. Je
ne connaissais pas son âge, et il arrive souvent que les gens qui ont la
peau foncée ont une apparence trompeuse et puisque je ne me prête pas
à tenter de deviner l’âge des gens, je me contentais de savoir qu’il était
beaucoup plus jeune certainement. Et puis, il n’y a rien de provocateur
à faire un compliment ou dire de quelqu’un qu’il est charmant, sauf si
ceci s’adresse à un musulman du nord venant d’une femme plus
âgée…et surtout blanche. Ce n’est que plus tard que j’aurai compris.
Chaque fin de formation était devenue un moment de fête, de danse, de
chants, comme si, chacun célébrait à sa manière le plaisir d’avoir pu
participer à quelque chose d’important. Les demandes de selfies
abondaient, j’avais du mal à faire un pas devant, mes assistants
souriants et satisfaits, comme moi, vivions ces interludes comme une
circonstance particulière. C’est d’emblée que j’ai annoncé à tous, de
manière spontanée que nous allions faire une grande fête à la toute fin,
le soir avant notre départ, question de remercier chacun et chacune
d’avoir été si généreux et ouvert d’esprit durant toutes les sessions.
J’aurais aimé que notre directeur pays puisse témoigner de toute cette
frénésie et que je puisse le remercier de cette chance qu’il nous avait
donné de former tout le personnel. C’est quelque chose qui ne se fait
jamais autrement et c’est seulement grâce à de malencontreuses
circonstances d’autorisations gouvernementales qui aura permis de
construire cette aventure humaine absolument fantastique.
Nous emballons les derniers cartons, l’équipement prend le chemin du
véhicule qui nous conduira cette fois à Dutse. Les préparatifs pour la
fête du dernier rassemblement avancent, nous sommes la veille de notre
départ. Les fêtes doivent toujours commencer tôt puisque le couvre-feu
exige la restriction complète des déplacements, même pour les
nationaux qui vivent sur place. Modestement, la musique se met en
place, les chaises en rond, les grillades qui sont sur le feu, quelques-uns
se risquent timidement à danser devant les spectateurs. A ma grande
surprise, le micro s’anime d’une voix enthousiaste que je ne reconnais
pas, la musique s’arrête. Il raconte son passage à la formation et
comment il en a vécu chaque instant. Difficile pour moi de ne pas
pleurer. C’est à ce moment que j’ai vraiment compris que j’avais cette
fois, réussi à laisser une réelle empreinte positive dans le cœur des gens.
Le micro s’est mis à circuler entre ceux qui voulaient absolument nous
remercier, moi et mon équipe, et ceux qui souhaitaient partager le bien
qu’ils en avaient ressenti. Je me rappellerai toujours d’un grand
bonhomme, qui s’est mis à raconter que grâce à ce qu’il avait appris, il
allait rentrer dans son village et dire à tous ceux de là-bas, qu’il y a des
choses qu’il faut changer pour le bien des enfants. Ces moments ne
s’achètent pas, ne s’inventent même pas et même si j’avais une certaine
conviction que les choses puissent bien se passer, je n’aurais jamais pu
espérer autant que tout ce que j’ai reçu en retour.
21 heures arrive. Toute la base reprend son calme habituel. Je vais de
ce pas rejoindre Wally qui résidait dans la maison de Matthew,
maintenant absent. Anthony, Alicia, Joseph, Dochima, Amad et tous les
autres nous ont rejoints pour que nous célébrions aussi ces derniers
instants ensemble. Quelques bribes sur le vécu de cette formation, nous
retournons doucement à nos longues discussions, Wally et moi, un peu
considérés comme les « sages » de la place, étant en lien certainement
avec le fait que nous soyons les plus âgés, donnons nos derniers conseils
à Anthony et ceux qui restent à prendre un dernier verre. Ce cher Wally
qui disait déjà que Damaturu ne serait plus pareil à partir du lendemain.
Il est vrai que nous nous étions rapprochés pendant ce séjour, et que j’ai
éprouvé un grand attachement pour lui, mais nos cultures si différentes
en ce qui touche les sentiments et le genre opposé, je savais que malgré
toute mon affection, je finirais par montrer des signes d’exaspération.
Pour lire la suite il faut commander le livre…

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  • 2.
  • 3. I Il y a cette tempête de vent qui dure depuis de longs jours et menace les carreaux anciens de ma fenêtre. Ces bourrasques de caractère breton bien trempé s’esclaffent pendant que cette même tempête git en moi depuis presque un mois, me fracassant à l’inéluctable réalité qui m’assaille sans relâche. Du cœur de cette Bretagne qui m’est pourtant si chère, je ne me sens pas capable de revenir ici dans ma tête mais je suis pourtant déjà arrivée. Installée dans un petit gite au milieu des collines de prés verdoyants, je suis dépassée par ces tourbillons émotionnels qui ne me donnent aucun répit. Je suis tout en grisaille, presque un reflet parfait du temps qu’il fait en ces mois de février. Je suis affligée, je cherche une sortie, retourner en arrière, me voilà en train de basculer dans un sentiment de fatalité, la peur plus qu’effroyable que je ne pourrai plus jamais revivre ce qui vient de se terminer, ni repartir vers d’où je viens. Je sens mon rythme cardiaque accélérer, ma respiration se saccader, ma gorge se serrer. Si je pleure je me sentirai vaincue, mais malgré toute ma résistance, la pluie froide qui s’infiltre par les joints usés rejoint cette averse de désolation qui se lâche et qui coule et coule comme une rivière souterraine qui ne s’épuiserait jamais. Pourtant il faudra bien que j’avance malgré toutes les résistances qui m’habitent. Je reviens de mission, comme d’habitude, mais cette fois, rien ne présageait que le plus difficile serait là où il était le moins attendu. Ceci explique peut-être pourquoi les six derniers mois furent sillonnés par une envie d’écrire, une autre fois, comme je l’ai eu si souvent au cours de ces nombreuses années que je laisse derrière moi. Pourtant chaque fois auparavant, j’ai fini par meubler plus de fonds de tiroirs que
  • 4. la moindre parcelle d’une étagère. Sans doute ce courage qui m’a toujours fait faux bond pour celui dont j’avais besoin pour faire face à la vie, avec son bagage d’imprévus et de douleurs, parfois si indissociables. Aujourd’hui, cette envie d’écrire est devenue un besoin tangible, réel, un genre de sens du devoir auquel je ne peux plus ou je ne dois plus échapper. Celui-là même qui me force à passer par le soupirail de ma mémoire parce que s’y trouve encore toute la tristesse de si douloureuses ruptures, le poids des adieux obligés, des plaies toujours béantes mais un morceau de temps tellement significatif au point d’avoir donné un sens à tout ce qui n’en n’avait jamais eu auparavant. Mais ce sens du devoir s’est insidieusement jumelé à une tortueuse peur au ventre. De mon petit salon, j’entends les rafales d’une puissance étonnante qui semblent éprouver un malin plaisir à secouer les parois de la maison. J’ouvre la porte, je sens le besoin de m’exposer à cette nature déchainée, je suis assiégée par un vide, un gouffre, je ne sais trop, mais dont je dois m’extirper. Peut-être que c’est la vie même que je ne ressens plus. Mon esprit se chamaille et s’emballe, il se confine dans le déchirement. Même trempée, je n’arrive pas à sentir le froid, l’angoisse, l’amour ou la folie, je ne sais plus vraiment qui mène cette sorte de bateau qui prend voile sur ma vie, mais je dois aller au bout de ce qui s’y cache, sinon je ne sais de quoi je mourrais si ceci en venait à me tuer. Pour cette raison, je me dis que je dois marquer le temps par un acte de courage abouti, même si je suis à ce point tourmentée. Ceci est je suppose, annonciateur d’une page qui doit se tourner éventuellement, comme toutes les autres. Non, non et non! Même si je sais devoir vivre les préliminaires d’un processus de deuil, je ne suis pas encore prête à clore, ni maintenant, ni peut-être jamais. Je ne veux pas! Je ne veux tellement pas. Certainement que cette nouvelle ambition de raconter, est probablement à la hauteur de ce qui m’anéantit profondément.
  • 5. Devant l’idée que je puisse relâcher ce qui sommeille de mon for intérieur, me voilà prête mais à la fois comme prise au piège, comme si soudainement, j’allais asphyxier les derniers tisons d’un immense feu de camp, annonçant le préambule d’une nuit glaciale, à l’image de ces vivantes pensées de moments forts et déroutants, qui s’égareraient pour mourir sur ces feuilles blanches qui m’attendent. Et, ce sentiment d’être dans l’étau d’un présent qui n’est pas arrivé en même temps que moi demeure. C’est peut-être parce que je ne suis pas encore quelque part. Toutes ces émotions déstabilisantes s’imposent contre mon gré. Je penche mon regard vers la plume que je voudrais savoir impatiente, ma tête inclinée par l’arrière, je sens les muscles de mon cou se figer dans cette nostalgie déjà bien enracinée. Ma vie, psychologue, consultante et formatrice. Lieux de ma dernière mission, Maiduguri, Damaturu, au cœur des terres arides du nord-est Nigérian, où roupille la terreur de Boko Haram et les poignées de ses fous disciples. Ces groupes armés, des faux-rebelles, assoiffés de violence, de sang pour faire payer leur pauvreté et leur rage d’injustices. Ils parcourent les villages et les routes de leurs cris rassembleurs, ces simulacres de préceptes religieux mais qui terrorisent par le viol et le meurtre collectif. Ils sont en adoration avec la provocation en exhibant des bombes vivantes que deviennent ces jeunes filles qui ont été enlevées, en criant leur jouissance devant le massacre et ces chairs déchiquetées qu’il laisse…spectacle de l’indécence humaine qui prouve à quel point nous sommes capables d’haïr. Au cœur de l’action, nous n’en parlons pas. Nous ne jouons pas aux braves non plus mais nous personnalisons tout de même la bravoure taciturne avec l’humilité d’accepter que rien de ce que nous faisons, va changer le monde réellement. Nous subissions comme les autres, la peur que nos repères auxquels nous nous sommes rapidement assimilés à notre arrivée dans cette zone, se transforment soudainement en champs d’horreurs.
  • 6. Mais malgré cette vérité qui sévissait à chaque attentat, j’y ai vécu le plus puissant contraste issu d’une expérience humaine inédite. J’arrive encore mal à expliquer comment tout ceci s’est construit et comment j’ai pu me retrouver au milieu de cette abondance d’affection et d’attaches. Ceci, au point avoir une telle envie de crier au monde que le bonheur intense respire, que l’espoir soupire et qu’il peut se trouver dans l’utopique éventualité de ces impossibles, des filons d’éphémères et de merveilles dissimulées que quiconque souhaiterait préserver dans un coffret d’éternité… Témoigner de quelque chose de presque indicible, irrationnel et à la fois tellement puissant que le cœur peine à suivre, à se reconnaitre dans ce qui semble presque me noyer dans l’irréel. Et puis, tous ces infimes jaillissements d’euphories parfois plus ou moins tranquilles, sans doute difficiles à comprendre, auraient pu semer la confusion puisqu’il ne peut jamais exister en ces lieux, un bonheur paisible pour ceux qui y vivent. Mais ce n’est qu’à l’orée des préparatifs de fin de mission que j’ai compris que tous les paradoxes allaient se fracturer, les uns contre autres, avec la violence d’une mer colérique qui, tente de ronger à bouchées doubles, le granit rose des belles côtes armoricaines comme en ce moment même à quelques kilomètres d’où je me trouve. J’ai appris à aimer les gens de ce pays, j’ai eu cette forte impression de fusionner avec leurs sourires, leur gentillesse, et d’y trouver dans la simplicité des gestes, un refuge qui m’a fait oublier l’inhumanité de cet autre monde qui m’entoure. Ce n’était pourtant pas ma première mission, mais le choc affectif reste encore intact. Je me suis laissée transporter par cet afflux de tendresse et de celui de donner et redonner en retour la même chose. Je sais qu’à ce moment, je n’aurais pas pu être comblée davantage. J’y ai vécu une telle plénitude, que j’ai fait abstraction, de manière candide, des risques auxquels je m’exposais de me laisser porter et de devenir un attrait pour un seul homme. Ce ne devait pas arriver, ni dans ma tête ni autrement. Mais, j’ai succombé.
  • 7. J’y ai même cru, il n’aurait pas fallu. J’ai laissé tomber les barrières et j’allais forcément en souffrir. Je ne sais plus qui a fait les premiers pas, je sais avoir certainement été maladroite, pour avoir dit à voix haute qu’il était d’une beauté infaillible à mes yeux. J’étais séduite par les traits de son visage, par sa simple présence. Ma spontanéité toute aussi naturelle que naïve, n’allait pas tarder à tracer la voie à une forme d’amour à sens unique puisque de son côté, tout ceci était soutenu par des convoitises qui devaient être forcément intéressées. Ce n’est toutefois que maintenant que je suis confrontée à l’admission que nous ne nous aimions pas pour les mêmes raisons. Et la douleur du déchirement est indéniable car je l’aimais tant. Non, je l’aime toujours et le constat de l’échec fait mal. Mais le contraste entre le noir et le blanc de notre peau est tapissé d’inégalités. Même si certaines sont plus vraies que d’autres, le blanc reste à la richesse ce que le noir est à la pauvreté, ce même blanc apparait comme une option vers l’exode et pour le noir, il se confronte à un soupçon de désir d’exotisme. Même si je sais que pour moi tout ceci ne fait aucun sens, je sais aussi que je ne peux rien contre ces présomptions. Avec le recul, je concède que j’étais face à un océan de dissonances et d’incohésions qui auraient dû m’alarmer. Mais, cette période regorge tout de même de moments magnifiques, si je garde dans l’esprit que tout l’amour du monde ne peut transformer un grain de sable en une goutte d’eau. Et même si, même ici, si loin de lui, il demeure accroché à mon cœur comme ces éparses feuilles mortes d’une autre saison, toujours suspendues à ces branches dénudées, qui tournaillent au gré de ce vent qui continue de souffler à un rythme décalé. Même s’il est devenu une histoire du passé par la force des choses, il restera là, malgré la tristesse que ces pensées provoquent. Ce dont je suis certaine, c’est que malgré tout ce que j’ai éprouvé, rien n’aurait pu me détourner de ce qui donnait un sens profond à ma vie en continu. Tous ces prénoms qui défilent, me rappellent à quel point je fus privilégiée.
  • 8. Déjà plus de 4 jours de bourrasques tenaces, qui semblent si infatigables. Je m’allonge sur ce canapé où je peux peut-être enfin somnoler même si les craquements venant de l’extérieur et peu familiers, continuent leur manège. Si je pouvais faire abstraction de ce qui me force à admettre le présent loin d’eux. Il y a encore à peine trois semaines, j’étais assise à ce petit bureau, longeant le mur d’une chambre plutôt confortable, dans le quartier de Gwarinpa à Abuja, capitale du Nigéria. C’est de là où j’ai pris conscience du besoin de pousser les mots hors de moi, peut-être pour que je n’oublie jamais ou peut-être pour dire qu’il est possible d’être au diapason d’une forme de satiété complète, même si inattendue. Ce n’est certes pas pour faire état de grands exploits, il n’y en a pas eu, enfin…pas pour en faire un plat médiatique. Mais ce qu’il en reste c’est je pense, un sentiment de fierté inégalée et à la fois, un déchirement, entre le sentiment d’avoir réussi et celui de les avoir abandonnés, même si j’y étais contrainte. Et puis, s’en suit une forme d’apothéose critique, une affreuse et lourde solitude que je n’ai pas suffisamment anticipé et qui cohabite en moi depuis. Je pressentais avec raison, que dès le pied posé sur le tarmac d’un aéroport auquel je serais obligée de tourner le dos, cela allait me rappeler que personne ne m’attendrait. Gwarinpa…Un de ces quartiers les plus cossus de la capitale, où se croisent les véhicules tout terrain aux cigles familiers. C’est dans la chambre 1 de l’appartement 1, un espace collectif partagé avec deux autres collègues avec qui je m’y suis retrouvée pour la dernière fois. C’est là que se trouve le terminus humanitaire de cette ONG, un immense building jaune, pâli par la persistance des rayons du soleil et ses nombreuses fenêtres blanches, à petits carreaux. Cette imposante structure est bien calée au bout d’une rue sans issue. C’est le lieu de toutes les allées et venues des expatriés, que l’on appelle « Guest House » autant pour les invités que pour ceux qui sont campés à cette base. Mais pour la plupart de ceux qui y passent, c’est l’endroit où les
  • 9. valises n’ont pas le temps de se poser. Il y a ces nouveaux qui arrivent d’un autre monde qui se préparent à imaginer la vie qui les attend au Nord-Est. Il y a ceux qui reviennent de trois mois de mission pour de courtes vacances et il y a ceux qui quittent définitivement. Parfois, ce sont des départs précipités motivés par des ruptures de contrats ou des fins de mission. Pour moi, c’était ça. Ma mission était terminée. C’était le départ tant appréhendé. Je sais que mes deux autres collègues Thomas et Joseph, portaient à bout de bras leurs bagages remplis de souvenirs et de galères, parce qu’ils quittaient eux aussi pour la dernière fois. Thomas affichait une fatigue psychologique indéniable, il était brisé par l’épuisement. Je sais que c’est malencontreusement fréquent, trop fréquent. Et Joseph, victime d’un projet qui n’est plus financé, semblait heureux de savoir qu’il ne reviendrait plus. Peu importe les raisons, j’étais entourée de ceux que j’avais appris à aimer, à comprendre, à soutenir, au point de me sentir liée indéfiniment. Thomas en était à ses derniers moments avec nous, avant de prendre la direction de l’aéroport. Juste avant de franchir cette porte moustiquaire grinçante de la cuisine, il me regarde en mettant ses mains sur mes épaules et me dit dans un anglais parfait « Marie, tu auras donné à chacun de nous quelque chose qui restera marqué pour toujours. Tu as été là pour nous tous, sans exception fidèlement. Tu auras apporté ce que personne d’autre n’aurait su faire. Merci Marie ». Thomas était considéré comme un homme posé, brillant, solide, compétent. Venant de lui, ces mots avaient un sens profond et revêtait une incontestable authenticité. Mais pour ma part, je sais que tous ceux qui m’ont entouré, c’est aussi parce qu’ils auront transfusé tant de générosité et d’eux-mêmes qu’ils m’auront finalement donné plus que tout ce que j’aurais pu espérer
  • 10. d’une seule vie. C’est ce qui je crois, m’a permis de semer quelques fleurs dans le désert des invincibles, je le dis ainsi parce que je sais que la souffrance ne vient pas que des affres de la guerre, mais aussi de ceux qui sont sur le front à faire face à leurs peurs intérieures et à la vue des traumatismes qui ne se taisent jamais. Thomas avait été posté sur une base à une centaine de kilomètres de Maiduguri où les conditions de vie et de travail étaient extrêmes et la route impraticable en raison des risques d’enlèvements et d’assauts. Maiduguri et Damaturu les deux plus importantes bases du nord-est Nigérian, sont des endroits considérés très hostiles. Nous n’étions que trois femmes sur une centaine d’expatriés. Plus de 6 mois au cœur de ces terres minées, où j’ai trouvé pourtant là, d’extraordinaires âmes douces et chaleureuses jusqu’à oser m’entendre penser ne plus jamais vouloir les quitter. Mais les charges de travail, le rythme, les couvre- feux, la tentative de chercher des moments de plaisirs simples, question de garder l’équilibre, comme une tête que l’on veut tenir hors de l’eau, question de ne pas la perdre trop vite, domine constamment tous les espaces de notre esprit. Mais nous sommes tous dans le même bain. C’est peut-être ce contexte qui donnait à chaque regard qui se tournait vers moi, et du mien vers eux la possibilité d’attendrir les contrastes qui semblent si irréconciliables. Comme si l’on savait au fond de soi que tout est vain. Moi qui vient de loin, où la menace de mort par le terrorisme ne déambule pas dans l’esprit au quotidien, et ici, où la haine portée par ces fous furieux de Boko Haram effleure la tendresse de ceux que je connais et qui sont pris au piège avec eux. Il est 3 heures du matin, j’ai froid, toujours étendue sur ce canapé cuir, je ressens une telle fatigue que je n’ai pas le courage de prendre l’escalier pour me rendre jusqu’à la chambre. J’ouvre la télé pour me détourner l’esprit, mais rien ne m’intéresse. C’est peut-être cette
  • 11. déconnexion qui fait que j’ai aussi perdu l’appétit depuis ces quatre derniers jours. Je tire de la chaise un plaid décoratif, à motif écossais pour me couvrir et récupérer avec quelques heures de sommeil. C’est avec un faible soulagement que je constate avoir dormi un peu plus de deux heures. Il fait encore nuit. Je sens les cernes sous mes yeux se creuser. Je m’assieds et je peux tout de même entendre le calme revenu. Le vent s’est enfin apaisé, les arbres ont repris leur position initiale. Je tire la toile pour regarder le lever du jour qui tarde à se montrer sous l’épaisse couverture nuageuse, il tombe encore quelques gouttes. Je reste immobile, comme si un peu de lumière du matin, me sortirait d’un certain marasme. Finalement le calme ne me rassure pas davantage que la tempête. Le silence donne un poids à mon sentiment de solitude. Je n’aime pas me trouver dans cet état. C’est comme si rien de cette réalité présente ne peut me consoler et pourtant, je devrais être heureuse de ce que j’ai vécu. Après tout, j’ai réalisé un rêve d’enfance si j’y réfléchis bien. Soudainement, je me revois, haute comme trois pommes, assise sur un fauteuil avec un livre presque plus grand que moi et je souris à l’idée que je sais avoir aimé l’Afrique depuis mes plus jeunes années; Fouler la terre de ce continent pour aller à la rencontre de ces tribus éloignées que je contemplais avec admiration sur les photos couleurs de l’encyclopédie Britannica de mon père. Je passais des heures entières à tourner et retourner les pages pour observer ces visages peints, des peaux ébènes maquillées ou rouges de terres argileuses, des coiffures extravagantes, les tatouages et coupures de peau traditionnelles, images qui me ramènent à maintenant, cette réalité beaucoup moins théâtrale. L’Afrique n’en n’est plus vraiment là, mais je ne suis pas certaine qu’elle est mieux là où elle est maintenant. En tant qu’humanitaire, nous avons le devoir de neutralité, mais mes yeux continuent d’être les témoins d’une évolution qui parait impossible. Dans cette envie d’y
  • 12. être et d’y retourner, je ne peux faire abstraction des enjeux politiques quand nous sommes dix milles humanitaires à tenter de sauver des vies sur un territoire restreint. Si certaines chaines de télévision mettent l’actualité Africaine au premier plan, les nouvelles des pays qui font la une, se ressemblent toutes, et elles sont très rarement bonnes pour les Africains. Mon envie d’y être, c’est peut-être aussi ça. Quand je pense à ces plus de quatre cents personnes que j’ai formé dans les derniers mois de ma mission, je sais que c’était un moyen de semer une autre forme de réflexion, à mon sens si indispensable. Et, c’est parce que je les aime tant que je voudrais qu’ils sortent de cette enclave psychique dont certains profitent toutefois pleinement. On dirait que chaque tentative de développement est un insurgé qui fait front à l’asservissement dont l’Afrique souffre tant. Si seulement je pourrais faire taire ces prêtres, faux ou fous aux paroles de tous les paradis promis, ici, comme ailleurs en Afrique, où se loge un besoin fortement redoutable de croire, d’incanter tous ces dieux attendus et qui ma foi, paraissent pourtant bien absents. Disciples de tous les noms qui se goinfrent sans la moindre pitié de la pauvreté des esprits critiques en soutirant de manière machiavélique la liberté de penser, d’être et de choisir. Je me sens glisser vers le jugement, je n’aime pas, mais je ne peux pas faire autrement. Je ne peux pas dissocier ce que je fais à ce qui se passe dans les pays où j’interviens, surtout lorsque j’éprouve une affection incontestable pour le Nigéria. J’étais réveillée chaque matin, bien avant l’aurore par ces incantations religieuses qui ornent l’obscurité de la nuit, elles déterminent de cette persistance tant à prier nuit et jour comme si le ciel allait sauver ces gens de leurs détresses. Toutes ces voix d’hommes qui crient par la colonne des minarets dans une cacophonie démesurée, cherchent peut-
  • 13. être à trouver la voie qui n’existe plus. L’affluence de bleus et de blancs qui convergent vers la Mosquée pour la prière du vendredi, malgré les premières apparences trompeuses de rigueur, recèlent derrière ces nobles gestes, tant de non-dits et d’inimaginables déviances. Je me suis déjà demandée si d’y être n’était pas une forme d’acquiescement, puisque je ne peux faire que si peu. Finalement, c’est sans doute mon sentiment de défaite ou ma résistance devant l’humanité qui vacille et qui oublie tout ce qui est noir. Me voilà encore à étaler mes états d’âme en cherchant entre ma responsabilité et ma culpabilité de ne pouvoir en faire plus, entre la force de l’amour que je porte à ce continent et la rage de le voir s’auto-détruire, juste un peu de paix ou de raisonnement logique au fond de moi. Je dois surtout me rappeler pourquoi je fais le travail que je fais dans cette iniquité visible, qui vient avec ce simple désir d’aimer et de garder à la dimension humaine et accessible, cet indispensable port d’attache qu’est l’humilité et la gratitude. Que dois-je apprendre, que dois-je aimer, que dois-je dire ou faire…Je veux me promettre à moi-même que je me battrai avec eux, pour eux, le temps qui me sera donné. Mais de quelle bataille s’agit-il, si ce n’est de me dire que je dois accepter, car l’humanité git dans une certaine indifférence et que malgré tout ce que j’y ferai, l’Harmattan, ce fameux vent du désert qui transporte cette poussière fine du Sahara finira bien par balayer la modeste trace que j’aurai laissé. Je devrais avoir quitté le Nigéria avec ce sentiment d’accompli, et sourire à l’idée de mettre sur « replay » le grincement de la porte de la cuisine et le bruit des roulettes de valises sur le pavé qui encercle la Guest House. Je sais avoir vécu ce moment en étant profondément triste. Passer les portes d’embarquement, de prendre place dans un siège exigu, d’entendre les consignes de sécurité, je sais que de là, il n’y
  • 14. avait aucune autre issue à part attendre et d’assimiler peu à peu, que je quittais cette terre que j’aime passionnément, malgré tous ses contrastes et paradoxes, sans savoir si la vie me permettra un jour de refaire le parcours dans l’autre sens. Je connais cette volonté forte de promettre à ceux que j’ai laissé derrière moi, de ne jamais les quitter, pour me rappeler les possibles champs de bataille que je devrai confronter pour m’y tenir et la douleur incommensurable de l’échec, si je ne retourne pas. J’étouffe. J’ai besoin d’air. Je dois regagner ce combat qui m’est propre. Alors je me prends à fermer les yeux et me rappeler de ces moments où j’ai pu contempler ces couches d’ocres monochromes qui habillent tout ce qui m’entoure, rompues par les couleurs vives de tissus et bijoux entretissés de ces femmes qui se laissent porter doucement par des ânes dociles. Toutes ces images que je repasse en enfilade comme si j’ornais mes souvenirs des plus belles perles que je possède. Je respire normalement. Enfin. Voilà maintenant toute l’histoire…
  • 15. CHAPITRE 1 Mission l’avant départ Une longue journée s’annonce. Nous sommes le 12 juillet 2017. Enfin ce départ tant attendu pour une nouvelle destination en terre d’Afrique. Le Nigéria. Fébrile, heureuse, impatiente, je me retrouve à refaire le parcours une fois de plus. Moi qui pensait avoir adopté la sédentarité de manière définitive. Les départs, les arrivées, les fins et les débuts qui s’entrecroisent, dans l’allégresse et parfois une certaine angoisse, les séparations, les déracinements, si souvent déstabilisants…presque toujours déchirants. Mais sans me rendre tout à fait compte, j’ai vécu une grande partie de ma vie fascinée par la découverte du monde. C’est ce qui m’a certainement sauvé d’une lassitude annonciatrice, dont le risque d’un cloisonnement intellectuel et émotif que je pense avoir cherché à éviter à tout prix. Je ne sais pas si à l’origine, ce n’était que mon esprit curieux qui mettait au défi une telle destinée, mais j’en suis venue à y découvrir un peu plus de moi-même chaque fois que je suis partie. A la différence de beaucoup d’humanitaires, je ne voulais pas sauver les autres, il était question pour moi d’apprendre et de pouvoir entrer en relation avec l’inconnu mais aussi avec l’être humain où et tel qu’il soit. Ce fut ma manière de ressentir la vie en quelque sorte, de la vivre pleinement et d’avoir la chance de choyer ma mémoire d’un filon de formidables histoires et tant d’anecdotes qui pourraient être tirés des romans les plus saugrenus ou dramatiques ou encore issu de la science- fiction, mais qui sont miennes. Si je me permettais d’exhiber une fierté,
  • 16. ce serait d’avoir pu transformer des expériences professionnelles en récits de vies atypiques et florissants. Le Cameroun, la Centrafrique, le Rwanda, le Vénézuela, le Nunavik, la France, l’Italie, les Etats-Unis, l’Irak, la Belgique et bien d’autres, chacun d’eux auront conférés à donner un sens profond au mot « rencontre ». En mai 2016, je pensais avoir franchi le seuil d’une retraite que j’aurais pu qualifier de bien méritée. 2015 fut une année particulièrement éprouvante sur le plan humain. Quatre de mes collègues furent tirées presque à bout portant par des coupeurs de route lors du retour d’une journée de distribution de riz dans les villages à 13 kilomètres de notre base à Meiganga au Cameroun, heureusement, aucune d’entre elles n’est décédée. En novembre, lors d’un bref aller-retour au Cameroun pendant ma mission en Centrafrique, qui venait d’essuyer une explosion de violences inédites depuis le 26 septembre, j’ai été prise au piège dans un taxi à Yaoundé par une bande organisée de criminels. J’ai été épargnée, comme peu de femmes le sont habituellement lorsqu’elles sont victimes d’enlèvement. Malheureusement c’est chose fréquente dans ce pays où la corruption règne en maitre. J’ai abouti dans un fossé, couverte de sang, la peau éraflée sur une grande partie de mon corps et dénudée de tout, mes chaussures, mes lunettes et même mes papiers d’identité. Évidemment, j’étais en état de choc. Mais j’étais vivante et les policiers ont considérés que j’avais eu la chance que la plupart n’ont pas. Je n’étais certes pas en mesure d’argumenter sur cette question. Toutefois, sans papiers, je ne pouvais plus sortir du Cameroun, ni retourner à ma mission en Centrafrique. Et mon état psychologique fragilisé allait me retenir au moins quelques semaines, le temps de récupérer peu à peu. Après tout, je suis psychologue d’abord avant d’être humanitaire et j’ai toujours été relativement sensible et à l’écoute de mes limites et de mes capacités.
  • 17. L’Ambassade du Canada m’avait proposé d’organiser mon retour au pays, si je couvrais leurs frais de services, le billet, et une forme de taxe d’imposition pour avoir fait usage de services consulaires. Eh bien, j’ai rapidement fait le calcul qu’il me serait plus simple d’utiliser une agence de voyage si je souhaitais retourner au Canada. Mais ma décision avait déjà été prise. Je ne retournerais plus. J’ai donc fait le choix d’attendre mon nouveau passeport pour repartir en mission. Ce qui me laisserait le temps nécessaire pour me remettre sur pieds. Mais même l’épisode de l’attente de mes documents était devenu un moment tyrannique avec l’Ambassade. Décidément, j’ai dû abdiquer dans le sens des rumeurs qui dénoncent la piètre réputation des ambassades canadiennes dans le monde. Par chance je connaissais bien le Cameroun et j’y avais des connaissances fiables et qui ont fait acte d’une telle bienveillance et qui, grâce à eux, m’ont permis de m’en sortir avec peu de séquelles. Je n’oublierai jamais l’accueil reçu par l’ancien directeur de la télévision et de la radio nationale du Cameroun (CRTV) Amadou Vamoulke, qui, avec sa femme, m’ont ouvert les portes de leur demeure pour que je puisse reprendre mes forces en toute sécurité. Il était pour moi un homme de grande culture, une référence, un sage d’un calme presque intimidant. D’un côté, il défendait l’équité pour les femmes journalistes et de l’autre, il se battait contre les inculpations de fraude que le gouvernement Camerounais faisait peser sur sa tête. Je n’y ai jamais cru. Il fut emprisonné deux mois à peine après les avoir quittés. J’étais si affligée car je savais qu’il n’aurait que peu de chance d’en sortir. Pour avoir fréquenté les plus hautes instances gouvernementales Camerounaises, je n’ai jamais douté d’un coup monté pour protéger les mauvaises têtes. Pendant cette période, j’étais aussi consciente d’avoir laissé derrière moi, mon équipe, toujours à Bangui et Bria en Centrafrique, sans
  • 18. pouvoir apporter la moindre contribution. Avant cette brève escapade en pays voisin, je voyais déjà l’état psychique de mes proches collègues se détériorer rapidement. Même si tout l’espoir de ce pays était fondé sur de nouvelles élections, les coups de feu incessants entendus la nuit près de notre quartier, les hélicoptères qui passaient en rase-motte à toute heure, la Minusca avec ses chars d’assaut qui frayaient les rues adjacentes à notre résidence, l’évacuation d’urgence qui s’était avérée dramatique suite à la montée des violences du 26 septembre, tout ceci avait laissé des traces. Plusieurs ONG avaient été la cible d’attaques et de pillage dans les dernières heures avant l’évacuation, il y avait eu là un traumatisme collectif, et des humanitaires blessés dans l’âme et dans leur vulnérabilité. J’avais accompagné certains d’entre eux, qui d’ailleurs ont fait le choix par la suite de quitter leur mission et quitter le métier. Mais lorsque nous sommes en mission, nous apprenons rapidement qu’il faut accepter que tout ce que l’on fait, où que l’on soit, peut changer drastiquement vite puisque nous sommes à la merci des circonstances incertaines et des contextes volatiles. C’est en mai 2016, à partir du Cameroun, que je suis rappelée pour une nouvelle mission en Centrafrique. Mais je dois faire escale en France, le temps de réorganiser mes bagages et quelques autres documents. Coincée dans une attente de deux semaines à Paris, superbe ville que je supporte toutefois très mal, comme toutes les autres grandes villes, l’effet urbain, le bruit, le béton de masse, le stress des transports en commun, accélèrent mon sentiment de fatigue et m’acculent au pied du mur de l’épuisement. Je dois sortir de cette ville. Je fais le choix de m’éclipser en Bretagne, question de prendre au moins deux ou trois jours de repos complet avant de repartir. A quelques pas de la gare, j’avais réservé une chambre dans une petite auberge qui avait paru sur leur site internet bien chaleureuse et sympathique. Il ne m’a pas fallu la distance à parcourir entre le train et
  • 19. ma destination pour la nuit que j’étais déjà en plein coup de foudre. Rien de moins. Mes yeux ébahis par la verdure, mes poumons en mode « cris de joie », mes oreilles enchantées par le bruit des oiseaux, l’odeur délicat d’une fine et fraiche pluie passagère, m’avaient soudainement envouté. Des images de mon enfance refont surface, mais sans savoir ni comprendre, je sens un chamboulement intérieur plutôt étrange, j’arrive mal à m’expliquer ce qui arrive. Tous mes sens et ma mémoire valsaient à me faire perdre la tête tellement l’exaltation était considérable. Je n’étais pas encore arrivée à la porte de l’auberge que je ne me sentais plus les pieds sur terre, ou sinon, ils venaient de s’ancrer d’une façon inopinée. A l’accueil, je tente d’expliquer ce brouhaha issu de mes tripes, et avec le sourire en coin, l’aubergiste me précise que je venais d’être victime de l’effet « Bretagne ». Un ensorcèlement mais plutôt enchanteur qui prend au cœur et qui parait, frappe ici et là quelques nouveaux touristes de passage. Eh bien, l’effet ne s’est pas fait attendre. Après une nuit courte, incapable de trouver le sommeil, sans perdre de temps, je suis partie avec une seule envie, sillonner les petits chemins de campagne des alentours. En peu de temps, devant mes yeux, un spectacle matinal unique. Les reflets timides et séducteurs de quelques rayons lumineux d’un jaune oranger, s’amusaient à faire danser toutes les nuances de verts tendres des prés avec ceux des bleus gris d’un ciel encore endormi, toisonnant le paysage de ses plus beaux habits. Les petites routes étroites que l’on aurait dit tracées par des colonnes de pastels éclatés, étaient en fait un pastillage multicolore de boutons de fleurs sauvages en éclosion. Dans un coin de ce tableau ornemental, un étroit rideau de soie fait d’une bruine si légère, qu’il se balançait devant les toits d’ardoise nichés au milieu d’une de ces collines que l’on distingue même de loin. J’ai stoppé la voiture. Je pleurais à flots de larmes, sans pouvoir mettre le doigt sur la raison profonde d’un tel émoi. Mais je n’avais pas besoin de chercher plus loin, j’avais compris
  • 20. que j’étais maintenant arrivée chez-moi. Ce sentiment nouveau, intense, unique, m’était parfaitement inconnu. Il se devait forcément d’être révélateur d’un besoin de m’enraciner, de me fondre à ce qui allait devenir ma terre d’adoption, une place où j’aurais envie de revenir si je repartais. Repartir? Viens-je de dire repartir? Non, non il ne pouvait plus en être question. Pas maintenant, plus pour le moment. Je n’avais qu’une seule envie, m’installer. Partir à la conquête d’un modeste petit coin où je pourrais passer de doux moments avec un compagnon à quatre pattes. Je m’y voyais déjà, même si tout ceci manquait d’un peu de rationalité, tout ce qui m’entourait me faisait rêvasser. Je me suis prise au jeu. Ca y’est, j’y suis. Un bref coup de téléphone pour annoncer ce qui allait être le début d’une nouvelle retraite. Retour sur Paris obligé de deux jours pour récupérer ce que j’avais laissé pour le départ, et me voilà repartie pour une nouvelle aventure cette fois, bien bretonne. Près d’un an à Silfiac, petit village du centre Bretagne, non loin du canal de Nantes, où j’ai fait la connaissance de gens attachants dont les « deux sœurs », aux yeux d’un bleu mer transperçant et aux joues rondes et rosées qui m’ont accueillies avec chaleur. Gilbert, un voisin aimable et généreux, qui s’est fait jardinier volontaire pour entretenir la pelouse et les hautes haies entourant la maison. Et mon Bolenn, un bouvier bernois que j’avais adopté jusqu’à ce qu’il tombe malade pour me quitter en avril 2017. Malgré les paysages, les kilomètres de sentiers, les chants d’oiseaux au réveil, quelque chose commençait à manquer. L’absence de Bolenn se faisait sentir mais le besoin d’aventure recommençait à me piquer les pieds pour atteindre son paroxysme lorsque je fus rappelée pour reprendre un poste en Afrique. Mais cette fois, si je partais, ce serait pour revenir juste là. Je n’aurais plus à me faire du souci sur ma destination retour. Je saurais retrouver mon chemin jusqu’au cœur de cette région que j’ai mis tant d’années à connaitre.
  • 21. Les valises alignées sur le bord de la porte, une journée sombre et pluvieuse s’annonçait. Nous étions le 11 juillet. Mon téléphone affiche un message. Les vols en partance de Rennes pour Paris sont annulés en raison de pressions syndicales. Et me revoilà à manœuvrer une fois de plus dans les imprévus, les inattendus, les changements de dernière minute auxquels il faut bien toujours s’adapter. Demain, direction Nantes. Départ à 6h00 donc, un voyage qui commencera aux petites heures de la nuit. Les files d’attente, les procédures d’embarquement sont toujours pénibles mais il est facile de prendre mon mal en patience puisqu’à 17h00 heures, je franchirai les frontières d’un pays qui m’était encore inconnu, le Nigéria. Plus grand pays d’Afrique, mais hanté par le spectre de Boko Haram et le traumatisme qu’il y laisse. Comme bien de mes collègues, je savais aussi que le Nigéria avait une réputation internationale en matière de corruption, alors il s’agit de s’y préparer, me suis-je dit. Je m’imagine doucement à l’idée que dès les portes du débarquement seront franchies, je serai assaillie de faux bagagistes, qui vont par tous les moyens, tenter d’extirper un peu d’argent des voyageurs que l’on cible à la couleur de la peau. C’est plutôt habituel sur ce continent. Chacun cherche un moyen de se faire justice. Le 12 juillet 3 heures du matin, il pleut averse. Une bienveillante connaissance accepte de faire les quatre heures de route aller-retour, direction aéroport de Nantes. Les valises sont lourdes, vêtements, souvenirs culinaires de France que l’on partage avec les nouveaux collègues expatriés et surtout, une pharmacie complète parce que dans ce coin de continent, vaut mieux tout prévoir en termes de médicaments.
  • 22. A peine arrivée au guichet, petit désaccord probant sur le poids des valises. Une agente qui semble avoir mal commencé sa journée m’annonce que j’ai droit à deux valises, mais que les deux ne peuvent dépasser le poids d’une seule, soit maximum 28 kgs. Etonnée, il me semblait avoir lu sur mon billet que j’ai droit au poids de deux valises. j’essaie d’argumenter, mais de toute évidence, je ne gagnerai pas. Il reste 20 minutes avant les derniers embarquements, donc pas question de discuter plus longtemps. J’accours vers un banc pour ouvrir une des valises et balancer dans les bras d’Isabelle, ma gentille conductrice, tout ce qui apparait lourd et moins important. Elle repart les bras chargés, et moi en sueur, je file vers le guichet. Vaut toujours mieux s’organiser pour ne pas rater son avion… Une fois le passeport dans les mains de l’agent, les valises sur la balance, j’angoisse sur la question du poids à respecter, et l’agent me dit «ne stressez pas Madame, vous avez droit au poids de deux valises ». Je suis complètement démoralisée. Mais la course contre la montre pour arriver aux portes d’embarquement me fait oublier ce qui m’était resté de travers dans la gorge. Le plus important est de partir, après toutes ces péripéties, je ne pouvais qu’espérer que le voyage se termine dans les meilleures conditions. Arrivée à Paris, quelques heures d’attente pour un autre départ, cette fois, ce sera une avalanche d’inquiétudes qui vont altérer le reste de mon voyage. Lors des procédures douanières, un douanier inspecte mon passeport, me regarde et m’annonce froidement que je ne peux plus entrer sur le territoire Français, c’est-à-dire que je ne pourrai pas revenir. Il n’ajoute aucun autre commentaire. Je suis glacée, tourmentée, j’ai du mal à me contenir, je fais les cent pas devant les boutiques, je me dis que je devrais contacter cet avocat avec qui j’avais fait affaire pour l’issu de mon visa sur le territoire Français. Ca fait dix- neuf ans que ça dure. ce qui et une arrivée à Abuja, la capitale, bien à l’heure. Soulagée, j’ai hâte de rejoindre cette nouvelle équipe qui m’attend. Je sais que l’organisation d’une arrivée en tant qu’expatriée
  • 23. est toujours rodée. Une fois les lourds bagages en main, les portes s’ouvrent sur des sourires qui nous souhaitent la bienvenue. Tiens, étonnant, mais où sont les quémandeurs? Me disais-je. Aucun. Le plancher ne fourmille que de voyageurs et il semble que cette fois, il n’y aura aucune bataille d’arguments! Les sourires, l’accueil, encore des mots de bienvenue qui affluent, cette fois par les douaniers, c’est peu banal. A constater tous ces gestes de courtoisie, c’est à me demander si je suis bien en Afrique. Mais aucun doute, quelques minutes d’air climatisé n’auront pas pu tromper la chaleur et l’humidité d’un climat que je connais trop bien et qui m’enveloppe dès ma sortie. Voilà mon chauffeur, Clifford. Nous échangeons quelques mots sur le voyage, il veut s’assurer que je vais bien. Nous prenons la route et il me remet sans tarder mon paquet de bienvenue. Les clés, les consignes, le téléphone, liste des contacts, tout pour se mettre en mode actif. Sur le dessus, une inscription à l’encre rouge. Arrivée Abuja 12 juillet – Départ Maiduguri 12 aout. Tiens, un mois ici, je me dis qu’il y aura sans doute une formation ou des procédures à engager avant de partir pour le nord-est. J’aurai le temps de m’adapter… Maiduguri, c’est la place dont on parle dans les nouvelles, non pas pour sa chaleur, ni ses terres désertiques, mais parce que cette ville est une enclave de 2 millions de personnes avec ses centaines de milliers de déplacés issus des villages brulés et ses familles décimées. On me conduit à l’appartement 3, chambre 3 du premier étage. Les premiers coups d’œil m’illuminent d’un certain étonnement. Impressionnée dès mon premier coup d’oeil. Beaux canapés de cuir, salle à manger, cuisine fonctionnelle, planchers brillants, j’avais oublié qu’il soit possible de ne pas toujours se retrouver dans une boite de sardines comme chambre, sans accès à l’eau ni électricité, mais sans jamais oublier des draps supplémentaires pour boucher les trous sous la porte empêchant l’accès aux centaines de grillons et criquets de nous
  • 24. envahir pendant la nuit. Ou, un matelas qui par l’usure, ressemble davantage à une grande semelle de babouche simplement pour que nous ne puissions dire que nous dormons sur la pierre. Il y a de ces idées qui préconisent que l’humanitaire devrait vivre dans des conditions toujours précaires, difficiles, sans confort puisqu’il ou elle est « humanitaire ». L’on oublie souvent que le travail d’humanitaire est sans doute l’un des plus difficiles et intenses, un peu comme l’armée. Même si l’on choisit cette carrière, comme les militaires, elle laisse trop souvent de graves séquelles psychologiques à force d’être confronté à des risques et vivre sous tensions. Mais depuis peu, et je dirais enfin, certaines ONG accordent maintenant une importance à l’équilibre psychologique et une meilleure santé mentale de sa ressource humaine. De bonnes conditions de vie contribuent à réduire les impacts, surtout pour qu’à la fin de longues journées sous grands stress, chacun puisse récupérer dans un environnement adéquat. L’humanitaire qui choisit ce parcours choisit aussi de se retrouver fréquemment sans reconnaissance professionnelle valable dans la vie civile, y laissant pour compte, une carrière en dents de scie à moins d’une réorientation forcée. Pourtant dans beaucoup de pays, si l’on admire le dévouement des militaires en mission, les éloges sont plutôt rares pour les humanitaires, qui eux doivent partir souvent très loin de leur milieu, loin de leurs proches et dans des zones à hauts risques. Et s’il y a un âge où il est plus facile de s’adapter aux pires conditions, il y a aussi un âge qui nous fait apprécier le confort. Et j’en suis juste là. D’ailleurs, je me retrouve déjà presque toujours la plus vieille de tous les personnels. Les femmes humanitaires quittent plutôt vers l’âge de 50 ans ou juste avant. Ce n’est pas évident de vivre dans les aéroports, transporter des lourds bagages, les décalages horaires, laisser derrière les plans de retraite au jardin, sur le bord d’une piscine ou celui de se faire un cercle d’amis qui colle à nos habitudes. Et puis, au contraire
  • 25. de ceux qui planifient leur retraite pour voyager, nous cherchons davantage à se sédentariser. Le chauffeur s’empare de ma clé et d’un geste galant, ouvre la porte et installe mes valises près du lit avant de me souhaiter une bonne soirée. Il m’explique que les autres vont me retrouver après le travail. Fatiguée, je ne ferai pas de social ce soir, je vais sauter dans la douche et me reposer. Demain la journée débutera déjà assez tôt.
  • 26.
  • 27. CHAPITRE III Mon espoir n’était pas le sien A la fin septembre, il était prévu que je parte pour Monguno donner la formation à tous les personnels de cette base isolée mais surtout exposée aux risques d’invasions terroristes de par sa localisation. Elle est surtout éloignée parce que nous ne pouvons utiliser la route, qui en temps normal ne se trouve qu’à une heure et demie de distance à partir de Maiduguri. Les risques élevés d’enlèvement forcent tous les déplacements par hélicoptère. Mais c’est aussi une base avec des installations encore précaires et qui n’a pas encore de connexion internet, ce qui rend le milieu plutôt austère en cas de problèmes. Après une semaine de dure convalescence issue d’un paludisme violent, j’ai été dans l’obligation d’abandonner l‘idée de m’y rendre. C’est surtout que je ne souhaitais pas prendre le risque d’engager la responsabilité de mes supérieurs si j’en venais à nécessiter une évacuation médicale, dans le cas où je retomberais malade. Les hélicoptères sont fournis par les Nations Unies (UNHAS) et ne sont pas des taxis. Les déplacements se font une fois par jour, ou parfois deux, lorsque le temps ou les conditions de sécurité les permet. Si nous avons
  • 28. besoin d’évacuer en urgence pour raison de maladie, il faut commander un avion médical privé, et les enjeux ne sont pas les mêmes, ni les conséquences. L’évacuation médicale d’urgence est un processus complexe qui engage toute l’ONG en raison des couts et de l’organisation que cela sollicite depuis le siège à New York. Pour cette raison, l’utilisation de ces vols spéciaux exige une investigation approfondie des faits. Cette investigation sert à établir la responsabilité ou l’irresponsabilité ce celui ou celle qui a pris la décision d’avoir accordé le déplacement d’une personne malade en zone isolée. Le nord-est Nigérian est tout de même considéré comme la troisième place la plus dangereuse au monde pour y travailler. Il faut aussi savoir faire acte de discernement et comprendre sa propre responsabilité. Les rumeurs favorables à cette formation que j’avais présenté à Maiduguri avaient franchi les kilomètres jusqu’à Monguno et j’avais compris que l’annulation allait créer une déception et un sentiment d’injustice que j’allais devoir assumer. J’ai donc profité de cette période pour rester à Maiduguri afin de peaufiner les derniers détails avant de reprendre une longue série de formations à Damaturu, Dutse pour conclure à Abuja. Le 4 octobre, le convoi de deux véhicules arrive de Damaturu pour assurer mon déplacement et celui de mes deux assistants et d’un collègue IT qui devait se rendre au même endroit pour procéder à des tests de connexion internet. La route considérée à risques, un seul véhicule ne pouvait s’engager sur cette distance avec des expatriés. Le chauffeur prend mes bagages, l’équipement électronique, les différents cartons pour charger dans l’arrière de la voiture. La première chose que je remarque, c’est le chic des vêtements que ce chauffeur porte, un ensemble d’un jaune pastel qui éclatait sur sa peau noire très foncée. Ce deux-pièces, très typique de la région, semblait avoir été taillé sur mesure, à constater la précision des dimensions, ça ne pouvait être
  • 29. autrement. Le haut était un chemisier fermé avec quelques boutons décoratifs agencé à des broderies locales délicates autour du collet et sur le devant selon une coupe cintrée qui mettait en évidence sa taille élancée. Un pantalon qui lui allait à merveille et tombait parfaitement sur ses sandales de cuir stylées. Lorsqu’il se retourne, je vois la beauté d’un homme comme je n’avais pas vu depuis très longtemps. Ses traits qu’on aurait dit géométriquement dessinés sur son visage, ses lèvres charnues, ses joues fortes, son nez plat, avaient à la fois, quelque chose de superbement typé et d’harmonieux. Certes, je n’avais pas encore vu ses yeux, bien dissimulés sous ses lunettes de soleil de style aviateur, qui lui donnait un air presque grave. Il organise les tâches, s’assure que tout est en ordre, discute avec les autorités de Maiduguri pour assurer les conditions de déplacement. Je ressentais à travers ses attitudes, une intelligence vive, curieuse, soucieuse alors qu’il cherchait à la fois à se rendre utile. Avec son collègue chauffeur, j’avais, comme toujours, la certitude que nous étions entre bonnes mains. D’ailleurs, la plupart des chauffeurs sont habituellement d’une gentillesse et d’une disponibilité telles pour les passagers. Ils savent qu’ils ont la responsabilité de la sécurité des expatriés et parce qu’ils sont issus des communautés locales, ils sont ceux qui connaissent le mieux le terrain, les risques et le contexte et ce, plus que quiconque. J’ai toujours eu un immense respect pour ce qu’ils font. Malheureusement, ils sont souvent surexploités et font l’objet de mépris. Le chauffeur étant pour beaucoup d’humanitaires le dernier poste hiérarchique d’une ONG, pour moi, c’est pourtant le plus fondamental. D’ailleurs, aucune ONG ne pourrait tenir des activités de quelques sortes sans ces chauffeurs, qui sont aussi sur le terrain tous les jours à conduire les différentes équipes dans des zones difficiles. Nous savons tous que ce sont les routes, lorsque les véhicules sont en mouvement que les risques sont les plus élevés. Abba. Il se présente à moi, me serre la main. Son nom sonnait enfin différent de tous ces Ibrahim ou Mohammed que la plupart des hommes
  • 30. portent dans ce coin de pays. Je trouvais son nom presque poétique, et qui s’agençait si bien avec le charme de ses traits faciaux. Sans tarder, il m’annonce à la suite de cette brève introduction que notre départ va être différé d’une heure parce que nous devons récupérer deux collègues à l’aéroport qui doivent se rendre à la même destination que nous, mais le vol est en retard. Je fronce des sourcils en regardant l’heure. Il est 13h45. Je prends place sur le siège avant. Je sais qu’après 14h, nous n’avons plus l’autorisation de faire cette traversée de deux heures trente entre Maiduguri et Damaturu. Les risques d’attaques sont plus imminents à la fin de la journée ou le matin tôt. Le retard est important. Je me vois déjà faire demi-tour avec ces nouveaux passagers. C’est à 14h40 que nous les voyons surgir par le côté du bâtiment principal du petit aéroport. Mais de ces deux collègues, l’un est le haut responsable de la sécurité de l’ONG. Peut-être qu’il nous donnera la permission de prendre la route. Je suis impatiente. Je sais que de retarder d’un jour de plus notre départ viendrait chambranler toute l’organisation des formations à venir et cela demanderait une intervention logistique de masse pour tout réorganiser. Il donne le feu vert. Je lance un soupir de soulagement. Je perçois aussi l’autre collègue qui suit tout juste derrière le responsable sécurité, « voilà un visage que je connais bien! » je me suis exclamée. Nous avions fait connaissance lors de mon bref retour à Abuja pour une semaine en août. Wally, tout le monde l’appelait ainsi. Pendant cette semaine, nous étions sortis en tête-à-tête, deux jours avant que je reparte à Maiduguri. Dans ce qui allait me faire tomber des nus, il me déclare qu’il m’apprécie et voudrait dépasser cette amitié naissante avec moi. Pour moi, bien sur, il n’en était pas question, ce qui n’enlevait en rien mon appréciation à son égard. Mais ce n’était pas possible et je n’avais pas envie de relations compliquées surtout qu’il était toujours marié. Ethiopien, nous avions presque le même âge mais surtout, il avait un sens de l’humour assez fantastique et une simplicité
  • 31. qui collait vraiment à ma personnalité. Mais là où les choses se compliquaient davantage c’était ce lien avec ses convictions religieuses, où dans son esprit, tout ce qui arrivait était toujours la volonté de Dieu. C’était plus que je ne pouvais accepter. Mais cela n’a jamais rien enlevé au fait que nous ayons développé une réelle amitié. Alors quand je l’ai vu arriver avec ses bagages pour rejoindre notre véhicule, je me suis dit que Damaturu allait forcément revêtir quelque chose de très passionnant ou du moins allait nous assurer beaucoup de plaisir à travailler sur la même base opérationnelle pour un moment, puisqu’il allait former et soutenir la logistique de Damaturu au moins trois semaines. Abba fait un dernier appel au coordonnateur terrain pour aviser que nous avons l’autorisation de quitter Maiduguri après les heures de sécurité habituelles. Nous prenons la direction de Damaturu, enfin. Wally était assis en diagonale avec moi sur la banquette arrière. Nous n’étions pas encore partis que nous avions déjà commencé à nous raconter nos mésaventures humanitaires avec cette pointe d’esprit qui rendait chaque moment absolument délicieux. Que de rires. Je pense que nous étions complices aussi parce que sur le plan professionnel, nous partagions beaucoup de points communs. Mais au-delà de cet aspect, nous possédions aussi un traumatisme commun. Wally avait une longue histoire de vie humanitaire et comme bien des gens de ce métier qui travaillent en zone de conflits, les menaces de mort, les enlèvements font aussi partie de ces dangers et réalités dont on ne parle pas si souvent. Pendant une de ses missions au Sud Soudan, il a été enlevé et il a vécu treize longues heures en tant qu’otage. Mais on apprend avec le temps qui passe, comme lui et moi, à en parler avec légèreté. Abba qui était invité à joindre la conversation, recevait mes regards discrets, pour ne pas faire paraitre le moindre soupçon de sympathie particulière. C’est comme si, à le voir conduire, sa tête vue de profil, il exposait toute l’élégance de sa personne sous mes yeux. Son visage de côté, était encore plus fin, plus que parfait. Je dois avouer que j’étais subjuguée.
  • 32. Entre les blagues de Wally et les gentillesses d’Abba, j’ai eu le sentiment de vivre cette distance en accéléré, tellement le temps a passé vite. Je sais que ce voyage toujours mémorable. Un comité d’accueil informel s’était blotti derrière le portail. Des visages inconnus, d’autres un peu plus familiers, avec qui j’avais fait connaissance lors d’un bref séjour de 24 heures un mois auparavant. Henry, l’Ougandais, responsable de la gestion des programmes et activités, Amad, Pakistanais, responsable de projet, Kaishro, Pakistanais, responsable des ressources humaines, Anthony, Sud Soudanais, logisticien principal pour Damaturu, Alicia, du Kenya, responsable de multi-projets pour femmes et enfants dont la nutrition, avec qui j’avais noué des liens forts depuis nos premiers échanges vieux d’à peine un mois, et Matthew, de la Sierra Leone, le coordonnateur terrain de la base, la plus haute instance hiérarchique de notre ONG à Damaturu. Avec lui aussi, dès les premiers moments de cette visite initiale, les liens se sont fusionnés presque instantanément. Matthew, reconnu pour ses fins raisonnements, sa pensée philosophique et une droiture exemplaire. Il était un fin orateur, avec des discours élogieux, que l’on qualifiait souvent du genre politique. Je crois même d’ailleurs qu’il avait été sollicité pour diriger son pays, mais il n’a jamais voulu, avait-il dévoilé dans une de ces soirées de grandes discussions. Peut- être se disait-il qu’il avait plus de chance de contribuer au changement avec ce qu’il faisait maintenant. Il pouvait parler des heures et raconter tant d’anecdotes, sa culture paraissait sans fin, tout comme son expérience terrain. Il était exigeant, savait diriger ses équipes avec rigueur et discipline. Malheureusement, c’est un poste à responsabilités où l’on se sent souvent très seul. Les défis sont gigantesques et ne peuvent pas toujours être partagés. Sans un assistant fiable, sans une oreille, Matthew souffrait d’isolement, même si j’ai compris plus tard, que cet isolement était une façon pour lui de se protéger de cette vulnérabilité qu’il fuit par tous les moyens. Il avait fait le Sud Soudan…
  • 33. comme Wally, comme d’autres. Le Sud Soudan est un terrain qui sert à tous les tests d’endurance pour les humanitaires. L’arrivée de Wally était attendue. Des problèmes de logistique à évaluer et résoudre, l’attendaient. Moi c’était un peu plus différent. Dans ces vagues d’imprévus auxquels nous devons faire face, un exemple de taille allait jeter soudainement dans le comité d’accueil un petit froid, plutôt inconfortable. En fait, la raison de notre arrivée à Damaturu n’avait pas été comprise. Matthew avait oublié que nous arrivions pour former tout son personnel, soit près de deux cents personnes, en groupe de cinquante à la fois, multiplié par 2 jours de formation chaque groupe. Ce qui implique qu’il a omis transférer l’information à ses équipes pour planifier le calendrier des formations, mais aussi ce que cela implique en termes de logistique et d’organisation (salle, repas, division des groupes). L’avantage de travailler en humanitaire, c’est que nous sommes toujours face à ce type d’imprévisible et nous avons l’habitude de nous ajuster en fonction de ce qui nous pend au bout du nez. Et c’est encore ce que nous avons fait. Le lendemain, avec un peu de mal, tout allait commencer comme planifié. Henry avait travaillé longuement cette nuit-là pour mettre en route tout ce qu’il fallait prévoir. Après ces quelques formalités, nous avions partagé le repas avec le comité d’accueil, mais nous devions nous mettre à la tâche rapidement. Nous avions nos préoccupations pour le lendemain et avec le voyage accumulé tout s’est terminé tôt. Mais ce fut sans doute un des rares soirs où j’ai pu me coucher avant 22 heures parce que par la suite, c’était devenu mission impossible. Mon équipe, Ibrahim et Dauda logeait à l’hotel. De mon côté, je logeais avec deux autres invités, un qui était normalement basé à Maiduguri que je connaissais bien, Joseph, et Dochima, soutien RH de Abuja, tous deux venus fournir du support aux différents gestionnaires de projets. Nous partagions une belle petite maisonnette faite de trois chambres et
  • 34. un petit salon, tout près du portail principal, prévue pour les visiteurs de passage. Les bureaux et les résidences d’expatriés avaient été récemment déménagés dans cette enclave imposante neuve très stylée, en plein milieu des pistes sablonneuses, derrière le seul hôtel qui tienne la route dans ce coin. Mais puisque tout ne peut être parfait, les trois chambres étaient fermées par des portes qui mesuraient au moins trente- cinq centimètres de moins que leur ouverture. Donc, en se penchant un peu, nous pouvions avoir une vue sur ce qui se passait de l’autre côté, mais ce ne sont pas des détails qui nous empêche de dormir, mais qui servent surtout à nous faire rire. De toute façon, pas de surprises à y avoir, nous n’avons droit à aucun invité, question de respect pour nos collègues. Le plus important restant toujours la moustiquaire autour du lit, et une salle de bain avec de l’eau chaude lorsque possible, sinon les hautes températures dans la journée se chargent de le faire, à moins de prendre sa douche à six heures du matin. Mais, nous pouvions considérer que tout y était, enfin, presque, pour assurer notre confort. Ce premier matin à Damaturu allait commencer drôlement. Ca bougeait dans tous les sens, tout était en effervescence, les uns qui arrivent, les autres qui se préparent à partir sur le terrain, les véhicules qui s’alignent, les chauffeurs qui définissent les départs et arrivées sur l’immense tableau blanc bien accroché au mur extérieur du bureau principal à l’entrée. Mes yeux se tournent vers l’escalier, de loin, je vois un visage familier sans pouvoir identifier de qui il s’agit mais ce visage familier lui, me reconnait. Il descend doucement de cet immense escalier d’entrée, vêtu d’un ensemble deux pièces qui ressemblait à celui que j’avais vu sur Abba, mais cette fois, il était rose et blanc, fait de fines rayures, toujours si bien ajusté à sa taille. Il s’arrête sur cette dernière marche comme s’il s’attendait à ce que je le rejoigne. Il me sourit, je souris, je m’approche avec une certaine familiarité et toujours souriante, je pose ma main sur son bras, à titre de geste d’amitié. J’engage la conversation en lui parlant de données de mapping, il hoche de la tête,
  • 35. sans plus, je file vers mon véhicule et je lui souhaite une belle journée, il fait de même. Mais, je fais fausse route sur la personne. Sans doute n’avait-il pas compris la première partie de ma conversation. Ce n’est qu’après avoir tourné le dos que je le vois défiler vers un des autres véhicules en ligne, que je me rends compte de l’erreur. Je croyais qu’il était un collègue d’Abuja, un autre, venu pour soutenir l’équipe de monitoring et d’évaluation. Il y avait certaines ressemblances avec Abba. Mais en fait, c’était Abba, sans ses lunettes d’aviateur. J’étais mal, car je venais de créer une impression de familiarité lorsqu’en fait, je ne voulais que saluer un collègue avec qui j’allais partager plusieurs tâches en lien avec mon projet. Je ne peux deviner ce qu’Abba a pensé sur le moment, mais ce n’était pas bon pour moi. Certes, on peut toujours faire des erreurs sur des personnes, mais je ne voulais absolument pas attiser quelque chose qui de toute façon n’avait pas sa place. Je sais que pour ma part, lorsque je vois des centaines de nouveaux visages dans un très court moment donné, j’ai de la difficulté à replacer les gens, surtout ceux qui ne me sont pas réellement familiers. C’est ce qui est arrivé. Mais j’avais aussi une journée très chargée et il fallait aller à l’essentiel. Le temps défilait à une telle vitesse, en étant prise du matin au soir, debout toute la journée, à soutenir mon équipe, réviser les points à améliorer, nous n’arrêtions que lorsque la nuit tombait, vers 18 heures 30. Les repas du soir nous permettaient de faire connaissance avec les autres expatriés de la base. Comme toujours, les premiers échanges sont toujours un peu timide, mais Walley et son humour allait casser la glace rapidement, et je savais ajouter mon grain de sel au sien. Que de plaisirs simples nous vivions. Entre les critiques des repas trop peu diversifiés, parfois trop gras, on apprend que la cuisinière était en vacances. Nous savions aussi parler de tout et de rien et il n’a pas fallu beaucoup de temps pour que nous soyons conscients de la chance que
  • 36. nous avions Walley et moi de vivre cette expérience unique, avec une équipe d’expatriés tout aussi unique, tellement sympathique et chaleureuse. Je dois admettre que je me suis prise souvent à parler de ce chauffeur dont j’avais déjà oublié le nom…Je décrivais sans restreinte son charme fou, et tous semblaient assez d’accord, même les hommes du groupe admettaient avoir reconnu la beauté de son visage. Mais je voulais surtout inviter la logistique dont les chauffeurs dépendent, à lui offrir des opportunités professionnelles parce que je croyais fortement dans son potentiel. Ce n’était pas du favoritisme, mais je trouve fondamental que l’on puisse donner l’occasion, lorsque possible, à ceux qui ont envie, de s’épanouir professionnellement. Si on m’avait demandé si j’avais quelconque autre idée en tête, ma réponse aurait été formellement « non ». Je me dis que l’on peut trouver des gens attirants pour leur charme sans foncièrement aller plus loin. Et puis, nous avions ces discussions plus ou moins sérieuses, des anecdotes colorées ajoutées aux histoires de vie de l’un et de l’autre, ce qui rendait ces rencontres juste extraordinaires, tout simplement. Nous avions de longues journées, intenses, mais nos soirées étaient presque aussi longues mais je pense que nous conjuguions tous le bonheur simple au présent. Nous avions conscience que toute ceci revêtait quelque chose de particulier, pour ne pas dire magique. Rien de moins. C’était une conjoncture de circonstances et de personnes extraordinairement généreuses et authentiques qui a permis une si forte empreinte. Nous avons appris à nous apprécier mutuellement sans forcer les choses, cette dynamique chaleureuse et inimitable, un esprit d’équipe et d’entraide véritable. Encore aujourd’hui à me remémorer cette période, je souris intérieurement, car je sais que c’était à ce point exceptionnel qu’il y de fortes chances qu’une telle occasion ne puisse se reproduire.
  • 37. Les weekends étaient un peu plus arrosés, question de célébrer le plaisir du partage et la baisse de tension du rendement. Quoi faire lorsque nous avons un couvre-feu qui sonne à 21 heures et qui limite toute possibilité de déplacement dans la ville. Mais Damaturu n’a que peu d’attraits de toute façon et nous étions en territoire musulman. Heureusement, nous pouvions acheter nos consommations dans une boutique qui affichait la vente d’alcool. Même dans les secteurs les plus conservateurs sur le plan religieux, je m’étonne toujours de ce qu’on peut trouver dans ces coins les plus isolés. C’est à travers ces moments privilégiés que nous pouvons apprendre des uns et des autres, mais aussi de soi-même. Je savais que ma formation changeait aussi la perception de ceux qui y avaient déjà participé et c’était devenu la discussion du mois sur toute la base. Il y avait un engouement progressif évident, et je devenais le centre d’attention mais surtout, on appréciait ma contribution, le temps que je donnais à chacun des participants pour s’exprimer, et pour le fait que j’osais adresser des sujets dont on ne parle jamais autrement. Wally était entré à quelques reprises dans ma salle et avait constaté par lui-même ce dont tout le monde parlait, jusqu’au moment où il a décidé d’y participer lui-même. Je dois avouer qu’il est sans doute devenu le plus fan des fans puisqu’il n’a jamais cessé depuis ce jour de faire valoir le travail que je faisais, ma passion qui se transmettait aux autres, et ce, partout où il s’est déplacé. Même à son retour à Abuja, j’avais entendu par d’autres qu’il continuait d’en parler avec un enthousiasme tel. Lors de ces fins de soirées plus tranquilles, tout près de la fin de mon séjour à Damaturu, il m’a si souvent répété que cette expérience m’avait donné une crédibilité aux yeux de tous qui ferait envier n’importe qui, même les plus hautes instances de notre ONG. Quoi que ceci était flatteur, le plus important pour moi était de laisser une marque positive dans l’esprit des gens, de leur donner des outils pour qu’ils soient en mesure d’être plus libres, plus épanouis, sachant que le contexte religieux mais
  • 38. aussi le contexte d’insécurité affectent cette notion de liberté au plus profond de son sens. Mais depuis le premier matin où j’ai fait erreur sur la personne dans l’escalier, j’ai remarqué qu’Abba faisait un détour particulier pour me saluer avant de conduire les équipes sur le terrain. J’appréciais mais je ne voyais pas en cet acte de politesse autre chose qu’un geste banal. J’étais d’ailleurs convaincue qu’il était impossible que l’imaginaire puisse traverser une certaine ligne en raison de l’interdiction d’établir des relations à l’interne, mais aussi en raison de l’écart hiérarchique que nous représentions, et l’âge qui nous séparait. Pour ma part, j’ai toujours eu du mal à gérer ces questions de positionnement de valeur sur une personne en fonction de son statut dans l’organisation, mais nous ne sommes pas beaucoup à penser de manière similaire sur ce point. Ce qui n’enlève rien au fait que tente toujours au mieux, de me soumettre aux règles. Nancy, Française, fin quarantaine, arrive quelques jours après moi. Elle est une « roving finance officer” que l’on appelle dans le langage humanitaire, une responsable finance en rotation, signifiant qu’elle se déplace sur toutes les bases opérationnelles de l’ONG dans le monde lorsqu’un besoin dans un département de finances se fait sentir. Parfois pour remplacer, parfois pour soutenir des nouveaux arrivés en poste. Elle venait pour faire des entretiens d’embauche et soutenir le nouveau candidat qui prendrait la tête du département des finances de Damaturu. Elle connaissait Wally, Anthony et Matthew. Elle aussi a fait le Sud Soudan. Pleine d’énergie, elle disait chercher maintenant à se caser dans quelque chose de plus stable. Les voyages, les changements de fuseaux horaires, les temps d’adaptation qui sont très courts, exigent beaucoup, et les femmes de plus de 45 ans dans l’humanitaire, sur le terrain même, c’est-à-dire à l’extérieur des sièges et des postes
  • 39. administratifs dans les bureaux fixes de mission, sont très rares. Les déplacements épuisent, avec les attentes et les transferts dans les aéroports, les bagages à trainer, les préparatifs de départ, les risques de maladies tel que le paludisme peuvent affaiblir rapidement un état de santé. Et nous cherchons en vieillissant l’accès à un certain confort, tandis que les hommes de plus de cinquante ans dans notre milieu ont souvent terminé une carrière et cherchent plutôt l’aventure. Nous avons appris à nous connaitre au fil des jours, des soirées d’autant plus animées et parfois bien arrosées et de ces matins, où ma petite cafetière manuelle faisait quelques heureux nouvellement convertis! Ce singulier cône de plastique dans lequel on glisse un filtre de papier, était l’objet de toutes les convoitises, pour les amoureux de bon café qui doivent se contenter souvent d’un petit instantané. une cuilleree de café comble de café, est devenu rapidement la super-star des petits déjeuners entre nous. souvent trop arrosées, mais nous pouvions apprécier d’être ensemble. Je savais déjà pour ma part que Damaturu était un endroit où je voudrais revenir et m’installer. Moi, je n’avais besoin de rien à part me retrouver entourée de gens que j’apprécie et faire un travail significatif. Nous arrivions à l’avant-dernière série de deux jours, nous étions presque au bout de notre mission à Damaturu. Bien sur, ce chauffeur dont j’avais oublié le nom vient m’annoncer que ce sera son tour demain d’y participer. J’étais contente qu’il puisse bénéficier du programme, avec ses collègues. Il semblait tout aussi heureux. Je ne cachais pas mon plaisir de lui faire partager ce dont tout le monde parlait. Le lendemain matin, il s’est présenté habillé d’un ensemble toujours donnant cette impression de cousu sur mesure. Cette fois c’était la couleur rouge vin, un bordeaux clair qui primait sous les broderies piquées du devant. Il était encore une fois si élégant. De plus, il portait ce chapeau typique du nord choisi pour s’agencer
  • 40. admirablement aux vêtements. A son arrivée dans la salle, il s’est installé à une table tout près de l’avant-scène, non loin de moi. J’aurais sans doute du mal à oublier cette journée même si l’on me demandait de le faire. C’est là où tout a commencé, mais je ne le savais pas encore, pas à ce moment. De manière impromptue, j’ai déclaré à mes deux assistants que si j’avais été plus jeune, je l’aurais demandé en mariage. C’était une boutade, légère, trop ou pas assez. De toute façon, si je l’avais dit aussi spontanément, c’est que j’imaginais que rien de ceci représenterait le moindre potentiel d’être pris au sérieux et Abba n’avait rien entendu. Je ne connaissais pas son âge, et il arrive souvent que les gens qui ont la peau foncée ont une apparence trompeuse et puisque je ne me prête pas à tenter de deviner l’âge des gens, je me contentais de savoir qu’il était beaucoup plus jeune certainement. Et puis, il n’y a rien de provocateur à faire un compliment ou dire de quelqu’un qu’il est charmant, sauf si ceci s’adresse à un musulman du nord venant d’une femme plus âgée…et surtout blanche. Ce n’est que plus tard que j’aurai compris. Chaque fin de formation était devenue un moment de fête, de danse, de chants, comme si, chacun célébrait à sa manière le plaisir d’avoir pu participer à quelque chose d’important. Les demandes de selfies abondaient, j’avais du mal à faire un pas devant, mes assistants souriants et satisfaits, comme moi, vivions ces interludes comme une circonstance particulière. C’est d’emblée que j’ai annoncé à tous, de manière spontanée que nous allions faire une grande fête à la toute fin, le soir avant notre départ, question de remercier chacun et chacune d’avoir été si généreux et ouvert d’esprit durant toutes les sessions. J’aurais aimé que notre directeur pays puisse témoigner de toute cette frénésie et que je puisse le remercier de cette chance qu’il nous avait donné de former tout le personnel. C’est quelque chose qui ne se fait jamais autrement et c’est seulement grâce à de malencontreuses
  • 41. circonstances d’autorisations gouvernementales qui aura permis de construire cette aventure humaine absolument fantastique. Nous emballons les derniers cartons, l’équipement prend le chemin du véhicule qui nous conduira cette fois à Dutse. Les préparatifs pour la fête du dernier rassemblement avancent, nous sommes la veille de notre départ. Les fêtes doivent toujours commencer tôt puisque le couvre-feu exige la restriction complète des déplacements, même pour les nationaux qui vivent sur place. Modestement, la musique se met en place, les chaises en rond, les grillades qui sont sur le feu, quelques-uns se risquent timidement à danser devant les spectateurs. A ma grande surprise, le micro s’anime d’une voix enthousiaste que je ne reconnais pas, la musique s’arrête. Il raconte son passage à la formation et comment il en a vécu chaque instant. Difficile pour moi de ne pas pleurer. C’est à ce moment que j’ai vraiment compris que j’avais cette fois, réussi à laisser une réelle empreinte positive dans le cœur des gens. Le micro s’est mis à circuler entre ceux qui voulaient absolument nous remercier, moi et mon équipe, et ceux qui souhaitaient partager le bien qu’ils en avaient ressenti. Je me rappellerai toujours d’un grand bonhomme, qui s’est mis à raconter que grâce à ce qu’il avait appris, il allait rentrer dans son village et dire à tous ceux de là-bas, qu’il y a des choses qu’il faut changer pour le bien des enfants. Ces moments ne s’achètent pas, ne s’inventent même pas et même si j’avais une certaine conviction que les choses puissent bien se passer, je n’aurais jamais pu espérer autant que tout ce que j’ai reçu en retour. 21 heures arrive. Toute la base reprend son calme habituel. Je vais de ce pas rejoindre Wally qui résidait dans la maison de Matthew, maintenant absent. Anthony, Alicia, Joseph, Dochima, Amad et tous les autres nous ont rejoints pour que nous célébrions aussi ces derniers instants ensemble. Quelques bribes sur le vécu de cette formation, nous
  • 42. retournons doucement à nos longues discussions, Wally et moi, un peu considérés comme les « sages » de la place, étant en lien certainement avec le fait que nous soyons les plus âgés, donnons nos derniers conseils à Anthony et ceux qui restent à prendre un dernier verre. Ce cher Wally qui disait déjà que Damaturu ne serait plus pareil à partir du lendemain. Il est vrai que nous nous étions rapprochés pendant ce séjour, et que j’ai éprouvé un grand attachement pour lui, mais nos cultures si différentes en ce qui touche les sentiments et le genre opposé, je savais que malgré toute mon affection, je finirais par montrer des signes d’exaspération. Pour lire la suite il faut commander le livre…