1. N° 5/2011
ÉCONOMIES
ET SOCIÉTÉS
SÉRIE « PHILOSOPHIE ET SCIENCE DE L’HOMME »
TOME
XLV
N° 5
MAI
2011
M
34
ÉCONOMIES ET SOCIÉTÉS - CAHIERS DE L'ISMÉA
ISSN 0013.05.67
CPPAP : n° 0914 K 81809
PRIX : 31 €
ÉCONOMIESETSOCIÉTÉS
Tome XLV, n° 5, mai 2011, Série « Philosophie et science de l’homme »,
M, n° 34.
Directeur de la Série : Jacques Michel.
SOMMAIRE
D. DUFOURT
J. MICHEL
R. CHARVIN
F. DAGOGONET
M. FAUCHEUX
M. DEGRANDS-
CHAMP
D. DUFOURT
M-P. ESCUDIÉ
S. RENIER
Introduction au numéro
Une pathologie néolibérale : l’évaluation
Le prix d’une chose n’exprime pas toujours la
valeur
Évaluation et jugement
De quelques évaluations et de quelques juge-
ments
Le développement durable, produit joint de la
coproduction de la science et de l’ordre social,
relève-t-il du seul jugement des acteurs
L’aventure politique de Gaston Berger : anthro-
pologie prospective et éducation au prisme de la
création de l’INSA de Lyon
John Dewey et l’école comme communauté
miniature : de l’analogie politique au jugement
739
745
753
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In memoriam Gérard de Bernis 1928-2010
**Couverture+IV Couv 5/11 16/06/11 7:35 Page 1
2. ÉCONOMIES ET SOCIÉTÉS
CAHIERS DE L’ISMÉA
Revue fondée en 1944 par François Perroux
Comité de Direction
Henri Bartoli (†), Gérard de Bernis (†), Rolande Borrelly (Université
Grenoble III), Albert Broder (Université de Créteil), Jean-Marie
Chevalier (Université Paris IX - Dauphine), Jean Coussy (EHESS),
Jean-Claude Delaunay (Université de Marne-la-Vallée), Renato Di
Ruzza (Université Aix-en-Provence I), Pierre Duharcourt (Université
de Marne-la-Vallée), Louis Fontvieille (Université Montpellier I),
Bernard Gerbier (Université Pierre Mendès France - Grenoble II),
Christian Le Bas (Université Lumières - Lyon II), Jacques Léonard
(Université de Poitiers), François Michon (Université Paris I), Jean-
Louis Rastoin (SupAgro, Montpellier), Jean-Claude Toutain (CNRS),
Sylvain Wickham (Isméa).
Secrétariat de la revue
ISMÉA, 59 boulevard Vincent Auriol, 75703 Paris Cedex 13
Tél. : 33 (0) 1 44 97 25 15 - Fax : 33 (0) 1 44 97 25 41.
e-mail : perroux@univ-mlv.fr
Directeur de la Publication
Rolande Borrelly, Présidente de l’ISMÉA
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Les Presses de l’ISMÉA vous sont reconnaissantes de noter que, à
partir de 1999, les abonnements aux revues Économie appliquée et
Économies et Sociétés sont à souscrire auprès des « Presses de
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Abonnement annuel à « Économies et Sociétés »
(12 numéros) :
France : 229 euros.
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Les sommaires de tous les numéros des revues Économie
appliquée (à partir de 1970) et Économies et Sociétés (à partir
de 1980) sont disponibles sur le Netsite : www.ismea.org
La revue mensuelle Économies et Sociétés (Cahiers de
l’Isméa) publie actuellement 13 séries (voir liste ci-après), dont
douze couvrent un champ économique spécifique.
Ces séries répondent aux exigences suivantes :
– défricher les champs nouveaux de la connaissance dès qu’ils
apparaissent comme réalité à interpréter ;
– développer des méthodes propres et rigoureuses, adaptées à
leur objet ;
– insérer l’économie politique dans l’ensemble des sciences
sociales afin qu’elle exerce sa fonction spécifique dans le dialogue
pluridisciplinaire nécessaire.
Chaque numéro est publié sous la responsabilité du Directeur de
la série. Celui-ci assume toute la partie scientifique de la prépara-
tion du Cahier, et en particulier la désignation des référés. La même
procédure s’applique aux textes présentés à des colloques.
La Direction de l’ISMÉA peut, si le calendrier des diverses séries
s’y prête, et si l’occasion le rend utile, publier un cahier Hors Série.
La décision concernant cette publication est prise par un groupe de
quatre membres du Comité de Direction choisis en fonction du sec-
teur de leur compétence. Ce groupe assume alors les tâches et la
responsabilité d’un Directeur de série.
Liste des séries vivantes
Socio-Économie du travail (AB), Histoire économique quantitative
(AF), Systèmes agroalimentaires (AG), Économie et Gestion des
Services (EGS), Économie de l’énergie (EN), Développement, crois-
sance et progrès (F), Économie de l’entreprise (K), Philosophie et
science de l’homme (M), Monnaie (ME), Relations économiques
internationales (P), Histoire de la pensée économique (PE), Théorie
de la régulation (R), Dynamique technologique et organisation (W),
Hors série (HS).
**p.II+III Couv-5/11 16/06/11 7:35 Page 1
3. ÉCONOMIES ET SOCIÉTÉS
Cahiers de l’ISMÉA
Série « Philosophie et science de l’homme »
M, n° 34
Mai 2011
001•Prem.Page 5/2011 16/06/11 7:36 Page I
5. LISTE DES ADRESSES PROFESSIONNELLES
DES AUTEURS
CHARVIN Robert Université de Nice
Faculté de Droit
Campus Trotabas
06050 Nice
robert.charvin@free.fr
DAGOGNET François Université de Paris 1-Sorbonne
DESGRANDSCHAMP Marc marc.desgrandschamp@orange.fr
DUFOURT Daniel Institut d’Etudes Politiques de Lyon
14 avenue Berthelot
69365 Lyon cedex 07
Daniel.Dufourt@sciencespo-lyon.fr
ESCUDIÉ Marie-Pierre GREPH-IEP de Lyon
14 avenue Berthelot
69365 Lyon cedex 07
mp.escudie@gmail.com
FAUCHEUX Michel Institut National des Sciences Appliquées de
Lyon
Centre des Humanités
1 rue des Humanités
69621 Villeurbanne cedex
Michel.Faucheux@insa-lyon.fr
MICHEL Jacques Institut d’Etudes Politiques de Lyon
14 avenue Berthelot
69365 Lyon cedex 07
Jacques.Michel@sciencespo-lyon.fr
RENIER Samuel GREPH-IEP de Lyon
14 avenue Berthelot
69365 Lyon cedex 07
Samuel.Renier@sciencespo-lyon.fr
002•AdressesProf. 5/11 16/06/11 7:37 Page III
7. SOMMAIRE
D. DUFOURT
J. MICHEL
R. CHARVIN
F. DAGOGNET
M. FAUCHEUX
M. DESGRAND-
SCHAMP
D. DUFOURT
M-P ESCUDIÉ
S. RENIER
In memoriam Gérard de Bernis 1928-2010
Introduction au numéro
Une pathologie néolibérale : l’évaluation
Le prix d’une chose n’exprime pas toujours la
valeur
Évaluation et jugement
De quelques évaluations et de quelques juge-
ments
Le développement durable, produit joint de la
coproduction de la science et de l’ordre social,
relève-t-il du seul jugement des acteurs
L’aventure politique de Gaston Berger : anthro-
pologie prospective et éducation au prisme de la
création de l’INSA de Lyon
John Dewey et l’école comme communauté
miniature : de l’analogie politique au jugement
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003•Contents 5/11 16/06/11 7:37 Page V
8. CONTENTS
D. DUFOURT
J. MICHEL
R. CHARVIN
F. DAGOGNET
M. FAUCHEUX
M. DESGRAND-
SCHAMP
D. DUFOURT
M-P ESCUDIÉ
S. RENIER
Gérard de Bernis (1928-2010) In memoriam
Foreword
A Neoliberal Pathology: To Assess
The Price of a Thing Does Not Necessarily
Reflect Its Value
Évaluation and Judgement, par Michel Faucheux
About Some Evaluations and Some Judgements
Are Stakeholder Communities Involved in the
Co-production of Science and Social Order the
Best Evaluators of Sustainable Development
Projects?
Thought and Action of Gaston Berger for a
Prospective Anthropology : The Case of INSA-
LYON and the Education to Citizenship for
Engineer
John Dewey and the School as Miniature
Community.: from Political Analogy to Judge-
ment
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841
003•Contents 5/11 16/06/11 7:37 Page VI
9. In Économies et Sociétés, Série « Économie de l’entreprise »,
M, n° 34, 5/2011, p. 739-743
Gérard de Bernis 1928-2010
In memoriam
« Il ne peut être d’exposé d’un champ de l’analyse économique, fût-
ce dans un Précis, qui ne s’appuie sur une problématique théorique
explicite : l’empirisme fait obstacle à une compréhension en profon-
deur, empêche de dégager l’essentiel de l’accessoire, interdit de
reconstruire le monde concret comme un tout intelligible. Encore cette
problématique ne saurait-elle se construire dans l’ordre du pur dis-
cours logique ou se préoccuper de sa seule cohérence. Elle n’a de sens
que si, trouvant sa source dans les faits, elle est pertinente à leur
égard, c’est-à-dire susceptible d’en rendre compte » : dans sa préface
à la 4ème édition du précis Dalloz, datée de septembre 1976, Gérard de
Bernis éclaire ce qui aura été la ligne directrice de toute son œuvre et
sans doute sa seule ambition.
Rendre intelligible le monde concret, une telle ambition signalait
une personnalité d’exception. Pour le comprendre, il importe d’évo-
quer en premier lieu les évènements majeurs qui ont scandé le vécu des
générations qui eurent vingt ans dans les années soixante.
Revivez un instant, toutes générations confondues, ces années là et
(re)découvrez leur caractère profondément chaotique : elles commen-
cent par la décolonisation 1 (vue d’Europe et de France singulièrement,
avec les accords d’Evian dans la foulée du référendum du 8 janvier
1961), se poursuivent par la Conférence Tricontinentale de La Havane
(du 3 au 13 janvier 1966) 2 où les seuls observateurs français sont
1 « Entre le 1er janvier et le 31 décembre 1960, dix-sept pays africains deviennent indé-
pendants, s’ajoutant aux sept qui le sont déjà. Le Cameroun, souverain depuis le 1er janvier,
a inauguré la série. Ont suivi le Sénégal, le Togo, le Mali, Madagascar, le Zaïre, la Soma-
lie. En août, cascade d’indépendances : Bénin, Niger, Haute-Volta, Côte d’Ivoire, Tchad,
Centrafrique, Congo et Gabon. En octobre, le Nigeria. En novembre, la Mauritanie « Fran-
çois Poli [2010] « Jeune-Afrique: Il y a cinquante ans, Jeune Afrique naissait à Tunis sous
le nom d’Afrique Action... » http://cabindascope.wordpress.com/category/afrique/page/5/
2 Mehdi Ben Barka organisateur de la conférence est enlevé et assassiné en 1965.
René Galissot consacre, dans le numéro d’octobre 2005 du Monde diplomatique, au rôle
joué par Ben Barka un article intitulé « Mehdi Ben Barka et la Tricontinentale ». En
1967, Che Guevara sera assassiné dans sa cellule le 9 octobre.
01•In memoriam 16/06/11 7:39 Page 739
10. 3 À lire ou relire Manville M. [1998], « Périssent les Colonies » Le Monde diploma-
tique, avril 1998.
4 Qualifié par Guy Pervillé, de gaulliste et progressiste, Albert Paul Lentin écrit dans
le numéro 151 du 4 octobre 1967 de l’hebdomadaire Nouvel Observateur, un article
retentissant intitulé « Le grand défi de Guevara ».
5 Irving Louis Horowitz (Ed.] The Rise and Fall of Project Camelot: Studies in the
Relationship Between Social Science and Practical Politics. (Cambridge MA: The
M.I.T. Press, 1967).
6 Johan Galtung [1967], « Scientific Colonialism », Transition, n° 30, avril-mai, pp.
10-15.
7 Cf. Kosciusko-Morizet J., Peyrelevade J. [1975], La mort du dollar. Editions du
Seuil
8 Les dix-huit leçons sur la société industrielle professées en Sorbonne par Raymond
Aron, ne sont disponibles en librairie qu’en 1962.
9 Servan-Schreiber J-J. [1968], Le défi américain. Denoêl.
10 Idée ancienne et tout à fait classique nous dit-il dans une recension de l’ouvrage
de J. K. Galbraith consacré au pouvoir compensateur parue dans la Revue économique,
vol. 32, n°5, 1981, à l’occasion de la publication de la nouvelle édition révisée de cet
ouvrage.
l’avocat martiniquais Marcel Manville 3, ami de Frantz Fanon, et le
journaliste Albert Paul Lentin 4 ; elles vous submergent, enfin, avec la
guerre du Vietnam, les pratiques néocoloniales des gouvernements
américains en Amérique latine illustrées par le scandale du projet
Camelot 5 (dénoncé en son temps par Johan Galtung 6), tout cela pré-
figurant pour « la République impériale » la mort du dollar 7. Mais
déjà s’annoncent les évènements de mai 1968, vingt ans après l’entrée
en vigueur du Traité de Rome, tandis que les réformes de Lieberman
en URSS semblent parachever l’avènement d’une coexistence paci-
fique, liée en fait à l’hégémonie reconnue des sociétés industrielles 8.
Avoir vingt ans dans les années 60 c’est aussi rencontrer les contra-
dictions manifestes entre les lignes de fond : l’internationalisation des
économies qui conduit Jean Jacques Servan-Schreiber à célébrer l’in-
dustrie américaine en Europe comme la troisième puissance mondia-
le après les USA et l’URSS 9, l’avènement des nations prolétaires, la
dérèglementation des marchés financiers déjà à l’œuvre avec la proli-
fération des eurodollars et la crise du système monétaire international.
Comment restituer un sens à cette décennie chaotique et quel sens ?
Les déchiffrages alors proposés, ne visent pas à rendre compte de
ces lignes de fond (ce sera le fait des années 70) mais à en saisir les
effets sur les seules questions qui intéressent alors, celles qui relèvent
de ce qu’on dénommera plus tard la gouvernance multilatérale.
Gérard de Bernis a déjà posé les jalons de la problématique théo-
rique, qui permettra de rendre ces réalités intelligibles : l’idée de régu-
lation 10, lui semble en effet en mesure de fournir la clef d’une inves-
740 D. DUFOUR
01•In memoriam 16/06/11 7:39 Page 740
11. tigation destinée à mettre au jour les principes d’intelligibilité qui ne
sont autres que ceux qui régissent l’ordre international du capital. Mais
pour construire cette problématique théorique, encore faut-il en avoir
fini avec les fameuses robinsonnades qui agrémentent durablement les
récits des avancées théoriques concourant à l’institutionnalisation du
libre-échange et du marché mondial comme normes théoriques indé-
passables et qui préfigureraient (déjà !) la fin de l’histoire.
Il suffit de relire le Précis et le célèbre article de la Revue écono-
mique intitulé « les limites de l’analyse en termes d’équilibre général »
pour comprendre la méthode et le cheminement intellectuel de Gérard
de Bernis. Dans la plupart des manuels qui contribuent à l’avènement
d’une « science normale » le marché mondial c’est la réduction ultime
des sociétés humaines à une collection d’acteurs cosmopolites à ce
point interchangeables que l’on peut dresser des idéaux-types de leurs
comportements et stratégies en se passant de toute références à ces
artefacts, résidus d’un autre âge, et porteurs de valeurs que la rationa-
lité marchande a reléguées au musée des curiosités de l’histoire, que
sont les institutions, création de l’action collective organisée. Pour
balayer ce réductionnisme et promouvoir une problématique théorique
de l’ordre mondial du capital et rendre ainsi intelligibles les caracté-
ristiques des relations internationales qui en découle, il faut d’abord en
finir avec l’opus magnum des universitaires américains des années 60,
à savoir la grande synthèse qui entend concilier la macroéconomie
keynésienne et la microéconomie néoclassique. Dans l’avant-propos
de ce numéro exceptionnel de juin 1975 de la Revue économique qui
porte l’intitulé « Crise de l’économie et des sciences sociales »,
Jacques Lautman présente les textes de Gérard de Bernis et de Jacques
Lesourne. Du texte du premier, il écrit « qu’avec avec une culture
considérable (et qui montre combien il est imprudent de faire comme
si le dernier modèle éclos disait le tout du savoir économique) cet
article tente de formuler l’état actuel des difficultés internes de la théo-
rie microéconomique » 11 (sous jacente à l’équilibre général néoclas-
sique). Mais dans ses écrits ultérieurs Gérard de Bernis va plus loin
puisqu’il fait grief aux post-keynésiens « tout en continuant à faire
dépendre la croissance de l’investissement et celui-ci [l’équilibre post-
keynésien] de la seule anticipation de la demande effective, et non
d’une stratégie active de maximation du taux de profit, de s’interdire
d’introduire véritablement la stratégie des relations internationales au
GÉRARD DE BERNIS (1928-2010) IN MEMORIAM 741
11 Jacques Lautman [1975] « Avant-propos », Revue économique, volume 26, n°6,
p. 882.
01•In memoriam 16/06/11 7:39 Page 741
12. cœur même de la stratégie du profit 12 ». Ainsi en a-t-on terminé avec
les robinsonnades tant néoclassiques que keynésiennes consacrées à
l’ouverture de l’économie nationale sur l’extérieur, fictions théoriques
dont la fonction est dans un cas d’évacuer avec les Etats et leur genè-
se toute réalité historique et dans l’autre d’accréditer l’idée que l’in-
ternational n’est pas de nature fondamentalement différente de ce qui
se passe dans l’espace économique national et que les régulations qui
valent pour le marché national sont transposables au marché mondial.
Comment effectuer le retour au réel qu’appelle la problématique de
la régulation? Le cheminement est malaisé, mais à coup sûr il passe par
le retour aux classiques et Marx. Imagine-t-on une construction théo-
rique plus perturbante pour les théories économiques néoclassique et
keynésienne que celle qui identifie des avantages comparatifs des
Nations, irréductibles aux avantages compétitifs des firmes. Ainsi les
Nations existent! Encore faut-il savoir rendre compte de leur identité,
de leur cohérence, et de leur éventuelle pérennité. C’est dans l’ouvra-
ge « L’idée de régulation dans les sciences » que Gérard de Bernis
choisit de dévoiler sa problématique théorique 13. Celle-ci place au
cœur de la réflexion les procédures sociales qui permettent la mise en
cohérence des transformations des appareils de production et des évo-
lutions concomitantes des besoins sociaux, encadrés par des références
(politiques, culturelles et symboliques) à des systèmes de valeur ins-
crits dans des expériences historiques.
Peut-on mesurer la révolution copernicienne qu’une telle probléma-
tique, vouée à l’intelligibilité du réel, allait susciter parmi les docto-
rant(e)s des années soixante, qui, en France, assistaient à la mise en
place de la politique des revenus avec la création du Centre des
Revenus et des Coûts en 1966, voyaient célébrer l’Europe solidaire
[Marchal A. (1964), Editions Cujas] au même titre que la zone franc
[De Lattre A. (1966) Politique économique de la France depuis 1945,
Sirey, pp. 404-432] et devaient tous les jours s’efforcer de répondre à
cette inquiétante distorsion: à l’heure où brillait aux frontons des
Facultés la mention « de Droit et Sciences économiques » il leur reve-
nait de se plonger, sans aucune explication d’aucune sorte, dans l’ap-
prentissage de la discipline dans des traités « d’Économie Politique »,
742 D. DUFOUR
12 Gérard Destanne de Bernis [1977] Relations économiques internationales.
I.- Échanges internationaux, Précis Dalloz, Paris, p. 1121.
13 Destanne de Bernis G. [1977], « Régulation ou équilibre dans l’analyse écono-
mique » in L’idée de régulation dans les sciences, sous la direction de A. Lichnerowicz,
F. Perroux et G. Gadoffre, Collection recherches interdisciplinaires, Maloine-Doin
Éditeurs, Paris.
01•In memoriam 16/06/11 7:39 Page 742
13. à l’image du célèbre manuel de Raymond Barre, intitulé qui laisse
entendre que l’analyse économique ne saurait se confondre avec les
méthodes du droit et des sciences politiques comme l’avait voulu le
décret du 30 avril 1898 ! 14
C’est en refaisant pour leur compte propre un parcours voisin sinon
identique à celui que proposait Gérard Destanne de Bernis, que les
apprentis économistes ont compris que cette « dismal science » dénon-
cée par Carlyle, pouvait offrir d’autres perspectives quant à l’intelligi-
bilité du réel. Ils ont ainsi découvert la valeur d’un enseignement qui
ne les confinait pas dans la recherche d’une mathématisation de doc-
trines informes, évaluée à l’aune d’une rigueur formelle, se substituant
à la recherche d’un sens ou pire en tenant lieu.
Daniel Dufourt
Mai 2010
GÉRARD DE BERNIS (1928-2010) IN MEMORIAM 743
14 Cet arrêté divisait le doctorat en droit en deux mentions: sciences juridiques, d’une
part, et sciences politiques et économiques d’autre part, en vue de permettre aux docto-
rant de cette deuxième mention de présenter le concours d’agrégation de droit, spécia-
lité sciences économiques. Cf. Le Van-Lemesle L. [2004], « 1897 : l’agrégation comme
outil de professionnalisation » L’Économie politique, 2004/3 no 23, p. 52-71.
01•In memoriam 16/06/11 7:39 Page 743
15. In Économies et Sociétés, Série « Philosophie et science de l’homme »,
M, n° 34, 5/2011, p. 745-751
Introduction
Jacques Michel
Université de Lyon, Institut d’Études Politiques, GREPH
Ce numéro de Philosophie et sciences de l’homme reprend en par-
tie la question, tant débattue ces derniers temps, de l’évaluation.
Beaucoup d’encre a coulé, tant pour promouvoir la notion et la raffiner
que pour s’inquiéter de ses projets gestionnaires et de son style exper-
tal. L’alarme a vivement été tirée dans de nombreux secteurs spéciale-
ment ceux de la santé, de la justice, de l’enseignement et de la
recherche. Les craintes sont celles de la mise en concurrence des pra-
tiques tant des individus que des institutions, l’estimation quantitative
ou financière des résultats, la standardisation utilitaire et la normalisa-
tion des savoirs, leur mise au service des exigences de productivité
voire leur incorporation idéologique dans la justification des politiques
menées.
Touchant tous les domaines des activités humaines, s’appliquant
tant aux individus qu’aux personnes morales, et n’épargnant pas les
Etats eux-mêmes, l’évaluation se veut technique de détermination des
compétences et de rétribution des mérites, elle se veut instrument
neutre et impartial, remplaçant le jugement toujours douteux des
hommes par le diagnostic scientifique, comme tel indifférent aux pré-
férences subjectives et aux influences idéologiques. L’évaluation se
veut effort soutenu pour doter les acteurs sociaux de moyens permet-
tant un ajustement toujours plus précis de leurs actions aux objectifs
que poursuit la société tout en respectant, est-il dit, leur égalité fonda-
mentale.
Ne parle-t-on pas volontiers aujourd’hui de « culture de l’évalua-
tion » pour signifier une nouvelle attitude générale, universelle, qui
devrait substituer enfin aux jugements subjectifs et aux opinions
approximatives des indicateurs objectifs permettant d’apprécier à leur
02•Introduction 16/06/11 7:40 Page 745
16. « juste valeur » les capacités tant des institutions que des individus à
approcher et à atteindre des objectifs considérés comme essentiels ?
N’y voit-on pas des méthodes améliorées pour mesurer l’usage des
ressources sociales, un ensemble de moyens permettant une meilleure
responsabilisation des acteurs sociaux, une meilleure appréciation de
la part prise par chacun dans l’effort collectif, une manière plus juste
de distribuer honneurs ou blâmes, de promouvoir l’excellence et com-
battre la médiocrité ?
Mais quel projet social et politique le déploiement généralisé des
procédures d’évaluation poursuit-il ? La notion est bien partout, de
l’évaluation des politiques publiques à l’auto-évaluation. Comme une
sorte de mot d’ordre, une passion et un devoir.
Dans ce recueil, c’est bien cette obsession de l’évaluation qui est
questionnée. « Pathologie néolibérale » diagnostique Robert Charvin,
où l’on voit les souverainetés politiques appréciées par des agences de
notation dont le but est de soumettre les ressources matérielles et
humaines des peuples aux exigences d’un capital qui ne connaît ni feu
ni lieu. Production de thèmes ajustés à la neutralisation des choix ainsi
que le montre Daniel Dufourt dans son enquête sur le thème, aujour-
d’hui bien porteur, du « développement durable ». Dispositif générali-
sé de « désubjectivation » questionne Michel Faucheux à partir du cas
de l’université. C’est bien un style qui paraît s’imposer et se générali-
ser et qui, à chercher obstinément des critères objectifs de mesure qui
ne devraient rien aux options toujours suspectes des hommes ne finit
par les trouver que dans la répétition savante de l’ordre ou plus exac-
tement dans son énonciation expertale et son simulacre de scientifici-
té.
Ce qui se réalise, avec beaucoup de brutalité, n’est-ce pas, sous ce
leitmotiv de l’évaluation, l’exact mode de fonctionnement des sociétés
de contrôle dont Gilles Deleuze repérait les lignes de forces en 1990 ?
On aurait dû – certains l’ont fait [Zarifian P. 2004] – accorder bien
davantage d’attention à ces alertes alors données par le philosophe qui
pointait avec précision lesdites crises des institutions et « l’installation
progressive et dispersée d’un nouveau régime de domination »
[Deleuze G. (1990), p. 246]. Accordons lui donc toute notre attention.
Prenons le cas de l’enseignement, de l’éducation, puisqu’il en est
largement question dans ce volume et écoutons Deleuze : « On peut
prévoir que l’éducation sera de moins en moins un milieu clos, se dis-
tinguant du milieu professionnel comme autre milieu clos, mais que
tous les deux disparaîtront au profit d’une terrible formation perma-
nente, d’un contrôle continu s’exerçant sur l’ouvrier-lycéen ou le
746 J. MICHEL
02•Introduction 16/06/11 7:40 Page 746
17. cadre-universitaire. On essaie de nous faire croire à une réforme de
l’école, alors que c’est une liquidation. Dans un régime de contrôle, on
n’en a jamais fini avec rien »... « Le principe modulateur du salaire au
mérite n’est pas sans tenter l’Education nationale elle-même : en effet,
de même que l’entreprise remplace l’usine, la formation permanente
tend à remplacer l’école, et le contrôle continu remplacer l’examen. Ce
qui est le plus sûr moyen de livrer l’école à l’entreprise » » [Deleuze
G. (1990), p. 237].
Ces propos ont donc plus de vingt ans caractérisant des sociétés où
le pouvoir doit s’exercer désormais non plus disciplinairement dans
des lieux d’enfermements mais tout au contraire par dissipation des
frontières et unification des procédures sous le triste vocable de « gou-
vernance ». Car l’objectif est unique, il est la production de comporte-
ments ajustés au monde positif. Mais plus qu’une adhésion par choix
à des valeurs qui seraient proposées par ce monde, c’est une adhéren-
ce, un contact lissé à ses surfaces qui est demandé : celles-ci n’en appa-
raîtront que plus planes quand les comportements en épouseront les
reliefs et les formes. Aussi, l’excellence qui vise cette adhérence et que
chacun doit viser et se donner pour but enjoint-elle de faire en sorte
que l’ordre social et politique puisse trouver crédit auprès des savoirs,
que ceux-ci trouvent leur compte auprès de la production des richesses
comme au chevet de l’amplification des misères. Il y a toujours des
matériaux où se spécialiser, ce qui n’est pas du tout contradictoire avec
l’autre idée, apparemment opposée, de la pluri, de la trans, ou encore
de l’a-disciplinarité. Car sous ces vocables ce qui est escompté c’est
une convergence et une entente des savoirs pour l’accréditation des
pouvoirs sociaux et de leurs impératifs.
Il est bien clair que cette accréditation doit trouver son prix, sa
récompense dont la valeur est à déterminer selon une capacité à rece-
voir indexée sur la qualité de l’accréditation elle-même. Par une flatte-
rie perverse, ici, le maître n’est pas celui qui accrédite mais celui qui
est accrédité. Il convient là de relire attentivement ce que relevait, de
manière assez proche de Deleuze, Gérard Granel lorsqu’il envisageait
ces processus qui nous menacent de production d’objets « qui n’ob-
jecterai(en)t... plus rien par (leur) matière, comme si celle-ci avait été
réduite à la plasticité infinie du matériau absolu et que corrélativement,
(leur) formalité procédât toute entière d’un décret de formalisation »
[Granel G. (1995), p. 78]. L’évaluation n’aurait-elle pas cette vertu
d’enrôler chacun dans la production d’axiomatiques qui ôtent aux sub-
stances scientifiques (cela peut s’appeler méthodologie), culturelles et
sociales leur puissance de reformation et de contestation. Empêcher les
INTRODUCTION 747
02•Introduction 16/06/11 7:40 Page 747
18. recodages, briser les flux, disait Deleuze [Deleuze, (1972), p. 292], «
réduire la substance sociale à une sorte de matière plastique » écrit
Granel [Granel G., (1995), p. 87]. Les sociétés disciplinaires formaient
des identités fermées - et l’université n’y a certainement pas échappé -
les sociétés de contrôle visent la dislocation : « on n’en a jamais fini
avec rien ».
Mais si l’évaluation apparaît comme le ressort d’une « mobilisation
générale » pour une compétition marchande à l’échelle mondiale c’est
peut-être parce que comme l’écrit encore Granel : « devenir mobile
signifie pour toute structure sociale (quelle qu’elle soit : famille, com-
merce, autoroutes, rapports sexuels, sport, système éducatif, et même
les sciences de la nature ou les sciences humaines) le fait qu’elle puis-
se recevoir n’importe quelle forme requise par les besoins de l’aventu-
re politique. Tout comme si elle n’avait pas de forme propre » [Granel
G., (1995), p. 87].
L’aventure politique n’est pas neuve, elle est celle de la marchandi-
sation généralisée de tous les matériaux et le perfectionnement de leur
présentation. La matrice de l’évaluation, comme le dit bien Deleuze,
c’est l’entreprise qui exige dévouement à ses objectifs et mobilisation
autour de ses projets. « Idéologie de remplacement » pour des sociétés
de la « surmodernité » ainsi que l’écrit Georges Balandier [Balandier
G., 2010], l’évaluation ne doit pas nous faire oublier que toute valeur
est créée par le travail humain et qu’il s’agit d’orienter la totalité de
celui-ci, afin que, sans nul reste, ses efforts soient sans relâche et obs-
tinément tendus vers l’augmentation de son rendement. C’est cela qu’il
convient de contrôler, en faisant au mieux pour que le travail qui est
l’objet du contrôle ne soit pas dérouté par ses passions et ses désirs
propres. L’idéal – nous y tendons – serait que chacun, muni de sa
feuille de route puisse rectifier de lui-même ses faux pas et ses dévia-
tions afin de n’être pas surpris par les barrages. L’idéal serait qu’il n’y
ait plus besoin de barrages et que la docilité soit vécue comme une réa-
lisation de soi. Ainsi que le dit toujours Deleuze, le mot d’ordre doit se
transformer en mot de passe.
Si l’université vécut comme une brutalité l’avènement de l’évalua-
tion – alors que, il faut bien le reconnaître, les procédés s’étaient déjà
lentement immiscés dans ses pratiques – sa prise de conscience (for-
cément malheureuse) prit parfois la formes du désarroi, comme si elle
était surprise de se voir mise en examen par la voie de telles procé-
dures. Pourtant, ne fallait-il pas qu’elle soit, un jour, elle aussi, appe-
lée par la conscription évaluatrice et sommée de combattre pour des
causes étrangères à elle ? Qu’aucune parcelle du savoir n’y échappe
748 J. MICHEL
02•Introduction 16/06/11 7:40 Page 748
19. (on pourrait presque dire : ne déserte), que chacune, quitte à se trans-
former voire à se démultiplier et se fractionner, trouve sa place dans et
pour l’efficacité de la machinerie productrice, autrement dit qu’elle
affiche sa compétence à augmenter les rendements. Machinerie : Marx
en parlait déjà d’elle en ces termes : « le développement de la machi-
nerie... n’intervient qu’à partir du moment où la grande industrie a déjà
atteint un degré supérieur et où l’ensemble des sciences ont été captu-
rées et mises au service du capital... L’invention devient alors un métier
et l’application de la science à la production immédiate devient elle-
même pour la science un point de vue déterminant et qui la sollicite »
[Marx K. (1980, 2), p. 192).
Certes, Marx ne décrivait pas une machinerie aussi ample et aussi
totale, mais Deleuze nous permet de redonner toute sa force actuelle à
sa pensée. La machinerie est aujourd’hui complexe en raison même de
ses besoins et de ses objectifs, ses rouages et ses pièces sont faits de la
totalité (fractionnée) des aspects de la vie, aussi sollicite-t-elle des
compétences toujours plus précises en matière de réquisition des
forces et de leur mise en synergie : la machine, pour indéfiniment se
parfaire, nécessite tant les sciences sociales que les sciences de la natu-
re. L’arraisonnement (comme diraient certains) des connaissances
requiert leur technicisation et le simulacre de leur scientificité. Et il
convient de contrôler la valeur (évaluation) de cette technicisation, son
efficacité dans le perfectionnement (voire l’excellence) de la machine.
C’est aussi la fonction de l’évaluation. À juste titre on a pu dire que le
savoir se trouvait « tyrannisé » [Zarka Y, 2009]. Le souci d’être utile,
la crainte de ne pas être utilisé ou utilisable est l’angoisse tant de ce
que l’on nomme encore les institutions que des hommes qui leur
appartiennent. Ainsi que le dit Foucault : l’obsession d’être « dans le
vrai ». Il y a là un principe de rendement efficace travaillant aussi à la
culpabilité : « on n’en a jamais fini » dans les sociétés de contrôle...
Aussi, convient-il de trouver (et, là encore, on n’en a jamais fini...)
l’évaluateur le plus expert, autrement dit celui, dont « on » dit qu’il sait
reconnaître la valeur technique de l’inquiétude et qui peut conférer en
retour quelque émotion voluptueuse à l’évalué. Nous n’en sommes
probablement pas là, l’émotion est plus triviale mesurée selon les uni-
tés monétaires qui ont encore cours forcé. Mais l’idée initiale (l’idéal
aussi ?) serait peut-être bien là, ce qui ne serait pas sans rappeler « la
monnaie vivante » pensée en 1970 par Pierre Klossowski [Klossowski
P., 1997]. À ce titre, l’évaluation ne serait peut-être pas chose aussi
nouvelle qu’il y paraît, mais un projet initial inconscient trouvant dans
nos sociétés que certains nomment « sociétés de la connaissance » les
conditions de son explicitation.
INTRODUCTION 749
02•Introduction 16/06/11 7:40 Page 749
20. Avec l’évaluation nous sommes loin du jugement que l’on pouvait
craindre aussi certes, mais que l’on pouvait au moins rapporter à une
autorité identifiable, questionnable et finalement fragile, elle aussi, en
dépit de sa position. L’heure est à l’anonymat, à l’appréciation clinique.
L’expert évaluateur a ses critères (quantitatifs et officiels) d’évaluation
qui lui accorde conséquemment une immunité de juridiction. On y
gagne certes de n’être pas jugé puisque ce qui pourrait relever du juge-
ment est indifférent à l’expertise évaluatrice, étant trop proche de ce qui
relève des choix personnels et des originalités individuelles : il y a du
subjectif, et ce serait inconvenant. Mais on y perd lourdement aussi, car
à la crainte du jugement se substitue l’angoisse du diagnostic.
On nous reprochera certainement de faire une critique abstraite de
l’expertise. Mais l’avons-nous faite ? Nous l’avons au contraire situé
dans le monde où il prend place et selon son inscription concrète dans
des procédures qui conduisent à des décisions où sont certes distribués
les honneurs et les blâmes, mais selon la tonalité du contrôle. Serait-il
savant - et il l’est certainement - qu’il n’est pas « un » savant : son iden-
tité est de position. Son appréciation (sa notation) a pour fonction de
ranger individus, institutions et même Etats selon leur degré de proxi-
mité (ou même de collaboration) avec le monde tel qu’il est. Mais il ne
conviendrait pas de dire qu’il s’abandonne au monde, c’est le monde
qui compte sur lui pour s’y recueillir, pour retenir dans la formulation
scientifique qu’il attend de lui les critères décisifs de sa propre valida-
tion. Si l’on est bien expert en quelque chose on est aussi l’expert de
quelqu’un. Aujourd’hui, l’ordre se voudrait mondial ce qui rend ce «
quelqu’un » inidentifiable sous la forme habituelle de l’autorité et les
critères d’évaluation se voudraient eux aussi mondiaux (universalité de
pur fait). Ainsi semble s’accomplir la figure épurée de l’expert désigné
tout simplement par les faits. Expert « de fait », cela devrait suffire
pour enquêter et manifester de quoi les faits sont faits.
Ce recueil de texte est ainsi bien empreint d’exposés pessimistes et
critiques. Aussi publie-t-il des contributions de jeunes chercheurs qui
corrigent avec bonheur la tonalité de ceux de leurs aînés. Ces articles
concernent l’éducation.
Marie-Pierre Escudié nous parle de Gaston Berger, philosophe
influencé par Husserl et qui fut en même temps un grand commis de
l’Etat et aussi un entrepreneur. Gaston Berger voulut créer une école
d’ingénieur (l’INSA de Lyon) qui serait différente, originale en ce
qu’elle devait inscrire les Humanités au cœur même d’une formation
scientifique et technique. Il est bien clair que ce terme d’ « Humanités
» dépasse et questionne, tout ce que l’on pourrait rassembler sous le
vocable de « sciences sociales ». Par là, ce que Berger voulait rendre
présent au sein de l’école c’était une autre acception de l’utilité, celle
02•Introduction 16/06/11 7:40 Page 750
21. du service dû et rendu à la Cité des hommes afin que le sens de la com-
munauté sociale et politique accompagne la fonction de l’ingénieur. Il
y a là des leçons à tirer pour juger de l’évaluation.
Samuel Renier quant à lui nous parle de John Dewey, ce philosophe
pragmatiste américain auquel on prête aujourd’hui une grande atten-
tion. Comme nous le dit bien l’auteur de l’article le souci de Dewey fut
de lier autrement l’école et la société. Le projet est bien sûr de part en
part politique. L’école relève, retient et développe ce que la société
porte en elle de dynamique. Sous l’angle de la transmission du savoir
elle promeut des valeurs qui ne sont pas la répétition des habitudes
intellectuelles et des conformismes sociaux. Il nous est apparu bon de
revenir sur cette pensée qui elle aussi, et de manière originale, a réno-
vé la notion d’utilité.
Enfin, donnant du relief à ces études, le lecteur trouvera deux textes
bien particuliers. D’une part les précieuses remarques du Professeur
François Dagognet qui nous rappelle que la valeur n’est pas réductible
à son expression monétaire et marchande, qu’il y a toujours un dépla-
cement où les valeurs morales reprennent leur droit. D’autre part les-
dits « fragments » de Marc Desgrandschamp où sa sensibilité d’artiste
nous donne à voir que le jugement n’obéit à aucune règle qu’on pour-
rait d’avance énoncer, qu’il est toujours surpris dans des situations par-
ticulières où se disputent l’évaluation et le jugement.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
BALANDIER G. [2010], « Variations anthropologiques et sociologiques sur
l’évaluer », Cahiers internationaux de sociologie, 2010-1, n°128-129, pp.
9-26.
DELEUZE G. [1972], L’anti-oedipe, Editions de Minuit, Paris.
DELEUZE G. [1990], Pourparlers, Editions de Minuit, Paris.
GRANEL G. [1995], « Les années 30 sont devant nous », in Études, Galilée,
Paris.
KLOSSOWSKI P. [1997], La monnaie vivante, Rivages-Poche, Paris
MARX K. [1980], Manuscrits de 1857-1858 – Grundrisse, Editions sociales.
ZARIFIAN P. [2004],« Contrôle des engagements et productivité sociale », Mul-
titudes 3/2004 (no 17), p. 57-67.
ZARKA Y-C [2009], « Qu’est-ce que tyranniser le savoir ? », in Cités, 2009-
n°37.
INTRODUCTION 751
02•Introduction 16/06/11 7:40 Page 751
23. In Économies et Sociétés, Série « Philosophie et science de l’homme »,
M, n° 34, 5/2011, p. 753-774
Une pathologie néolibérale : « l’évaluation »
A Neoliberal Pathology : The Assessment
Robert Charvin
Professeur Émérite de l’Université de Nice – Sophia-Antipolis
Doyen Honoraire de la Faculté de Droit de Nice – Sophia-Antipolis
L’évaluation et l’expertise sont présentes dans tous les aspects de la
vie sociale et partout dans le monde : éducation, recherche scienti-
fique, justice, santé publique... Mais c’est dans la sphère économique
que l’évaluation a pris une importance décisive et c’est principalement
pour des raisons économique qu’elle est devenue le meilleur instru-
ment de gouvernement. Les experts apportent la légitimité aux déci-
sions arbitraires des pouvoirs modernes.
Assessment and expertise are in all the aspects of the social life and
all over the world : education, scientific research, justice, public heal-
th... But, it is in the economic sphere that evaluation had taken a deci-
sive importance and it is principally for economic reasons that eva-
luation is today the best way of governance. The experts give legitima-
cy to arbitrary decisions of our modern powers.
03•Charvin 16/06/11 7:40 Page 753
24. Le pouvoir avance masqué, mais il change de masque à un rythme
soutenu pour faire croire que sa nature ou son mode de gouvernance
connaissent des mutations toujours plus satisfaisantes pour les citoyens.
Ce qui est nouveau, c’est que les légitimations préfabriquées par les
« scribouilleurs branchés du prince » s’usent à une vitesse croissante et
les pouvoirs publics et privés sont dans la nécessité de les réinventer en
permanence, en puisant à toutes les sources pour essayer de se pérenni-
ser. Ces « innovations » – qui n’en sont pas – se développent tous azi-
muts : les mesures juridiques s’accumulent à l’occasion de chaque fait
divers, se superposant inutilement au droit établi, source d’une insécu-
rité juridique croissante ; le langage est « réajusté », les nouveaux mots
servant plus à occulter une réalité difficile à accepter qu’à les définir ;
les théories-modes se multiplient comme autant de gadgets de diver-
sion, grâce au « talent » de ceux qui ne sont pourtant que des sténo-
graphes de l’ordre, ce qui est la posture fréquente des juristes, tout en
mettant en position confortable sur la scène médiatique « les artilleurs
de la pensée courbée » qui passent et repassent en boucle pour tenter de
raffermir la puissance des puissants. Les maîtres du système (pouvoirs
privés et auxiliaires politiciens) larguent par dessus bord tout ce qui les
handicapent dans une véritable fuite en avant : sont ainsi progressive-
ment abandonnés les principes fondamentaux et les valeurs qui étaient
hier encore substantiels à l’ordre établi : la séparation des pouvoirs, par
exemple, qui nuirait à « l’Efficacité » décisionnelle ou la liberté d’ex-
pression parce que la loi « naturelle » de la concentration donne pleine
maîtrise à quelques groupes financiers sur les médias et qu’il ne faut pas
entraver ce pseudo-naturalisme !
Le « grand » projet politique au service des marchés 1, qui transpa-
raît, est de tuer le politique par tous les moyens. Les maîtres médiati-
sés de la pensée du jour ont commencé, il y a de nombreuses décen-
nies, par dénoncer les idéologies, phénomène « archaïque » du XIXe
siècle, sources des « totalitarismes » du XXe siècle. La vraie démocra-
tie se devait de ne plus être conflictuelle (au mépris de ce que peut être
la substance même de toute démocratie). Il s’est agi, après l’avoir limi-
té au renouvellement électoral des « élites », de remplacer les poli-
tiques publiques nécessairement aléatoires (selon les majorités poli-
tiques) par une « gouvernance » stable 2, fondée sur les règles de
gestion de l’entreprise privée, telles qu’enseignées dans les écoles de
754 R. CHARVIN
1 Voir R. Charvin. « Tuer le politique », in Mélanges S. Milacic. Démocratie et
liberté. Bruylant. 2008, p. 787 et s.
2 Dans une large mesure, l’Europe est le cadre qui a été revendiqué par les milieux
d’affaires pour s’assurer d’une stabilité politique et normative qui leur soit favorable.
03•Charvin 16/06/11 7:40 Page 754
25. management. La grande entreprise privée est ainsi devenue le modèle
quasi exclusif de toutes les structures de décision (y compris celles de
l’Université) reléguant tout imaginaire politique au niveau des utopies
dangereuses.Dans l’ordre interne, comme dans l’ordre international, la
seule recette officielle est de gérer les hommes ainsi que la nature selon
les « lois » de l’économie libérale, en se débarrassant d’un juridisme
handicapant 3. Il n’y aurait d’autre salut dans le cadre d’une compéti-
tion de plus en plus vive.
Dans cette perspective, les Thermidoriens du XXIe siècle 4 tentent
donc, dans l’étape actuelle, d’imposer partout une approche comp-
table, seule vérité « objective », dégagée des subjectivités individuelles
et partisanes, des affrontements de classe, du relativisme culturel, etc.
Un néo-scientisme, initié particulièrement par les économistes de
cour, est ainsi à l’œuvre, faisant de « l’évaluation » 5 son instrument de
mesure de toute réalité.
Les pouvoirs imposent unilatéralement, par un acte arbitraire de
nomination, une procédure leur permettant de produire officiellement
« la norme du vrai », une sorte de « sur-savoir », les évaluateurs étant
« plus savants que les savants », « plus experts que les experts », selon
la formule de Y.C. Zarka 6. Cette procédure d’évaluation serait apte à
pénétrer tous les domaines quels qu’ils soient, permettant des classe-
ments, des appréciations rigoureuses coût-retour sur investissement, et
donc, raison d’être essentielle, la suppression du « gaspillage » et la
réalisation des larges économies dont le système a besoin pour main-
tenir le taux de profit de ses principaux opérateurs. L’arbitraire de la
norme et du chiffre s’étend plus ou moins insidieusement à tous les
domaines.
UNE PATHOLOGIE NÉOLIBÉRALE : « L’ÉVALUATION » 755
3 Cet anti-juridisme se conjugue avec la logorrhée juridique précédemment citée. Le
droit des affaires, en effet, échappe pour l’essentiel à ce phénomène relevant essentielle-
ment de la démagogie et d’une volonté répressive.
4 Parmi les auteurs en pointe dans ce combat, on peut noter la place occupée par les
« ex », c’est-à-dire ceux qui font de leur propre rédemption d’anciens marxistes le para-
digme de toutes leurs analyses : par exemple, F. Furet ou S. Courtois, A. Kriegel, et bien
d’autres. D. Ben Saïd règle leur compte : « ... (ils) ne sont jamais venus à bout de leur
travail de deuil et (ils) ont traîné comme un boulet leur mauvaise conscience de staliniens
retournés, à la manière dont les Thermidoriens du Directoire et de l’Empire n’ont cessé
de courir après leur respectabilité... » (Qui est le juge ? Pour en finir avec le tribunal de
l’histoire. Fayard. 1999. p. 174).
5 Cf. ne 37 de la Revue Cités consacrée à « L’idéologie de l’évaluation, la grande
imposture » PUF, mars 2009. Voir notamment, l’éditorial de Yves Charles Zarka («
Qu’est ce que tyranniser le savoir ? » et son étude « L’évaluation : un pouvoir supposé
savoir »).
6 Y.C. Zarka. Éditorial de la revue Cités, op. cit.
03•Charvin 16/06/11 7:40 Page 755
26. La crise financière du capitalisme n’a pas affaibli cette pratique. Au
contraire, elle donne l’occasion de conforter ce néo-scientisme, au
nom du sauvetage du « vrai » capitalisme, qui ne serait pas celui de la
spéculation et des logiques financières qui se manifestent depuis le
début des années quatre-vingt. Ainsi, la dérégulation imposée par ce
capitalisme va de pair avec un durcissement des contrôles, exercés
selon des modalités variables, dont celle de « l’évaluation », devenue
outil de bonne gouvernance 7 ! Désormais, l’évaluation double et sur-
plombe les procédures traditionnelles d’appréciation.
Le coût humain ou les problèmes institutionnels lors d’une crise
politique nationale ne sont plus pris en compte. La seule « vraie »
question est la capacité de résistance de l’économie face aux troubles
nés de cette crise. C’est ainsi, par exemple, que le journal Le Monde
« évalue » la crise thaïlandaise de mai 2010 selon les mêmes critères
que la Banque de Thaïlande (BOT) : la crise politique n’a pas de gra-
vité puisqu’elle n’aurait coûté à l’économie nationale que 0,3 à 0,5%
du PIB 8 ! Tout devient calculable !
Une réflexion comparée sur l’évaluation et le jugement, qu’il soit
judiciaire ou historique, s’impose. Tout d’abord, parce que la procédu-
re d’évaluation est cannibale : elle tend à liquider toute autre procédu-
re, ensuite, parce qu’elle est profondément régressive, car se voulant
vérité quantifiable, elle n’est qu’imposture.
I. – DU JUGE À L’ÉVALUATEUR
« Qui est le juge » ? s’interrogeait D. Bensaïd 9 en s’irritant de la
dimension transcendante masquée que tout juge acquiert par sa fonc-
tion, y compris lorsqu’il s’agit de l’Histoire.
Durant des siècles, l’Église était l’unique juge qui au nom de ses
dogmes décidait, y compris à coup d’ordalies, des Bons et des
Mauvais, des Coupables et des Innocents, prélude au Jugement
Dernier où – le hasard a de l’humour – les Bons devaient être à la droi-
te de Dieu et les Mauvais à gauche !
Sans abandonner une liturgie et un décorum marqués de religiosité,
la justice est rendue aujourd’hui fictivement « au nom du peuple fran-
756 R. CHARVIN
7 Cf. Isabelle Barbéris. « Le cauchemar de Paul Otlet », in Cités, op. cit.
8 Cf. Le Monde du 19 mai 2010 « L’économie thaïlandaise résiste à l’impact des
troubles de Bangkok ».
9 Cf. D. Bensaïd. Qui est le juge ? Pour en finir avec le tribunal de l’histoire. Fayard.
1999.
03•Charvin 16/06/11 7:40 Page 756
27. çais », par des individus nommés (après concours cependant) jouissant
d’un statut spécial. Un juge instruit à charge et à décharge ; d’autres
juges, à l’issue d’une procédure contradictoire rendent leur jugement.
Le juge, inséré dans une procédure stricte, compare les thèses en pré-
sence et se prononce comme une sorte d’arbitre dans un conflit entre
individus ou dont une partie (au pénal, par exemple) est l’Etat incar-
nant l’ « ordre public ». Bien évidemment, le juge reste « situé » dans
son pays, et sa législation du moment, et ne peut aller au-delà de son
temps : on le constate clairement dans le domaine des conflits sociaux
ou dans celui des actes en relation avec la sexualité, très marqués idéo-
logiquement. Cette procédure qui procure néanmoins certaines garan-
ties au justiciable est le résultat de nombreux combats politiques,
sources d’une lente construction protectrice.
Dans l’ordre international, le juge n’est apparu que dans la seconde
moitié du XXe siècle pour statuer entre deux États et à l’encontre d’in-
dividus censés être responsables de crimes de masse, avec pour réfé-
rence des entités abstraites (la « Communauté internationale »,
l’« Humanité », etc.).
Les tribunaux internationaux jugent des individus : or, de nombreux
crimes sont impersonnels. Ils sont le résultat d’une longue chaîne de
responsabilités ainsi que de structures lourdement structurantes des
comportements. Le crime de masse est un « crime qui passe de main
en main » et se décompose en une infinité d’actes individuels peu
dissociables les uns des autres. Juger des individus (ceux qui ont été
« pris ») responsables de crimes de masse est un non-sens : il s’agit
seulement d’actes « judiciaires » estimés « utiles ». Il était ainsi
« nécessaire » de juger devant le Tribunal de Tokyo, aux lendemains de
la Seconde Guerre mondiale, quelques dirigeants et militaires japonais
pour les millions de morts asiatiques du fait de leur participation à la
gestion de l’Empire militariste japonais, pour des raisons « pédago-
giques » tout en préservant « l’innocence » de l’Empereur Hirohito
pour faire face aux dangers communistes au Japon et dans la région !
J. Verges a raison, lorsqu’il s’étonne par ailleurs qu’il y a (ait ?)
crime contre l’humanité reconnu essentiellement lorsqu’il frappe les
Européens, ou lorsque les criminels sont africains ! Lorsqu’en 1973,
les Nations Unies ont étendu la qualification de crime contre l’huma-
nité au cas de l’apartheid, il n’en est rien résulté pour les blancs
racistes sud-africains ! Les procès pénaux de l’ordre international sont
très proches du jugement des historiens.
Hors système juridique, à une autre échelle et à d’autres fins, cer-
tains font en effet appel à l’Histoire au nom d’une morale historicisée.
UNE PATHOLOGIE NÉOLIBÉRALE : « L’ÉVALUATION » 757
03•Charvin 16/06/11 7:40 Page 757
28. Mais le jugement historique ne peut se conclure par une sentence com-
parable à une sentence judiciaire. L’Histoire se réécrit en permanence
et le passé est ainsi tout aussi incertain que l’avenir. Les jugements his-
toriques se succèdent et parfois se contredisent. La Révolution fran-
çaise, par exemple, après avoir été la référence constante des diffé-
rentes Républiques françaises, est devenue sous la Ve République, (la
pseudo-célébration du bi-centenaire a été révélatrice), objet d’un pro-
cès permanent et un événement inutile, couteux, repoussoir de toute
révolution 10 !
La Révolution d’Octobre, un temps célébrée sous toutes les lati-
tudes, a été historiquement « réévaluée » après la disparition de
l’URSS, et non seulement Staline, mais Lénine et Trotsky en ont fait
globalement les frais !
La fragilité du jugement historique est ainsi patent : c’est un procès
sans sujet ni fin, sans juge ni châtiment et sans prise au sérieux de la
durée des séquences historiques choisies. Toute lecture de l’Histoire
est une lecture stratégique et temporaire 11.
Quelle que soit l’appréciation portée sur le juge et sur l’historien et
leur usage implicite ou explicite de fétiches, qu’il s’agisse de la Loi, de
l’Humanité ou de l’Histoire (toujours précédées de majuscules!)
demeure le politique !
La face cachée du juge, quel qu’il soit ou de l’historien, c’est son
caractère inévitablement politique, quoiqu’ils pensent d’eux-mêmes et
de leur œuvre.
Rien ne peut fournir au juge et à l’historien une jauge, un étalon, un
système fiable de balance parfaitement réglé ! Le juge statue au péril
du doute. La ligne de partage entre le juste et l’injuste, le vrai et le
faux, étant poreux, sa fonction n’est qu’un art, plus ou moins utilitai-
re. Quant à l’historien, comme tout praticien des sciences sociales et
humaines, il ne peut, s’il est conscient de lui, qu’admettre son degré
relatif d’incompétence à saisir la Vérité qui bien qu’existante reste plus
ou moins inaccessible.
On comprend la colère de ceux qui ne se satisfont pas du juge et de
ce mal qui hante l’époque : « la manière compulsive de juger » [BEN-
758 R. CHARVIN
10 Sous la IIIe République, particulièrement, toutes les révolutions, à l’exception de
la Commune, qu ‘avait connues la France, étaient pédagogiquement célébrées : on pou-
vait, par exemple, remettre une gravure de « Baudin sur les barricades » (révolution de
1848) à un élève reçu premier du canton au CEP ! C’est dire le chemin parcouru !!
11 Habermas, à ce sujet, parle de « l’usage public que l’on fait de l’Histoire »,
in Devant l’Histoire. On constate ce qu’en ont fait les F. Furet, Ernst Nolte, A. Harendt,
etc. « L’histoire de l’Histoire est un grand cimetière des théories » (D. Bensaïd. op. cit,
p. 154).
03•Charvin 16/06/11 7:40 Page 758
29. SAID (1999) p.7] 12 tout et partout. Mais la vraie question à poser à
tout juge est évidemment : « qui t’a fait juge ? ». « La montée en puis-
sance » du juge a été mise en cause par les tenants du système : la loi
ne tranchant pas clairement, le juge retouche en permanence ce qui
norme les comportements. Il fait sans défaire. Il est, ainsi, accusé, de
judiciariser l’existence, bien que ce soit par défaut. Simultanément, le
système applaudit au modèle institutionnel nord-américain avec la
Cour Suprême ; on stimule la croissance des contentieux individuels
en favorisant l’atomisation de la société !
Il est apparu que ce procès du juge 13 ouvrait la voie à la condam-
nation du point de vue juridique au bénéfice d’un point de vue « tech-
nologique ». C’est le calcul qui éliminerait toute singularité, toute opa-
cité, dans le cadre du nouveau capitalisme au sein duquel « il faut
désubjectiviser » pour mieux réguler les individus 14.
Voltaire soulignait que pour « juger des poètes, par exemple, il faut
savoir sentir, il faut être né avec quelques étincelles du feu qui anime
ceux qu’on veut connaître ». Voilà qui est incompatible avec le capita-
lisme du XXIe siècle ! L’évaluateur, c’est-à-dire l’expert, doit se sub-
stituer à ce type de juge, dont le travail est essentiellement qualitatif,
c’est-à-dire fondamentalement humain et incertain. L’expert, au
contraire, est celui, selon le Littré, qui a acquis une « habilité », une
« connaissance spécialisée ». Il est chargé d’ « examiner un compte »,
« d’estimer une valeur », « d’apprécier un coût ou un profit » afin de
pouvoir fixer un prix. La question est essentiellement quantitative.
Si les « évaluateurs » sont apparus ces dernières décennies dans tous
les domaines : éducation, recherche scientifique, santé publique, justi-
ce, opinion publique 15, etc. , c’est dans la sphère de l’économie que
UNE PATHOLOGIE NÉOLIBÉRALE : « L’ÉVALUATION » 759
13 M. Foucault a apporté sa contribution (involontaire) à cet extrémisme capitaliste :
« L’Occident n’a jamais eu d’autre système de représentation, de formulation et d’ana-
lyse du pouvoir que celui du droit, le système de la loi. Et je crois que c’est la raison pour
laquelle, en fin de compte, nous n’avons pas eu, jusqu’à récemment, d’autres possibili-
tés d’analyser le pouvoir, sinon en utilisant ces notions élémentaires, fondamentales, qui
sont celles de la loi, de la règle, du souverain, de délégation de pouvoir, etc. Je crois que
c’est de cette conception juridique du pouvoir, de cette conception du pouvoir à partir de
la loi et du souverain, à partir de la règle et de la prohibition, qu’il faut maintenant se
débarrasser si nous voulons procéder à une analyse non plus de la représentation du pou-
voir, mais du fonctionnement réel du pouvoir », in Les Mailles du pouvoir. Dits et écrits.
II (1976-1988). Gallimard. 2001, p. 1002.
14 Cf. B. Stiegler. Mécréance et discrédit. I. La décade des démocraties industrielles.
Galilée. 2004.
15 Les Instituts de sondage mesurent en permanence, à la demande des pouvoirs
publics, des pouvoirs privés, des partis, des médias, l’état de l’opinion sur une question
particulière, c’est-à-dire le nombre de partisans ou d’adversaires d’une question, d’une
chose, etc. Ils classent les personnalités selon leur popularité. Ils provoquent ainsi des
ralliements à leurs propres positions.
03•Charvin 16/06/11 7:40 Page 759
30. l’évaluation a pris une place décisive et pour des raisons économiques,
qu’elle s’est répandue partout. Les « experts » sont devenus les Grands
Prêtres assistant les Princes d’aujourd’hui et légitimant leurs options.
Aucun projet de loi d’importance, aucune décision stratégique ne
manque d’être précédé d’une cohorte de « rapports d’experts » attes-
tant que le choix des décideurs n’est pas « politique », mais le résultat
d’ « exigences objectives ».
Les grandes firmes, depuis longtemps, ont au sein de leur structure,
des organismes chargés, par exemple, d’évaluer le « risque-pays » afin
de guider leur politique d’exportation.
Les États ont eux-mêmes créés divers organismes qui pratiquent des
évaluations. En France, par exemple, la Coface (organisme de statut
privé mais alimenté par les deniers publics) se charge d’assurer les
entreprises à l’exportation, dans la mesure où les destinations, après
évaluation, ne présentent pas de risques excessifs.
L’Union Européenne a mis en place Eurostat, institut de statistiques,
chargé d’évaluer les politiques financières des États membres. Elle a
ainsi, par exemple, encore, créé un Comité d’évaluation des banques
européennes et de leur politique en matière de fonds propres.
Avec le développement des marchés financiers à partir de la fin des
années 1970, se sont développés des organismes privés, aux États-Unis
puis en Europe occidentale, les Agences de notation 16. Elles évaluent
aussi bien la stratégie des entreprises publiques et privées que les poli-
tiques des États.
L’Agence étatsunienne Standard and Poor’s procède à la notation de
123 pays et d’environ 6.000 entreprises. Les deux autres plus impor-
tantes agences sont Fitch et Moody’s, elles aussi américaines 17.
On remarque que l’ex-éminente syndicaliste CFDT, N. Notat, diri-
ge l’agence Vigeo 18, fondée en 2003 et dont les grands groupes fran-
çais (dont Total), visiblement sans rancune, sont actionnaires.
760 R. CHARVIN
16 Cf. N. Gaillard. Les agences de notation, La Découverte. 2010. Les agences amé-
ricaines de notation datent du début du XXe siècle. Dans les années 1940, trois agences
américaines sont en position oligopolistique. En 2008, la plus importante Moody’s
compte environ 3.400 salariés dans 27 pays. Ses notations couvrent une centaine d’États,
5.500 entreprises, 29.000 emprunteurs publics, etc.
17 On peut citer aussi Innovest (E.U), Centre Info (Suisse), Oekom (Allemagne),
Arese (France) etc.
18 Mme Notat dirige 40 salariés travaillant dans 1.500 m2 au 28ième étage des Tours
Mercuriales à Bagnolet. Les salariés proviennent de Yale, Polytechnique, etc. Dix
langues sont parlées dans cette entreprise qui note 500 firmes transnationales pour le
compte de grands gestionnaires de fonds. Vigeo est sous le contrôle de 52 actionnaires
(des entreprises du CAC 40, Mac Donald’s, la Banque San Paolo, etc.). Des antennes
sont en cours d’ouverture à Londres, en Allemagne, en Italie et en Espagne.
03•Charvin 16/06/11 7:40 Page 760
31. Ces agences ont la prétention de procéder à des notations de valeur
scientifique lorsqu’elles apprécient le risque de solvabilité financière
d’une entreprise, d’un État ou d’une opération (emprunt, titrisation,
etc.). Elles attribuent une note correspondant aux perspectives de rem-
boursement de leurs engagements vis-à-vis des créanciers (assurances,
banques, fournisseurs, etc.). Cette note est très précise et porte aussi
bien sur le long terme que sur le court terme : par exemple, Standard
and Poor’s utilise une gamme de 27 notes différentes !
Les sujets « notés » le sont, soit à leur propre demande, soit à la
demande d’investisseurs qui s’interrogent sur les « bons » choix à
effectuer.
Bien que se prétendant évidemment toutes « objectives », « indé-
pendantes » et « transparentes », ces Agences soulèvent la même ques-
tion que les juges : « Qui les a fait évaluatrices » ?, tout en occultant,
avec plus d’efficacité que l’appareil d’état judiciaire, leur pleine inté-
gration à un système socio-politique déterminé, le capitalisme finan-
cier.
En fait, ces « experts » se situent à l’intérieur d’un camp politique,
d’une logique économique ou financière, et non « au-dessus » des cli-
vages partisans. C’est d’ailleurs au titre de « membre d’une famille »
déterminée que leur sont proposées (qu’ils soient économistes, méde-
cins 19, juristes, etc.) des « expertises » dont, en général, les conclu-
sions sont connues d’avance. Leur mission est avant tout de fabriquer
l’argumentaire visant à ce que le politique, ou plus généralement la
décision à prendre soit vécue, non comme du politique, de l’idéolo-
gique, ou de la défense d’intérêts particuliers au détriment de l’intérêt
général, mais comme de la « gouvernance » de nature « technique »
afin que « le tout est politique » se retourne en son contraire : « rien
n’est plus politique » !
II. – DE LA PROCÉDURE JUDICIAIRE À L’ÉVALUATION « SCIENTIFIQUE »
Il est commun aujourd’hui de dénoncer l’envahissement du droit et
de la procédure. La justice – surtout la justice pénale – se substituerait
aux représentants élus et menacerait la démocratie : un « gouverne-
ment des juges » se profilerait à l’horizon politique. Un juridisme
excessif conduirait notamment les opérateurs économiques vers une
UNE PATHOLOGIE NÉOLIBÉRALE : « L’ÉVALUATION » 761
19 Les professeurs de médecine, chargés d’évaluer les médicaments proposés par les
laboratoires pharmaceutiques sont parfois liés à ces laboratoires dont ils perçoivent des
revenus parfois très supérieurs à leurs salaires d’universitaires.
03•Charvin 16/06/11 7:40 Page 761
32. paralysie générale, à l’heure où l’ « Efficacité » en toute chose serait
vitale.
Ce procès, venant des mêmes milieux qui ont pourtant favorisé en
1958 l’émergence en France d’un Conseil Constitutionnel visant à
limiter les assemblées représentatives et à placer la loi sous contrôle,
est suspect.
La mise en cause de la justice résulte du fait que, pour diverses rai-
sons, la sociologie des justiciables a évolué : des membres des couches
dominantes, qui échappaient pour l’essentiel à la justice de droit com-
mun, font désormais l’objet de procédures pénales, en dépit des mul-
tiples protections dont ils bénéficient 20.
Mais le procès de la justice et celui de la loi provient surtout des exi-
gences du néolibéralisme : la dérégulation dans l’ordre économique
interne, comme dans l’ordre international, soutenue paradoxalement
par la doctrine juridique dominante jouant une fois de plus un rôle de
renforcement de la puissance des puissants, est devenue une revendi-
cation permanente des pouvoirs privés.
Jusqu’à la crise (inachevée) de 2008-2010, les « lois » du marché et
l’autorégulation du système par les grands opérateurs économiques
eux-mêmes, étaient censées garantir la plus grande « efficacité » éco-
nomique 21. On pouvait se passer, avec bénéfice, du droit et de la jus-
tice. La question n’était plus, par exemple, de sanctionner un coupable
auteur d’une infraction au regard de la loi, mais de permettre par des
arbitrages ou des transactions le rétablissement de certains « équilibres
» économiques, source « d’efficacité ».
Il n’est plus à l’ordre du jour non plus de permettre au prétoire de
contribuer à agrandir l’espace de la démocratie, au delà du seul suffra-
ge, les éléments de démocratie ayant une réalité concrète ne consti-
tuant plus que des handicap pour la « croissance » !
Curieusement, les milieux d’affaires et leurs commis reprennent à
leur compte les critiques portées antérieurement par d’autres : « au
nom de quelle légitimité un juge peut-il prononcer un jugement pou-
vant mettre en cause la logique du système qui n’est plus le capitalis-
762 R. CHARVIN
20 C’est ainsi, par exemple, que l’enquête du Parquet, sous contrôle de la Chancelle-
rie, se substitue à l’instruction judiciaire. Par exemple, aussi, les procédures sont extrê-
mement lentes, sont émaillées d’étranges nullités – que la défense très « étoffée » ne
manque pas de soulever – lorsque le justiciable est une personnalité d’importance. Celle-
ci, en outre, bénéficie souvent de la prescription, etc.
21 Le refus des « Codes de bonne conduite » proposés par les Nations Unies aux
firmes transnationales s’est ainsi accompagné de l’acceptation de règles élaborées par
les firmes elles-mêmes pour s’auto-réguler. Une large partie de la doctrine juridique y a
applaudi.
03•Charvin 16/06/11 7:40 Page 762
33. me d’antan »? S’est ainsi imposée un « néolibéralisme libertaire » qui
ne cesse, sous des formes variées, de dénoncer un « juridisme »
« déconnecté du réel » !
Par contre, le jugement dans la sphère politique peut encore avoir
son « utilité », du moins dans l’ordre international : depuis la fin de
l’URSS et durant la courte période d’illusion d’une société internatio-
nale où règneraient des valeurs universelles incontestées, la justice
pénale internationale a connu un développement conséquent avec la
multiplication de tribunaux ad hoc ou mixtes et la naissance de la Cour
Pénale Internationale permanente.
Cette judiciarisation consensuelle de la vie internationale n’était
qu’apparence. Les seuls justiciables de ces juges « internationaux »
sont vite apparus comme les ressortissants des pays dominés (tout
comme les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo, après la Seconde
Guerre mondiale, étaient les ressortissants des États vaincus). Les
Grandes Puissances ont d’ailleurs pris la précaution de ne pas ratifier
le Statut de Rome de 1998 sur la C.P.I. , et d’adopter diverses mesures
assurant l’impunité de leurs ressortissants.
À l’inverse, la quasi-juridiction que constitue l’O.R.D. de l’OMC a
pour fonction essentielle de « réguler la dérégulation », par des voies
contraignantes pour les petits États, si la transaction n’aboutit pas. La
sphère de l’économique et du social tend donc à échapper, pour les jus-
ticiables « de poids » dans l’ordre interne comme dans l’ordre interna-
tional au jugement.
Cette dévalorisation globale du jugement n’est pas le fruit de ses
insuffisances, mais au contraire des progrès procéduraux réalisés en
faveur de l’égalité et des droits de tous les justiciables. C’est que le
jugement, œuvre subjective et humaine (« penser, c’est juger »), est la
sanction intervenant à la suite d’une procédure contradictoire, portée
par des instances différentes, dotées pour une part d’un statut d’indé-
pendance au moins relative. Si l’aveu joue encore un rôle au pénal, le
chemin parcouru depuis les ordalies du Moyen Age est important. Le
jugement est devenu une œuvre de réflexion collective de nature qua-
litative.
C’est précisément cette nature du jugement qui est devenue insup-
portable au système socio-économique néolibéral. Il est par trop « a-éco-
nomique ». Pour l’entreprise de type capitaliste, dans quelque secteur
que ce soit, tout au contraire est question de chiffres : est juste, ce qui est
rentable. La justice, comme toute chose, doit donc être quantifiable.
C’est donc l’évaluation, élaborée par l’expert, qui doit avoir la char-
ge d’inscrire ce qui relève de la justice, dans la logique du système,
afin de conforter son efficacité.
UNE PATHOLOGIE NÉOLIBÉRALE : « L’ÉVALUATION » 763
03•Charvin 16/06/11 7:40 Page 763
34. Il est significatif que la place réservée à l’expert et à l’évaluation ait
profondément évolué dans les dictionnaires !
Le Littré ne s’intéresse guère aux experts et encore moins aux
expertises, c’est-à-dire aux évaluations. Il cite, pour référence La
Fontaine : « Les assaillants étaient experts en l’art de massacrer ».....
Dans les différentes éditions contemporaines du Larousse, « l’ex-
pertise » des années cinquante qui ne relève pas de « la faculté de l’en-
tendement », mais de celui qui sait compter et « fixer un prix », devient
à partir des années quatre-vingt, ce qui est « vérifié », « apprécié », ce
dont « la quantité est fixée approximativement ».
Il est bien précisé que ne peut être évalué « que ce qui est évaluable
», ce qui implique que tout ne l’est pas. Les exemples donnés indiquent
que seules des « choses » peuvent être « estimées ».
L’évaluation est un instrument des rapports marchands qui ont
besoin d’appréciation de la valeur des choses échangées. L’expertise,
classiquement, n’est qu’une information fournie au juge pour l’aider à
mûrir son jugement : il y a subordination de l’évaluation au jugement !
Aujourd’hui, la situation s’est inversée sous la pression des besoins
du néolibéralisme et d’une idéologie du chiffre. La loi « générale et
impersonnelle » et la procédure judiciaire sont trop imperméables à
l’appréciation pragmatique du singulier et trop « politisées ». Elles
sont trop fluctuantes et aléatoires, alors que les enjeux des décisions
des opérateurs économiques, c’est-à-dire des acteurs stratégiques de la
société, sont immenses : le profit optimal est en jeu !
L’évaluation devient donc la réponse capable de fonder les déci-
sions efficaces. C’est officiellement l’introduction de la « dimension
scientifique et technique » dans la gestion des rapports sociaux, per-
mettant une « désubjectivation » et une estimation « objective » 22. Or,
tout peut être considéré comme évaluable dans le cadre de l’évaluation
du chiffre. L’évaluation « scientifique » du juge, du policier, peut être
établie sur la base du nombre de justiciables et de délinquants traités,
tout comme le travail du VRP au nombre de clients visités. Le cher-
cheur en sciences sociales peut être noté à partir du nombre de ses
publications et les abus de pouvoirs déjà pratiqués dans certains cas
peuvent ainsi se généraliser. L’écolier, au-delà des notations classiques
dont il fait l’objet, peut être évalué de manière inquisitoriale jusqu’à
764 R. CHARVIN
22 Voir, à ce propos, la réaction hostile des psychanalystes, avec par exemple l’article
de Rémy Baun « Spinoza au secours, la barbarie est de retour. Illustration de l’évalua-
tion au quotidien » ou celui de F. Renucci. « Silence, on chiffre » in L’incalculable et
autres discours. Actes du meeting de Nice. Association Cause freudienne Estérel-Côte
d’Azur. 2008.
03•Charvin 16/06/11 7:40 Page 764
35. son intériorité et à ses possibilités futures ! Le grand écrivain sera celui
dont le tirage est le plus important, tout comme l’acteur réputé et le
sportif d’élite seront ceux qui attirent le plus de spectateurs.
Dans le secteur du médicament qui met en jeu l’intérêt sanitaire du
plus grand nombre, ce sont quelques médecins, qualifiés d’experts par
les laboratoires eux-mêmes qui les rémunèrent souvent qui évaluent
leur efficacité thérapeutique. Or, les laboratoires ont intérêt à multiplier
l’entrée sur le marché du plus grand nombre de médicaments possible,
quelle que soit leur efficacité, et d’intégrer dans leur prix le coût du
marketing (deux fois plus lourd que celui de la recherche) 23, avec l’ap-
probation des « experts » médicaux 24 ! Les médecins des différents
organismes de soi-disant contrôle, mais qui sont en fait employés des
laboratoires, deviennent ainsi des co-gestionnaires des intérêts écono-
miques de ces laboratoires. Dans ce cas précis, l’évaluation n’a pas
pour finalité de réaliser des économies sur les dépenses publiques,
mais au contraire de justifier leur aggravation : dans le secteur sanitai-
re et social, les dépenses sont rentables pour les pouvoirs privés !
Indirectement la gouvernance des Laboratoires se substitue aux
options politiques de l’OMS 25 ou des États en matière de politique
sanitaire !
Dans la sphère politique, la seule autorité qui vaille n’est que celle
de l’élu s’appuyant sur des « experts » : le nombre de suffrages obte-
nus supérieur à celui des autres candidats lui donne tous les pouvoirs.
La militance des citoyens n’a plus d’importance. C’est bien là la thèse
dominante au sein des institutions de la Ve République, particulière-
ment à l’Élysée. Parce que le Président a été élu, il serait fondé à exer-
cer tous les pouvoirs ou presque jusqu’à la fin de son mandat !
La complexité, parfois la nature contradictoire de la réalité humai-
ne, sont gommées. La démocratie qui ne peut vivre que du dissensus et
de la remise en cause permanente de toute décision par les assemblées
représentatives ou par voie de consultation référendaire, se réduit à un
mode de désignation du sommet de l’État et à un pouvoir monoli-
UNE PATHOLOGIE NÉOLIBÉRALE : « L’ÉVALUATION » 765
23 Le surcoût du marketing résulte du fait que les laboratoires sont en panne d’inno-
vation. Pour s’assurer le maintien d’un très haut taux de profit (environ 20%), ils déve-
loppent une politique publicitaire massive pour des médicaments qui n’apportent rien de
neuf par rapport à ceux qui ont précédé mais qui sont plus chers. Ils sont payés en fait
par la Sécurité Sociale !
24 On assiste ainsi à des « évaluations »étranges d’éminents professeurs et médecins
qui, par exemple, ont autorisé le « Plavix » qui coûte aux particuliers et à la Sécurité
Sociale deux fois plus cher que l’aspirine pour un résultat équivalent !
25 Dans la mesure où l’OMS, elle-même, n’est pas instrumentalisée par les repré-
sentants de fait des Laboratoires, comme cela a été le cas lors de la pandémie (très limi-
tée) de la grippe H1N1.
03•Charvin 16/06/11 7:40 Page 765
36. thique, ce qui ne la différencie pas de la plupart des régimes autori-
taires.
Toute contestation de cette approche quantitative devient subversi-
ve : elle est dénoncée comme irréaliste – suprême accusation – , déma-
gogique, populiste et rétrograde puisqu’elle refuse les données quanti-
tatives d’évidence puisque chiffrées (les arguments des gouvernements
à propos des contre-réformes des retraites qui se mettent en place en
Europe sont révélateurs).
Pourtant une question d’évidence demeure posée : à l’expert, la
question déterminante est toujours « qui t’a fait expert » ? Dans tous
les domaines la réponse à cette question est décisive, qu’il s’agisse du
jury d’agrégation, du comité de lecture d’une revue, d’un analyste du
FMI ou de la Banque Mondiale, d’un médecin de l’OMS, etc.
Or, la réponse est simple : c’est le politique qui directement ou indi-
rectement, dans le cadre d’une procédure ouverte ou obscure, choisit et
donc dirige les experts qui ne sont admis comme tels qu’en tant qu’ex-
perts d’un « système » : ils s’inscrivent en effet dans la logique de ceux
qui les emploient.
L’économiste sélectionné appartiendra donc à l’école de Ricardo,
tout comme les experts du Ministère de la Santé seront plus proches
des Laboratoires que du Ministère du Travail ! Tout expert subversif est
donc exclu, à la différence de ce que peut éventuellement être un juge.
III. – L’IMPACT DE L’ÉVALUATION
Le Journal « Le Monde » (21 juillet 2010) titre « Opération vérité
sur la santé des banques européennes » ! Sans s’interroger le moins du
monde sur la méthode d’évaluation et sur l’instance chargée de cette
évaluation, le média français le plus réputé reprend à son compte le
caractère incontestable des tests subis par les banques et réalisés par le
« Comité européen des superviseurs bancaires » (CEBS). Les tests ne
sont pourtant pas évidents: on suppose une dégradation de l’économie
ou une croissance sur plusieurs années ; une politique publique de
rigueur , sans tenir compte des réactions sociales, une chute de la
valeur des dettes souveraines, etc. L’objectif n’était en réalité que de
ramener la confiance sur les marchés étrangers. Tout est bien qui finit
bien : les tests sont positifs pour les banques françaises qui n’ont pas
besoin d’être à nouveau recapitalisées ! Le système tient bon !!
En dépit des quasi-certitudes qu’avance le titre de l’article du
« Monde », l’exactitude de l’évaluation relève de la croyance, particu-
766 R. CHARVIN
03•Charvin 16/06/11 7:40 Page 766
37. lièrement lorsqu’il s’agit d’expertiser un phénomène relevant du
moyen ou long terme et de la macro économie Plus les indices de nota-
tion sont nombreux, plus l’évaluation devient nécessairement approxi-
mative. C’est le cas particulièrement avec les Agences de notation qui,
pour s’inscrire dans le soi-disant capitalisme désormais « rationalisé »,
intègrent des notions très souples tels que le « développement
durable », « l’investissement socialement responsable », le respect de
l’environnement 26, « l’équité » commerciale, etc. L’agence Vigeo de
Mme Notat,qui occupe 50 % du marché français de la notation écono-
mique, par exemple, fait ainsi dans l’analyse des placements « éthiques
», en dépit de son actionnaire Total 27 ! On peut citer encore Innovest,
agence anglo-saxonne installée à Paris depuis 2002 qui a mis au point
un modèle mathématique (Eco Value 21) qui « permet de calculer la
plus value économique résultant de la prise en compte de facteurs de
développement durable », tout en étant intégré au groupe Risk Metrics,
côté en bourse 28.
La scientificité de l’évaluation a été mise à mal avec les bonnes
notations d’Enron jusqu’à 4 jours avant sa faillite et l’appréciation de
bonne santé des organismes hypothécaires américains semi-publics
Freddie Mec et Fannie Mac à la veille de leur désastre financier !
L’extrême discrétion des agences lors de la crise des subprimes de
2009 a porté aussi atteinte à leur crédibilité. Le FMI, par la voix de son
président D. Strauss-Kahn a cru devoir souligner le 28 avril 2010, qu’
« il ne faut pas trop croire ce que disent les Agences, même si elles ont
leur utilité » 29. La survie de la croyance, idéologiquement utile, a donc
exigé certains aménagements, réclamé par le G20 lui-même ainsi que
par la Commission Européenne, le gouvernement français, la
Chancelière allemande A. Merkel et le premier ministre du
UNE PATHOLOGIE NÉOLIBÉRALE : « L’ÉVALUATION » 767
26 On peut s’interroger sur la possibilité qu’ont les Agences d’évaluer des entreprises
en matière sociale ou environnementale dans les pays où aucune loi (à la différence de
la France) n’impose aux entreprises un rapport sur ces questions, à la différence de l’Es-
pagne.
27 Les indices permettant à Vigeo d’analyser les entreprises sont : les droits humains,
l’environnement, les ressources humaines, les comportements sur les marchés, le gou-
vernement d’entreprise, l’engagement social.
28 En France, l’Observatoire sur la responsabilité sociétale des entreprises (ORSE)
publie un guide des agences de notation travaillant pour des investisseurs « socialement
responsables ».
29 Cf. L’Expansion. 29.04.2010. Voir dans le même numéro et en sens contraire :
G. Capelle-Blancard, professeur à Paris I, dont on appréciera le style, qui affirme avec
force « Les agences de notation font leur travail. On peut pinailler sur une différence
d’un grade, mais, fondamentalement, elles jouent leur rôle ».
Dans le même sens, Le Monde (04.05.2010) dénonce « tout procès trop facile des
agences de notation », « procès en sorcellerie » !
03•Charvin 16/06/11 7:40 Page 767
38. Luxembourg. La recette serait un contrôle renforcé des agences privées
par la création d’une agence publique, notamment à l’échelle de
l’Union Européenne 30, qui complèterait la mise en œuvre d’une direc-
tive de surveillance qui doit entrer en vigueur le 7.12.2010. Cette agen-
ce européenne serait placée sous la tutelle de la Banque Centrale
Européenne.
Ainsi, les évaluateurs privés seraient évalués pas les évaluateurs
publics, ce qui est implicitement le procès des agences, insuffisamment
« rigoureuses » et « responsables », sans que cela en général soit dit
explicitement.
En réalité, ces agences sont au cœur des systèmes financiers qu’il
n’est pas question de mettre en cause. Les critiques sont donc for-
melles : la politique des agences ne peut être autre que celle qu’elles
pratiquent déjà. Leurs notations pèsent sur les marchés financiers :
lorsqu’une agence abaisse la note attribuée à une entreprise, la réaction
des bourses est immédiate : de nombreux investisseurs vendent les
actions de cette entreprise, contribuant à la baisse de l’action boursiè-
re. Une majoration des notes a un effet, au contraire, haussier. Or, l’in-
dépendance des Agences n’est que très réduite. C’est ainsi que l’éla-
boration des notes des banques ou des entreprises est payée par les
emprunteurs eux-mêmes, d’où de potentiels conflits d’intérêts. Une
entreprise désireuse d’emprunter vise, évidemment, à obtenir des notes
qui rassurent les investisseurs 31.
Les Agences sont des entreprises qui connaissent les mêmes phéno-
mènes que n’importe quel autre opérateur économique. Elles sont
notamment en concurrence : c’est ainsi, par exemple, que l’Agence
Moody’s a été évaluée négativement par sa consœur Standard and
Poor’s ! Dans certains cas, aux États-Unis, les agences sont action-
naires des entreprises qu’elles évaluent ! Comme les autres firmes,
elles connaissent le processus de concentration : Risks Metrics a absor-
bé nombre d’autres agences, tout comme l’agence canadienne Jantzy.
768 R. CHARVIN
30 M. Barnier, Commissaire européen chargé des services financiers, a, avec Mme
Merkel, proposé la création d’une « agence supplémentaire, qui serait européenne », tout
en soulignant « qu’il ne lui appartenait pas de juger si les notations (des agences) étaient
correctes ou non, in lemonde.fr. 30.4.2010.
31 Jusque dans les années soixante-dix, les agences sont essentiellement rémunérées
par les investisseurs. Les services rendus sont relativement peu onéreux. À partir des
années soixante-dix, ce sont les émetteurs de dette qui sont les clients des agences. La
notation que les émetteurs obtiennent vise à rassurer les investisseurs. Les commissions
perçues par les agences sont devenues conséquentes (pouvant aller jusqu’à plusieurs mil-
lions de dollars).
03•Charvin 16/06/11 7:40 Page 768
39. Se pose donc pour ces organismes à prétention scientifique la ques-
tion de leur indépendance et de leur objectivité auxquelles les États
(y compris les États-Unis 32) font semblant de croire, tout en s’en
méfiant. En effet, les Agences se permettent aussi d’évaluer certains
États et leur politique financière, économique et sociale 33. C’est ainsi,
par exemple, que pour assurer leur publicité et manifester leur puis-
sance, elles ont donné des notes à la Grèce, à l’Espagne, au Portugal,
à l’Irlande, etc. sans que ces États le leur ait demandé! Standard and
Poor’s a étudié les performances d’une centaine d’États au point que
l’on s’interroge sur l’éventualité pour un État de faire faillite.
L’abaissement de la note d’un État, quelle que soit l’origine de son
endettement, accroît ses difficultés (par exemple, la majoration du taux
d’intérêt de ses emprunts). En Europe, après la Grèce (dont les diffi-
cultés rencontrées par le gouvernement de « gauche » sont étroitement
liées aux relations de la Droite grecque avec les spéculateurs de la
banque américaine Goldman Sachs), l’Espagne a été particulièrement
visée. Un mois après l’intervention de Standard and Poor’s, l’agence
Fitch a procédé en mai 2010 à une nouvelle évaluation négative de la
politique du gouvernement socialiste espagnol 34.
S’inscrivant dans le débat politique intérieur français, par exemple
encore, Standard and Poor’s a dégradé en juin 2010 la note de la SNCF
en raison des difficultés qu’elle pourrait rencontrer à l’avenir en raison
des règles européennes qui vont favoriser la concurrence sans que
l’État puisse intervenir financièrement !
Si le processus de mondialisation n’a cessé de réduire la souverai-
neté des États, pourtant toujours « garantie » par la Charte des Nations
Unies, le principe même de l’évaluation d’un État souverain par un
organisme privé intégré au monde des affaires, est l’expression de la
mise à mort de cette souveraineté !
C’est l’affirmation que les pouvoirs publics sont désormais de
simples auxiliaires des intérêts des pouvoirs privés : la notion « d’inté-
rêt général » perd toute signification.
UNE PATHOLOGIE NÉOLIBÉRALE : « L’ÉVALUATION » 769
32 Le Congrès des États-Unis, en réaction à la crise financière de 2009, à l’initiative
du Président Obama et du parti démocrate, tente officiellement de « réformer Wall
Street ». Il s’agit, en particulier, d’encadrer les agences de notation financière en créant
un organisme public de contrôle.
33 Les Agences notent aussi les collectivités locales et leur solvabilité. Voir N.
Gaillard [2010] Les agences de notation. op. cit, p. 58 et s.
34 Cf. Le Monde. 30-31 mai 2010. L’abaissement de la note de l’Espagne conduit le
gouvernement Zapatero à un plan d’austérité particulièrement sévère et à une « réforme
du marché du travail afin de le rendre plus flexible... ». Autrement dit, l’Agence Ficht
sert d’auxiliaire idéologique à une politique de régression sociale considérée comme
nécessaire pour « réduire l’écart de compétitivité avec l’Allemagne » ! (selon le Monde).
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40. De surcroît, et au-delà des contraintes qu’elle suscite, l’évaluation
se veut moralisatrice : l’État grec, par exemple, a subi une véritable
leçon de morale, permettant à certains pays, en particulier l’Allemagne
démocrate-chrétienne, de renâcler devant l’aide financière demandée
par le gouvernement socialiste d’Athènes 35. Quand on connaît, par
exemple, les mauvaises notations attribuées à l’État vénézuelien dont
la politique économique et financière va fondamentalement à l’en-
contre des intérêts étasuniens, alors que les Agences se gardent de
noter les Grandes Puissances (bien que l’endettement des États-Unis et
du Japon soit massif), on perçoit que l’évaluation est un outil, non pas
seulement de « bonne gouvernance » capitaliste, mais aussi une arme
contre les États qui « ne jouent pas le jeu ». Toute évaluation constitue
en effet une dévaluation ou une surévaluation pour les non-évalués. On
est bien loin d’une légalité internationale reposant sur l’égale souve-
raineté 36.
Il faut noter aussi qu’on est en présence d’un organisme privé dont
les méthodes d’évaluation sont opaques alors qu’elles osent évaluer
des politiques publiques transparentes et qui sont ainsi, sans que l’on
sache véritablement comment, validées ou invalidées devant l’opinion,
avec toutes les réactions politiques et sociales que cela peut entraîner.
Les pouvoirs privés externes, sans représentativité ni légitimité, s’im-
miscent ainsi, sans être même sollicités, dans la vie politique interne
des États qui peuvent être désignés par certaines puissances comme
devant être discrédités !
De plus, l’évaluation ignore tout un pan des économies nationales,
celui des PME. Le prix de la notation étant élevé, seules les grandes
firmes y ont accès. Cet accès intégral à l’appréciation des Agences faus-
se radicalement l’image comparée des deux secteurs économiques : celle
des grandes entreprises et celle des autres. Une notation sollicitée par
une grande firme peut ainsi fausser la concurrence puisque, par exemple
leur audit « éthique » peut lui donner un « maquillage » très positif.
Ces Agences, qui n’échappent pas aux conflits d’intérêts 37 en prin-
cipe pénalement sanctionnés, constituent un facteur de normalisation
770 R. CHARVIN
35 La Grèce a fini par obtenir une intervention en sa faveur du FMI et de l’Union
Européenne en partie par crainte d’un achat par la Chine de sa dette !
36 Dans cet esprit, voir l’article de Geneviève Koubi, « Toute faveur indique une défa-
veur » in La faveur et le droit (sous la direction de Gilles J. Guglielmi), PUF. 2009.
37 C’est seulement à partir de 2004 que les Agences se sont engagées à mettre en
œuvre un Code de conduite, mais la crise de 2007-2008 a provoqué une grave crise de
confiance, sur des doutes accentués sur l’efficacité des méthodologies employées, sur les
effets de la concurrence entre agences et surtout en raison des conflits d’intérêts entre
émetteurs de dette et agences. Cf. N. Gaillard. Les agences de notation. op. cit, p. 96 et s.
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41. standardisé des entreprises et des États, sans considération pour la
diversité culturelle et la pluralité des systèmes socio-politiques. Elles
s’inscrivent donc parfaitement dans la logique d’une mondialisation
libérale qui s’impose à des économies mondialisées malgré elles 38.
Enfin, devant les errements des agences privées, la création d’orga-
nismes publics de contrôle aux États-Unis comme en Europe accroît le
phénomène de bureaucratisation que la déréglementation néolibérale
prétendait combattre !
Au-delà de la sphère proprement économique, tous les secteurs des
pouvoirs publics et de la société civile font l’objet d’évaluation : celle-
ci est en effet une manifestation d’anti-humanisme virulent. Le cher-
cheur du CNRS, comme l’enseignant-chercheur de l’Université, sont
évalués avec un arbitraire qui va croissant, en particulier dans les
sciences sociales et humaines 39 ; un établissement de santé est évalué
à partir du taux d’occupation de ses lits ou sur le nombre d’interven-
tions dans une spécialité donnée, ce qui ne tient pas compte de la qua-
lité et de la proximité du service rendu, mais essentiellement de son
coût financier ; il en est de même pour le magistrat ou l’agent du Pôle
Emploi, dont la promotion peut dépendre du nombre de dossiers trai-
tés, quelle que soit la nature de ce traitement !
Dans le domaine de la création artistique, on constate aussi les
ravages de l’évaluation : ce sont les galeristes nord-américains qui,
pour l’essentiel, fixent la valeur des œuvres picturales du monde entier
et déterminent une pseudo hiérarchie des peintres, à partir de critères
marchands.
De même, les films à produire doivent réunir ce qui garantit leur
succès « populaire » : l’évaluation se fait à l’aide du retour sur inves-
tissement projeté à l’issue d’une « étude de marché » ! L’artiste comme
le sportif n’ont que la valeur qu’ils représentent en considération du
nombre de spectateurs qu’ils peuvent drainer, d’où la dégradation du
sport non professionnel et la corruption dans le secteur professionnel.
L’évaluation est un facteur de décomposition des acquis démocra-
tiques. C’est ainsi, par exemple, que les instituts de sondage font de cet
UNE PATHOLOGIE NÉOLIBÉRALE : « L’ÉVALUATION » 771
38 Ces Agences trouvent néanmoins dans le monde occidental de nombreux défen-
seurs parmi les économistes du secteur privé. Voir, par exemple, les analyses de Marc
Touati, économiste très médiatisé de la société de bourse Global Equities, qui affirme
que « les agences sont traitées comme des boucs émissaires », voir lemonde.fr.
29.04.2010
39 Le professeur Mazères, de l’Université de Toulouse, responsable d’un centre de
recherches, a pu répliquer à ses évaluateurs que « Socrate ou Jésus n’auraient pas béné-
ficié, en vertu des critères imposés, de la classe A »!
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42. élément magmatique appelé « opinion publique » un élément fonda-
mental de la conservation de l’ordre établi. Les multiples commandes
réalisées à la demande du pouvoir central, sous la Ve République, ten-
dent à réduire les élections à une validation des sondages antérieure-
ment réalisés et qui influencent les comportements électoraux. Les
citoyens sont ainsi évalués à l’occasion de questions « opportunes »,
liées souvent à la survenance de faits divers médiatiques, et manipula-
trices dont les réponses (souvent non publiées) seront utilisées afin de
canaliser les scrutins et les mouvements d’opinion.
L’Histoire fait elle-même l’objet d’ « évaluations ». Puisqu’il n’est
pas d’étalon qualitatif homologué et qu’il est utile, par exemple, de dis-
créditer l’idée même de révolution, d’autant que toute révolution est
processus et qu’elle est donc susceptible d’échapper à un jugement
définitif (par ailleurs, nul ne sait ce qui se serait passé sans ce proces-
sus), il faut quantifier ! La Révolution Française est ainsi appréciée par
référence aux nombre de guillotinés, ce qui la rend plus nocive parce
que plus lisible (d’autant qu’elle porte sur une séquence historique
brève) que des siècles d’Ancien Régime, imputables à la Monarchie,
au christianisme, etc.
Le « Livre noir du Communisme » de S. Courtois et autres [1997]
prétend, par exemple encore, faire l’évaluation définitive du commu-
nisme par une comptabilité morbide. Ainsi pourrait-on comparer le
communisme d’État et le nazisme lui-même apprécié sous sa forme
comptable.
Les génocides eux-mêmes peuvent être classés par le nombre des
victimes : l’horreur elle-même devient ainsi quantifiable et peut ainsi
légitimer les prérogatives de certains descendants de martyrs sur
d’autres considérés comme plus négligeables !
Les victimes de la « main invisible » du libéralisme relèvent évi-
demment d’une comptabilité beaucoup plus difficile à établir que celle
des États ayant délibérément pour projet la révolutionnarisation d’un
peuple !
De plus, les révolutions avortées et écrasées sont évaluées difficile-
ment, car les vainqueurs ne médiatisent pas le coût humain de leur vic-
toire et les vaincus n’en ont que rarement l’occasion 40.
Enfin, seuls les pays développés sont en mesure de tenir des comp-
tabilités précises lorsqu’ils y ont intérêt : qui peut faire une évaluation
précise des crimes de la colonisation ? Qui a la possibilité d’évaluer le
772 R. CHARVIN
40 Voir, par exemple, la contre-révolution en Indonésie, en 1965, qui aurait fait envi-
ron 500.000 victimes, dont la médiatisation n’a jamais été assurée, particulièrement en
Occident.
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