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n’a pas encore reconstruit. Les personnages de
ma pièce ont conscience qu’ils ont besoin l’un de
l’autre, mais ils n’ont pas les outils, pas de mode
d’emploi. Ils utilisent un langage qui a perdu
son pouvoir de communication mais il n’y a pas
d’autres langages. Ils se rendent compte qu’il y
a quelque chose de vain dans leurs paroles. Ils
essaient de lutter avec ça et de dépasser cet obs-
tacle. En même temps, la parole devient une
sorte d’agression, un moyen de s’en prendre à
l’autre.
Werner Fritsch, vous êtes dramaturge et poète. Pour
Arti e Parole, vous avez écrit un poème Langues
de feu qui fera l’objet d’un traitement scénique au
même titre que les deux pièces de théâtre. En résumé,
un homme est assis près d’un feu. Il s’endort, rêve.
Dans la lumière des langues du feu, enveloppé d’obs-
curité, ressurgit en lui les non-dits, l’indicible. Les
ombres des morts bien-aimés viennent le visiter dans
son sommeil…
Werner Fritsch : Pour ce poème, j’ai choisi cette
image d’un homme assis auprès d’un feu parce
qu’il est perméable à toutes sortes d’inspirations
qui viennent de ce feu. Des pensées qui se mani-
festent et qu’il reçoit. Il y a un aspect autobiogra-
phique évident dans mon texte qui vient s’impri-
mer sur le personnage, mais j’écris aussi pour que
le spectateur se remémore ses propres souvenirs à
travers cet homme : par des réminiscences, par le
souvenir d’un être cher disparu qui revient nous
visiter et que chacun va projeter pour lui-même.
C’est ça aussi la perméabilité : savoir recevoir
ce qui se dit et pouvoir s’y projeter. J’ai écrit
une quarantaine de pièces de théâtre jusqu’ici.
Quand on écrit une pièce, on parle comme sous
des masques en s’incarnant à travers des person-
nages. Mon travail prend désormais un chemin
plus autobiographique.
Votre poème appelle le corps d’une façon singulière, il
renvoie en cela au théâtre. La frontière entre les deux
genres est ténue.
Werner Frtisch : À 13 ans je voulais faire de la
musique comme Jimy Hendrix. Je jouais sur ma
guitare jusqu’à avoir les mains en sang, mais les
gens partaient. Alors je suis passé à l’écriture. J’ai
commencé à écrire de la poésie. À 18 ans j’avais
essayé toutes sortes de styles différents. Ensuite,
j’ai fait beaucoup de théâtre, mais c’était plutôt
de la performance physique sans parole, basée sur
un travail du corps. J’ai fait du cinéma aussi…
J’espère que toutes ces expériences se retrouvent
d’une certaine manière dans ce que j’écris.
Ce thème, « Oser le dire… pouvoir le faire ? », com-
ment l’avez-vous abordé ?
Werner Fritsch : Dans un premier temps, j’ai
écrit tout à fait autre chose. Et en janvier, quand
j’ai rencontré Ruth Orthmann, la traductrice,
j’ai réalisé que ça n’allait pas, que ce n’était pas la
bonne direction. Du coup, j’ai tout changé. Je me
suis mis sous pression. Et puis j’ai pensé que le
défi de ce thème pouvait se rapprocher du thème
faustien sur lequel je travaillais. J’étais dans mon
jardin, assis auprès d’un feu, et tout à coup je me
suis dit : c’est ça le personnage, la manière dont
il doit fonctionner à l’intérieur de ce thème. Je
travaille depuis un certain temps sur un grand
projet multimédia lié au mythe de Faust. Je ne
crois pas qu’on puisse incarner Faust avec un seul
personnage, il représente quelque chose de beau-
coup plus vaste et de perméable. En tout cas,
j’essaye de faire quelque chose de perméable et
de réceptif avec ce personnage.
Et vous Art Grabov, quel sens donnez-vous à ce
thème ?
Art Grabov : Disons que les personnages se re-
trouvent dans des situations qu’ils n’ont pas choi-
sies mais ils doivent réagir de façon très concrète.
Oser le dire, pouvoir le faire : autrement dit, c’est
facile de dire les choses mais les conséquences
doivent être dans l’espace réel.
Vous dîtes que les personnages n’ont pas choisi la si-
tuation dans laquelle ils se trouvent mais c’est le père
qui provoque les retrouvailles avec sa fille ?
Imaginons que je retrouve ma fille vingt ans
après sa naissance. Le seul moyen pour renouer le
contact, c’est le langage. Il faut se parler, se don-
ner des explications dans un temps très court.
Ils essayent de se retrouver mais en même temps
ils luttent, ils se font du mal. D’où l’importante
référence au chemin de croix dans mon texte et
à cet état de souffrance perpétuelle où le rôle de
celui qui souffre et de celui qui fait mal permute.
Philipp Löhle, quelles sont les contraintes que vous
avez rencontrées par rapport à la commande d’écri-
ture ?
Philipp Löhle : J’avais des contraintes formelles.
On m’a demandé d’écrire une pièce courte d’en-
viron vingt minutes pour deux personnages.
Ensuite, il y avait le sujet que je n’ai pas bien
compris : Oser le dire, pouvoir le faire. Je devais
me l’approprier. C’est ce qui est formidable au
théâtre : avec deux personnages et une demie
heure, on peut raconter le monde entier. On a
besoin de très peu de choses.
Vous parvenez à traduire les contradictions de notre
époque avec beaucoup de sagacité et d’ironie dans vos
dialogues, grâce à des échanges brefs et sarcastiques
portés par un duo de personnages clownesques. Pou-
vez-vous nous en dire un peu plus ?
Philipp Löhle : Oui. Ça vient aussi du fait que
la relation Europe-Afrique est dédoublée par la
relation président-adjudant, maître-serviteur.
Avec cette relation de classes évidente qui vient
en écho. Tous les deux y tiennent d’ailleurs. La
civilisation c’est un haut et un bas. Celui qui
est en bas tient à rester en bas et celui qui est
en haut tient à rester en haut. Ceci n’est pas re-
mis en cause. Quand le président congédie son
adjudant, celui-ci pourrait très bien s’en aller re-
joindre les africains. Mais au fond, quand tout ce
qu’on connaît est en train de se défaire, on essaie
toujours de s’y raccrocher. Ça a à voir avec notre
peur, notre angoisse de l’inconnu. C’est pour ça
aussi que ce texte devait être une comédie. La
peur il faut la traiter d’une façon comique, si
on la présente d’une façon sérieuse, on ne s’en
dégage pas.
Que raconte la relation du président à son adjudant
Carric ? Déchus et isolés du reste du monde, ils sont
comme les derniers représentants du pouvoir dans
notre civilisation européenne.
Philipp Löhle : Le personnage du président n’est
pas un méchant. Tout est toujours dit avec dou-
ceur. On n’est pas dans un rapport de lutte des
classes, Il n’y a pas de colère. Quand le président
demande à son adjudant de se mettre à genoux
pour embrasser la terre, le président se met lui-
même à genoux mais entre-temps il oublie d’em-
brasser la terre alors qu’il voulait le faire. Il ne
cherche pas à humilier Carric. Leur relation ne
Pourquoi je devrais te croire ?
Parce qu’on est seuls ici.
N’oublie pas que j’ai ça.
Et moi j’ai juste ce que je peux
dire.
Et qu’est-ce que je dois en faire ?
Utilise ton arme.
Quoi ? J’entends rien !
Je t’aime !
Fais attention à ce que tu dis !
J’entends rien !
Tu te vides en moi avec ces
« je t’aime » et tu crois quoi ?
Je dois l’avaler ?
Tu peux me cracher dessus.
Passages et portes (extrait),
d’Art Grabov,
traduction Cécile Bocianowski.
Elle :
Lui :
Elle :
Lui :
Elle :
Lui :
Elle :
Lui :
Elle :
Lui :
Elle :
Lui :
Elle montre le paralyseur
Le train grince bruyamment
Grincement aigu du train
Le Train grince pendant un long moment
et s’arrête enfin.
7. 7/8
Cécile Bocianowski (traductrice d’Art Grabov):
La langue française demande à être beaucoup
plus précise que la langue polonaise. Dans le
polonais, il y a une force allusive que l’on perd
quand on veut la traduire en français. Elle se
perd en partie seulement parce qu’on a d’autres
outils qui nous permettent d’en rendre compte.
Art Grabov : La langue française est plus ancrée
socialement que la langue polonaise qui est plus
sauvage. Comme si en français on cherchait à
s’exprimer par le biais de schémas déjà préétablis,
alors qu’en polonais on crée son individualité
dans le langage-même. Le théâtre polonais adore
les néologismes, il adore jouer avec la construc-
tion du langage.
L’atmosphère est très opaque et prégnante dans votre
pièce. Votre écriture rappelle les auteurs scandinaves.
Art Grabov : C’est vrai. Strindberg ou Bergmann
sont aussi mes référents.
C’est un peu Sarah Kane qui aurait rencontré Mae-
terlinck.
Art Grabov : C’est une bonne référence. Je pense
notamment à une pièce de Sarah Kane : Manque
(Crave).
Entretien réalisé par Claire Lintignat
décembre 2011
NOTE
Let’s make money, documentaire réalisé par
Erwin Wagenhofer en 2009. L’ambition du do-
cumentaire est de tirer le portrait de la planète
sous le joug de la finance internationale. A tra-
vers les témoignages des différents acteurs de
ce système, le réalisateur nous révèle les dérives
d’une économie sans garde-fou : paradis fiscaux,
chantage économique, investissements fictifs,
etc. Ce film montre les dérives du système libéral
et des conséquences humaines, démographiques
et écologiques.
Philipp Löhle est un
auteur dramatique alle-
mand, né en 1978 à
Ravensbourg. Il a étu-
dié l’histoire, le théâtre,
les sciences des médias,
ainsi que la littérature
allemande à Erlangen
et à Rome. Pendant ses
études, il travaille en tant
que journaliste et colla-
bore à des court-métrages et des documentaires.
Il écrit plusieurs pièces très remarquées, comme
Kauf-Land en 2005, Die Kaperer, créée en 2008
à Vienne, et Big Mitmache, présentée dans le
cadre du projet « 60 Jahre Deutschland » à la
Schaubühne de Berlin en 2007. Il participe éga-
lement à une résidence d’écriture au Royal Court
Theatre de Londres. En 2007, il remporte le prix
du Stückemarkt. Sa pièce Dénommé Gospodin
(Genannt Gospodin) lui vaut plusieurs récom-
penses : une bourse de la Bundervesband der
Deuschen Industrie et une nomination au Mül-
heimer Dramatikerpreis en 2008. La pièce est
d’abord créée au Schauspielhaus de Bochum en
2007. En France, la pièce reçoit l’aide à la créa-
tion. Elle est mise en espace par Benoît Lambert
dans le cadre des 40 ans de Théâtre Ouvert au
Festival d’Avignon en 2011. Elle est éditée aux
PUM (Presses Universitaires du Mirail). Cette
même année, il remporte le prix du jury du Hei-
delberg Stückemarkt ainsi que le Prix du théâtre
jeunesse du Baden-Württemberg pour Lily Link,
et monte une pièce destinée au jeune public, en
coopération avec le théâtre Aalen. De 2008 à
2010, Philpp Löhle est dramaturge en résidence
au théâtre Maxime Gorki de Berlin.
Art Grabov (Artur Gra-
bowski) est un auteur
dramatique polonais, né
en 1967 à Cracovie. Il a
étudié la littérature et la
philosophie et a enseigné
durant plusieurs années.
Il a débuté comme poète
et critique dans le maga-
zine Brulion. Il publie
plusieurs recueils (From
the Stage Directions, The Duel, Beginning in the
Earth, A Gray Man, et Shining), ainsi que des
traités poétiques (Verse -Form et Meaning), et
deux essais (Cage with a View et The Sensua-
lized). Il écrit également une brève tragi-comédie
européenne, The Well, primée dans sa version
italienne en 2001. Dans le même temps, il crée
aux États-Unis une série de micro-tragédies (The
virtues of Western Civilization), produites en
2008 en Croatie, travaille comme dramaturge
pour le American Theater, et dirige des ateliers
de théâtre. Lors de ses nombreux séjours aux
États-Unis, il enseigne la littérature, le théâtre
et la poésie à Chicago, Seattle, et Buffalo. Il a
écrit de nombreuses nouvelles, traduit des poètes
américains et italiens, et collabore régulièrement
au mensuel Teatr. Translating the Goat’s song et
Passages et portes sont ses deux dernières pièces.
Ses œuvres sont jouées en Pologne, en Italie, en
Croatie, aux États-Unis et pour la première fois
en France avec Passages et portes, création Arti e
Parole, 2012.
Site internet de l’auteur : www.grabowski.art.pl
Werner Fritsch est un au-
teur dramatique allemand
qui a émergé à la fin des
années 1990. En 1987,
la parution de son roman
Cherubim fait une sortie
très remarquée. Il écrit de
nombreuses pièces (Chro-
ma, Hydra Krieg, Bach
et Wondreber Totentanz)
ainsi que des monolo-
gues (Sense, Jenseits, Nico et Das Rad des Glücks)
pour la scène, la radio et le cinéma. Il publie de
la prose (Steinbruch et Stechapfel), et tourne plu-
sieurs films (Das sind die Gewitter in der Natur,
Ich wie ein Vogel et Faust Sonnengesang I). Ses
œuvres ont reçu plusieurs prix, notamment le
Prix Robert-Walser, le Prix des aveugles de la
guerre et le Prix Else-Lasker-Schüler. Sa pièce
radiophonique Enigma Emmy Göring obtint
le prix de la meilleure pièce radiophonique en
2006, le Prix allemand de la pièce radiophonique
2007, organisé par ARD, et le prix allemand du
livre audio 2008. Werner Fritsch est membre du
Club PEN et de l’académie des Beaux Arts bava-
rois. Il vit entre Hendelmühle et Berlin.
Ruth Orthmann est
traductrice, de nationa-
lité allemande et fran-
çaise. Elle est installée
en France depuis 1985.
Elle a fait des études de
Lettres et de Théâtre à la
Sorbonne Nouvelle tout
en suivant une formation
de comédienne auprès
d’Antoine Vitez à L’École
de Chaillot. Elle joue notamment sous la direc-
tion d’André Engel, Yannis Kokkos et Eloi Re-
coing. Elle collabore aux mises en scène d’André
Engel, de Jean-Louis Martinelli et de Jean-Louis
Martinoty. Elle écrit une nouvelle version des
dialogues de l’opéra Oberon, de C.M. von Weber
pour le Théâtre du Capitole en 2011. Outre un
certain nombre d’articles et de sur-titrages pour
la MC 93 de Bobigny, elle traduit, à l’initiative
de la Maison Antoine Vitez, Welcome Home, de
Ruth Schweikert et Dénommé Gospodin, de Phi-
lipp Löhle. Avec une bourse du Goethe Institut
elle traduit Les Accapareurs, de Philipp Löhle.
En collaboration avec Eloi Recoing, elle traduit
le Théâtre complet de Heinrich von Kleist (éd.
Actes Sud-Papiers), Franziska et L’esprit de la
BIOGRAPHIES
Oser le dire… Pouvoir le faire ?
(premier volet) : textes de Philipp Löhle,
Werner Fritsch et Art Grabov, les 20,
22, et 23 juin 2012 au Goethe Institut,
dans une mise en scène de Patrizia Buzzi
Barone. Une création originale de l’asso-
ciation Arti e Parole. Second volet prévu
pour la rentrée de septembre 2012.
SPECTACLE