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Inquiétante étrangeté, inquiétant étranger.
Peut-on, à partir des concepts lacaniens, mieux poser les questions que soulève la création
d’un pôle sud du Centre médico psychopédagogique au sein du milieu urbain de la Source ?
Ni consigne, ni mot d’ordre ne peuvent à mon sens faire avancer le débat, ces quelques
réflexions, émises depuis une place qui n’est pas extraterritoriale, pourraient éventuellement
y contribuer.
Lacan distingue deux ordres d’altérité. Une altérité qui, malgré les apparences leurrantes n’en
est pas une : c’est ce qu’il a appelé le petit autre, mon semblable à l’image duquel je
m’identifie imaginairement. La relation qui me lie à ce petit autre est « naturellement »
paranoïaque. Soutenir « ça, c’est moi » c’est aussi me faire strictement identique à cet autre et
la violence est le seul recours qui puisse venir y introduire par la force une différence et une
disparité.
C’est l’autre ordre d’altérité, que Lacan appelle grand Autre, qui, s’articulant au premier,
autorise une sortie de cet axe paranoïaque. La référence à un tiers vient donner des
coordonnées symboliques à une image qui, sinon, figerait mortellement toute identification.
Se soumettre aux lois du langage impose au sujet l’introduction de cette dimension Autre et
aussi de consentir à une perte. L’image primordialement comblante du Moi se trouve entamée
et marquée d’un manque : l’accomplissement du Moi-Idéal dans sa perfection est à jamais
inatteignable.
Etre dans le langage et la parole suppose donc de renoncer à la possibilité de saisir l’objet
adéquat à la jouissance, celui-ci est rejeté dans le réel, ce lieu Autre, dont le sujet est séparé.
Tenter de s’en approcher, c’est, pour le sujet, risquer de se dissoudre dans l’angoisse et la
dépersonnalisation. Autrement dit, la subjectivité ne se maintient qu’à la condition de se tenir
à bonne distance de ce réel, dans le respect de cette dimension Autre, lieu de recel de cet
objet rejeté.
L’objection qui s’impose alors est que toute jouissance deviendrait alors impossible, ce que
nous savons être faux.
Elle ne peut qu’être autorisée par l’intervention paternelle, celle qui s’appuie sur l’ancêtre,
intervention qui permet au sujet d’apprivoiser un réel désormais apte à la jouissance. Les
enfants dans leurs dessins nous montrent fréquemment un monde peuplé de monstres
menaçants et dévorateurs quand la fonction paternelle n’est pas établie pour eux : l’Autre,
singulièrement l’Autre maternel, est source d’angoisse. Puisque pour un sujet l’objet véritable
fait défaut, c’est de son semblant que se constitue le fantasme, jetant le voile de l’imaginaire
sur un réel désormais calmé.
La référence au père est marquée culturellement, inscrite dans la langue et le plus souvent
identifiée à un territoire. Cette référence partagée fonde le sentiment d’appartenance à une
communauté. Une référence différente du fait de l’immigration par exemple, peut amener à
récuser le rôle civilisateur de l’ancêtre de la communauté d’accueil.
La présence d’un individu dès lors étranger au sein de la communauté vient mettre en cause
mon appartenance phallique et la légitimité de ma propre existence, ce qui va être
nécessairement perçu comme un danger. D’où le recours à ce qui va constituer la seule issue
jugée efficace : il va s’agir d’isoler ce danger par l’édification d'une frontière. C'est-à-dire que
nous aurons à faire à une topologie où il y a un dedans, où nous sommes entre nous, en
sécurité, et un dehors menaçant.
Ce qu’il faut alors bien mesurer, ce sont toutes les conséquences qui en découlent : la
dimension Autre en tant que telle est ignorée et le semblable devient alors l’étranger, le
barbare, voir l’ennemi. L’axe paranoïaque évoqué plus haut risque de devenir le seul rapport
possible à l’autre.
Contrairement à ce que décrit Naguib Mahfouz dans son livre « Les fils de la Médina »( Actes
Sud, 2003), la grande maison où se tiendrait l’ancêtre fondateur est vide. Les fils ont beau
tendre l’oreille, le lieu où il est supposé exister reste silencieux. C’est une conséquence du
fonctionnement du langage qui amène le parlêtre à croire qu’il y a là une instance réclamant
des sacrifices pour être reconnu et béni par elle. Nous pouvons observer dans notre clinique
grâce aux remarques de Freud que plus les sacrifices étaient lourds, plus le sentiment de
culpabilité issu du sentiment d’insuffisance était important et plus il réclamait de nouveaux
sacrifices. Et alors pourquoi pas le sacrifice suprême, celui de sa vie ? Ce serait une façon
radicale d’exaucer les vœux attribués au père dans l’Autre et d’en obtenir une reconnaissance
automatique.
Nous devons reconnaître que la science nous a bien aidé à découvrir que le ciel était vide (voir
le livre de Charles Melman et de Jean-Pierre Lebrun : « L’homme sans gravité » chez Denoël,
2002). Nous sommes du coup amenés à supporter ce vide et à constater que ce lieu maintenant
déshabité n’est que la conséquence du fonctionnement du langage.
Ce vide au creux de chacun de nous est dans une position d’extimité pour reprendre
l’expression dont se sert Lacan. Le réveil de ce sentiment d’être déterminé par ce lieu
habituellement ignoré de nous contribue à faire émerger cette inquiétante étrangeté évoquée
par Freud.
Certaines circonstances, comme celles d’être immergés dans une communauté réunie autour
d’une autre langue, de références différentes viennent donner consistance à cet Autre en nous-
même.
Ce n’est que par projection imaginaire – la dimension imaginaire ici ne signifie pas que le
processus en est moins efficace – que la figure de l’étranger va être investie de ce pouvoir de
menacer mon identité et donc de devenir l’objet de ma méfiance ou de mon hostilité.
La pratique de la psychanalyse repose sur l’écoute de ce discours Autre qui détermine à son
insu la subjectivité du patient. Or, l’idéologie actuelle qui prescrit la transparence, la parité, la
possibilité d’accéder à l’objet tend à abolir cette dimension Autre et donc la dimension de
l’inconscient.
Ne pourrait-on pas, sans présumer de nos forces, poursuivre notre écoute d’un sujet habité par
un désir inconscient, et ne pas nous adresser à un individu dont la revendication concernera
uniquement la privation dont il s‘estime être la victime et dont il vient demander réparation
auprès de son psy ?
Pour ne pas être taxé d’angélisme, j’évoquerai la question de la violence puisque celle-ci est
incontournable, mais à un autre moment, peut-être…

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  • 1. Inquiétante étrangeté, inquiétant étranger. Peut-on, à partir des concepts lacaniens, mieux poser les questions que soulève la création d’un pôle sud du Centre médico psychopédagogique au sein du milieu urbain de la Source ? Ni consigne, ni mot d’ordre ne peuvent à mon sens faire avancer le débat, ces quelques réflexions, émises depuis une place qui n’est pas extraterritoriale, pourraient éventuellement y contribuer. Lacan distingue deux ordres d’altérité. Une altérité qui, malgré les apparences leurrantes n’en est pas une : c’est ce qu’il a appelé le petit autre, mon semblable à l’image duquel je m’identifie imaginairement. La relation qui me lie à ce petit autre est « naturellement » paranoïaque. Soutenir « ça, c’est moi » c’est aussi me faire strictement identique à cet autre et la violence est le seul recours qui puisse venir y introduire par la force une différence et une disparité. C’est l’autre ordre d’altérité, que Lacan appelle grand Autre, qui, s’articulant au premier, autorise une sortie de cet axe paranoïaque. La référence à un tiers vient donner des coordonnées symboliques à une image qui, sinon, figerait mortellement toute identification. Se soumettre aux lois du langage impose au sujet l’introduction de cette dimension Autre et aussi de consentir à une perte. L’image primordialement comblante du Moi se trouve entamée et marquée d’un manque : l’accomplissement du Moi-Idéal dans sa perfection est à jamais inatteignable. Etre dans le langage et la parole suppose donc de renoncer à la possibilité de saisir l’objet adéquat à la jouissance, celui-ci est rejeté dans le réel, ce lieu Autre, dont le sujet est séparé. Tenter de s’en approcher, c’est, pour le sujet, risquer de se dissoudre dans l’angoisse et la dépersonnalisation. Autrement dit, la subjectivité ne se maintient qu’à la condition de se tenir à bonne distance de ce réel, dans le respect de cette dimension Autre, lieu de recel de cet objet rejeté. L’objection qui s’impose alors est que toute jouissance deviendrait alors impossible, ce que nous savons être faux. Elle ne peut qu’être autorisée par l’intervention paternelle, celle qui s’appuie sur l’ancêtre, intervention qui permet au sujet d’apprivoiser un réel désormais apte à la jouissance. Les enfants dans leurs dessins nous montrent fréquemment un monde peuplé de monstres menaçants et dévorateurs quand la fonction paternelle n’est pas établie pour eux : l’Autre, singulièrement l’Autre maternel, est source d’angoisse. Puisque pour un sujet l’objet véritable fait défaut, c’est de son semblant que se constitue le fantasme, jetant le voile de l’imaginaire sur un réel désormais calmé. La référence au père est marquée culturellement, inscrite dans la langue et le plus souvent identifiée à un territoire. Cette référence partagée fonde le sentiment d’appartenance à une communauté. Une référence différente du fait de l’immigration par exemple, peut amener à récuser le rôle civilisateur de l’ancêtre de la communauté d’accueil. La présence d’un individu dès lors étranger au sein de la communauté vient mettre en cause mon appartenance phallique et la légitimité de ma propre existence, ce qui va être nécessairement perçu comme un danger. D’où le recours à ce qui va constituer la seule issue jugée efficace : il va s’agir d’isoler ce danger par l’édification d'une frontière. C'est-à-dire que nous aurons à faire à une topologie où il y a un dedans, où nous sommes entre nous, en sécurité, et un dehors menaçant. Ce qu’il faut alors bien mesurer, ce sont toutes les conséquences qui en découlent : la dimension Autre en tant que telle est ignorée et le semblable devient alors l’étranger, le barbare, voir l’ennemi. L’axe paranoïaque évoqué plus haut risque de devenir le seul rapport possible à l’autre.
  • 2. Contrairement à ce que décrit Naguib Mahfouz dans son livre « Les fils de la Médina »( Actes Sud, 2003), la grande maison où se tiendrait l’ancêtre fondateur est vide. Les fils ont beau tendre l’oreille, le lieu où il est supposé exister reste silencieux. C’est une conséquence du fonctionnement du langage qui amène le parlêtre à croire qu’il y a là une instance réclamant des sacrifices pour être reconnu et béni par elle. Nous pouvons observer dans notre clinique grâce aux remarques de Freud que plus les sacrifices étaient lourds, plus le sentiment de culpabilité issu du sentiment d’insuffisance était important et plus il réclamait de nouveaux sacrifices. Et alors pourquoi pas le sacrifice suprême, celui de sa vie ? Ce serait une façon radicale d’exaucer les vœux attribués au père dans l’Autre et d’en obtenir une reconnaissance automatique. Nous devons reconnaître que la science nous a bien aidé à découvrir que le ciel était vide (voir le livre de Charles Melman et de Jean-Pierre Lebrun : « L’homme sans gravité » chez Denoël, 2002). Nous sommes du coup amenés à supporter ce vide et à constater que ce lieu maintenant déshabité n’est que la conséquence du fonctionnement du langage. Ce vide au creux de chacun de nous est dans une position d’extimité pour reprendre l’expression dont se sert Lacan. Le réveil de ce sentiment d’être déterminé par ce lieu habituellement ignoré de nous contribue à faire émerger cette inquiétante étrangeté évoquée par Freud. Certaines circonstances, comme celles d’être immergés dans une communauté réunie autour d’une autre langue, de références différentes viennent donner consistance à cet Autre en nous- même. Ce n’est que par projection imaginaire – la dimension imaginaire ici ne signifie pas que le processus en est moins efficace – que la figure de l’étranger va être investie de ce pouvoir de menacer mon identité et donc de devenir l’objet de ma méfiance ou de mon hostilité. La pratique de la psychanalyse repose sur l’écoute de ce discours Autre qui détermine à son insu la subjectivité du patient. Or, l’idéologie actuelle qui prescrit la transparence, la parité, la possibilité d’accéder à l’objet tend à abolir cette dimension Autre et donc la dimension de l’inconscient. Ne pourrait-on pas, sans présumer de nos forces, poursuivre notre écoute d’un sujet habité par un désir inconscient, et ne pas nous adresser à un individu dont la revendication concernera uniquement la privation dont il s‘estime être la victime et dont il vient demander réparation auprès de son psy ? Pour ne pas être taxé d’angélisme, j’évoquerai la question de la violence puisque celle-ci est incontournable, mais à un autre moment, peut-être…