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Bakir Zied




Harissa ou Moutarde ?


            Roman




    13 rue de la Forge Royale
            Paris XI
À Brice Hortefeux




L’esprit frappeur est étoilant et rieur
                    Georges Henein
I
Il y a le ciel, le soleil... et la dictature
1
                   Zénon contre Zaba

   Le prophète étant nul en son pays, Zénon Bétoncour, tête
en l’air et cul à terre, personnage à l’ego incommensurable,
comprit très tôt qu’il n’aurait aucun intérêt à rester chez lui.
Dès lors l’idée de s’expatrier commença à germer dans son
esprit. Sournoise et obsédante.
   Chez lui ? Zénon ne l’entendait pas de cette oreille. En
bon joueur qui se respecte, là où l’on est bien, là est la partie,
aurait-il rétorqué intraitable. Le monde dans sa tête était un
échiquier et n’avait point de frontières. Aucune alternative
n’était envisageable, aussi pour renforcer sa résolution et se
couper la retraite, Zénon effaça de son horizon toute
éventualité de s’ensabler dans son propre pays. Se morfondre
dans la masse et prendre la vie tel qu’on le lui suggérait ? À
d’autres.
   Zénon avait vingt ans de méditation et presque autant de
mal-être. Il était maigre comme un clou et n’en avait pas
moins du mal à se fixer quelque part. Une sorcière avertie
aurait aisément pu lire entre les lignes de sa main qu’il avait
l’âme d’un renégat – et qu’elle ne toucherait pas un
maravédis pour ses services.
   « Chez lui », c’était le royaume des Tunoches, une
province au sud de la Méditerranée, jadis annexée à l’empire
d’Arabie. Zénon s’étant informé sur quelques régimes
politiques des contrées alentour, s’était écrié un matin,
indigné face à ses concitoyens (qui portaient bien ce préfixe
trouvait-il) : « Un royaume de nos jours, mais c’est un


                                9
anachronisme ! Honte à vous Tunoches, qui vous laissez              Seulement, faute de compagnons de la dimension de
gouberner par un roi, vous croyez-vous au Moyen Âge ? »             Charles Bronson et Steeve Mc Queen, il lui fallait renoncer
  C’était pisser dans un oud.                                       à ce plan et agir seul.
                                                                       (Quelle était la différence entre un malheur et un Zénon ?
  – Qu’est-ce que tu nous chantes ? Ce n’est pas un roi, c’est      – Un malheur n’arrive jamais seul.)
un président. Pré-si-dent ! Tu as toujours tout vu de travers,
dit un aveugle.                                                        Le royaume des Tunoches était tenu d’une main de fer par
  – Pauv’ gamin, il n’a plus toute sa tête, ajouta un autre qui     un roi borgne nommé Zaba. Un homme mystérieux qui ne
en connaissait un rayon.                                            se montrait guère. Une sorte de colosse trapu comme une
  – Si c’est pas malheureux ! Renchérit un vieillard édenté         montagne. On disait de lui qu’il n’avait pas un cheveu blanc
qui n’avait que ces mots à la bouche.                               sur le crâne malgré son âge avancé et ce détail de sa
                                                                    personnalité portait au summum la fascination que lui
  Tout était pour le mieux. Les Tunoches, anesthésiés par les       vouaient ses sujets. C’était un homme sans soucis.
maléfices de leur roi lui rirent au nez. Quand le viol est              Cependant de mauvaises langues répandaient que Zaba,
inévitable détends-toi et jouis. Telle était leur devise.           machiavélique, utilisait pour ses cheveux blancs la même
  Autant dire que ces Tunoches-là étaient un peuple à               politique de camouflage qui était en vigueur face aux soucis
principes. (D’où le refrain : Et patati et patatoch, elle est-y     du royaume. Chut ! Les Tunoches n’y voyaient que du feu.
pas belle la vie chez les Tunoches ? Ils en dansaient de la belle   Clic clac, ta tête est dans le sac. Du travail de pro. Nickel.
aube au triste soir.)                                               Rien dans les mains. Et sur les mains ? Du sang ? Allons donc.
  Que font 99 moutons et un Tunoche ? Cent bêtes,                      Ces mêmes mauvaises langues rapportaient aussi que
persistait Zénon, impitoyable.                                      Zaba se vantait devant ses courtisans en faisant bombance,
  Comment organiser un dîner de cons chez les Tunoches ?            en brandissant la constitution du royaume, il braillait :
  Chacun dîne chez soi !                                               « Ceci est mon costume, ai-je pris du bide, je l’élargis
                                                                    aussitôt à ma taille. »
   Certains fanatiques proposèrent de lapider le renégat qui           Le peuple qui voyait là une affaire personnelle, jugeait
refusait allégeance au roi. De plus tolérants optèrent pour lui     déplacé de s’en mêler. Zénon, première mauvaise langue,
trancher la langue et lui laisser la gorge.                         avait l’impression d’assister à la fable du Roi nu et se prenait
   Finalement, on le prit pour fou et plus aucune attention         pour le gamin sorti de la foule pour déclarer que le
ne fut accordée à ses élucubrations. Zénon crie, la caverne         monarque n’avait rien sur le dos.
dort. N’ayant plus de voix, Zénon se résolut à faire le mort,          En récompense on l’affubla du costume de fabulateur et
avec une idée en tête : préparer son évasion. Creuser un            le jeu devint dangereux.
tunnel sous la Méditerranée pour rejoindre le Nord, comme              « Longue vie à toi, ô Zaba notre sauveur, nos vies sont à
dans La Grande Évasion, l’un de ses films préférés.                  toi, Amen ! »


                               10                                                                 11
Les plus dévoués des sujets conservaient chez eux le                Entre le Sud et le Nord de la Méditerranée, des années
portrait du souverain, oubliant qu’il était un simple mortel.       lumières. Zénon apprit qu’au Nord, il était un pays
Pour les récalcitrants – mauvaises langues citées plus haut,        (sûrement le nombril du monde) qui s’était défait de son roi
on les appellera aussi infidèles, traîtres, trouble-fête et rabat-   il y a des lustres et qu’on accueillait bien en ces lieux les
joie, droit-de-l’hommistes, semeurs de zizanie, vendus à la         demandeurs de savoir. Il réfléchit et trouva la combine :
cause de la liberté, lubie corruptrice inventée par les             endosser un costume d’étudiant.
merdiques peuples nordiques – pour ceux-là, une consigne               Lequel costume lui alla comme un gant. Du sur mesure.
claire et sans détours circulait sous le manteau :                     Les services du consulat n’y virent que du feu. Du travail
   – Libre à toi de danser, mais garde-toi de penser. Dieu t’a      de pro. Clic clac, ton visa est dans le sac. Nickel.
flanqué d’une cervelle, tu la lui rends. Ici c’est le zaïm qui          Mais Zénon ! L’herbe nous semble toujours plus verte
commande et dicte les pensées, c’est lui, Dieu. Maintenant,         chez le voisin…
motus et bouche cousue. Tu fermes les yeux et tu marches               – Quelle herbe ? Il n’y a pas d’herbe ici – à part celle qu’on
avec le troupeau.                                                   nous coupe sous le pied. La terre est aride, elle n’est fertile
   – Mais où va-t-on ? Comment marcher les yeux fermés ?            qu’à la culture de la médiocrité. « Le vert pays des
Et si je me casse la gueule ? protestes-tu, et tu as déjà désobéi   Tunoches », on nous a barbés avec ça dès la naissance, le vert
à la consigne. Pour te ramener vers le droit chemin, l’on           pays des Tunoches, soit, mais c’est seulement parce qu’il n’est
s’empresse de te casser la gueule. Tu récidives et l’on se          pas encore mûr.
charge de te crever les yeux, et le troupeau avancera sur ton          – Ma parole, tu débloques ?
misérable corps. Tu n’es plus qu’un vague souvenir et un               – Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Mais qui me
mauvais exemple à ne pas suivre.                                    parle ?
   Ainsi donc, contre cette terrible consigne, Zénon prit la           – Ton alter ego, c’est moi depuis le début.
ferme résolution de fausser compagnie au troupeau. Seul                – Mon alter ego ?
contre tous, la meilleure défense est la fuite. Aucune lâcheté         – Présent !
là-dedans, l’oppresseur est toujours plus lâche que                    – Tu viens encore altérer mon ego assoiffé je parie ?
l’opprimé. Zénon n’était pas Jésus pour se sacrifier et                 – Je viens le modérer.
trouvait absurde toute idée de sacrifice.                               – Décidément, tu ne me lâcheras jamais. La première fois
   Si le monde était un corps de femme, disait-il, le royaume       que je t’ai eu en face de moi, je devais avoir six mois. J’avais
des Tunoches serait son trou du cul. Il avait l’impression que      déjà vu que ça allait être compliqué entre nous. Tu étais froid
sa naissance en cet endroit immonde était une erreur qu’il se       et lisse, et tu as immédiatement riposté quand j’ai levé la
devait de rectifier : une erreur dans le temps et dans l’espace      main sur toi. Maman s’est empressée de nous éloigner.
puisque Zénon exécrait aussi son époque et éprouvait une            Quelque chose entre nous risquait de se briser. Ce n’est que
nostalgie insensée pour un temps qu’il n’avait pas connu : les      quelques années plus tard que nous pûmes entretenir des
années Yé-yé !                                                      relations distantes et régulières.


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– Quelle mémoire !                                               c’est au pays des Gaules que tu t’en vas rouler ta bosse – dans
   – Tu devins mon seul et meilleur ami, mais en même               l’unique but de passer la frontière ?
temps mon unique et pire ennemi. Nous ne nous sommes                   – Les frontières sont multiples. Il y a aussi celles de l’esprit.
jamais quittés et tu ne m’as jamais lâché la grappe. Je ne sais        – Tu as toujours rêvé de conquêtes. Ne couves-tu pas
si tu me facilites la vie ou si tu me l’empoisonnes.                quelques ambitions cachées ?
   – Ne pense pas à cela, veux-tu ? Je disais que tu allais            –…
t’expatrier, d’ailleurs tu tombes à pic, j’ignore la suite des         – Le Rastignac Tunoche ! Je te sentais venir. N’y vas-tu pas
événements.                                                         aussi parce qu’on s’y adonne plus facilement à la
   – Tu les sauras bien puisque je vais t’avoir sur le dos, c’est   concupiscence ? Tel que je te connais, je parie que tu as dans
à croire que tu n’as rien de mieux à foutre.                        l’idée d’aller ensemencer quelque donzelle…
   – Je me fais du mauvais sang pour toi.                              – Assez jasé. Maintenant dégage, je ne te hais point.
   – Qui partira verra.
   – Sans doute, mais où iras-tu ?
   – Là où je pourrai laisser libre cours à mes élucubrations,
lâcher la bride à mon esprit et le faire gambader en toute
liberté.
   – La liberté, c’est donc ça ? Mais ça n’existe que dans les
livres Zénon, et encore, les sans-cœurs rodent toujours.
   – Je ne veux rien entendre.
   – Et comment comptes-tu t’y prendre ?
   – J’ai appris la langue de mes hôtes, leur histoire, leur
littérature et leur civilisation. Ils ont fait du bon boulot,
pendant que nous autres, nous faisions la sieste en nous
vantant d’avoir inventé le GPS d’il y a mille ans.
   – Moué, la science est sortie de chez nous mais elle n’est
jamais rentrée. Tu vas les féliciter ?
   – Je m’en vais voir ça de visu.
   – Il te faudra un visa.
   – J’ai un dossier béton.
   – Eh bien cours.
   – Je vole.
   – Minute ! Ne me dis pas que tu t’es coltiné tout ce temps
à étudier la langue et la littérature des anciens Francs – car


                               14
est en majorité des khobzistes (ceux-là qui cherchent à
                                                                  gagner leur pain sans se préoccuper d’autre chose) trop
                                                                  pauvres pour ne pas se soumettre et pas assez pour se
                        2                                         révolter. Mais quel est donc ce fameux parti ? Le RCD
              Un diamant brut se taille                           m’sieur. RCD ? Rassemblement des Cons Dogmatiques ?
                                                                  Rassemblement des Conspirateurs Démoniaques ? Non
                                                                  m’sieur, Rassemblement Constitutionnel Démocratique.
   29 Septembre 2006. Visa en poche, Zénon enfonce la             Oui m’sieur. Dé-mo-cra-tique. Enfonce-toi bien ça dans la
porte de la première agence de voyage qui croise son              tête.
chemin. « Il manque un billet monsieur » lui fait la caissière.
Il ne cherche pas à vérifier. Prenez tout. Il tend le billet          Au lieu d’être les citoyens d’une nation, c’étaient les sujets
manquant, récupère son ticket pour le premier vol en              d’un chef. La dictature laïque ou le fondamentalisme
direction d’Orly, c’est-à-dire dans une heure. Une heure          religieux ? De deux maux choisir le moindre. Les
pour rejoindre l’aéroport et embarquer, ça doit suffire. Il est   compatriotes de Zénon avaient fait leur choix. Hors les deux
comme un braqueur de banque qui prend la fuite. Il hèle la        maux n’avaient-ils pas idée d’un bien ? La chaleur lui tape
première caisse jaune qu’il aperçoit. Pas libre ! Pendant qu’il   sur le système. Zénon a toujours détesté ce soleil pourtant
peste contre ce taxi, un autre klaxonne de l’autre côté de la     convoité par les visiteurs étrangers. Il avait l’impression qu’il
rue pour attirer son attention. Zénon attend qu’il fasse          devenait hypocrite à son tour ; il était accablant de chaleur
demi-tour et s’arrête à sa hauteur. Ce mufle ne lui ouvre pas      étouffante sans lumière véritable. Et malgré sa présence
la portière, ne sait-il pas qui il est ? Zénon Bétoncour          continue, l’activité que l’on pratiquait le plus dans ce pays
s’installe sur la banquette arrière avec son sac entre les bras   était bel et bien de cacher le soleil avec un tamis. Ainsi, les
et referme d’un coup sec. Le chauffeur le toise dans le           Tunoches avaient-ils le soleil mais pas les Lumières.
rétroviseur. Sa question est tellement évidente. Il ne la            Le chauffeur de taxi mâchouille un chewing-gum. Il a des
prononce pas. Avec la canicule qui sévit, il lui serait pénible   grosses lunettes noires fixées sur son crâne rasé. Son pantalon
de dire « où dois-je conduire monsieur ? » Il la ferme. Tant      est retroussé jusqu’aux genoux et des auréoles de sueur
mieux. La puanteur est déjà insupportable autour de lui.          s’étalent sous ses bras et sur son dos. L’autoradio crachote une
   Au rétroviseur est accroché l’emblème du parti avec un         musique populaire de mauvais goût, celle qui rendait Zénon
mini-drapeau national comme si la patrie ne pouvait se            insomniaque tout au long de la saison des fêtes. Le bras
concevoir en dehors du parti qui engloutit tout sur son           gauche du mec, caché par une manche de chemise pour se
passage. Marche avec moi ou je te crève. Pourtant c’est bien      protéger du soleil, pendouille par la fenêtre, une cigarette se
de chez eux que vient cet adage populaire « Deux opinions         consume entre ses doigts malgré l’autocollant sur le tableau
valent mieux qu’une. » Mais qu’y faire ? Ici les chauffeurs de    de bord qui interdit de fumer et dépeint ainsi tout le
taxi ne peuvent exercer qu’en adhérant au parti. Le peuple        paradoxe, la schizophrénie et l’hypocrisie qui règnent dans ce


                              16                                                                 17
bled. Zénon a envie de lui crier : « Tu ne sais pas où je vais ?        – Tu pars en voyage ?
Je quitte le pays, espèce de mené-par-le-bout-du-nez ! Je te            Zénon a l’impression qu’il fait tout son possible pour le
laisse, toi, ton taxi pourri, ton klaxon, ton soleil, tes            faire sortir de ses gonds. Rien que le son de sa voix l’exaspère.
moustiques, ton président-roi, je te laisse moisir ici avec les      Non, ils ne l’auront pas. Il se dote d’un flegme britannique.
autres, espèce d’homme futile, amusez-vous sans moi ! »              Cependant, sa paranoïa atteint son comble.
                                                                        – Tu es sûr qu’on est sur la route de l’aéroport ? Tu m’as
   Finalement il laisse échapper un seul mot.                        bien entendu, c’est à l’aéroport que je vais. Il eut envie de lui
   – Aéroport.                                                       tirer les oreilles.
   – L’aéroport de Tuthis-Carnage ? aboie le taximan en se              – J’ai pris un raccourci, comme tu avais l’air pressé.
retournant.                                                             Un taxi qui prend un raccourci, cela lui semble louche. Il
   – Tu en connais d’autre part ici ? lâche Zénon excédé.            décompresse quand il aperçoit un gigantesque albatros
   – Pourquoi tu parles comme ça ?                                   fonçant droit vers le sol. D’énormes disques noirs sortent de
   Pourquoi il parle comme ça ? Zénon aurait parié qu’il             son ventre. Il repense à la question du taximan.
allait le dire, mais inutile de s’emporter. Il essaie de contenir       – Je pars tout court, lâche-t-il, laconique tel un Lino
sa colère, ce prostitué de la cervelle serait capable de faire une   Ventura.
grève sauvage pour lui mettre des bâtons dans les roues, à              Les lunettes noires s’orientent vers lui dans le rétroviseur. Il
lui ! Mais ils ne l’auront pas. Ils ont supprimé un camarade,        distingue un froncement de sourcils. Il n’en dit pas plus et
il se serait pendu dans sa cellule avec sa cravate, comme si ça      ignore le malotru jusqu’à ce qu’il se gare. Il le paie et s’extirpe
ne pouvait pas servir à autre chose. Voilà leur politique.           de la voiturette. Le taximan le hèle pour lui rendre la monnaie.
Harcèlement et intimidations en tous genres à l’égard des               – Garde le reste, espèce de mouton de Panurge, dit Zénon
intègres, et ça va jusqu’au meurtre. Que dit Paul Valéry : La        inconscient de sa condition, comme s’il devait le
politique, c’est l’art d’empêcher les autres de se mêler de ce       dédommager pour toutes les injures dont il l’avait accablé
qui les regarde. En ce sens, Zaba est le plus grand des artistes.    intérieurement.
Grâce lui soit rendue. Zénon n’appelle pas au soulèvement               Ce troupeauïste aurait pu riposter et lui lancer, ne serait-
populaire contre lui, ce serait prêcher dans le désert. Et puis      ce que par les yeux « Et toi, mouton noir, rat de
de qui se moquerait-on ?                                             bibliothèque, brebis galeuse, chien enragé, chèvre de
   Le taximan ne le laisse pas en arriver là et, sans mot dire –     monsieur Seguin, tu t’enfonces droit dans la gueule du
peut-être le maudissait-il – baisse ses lunettes et enclenche la     loup ! »
première.                                                               Au lieu de ça notre taxi driver dodeline de la tête et tapote
   – C’est l’enfer, glapit-il au bout d’un moment en                 sur son volant, emporté par le son du mezoued.
s’essuyant la boule.
   Cet abruti ne croit pas si bien dire. Zénon ne répond pas,         À l’aéroport de Tuthis-Carnage, Zénon avait dupé tout le
il s’en fiche, ce n’est plus son affaire.                             monde. On l’aurait cru triste de quitter l’amère patrie, alors


                               18                                                                    19
qu’il avait envie de lâcher des rires démoniaques, de courir
dans tous les sens, de sauter jusqu’au plafond et de crier
victoire. Bande de salopards, vous ne m’avez pas eu ! Je vous
quitte, je vous largue ! Il avait envie de leur faire des grimaces                            3
en tirant la langue comme font les enfants, de leur envoyer                   La faute à François-Marie Arouet
des bras d’honneur et de leur montrer son postérieur comme
font les adultes. Mais il ne savait pour quelle raison il se
sentait crispé, mal à l’aise et confus. Il n’avait même pas             La veille de son départ Zénon n’avait pas fermé l’œil de la
sourit à l’hôtesse. Zénon ne les aime pas ces hôtesses. Elles le     nuit. Demain est un grand jour, un jour à marquer d’une
laissent sur sa faim. Heureusement qu’elles ne montrent que          bière blanche (il avait soif). Le jour de sa seconde naissance.
les dents.                                                           Le jour de sa délivrance. Il se rappelle les mots d’Hannibal
                                                                     qui disait à ses soldats, malgré toutes les victoires remportées
                                                                     « Tant que nous n’avons pas pris Rome nous n’aurons rien
                                                                     accompli ». Demain Zénon aura gagné une bataille, pas la
                                                                     guerre. « Je n’irai pas à l’étranger faire du tourisme, j’ai une
                                                                     légende personnelle à accomplir, un coup d’éclat à monter,
                                                                     un coup d’État à fomenter, et un coup… à boire. »
                                                                        Impossible de dormir. Il se prépare. Il emporte tout ce
                                                                     dont il a besoin comme pour un départ définitif. Le strict
                                                                     minimum. Pas d’encombrements. Il en a déjà assez dans la
                                                                     tête. Quelques livres, des carnets, des crayons, ses brouillons
                                                                     de manuscrits, la photo de Victor Hugo, photographié par
                                                                     son fils Charles en 1855 à Jersey près du Rocher des Proscrits
                                                                     (découpée dans un Magazine littéraire emprunté à la
                                                                     bibliothèque). L’homme océan aura eu un regard bienveillant
                                                                     sur lui tout au long des dernières années. Il avait hésité, ses
                                                                     proches se souviendront de lui à chaque fois qu’ils la verront,
                                                                     alors il l’embarque, elle ne prendra pas beaucoup de place. Il
                                                                     faudra qu’il pense à la faire encadrer. Des affaires de toilette,
                                                                     sa brosse à dent et ça sera bon. Il serait parti nu s’il avait pu.
                                                                        Il efface du mur de sa chambre une inscription tirée de
                                                                     L’Homme révolté : « Mourir debout, plutôt que de vivre à
                                                                     genoux » Vivre debout, est-ce donc impossible ?


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Parmi les ouvrages qu’il embarque, le Dictionnaire               prédisant qu’il deviendrait fou. Mais il n’y pouvait rien, il lui
philosophique, dégoté chez un bouquiniste de la vieille ville.      en fallait toujours davantage. Bibliovore. Obsédé textuel.
   Il l’ouvre à l’article Égalité pour lire une énième fois cet     Dessine-moi un bouquin. Un livre à la place de la cervelle.
extrait qui l’avait marqué et qu’il connaît par cœur « À            Mon royaume pour une pile de pages imprimées… Halte là,
l’égard d’un particulier qui ne tient à rien, mais qui est fâché    vite, une cure de désintoxication ! (Note de l’éditeur : ne pas
d’être reçu partout avec l’air de la protection ou du mépris,       interrompre la lecture.)
qui voit évidemment que plusieurs monsignori n’ont ni plus             4 h du matin. Zénon est aux aguets. Il faut encore que le
de science, ni plus d’esprit, ni plus de vertu que lui, et qui      jour se lève. Le temps semble ralentir. Il a envie de le pousser
s’ennuie d’être quelquefois dans leur antichambre, quel parti       de toutes ses forces, de faire avancer les aiguilles de
doit-il prendre ? Celui de s’en aller »                             l’Horloge. Il ne va pas s’arrêter maintenant, ce n’est que le
   Voltaire, tout ça c’est de ta faute !                            commencement. Il comprend son jeu : Ralentir pour
   Ce breuvage inépuisable, on peut se soûler avec toute sa         repartir de plus belle et rien ne l’arrêtera. Une épopée est en
vie. Zénon pensa qu’il avait derrière lui des années de lecture     marche !
passionnée. Trop et pas assez. Trop, n’ayant fait que ça à s’en        Contrairement à Shéhérazade, Zénon avait toujours été
esquinter les yeux (contrairement à la masturbation, la             délivré par la nuit. « La nuit est faite pour les chauves-souris,
lecture rend bien aveugle, Zénon malgré ses vingt ans, en           les voleurs, les amants et les écrivains » disait Alexandre
vint à avoir la phobie de finir ses jours dans l’obscurité, un       Dumas. Elle est aussi faite pour lui – n’en déplaise à la
garçon prévoyant pourrait-on dire). Pas assez, n’ayant lu           fourmi la cousine. La nuit est son royaume. La nuit est
qu’une infime portion de la bibliothèque universelle. Le ciel        tendre et éternelle comme les diamants, comme les étoiles,
lui était tombé sur la tête le jour où il se rendit compte qu’il    comme les rêves d’enfants gravés sur la lune. Il sort scruter
n’aurait jamais le temps de lire tous les livres de la planète.     l’horizon qui s’illumine en paix. Le jour tant attendu pointe
Que ferait-il s’il lui était donné de vivre une seconde fois ? Il   le bout de son nez. Pour une fois, il est le bienvenu. Une
n’y a pas trente-six pages de réponses. Son fantasme était          réconciliation est enfin possible. Tuthis, ville paresseuse et
d’être enfermé à vie dans une bibliothèque, des houris à son        crasseuse dort encore. Voir Naples et mourir dit-on. Voir
service. Anorexique côté nourriture, Zénon avait toujours eu        Tuthis et vomir disait-il. Ville de son enfance, il ne la voyait
la boulimie des livres. On se lève le matin pour prendre son        pas ainsi auparavant. J’ai été bête de croire à dix ans que le
petit-déjeuner, il se lève pour ingurgiter quelques pages, et       monde était si beau, avait-il un jour dit à sa mère, les adultes
combien de fois avait-il pris son dîner froid parce qu’un tas       nous prennent pour des imbéciles !
de papiers noircis reliés le délectait. On dit souvent aux             Il sent sa tête s’alourdir, il a l’impression qu’elle s’est
enfants, finis ton assiette pour devenir grand et fort, jamais       transformée en enclume. Il rentre. Il a envie de se coucher,
finis ton livre, comme si cela n’avait aucune importance,            dormir et tout oublier… Son départ, le pays, le régime,
comme si l’on pouvait devenir grand et fort sans lire. On           l’ogre Zaba, le peuple endormi, la liberté, les droits de
l’avait mis en garde contre les dangers de la lecture, lui          l’homme, le monde moderne, le réveil de la nation…


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« Qu’est-ce que je viens faire là-dedans ? Pourquoi moi ? Je            Il s’en ira donc, laissant derrière lui une société étouffante
ne m’appelle pas Moïse. Moi, c’est Zénon, Zénon                       où chacun flique l’autre. Le régime de la terreur dressait les
Bétoncour et je ne suis qu’un enfant blessé, un oiseau aux            Tunoches les uns contre les autres. Tout le monde se méfiait
ailes ligotées… snif »                                                de tout le monde. L’intellectuel y était damné, la culture
   Sa mère est dans la cuisine. Elle aussi a passé une nuit           méprisée. Que dire alors d’un esprit subversif ? Zénon
blanche. Elle lui prépare le petit-déjeuner mais il ne pourra         échappait à l’abattoir, ni plus, ni moins !
rien avaler.
   – C’est ma dernière nuit dans la caverne de Zaba, vingt
ans pour trouver la bonne formule de sortie, tu te rends
compte ?
   Il voulut paraître de bonne humeur pour lui faire oublier
le chagrin de la séparation.
   – Arrête avec ça s’il te plaît, tu vas faire des études et
revenir avec un diplôme. Leur politique c’est la jungle, tu es
jeune, tu as le droit de vivre ta vie, mieux vaut vivre en
égoïste que de se sacrifier pour rien, ce n’est pas ce que tu
disais ?
   – Ne t’en fais pas ma petite maman, tu me connais je
gagne toujours, dit-il pour la rassurer.
   Il réussit à lui décrocher un sourire. C’était tout ce qu’il lui
fallait. Disparue la fatigue. Il se sentait d’attaque. Quand sa
mère lui souriait, rien ne pouvait l’atteindre, il devenait plus
invulnérable qu’un Achille.
   Zénon devait se pointer au consulat de français à 9h. En
quittant la demeure familiale il ne s’était pas retourné. Il
savait que sa mère était restée sur le perron pour
l’accompagner des yeux. Il savait qu’elle pleurait. Il se serait
effondré en la voyant. Il eut une pensée pour Perceval le
Gallois et se dit que c’est sans doute pour cela qu’il ne s’était
pas retourné lui aussi, en quittant sa mère. Mais
contrairement au chasseur du Graal, le départ de Zénon ne
fut pas, fort heureusement, fatal à celle qui lui avait donné
le jour.


                                24
– La faculté et mes professeurs ne sont pas pour rien dans
                                                                    ce … succès, reprit Zénon.
                                                                       – Ravi de vous l’entendre dire, gémit le « bide » en faisant
                            4                                       l’effort de se lever pour faire face à l’étudiant modèle.
                La possibilité d’un bide                               – J’ai eu vent de votre projet de continuer vos études à
                                                                    l’étranger, je vous en félicite aussi, vous irez loin, je l’ai tout
                                                                    de suite deviné.
   Trois mois auparavant, Zénon avait été convoqué par le              – Je vais à Paris, dit Zénon incorrigible.
doyen de sa fac qu’il surnommait le « bide » à cause de sa             Le portrait de Zaba, arborant son sourire bienveillant était
panse qui le devançait d’au moins cinquante centimètres. Sa         accroché au mur comme il est de rigueur dans n’importe
fonction lui imposait le port du costume integrale. Pour            quel bureau, boutique ou autre commerce du pays. Jamais
mettre une touche personnelle, il étalait avec du gel les           Zénon ne s’était senti à l’aise dans un bureau. Il se posait
cheveux qui lui restaient sur le crâne et, hormis une petite        cette question aporétique : devient-on abruti dès lors que
moustache qu’il s’ingéniait à affûter, rien ne faisait penser à     l’on occupe un bureau ou bien occupe-t-on un bureau parce
Clark Gable.                                                        qu’on est abruti ?
   – Cherr Zénon, commença-t-il, dans son français ronflant             – Cherr Zénon, allez leur montrrrer de quoi nous sommes
et rocailleux, infesté d’emphatiques accents toniques, notrre       capables, vous faites parrrti du fleurrron de notre nouvelle
faculté et tout son staff éducatif sont fiers de vous avoir eu       jeunesse, c’est vous qui allez bâtir la nation de demain, le
comme étudiant tout au long de ces années que vous avez             pays compte sur vous, l’avenir vous appartient ! s’enflamme-
brillamment couronnées par une licence remportée haut la            t-il. Vous assurerez la relève, et lorsque vous reviendrez avec
main. Toutes mes félicitations !                                    votre diplôme en poche, j’interviendrai moi-même pour que
   – Merci… à la faculté et à mes entraîneurs… heu… je              vous intégriez cet établissement. Qui sait ? je connais vos
veux dire à mes professeurs, excusez-moi…                           moyens, vous serez peut-être ministre…
   – Hum, vos entrraîneurs, lapsus révélateur cherr Zénon,             « Dieu m’en préserve » pensa Zénon.
nous aimons tous le foot dans ce pays, ça vide la tête et ça           Il l’aurait serré contre lui s’il n’y avait eut entre eux
évite de penser à autre chose, j’ai moi-même été arrière            l’obstacle adipeux. Encore un peu et il lui aurait donné
gauche de la sélection nationale, vous le saviez ? Je n’avais pas   mauvaise conscience avec son paternalisme affecté. S’il
ce ventre, dit le doyen, avec sa voix caverneuse, en reculant       l’avait convoqué, c’était pour s’assurer que « l’enfant
son fauteuil pour mieux se le caresser.                             prodige » comptait bien revenir au pays ; La majorité des
   S’il avait pris ses propos pour un lapsus, Zénon ne savait       étudiants expatriés en Occident ne reviennent pas. Ceux qui
comment prendre les siens. Critiquerait-il la politique de          vont loin y restent. Les autres préfèrent être ouvriers (ou
diversion qui consiste à gaver le peuple de football et autres      parfois même SDF, mendiants ou morts) en Occident que
niaiseries, lui, un fervent du parti ?                              cadres chez eux. Le Calife Omar l’avait bien dit : « L’exil avec


                               26                                                                   27
la richesse est une patrie, la pauvreté chez soi est un exil. »          Les larmes de Zénon freinent net.
   S’il lui avouait qu’il a fait ses études uniquement dans le           – Hein ? J’ comprends pas.
but de quitter le bateau ? Il le fatigue. Il ne peut plus                – C’est moi le traître. Quand j’étais jeune, j’avais les
l’entendre. Pourquoi ne lui dit-il pas une fois pour toute            mêmes ambitions que toi, je voulais changer le monde (là, il
qu’ils ne sont pas du même bord ? Qu’il refuse l’étêtage, qu’il       se méprendrait sur les ambitions de Zénon). Nous étions un
voit autrement l’avenir de son pays, sans népotisme, sans             groupe de jeunes imbus de valeurs, hélas trop peu
corruption et sans privilèges, une société de droit et de             nombreux, nous ne faisions pas le poids contre l’infâme. Les
justice avec séparation des pouvoirs comme le préconisait             uns ont fui le pays pour ne plus revenir, les autres
Montesquieu il y a trois siècles, une société où chacun               croupissent encore au trou, certains y ont laissé leur peau. J’ai
pourra chanter, danser, et penser librement, où les citoyens          dû retourner ma veste que j’avais à l’endroit. J’ai trahi mes
oseront prendre le changement en main au lieu de le laisser           idéologies, c’est moi qui mérite le bûcher… Là, Zénon
les prendre à la gorge. Une société comme il y en a ailleurs.         sentirait que son bidoyen va pleurer. À son tour de le
Qu’ont-ils de plus, nom d’une cervelle, ceux là qui jouissent         réconforter.
d’un brin de démocratie, qui confrontent leurs idées, qui ne             – Allons, ce n’est rien m’sieur, Clark Gable n’aurait pas fait
cirent pas les pompes de leurs dirigeants mais leur                   mieux.
demandent des comptes ? Pourquoi ne lui dit-il pas qu’il                 Mais voilà que celui-ci se tient la tête entre les mains et se
préfère mille fois être libre et en danger plutôt que de vivre        met à chialer comme un homme.
en sécurité sous une dictature ? (Peut-on être en sécurité sous          – Maintenant c’est trop tard, j’ai des gosses. Fais ta vie et te
la dictature ?) Est-il si borné que ça ?                              mêle pas de ça, ce n’est pas demain que ça va changer par ici.
   Toute sa rage lui était remontée à la gorge. Il eut envie de       Notre peuple est maudit, c’est pourtant sur cette terre qu’a
lui dégueuler dessus, à ce fantoche… Au lieu de ça, ses forces        été bâtie l’une des premières démocraties de l’Histoire. Notre
le lâchent, il craque et s’effondre à ses pieds. Ses yeux sont        civilisation, jadis la plus raffinée de toutes, a commencé à
des geysers semblables à deux femmes fontaines en pleine              péricliter dès que les bateaux ont pu traverser l’Atlantique
jouissance, il provoque presque une inondation.                       (d’où peut-être l’origine de l’hostilité des Arabes envers le
   « J’avoue tout, je suis un traître, j’ai pactisé avec le diable,   Nouveau monde ?), ensuite vint le colonialisme pour nous
j’ai ourdi, j’ai comploté, je mérite le bûcher, je demande            asséner le coup de grâce. À l’indépendance nous avons été
pardon, ce n’est pas moi, c’est la faute à ces livres de malheur,     livrés au totalitarisme de quelques rapaces assoiffés d’assouvir
j’abjure, je maudis Voltaire, Rousseau, Montesquieu et                leurs ambitions personnelles, des pions mis en place par le
Cie… »                                                                services après-vente de la colonisation. Il y eut Bougre-Bas
   Le doyen se penche sur lui.                                        pour se proclamer président à vie, autant dire roi. On l’avait
   – Ce n’est rien petit, ressaisis-toi. Je comprends. ‘Coute,        pris pour le sauveur de la nation. Le Sauveur, tu te rends
(il baisserait la voix à cause du portrait) va, cours, vole et        compte ? Je vais te dire moi, il n y a pas de sauveur, celui qui
sauve ta peau. Y a rien pour toi ici…                                 prétend l’être, il a juste eu la chance d’être là au bon moment,


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comme un roi déchu a la malchance d’être là au mauvais               t’écraseront comme une mouche et personne ne se
moment. Cet homme a raté son rendez-vous avec l’Histoire             souviendra de ton nom. Trop tôt, faut laisser faire le temps,
(aurait-il oublié de régler son réveil ?) c’est à croire qu’il se    c’est le meilleur remède, un jour ça va leur péter à la gueule,
fichait de l’avenir du pays après lui. Il est sorti par la petite     nous ne serons pas là pour le voir et c’est peut-être mieux,
porte remercié par le monsieur que tu vois sur ce portrait. (là,     conclut-il en déposant sa cigarette dans un cendrier aux
Zaba décocherait un clin d’œil, se donnerait un coup de              couleurs du parti…
poing au menton fier de lui) Sur son lit de mort Bougre-Bas              – Monsieur Bétoncourr ?
ne pouvait qu’accorder sa bénédiction au petit ambitieux qui            – Hein ? Sursaute Zénon sortant de sa torpeur.
prétendait apporter le changement attendu, et regarde ce                La cigarette se consume toujours sur le bord du cendrier.
qu’il en est advenu : Plus ça change, plus c’est pareil, que l’on    Le « bide » ne l’éteint pas. Il la laisse empoisonner le bureau,
me dise comment un homme qui demeure trente ans à la tête            alors que sa femme et ses enfants continuent d’exhiber leur
d’un pays peut parler de changement ? Nos dictateurs se              sourire photogénique.
succèdent et se ressemblent, nous avons sûrement cette                  – Déjà le mal du pays ? Vous serez dans la plus belle ville
saloperie dans le sang. Pendant ce temps, le peuple se curait        du monde. Vous verrez, Paris est une femme fatale, il vous
les dents, maté par trente ans de Bougrebisme, et personne           faudra beaucoup de courage pour vous extirper de ses bras.
n’a levé le petit doigt pour nous qui tentions de sauver les         J’ai moi-même fait des études par là-bas…
meubles, de nous offrir une petite démocratie et une dignité            Le bide avait cette manie de rebondir sur tout ce qu’on lui
incontestée. Ils ont fini par faire de notre pays une prostituée      disait pour étaler sa geste. Zénon comprit qu’il allait lui
tenue par une bande de proxénètes, et de nous les véritables         dérouler quelques chapitres de son passé glorieux. Il le
enfants de la nation qui refusons de baisser le pantalon, des        coupa :
bâtards que l’on chasse à coup de trique. (Là, il frapperait du         – Nous connaissons tous votre parcours monsieur Le
poing sur son bureau, de honte, la photo encadrée de sa              Tunoche, car ainsi s’appelait cet homme, vous êtes un
femme et ses enfants se voilerait la face.)                          exemple pour nous.
   Zénon se rappelle une chanson de Dalida « je veux mourir             – Hum, fait Le Tunoche flatté, eh bien monsieur
sur scène », c’est sûrement la chanson préférée de tous les          Bétoncour, bon vent et revenez-nous vite et grand ! Il lui
dictateurs de la terre.                                              tendit la pince. Zénon avança sa menotte sans précipitation.
   Le « bide » se ressaisit, reprend son souffle, tandis que         Il se la fit écrabouiller dans la fougue d’une débordante
Zaba figé dans son portrait réprime un rire moqueur. Il               chaleur humaine.
saisit une cigarette, l’allume et se met à la sucer                     – Comptez sur moi, dit-il, soulagé de prendre congé.
frénétiquement. Il ne s’aperçoit pas que la fumée gêne son              Le doyen regagna son fauteuil, alluma une nouvelle
invité, malgré son air absent.                                       cigarette.
   – Envoie-les au diable, petit (Là, il s’obstinerait à l’appeler      À l’instant où Zénon allait s’esquiver, il lui envoya dans le
« petit », Zénon n’apprécie pas). Inutile de te sacrifier, ils        dos :


                               30                                                                  31
– Quelque chose me turrlupine.
   Zénon se retourne, le geste lourd.
   – Pourquoi diable n’avez-vous pas demandé une bourse ?
Avec vos résultats vous l’auriez eue sans coup férir, dit Le                                     5
Tunoche en crachant la fumée par les narines.                                     Circulez ! Il n’ y a rien à lire
   – Je n’ai pas refusé. Je m’en suis aperçu trop tard, les délais
étaient passés, mentit Zénon qui ne voulait pas quémander
une bourse. Il prenait ça pour de la charité. Il savait que ça          L’aéroport international de Tuthis-Carnage, porte
allait être dur et se disait que la meilleure façon d’apprendre      principale de la caserne de Zaba, était souvent le théâtre
à nager, c’est de se jeter à l’eau, à condition de ne pas            d’événements tragicomiques. La douane veillait au grain et
paniquer, et si la galère est un passage obligé pour les justes,     filtrait les entrées plus que les sorties. Dans son collimateur,
qu’il en soit ainsi. Advienne que pourra. L’aventure c’est           les livres, ces petites bestioles qui vous gangrènent l’esprit. La
l’aventure !                                                         noble fin était d’empêcher qu’il n’entre quelque pensée en
                                                                     contrebande dans la caverne de Zaba, susceptible d’y
                                                                     introduire une quelconque lumière qui dissiperait
                                                                     l’ignorance de ses habitants. Laquelle ignorance était
                                                                     indispensable au rayonnement de sa majesté.
                                                                        Zénon fut stupéfait de voir des flics-douaniers qui
                                                                     obligeaient des personnes suspectes à vider leurs sacs, et se
                                                                     faire confisquer les bestioles dont ils s’encombraient. Un sac-
                                                                     poubelle noir leur était réservé.
                                                                        – Les livres sont donc interdits ?
                                                                        – Non.
                                                                        – Alors quoi ?
                                                                        – Seulement les mauvais.

                                                                        Des flics-douaniers experts en ouvrages d’esprit et
                                                                     soigneusement formés pour détecter le mauvais goût.
                                                                        De quoi garder sa ville propre. Parfois, au milieu de la
                                                                     foule bigarrée faite de voyageurs, de porteurs, de personnel
                                                                     aéro-portuaire et de dizaines de personnes qui attendent
                                                                     leurs visiteurs, se glissent des « inconnus », des rôdeurs à
                                                                     l’affût d’éventuels clients à molester, ou à conduire vers des


                                                                                                    33
destinations plus sûres par simple mesure de dissuasion et               – Ha ha ha, ouais.
de prévention. Zénon se faisait tout petit. Celui qui est                – Votre pays est… dégoûtant.
prudent ne craint rien. Il n’a pas peur, il se préserve et attend        « L’homme ricana comme un imbécile heureux » nota
son heure. Heureusement ces agents de nettoyage ne sont               Zénon sur le calepin qui ne le quittait jamais. On aurait dit
pas équipés de détecteur de pensée, dans le cas contraire, ils        ça à un Tunoche, pas sûr qu’il en rirait.
auraient envoyé Zénon direct au lavage de cerveau.                       – Alors pourquoi vous y allez si vous le trouvez
                                                                      dégoûtant ?
   La charmante hôtesse au sourire permanent le place à côté             – À vrai dire, c’est ce que j’ai entendu, et de la bouche de
d’un passager français qui avait apparemment le sens de la            l’un de vos compatriotes (il prend un air dégagé) mais,
mode ; il portait une chemise aussi rouge que sa gorge, des           comme je ne prends jamais ce qu’on me dit pour argent
chaussures vertes et un jeans entre deux couleurs. Zénon              comptant, je m’en vais m’en assurer par moi-même.
tenait à voir le cordon ombilical se rompre, et ce zigoto lui            L’homme intrigué dirigea son regard vers le calepin que
céda gentiment le côté hublot.                                        tenait Zénon et dit : « Vous écrivez un roman ? »
   Quand je serai vieux, se dit-il, j’écrirai dans mes mémoires          – Un roman, moi ? fait Zénon comme quelqu’un que l’on
que je suis sorti deux fois du ventre de ma mère, et qu’à             surprend la main dans le sac et qui cherche à se disculper. Je
chaque fois j’y ai été contraint et ça n’a pas été une partie de      ne suis pas romancier, monsieur.
plaisir. Je dirai aussi qu’il n’y a de repos que sous terre. (Mais       – Hum, je peux savoir ce que vous êtes ?
il n’était pas assez vieux pour penser de pareilles sottises. Il se      – Je suis étudiant, monsieur. Quant à ce que j’écris, tenez.
contenta de les noter sur son calepin pour ne pas oublier.)           Il se demandait s’il continuerait à rigoler en lisant sa dernière
   – C’est votre première fois ?                                      note.
   – Oui, répond Zénon à son voisin de siège.                            Ah ces Français, quel fairplay ! À moins qu’il ne se moque ?
   – Tunoche ?
   – À ce qu’il paraît.                                                  Maintenant le scribouillard ne l’intéresse plus. Il sort un
   – Votre pays est magnifique !                                       livre. Zénon en fait autant. De temps en temps il lui
   Zénon ne répond pas et feint de regarder à travers le              décochait un sourire entre deux pages. Zénon lui trouvait
hublot. T’as qu’à t’y installer, lui dit-il intérieurement. Ces       une tête sympathique, mais entre la contemplation du
touristes ne voient que la carte postale. Ils sont accueillis         paysage, son bouquin et son calepin qui lui servait à attraper
comme des rois pour leur fric et ils prennent ça pour de              ses pensées comme on attrape des papillons – quoique ses
l’hospitalité. Les Tunoches accueillaient-ils un Malien               pensées ne valussent pas la légèreté de ces bestioles – le
comme un Allemand ? Leurs portes restent-elles ouvertes               temps passa très vite et ils n’eurent pas l’occasion de
quand il s’agit d’un journaliste étranger pas gêné de                 s’apprivoiser davantage.
« s’ingérer dans les affaires » du royaume ?                             Pour un conquérant l’amitié d’un indigène peut toujours
   – Francoche ? Demande Zénon à son tour.                            servir, pensait Zénon.


                                34                                                                   35
En descendant de l’avion il s’était exclamé « C’est un petit
pas pour l’humanité, mais c’est un grand pas pour moi », ce
qui amusa son voisin de siège qui lui souhaita un bon séjour
avant de le laisser à ses festivités intérieures.

  – À un de ces quat’ jeune homme, et bon courage pour
votre roman.
  – Bon vent l’ami ! Bon vent !

   Zénon respirait déjà à plein poumons ce qu’il croyait un                        II
parfum de liberté quand soudain il l’aperçut dans le reflet
d’une vitre. Il était là. Zénon se doutait bien qu’il allait le     La femme est l’avenir de l’émigré
suivre comme son ombre. Il semblait perdu, la figure triste.
« À nous deux Paris ! Le Rastignac Tunoche, eh bien vas-y,
défoule-toi, désormais le paradis terrestre est là où tu es, que
n’y gambades-tu pas au lieu de rester planté à me
dévisager ? ». Même lui il ne l’avait pas dupé.
   Il y avait comme un arrière-goût d’amertume dans un
repli du cœur de Zénon, un je-ne-sais-quoi d’insatisfait qui
ne le quittera jamais, qu’il trimballera avec lui toute sa vie,
comme une corde élastique qui le ramènera à la réalité
chaque fois qu’il se laissera envoûter par le chant des sirènes.
Malgré lui, des larmes voulaient s’échapper de ses yeux car
certaines victoires sont amères. Il essayait de les retenir et ça
faisait comme un bras de fer qui s’engageait entre lui et lui.
Un roseau pensant venait d’être déraciné. (Pascal n’aurait pas
pu mieux dire, « roseau », le mot était fait pour lui, du sur
mesure).
S’il était heureux de le voir il cachait bien sa joie. C’était
                                                                    pourtant lui qui lui disait que si un jour il venait en France
                                                                    « no problémo », il s’occuperait de lui parce qu’il est « une
                      1                                             tête » et parce qu’il sait qu’il peut réussir. Zénon comprit que
        Le Cousin Con et la Cousine Bête                            Cousin se permettait de parler ainsi parce qu’il pensait que
                                                                    le risque était minime. C’était mal le connaître. Ces émigrés
                                                                    sont enviés chez eux où ils sont considérés comme une sorte
    Cousin avait du retard et Zénon commençait à s’inquiéter        de classe supérieure. Ils font partie du monde moderne, eux.
quand il le vit débouler dans sa camionnette blindée de             Alors, si un Zénon débarque dans leur vie, constate qu’ils
boîtes en carton. Il faillit ne pas le reconnaître, depuis trois    occupent le bas de l’échelle et voit leur galère, forcément il
ans qu’il ne l’avait vu. Cousin avait pris de la panse et s’était   gêne. Non, il n’aurait pas dû se tailler, chez lui on l’aimait
laissé pousser la barbe. Cousin est un conquistador. Il est         bien. Qu’est-ce qui lui a pris de quitter son jardin d’Eden ?
venu en France avec rien, pas même les papiers. Les papiers,        C’est une tête de mule, oui.
ils étaient là avant lui, en chair et en os, en la personne de         Zénon comprit que les gens changent avec le temps et
Cousine, sa future épouse. Cousin lui faisait la cour quand         avec l’espace, qu’une personne rencontrée quelque part n’est
elle venait avec sa famille se ressourcer au bled, tandis que       pas forcément la même retrouvée ailleurs. C’est curieux, lui,
Zénon, moqueur, lui lançait « Tiens, voilà du beur ! ».             avait l’impression d’être toujours le même, aurait-il une
Zénon avait un système : il frappe à une porte, elle s’ouvre ;      faculté en moins ?
il ramène sa gueule, elle ne s’ouvre pas, il frappe à celle d’à        Les cousins n’échangèrent pas un mot durant tout le
côté. Cousin avait le même système, à la différence près que        trajet. Zénon avait la tête ailleurs. Il ne réalisait pas encore ce
si la porte ne s’ouvre pas, il la défonce. C’est un fonceur, un     qui lui arrivait. Il avait quitté un monde pour atterrir dans
homme pressé, un chevalier des temps modernes, et même              un autre. Un véritable voyage dans le temps et dans l’espace.
s’il klaxonne à volonté et lance à tout bout de champ des           Il lui faudra quelques mois pour s’adapter à sa nouvelle
« zabour omak » (putain de ta mère) aux plus chauffards que         « vie » et dépasser le choc de civilisation. En arrivant, il savait
lui, c’est un homme, un vrai, et il est camionneur. Zénon se        juste que Cousin serait là pour « s’occuper de lui ». Sa mère
demandait d’où venait sa nervosité au volant. Serait-ce à           l’avait appelé à la dernière minute une fois mise devant le fait
cause du sang chaud ? Ou de son père fauché par la grande           accompli de l’imminence de son départ. De son côté, Zénon
Dame dans un accident de la circulation à Paris ? Si ça             se fichait pas mal de son sort. Pour qui s’évade de prison,
continue, il va le rejoindre et lui amener Zénon en prime.          pensait-il, ce qu’il adviendra de lui dehors est le cadet de ses
    Les deux cousins échangèrent des salamalecs bâclés avant        soucis. Cousin était là pour rendre service parce que c’est la
d’embarquer en direction de Trouille-sur-Noise, un coin de          famille, et la famille pour un Tunoche aussi troupeauïste
banlieue du quantrevint-treize où résident Cousin et sa petite      soit-il, c’est sacré. Tant mieux. Arrivé à Trouille-sur-Noise,
famille. À nous deux la banlieue ? !                                Zénon avait cherché des yeux les quartiers chics où Cousin


                               38                                                                   39
était censé résider, en vain. Il était pourtant entendu qu’il      sa déception. La première déception qui nous accable, étant
devait posséder une somptueuse villa avec une porte et des         la naissance, pour Zénon ce fut une double déception. Il eut
fenêtres. Cousine sa femme serait ravie de le voir, « Tiens        beau naître prématuré, trop tard. Rien ne lui servit d’être en
voilà du blédard » lui lancerait-elle.                             avance sur son temps. Il était écrit là-haut qu’il serait 100%
   La camionnette essoufflée s’arrête devant un grand              Tunoche, sans additif ni colorant.
bâtiment qui ressemble à un poulailler géant : C’est un foyer         C’était écrit ? Eh bien c’est raté. C’était mal écrit. Mon
pour travailleurs émigrés, pour la plupart chômeurs et             « retour » sur le lieu de ma conception, pensait-il, c’est un
érémistes ; des Arabes et des Noirs -faut-il préciser ? –          peu le retour à la case départ. Cette fois, à moi de prendre
quelques Indiens et Pakistanais, des Chinois aux noms en           les choses en main.
cascades phonétiques (le casse-tête pour le facteur), des             Cousin lui explique en deux mots qu’il va occuper la
Grecs, des Roumains, des Irakiens et des Libanais                  chambre d’un compatriote parti au bled à cause du ramadan
fraîchement débarqués… et que sait-on encore ? Des                 qu’il vaut mieux faire chez soi, loin des tentations et des
Martiens ? Peut-être bien. Le monde émigre en France et le         attentats à la pudeur, le temps de se trouver un gîte plus
Français de souche devient une denrée de plus en plus rare.        adéquat à sa situation. Il lui file les clefs avant de filer. En
Une espèce en voie d’extinction ? La France ne peut pas            démarrant, il prend la peine de lui signaler qu’il y a déjà un
accueillir toute la misère du monde ? Mais si, mais si, voyons,    gawri dans la chambre (« gawri » est une déformation du
il y a encore de la place au fond, que l’on se serre un peu,       mot guerre pour désigner l’homme blanc, celui-ci étant
venez-donc, mère France est bonne hôtesse. Zénon ne savait         venu faire la guerre en Afrique) ne pas manger avec lui, ne
pas s’il devait s’en réjouir ou s’en dépiter. Si Voltaire voyait   pas trop se frotter à lui et appeler Cousin en cas de pépin.
ça, plein de Zadig et de bon sauvage. N’empêche que parmi          Zénon n’avait pas son numéro. Il ne le lui demanda pas et
tout ce beau monde, on trouve toujours quelque Français            dit que tout irait bien, qu’il ne s’inquiète pas et qu’il aille en
largué par le Système et perdu dans la foule qui le traîne.        paix. Cousin qui avait l’air contrarié et en retard ne lui laissa
Ainsi des bourgades comme Trouille-sur-Noise, Saint-Denis          pas le temps de formuler un remerciement et mit les gaz.
ou Barbès sont-elles des hauts lieux de ladite colonisation           Zénon pose son bâton de pèlerin et reste planté cinq
inverse. Il faut bien prêter l’oreille pour y entendre un mot      minutes à méditer […] Allez ! Il reprend son souffle et
de français.                                                       escalade quatre étages pour se retrouver dans un couloir long
   « Ce ne serait pas ce fameux foyer qui a vu défiler tous les     et exigu flanqué d’une porte tous les deux mètres. Il tourne
“z’imigris” de notre tribu ? » demande Zénon au cousin qui         la poignée et pousse doucement celle du compartiment 410.
confirme en opinant du chef. Ses parents y avaient séjourné         Aussitôt une odeur nauséabonde envahit ses narines. Quant
dans les années quatre-vingts. Il se remémore la photo d’un        à celle du couloir, elle était supportable, une véritable odeur
couple où la femme était enceinte. Zénon avait été conçu           d’émigration, Zénon ne pouvait la qualifier autrement. La
sur le sol français. Manque de bol, ses parents sont retournés     chambre était aussi sombre qu’un tombeau. Apparemment,
s’installer définitivement au pays des aïeux deux mois avant        elle n’avait pas été ouverte depuis des jours. Le temps de


                              40                                                                  41
s’habituer à la pénombre, il distingue deux lits jumeaux, une
table ornée des restes d’un casse-croûte, deux armoires et
deux chaises. Cela ressemblait à une chambre de foyer
universitaire miteux. Une chose remua sous une couverture                                        2
et une tête émergea. Zénon écarquilla les yeux pour s’assurer                                 Paname
qu’il s’agissait bien d’une tête humaine. La « chose » toussota
et dit : « Omar ? »
   Zénon comprit que la « chose » le prenait pour son                  D’où je viens ? Qui suis-je ? Où vais-je ? Je n’en sais rien.
camarade de chambre.                                               Non vraiment, j’ai beau me miner le plot, niet, walou. Enfin
   – Non, ce n’est pas Omar.                                       si ! Tu es Zénon et tu vas à Paris. Tu sors de cette banlieue
   – Hein, c’est qui alors ?                                       pourrie. D’où viens-tu ? Qu’importe ? Ne regarde pas d’où
   – C’est … son fils.                                              tu viens, vois où tu vas.
   Cet Omar, tout ce qu’il savait de lui c’est qu’il avait l’âge       Il se rappelle les mots du « bide » : « La plus belle ville du
de son père.                                                       monde, Paris est une femme fatale, il vous faudra du
   – Son fils ? dit la « chose » en baillant et se rendormit.       courage pour vous extirper de ses bras ». Il faudrait d’abord
                                                                   qu’elle les lui tende. Il avait l’impression de s’être glissé dans
                                                                   un écran de cinéma où se déroulait un film interminable
                                                                   auquel il ne comprenait rien. Tout lui semblait irréel.
                                                                   Quelque chose lui dit qu’il gêne, que sa présence est de
                                                                   trop. Pourtant, tel l’homme invisible, personne ne l’avait
                                                                   remarqué. Il eut envie d’interpeller les passants pour qu’ils
                                                                   lui expliquent ce qui se passait. Il aperçoit son image dans
                                                                   une vitrine qui n’en voulait pas. Il se tâte le corps pour
                                                                   s’assurer de son existence. Il se pince et revient à lui. Il avise
                                                                   une plaque : « Avenue des Champs Élysées », la plus belle
                                                                   avenue du monde. Il avait mal à la tête. Ses jambes étaient
                                                                   en coton. Il n’avait rien avalé depuis la veille et son estomac
                                                                   lui sortait par le dos. Ses chaussures lui faisaient mal sans
                                                                   que personne ne le sache. Il faillit perdre l’équilibre.
                                                                   Quelqu’un l’avait bousculé. Un autre lui écrasa le pied et lui
                                                                   demanda pardon.
                                                                       Pardon ! C’est moi qui vous demande pardon, navré de
                                                                   vous gâcher la fête, pour sûr je n’aurais pas dû venir.


                                                                                                  43
(Chaussures cirées, cravate bien pendue et des yeux ronds         Seine, tranquille et sereine, exerçait sur lui une attraction à
sous un chapeau pressé)                                             laquelle il résistait malaisément. Pourvu qu’il ait la force de
                                                                    rebrousser chemin.
   « La ville du bavardage inutile, des soucis médiocres et des
poignées des mains sans nombre » Maupassant.                            Tel était l’accueil que lui réservait la femme fatale.
   « Le plus délicieux des monstres » Balzac.                       Allumeuse et aguichante, orgueilleuse et arrogante, aussi
   « Pendule de la civilisation » Hugo.                             grise que son âme.
   « Une cité des Mille et une Nuits » Zola.                            Au terme de ce premier jour dans la ville-lumière-sombre,
   « Une ville où il pue et où l’on n’aime guère » Camus.           Zénon faillit mourir d’inanition. Dans le train qui le
   « Une ville impitoyable, quand ce n’est pas un tremplin          ramenait à Trouille-sur-Noise, il eut peur de tourner de l’œil.
c’est un précipice » Zénon.                                         Aussi ne fallait-il pas baisser les paupières un seul instant. Le
                                                                    paysage qui s’offrait à sa vue et qu’il distinguait à peine, était
   D’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Où vont-ils ? Zénon ne        couvert de bombages. Chaque parcelle de béton était taguée
le saura jamais. Leur chemin n’est pas le-sien. Il n’est pas des    jusque dans les recoins les plus reculés et les plus
leurs. Sur la plus belle avenue du monde rien n’était fait pour     inaccessibles. Phénomène extraterrestre ? Zénon prit peur
lui. Il aurait préféré un champ de blé, loin du                     d’en découvrir sur ses couilles en se déshabillant. Plus près,
vrombissement des moteurs et des ululements des bipèdes,            mais tout aussi inaccessible, une vénus d’ébène à la bouche
où l’on peut s’allonger sous un ciel bleu et puis courir, courir    pulpeuse était assise en face de lui. Il s’érige discrètement, les
pieds nus et respirer à pleins poumons des bouffées d’air pur       yeux fixés sur la naissance de sa gorge. Il songe à
comme un pur sang…                                                  déboutonner sa braguette et déballer son bazar.
   Le chahut incessant lui donnait le tournis. Au bout de           D’émerveillement les yeux indifférents de la fille
l’avenue il aperçoit l’Arc de Triomphe. Il n’y avait vraiment       s’illumineraient sa caverne serait en train de saliver à volonté.
pas de quoi.                                                        Instinctivement elle se pencherait sur ses genoux pour
   Il se trimbale jusqu’à la tour Eiffel. La trouve horrible. Des   entreprendre de mesurer la profondeur de sa gorge. Elle
fourmis encombrées d’objectifs sont en extase devant ce             voudrait qu’il lui lubrifie les cordes vocales. Du propre.
monstre d’acier qui agresse la terre et nargue le ciel. Le jour     Personne en vue. Le wagon et les couilles sont vides. Il
de son inauguration, un anonyme se serait exclamé « Allah           n’aurait pas senti le temps passer. Oubliée la faim pendant
est grand mais la tour est drôlement haute ». (Ce mécréant          quelques instants. Le train s’arrête. Retour sur terre.
pensait peut-être qu’Allah est un géant pour le comparer à
une tour ?) À Zénon, elle n’inspira que de sinistres desseins.
Il ne pouvait la supporter. Il s’en éloigna pour se retrouver
en bord de Seine. Un poème d’Apollinaire lui revint en
mémoire mais le temps n’était pas à la poésie. L’onde de la


                               44
Zénon était choqué de voir autant de clochards dans la plus
                                                                       belle ville du monde. Mais Thierry n’est plus clodo. Il a une
                                                                       chambre, un lit. Tout ce qu’il faut pour être heureux et
                              3                                        recommencer une nouvelle vie.
                         Ecce Homo                                        Il est érémiste. Un boulot qui consiste à ne rien faire, payé
                                                                       l’équivalent d’un salaire de prof autre part. Ce pourquoi
                                                                       Zénon l’enviait. En outre n’avait-il pas l’air débarrassé de
   De son nom complet, Thierry-Lucien-Georges Donjon.                  tous les soucis qu’un homme ordinaire pouvait avoir ? Il se
La quarantaine en paraissant soixante. Une gueule d’Al                 disait même heureux. Heu-reux ! Tu entends Zénon ? S’il
Pacino en piteux état. Un personnage de BD dans un                     existe plusieurs échelles de vie, il n’y a qu’un seul degré pour
mauvais rôle. Il puait comme un porc (euphémisme,                      le bonheur. L’érémiste heureux n’a rien à envier au
offensant pour le porc). Il avait le dos voûté, les jambes             milliardaire heureux qui, contrairement à l’érémiste, aura
arquées, la tête cioncée entre les épaules, des petits yeux            plus de mal à conserver son bonheur.
chassieux enfoncés dans leurs orbites et cernés de rides                  Tandis que la journée tire à sa fin, dans son costume de
précoces, une barbe hirsute, un hérisson sur le crâne et un            naissance, Thierry se lève, le geste machinal, son membre
cou rougeâtre de vautour. Il a le pouce, l’indexe et le médius         non circoncis lui colle aux testicules. Il enfile un jean alourdi
rembrunis de goudron de cigarette. Un beau gâchis car il               par la crasse, trop large sur ses jambes flageolantes, qu’il serre
avait l’air d’avoir été plutôt bel homme. Il évoquait une page         avec une cordelette en guise de ceinture et porte si bas sur les
d’un livre qu’un malintentionné aurait arrachée et froissée            hanches à la mode des jeunes banlieusards, que ça lui
avant de la jeter dans la rue. Injustement. La rue, ancien             découvre la raie des fesses et la toison pubienne — quoiqu’il
clodo, Thierry y avait passé cinq ans avant d’être placé au            fût improbable qu’il se souciât guère d’être à la mode ; sa
foyer des travailleurs émigrés de Trouille-sur-Noise par               garde-robe étant très réduite, Zénon ne le vit se changer
madame Dreyfus l’assistante sociale. Il avait pourtant gardé           qu’une fois en neuf mois, par la faute de la Croix Rouge.
intactes toutes ses habitudes de clodo. Quand il gigotait de              Il lui suggère gentiment de prendre une douche.
trop, Zénon était obligé d’évacuer les lieux. Il fut un temps             « Hein, j’trouve pas que j’pue autant que ça moi » se
où il jouissait d’une vie paisible et correcte : la femme, la          défend Thierry. Résigné, Zénon le croit sur parole et
forme, le boulot, la maison, le jardin, la voiture, les enfants,       n’insiste pas.
le chien, les vacances, les amis, la fête, les photos, les sourires.      Sa couche de crasse, il l’entretient depuis des années
La totale. Tchin-tchin ! A l’avenir ! Jusqu’au jour où tout a          comme une seconde peau, ça lui fait une carapace
basculé : la bavure, le licenciement, la dépression, l’alcool,         protectrice, et voici qu’un filou débarque dans sa vie pour lui
l’accident, le juge, le coup de pied au cul, la rue, la vie de         proposer de s’en défaire. Si ça ne lui convient pas, il n’a qu’à
clodo, le shit, les revues porno et la branlette quotidienne.          partir. On n’est pas venu le chercher. Selon le règlement de
Un FDS qui tombe à la renverse et voilà un SDF de plus.                la résidence, Zénon n’a pas le droit d’y être. Alors il a intérêt


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à se faire tout petit et à gagner la sympathie de monsieur
Donjon aussi puant soit-il au lieu de lui chercher des poux
— ce qui ne serait pas difficile à trouver par ailleurs.
   – Quelqu’un a apporté un paquet pour toi, dit Thierry, un                                  4
volume des aventures de Picsou sous le nez – sa lecture                               Métro, bobo, dodo
favorite après le magazine Union.
   – Quelqu’un ?
   – Un arabe barbu pas bavard.                                      À l’origine, les conduits du métro parisien étaient prévus
   Cousin, qui fait ça pour Dieu, lui avait apporté un sac de     pour faire office d’égouts. Aujourd’hui cela revient au même
victuailles.                                                      sauf que la merde circule dans des rames et les rats ont des
   S’il y a des gens qui ont besoin de savoir qu’il y a un Dieu   sacs de couchages.
pour faire des bonnes actions, c’est qu’ils n’aiment pas les         « Les hommes sont de la merde ! Moi aussi je suis une
faire pour rien songea Zénon. « Dieu, merci d’exister, je suis    merde, une petite merde qui pue un peu moins que les
bien content que personne ne puisse prouver le contraire          autres, mais qui puerait plus si elle le pouvait, merde, merde
(même moi). Ça ne te gêne pas si je te tutoie ? Pendant que       et mille fois merde ! Voilà le plus beau mot de la langue
j’y suis, il paraît que tu vois tout, entends tout, comment tu    française, celui qui a fait la Révolution. »
le supportes ? Attends, tu sais quoi ? Mangeons d’abord,             Le métro circule dans ses tripes et déchire le ventre de
philosophons après ! »                                            Paris comme la faim le ventre de Zénon. Quand il se
                                                                  perdait, Zénon ne demandait jamais son chemin, par un
   Pendant ce temps, Thierry écrit à sa mère : « Chere            mélange bien tassé d’orgueil, de paranoïa et de masochisme.
maman, j’espere que tu vas bien, moi sa va, l’adresse que tu         La gare du Nord est une gigantesque fourmilière. Il n’avait
m’as demande je te la donne ***. La chambre est correcte,         jamais vu autant de monde de sa vie. Pourtant tous
j’arrete de fumee la drogue et je me remet a rechercher du        semblaient s’ignorer. Chacun vaquait à ses affaires. Il eut
boulot je devrais reussir a en parler avec Delphine nous          l’impression que plus les gens étaient nombreux dans un
devrions pouvoir ce remettre ensemble sans precipitation,         même endroit, plus ils se sentaient seuls, et plus ils avaient du
j’arrete aussi l’alcool je compte me retrouver un travail pour    mal à se rencontrer. Dans une grande agglomération comme
me permettre d’avoir une bonne retraite au fait je compte         Paris, il y a toute la solitude que vous ne trouvez pas dans le
acheter la maison avant ta mort (vieillesse). Bisou a ta mere.    désert. Ils se sont bouchés les oreilles et se sont enchaînés à des
Thierry. »                                                        machines pour mieux se rencontrer. Qu’il est loin le village des
   Non content de se mêler de la vie privée de son hôte,          aïeux où l’on ne croise une âme qu’une fois par semaine. Ho
Zénon se propose pour lui corriger ses fautes d’orthographe.      Ho ! Bonjour Bonjour ! Comment ça va-t-y ? Et la famille ? Et
L’épistolier le rabroue d’un grognement.                          les enfants ? Tout le monde va bien ? Et les bêtes ? Votre vache
                                                                  a mis bas ? Dieu est généreux, venez donc boire un thé ! [...]


                                                                                                  49
À la gare du Nord, Zénon remarqua des soldats beaux                 À la fac, toutes les filles fument, sauf Zénon. Elles sont
comme des petits diables, armés jusqu’aux dents, qui se             tatouées et percées de partout et ça traîne ses godasses et ses
promenaient parmi les gens. Des yeux cyclopiens étaient             gris-gris de vache qui rit, et ça lance des « tain ça m’fait chier,
fixés partout pour les garder en sécurité.                           j’ai cours jusqu’à 18 heures » et des « Mon mec m’a pas
   À nous deux la jungle ?                                          appelé, j’vais lui niquer sa mère à s’tenculé » et des « D’main,
   Il ne savait combien de marches il avait montées, ni             j’ pars en week’N c’est trop d’ la balle. » Que ne leur
combien de kilomètres il avait dans les jambes, ni même à           apprend-on pas la langue de Molière ? Dans ce bled… la
quel niveau de la terre ferme il était. Il se sentait piégé dans    France n’est pas un bled, c’est un beau pays. Soit. Dans ce beau
un labyrinthe tridimensionnel.                                      bled on n’a pas l’habitude de s’envoyer des bonjours.
   Il voudrait rentrer chez lui. Mais où ?                          Certains s’en étonnent et le sourire est juste commercial.
   Arrivé à la fac, tourneboulé et ivre de fatigue, il entend       Autre pays, autres mœurs. Pas besoin d’aller sur Mars pour
encore parler de métro. Une fille s’était fait insulter, cracher     voir des extraterrestres, à moins que ça ne soit toi, Zénon ?
dessus et frapper sans avoir rien fait pour le mériter.                Vu sa situation, Zénon savait que ses chances avec Marie
   « J’étais dans mon coin ac’ ma partition d’ piano, j’ ne         étaient dérisoires. Il allait devoir se contenter de son amitié.
faisais chier personne et chlaf ! ça m’est tombé dessus. »          C’était une fille rangée qui menait une vie rangée (quand
Zénon la guette. Elle bouge. Il la prend en filature.                elle ne se fait pas gifler dans le métro) et Zénon n’avait-il pas
   – Mademoiselle, pensez-vous qu’il y a un danger à                l’air un peu dérangé ?
prendre le métro ? Je suis nouveau.                                    L’amitié entre hommes et femmes n’existe pas ? Zénon
   Déstabilisée par la question, la fille le toise avec des points   était la preuve vivante du contraire. Elles voulaient toutes
d’interrogation bleus dans les yeux. Ainsi, Zénon fit sa             devenir ses amies et aucune ne voulait aller plus loin. Elles
première conquête. Marie était gracieuse et pleine de vie. Ils      ne savaient pas ce qu’elles perdaient. Son histoire avec Marie
assistèrent tous les deux à un premier cours : Esthétique et        n’aura donc pas duré longtemps. Tant pis pour la postérité.
théories littéraires et bla bla bla. Ventre affamé n’a point        Une de perdue, dix de retrouvées ? Voyons, en plus de Marie,
d’oreilles. Que dit Danton : Après le pain, l’éducation est le      il en perdit aussitôt deux, Justine à qui il avait daigné
premier besoin du peuple. Après le pain. Zénon donnerait            demander son chemin et son prénom et une ravissante
tout ce qu’il a pour un bon couscous. Mais personne ne              inconnue qui ne daigna pas répondre à son chaleureux
donnerait un bon couscous pour rien.                                bonjour. Mathématiquement, ça lui fait une trentaine de
   – Attends Danton, et avant le pain ?                             retrouvées. Elle est pas belle la vie ? Le proverbe stipule que
   – La liberté Zénon, la liberté.                                  derrière chaque grand homme il y a une femme. Aussi ne
   – Dans le mille !                                                devrait-il pas se dégoter une gonzesse quelconque, ne serait-
   – Danton froc !                                                  ce que pour donner du crédit à sa grandeur naissante — ou
   – Ah le déconneur ! On dirait Gérard Depardieu.                  du moins assurer ses arrières ? Le poète ne croyait pas si bien
                                                                    dire, tope là Cousin !


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à pleine bouche. Il se sentit sale, immonde, sans personne
                                                                    autour de lui pour le lui dire. Ses cheveux avaient poussé et
                                                                    il avait encore perdu du poids. Il ressemblait à un zombi et
                        5                                           n’osait plus se regarder dans le miroir. Il avait peur
        Les oiseaux vont mourir en France                           d’affronter son Alter ego qui l’aurait sûrement renié. Il lui
                                                                    aurait reproché de se laisser aller. Zénon aurait dit que ça
                                                                    allait tout seul. Il tâte son corps amaigri. Il n’a plus que les
   Après avoir passé la nuit à ronfler, à péter, à grommeler des     os sous la peau. Avec ses mains il fait largement le tour de ses
sons incongrus, à rigoler comme un fou qu’il est, à se              cuisses et ses bras sont comme des ficelles. Il songea à
tortiller dans son plumard et à se réveiller toutes les demies      entamer une grève de la faim. Ne la fait-il pas déjà ? Il
heures pour avaler un morceau et fumer un mégot, ne voila-          condamna le monde entier pour non-assistance à personne
t-il pas que Thierry lui demande s’il a bien dormi ? Le laps        en danger. Chacun pour soi, Dieu pour tous. Mais bordel,
de temps que Zénon avait dormi, c’était pour faire un               quand on se noie, Dieu, est ce qu’il vient à la rescousse ?
mauvais rêve. La nuit porte conseil ? À lui, elle n’a porté que     L’essentiel c’est d’être en vie ? Qui a jamais dit qu’on n’était
des cauchemars. Deux compatriotes le tabassaient après              pas mieux mort ? Il pourrait se suicider en se jetant (dès le
avoir brûlé du papier noirci devant sa figure. Un troisième          lendemain) dans la Seine mais l’eau est sûrement trop froide
l’extirpa in extrémis de leurs griffes alors qu’ils s’apprêtaient   et c’est décourageant. Sans compter qu’il sait nager — à
à lui casser les dents avec un cric pour ne pas faire les choses    moins qu’il ne se menotte les mains comme Javert ? Il
à moitié. Tout ça parce qu’il n’avait pas aimé le sandwich          n’arrive pas à se décider et son manque de sérieux l’exaspère.
qu’on lui avait servi. Au pays des Tunoches le régime est très         Au dehors, brouillard sur la ville. La vision de son avenir
pimenté. Normal. C’est le pays de la harissa. Zénon n’a             est trouble et son optimisme se rétrécit comme une peau de
jamais digéré cela, il avait l’estomac des plus fragiles.           chagrin. Le chagrin aura ta peau ! Tue le chagrin avant qu’il
                                                                    ne te tue. Tu dois garder le moral, c’est tout ce que tu as. Tu
   La veille, il avait récupéré sur un trottoir une boîte en        ne t’appelles pas Zénon pour rien. Et puis merde ! Tu es
carton bourrée de vieux bouquins comme on récupère un               jeune, il faut bien profiter de ce laps de temps qu’on
bébé abandonné. Jeter des livres, quelle idée, c’est à se jeter     t’accorde sur terre. Secoue-toi la carcasse ! Halte à la
par la fenêtre. « Se jeter par la fenêtre ». La phrase raisonne     déprime, et cesse de penser tu ne fais que t’esquinter la santé.
dans sa tête. Elle se met à lui seriner des idées noires. Il se     Après toi le déluge. Par les pouvoirs qui me sont conférés, je
met à parler tout seul dans la langue de sa mère. Il se révolte     te fais le plus heureux des hommes. Maintenant démerde-toi.
contre lui-même. Il en rit ; le malheur est très drôle. Il             Thierry, qui le surprend en train de parler tout seul,
s’arrache un poil du cul parce que ça ne fait pas moins mal,        pouffe de rire en lui postillonnant à la figure. À le voir
se tape — doucement — la poire contre le mur. Il se serait          s’égosiller ainsi, Zénon prend le parti de beau marchait
giflé s’il avait des joues. La haine contre lui-même débordait       tranquille dans les champs qui ne craint pas la fatigue et se


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presse de rire de tout cela de peur d’être obligé d’en pleurer.
Il actionne les essuie-glaces de son cerveau pour balayer
toutes les idées sans couleurs qui tentent leur chance. L’eau
étant la seule forme de vie à laquelle il pouvait se frotter, il                       6
prend une douche et obtient un moment de répit. À plus              Dix manchots mendient un dimanche chaud
tard les démons ! Il les congédia d’un geste de la main
comme un calife.
   Thierry passait le plus clair (sombre serait un mot plus           Un homme grand, normalement constitué, se présente
approprié) de son temps à dormir. La fortune vient-elle en         dans le métro parisien, se tient bien droit et déclame :
dormant ? Le temps, disent les cons confirmés, caduques ou          « Mesdames et messieurs, je m’excuse de vous déranger par
débutants, c’est de l’argent. Zénon qui avait tout son temps,      une si belle journée (il pleuvait) j’ai une femme et quatre
était fauché comme ça n’est pas permis. Il eut une idée. Le        enfants (beau boulot, famille nombreuse famille heureuse)
jour où il aura des heures de temps sonnantes et trébuchantes      et je suis sans ressources, je sais que les temps sont durs,
il ira jeter un coup d’œil sur le Grand Canyon – le seul           autant pour vous que pour moi (merci de comprendre) je
gouffre sur lequel on peut se pencher sans risque – en             vais passer entre vos sièges et vous me donnerez s’il vous
marchant sur le Sky Walk. Une passerelle d’acier et de verre       plaît, un peu de monnaie pour nourrir ma famille. Je vous
accrochée à une falaise de plus de mille mètres de haut et         en remercie vivement ! » Fin de citation. Dans ce pays tout
suspendue au dessus du vide, œuvre d’un architecte français.       se fait dans les règles de l’art, se dit Zénon que la scène fit
Il paraît que la vue est stupéfiante. Lui qui n’a pas du tout le    beaucoup rire. Il s’était esclaffé sans gêne en pensant à
vertige, il emmènerait Thierry. Le tandem rigolerait un bon        Thierry jouant le même rôle, ivre mort. Il aurait ponctué
coup… Comme au bon vieux temps quand ils occupaient la             son discours d’accès de rigolomanie tonitruante. Zénon
piaule numéro 410 au foyer des travailleurs émigrés de             ignorait qu’il était interdit de rire dans le métro.
Trouille-sur-Noise, dans le Neuf-Trois…                               – Vous trouvez ça drôle, la misère des autres ?
                                                                      – Et ma misère à moi, vous ne la trouvez pas drôle ?
   En attendant il se fait cuire un œuf de poule mouillé et           La consigne était que tout le monde arbore sa face de
essaie de se recoucher. Thierry lui demande s’il a déjà vu des     carême et endosse son costume de fantôme, et même la
petits oiseaux juste au moment où ils commencent à voler.          vieille mendiante vendeuse de bonne humeur n’arrivait pas
Et les oiseaux migrateurs c’est quoi ? Et pourquoi y z’            à la faire sauter. Bien dans son jean et ses baskets, de la joie
émigrent ? C’est pas dangereux ? Ils viennent mourir en            de vivre à gogo dans son sac à dos. « Pas problème vous
France ? C’est pas le Pérou ici. Mais Zénon n’écoutait pas. Il     n’avez pas argent, problème vous tous comme la mort ! »
se lève et sort sans but.                                          narguait-elle les voyageurs en sautillant d’un wagon à l’autre
                                                                   telle une abeille. Ah la la, ya, ya yah !



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Puis un homme d’apparence étrangère à la scène a pris ses          D’autres s’équipent d’un simple gobelet repêché dans une
aises et est allé jusqu’au bout. Il a sorti une cigarette et l’a   poubelle et s’en vont chasser la fortune. Ainsi le mendiant
allumée, et comme il n’était pas le seul sur le coup, son          des Champs-Elysées a-t-il, selon une rumeur bénigne, une
copain a lâché musique et c’est là que ça a commencé à             villa et une grosse voiture chez lui dans un trou perdu de
empester. Restait plus qu’à sortir les verres. Heureusement,       l’Europe de l’Est.
il y avait un type d’apparence balaise pour leur mettre un            Monsieur Tokédoré, de la 411, est sans papiers depuis
peu d’eau dans leur vin. Pendant ce temps Zénon avait la           quarante ans. Inexpulsable parce qu’incoopérant.
main sur la poignée de la porte de l’étouffement, pour ceux           – Tu viens d’où qu’on t’y ramène ? va, on est sympa on te
qui pensent que dans le métro on est à l’abri de tout.             paie le voyage, t’auras même un petit quelque chose pour
   Quant à la mendicité, faut le dire, c’est une activité          acheter des souvenirs.
florissante à Paris. Des mendiants, il y en a à chaque rame de         – Moi viens pas m’sieur, moi va.
métro et à chaque coin de rue. Chacun y va de ses atouts.             – Il se fout de not’ gueule chef.
   Ces gens perpétuent le deuxième plus vieux métier du               – Fous-le dehors c’est qu’un mendiant, je supporte pas
monde (toujours exempt d’impôts), après celui des                  l’odeur !
péripatéticiens et péripatéticiennes qui s’investissent à fond        Mendiant professionnel s’il vous plaît. Vingt ans de métier.
dans leur métier. Grâce leur soit rendue. Dans un tunnel du        L’argent facile quand on y goûte on y prend goût et la misère
métro, Zénon en croisa un qui réclamait la charité avec sa         engendrée par un travail ordinaire devient insupportable.
lèpre. Il s’était approché pour lui dire que ce n’était pas une    Monsieur Tokédoré se lève tous les jours de bonne heure
bonne idée d’exhiber ainsi ses membres difformes et                pour aller trimer, pensait Zénon, jusqu’au jour où il le croisa
inachevés, que ça dégoûte les clients qui détournent le regard     la main tendue devant une mosquée improvisée à Château
et n’osent s’approcher. L’homme défectueux l’avait regardé         Rouge. Sa famille en Afrique est la plus riche de son patelin.
avec ses yeux éteints en esquissant une pantomime que                 Dans son bled, Zénon connaissait un mendiant qui
Zénon ne sut déchiffrer. Voulait-il dire « Tu ferais mieux de      travaillait en chaise roulante, le cou tordu à vous apitoyer un
mettre une pièce au lieu de tes remarques désobligeantes,          crocodile, alors qu’il était parfaitement sain (de corps du
crois-tu que tu connais mon métier mieux que moi ? »               moins). Il songea que prendre les autres par les sentiments
   De qui mendie donc avec sa lèpre, son cul de jatte, sa          pouvait payer et en conclut qu’il ne fallait pas désespérer du
canne blanche, un bras ou une jambe qui manque à l’appel,          genre humain. « Même si dix mendiants vous trompent, le
son gosse dans les bras. (Que faisiez-vous lorsque vous étiez      onzième peut être quelqu’un qui a été vraiment frappé par
bébé ? – Auxiliaire de mendicité, j’ai commencé à travailler       la misère, » aurait déclaré un patriarche orthodoxe du nom
très tôt, que voulez-vous ? C’est pour gagner plus.) Les plus      d’Alexis II. Pour être sûr de faire une bonne action, il
raffinés se servent d’instruments de musique. On se défend         faudrait ainsi accorder l’aumône à plus de dix quêteurs. Cet
comme on peut dans la vie, avec ce que le Seigneur nous            Alexis II ne serait-il pas à la tête d’une mafia de mendiants,
donne – ou nous prend.                                             à ses heures perdues ?


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Au Quartier Latin, accroupi dans ses guenilles, un
mendiant était complètement absorbé par la lecture d’un
bouquin et semblait ignorer le monde autour de lui, jusqu’à
sa sébile garnie de quelques pièces déposées par ses soins en                                    7
guise d’appât comme il est d’usage dans le métier. Zénon osa                     La générosité de Flaubert
le déranger pour lui demander ce qu’il lisait. Les lectures des
autres suscitaient toujours sa curiosité. Le mendiant lecteur
se contenta de lui montrer la couverture de son livre :              Miracle.
Mendiants et orgueilleux d’Albert Cossery, et replongea              Thierry accepte enfin de passer sous la douche sous le
aussitôt son nez crasseux dans les pages du bijou, sans même      regard incrédule de Zénon. Il se débarrasse de ses oripeaux
lui réclamer une pièce. Zénon s’apprêtait à tourner les talons    et, sans aucune pudeur sort sur le palier où douches et
quand une voix l’apostropha :                                     toilettes sont à la disposition des résidents de jour comme de
   – Hé, tu ne me reconnais pas ?                                 nuit.
   – Merde, c’est toi !                                              Deux minutes et deux gouttes d’eau s’écoulent.
   C’était lui, son alter ego, déguisé en mendiant.                  – T’es content ? On se fait un câlin s’tu veux, glousse
   – Comment vois-tu l’avenir ?                                   Thierry à peine mouillé.
   – Je vais te donner une correction, tu mendieras des              L’eau n’a fait que défraîchir sa seconde peau, libérant une
nouvelles, enfoiré de farceur !                                   odeur encore plus fétide. Il lui aurait fallut rester sous la
                                                                  douche équipé d’un rabot de menuisier jusqu’à ce que l’eau
   Deux pas plus loin, un vrai mendiant traînant ses hardes       se lasse. Zénon regretta d’avoir insisté. Je vais attraper une
l’accosta :                                                       saloperie si je reste ici, peste-t-il.
   – Une petite pièce pour moi ? (sourire attendrissant)             Il s’aperçoit sans surprise qu’il n’a plus de provisions et
   – Je n’ai que des mots à t’offrir l’ami (sourire               plus un kopek en poche. Que faire ? Il descend à l’épicerie
compatissant)                                                     improvisée du foyer : Un étalage hétéroclite de produits
   – Tes mots valent de l’or à mes oreilles… Mais ce n’est pas    Eco+ et autres viatiques bon marché à ras du sol. Elle est
avec des mots que je vais manger, les maux du gosier ne           tenue par un Marocain. Un petit bonhomme dégarni et
disparaissent pas avec des mots. As-tu jamais eu faim ? As-tu     grassouillet au museau rougeâtre. Il a des grandes oreilles
jamais senti ton estomac te sortir par le dos ?                   poilues qui feraient un bel abri pour une famille d’oiseaux
   – Futur collègue, bordel ! Je suis un futur collègue !         migrateurs, tandis qu’une queue de poisson lui sert de
                                                                  moustache. Surplombant sa bedaine, son nombril pointe le
                                                                  bout de son nez sous une chemise qui n’arrive pas à le
                                                                  contenir tel l’œil d’un pervers. Ses boules étouffées par un
                                                                  pantalon trop serré lui surgissent d’entre les cuisses. Ses pieds


                                                                                                 59
Bakir Zied - Harissa ou Moutarde ?
Bakir Zied - Harissa ou Moutarde ?
Bakir Zied - Harissa ou Moutarde ?
Bakir Zied - Harissa ou Moutarde ?
Bakir Zied - Harissa ou Moutarde ?
Bakir Zied - Harissa ou Moutarde ?
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Bakir Zied - Harissa ou Moutarde ?
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  • 3. À Brice Hortefeux L’esprit frappeur est étoilant et rieur Georges Henein
  • 4. I Il y a le ciel, le soleil... et la dictature
  • 5. 1 Zénon contre Zaba Le prophète étant nul en son pays, Zénon Bétoncour, tête en l’air et cul à terre, personnage à l’ego incommensurable, comprit très tôt qu’il n’aurait aucun intérêt à rester chez lui. Dès lors l’idée de s’expatrier commença à germer dans son esprit. Sournoise et obsédante. Chez lui ? Zénon ne l’entendait pas de cette oreille. En bon joueur qui se respecte, là où l’on est bien, là est la partie, aurait-il rétorqué intraitable. Le monde dans sa tête était un échiquier et n’avait point de frontières. Aucune alternative n’était envisageable, aussi pour renforcer sa résolution et se couper la retraite, Zénon effaça de son horizon toute éventualité de s’ensabler dans son propre pays. Se morfondre dans la masse et prendre la vie tel qu’on le lui suggérait ? À d’autres. Zénon avait vingt ans de méditation et presque autant de mal-être. Il était maigre comme un clou et n’en avait pas moins du mal à se fixer quelque part. Une sorcière avertie aurait aisément pu lire entre les lignes de sa main qu’il avait l’âme d’un renégat – et qu’elle ne toucherait pas un maravédis pour ses services. « Chez lui », c’était le royaume des Tunoches, une province au sud de la Méditerranée, jadis annexée à l’empire d’Arabie. Zénon s’étant informé sur quelques régimes politiques des contrées alentour, s’était écrié un matin, indigné face à ses concitoyens (qui portaient bien ce préfixe trouvait-il) : « Un royaume de nos jours, mais c’est un 9
  • 6. anachronisme ! Honte à vous Tunoches, qui vous laissez Seulement, faute de compagnons de la dimension de gouberner par un roi, vous croyez-vous au Moyen Âge ? » Charles Bronson et Steeve Mc Queen, il lui fallait renoncer C’était pisser dans un oud. à ce plan et agir seul. (Quelle était la différence entre un malheur et un Zénon ? – Qu’est-ce que tu nous chantes ? Ce n’est pas un roi, c’est – Un malheur n’arrive jamais seul.) un président. Pré-si-dent ! Tu as toujours tout vu de travers, dit un aveugle. Le royaume des Tunoches était tenu d’une main de fer par – Pauv’ gamin, il n’a plus toute sa tête, ajouta un autre qui un roi borgne nommé Zaba. Un homme mystérieux qui ne en connaissait un rayon. se montrait guère. Une sorte de colosse trapu comme une – Si c’est pas malheureux ! Renchérit un vieillard édenté montagne. On disait de lui qu’il n’avait pas un cheveu blanc qui n’avait que ces mots à la bouche. sur le crâne malgré son âge avancé et ce détail de sa personnalité portait au summum la fascination que lui Tout était pour le mieux. Les Tunoches, anesthésiés par les vouaient ses sujets. C’était un homme sans soucis. maléfices de leur roi lui rirent au nez. Quand le viol est Cependant de mauvaises langues répandaient que Zaba, inévitable détends-toi et jouis. Telle était leur devise. machiavélique, utilisait pour ses cheveux blancs la même Autant dire que ces Tunoches-là étaient un peuple à politique de camouflage qui était en vigueur face aux soucis principes. (D’où le refrain : Et patati et patatoch, elle est-y du royaume. Chut ! Les Tunoches n’y voyaient que du feu. pas belle la vie chez les Tunoches ? Ils en dansaient de la belle Clic clac, ta tête est dans le sac. Du travail de pro. Nickel. aube au triste soir.) Rien dans les mains. Et sur les mains ? Du sang ? Allons donc. Que font 99 moutons et un Tunoche ? Cent bêtes, Ces mêmes mauvaises langues rapportaient aussi que persistait Zénon, impitoyable. Zaba se vantait devant ses courtisans en faisant bombance, Comment organiser un dîner de cons chez les Tunoches ? en brandissant la constitution du royaume, il braillait : Chacun dîne chez soi ! « Ceci est mon costume, ai-je pris du bide, je l’élargis aussitôt à ma taille. » Certains fanatiques proposèrent de lapider le renégat qui Le peuple qui voyait là une affaire personnelle, jugeait refusait allégeance au roi. De plus tolérants optèrent pour lui déplacé de s’en mêler. Zénon, première mauvaise langue, trancher la langue et lui laisser la gorge. avait l’impression d’assister à la fable du Roi nu et se prenait Finalement, on le prit pour fou et plus aucune attention pour le gamin sorti de la foule pour déclarer que le ne fut accordée à ses élucubrations. Zénon crie, la caverne monarque n’avait rien sur le dos. dort. N’ayant plus de voix, Zénon se résolut à faire le mort, En récompense on l’affubla du costume de fabulateur et avec une idée en tête : préparer son évasion. Creuser un le jeu devint dangereux. tunnel sous la Méditerranée pour rejoindre le Nord, comme « Longue vie à toi, ô Zaba notre sauveur, nos vies sont à dans La Grande Évasion, l’un de ses films préférés. toi, Amen ! » 10 11
  • 7. Les plus dévoués des sujets conservaient chez eux le Entre le Sud et le Nord de la Méditerranée, des années portrait du souverain, oubliant qu’il était un simple mortel. lumières. Zénon apprit qu’au Nord, il était un pays Pour les récalcitrants – mauvaises langues citées plus haut, (sûrement le nombril du monde) qui s’était défait de son roi on les appellera aussi infidèles, traîtres, trouble-fête et rabat- il y a des lustres et qu’on accueillait bien en ces lieux les joie, droit-de-l’hommistes, semeurs de zizanie, vendus à la demandeurs de savoir. Il réfléchit et trouva la combine : cause de la liberté, lubie corruptrice inventée par les endosser un costume d’étudiant. merdiques peuples nordiques – pour ceux-là, une consigne Lequel costume lui alla comme un gant. Du sur mesure. claire et sans détours circulait sous le manteau : Les services du consulat n’y virent que du feu. Du travail – Libre à toi de danser, mais garde-toi de penser. Dieu t’a de pro. Clic clac, ton visa est dans le sac. Nickel. flanqué d’une cervelle, tu la lui rends. Ici c’est le zaïm qui Mais Zénon ! L’herbe nous semble toujours plus verte commande et dicte les pensées, c’est lui, Dieu. Maintenant, chez le voisin… motus et bouche cousue. Tu fermes les yeux et tu marches – Quelle herbe ? Il n’y a pas d’herbe ici – à part celle qu’on avec le troupeau. nous coupe sous le pied. La terre est aride, elle n’est fertile – Mais où va-t-on ? Comment marcher les yeux fermés ? qu’à la culture de la médiocrité. « Le vert pays des Et si je me casse la gueule ? protestes-tu, et tu as déjà désobéi Tunoches », on nous a barbés avec ça dès la naissance, le vert à la consigne. Pour te ramener vers le droit chemin, l’on pays des Tunoches, soit, mais c’est seulement parce qu’il n’est s’empresse de te casser la gueule. Tu récidives et l’on se pas encore mûr. charge de te crever les yeux, et le troupeau avancera sur ton – Ma parole, tu débloques ? misérable corps. Tu n’es plus qu’un vague souvenir et un – Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Mais qui me mauvais exemple à ne pas suivre. parle ? Ainsi donc, contre cette terrible consigne, Zénon prit la – Ton alter ego, c’est moi depuis le début. ferme résolution de fausser compagnie au troupeau. Seul – Mon alter ego ? contre tous, la meilleure défense est la fuite. Aucune lâcheté – Présent ! là-dedans, l’oppresseur est toujours plus lâche que – Tu viens encore altérer mon ego assoiffé je parie ? l’opprimé. Zénon n’était pas Jésus pour se sacrifier et – Je viens le modérer. trouvait absurde toute idée de sacrifice. – Décidément, tu ne me lâcheras jamais. La première fois Si le monde était un corps de femme, disait-il, le royaume que je t’ai eu en face de moi, je devais avoir six mois. J’avais des Tunoches serait son trou du cul. Il avait l’impression que déjà vu que ça allait être compliqué entre nous. Tu étais froid sa naissance en cet endroit immonde était une erreur qu’il se et lisse, et tu as immédiatement riposté quand j’ai levé la devait de rectifier : une erreur dans le temps et dans l’espace main sur toi. Maman s’est empressée de nous éloigner. puisque Zénon exécrait aussi son époque et éprouvait une Quelque chose entre nous risquait de se briser. Ce n’est que nostalgie insensée pour un temps qu’il n’avait pas connu : les quelques années plus tard que nous pûmes entretenir des années Yé-yé ! relations distantes et régulières. 12 13
  • 8. – Quelle mémoire ! c’est au pays des Gaules que tu t’en vas rouler ta bosse – dans – Tu devins mon seul et meilleur ami, mais en même l’unique but de passer la frontière ? temps mon unique et pire ennemi. Nous ne nous sommes – Les frontières sont multiples. Il y a aussi celles de l’esprit. jamais quittés et tu ne m’as jamais lâché la grappe. Je ne sais – Tu as toujours rêvé de conquêtes. Ne couves-tu pas si tu me facilites la vie ou si tu me l’empoisonnes. quelques ambitions cachées ? – Ne pense pas à cela, veux-tu ? Je disais que tu allais –… t’expatrier, d’ailleurs tu tombes à pic, j’ignore la suite des – Le Rastignac Tunoche ! Je te sentais venir. N’y vas-tu pas événements. aussi parce qu’on s’y adonne plus facilement à la – Tu les sauras bien puisque je vais t’avoir sur le dos, c’est concupiscence ? Tel que je te connais, je parie que tu as dans à croire que tu n’as rien de mieux à foutre. l’idée d’aller ensemencer quelque donzelle… – Je me fais du mauvais sang pour toi. – Assez jasé. Maintenant dégage, je ne te hais point. – Qui partira verra. – Sans doute, mais où iras-tu ? – Là où je pourrai laisser libre cours à mes élucubrations, lâcher la bride à mon esprit et le faire gambader en toute liberté. – La liberté, c’est donc ça ? Mais ça n’existe que dans les livres Zénon, et encore, les sans-cœurs rodent toujours. – Je ne veux rien entendre. – Et comment comptes-tu t’y prendre ? – J’ai appris la langue de mes hôtes, leur histoire, leur littérature et leur civilisation. Ils ont fait du bon boulot, pendant que nous autres, nous faisions la sieste en nous vantant d’avoir inventé le GPS d’il y a mille ans. – Moué, la science est sortie de chez nous mais elle n’est jamais rentrée. Tu vas les féliciter ? – Je m’en vais voir ça de visu. – Il te faudra un visa. – J’ai un dossier béton. – Eh bien cours. – Je vole. – Minute ! Ne me dis pas que tu t’es coltiné tout ce temps à étudier la langue et la littérature des anciens Francs – car 14
  • 9. est en majorité des khobzistes (ceux-là qui cherchent à gagner leur pain sans se préoccuper d’autre chose) trop pauvres pour ne pas se soumettre et pas assez pour se 2 révolter. Mais quel est donc ce fameux parti ? Le RCD Un diamant brut se taille m’sieur. RCD ? Rassemblement des Cons Dogmatiques ? Rassemblement des Conspirateurs Démoniaques ? Non m’sieur, Rassemblement Constitutionnel Démocratique. 29 Septembre 2006. Visa en poche, Zénon enfonce la Oui m’sieur. Dé-mo-cra-tique. Enfonce-toi bien ça dans la porte de la première agence de voyage qui croise son tête. chemin. « Il manque un billet monsieur » lui fait la caissière. Il ne cherche pas à vérifier. Prenez tout. Il tend le billet Au lieu d’être les citoyens d’une nation, c’étaient les sujets manquant, récupère son ticket pour le premier vol en d’un chef. La dictature laïque ou le fondamentalisme direction d’Orly, c’est-à-dire dans une heure. Une heure religieux ? De deux maux choisir le moindre. Les pour rejoindre l’aéroport et embarquer, ça doit suffire. Il est compatriotes de Zénon avaient fait leur choix. Hors les deux comme un braqueur de banque qui prend la fuite. Il hèle la maux n’avaient-ils pas idée d’un bien ? La chaleur lui tape première caisse jaune qu’il aperçoit. Pas libre ! Pendant qu’il sur le système. Zénon a toujours détesté ce soleil pourtant peste contre ce taxi, un autre klaxonne de l’autre côté de la convoité par les visiteurs étrangers. Il avait l’impression qu’il rue pour attirer son attention. Zénon attend qu’il fasse devenait hypocrite à son tour ; il était accablant de chaleur demi-tour et s’arrête à sa hauteur. Ce mufle ne lui ouvre pas étouffante sans lumière véritable. Et malgré sa présence la portière, ne sait-il pas qui il est ? Zénon Bétoncour continue, l’activité que l’on pratiquait le plus dans ce pays s’installe sur la banquette arrière avec son sac entre les bras était bel et bien de cacher le soleil avec un tamis. Ainsi, les et referme d’un coup sec. Le chauffeur le toise dans le Tunoches avaient-ils le soleil mais pas les Lumières. rétroviseur. Sa question est tellement évidente. Il ne la Le chauffeur de taxi mâchouille un chewing-gum. Il a des prononce pas. Avec la canicule qui sévit, il lui serait pénible grosses lunettes noires fixées sur son crâne rasé. Son pantalon de dire « où dois-je conduire monsieur ? » Il la ferme. Tant est retroussé jusqu’aux genoux et des auréoles de sueur mieux. La puanteur est déjà insupportable autour de lui. s’étalent sous ses bras et sur son dos. L’autoradio crachote une Au rétroviseur est accroché l’emblème du parti avec un musique populaire de mauvais goût, celle qui rendait Zénon mini-drapeau national comme si la patrie ne pouvait se insomniaque tout au long de la saison des fêtes. Le bras concevoir en dehors du parti qui engloutit tout sur son gauche du mec, caché par une manche de chemise pour se passage. Marche avec moi ou je te crève. Pourtant c’est bien protéger du soleil, pendouille par la fenêtre, une cigarette se de chez eux que vient cet adage populaire « Deux opinions consume entre ses doigts malgré l’autocollant sur le tableau valent mieux qu’une. » Mais qu’y faire ? Ici les chauffeurs de de bord qui interdit de fumer et dépeint ainsi tout le taxi ne peuvent exercer qu’en adhérant au parti. Le peuple paradoxe, la schizophrénie et l’hypocrisie qui règnent dans ce 16 17
  • 10. bled. Zénon a envie de lui crier : « Tu ne sais pas où je vais ? – Tu pars en voyage ? Je quitte le pays, espèce de mené-par-le-bout-du-nez ! Je te Zénon a l’impression qu’il fait tout son possible pour le laisse, toi, ton taxi pourri, ton klaxon, ton soleil, tes faire sortir de ses gonds. Rien que le son de sa voix l’exaspère. moustiques, ton président-roi, je te laisse moisir ici avec les Non, ils ne l’auront pas. Il se dote d’un flegme britannique. autres, espèce d’homme futile, amusez-vous sans moi ! » Cependant, sa paranoïa atteint son comble. – Tu es sûr qu’on est sur la route de l’aéroport ? Tu m’as Finalement il laisse échapper un seul mot. bien entendu, c’est à l’aéroport que je vais. Il eut envie de lui – Aéroport. tirer les oreilles. – L’aéroport de Tuthis-Carnage ? aboie le taximan en se – J’ai pris un raccourci, comme tu avais l’air pressé. retournant. Un taxi qui prend un raccourci, cela lui semble louche. Il – Tu en connais d’autre part ici ? lâche Zénon excédé. décompresse quand il aperçoit un gigantesque albatros – Pourquoi tu parles comme ça ? fonçant droit vers le sol. D’énormes disques noirs sortent de Pourquoi il parle comme ça ? Zénon aurait parié qu’il son ventre. Il repense à la question du taximan. allait le dire, mais inutile de s’emporter. Il essaie de contenir – Je pars tout court, lâche-t-il, laconique tel un Lino sa colère, ce prostitué de la cervelle serait capable de faire une Ventura. grève sauvage pour lui mettre des bâtons dans les roues, à Les lunettes noires s’orientent vers lui dans le rétroviseur. Il lui ! Mais ils ne l’auront pas. Ils ont supprimé un camarade, distingue un froncement de sourcils. Il n’en dit pas plus et il se serait pendu dans sa cellule avec sa cravate, comme si ça ignore le malotru jusqu’à ce qu’il se gare. Il le paie et s’extirpe ne pouvait pas servir à autre chose. Voilà leur politique. de la voiturette. Le taximan le hèle pour lui rendre la monnaie. Harcèlement et intimidations en tous genres à l’égard des – Garde le reste, espèce de mouton de Panurge, dit Zénon intègres, et ça va jusqu’au meurtre. Que dit Paul Valéry : La inconscient de sa condition, comme s’il devait le politique, c’est l’art d’empêcher les autres de se mêler de ce dédommager pour toutes les injures dont il l’avait accablé qui les regarde. En ce sens, Zaba est le plus grand des artistes. intérieurement. Grâce lui soit rendue. Zénon n’appelle pas au soulèvement Ce troupeauïste aurait pu riposter et lui lancer, ne serait- populaire contre lui, ce serait prêcher dans le désert. Et puis ce que par les yeux « Et toi, mouton noir, rat de de qui se moquerait-on ? bibliothèque, brebis galeuse, chien enragé, chèvre de Le taximan ne le laisse pas en arriver là et, sans mot dire – monsieur Seguin, tu t’enfonces droit dans la gueule du peut-être le maudissait-il – baisse ses lunettes et enclenche la loup ! » première. Au lieu de ça notre taxi driver dodeline de la tête et tapote – C’est l’enfer, glapit-il au bout d’un moment en sur son volant, emporté par le son du mezoued. s’essuyant la boule. Cet abruti ne croit pas si bien dire. Zénon ne répond pas, À l’aéroport de Tuthis-Carnage, Zénon avait dupé tout le il s’en fiche, ce n’est plus son affaire. monde. On l’aurait cru triste de quitter l’amère patrie, alors 18 19
  • 11. qu’il avait envie de lâcher des rires démoniaques, de courir dans tous les sens, de sauter jusqu’au plafond et de crier victoire. Bande de salopards, vous ne m’avez pas eu ! Je vous quitte, je vous largue ! Il avait envie de leur faire des grimaces 3 en tirant la langue comme font les enfants, de leur envoyer La faute à François-Marie Arouet des bras d’honneur et de leur montrer son postérieur comme font les adultes. Mais il ne savait pour quelle raison il se sentait crispé, mal à l’aise et confus. Il n’avait même pas La veille de son départ Zénon n’avait pas fermé l’œil de la sourit à l’hôtesse. Zénon ne les aime pas ces hôtesses. Elles le nuit. Demain est un grand jour, un jour à marquer d’une laissent sur sa faim. Heureusement qu’elles ne montrent que bière blanche (il avait soif). Le jour de sa seconde naissance. les dents. Le jour de sa délivrance. Il se rappelle les mots d’Hannibal qui disait à ses soldats, malgré toutes les victoires remportées « Tant que nous n’avons pas pris Rome nous n’aurons rien accompli ». Demain Zénon aura gagné une bataille, pas la guerre. « Je n’irai pas à l’étranger faire du tourisme, j’ai une légende personnelle à accomplir, un coup d’éclat à monter, un coup d’État à fomenter, et un coup… à boire. » Impossible de dormir. Il se prépare. Il emporte tout ce dont il a besoin comme pour un départ définitif. Le strict minimum. Pas d’encombrements. Il en a déjà assez dans la tête. Quelques livres, des carnets, des crayons, ses brouillons de manuscrits, la photo de Victor Hugo, photographié par son fils Charles en 1855 à Jersey près du Rocher des Proscrits (découpée dans un Magazine littéraire emprunté à la bibliothèque). L’homme océan aura eu un regard bienveillant sur lui tout au long des dernières années. Il avait hésité, ses proches se souviendront de lui à chaque fois qu’ils la verront, alors il l’embarque, elle ne prendra pas beaucoup de place. Il faudra qu’il pense à la faire encadrer. Des affaires de toilette, sa brosse à dent et ça sera bon. Il serait parti nu s’il avait pu. Il efface du mur de sa chambre une inscription tirée de L’Homme révolté : « Mourir debout, plutôt que de vivre à genoux » Vivre debout, est-ce donc impossible ? 21
  • 12. Parmi les ouvrages qu’il embarque, le Dictionnaire prédisant qu’il deviendrait fou. Mais il n’y pouvait rien, il lui philosophique, dégoté chez un bouquiniste de la vieille ville. en fallait toujours davantage. Bibliovore. Obsédé textuel. Il l’ouvre à l’article Égalité pour lire une énième fois cet Dessine-moi un bouquin. Un livre à la place de la cervelle. extrait qui l’avait marqué et qu’il connaît par cœur « À Mon royaume pour une pile de pages imprimées… Halte là, l’égard d’un particulier qui ne tient à rien, mais qui est fâché vite, une cure de désintoxication ! (Note de l’éditeur : ne pas d’être reçu partout avec l’air de la protection ou du mépris, interrompre la lecture.) qui voit évidemment que plusieurs monsignori n’ont ni plus 4 h du matin. Zénon est aux aguets. Il faut encore que le de science, ni plus d’esprit, ni plus de vertu que lui, et qui jour se lève. Le temps semble ralentir. Il a envie de le pousser s’ennuie d’être quelquefois dans leur antichambre, quel parti de toutes ses forces, de faire avancer les aiguilles de doit-il prendre ? Celui de s’en aller » l’Horloge. Il ne va pas s’arrêter maintenant, ce n’est que le Voltaire, tout ça c’est de ta faute ! commencement. Il comprend son jeu : Ralentir pour Ce breuvage inépuisable, on peut se soûler avec toute sa repartir de plus belle et rien ne l’arrêtera. Une épopée est en vie. Zénon pensa qu’il avait derrière lui des années de lecture marche ! passionnée. Trop et pas assez. Trop, n’ayant fait que ça à s’en Contrairement à Shéhérazade, Zénon avait toujours été esquinter les yeux (contrairement à la masturbation, la délivré par la nuit. « La nuit est faite pour les chauves-souris, lecture rend bien aveugle, Zénon malgré ses vingt ans, en les voleurs, les amants et les écrivains » disait Alexandre vint à avoir la phobie de finir ses jours dans l’obscurité, un Dumas. Elle est aussi faite pour lui – n’en déplaise à la garçon prévoyant pourrait-on dire). Pas assez, n’ayant lu fourmi la cousine. La nuit est son royaume. La nuit est qu’une infime portion de la bibliothèque universelle. Le ciel tendre et éternelle comme les diamants, comme les étoiles, lui était tombé sur la tête le jour où il se rendit compte qu’il comme les rêves d’enfants gravés sur la lune. Il sort scruter n’aurait jamais le temps de lire tous les livres de la planète. l’horizon qui s’illumine en paix. Le jour tant attendu pointe Que ferait-il s’il lui était donné de vivre une seconde fois ? Il le bout de son nez. Pour une fois, il est le bienvenu. Une n’y a pas trente-six pages de réponses. Son fantasme était réconciliation est enfin possible. Tuthis, ville paresseuse et d’être enfermé à vie dans une bibliothèque, des houris à son crasseuse dort encore. Voir Naples et mourir dit-on. Voir service. Anorexique côté nourriture, Zénon avait toujours eu Tuthis et vomir disait-il. Ville de son enfance, il ne la voyait la boulimie des livres. On se lève le matin pour prendre son pas ainsi auparavant. J’ai été bête de croire à dix ans que le petit-déjeuner, il se lève pour ingurgiter quelques pages, et monde était si beau, avait-il un jour dit à sa mère, les adultes combien de fois avait-il pris son dîner froid parce qu’un tas nous prennent pour des imbéciles ! de papiers noircis reliés le délectait. On dit souvent aux Il sent sa tête s’alourdir, il a l’impression qu’elle s’est enfants, finis ton assiette pour devenir grand et fort, jamais transformée en enclume. Il rentre. Il a envie de se coucher, finis ton livre, comme si cela n’avait aucune importance, dormir et tout oublier… Son départ, le pays, le régime, comme si l’on pouvait devenir grand et fort sans lire. On l’ogre Zaba, le peuple endormi, la liberté, les droits de l’avait mis en garde contre les dangers de la lecture, lui l’homme, le monde moderne, le réveil de la nation… 22 23
  • 13. « Qu’est-ce que je viens faire là-dedans ? Pourquoi moi ? Je Il s’en ira donc, laissant derrière lui une société étouffante ne m’appelle pas Moïse. Moi, c’est Zénon, Zénon où chacun flique l’autre. Le régime de la terreur dressait les Bétoncour et je ne suis qu’un enfant blessé, un oiseau aux Tunoches les uns contre les autres. Tout le monde se méfiait ailes ligotées… snif » de tout le monde. L’intellectuel y était damné, la culture Sa mère est dans la cuisine. Elle aussi a passé une nuit méprisée. Que dire alors d’un esprit subversif ? Zénon blanche. Elle lui prépare le petit-déjeuner mais il ne pourra échappait à l’abattoir, ni plus, ni moins ! rien avaler. – C’est ma dernière nuit dans la caverne de Zaba, vingt ans pour trouver la bonne formule de sortie, tu te rends compte ? Il voulut paraître de bonne humeur pour lui faire oublier le chagrin de la séparation. – Arrête avec ça s’il te plaît, tu vas faire des études et revenir avec un diplôme. Leur politique c’est la jungle, tu es jeune, tu as le droit de vivre ta vie, mieux vaut vivre en égoïste que de se sacrifier pour rien, ce n’est pas ce que tu disais ? – Ne t’en fais pas ma petite maman, tu me connais je gagne toujours, dit-il pour la rassurer. Il réussit à lui décrocher un sourire. C’était tout ce qu’il lui fallait. Disparue la fatigue. Il se sentait d’attaque. Quand sa mère lui souriait, rien ne pouvait l’atteindre, il devenait plus invulnérable qu’un Achille. Zénon devait se pointer au consulat de français à 9h. En quittant la demeure familiale il ne s’était pas retourné. Il savait que sa mère était restée sur le perron pour l’accompagner des yeux. Il savait qu’elle pleurait. Il se serait effondré en la voyant. Il eut une pensée pour Perceval le Gallois et se dit que c’est sans doute pour cela qu’il ne s’était pas retourné lui aussi, en quittant sa mère. Mais contrairement au chasseur du Graal, le départ de Zénon ne fut pas, fort heureusement, fatal à celle qui lui avait donné le jour. 24
  • 14. – La faculté et mes professeurs ne sont pas pour rien dans ce … succès, reprit Zénon. – Ravi de vous l’entendre dire, gémit le « bide » en faisant 4 l’effort de se lever pour faire face à l’étudiant modèle. La possibilité d’un bide – J’ai eu vent de votre projet de continuer vos études à l’étranger, je vous en félicite aussi, vous irez loin, je l’ai tout de suite deviné. Trois mois auparavant, Zénon avait été convoqué par le – Je vais à Paris, dit Zénon incorrigible. doyen de sa fac qu’il surnommait le « bide » à cause de sa Le portrait de Zaba, arborant son sourire bienveillant était panse qui le devançait d’au moins cinquante centimètres. Sa accroché au mur comme il est de rigueur dans n’importe fonction lui imposait le port du costume integrale. Pour quel bureau, boutique ou autre commerce du pays. Jamais mettre une touche personnelle, il étalait avec du gel les Zénon ne s’était senti à l’aise dans un bureau. Il se posait cheveux qui lui restaient sur le crâne et, hormis une petite cette question aporétique : devient-on abruti dès lors que moustache qu’il s’ingéniait à affûter, rien ne faisait penser à l’on occupe un bureau ou bien occupe-t-on un bureau parce Clark Gable. qu’on est abruti ? – Cherr Zénon, commença-t-il, dans son français ronflant – Cherr Zénon, allez leur montrrrer de quoi nous sommes et rocailleux, infesté d’emphatiques accents toniques, notrre capables, vous faites parrrti du fleurrron de notre nouvelle faculté et tout son staff éducatif sont fiers de vous avoir eu jeunesse, c’est vous qui allez bâtir la nation de demain, le comme étudiant tout au long de ces années que vous avez pays compte sur vous, l’avenir vous appartient ! s’enflamme- brillamment couronnées par une licence remportée haut la t-il. Vous assurerez la relève, et lorsque vous reviendrez avec main. Toutes mes félicitations ! votre diplôme en poche, j’interviendrai moi-même pour que – Merci… à la faculté et à mes entraîneurs… heu… je vous intégriez cet établissement. Qui sait ? je connais vos veux dire à mes professeurs, excusez-moi… moyens, vous serez peut-être ministre… – Hum, vos entrraîneurs, lapsus révélateur cherr Zénon, « Dieu m’en préserve » pensa Zénon. nous aimons tous le foot dans ce pays, ça vide la tête et ça Il l’aurait serré contre lui s’il n’y avait eut entre eux évite de penser à autre chose, j’ai moi-même été arrière l’obstacle adipeux. Encore un peu et il lui aurait donné gauche de la sélection nationale, vous le saviez ? Je n’avais pas mauvaise conscience avec son paternalisme affecté. S’il ce ventre, dit le doyen, avec sa voix caverneuse, en reculant l’avait convoqué, c’était pour s’assurer que « l’enfant son fauteuil pour mieux se le caresser. prodige » comptait bien revenir au pays ; La majorité des S’il avait pris ses propos pour un lapsus, Zénon ne savait étudiants expatriés en Occident ne reviennent pas. Ceux qui comment prendre les siens. Critiquerait-il la politique de vont loin y restent. Les autres préfèrent être ouvriers (ou diversion qui consiste à gaver le peuple de football et autres parfois même SDF, mendiants ou morts) en Occident que niaiseries, lui, un fervent du parti ? cadres chez eux. Le Calife Omar l’avait bien dit : « L’exil avec 26 27
  • 15. la richesse est une patrie, la pauvreté chez soi est un exil. » Les larmes de Zénon freinent net. S’il lui avouait qu’il a fait ses études uniquement dans le – Hein ? J’ comprends pas. but de quitter le bateau ? Il le fatigue. Il ne peut plus – C’est moi le traître. Quand j’étais jeune, j’avais les l’entendre. Pourquoi ne lui dit-il pas une fois pour toute mêmes ambitions que toi, je voulais changer le monde (là, il qu’ils ne sont pas du même bord ? Qu’il refuse l’étêtage, qu’il se méprendrait sur les ambitions de Zénon). Nous étions un voit autrement l’avenir de son pays, sans népotisme, sans groupe de jeunes imbus de valeurs, hélas trop peu corruption et sans privilèges, une société de droit et de nombreux, nous ne faisions pas le poids contre l’infâme. Les justice avec séparation des pouvoirs comme le préconisait uns ont fui le pays pour ne plus revenir, les autres Montesquieu il y a trois siècles, une société où chacun croupissent encore au trou, certains y ont laissé leur peau. J’ai pourra chanter, danser, et penser librement, où les citoyens dû retourner ma veste que j’avais à l’endroit. J’ai trahi mes oseront prendre le changement en main au lieu de le laisser idéologies, c’est moi qui mérite le bûcher… Là, Zénon les prendre à la gorge. Une société comme il y en a ailleurs. sentirait que son bidoyen va pleurer. À son tour de le Qu’ont-ils de plus, nom d’une cervelle, ceux là qui jouissent réconforter. d’un brin de démocratie, qui confrontent leurs idées, qui ne – Allons, ce n’est rien m’sieur, Clark Gable n’aurait pas fait cirent pas les pompes de leurs dirigeants mais leur mieux. demandent des comptes ? Pourquoi ne lui dit-il pas qu’il Mais voilà que celui-ci se tient la tête entre les mains et se préfère mille fois être libre et en danger plutôt que de vivre met à chialer comme un homme. en sécurité sous une dictature ? (Peut-on être en sécurité sous – Maintenant c’est trop tard, j’ai des gosses. Fais ta vie et te la dictature ?) Est-il si borné que ça ? mêle pas de ça, ce n’est pas demain que ça va changer par ici. Toute sa rage lui était remontée à la gorge. Il eut envie de Notre peuple est maudit, c’est pourtant sur cette terre qu’a lui dégueuler dessus, à ce fantoche… Au lieu de ça, ses forces été bâtie l’une des premières démocraties de l’Histoire. Notre le lâchent, il craque et s’effondre à ses pieds. Ses yeux sont civilisation, jadis la plus raffinée de toutes, a commencé à des geysers semblables à deux femmes fontaines en pleine péricliter dès que les bateaux ont pu traverser l’Atlantique jouissance, il provoque presque une inondation. (d’où peut-être l’origine de l’hostilité des Arabes envers le « J’avoue tout, je suis un traître, j’ai pactisé avec le diable, Nouveau monde ?), ensuite vint le colonialisme pour nous j’ai ourdi, j’ai comploté, je mérite le bûcher, je demande asséner le coup de grâce. À l’indépendance nous avons été pardon, ce n’est pas moi, c’est la faute à ces livres de malheur, livrés au totalitarisme de quelques rapaces assoiffés d’assouvir j’abjure, je maudis Voltaire, Rousseau, Montesquieu et leurs ambitions personnelles, des pions mis en place par le Cie… » services après-vente de la colonisation. Il y eut Bougre-Bas Le doyen se penche sur lui. pour se proclamer président à vie, autant dire roi. On l’avait – Ce n’est rien petit, ressaisis-toi. Je comprends. ‘Coute, pris pour le sauveur de la nation. Le Sauveur, tu te rends (il baisserait la voix à cause du portrait) va, cours, vole et compte ? Je vais te dire moi, il n y a pas de sauveur, celui qui sauve ta peau. Y a rien pour toi ici… prétend l’être, il a juste eu la chance d’être là au bon moment, 28 29
  • 16. comme un roi déchu a la malchance d’être là au mauvais t’écraseront comme une mouche et personne ne se moment. Cet homme a raté son rendez-vous avec l’Histoire souviendra de ton nom. Trop tôt, faut laisser faire le temps, (aurait-il oublié de régler son réveil ?) c’est à croire qu’il se c’est le meilleur remède, un jour ça va leur péter à la gueule, fichait de l’avenir du pays après lui. Il est sorti par la petite nous ne serons pas là pour le voir et c’est peut-être mieux, porte remercié par le monsieur que tu vois sur ce portrait. (là, conclut-il en déposant sa cigarette dans un cendrier aux Zaba décocherait un clin d’œil, se donnerait un coup de couleurs du parti… poing au menton fier de lui) Sur son lit de mort Bougre-Bas – Monsieur Bétoncourr ? ne pouvait qu’accorder sa bénédiction au petit ambitieux qui – Hein ? Sursaute Zénon sortant de sa torpeur. prétendait apporter le changement attendu, et regarde ce La cigarette se consume toujours sur le bord du cendrier. qu’il en est advenu : Plus ça change, plus c’est pareil, que l’on Le « bide » ne l’éteint pas. Il la laisse empoisonner le bureau, me dise comment un homme qui demeure trente ans à la tête alors que sa femme et ses enfants continuent d’exhiber leur d’un pays peut parler de changement ? Nos dictateurs se sourire photogénique. succèdent et se ressemblent, nous avons sûrement cette – Déjà le mal du pays ? Vous serez dans la plus belle ville saloperie dans le sang. Pendant ce temps, le peuple se curait du monde. Vous verrez, Paris est une femme fatale, il vous les dents, maté par trente ans de Bougrebisme, et personne faudra beaucoup de courage pour vous extirper de ses bras. n’a levé le petit doigt pour nous qui tentions de sauver les J’ai moi-même fait des études par là-bas… meubles, de nous offrir une petite démocratie et une dignité Le bide avait cette manie de rebondir sur tout ce qu’on lui incontestée. Ils ont fini par faire de notre pays une prostituée disait pour étaler sa geste. Zénon comprit qu’il allait lui tenue par une bande de proxénètes, et de nous les véritables dérouler quelques chapitres de son passé glorieux. Il le enfants de la nation qui refusons de baisser le pantalon, des coupa : bâtards que l’on chasse à coup de trique. (Là, il frapperait du – Nous connaissons tous votre parcours monsieur Le poing sur son bureau, de honte, la photo encadrée de sa Tunoche, car ainsi s’appelait cet homme, vous êtes un femme et ses enfants se voilerait la face.) exemple pour nous. Zénon se rappelle une chanson de Dalida « je veux mourir – Hum, fait Le Tunoche flatté, eh bien monsieur sur scène », c’est sûrement la chanson préférée de tous les Bétoncour, bon vent et revenez-nous vite et grand ! Il lui dictateurs de la terre. tendit la pince. Zénon avança sa menotte sans précipitation. Le « bide » se ressaisit, reprend son souffle, tandis que Il se la fit écrabouiller dans la fougue d’une débordante Zaba figé dans son portrait réprime un rire moqueur. Il chaleur humaine. saisit une cigarette, l’allume et se met à la sucer – Comptez sur moi, dit-il, soulagé de prendre congé. frénétiquement. Il ne s’aperçoit pas que la fumée gêne son Le doyen regagna son fauteuil, alluma une nouvelle invité, malgré son air absent. cigarette. – Envoie-les au diable, petit (Là, il s’obstinerait à l’appeler À l’instant où Zénon allait s’esquiver, il lui envoya dans le « petit », Zénon n’apprécie pas). Inutile de te sacrifier, ils dos : 30 31
  • 17. – Quelque chose me turrlupine. Zénon se retourne, le geste lourd. – Pourquoi diable n’avez-vous pas demandé une bourse ? Avec vos résultats vous l’auriez eue sans coup férir, dit Le 5 Tunoche en crachant la fumée par les narines. Circulez ! Il n’ y a rien à lire – Je n’ai pas refusé. Je m’en suis aperçu trop tard, les délais étaient passés, mentit Zénon qui ne voulait pas quémander une bourse. Il prenait ça pour de la charité. Il savait que ça L’aéroport international de Tuthis-Carnage, porte allait être dur et se disait que la meilleure façon d’apprendre principale de la caserne de Zaba, était souvent le théâtre à nager, c’est de se jeter à l’eau, à condition de ne pas d’événements tragicomiques. La douane veillait au grain et paniquer, et si la galère est un passage obligé pour les justes, filtrait les entrées plus que les sorties. Dans son collimateur, qu’il en soit ainsi. Advienne que pourra. L’aventure c’est les livres, ces petites bestioles qui vous gangrènent l’esprit. La l’aventure ! noble fin était d’empêcher qu’il n’entre quelque pensée en contrebande dans la caverne de Zaba, susceptible d’y introduire une quelconque lumière qui dissiperait l’ignorance de ses habitants. Laquelle ignorance était indispensable au rayonnement de sa majesté. Zénon fut stupéfait de voir des flics-douaniers qui obligeaient des personnes suspectes à vider leurs sacs, et se faire confisquer les bestioles dont ils s’encombraient. Un sac- poubelle noir leur était réservé. – Les livres sont donc interdits ? – Non. – Alors quoi ? – Seulement les mauvais. Des flics-douaniers experts en ouvrages d’esprit et soigneusement formés pour détecter le mauvais goût. De quoi garder sa ville propre. Parfois, au milieu de la foule bigarrée faite de voyageurs, de porteurs, de personnel aéro-portuaire et de dizaines de personnes qui attendent leurs visiteurs, se glissent des « inconnus », des rôdeurs à l’affût d’éventuels clients à molester, ou à conduire vers des 33
  • 18. destinations plus sûres par simple mesure de dissuasion et – Ha ha ha, ouais. de prévention. Zénon se faisait tout petit. Celui qui est – Votre pays est… dégoûtant. prudent ne craint rien. Il n’a pas peur, il se préserve et attend « L’homme ricana comme un imbécile heureux » nota son heure. Heureusement ces agents de nettoyage ne sont Zénon sur le calepin qui ne le quittait jamais. On aurait dit pas équipés de détecteur de pensée, dans le cas contraire, ils ça à un Tunoche, pas sûr qu’il en rirait. auraient envoyé Zénon direct au lavage de cerveau. – Alors pourquoi vous y allez si vous le trouvez dégoûtant ? La charmante hôtesse au sourire permanent le place à côté – À vrai dire, c’est ce que j’ai entendu, et de la bouche de d’un passager français qui avait apparemment le sens de la l’un de vos compatriotes (il prend un air dégagé) mais, mode ; il portait une chemise aussi rouge que sa gorge, des comme je ne prends jamais ce qu’on me dit pour argent chaussures vertes et un jeans entre deux couleurs. Zénon comptant, je m’en vais m’en assurer par moi-même. tenait à voir le cordon ombilical se rompre, et ce zigoto lui L’homme intrigué dirigea son regard vers le calepin que céda gentiment le côté hublot. tenait Zénon et dit : « Vous écrivez un roman ? » Quand je serai vieux, se dit-il, j’écrirai dans mes mémoires – Un roman, moi ? fait Zénon comme quelqu’un que l’on que je suis sorti deux fois du ventre de ma mère, et qu’à surprend la main dans le sac et qui cherche à se disculper. Je chaque fois j’y ai été contraint et ça n’a pas été une partie de ne suis pas romancier, monsieur. plaisir. Je dirai aussi qu’il n’y a de repos que sous terre. (Mais – Hum, je peux savoir ce que vous êtes ? il n’était pas assez vieux pour penser de pareilles sottises. Il se – Je suis étudiant, monsieur. Quant à ce que j’écris, tenez. contenta de les noter sur son calepin pour ne pas oublier.) Il se demandait s’il continuerait à rigoler en lisant sa dernière – C’est votre première fois ? note. – Oui, répond Zénon à son voisin de siège. Ah ces Français, quel fairplay ! À moins qu’il ne se moque ? – Tunoche ? – À ce qu’il paraît. Maintenant le scribouillard ne l’intéresse plus. Il sort un – Votre pays est magnifique ! livre. Zénon en fait autant. De temps en temps il lui Zénon ne répond pas et feint de regarder à travers le décochait un sourire entre deux pages. Zénon lui trouvait hublot. T’as qu’à t’y installer, lui dit-il intérieurement. Ces une tête sympathique, mais entre la contemplation du touristes ne voient que la carte postale. Ils sont accueillis paysage, son bouquin et son calepin qui lui servait à attraper comme des rois pour leur fric et ils prennent ça pour de ses pensées comme on attrape des papillons – quoique ses l’hospitalité. Les Tunoches accueillaient-ils un Malien pensées ne valussent pas la légèreté de ces bestioles – le comme un Allemand ? Leurs portes restent-elles ouvertes temps passa très vite et ils n’eurent pas l’occasion de quand il s’agit d’un journaliste étranger pas gêné de s’apprivoiser davantage. « s’ingérer dans les affaires » du royaume ? Pour un conquérant l’amitié d’un indigène peut toujours – Francoche ? Demande Zénon à son tour. servir, pensait Zénon. 34 35
  • 19. En descendant de l’avion il s’était exclamé « C’est un petit pas pour l’humanité, mais c’est un grand pas pour moi », ce qui amusa son voisin de siège qui lui souhaita un bon séjour avant de le laisser à ses festivités intérieures. – À un de ces quat’ jeune homme, et bon courage pour votre roman. – Bon vent l’ami ! Bon vent ! Zénon respirait déjà à plein poumons ce qu’il croyait un II parfum de liberté quand soudain il l’aperçut dans le reflet d’une vitre. Il était là. Zénon se doutait bien qu’il allait le La femme est l’avenir de l’émigré suivre comme son ombre. Il semblait perdu, la figure triste. « À nous deux Paris ! Le Rastignac Tunoche, eh bien vas-y, défoule-toi, désormais le paradis terrestre est là où tu es, que n’y gambades-tu pas au lieu de rester planté à me dévisager ? ». Même lui il ne l’avait pas dupé. Il y avait comme un arrière-goût d’amertume dans un repli du cœur de Zénon, un je-ne-sais-quoi d’insatisfait qui ne le quittera jamais, qu’il trimballera avec lui toute sa vie, comme une corde élastique qui le ramènera à la réalité chaque fois qu’il se laissera envoûter par le chant des sirènes. Malgré lui, des larmes voulaient s’échapper de ses yeux car certaines victoires sont amères. Il essayait de les retenir et ça faisait comme un bras de fer qui s’engageait entre lui et lui. Un roseau pensant venait d’être déraciné. (Pascal n’aurait pas pu mieux dire, « roseau », le mot était fait pour lui, du sur mesure).
  • 20. S’il était heureux de le voir il cachait bien sa joie. C’était pourtant lui qui lui disait que si un jour il venait en France « no problémo », il s’occuperait de lui parce qu’il est « une 1 tête » et parce qu’il sait qu’il peut réussir. Zénon comprit que Le Cousin Con et la Cousine Bête Cousin se permettait de parler ainsi parce qu’il pensait que le risque était minime. C’était mal le connaître. Ces émigrés sont enviés chez eux où ils sont considérés comme une sorte Cousin avait du retard et Zénon commençait à s’inquiéter de classe supérieure. Ils font partie du monde moderne, eux. quand il le vit débouler dans sa camionnette blindée de Alors, si un Zénon débarque dans leur vie, constate qu’ils boîtes en carton. Il faillit ne pas le reconnaître, depuis trois occupent le bas de l’échelle et voit leur galère, forcément il ans qu’il ne l’avait vu. Cousin avait pris de la panse et s’était gêne. Non, il n’aurait pas dû se tailler, chez lui on l’aimait laissé pousser la barbe. Cousin est un conquistador. Il est bien. Qu’est-ce qui lui a pris de quitter son jardin d’Eden ? venu en France avec rien, pas même les papiers. Les papiers, C’est une tête de mule, oui. ils étaient là avant lui, en chair et en os, en la personne de Zénon comprit que les gens changent avec le temps et Cousine, sa future épouse. Cousin lui faisait la cour quand avec l’espace, qu’une personne rencontrée quelque part n’est elle venait avec sa famille se ressourcer au bled, tandis que pas forcément la même retrouvée ailleurs. C’est curieux, lui, Zénon, moqueur, lui lançait « Tiens, voilà du beur ! ». avait l’impression d’être toujours le même, aurait-il une Zénon avait un système : il frappe à une porte, elle s’ouvre ; faculté en moins ? il ramène sa gueule, elle ne s’ouvre pas, il frappe à celle d’à Les cousins n’échangèrent pas un mot durant tout le côté. Cousin avait le même système, à la différence près que trajet. Zénon avait la tête ailleurs. Il ne réalisait pas encore ce si la porte ne s’ouvre pas, il la défonce. C’est un fonceur, un qui lui arrivait. Il avait quitté un monde pour atterrir dans homme pressé, un chevalier des temps modernes, et même un autre. Un véritable voyage dans le temps et dans l’espace. s’il klaxonne à volonté et lance à tout bout de champ des Il lui faudra quelques mois pour s’adapter à sa nouvelle « zabour omak » (putain de ta mère) aux plus chauffards que « vie » et dépasser le choc de civilisation. En arrivant, il savait lui, c’est un homme, un vrai, et il est camionneur. Zénon se juste que Cousin serait là pour « s’occuper de lui ». Sa mère demandait d’où venait sa nervosité au volant. Serait-ce à l’avait appelé à la dernière minute une fois mise devant le fait cause du sang chaud ? Ou de son père fauché par la grande accompli de l’imminence de son départ. De son côté, Zénon Dame dans un accident de la circulation à Paris ? Si ça se fichait pas mal de son sort. Pour qui s’évade de prison, continue, il va le rejoindre et lui amener Zénon en prime. pensait-il, ce qu’il adviendra de lui dehors est le cadet de ses Les deux cousins échangèrent des salamalecs bâclés avant soucis. Cousin était là pour rendre service parce que c’est la d’embarquer en direction de Trouille-sur-Noise, un coin de famille, et la famille pour un Tunoche aussi troupeauïste banlieue du quantrevint-treize où résident Cousin et sa petite soit-il, c’est sacré. Tant mieux. Arrivé à Trouille-sur-Noise, famille. À nous deux la banlieue ? ! Zénon avait cherché des yeux les quartiers chics où Cousin 38 39
  • 21. était censé résider, en vain. Il était pourtant entendu qu’il sa déception. La première déception qui nous accable, étant devait posséder une somptueuse villa avec une porte et des la naissance, pour Zénon ce fut une double déception. Il eut fenêtres. Cousine sa femme serait ravie de le voir, « Tiens beau naître prématuré, trop tard. Rien ne lui servit d’être en voilà du blédard » lui lancerait-elle. avance sur son temps. Il était écrit là-haut qu’il serait 100% La camionnette essoufflée s’arrête devant un grand Tunoche, sans additif ni colorant. bâtiment qui ressemble à un poulailler géant : C’est un foyer C’était écrit ? Eh bien c’est raté. C’était mal écrit. Mon pour travailleurs émigrés, pour la plupart chômeurs et « retour » sur le lieu de ma conception, pensait-il, c’est un érémistes ; des Arabes et des Noirs -faut-il préciser ? – peu le retour à la case départ. Cette fois, à moi de prendre quelques Indiens et Pakistanais, des Chinois aux noms en les choses en main. cascades phonétiques (le casse-tête pour le facteur), des Cousin lui explique en deux mots qu’il va occuper la Grecs, des Roumains, des Irakiens et des Libanais chambre d’un compatriote parti au bled à cause du ramadan fraîchement débarqués… et que sait-on encore ? Des qu’il vaut mieux faire chez soi, loin des tentations et des Martiens ? Peut-être bien. Le monde émigre en France et le attentats à la pudeur, le temps de se trouver un gîte plus Français de souche devient une denrée de plus en plus rare. adéquat à sa situation. Il lui file les clefs avant de filer. En Une espèce en voie d’extinction ? La France ne peut pas démarrant, il prend la peine de lui signaler qu’il y a déjà un accueillir toute la misère du monde ? Mais si, mais si, voyons, gawri dans la chambre (« gawri » est une déformation du il y a encore de la place au fond, que l’on se serre un peu, mot guerre pour désigner l’homme blanc, celui-ci étant venez-donc, mère France est bonne hôtesse. Zénon ne savait venu faire la guerre en Afrique) ne pas manger avec lui, ne pas s’il devait s’en réjouir ou s’en dépiter. Si Voltaire voyait pas trop se frotter à lui et appeler Cousin en cas de pépin. ça, plein de Zadig et de bon sauvage. N’empêche que parmi Zénon n’avait pas son numéro. Il ne le lui demanda pas et tout ce beau monde, on trouve toujours quelque Français dit que tout irait bien, qu’il ne s’inquiète pas et qu’il aille en largué par le Système et perdu dans la foule qui le traîne. paix. Cousin qui avait l’air contrarié et en retard ne lui laissa Ainsi des bourgades comme Trouille-sur-Noise, Saint-Denis pas le temps de formuler un remerciement et mit les gaz. ou Barbès sont-elles des hauts lieux de ladite colonisation Zénon pose son bâton de pèlerin et reste planté cinq inverse. Il faut bien prêter l’oreille pour y entendre un mot minutes à méditer […] Allez ! Il reprend son souffle et de français. escalade quatre étages pour se retrouver dans un couloir long « Ce ne serait pas ce fameux foyer qui a vu défiler tous les et exigu flanqué d’une porte tous les deux mètres. Il tourne “z’imigris” de notre tribu ? » demande Zénon au cousin qui la poignée et pousse doucement celle du compartiment 410. confirme en opinant du chef. Ses parents y avaient séjourné Aussitôt une odeur nauséabonde envahit ses narines. Quant dans les années quatre-vingts. Il se remémore la photo d’un à celle du couloir, elle était supportable, une véritable odeur couple où la femme était enceinte. Zénon avait été conçu d’émigration, Zénon ne pouvait la qualifier autrement. La sur le sol français. Manque de bol, ses parents sont retournés chambre était aussi sombre qu’un tombeau. Apparemment, s’installer définitivement au pays des aïeux deux mois avant elle n’avait pas été ouverte depuis des jours. Le temps de 40 41
  • 22. s’habituer à la pénombre, il distingue deux lits jumeaux, une table ornée des restes d’un casse-croûte, deux armoires et deux chaises. Cela ressemblait à une chambre de foyer universitaire miteux. Une chose remua sous une couverture 2 et une tête émergea. Zénon écarquilla les yeux pour s’assurer Paname qu’il s’agissait bien d’une tête humaine. La « chose » toussota et dit : « Omar ? » Zénon comprit que la « chose » le prenait pour son D’où je viens ? Qui suis-je ? Où vais-je ? Je n’en sais rien. camarade de chambre. Non vraiment, j’ai beau me miner le plot, niet, walou. Enfin – Non, ce n’est pas Omar. si ! Tu es Zénon et tu vas à Paris. Tu sors de cette banlieue – Hein, c’est qui alors ? pourrie. D’où viens-tu ? Qu’importe ? Ne regarde pas d’où – C’est … son fils. tu viens, vois où tu vas. Cet Omar, tout ce qu’il savait de lui c’est qu’il avait l’âge Il se rappelle les mots du « bide » : « La plus belle ville du de son père. monde, Paris est une femme fatale, il vous faudra du – Son fils ? dit la « chose » en baillant et se rendormit. courage pour vous extirper de ses bras ». Il faudrait d’abord qu’elle les lui tende. Il avait l’impression de s’être glissé dans un écran de cinéma où se déroulait un film interminable auquel il ne comprenait rien. Tout lui semblait irréel. Quelque chose lui dit qu’il gêne, que sa présence est de trop. Pourtant, tel l’homme invisible, personne ne l’avait remarqué. Il eut envie d’interpeller les passants pour qu’ils lui expliquent ce qui se passait. Il aperçoit son image dans une vitrine qui n’en voulait pas. Il se tâte le corps pour s’assurer de son existence. Il se pince et revient à lui. Il avise une plaque : « Avenue des Champs Élysées », la plus belle avenue du monde. Il avait mal à la tête. Ses jambes étaient en coton. Il n’avait rien avalé depuis la veille et son estomac lui sortait par le dos. Ses chaussures lui faisaient mal sans que personne ne le sache. Il faillit perdre l’équilibre. Quelqu’un l’avait bousculé. Un autre lui écrasa le pied et lui demanda pardon. Pardon ! C’est moi qui vous demande pardon, navré de vous gâcher la fête, pour sûr je n’aurais pas dû venir. 43
  • 23. (Chaussures cirées, cravate bien pendue et des yeux ronds Seine, tranquille et sereine, exerçait sur lui une attraction à sous un chapeau pressé) laquelle il résistait malaisément. Pourvu qu’il ait la force de rebrousser chemin. « La ville du bavardage inutile, des soucis médiocres et des poignées des mains sans nombre » Maupassant. Tel était l’accueil que lui réservait la femme fatale. « Le plus délicieux des monstres » Balzac. Allumeuse et aguichante, orgueilleuse et arrogante, aussi « Pendule de la civilisation » Hugo. grise que son âme. « Une cité des Mille et une Nuits » Zola. Au terme de ce premier jour dans la ville-lumière-sombre, « Une ville où il pue et où l’on n’aime guère » Camus. Zénon faillit mourir d’inanition. Dans le train qui le « Une ville impitoyable, quand ce n’est pas un tremplin ramenait à Trouille-sur-Noise, il eut peur de tourner de l’œil. c’est un précipice » Zénon. Aussi ne fallait-il pas baisser les paupières un seul instant. Le paysage qui s’offrait à sa vue et qu’il distinguait à peine, était D’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Où vont-ils ? Zénon ne couvert de bombages. Chaque parcelle de béton était taguée le saura jamais. Leur chemin n’est pas le-sien. Il n’est pas des jusque dans les recoins les plus reculés et les plus leurs. Sur la plus belle avenue du monde rien n’était fait pour inaccessibles. Phénomène extraterrestre ? Zénon prit peur lui. Il aurait préféré un champ de blé, loin du d’en découvrir sur ses couilles en se déshabillant. Plus près, vrombissement des moteurs et des ululements des bipèdes, mais tout aussi inaccessible, une vénus d’ébène à la bouche où l’on peut s’allonger sous un ciel bleu et puis courir, courir pulpeuse était assise en face de lui. Il s’érige discrètement, les pieds nus et respirer à pleins poumons des bouffées d’air pur yeux fixés sur la naissance de sa gorge. Il songe à comme un pur sang… déboutonner sa braguette et déballer son bazar. Le chahut incessant lui donnait le tournis. Au bout de D’émerveillement les yeux indifférents de la fille l’avenue il aperçoit l’Arc de Triomphe. Il n’y avait vraiment s’illumineraient sa caverne serait en train de saliver à volonté. pas de quoi. Instinctivement elle se pencherait sur ses genoux pour Il se trimbale jusqu’à la tour Eiffel. La trouve horrible. Des entreprendre de mesurer la profondeur de sa gorge. Elle fourmis encombrées d’objectifs sont en extase devant ce voudrait qu’il lui lubrifie les cordes vocales. Du propre. monstre d’acier qui agresse la terre et nargue le ciel. Le jour Personne en vue. Le wagon et les couilles sont vides. Il de son inauguration, un anonyme se serait exclamé « Allah n’aurait pas senti le temps passer. Oubliée la faim pendant est grand mais la tour est drôlement haute ». (Ce mécréant quelques instants. Le train s’arrête. Retour sur terre. pensait peut-être qu’Allah est un géant pour le comparer à une tour ?) À Zénon, elle n’inspira que de sinistres desseins. Il ne pouvait la supporter. Il s’en éloigna pour se retrouver en bord de Seine. Un poème d’Apollinaire lui revint en mémoire mais le temps n’était pas à la poésie. L’onde de la 44
  • 24. Zénon était choqué de voir autant de clochards dans la plus belle ville du monde. Mais Thierry n’est plus clodo. Il a une chambre, un lit. Tout ce qu’il faut pour être heureux et 3 recommencer une nouvelle vie. Ecce Homo Il est érémiste. Un boulot qui consiste à ne rien faire, payé l’équivalent d’un salaire de prof autre part. Ce pourquoi Zénon l’enviait. En outre n’avait-il pas l’air débarrassé de De son nom complet, Thierry-Lucien-Georges Donjon. tous les soucis qu’un homme ordinaire pouvait avoir ? Il se La quarantaine en paraissant soixante. Une gueule d’Al disait même heureux. Heu-reux ! Tu entends Zénon ? S’il Pacino en piteux état. Un personnage de BD dans un existe plusieurs échelles de vie, il n’y a qu’un seul degré pour mauvais rôle. Il puait comme un porc (euphémisme, le bonheur. L’érémiste heureux n’a rien à envier au offensant pour le porc). Il avait le dos voûté, les jambes milliardaire heureux qui, contrairement à l’érémiste, aura arquées, la tête cioncée entre les épaules, des petits yeux plus de mal à conserver son bonheur. chassieux enfoncés dans leurs orbites et cernés de rides Tandis que la journée tire à sa fin, dans son costume de précoces, une barbe hirsute, un hérisson sur le crâne et un naissance, Thierry se lève, le geste machinal, son membre cou rougeâtre de vautour. Il a le pouce, l’indexe et le médius non circoncis lui colle aux testicules. Il enfile un jean alourdi rembrunis de goudron de cigarette. Un beau gâchis car il par la crasse, trop large sur ses jambes flageolantes, qu’il serre avait l’air d’avoir été plutôt bel homme. Il évoquait une page avec une cordelette en guise de ceinture et porte si bas sur les d’un livre qu’un malintentionné aurait arrachée et froissée hanches à la mode des jeunes banlieusards, que ça lui avant de la jeter dans la rue. Injustement. La rue, ancien découvre la raie des fesses et la toison pubienne — quoiqu’il clodo, Thierry y avait passé cinq ans avant d’être placé au fût improbable qu’il se souciât guère d’être à la mode ; sa foyer des travailleurs émigrés de Trouille-sur-Noise par garde-robe étant très réduite, Zénon ne le vit se changer madame Dreyfus l’assistante sociale. Il avait pourtant gardé qu’une fois en neuf mois, par la faute de la Croix Rouge. intactes toutes ses habitudes de clodo. Quand il gigotait de Il lui suggère gentiment de prendre une douche. trop, Zénon était obligé d’évacuer les lieux. Il fut un temps « Hein, j’trouve pas que j’pue autant que ça moi » se où il jouissait d’une vie paisible et correcte : la femme, la défend Thierry. Résigné, Zénon le croit sur parole et forme, le boulot, la maison, le jardin, la voiture, les enfants, n’insiste pas. le chien, les vacances, les amis, la fête, les photos, les sourires. Sa couche de crasse, il l’entretient depuis des années La totale. Tchin-tchin ! A l’avenir ! Jusqu’au jour où tout a comme une seconde peau, ça lui fait une carapace basculé : la bavure, le licenciement, la dépression, l’alcool, protectrice, et voici qu’un filou débarque dans sa vie pour lui l’accident, le juge, le coup de pied au cul, la rue, la vie de proposer de s’en défaire. Si ça ne lui convient pas, il n’a qu’à clodo, le shit, les revues porno et la branlette quotidienne. partir. On n’est pas venu le chercher. Selon le règlement de Un FDS qui tombe à la renverse et voilà un SDF de plus. la résidence, Zénon n’a pas le droit d’y être. Alors il a intérêt 46 47
  • 25. à se faire tout petit et à gagner la sympathie de monsieur Donjon aussi puant soit-il au lieu de lui chercher des poux — ce qui ne serait pas difficile à trouver par ailleurs. – Quelqu’un a apporté un paquet pour toi, dit Thierry, un 4 volume des aventures de Picsou sous le nez – sa lecture Métro, bobo, dodo favorite après le magazine Union. – Quelqu’un ? – Un arabe barbu pas bavard. À l’origine, les conduits du métro parisien étaient prévus Cousin, qui fait ça pour Dieu, lui avait apporté un sac de pour faire office d’égouts. Aujourd’hui cela revient au même victuailles. sauf que la merde circule dans des rames et les rats ont des S’il y a des gens qui ont besoin de savoir qu’il y a un Dieu sacs de couchages. pour faire des bonnes actions, c’est qu’ils n’aiment pas les « Les hommes sont de la merde ! Moi aussi je suis une faire pour rien songea Zénon. « Dieu, merci d’exister, je suis merde, une petite merde qui pue un peu moins que les bien content que personne ne puisse prouver le contraire autres, mais qui puerait plus si elle le pouvait, merde, merde (même moi). Ça ne te gêne pas si je te tutoie ? Pendant que et mille fois merde ! Voilà le plus beau mot de la langue j’y suis, il paraît que tu vois tout, entends tout, comment tu française, celui qui a fait la Révolution. » le supportes ? Attends, tu sais quoi ? Mangeons d’abord, Le métro circule dans ses tripes et déchire le ventre de philosophons après ! » Paris comme la faim le ventre de Zénon. Quand il se perdait, Zénon ne demandait jamais son chemin, par un Pendant ce temps, Thierry écrit à sa mère : « Chere mélange bien tassé d’orgueil, de paranoïa et de masochisme. maman, j’espere que tu vas bien, moi sa va, l’adresse que tu La gare du Nord est une gigantesque fourmilière. Il n’avait m’as demande je te la donne ***. La chambre est correcte, jamais vu autant de monde de sa vie. Pourtant tous j’arrete de fumee la drogue et je me remet a rechercher du semblaient s’ignorer. Chacun vaquait à ses affaires. Il eut boulot je devrais reussir a en parler avec Delphine nous l’impression que plus les gens étaient nombreux dans un devrions pouvoir ce remettre ensemble sans precipitation, même endroit, plus ils se sentaient seuls, et plus ils avaient du j’arrete aussi l’alcool je compte me retrouver un travail pour mal à se rencontrer. Dans une grande agglomération comme me permettre d’avoir une bonne retraite au fait je compte Paris, il y a toute la solitude que vous ne trouvez pas dans le acheter la maison avant ta mort (vieillesse). Bisou a ta mere. désert. Ils se sont bouchés les oreilles et se sont enchaînés à des Thierry. » machines pour mieux se rencontrer. Qu’il est loin le village des Non content de se mêler de la vie privée de son hôte, aïeux où l’on ne croise une âme qu’une fois par semaine. Ho Zénon se propose pour lui corriger ses fautes d’orthographe. Ho ! Bonjour Bonjour ! Comment ça va-t-y ? Et la famille ? Et L’épistolier le rabroue d’un grognement. les enfants ? Tout le monde va bien ? Et les bêtes ? Votre vache a mis bas ? Dieu est généreux, venez donc boire un thé ! [...] 49
  • 26. À la gare du Nord, Zénon remarqua des soldats beaux À la fac, toutes les filles fument, sauf Zénon. Elles sont comme des petits diables, armés jusqu’aux dents, qui se tatouées et percées de partout et ça traîne ses godasses et ses promenaient parmi les gens. Des yeux cyclopiens étaient gris-gris de vache qui rit, et ça lance des « tain ça m’fait chier, fixés partout pour les garder en sécurité. j’ai cours jusqu’à 18 heures » et des « Mon mec m’a pas À nous deux la jungle ? appelé, j’vais lui niquer sa mère à s’tenculé » et des « D’main, Il ne savait combien de marches il avait montées, ni j’ pars en week’N c’est trop d’ la balle. » Que ne leur combien de kilomètres il avait dans les jambes, ni même à apprend-on pas la langue de Molière ? Dans ce bled… la quel niveau de la terre ferme il était. Il se sentait piégé dans France n’est pas un bled, c’est un beau pays. Soit. Dans ce beau un labyrinthe tridimensionnel. bled on n’a pas l’habitude de s’envoyer des bonjours. Il voudrait rentrer chez lui. Mais où ? Certains s’en étonnent et le sourire est juste commercial. Arrivé à la fac, tourneboulé et ivre de fatigue, il entend Autre pays, autres mœurs. Pas besoin d’aller sur Mars pour encore parler de métro. Une fille s’était fait insulter, cracher voir des extraterrestres, à moins que ça ne soit toi, Zénon ? dessus et frapper sans avoir rien fait pour le mériter. Vu sa situation, Zénon savait que ses chances avec Marie « J’étais dans mon coin ac’ ma partition d’ piano, j’ ne étaient dérisoires. Il allait devoir se contenter de son amitié. faisais chier personne et chlaf ! ça m’est tombé dessus. » C’était une fille rangée qui menait une vie rangée (quand Zénon la guette. Elle bouge. Il la prend en filature. elle ne se fait pas gifler dans le métro) et Zénon n’avait-il pas – Mademoiselle, pensez-vous qu’il y a un danger à l’air un peu dérangé ? prendre le métro ? Je suis nouveau. L’amitié entre hommes et femmes n’existe pas ? Zénon Déstabilisée par la question, la fille le toise avec des points était la preuve vivante du contraire. Elles voulaient toutes d’interrogation bleus dans les yeux. Ainsi, Zénon fit sa devenir ses amies et aucune ne voulait aller plus loin. Elles première conquête. Marie était gracieuse et pleine de vie. Ils ne savaient pas ce qu’elles perdaient. Son histoire avec Marie assistèrent tous les deux à un premier cours : Esthétique et n’aura donc pas duré longtemps. Tant pis pour la postérité. théories littéraires et bla bla bla. Ventre affamé n’a point Une de perdue, dix de retrouvées ? Voyons, en plus de Marie, d’oreilles. Que dit Danton : Après le pain, l’éducation est le il en perdit aussitôt deux, Justine à qui il avait daigné premier besoin du peuple. Après le pain. Zénon donnerait demander son chemin et son prénom et une ravissante tout ce qu’il a pour un bon couscous. Mais personne ne inconnue qui ne daigna pas répondre à son chaleureux donnerait un bon couscous pour rien. bonjour. Mathématiquement, ça lui fait une trentaine de – Attends Danton, et avant le pain ? retrouvées. Elle est pas belle la vie ? Le proverbe stipule que – La liberté Zénon, la liberté. derrière chaque grand homme il y a une femme. Aussi ne – Dans le mille ! devrait-il pas se dégoter une gonzesse quelconque, ne serait- – Danton froc ! ce que pour donner du crédit à sa grandeur naissante — ou – Ah le déconneur ! On dirait Gérard Depardieu. du moins assurer ses arrières ? Le poète ne croyait pas si bien dire, tope là Cousin ! 50
  • 27. à pleine bouche. Il se sentit sale, immonde, sans personne autour de lui pour le lui dire. Ses cheveux avaient poussé et il avait encore perdu du poids. Il ressemblait à un zombi et 5 n’osait plus se regarder dans le miroir. Il avait peur Les oiseaux vont mourir en France d’affronter son Alter ego qui l’aurait sûrement renié. Il lui aurait reproché de se laisser aller. Zénon aurait dit que ça allait tout seul. Il tâte son corps amaigri. Il n’a plus que les Après avoir passé la nuit à ronfler, à péter, à grommeler des os sous la peau. Avec ses mains il fait largement le tour de ses sons incongrus, à rigoler comme un fou qu’il est, à se cuisses et ses bras sont comme des ficelles. Il songea à tortiller dans son plumard et à se réveiller toutes les demies entamer une grève de la faim. Ne la fait-il pas déjà ? Il heures pour avaler un morceau et fumer un mégot, ne voila- condamna le monde entier pour non-assistance à personne t-il pas que Thierry lui demande s’il a bien dormi ? Le laps en danger. Chacun pour soi, Dieu pour tous. Mais bordel, de temps que Zénon avait dormi, c’était pour faire un quand on se noie, Dieu, est ce qu’il vient à la rescousse ? mauvais rêve. La nuit porte conseil ? À lui, elle n’a porté que L’essentiel c’est d’être en vie ? Qui a jamais dit qu’on n’était des cauchemars. Deux compatriotes le tabassaient après pas mieux mort ? Il pourrait se suicider en se jetant (dès le avoir brûlé du papier noirci devant sa figure. Un troisième lendemain) dans la Seine mais l’eau est sûrement trop froide l’extirpa in extrémis de leurs griffes alors qu’ils s’apprêtaient et c’est décourageant. Sans compter qu’il sait nager — à à lui casser les dents avec un cric pour ne pas faire les choses moins qu’il ne se menotte les mains comme Javert ? Il à moitié. Tout ça parce qu’il n’avait pas aimé le sandwich n’arrive pas à se décider et son manque de sérieux l’exaspère. qu’on lui avait servi. Au pays des Tunoches le régime est très Au dehors, brouillard sur la ville. La vision de son avenir pimenté. Normal. C’est le pays de la harissa. Zénon n’a est trouble et son optimisme se rétrécit comme une peau de jamais digéré cela, il avait l’estomac des plus fragiles. chagrin. Le chagrin aura ta peau ! Tue le chagrin avant qu’il ne te tue. Tu dois garder le moral, c’est tout ce que tu as. Tu La veille, il avait récupéré sur un trottoir une boîte en ne t’appelles pas Zénon pour rien. Et puis merde ! Tu es carton bourrée de vieux bouquins comme on récupère un jeune, il faut bien profiter de ce laps de temps qu’on bébé abandonné. Jeter des livres, quelle idée, c’est à se jeter t’accorde sur terre. Secoue-toi la carcasse ! Halte à la par la fenêtre. « Se jeter par la fenêtre ». La phrase raisonne déprime, et cesse de penser tu ne fais que t’esquinter la santé. dans sa tête. Elle se met à lui seriner des idées noires. Il se Après toi le déluge. Par les pouvoirs qui me sont conférés, je met à parler tout seul dans la langue de sa mère. Il se révolte te fais le plus heureux des hommes. Maintenant démerde-toi. contre lui-même. Il en rit ; le malheur est très drôle. Il Thierry, qui le surprend en train de parler tout seul, s’arrache un poil du cul parce que ça ne fait pas moins mal, pouffe de rire en lui postillonnant à la figure. À le voir se tape — doucement — la poire contre le mur. Il se serait s’égosiller ainsi, Zénon prend le parti de beau marchait giflé s’il avait des joues. La haine contre lui-même débordait tranquille dans les champs qui ne craint pas la fatigue et se 52 53
  • 28. presse de rire de tout cela de peur d’être obligé d’en pleurer. Il actionne les essuie-glaces de son cerveau pour balayer toutes les idées sans couleurs qui tentent leur chance. L’eau étant la seule forme de vie à laquelle il pouvait se frotter, il 6 prend une douche et obtient un moment de répit. À plus Dix manchots mendient un dimanche chaud tard les démons ! Il les congédia d’un geste de la main comme un calife. Thierry passait le plus clair (sombre serait un mot plus Un homme grand, normalement constitué, se présente approprié) de son temps à dormir. La fortune vient-elle en dans le métro parisien, se tient bien droit et déclame : dormant ? Le temps, disent les cons confirmés, caduques ou « Mesdames et messieurs, je m’excuse de vous déranger par débutants, c’est de l’argent. Zénon qui avait tout son temps, une si belle journée (il pleuvait) j’ai une femme et quatre était fauché comme ça n’est pas permis. Il eut une idée. Le enfants (beau boulot, famille nombreuse famille heureuse) jour où il aura des heures de temps sonnantes et trébuchantes et je suis sans ressources, je sais que les temps sont durs, il ira jeter un coup d’œil sur le Grand Canyon – le seul autant pour vous que pour moi (merci de comprendre) je gouffre sur lequel on peut se pencher sans risque – en vais passer entre vos sièges et vous me donnerez s’il vous marchant sur le Sky Walk. Une passerelle d’acier et de verre plaît, un peu de monnaie pour nourrir ma famille. Je vous accrochée à une falaise de plus de mille mètres de haut et en remercie vivement ! » Fin de citation. Dans ce pays tout suspendue au dessus du vide, œuvre d’un architecte français. se fait dans les règles de l’art, se dit Zénon que la scène fit Il paraît que la vue est stupéfiante. Lui qui n’a pas du tout le beaucoup rire. Il s’était esclaffé sans gêne en pensant à vertige, il emmènerait Thierry. Le tandem rigolerait un bon Thierry jouant le même rôle, ivre mort. Il aurait ponctué coup… Comme au bon vieux temps quand ils occupaient la son discours d’accès de rigolomanie tonitruante. Zénon piaule numéro 410 au foyer des travailleurs émigrés de ignorait qu’il était interdit de rire dans le métro. Trouille-sur-Noise, dans le Neuf-Trois… – Vous trouvez ça drôle, la misère des autres ? – Et ma misère à moi, vous ne la trouvez pas drôle ? En attendant il se fait cuire un œuf de poule mouillé et La consigne était que tout le monde arbore sa face de essaie de se recoucher. Thierry lui demande s’il a déjà vu des carême et endosse son costume de fantôme, et même la petits oiseaux juste au moment où ils commencent à voler. vieille mendiante vendeuse de bonne humeur n’arrivait pas Et les oiseaux migrateurs c’est quoi ? Et pourquoi y z’ à la faire sauter. Bien dans son jean et ses baskets, de la joie émigrent ? C’est pas dangereux ? Ils viennent mourir en de vivre à gogo dans son sac à dos. « Pas problème vous France ? C’est pas le Pérou ici. Mais Zénon n’écoutait pas. Il n’avez pas argent, problème vous tous comme la mort ! » se lève et sort sans but. narguait-elle les voyageurs en sautillant d’un wagon à l’autre telle une abeille. Ah la la, ya, ya yah ! 55
  • 29. Puis un homme d’apparence étrangère à la scène a pris ses D’autres s’équipent d’un simple gobelet repêché dans une aises et est allé jusqu’au bout. Il a sorti une cigarette et l’a poubelle et s’en vont chasser la fortune. Ainsi le mendiant allumée, et comme il n’était pas le seul sur le coup, son des Champs-Elysées a-t-il, selon une rumeur bénigne, une copain a lâché musique et c’est là que ça a commencé à villa et une grosse voiture chez lui dans un trou perdu de empester. Restait plus qu’à sortir les verres. Heureusement, l’Europe de l’Est. il y avait un type d’apparence balaise pour leur mettre un Monsieur Tokédoré, de la 411, est sans papiers depuis peu d’eau dans leur vin. Pendant ce temps Zénon avait la quarante ans. Inexpulsable parce qu’incoopérant. main sur la poignée de la porte de l’étouffement, pour ceux – Tu viens d’où qu’on t’y ramène ? va, on est sympa on te qui pensent que dans le métro on est à l’abri de tout. paie le voyage, t’auras même un petit quelque chose pour Quant à la mendicité, faut le dire, c’est une activité acheter des souvenirs. florissante à Paris. Des mendiants, il y en a à chaque rame de – Moi viens pas m’sieur, moi va. métro et à chaque coin de rue. Chacun y va de ses atouts. – Il se fout de not’ gueule chef. Ces gens perpétuent le deuxième plus vieux métier du – Fous-le dehors c’est qu’un mendiant, je supporte pas monde (toujours exempt d’impôts), après celui des l’odeur ! péripatéticiens et péripatéticiennes qui s’investissent à fond Mendiant professionnel s’il vous plaît. Vingt ans de métier. dans leur métier. Grâce leur soit rendue. Dans un tunnel du L’argent facile quand on y goûte on y prend goût et la misère métro, Zénon en croisa un qui réclamait la charité avec sa engendrée par un travail ordinaire devient insupportable. lèpre. Il s’était approché pour lui dire que ce n’était pas une Monsieur Tokédoré se lève tous les jours de bonne heure bonne idée d’exhiber ainsi ses membres difformes et pour aller trimer, pensait Zénon, jusqu’au jour où il le croisa inachevés, que ça dégoûte les clients qui détournent le regard la main tendue devant une mosquée improvisée à Château et n’osent s’approcher. L’homme défectueux l’avait regardé Rouge. Sa famille en Afrique est la plus riche de son patelin. avec ses yeux éteints en esquissant une pantomime que Dans son bled, Zénon connaissait un mendiant qui Zénon ne sut déchiffrer. Voulait-il dire « Tu ferais mieux de travaillait en chaise roulante, le cou tordu à vous apitoyer un mettre une pièce au lieu de tes remarques désobligeantes, crocodile, alors qu’il était parfaitement sain (de corps du crois-tu que tu connais mon métier mieux que moi ? » moins). Il songea que prendre les autres par les sentiments De qui mendie donc avec sa lèpre, son cul de jatte, sa pouvait payer et en conclut qu’il ne fallait pas désespérer du canne blanche, un bras ou une jambe qui manque à l’appel, genre humain. « Même si dix mendiants vous trompent, le son gosse dans les bras. (Que faisiez-vous lorsque vous étiez onzième peut être quelqu’un qui a été vraiment frappé par bébé ? – Auxiliaire de mendicité, j’ai commencé à travailler la misère, » aurait déclaré un patriarche orthodoxe du nom très tôt, que voulez-vous ? C’est pour gagner plus.) Les plus d’Alexis II. Pour être sûr de faire une bonne action, il raffinés se servent d’instruments de musique. On se défend faudrait ainsi accorder l’aumône à plus de dix quêteurs. Cet comme on peut dans la vie, avec ce que le Seigneur nous Alexis II ne serait-il pas à la tête d’une mafia de mendiants, donne – ou nous prend. à ses heures perdues ? 56 57
  • 30. Au Quartier Latin, accroupi dans ses guenilles, un mendiant était complètement absorbé par la lecture d’un bouquin et semblait ignorer le monde autour de lui, jusqu’à sa sébile garnie de quelques pièces déposées par ses soins en 7 guise d’appât comme il est d’usage dans le métier. Zénon osa La générosité de Flaubert le déranger pour lui demander ce qu’il lisait. Les lectures des autres suscitaient toujours sa curiosité. Le mendiant lecteur se contenta de lui montrer la couverture de son livre : Miracle. Mendiants et orgueilleux d’Albert Cossery, et replongea Thierry accepte enfin de passer sous la douche sous le aussitôt son nez crasseux dans les pages du bijou, sans même regard incrédule de Zénon. Il se débarrasse de ses oripeaux lui réclamer une pièce. Zénon s’apprêtait à tourner les talons et, sans aucune pudeur sort sur le palier où douches et quand une voix l’apostropha : toilettes sont à la disposition des résidents de jour comme de – Hé, tu ne me reconnais pas ? nuit. – Merde, c’est toi ! Deux minutes et deux gouttes d’eau s’écoulent. C’était lui, son alter ego, déguisé en mendiant. – T’es content ? On se fait un câlin s’tu veux, glousse – Comment vois-tu l’avenir ? Thierry à peine mouillé. – Je vais te donner une correction, tu mendieras des L’eau n’a fait que défraîchir sa seconde peau, libérant une nouvelles, enfoiré de farceur ! odeur encore plus fétide. Il lui aurait fallut rester sous la douche équipé d’un rabot de menuisier jusqu’à ce que l’eau Deux pas plus loin, un vrai mendiant traînant ses hardes se lasse. Zénon regretta d’avoir insisté. Je vais attraper une l’accosta : saloperie si je reste ici, peste-t-il. – Une petite pièce pour moi ? (sourire attendrissant) Il s’aperçoit sans surprise qu’il n’a plus de provisions et – Je n’ai que des mots à t’offrir l’ami (sourire plus un kopek en poche. Que faire ? Il descend à l’épicerie compatissant) improvisée du foyer : Un étalage hétéroclite de produits – Tes mots valent de l’or à mes oreilles… Mais ce n’est pas Eco+ et autres viatiques bon marché à ras du sol. Elle est avec des mots que je vais manger, les maux du gosier ne tenue par un Marocain. Un petit bonhomme dégarni et disparaissent pas avec des mots. As-tu jamais eu faim ? As-tu grassouillet au museau rougeâtre. Il a des grandes oreilles jamais senti ton estomac te sortir par le dos ? poilues qui feraient un bel abri pour une famille d’oiseaux – Futur collègue, bordel ! Je suis un futur collègue ! migrateurs, tandis qu’une queue de poisson lui sert de moustache. Surplombant sa bedaine, son nombril pointe le bout de son nez sous une chemise qui n’arrive pas à le contenir tel l’œil d’un pervers. Ses boules étouffées par un pantalon trop serré lui surgissent d’entre les cuisses. Ses pieds 59