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La femme au cassoulet



                   La femme au cassoulet
Une voiture entre sur le parking du supermarché. Seuls trois autres véhicules, ceux des
employés, stationnent, à proximité de l'entrée. La portière s’ouvre, une femme sort du
véhicule. Une quarantaine d'années, quelques rides autour des yeux, un regard bleu
perçant, une coupe récente et des mèches blondes. Elle se dirige vers les grilles du
supermarché. Le volet métallique est encore baissé, elle allume une cigarette et ajuste le
col de son chemisier blanc. Son pantalon en toile noire dessine une silhouette sportive et
élancée. La femme fume nerveusement, piétinant la tête baissée. Le bruit d'une sonnerie
casse le silence assourdissant de la climatisation. La femme lit un message reçu sur son
téléphone portable, puis jette violemment le mobile dans son sac à main. Elle écrase le
mégot de sa cigarette avec le talon de ses bottines.


Une lumière illumine l'entrée du supermarché. A travers le rideau de fer, la femme observe
les salariés s'affairer à l'ouverture imminente. La femme trottine sur place, comme pour se
réchauffer les pieds. Deux légères auréoles assombrissent le chemisier sous ses aisselles.
Le bitume noir du parking scintille sous le soleil puissant de cette matinée du mois d'août.
Un temps exceptionnel pour la région. La femme ne cesse de regarder sa montre, la
grosse aiguille se dresse à la verticale, dans quelques secondes le magasin ouvre.


Madame Thomas travaille à l'Intermarché de cette banlieue de Lille depuis plus de vingt
années. Chaque matin, elle assure l'ouverture. Depuis deux semaines, sa collègue partie
en vacances, une nièce du gérant tient avec elle les caisses du supermarché. Madame
Thomas apprécie le travail estival, les clients partis en vacances. Les journées s'avèrent
plus calmes, elle apprécie de pouvoir discuter plus longuement avec les quelques habitués
du lieu. Madame Thomas songe aussi à ses premières vacances sans son mari, elle part
dans quinze jours faire une croisière. Une offre alléchante trouvée par son fils sur un site
internet pour célibataires. Elle jette le gobelet de son thé sucré dans la corbeille en
plastique disposée sous sa caisse. Puis elle se dirige vers l'entrée. Et appuie sur le bouton
électrique déclenchant la lente levée du rideau métallique.


Le rideau à moitié ouvert, la femme se précipite dans le magasin. Elle insère une pièce de
monnaie et décroche un chariot à roulettes. Elle n'entend même pas une voix lui lancer
un bonjour automatique. Madame Thomas la regarde passer, elle lève les yeux vers le
plafond blanc sale et pousse un soupir dans un sourire blasé. Madame Thomas traîne ses
sandales jusque vers sa caisses et prend des nouvelles du petit ami grippé de Marion, la
nièce du gérant.


31/07/08                                Luc Mandret                               Page 1 de 5
La femme au cassoulet


La femme marche d'un pas rapide dans les rayons, le claquement rythmé de ses bottines
sur le carrelage couvre le grincement des roues du chariot. Elle renverse une pile de
shampoings disposés en tête de gondole, se baisse et les replace méticuleusement. Une
larme de sueur coule de la racine des cheveux jusqu'au bas de la joue. Elle reprend sa
course effrénée, ses doigts osseux agrippés à son caddy. Nouvelle sonnerie, nouveau
message, la femme extirpe le téléphone d'une main, le glisse dans la poche de son
pantalon et s'arrête devant le rayon des conserves.


Marion baille d'une nuit agitée par la fièvre de son copain. Madame Thomas lui conseille
gentiment d’éviter de proposer ses amygdales à la vue des clients. Les pommettes du
visage de la jeune femme s'empourprent, provoquant l'hilarité de Madame Thomas.
Madame Thomas apprécie le travail avec Marion. Madame Thomas lui apporte l'affection
d'une mère à sa fille qu'elle aurait tant aimée avoir.


Les manches du chemisier relevé, la femme s'est arrêtée devant les boîtes de cassoulet.
Une demi-douzaine de marques différentes. La femme observe les prix avec attention,
puis choisit une marque de milieu de gamme. 3 euros 10 la boîte de 840 grammes. Elle
prend une première boîte et la pose soigneusement dans le caddy. Puis une seconde. Une
minute plus tard, un premier niveau de boîtes de cassoulet tapisse le chariot. Elle
continue. Tel un automate, les mouvements se répètent tous identiques. De ses deux
mains, sur la pointe des pieds, elle entoure la conserve, repose ses pieds sur le sol, se
tourne de deux petits pas sur elle-même vers la gauche et se baisse pour disposer la boîte
dans le chariot. Se relève et recommence.


Marion explique à Madame Thomas le programme de sa deuxième année d'études. Elle
veut être diététicienne. Madame Thomas s'intéresse beaucoup aux connaissances de
Marion. Depuis qu'elles travaillent ensemble, Madame Thomas a entamé un régime. Elle
souhaite perdre la dizaine de kilos superflus accumulés pendant les vingt années de son
mariage. En pleine discussion, les deux femmes sont interrompues par une voix fluette.
Anna vient d'arriver, discrète comme à son habitude. Depuis que Madame Thomas travaille
ici, elle a toujours connue Anna et sa canne. Anna perd la mémoire mais jamais sa langue.
Chaque jour, elle vient dans « son » Intermarché. Elle peut y rester plusieurs heures,
parfois simplement prostrée dans un coin, perdue dans ses souvenirs. Elle fait ses courses
pour la journée. Certains la pensent sénile, Madame Thomas croit aux histoires
extravagantes de la vieille femme, de ce militaire américain qui l'aurait fait monter sur les
planches des cabarets de New-York, de sa vie d'artiste aux quatre coins de la planète. Et
de son retour, l'âge avancé et sans le sou dans son Nord natal. Sans famille et sans amis,
avec pour seule sortie le supermarché et le théâtre municipal.


31/07/08                                Luc Mandret                               Page 2 de 5
La femme au cassoulet


Le chariot croule maintenant sous les boîtes de cassoulet. Ayant vidé le stock de la
marque initialement choisie, la femme s'est rabattue sur une marque concurrente, dix
centimes plus chers. La femme compte le nombre de boîtes, sur ses lèvres desséchées se
lisent presque invisibles quatre-vingts, quatre-vingt-un, quatre-vingt-deux. Les
mouvements de la femme de moins en moins précis, les gestes plus saccadés, les boîtes
s'entassent toujours dans un rangement d'une symétrie parfaite. Quatre-vingt-dix-neuf.
Cent. Le chariot déborde. La femme s'accroupit sur le sol du supermarché, sort un
mouchoir de son sac, et essuie son visage ruisselant.


Anna, voûtée, la main droite sur sa canne, pose son panier tenu par la gauche et l'emplit
de victuailles. Quelques légumes, de la viande se trouvent déjà au fond du panier en
plastique rouge. De quoi préparer ses repas des midi et soir. Ne manquent que des
cornichons. Elle glisse vers le rayon des conserves au bout duquel elle aperçoit la femme
accroupie, chariot débordant de boîtes de conserve. Les pas d'Anna s'accélèrent et partent
à la rencontre de cette cliente inconnue.


La femme voit surgir devant elle une grand-mère décharnée. Elle se relève précipitamment
et déroule les manches relevées de son chemisier. Anna salue de la tête la femme, celle-ci
baisse le regard et enfourche son caddy. Anna interpelle la femme, demandant si elle peut
lui attraper les cornichons, disposés en hauteur. La femme s'exécute sans un mot, serre
les cornichons de ses deux mains, et dépose la boîte dans le panier de la vieille femme.
Elle fixe un instant le fond du panier, le regard vide. Elle reprend son chariot et le pousse
difficilement, le poids du chargement rendant le déplacement laborieux.


Anna, ses courses achevées, reprend son chemin, et trottine en clopinant à l'aide de sa
canne vers les caisses. A sa vue, Madame Thomas s'enquiert du déjeuner que la vieille
femme a décidé de préparer. Le regard d'Anna pétille de malice, une lueur adolescente qui
surprend Madame Thomas. Anna pose son panier sur le tapis roulant de la caisse, et fait
signe à Madame Thomas d'approcher. Alors que Madame Thomas tend son oreille vers la
vieille bouche édentée d'Anna, s'offre à leurs yeux un spectacle surprenant.


Marion recouvre ses esprits endormis, lève les sourcils. Les yeux ronds, elle pousse un cri
de surprise inaudible et interpelle Madame Thomas. Madame Thomas reconnaît la femme
pressée, à l'ouverture du magasin. Elle frotte de son index perplexe le grain de beauté
tachant sa joue maquillée, la tête posée sur sa main.




31/07/08                                Luc Mandret                               Page 3 de 5
La femme au cassoulet


Lentement, la femme pousse son lourd chariot. Bras tendus, le corps tordu, son visage
mue à l'approche des caisses et se fige d'un sourire forcé. Un sourire de dents grises
jaunies par le tabac. La caisse de Madame Thomas occupée par les courses d'Anna encore
entassées dans le panier rouge, la femme fait emprunter à son chariot le trajet vers la
caisse de Marion. Marion se redresse et inconsciemment rabat la mèche brune derrière ses
oreilles percées. Un bonjour madame sans réponse, Marion pivote sur sa chaise à
roulettes et questionne du regard Madame Thomas qui hausse les épaules.


Une musique froide envahit le supermarché. Le gérant de l'Intermarché diffuse des
morceaux pour inciter les clients à la consommation. Marion reconnaît aux premières
notes la mélodie de la Ballade pour Adeline interprétée par Richard Clayderman. Anna
s'esclaffe et lance à voix haute que cette musique accompagne à merveille le cassoulet. La
femme éclate alors subitement en sanglot. Une boîte de cassoulet s'échappe de ses mains.
Elle la laisse retomber, la boîte atterrit sur le carrelage et se cabosse. La femme se baisse,
récupère la conserve, avale sa salive, renifle ses larmes, repose la boîte de conserve sur le
tapis.


Marion commence l'enregistrement du cassoulet. La femme extirpe avec tremblements le
mouchoir de son sac-à-main griffé et se mouche sans un bruit. La compilation du gérant
du supermarché remplace dans les haut-parleurs le morceau du pianiste par une reprise
de Daniel Balavoine par les Enfoirés. Marion demande à la femme combien de boîtes elle
achète. Cent, elle répond. Une voix venue de loin, rauque et masculine de robot
déshumanisé. Le panier de provisions d'Anna n'a pas bougé sur le tapis de la caisse de
Madame Thomas. Les deux femmes observent la scène d'un regard ahuri.


La femme porte toutes les boîtes sur le tapis. Marion les enregistre. Les boîtes
s'accumulent en sortie de caisse. Le chariot vidé, la femme passe devant Marion et opère
la manipulation inverse, le cassoulet retrouve le chariot. Madame Thomas se lève de sa
chaise roulante, et rejoint Marion. Elle chuchote une phrase rapide, Marion acquiesce.
Madame Thomas demande alors à la femme aux yeux encore embués si tout va bien, la
femme acquiesce. Elle continue à empiler les boîtes de cassoulet dans son caddy, le regard
absent. Madame Thomas la regarde, compatissante, puis aide la femme à charger son
chariot.


Marion annonce le prix du chargement. 313 euros et cinquante centimes de cassoulet. La
femme sort de son sac-à-main une liasse de billets tenus par un élastique à cheveux. Elle
dépose quatre billets de cent euros dans la main de Marion. Marion lui rend la monnaie
quand la poche de la femme vibre, puis la sonnerie du portable. La femme décroche. Une


31/07/08                                 Luc Mandret                              Page 4 de 5
La femme au cassoulet


voix hurle dans l'écouteur du téléphone. Une question agressive. Et une réponse de la
femme : oui. Un oui sec et soulagé.


Madame Thomas interroge la femme sur l'utilisation de ce cassoulet. La femme ne répond
pas, elle range la monnaie dans son pantalon en toile, et prend la direction de la sortie du
magasin. Madame Thomas fait le trajet à ses côtés et la harcèle de questions, d'un ton
sirupeux. Aux portes vitrées de l'Intermarché, Madame Thomas stoppe sa marche et
contemple la femme poursuivre la sienne vers sa voiture. De jeunes clients éberlués
ricanent en la croisant avant de s'engouffrer dans la grande surface climatisée.


La femme range les conserves dans le coffre de son véhicule, le ferme. Elle laisse le
chariot en vrac sur le parking. Elle ouvre la portière et se laisse choir sur le siège, la
portière encore ouverte. Elle reste ainsi quelques longues secondes, les bras ballants,
fixant le toit ouvrant de son break allemand. Elle referme la portière, introduit la clé et met
le contact. Le moteur de la voiture se met en marche. La femme sourit.




31/07/08                                 Luc Mandret                               Page 5 de 5

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La femme au cassoulet

  • 1. La femme au cassoulet La femme au cassoulet Une voiture entre sur le parking du supermarché. Seuls trois autres véhicules, ceux des employés, stationnent, à proximité de l'entrée. La portière s’ouvre, une femme sort du véhicule. Une quarantaine d'années, quelques rides autour des yeux, un regard bleu perçant, une coupe récente et des mèches blondes. Elle se dirige vers les grilles du supermarché. Le volet métallique est encore baissé, elle allume une cigarette et ajuste le col de son chemisier blanc. Son pantalon en toile noire dessine une silhouette sportive et élancée. La femme fume nerveusement, piétinant la tête baissée. Le bruit d'une sonnerie casse le silence assourdissant de la climatisation. La femme lit un message reçu sur son téléphone portable, puis jette violemment le mobile dans son sac à main. Elle écrase le mégot de sa cigarette avec le talon de ses bottines. Une lumière illumine l'entrée du supermarché. A travers le rideau de fer, la femme observe les salariés s'affairer à l'ouverture imminente. La femme trottine sur place, comme pour se réchauffer les pieds. Deux légères auréoles assombrissent le chemisier sous ses aisselles. Le bitume noir du parking scintille sous le soleil puissant de cette matinée du mois d'août. Un temps exceptionnel pour la région. La femme ne cesse de regarder sa montre, la grosse aiguille se dresse à la verticale, dans quelques secondes le magasin ouvre. Madame Thomas travaille à l'Intermarché de cette banlieue de Lille depuis plus de vingt années. Chaque matin, elle assure l'ouverture. Depuis deux semaines, sa collègue partie en vacances, une nièce du gérant tient avec elle les caisses du supermarché. Madame Thomas apprécie le travail estival, les clients partis en vacances. Les journées s'avèrent plus calmes, elle apprécie de pouvoir discuter plus longuement avec les quelques habitués du lieu. Madame Thomas songe aussi à ses premières vacances sans son mari, elle part dans quinze jours faire une croisière. Une offre alléchante trouvée par son fils sur un site internet pour célibataires. Elle jette le gobelet de son thé sucré dans la corbeille en plastique disposée sous sa caisse. Puis elle se dirige vers l'entrée. Et appuie sur le bouton électrique déclenchant la lente levée du rideau métallique. Le rideau à moitié ouvert, la femme se précipite dans le magasin. Elle insère une pièce de monnaie et décroche un chariot à roulettes. Elle n'entend même pas une voix lui lancer un bonjour automatique. Madame Thomas la regarde passer, elle lève les yeux vers le plafond blanc sale et pousse un soupir dans un sourire blasé. Madame Thomas traîne ses sandales jusque vers sa caisses et prend des nouvelles du petit ami grippé de Marion, la nièce du gérant. 31/07/08 Luc Mandret Page 1 de 5
  • 2. La femme au cassoulet La femme marche d'un pas rapide dans les rayons, le claquement rythmé de ses bottines sur le carrelage couvre le grincement des roues du chariot. Elle renverse une pile de shampoings disposés en tête de gondole, se baisse et les replace méticuleusement. Une larme de sueur coule de la racine des cheveux jusqu'au bas de la joue. Elle reprend sa course effrénée, ses doigts osseux agrippés à son caddy. Nouvelle sonnerie, nouveau message, la femme extirpe le téléphone d'une main, le glisse dans la poche de son pantalon et s'arrête devant le rayon des conserves. Marion baille d'une nuit agitée par la fièvre de son copain. Madame Thomas lui conseille gentiment d’éviter de proposer ses amygdales à la vue des clients. Les pommettes du visage de la jeune femme s'empourprent, provoquant l'hilarité de Madame Thomas. Madame Thomas apprécie le travail avec Marion. Madame Thomas lui apporte l'affection d'une mère à sa fille qu'elle aurait tant aimée avoir. Les manches du chemisier relevé, la femme s'est arrêtée devant les boîtes de cassoulet. Une demi-douzaine de marques différentes. La femme observe les prix avec attention, puis choisit une marque de milieu de gamme. 3 euros 10 la boîte de 840 grammes. Elle prend une première boîte et la pose soigneusement dans le caddy. Puis une seconde. Une minute plus tard, un premier niveau de boîtes de cassoulet tapisse le chariot. Elle continue. Tel un automate, les mouvements se répètent tous identiques. De ses deux mains, sur la pointe des pieds, elle entoure la conserve, repose ses pieds sur le sol, se tourne de deux petits pas sur elle-même vers la gauche et se baisse pour disposer la boîte dans le chariot. Se relève et recommence. Marion explique à Madame Thomas le programme de sa deuxième année d'études. Elle veut être diététicienne. Madame Thomas s'intéresse beaucoup aux connaissances de Marion. Depuis qu'elles travaillent ensemble, Madame Thomas a entamé un régime. Elle souhaite perdre la dizaine de kilos superflus accumulés pendant les vingt années de son mariage. En pleine discussion, les deux femmes sont interrompues par une voix fluette. Anna vient d'arriver, discrète comme à son habitude. Depuis que Madame Thomas travaille ici, elle a toujours connue Anna et sa canne. Anna perd la mémoire mais jamais sa langue. Chaque jour, elle vient dans « son » Intermarché. Elle peut y rester plusieurs heures, parfois simplement prostrée dans un coin, perdue dans ses souvenirs. Elle fait ses courses pour la journée. Certains la pensent sénile, Madame Thomas croit aux histoires extravagantes de la vieille femme, de ce militaire américain qui l'aurait fait monter sur les planches des cabarets de New-York, de sa vie d'artiste aux quatre coins de la planète. Et de son retour, l'âge avancé et sans le sou dans son Nord natal. Sans famille et sans amis, avec pour seule sortie le supermarché et le théâtre municipal. 31/07/08 Luc Mandret Page 2 de 5
  • 3. La femme au cassoulet Le chariot croule maintenant sous les boîtes de cassoulet. Ayant vidé le stock de la marque initialement choisie, la femme s'est rabattue sur une marque concurrente, dix centimes plus chers. La femme compte le nombre de boîtes, sur ses lèvres desséchées se lisent presque invisibles quatre-vingts, quatre-vingt-un, quatre-vingt-deux. Les mouvements de la femme de moins en moins précis, les gestes plus saccadés, les boîtes s'entassent toujours dans un rangement d'une symétrie parfaite. Quatre-vingt-dix-neuf. Cent. Le chariot déborde. La femme s'accroupit sur le sol du supermarché, sort un mouchoir de son sac, et essuie son visage ruisselant. Anna, voûtée, la main droite sur sa canne, pose son panier tenu par la gauche et l'emplit de victuailles. Quelques légumes, de la viande se trouvent déjà au fond du panier en plastique rouge. De quoi préparer ses repas des midi et soir. Ne manquent que des cornichons. Elle glisse vers le rayon des conserves au bout duquel elle aperçoit la femme accroupie, chariot débordant de boîtes de conserve. Les pas d'Anna s'accélèrent et partent à la rencontre de cette cliente inconnue. La femme voit surgir devant elle une grand-mère décharnée. Elle se relève précipitamment et déroule les manches relevées de son chemisier. Anna salue de la tête la femme, celle-ci baisse le regard et enfourche son caddy. Anna interpelle la femme, demandant si elle peut lui attraper les cornichons, disposés en hauteur. La femme s'exécute sans un mot, serre les cornichons de ses deux mains, et dépose la boîte dans le panier de la vieille femme. Elle fixe un instant le fond du panier, le regard vide. Elle reprend son chariot et le pousse difficilement, le poids du chargement rendant le déplacement laborieux. Anna, ses courses achevées, reprend son chemin, et trottine en clopinant à l'aide de sa canne vers les caisses. A sa vue, Madame Thomas s'enquiert du déjeuner que la vieille femme a décidé de préparer. Le regard d'Anna pétille de malice, une lueur adolescente qui surprend Madame Thomas. Anna pose son panier sur le tapis roulant de la caisse, et fait signe à Madame Thomas d'approcher. Alors que Madame Thomas tend son oreille vers la vieille bouche édentée d'Anna, s'offre à leurs yeux un spectacle surprenant. Marion recouvre ses esprits endormis, lève les sourcils. Les yeux ronds, elle pousse un cri de surprise inaudible et interpelle Madame Thomas. Madame Thomas reconnaît la femme pressée, à l'ouverture du magasin. Elle frotte de son index perplexe le grain de beauté tachant sa joue maquillée, la tête posée sur sa main. 31/07/08 Luc Mandret Page 3 de 5
  • 4. La femme au cassoulet Lentement, la femme pousse son lourd chariot. Bras tendus, le corps tordu, son visage mue à l'approche des caisses et se fige d'un sourire forcé. Un sourire de dents grises jaunies par le tabac. La caisse de Madame Thomas occupée par les courses d'Anna encore entassées dans le panier rouge, la femme fait emprunter à son chariot le trajet vers la caisse de Marion. Marion se redresse et inconsciemment rabat la mèche brune derrière ses oreilles percées. Un bonjour madame sans réponse, Marion pivote sur sa chaise à roulettes et questionne du regard Madame Thomas qui hausse les épaules. Une musique froide envahit le supermarché. Le gérant de l'Intermarché diffuse des morceaux pour inciter les clients à la consommation. Marion reconnaît aux premières notes la mélodie de la Ballade pour Adeline interprétée par Richard Clayderman. Anna s'esclaffe et lance à voix haute que cette musique accompagne à merveille le cassoulet. La femme éclate alors subitement en sanglot. Une boîte de cassoulet s'échappe de ses mains. Elle la laisse retomber, la boîte atterrit sur le carrelage et se cabosse. La femme se baisse, récupère la conserve, avale sa salive, renifle ses larmes, repose la boîte de conserve sur le tapis. Marion commence l'enregistrement du cassoulet. La femme extirpe avec tremblements le mouchoir de son sac-à-main griffé et se mouche sans un bruit. La compilation du gérant du supermarché remplace dans les haut-parleurs le morceau du pianiste par une reprise de Daniel Balavoine par les Enfoirés. Marion demande à la femme combien de boîtes elle achète. Cent, elle répond. Une voix venue de loin, rauque et masculine de robot déshumanisé. Le panier de provisions d'Anna n'a pas bougé sur le tapis de la caisse de Madame Thomas. Les deux femmes observent la scène d'un regard ahuri. La femme porte toutes les boîtes sur le tapis. Marion les enregistre. Les boîtes s'accumulent en sortie de caisse. Le chariot vidé, la femme passe devant Marion et opère la manipulation inverse, le cassoulet retrouve le chariot. Madame Thomas se lève de sa chaise roulante, et rejoint Marion. Elle chuchote une phrase rapide, Marion acquiesce. Madame Thomas demande alors à la femme aux yeux encore embués si tout va bien, la femme acquiesce. Elle continue à empiler les boîtes de cassoulet dans son caddy, le regard absent. Madame Thomas la regarde, compatissante, puis aide la femme à charger son chariot. Marion annonce le prix du chargement. 313 euros et cinquante centimes de cassoulet. La femme sort de son sac-à-main une liasse de billets tenus par un élastique à cheveux. Elle dépose quatre billets de cent euros dans la main de Marion. Marion lui rend la monnaie quand la poche de la femme vibre, puis la sonnerie du portable. La femme décroche. Une 31/07/08 Luc Mandret Page 4 de 5
  • 5. La femme au cassoulet voix hurle dans l'écouteur du téléphone. Une question agressive. Et une réponse de la femme : oui. Un oui sec et soulagé. Madame Thomas interroge la femme sur l'utilisation de ce cassoulet. La femme ne répond pas, elle range la monnaie dans son pantalon en toile, et prend la direction de la sortie du magasin. Madame Thomas fait le trajet à ses côtés et la harcèle de questions, d'un ton sirupeux. Aux portes vitrées de l'Intermarché, Madame Thomas stoppe sa marche et contemple la femme poursuivre la sienne vers sa voiture. De jeunes clients éberlués ricanent en la croisant avant de s'engouffrer dans la grande surface climatisée. La femme range les conserves dans le coffre de son véhicule, le ferme. Elle laisse le chariot en vrac sur le parking. Elle ouvre la portière et se laisse choir sur le siège, la portière encore ouverte. Elle reste ainsi quelques longues secondes, les bras ballants, fixant le toit ouvrant de son break allemand. Elle referme la portière, introduit la clé et met le contact. Le moteur de la voiture se met en marche. La femme sourit. 31/07/08 Luc Mandret Page 5 de 5