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Le dixième
cercle
La mer monte
Clichés de vacance
Le vent l’emportera
Préméditation, vos papiers !
Alors, heureuse ?
Aminata
La lisière des mondes
La nostalgie, camarade
Chair à papier
Les continents noirs
Cruelles crudités
Attila ou la naissance des monstres
Une proie
Retour au désert
Petit précis de disparition à l’usage des apprentis ectoplasmes
L’œil du silence
Le dixième cercle
La succession
Mon cœur est une fleur carnivore
Une si jolie glycine
Comment Gustave a pété un boulon
La mer monte
- Souris Lucie, le petit oiseau va sortir !
Pas envie de sourire, Lucie. Elle se ferait une joie de lui tordre le cou, au piaf.
Enfin, un petit courant d’air frais dans ses cheveux. Ras le bol de l’odeur
écœurante des fleurs dans l’église. Du blanc, du rose bonbon, à en vomir. On l’a garée là,
sans lui demander son avis. Non, ça ne lui fait pas plaisir ! Pas intéressée par le spectacle
du guignol en soutane, de sa meringue de sœur et de son animal de compagnie en queue
de pie. Tu parles d’une avant-première !
Le prêtre vient d’ouvrir en grand ses bras et les portes de sa maison. Les
endimanchés piaffent d’impatience. Dans le dos de Lucie, pépiements, gloussements,
bruits d’étoffes satinées, frottements de chapeaux, crissements de chaussures neuves, bises
mouillées, et des mots baveux…Les figurants sont en place. Et bien sûr, en fond sonore :
la Marche Nuptiale…
L’actrice principale, Miranda, trottine à petits pas de chinoise. Elle a grossi juste
après avoir acheté sa robe de mariée. Un des effets secondaires du bonheur ! Dinde
épanouie, elle s’avance au bras de leur père. Un seul mot pour le décrire : gris. Costume
gris, cheveux gris, cravate argentée. Il aurait pu faire un effort pour être présent ! Super
fort pour les seconds rôles, le pater ! Derrière, à bonne distance, pour ne pas trébucher
dans la traîne de sa future, le futur donne la mimine à sa maman. Elle n’est pas peu fière.
Qui a bien pu avoir la cruauté de lui vendre cette chose immonde, un énorme chapeau si
lourd qu’elle est obligée de garder la tête penchée sur le côté ? Un truc monstrueux qui
tient davantage du fœtus ensanglanté que de la pivoine. A croire qu’elle porte déjà sa
future descendance sur le crâne. Sur son passage, Cornélia et Ophélia, vipère à deux têtes,
gloussent. Rodrigue pleurniche comme d’habitude.
Un apprenti cinéaste se contorsionne autour des mariés, à la recherche du meilleur
angle de prise de vue.
Miranda, se retourne et fait coucou à Lucie.
Souris, Lucie, tu es filmée…
De toute façon, la pellicule est déjà gâchée. Elle peut continuer à faire la gueule, ça
ne changera rien…
Avant, Lucie disait : « moi, quand je serai grande, je ferai du cinéma ». Les autres
disaient : oui, elle ferait une excellente actrice. Elle sait si bien jouer la comédie…
Non, c’est derrière la caméra qu’elle voulait se trouver, pour diriger les acteurs.
De temps en temps, dans son champ de vision, un mouchoir blanc éponge une
petite larme au coin de l’œil de sa mère, assise à sa droite.
Souris Lucie !
Pas le choix, faut s’absenter de cette cérémonie, fermer les yeux, refuser de se
laisser bercer par le mouvement de l’assistance engluée dans les paroles grasses et
onctueuses du prêtre. Il les suçote comme des bonbons au miel : consentement mutuel,
fidélité, assistance, fidélité, foi, communion, amour, épanouissement, foyer, amour, joie,
fidélité…
Et replonger dans ce jour lumineux de Juin.
Souris Lucie…
La maison de vacances au bord de la mer. Tout début de l’été. Un dimanche matin,
vers 10 heures, la famille de Lucie s’apprête à fêter les fiançailles de leur fille aînée,
Miranda, avec Jérôme dont la famille est attendue pour le déjeuner.
Tu nous gênes, on n’a pas besoin de toi, va jouer dans le jardin, on t’appellera
quand ce sera le moment.
Pas amusant…Elle est excitée comme une puce et voudrait aider sa grand-mère à
disposer les fleurs dans les vases, ses sœurs à se préparer.
Lucie boudeuse, se réfugie au fond du jardin, s’assoit à califourchon sur la
balustrade en surplomb de la falaise, toutes dents serrées et mains croisées sous la
poitrine. La mer monte, vient lécher à petits coups de langue écumeuse les rochers. Le
vent lui chantonne une berceuse tout en caressant doucement ses cuisses dénudées. Son
corps flotte. Elle ferme les yeux, hésite. Elle pourrait descendre pieds nus pour dénicher
dans les trous de la roche, de petits crabes qu’elle offrirait aux invités. Bonne idée. Mais le
mouvement de la maison l’attire autant que celui de la mer.
Dans le jardin, tous s’agitent, les serveurs dressent les tables, le traiteur donne des
ordres, grand-mère arrange, déplace un bouquet de roses blanches, le remet à sa place,
change pour la centième fois le plan de table. Grand-père « supervise » les opérations en
suivant du regard les chutes de rein des serveuses et en leur susurrant à l’oreille quelques
conseils.
Miranda, cheveux en bataille, encore en jean troué, sort régulièrement de la
maison pour essayer de trouver du réseau…Pas d’appel de Jérôme depuis hier soir.
Parviens pas à le joindre. Il exagère !
La mer monte.
La mer ennuie Lucie. Elle se retourne vers la maison et lève les yeux. Au milieu de
la façade, le bureau de son père : le dos d’un fauteuil en cuir, sa main qui bouge une souris
d’ordinateur. Certainement encore devant ses tableaux ou graphiques compliqués.
Le spectacle dans la pièce d’à côté est bien plus drôle. Bataille d’Ophélia et
Cornélia, les jumelles, pour un minuscule flacon rouge, course poursuite dans toute la
pièce, objets volants et robes de cérémonie piétinées sur le lit…Heureusement, Lucie a
laissé la sienne pendue dans l’armoire. La bouche d’Ophélia forme un énorme O quand
Cornélia menace de renverser le flacon sur la robe de sa jumelle. Le vernis à ongles sur la
jolie robe blanche, ça craint ! L’autre s’empare d’un coupe-papier, le brandit et fait le
geste de lacérer la robe de sa sœur.
On se croirait au guignol ou dans un film muet. Lucie a envie de rire.
C’est à ce moment que Rodrigue, 3 mois, réveillé par le chahut, se met à hurler. Le
film n’est plus muet du tout. Ses sœurs ne s’affolent pas, le laissent brailler et continuent à
se poursuivre.
Il est si laid quand il chiale avec sa petite voix de sirène hurleuse. L’angelot de sa
maman ressemble à une petite vieille fripée. Vite que quelqu’un intervienne !
Ils sont tous sourds ou quoi ?
Enfin, quelqu’un… Une porte contre un mur. Entrée en scène de maman, les bras
au ciel. Fin des pleurs. Ses sœurs s’immobilisent dans leur chambre. La souris cesse de
s’agiter. La mère le prend quelques instants, le berce un peu. Lucie voit ses petits bras et
ses petites jambes s’agiter comme les pattes d’un cafard content. Elle le repose dans le lit.
Il recommence à pleurer de plus belle. Elle le reprend puis le secoue comme un prunier.
Sa tête ballotte, vite, très vite, d’avant en arrière. Un instant, son coupé, face violette,
respiration bloquée, hurlement de sirène. La mère plaque son fils adoré dans le lit. Ça ne
va pas, non ? La porte claquée fait trembler toutes les vitres de la façade.
Maman a dû crier quelque chose à ses sœurs. Cornélia pénètre dans la chambre de
son petit frère pour lui donner un biberon. Dans l’autre pièce, éclat aveuglant sur la vitre
des ciseaux qui lacèrent l’étoffe satinée de la robe.
Elles sont folles !
Ça ne va pas, non ?
La mer monte
Le paysage de la mer est plus réconfortant. Elle va et vient, à chaque fois un peu
plus haut par-dessus la barrière des rochers. L’eau se fracasse contre la balustrade,
éclabousse les cuisses de Lucie comme un appel au jeu.
Viens, dit l’écume.
Attends…
Miranda sort d’un bosquet, les cheveux complètement hérissés, piqués de ronces.
Elle brandit son portable devant elle comme une baguette de coudrier.
Tu cherches de l’eau, lui demande Lucie ?
Non, du réseau…et Jérôme. Je suis inquiète, il ne m’a toujours pas rappelée. La
bague, la bague, je suis si impatiente…Le monologue couvert par le bruit des vagues
continue.
Elle s’éloigne.
Lucie dirige à nouveau son regard vers la maison. Plus de mouvement dans la
chambre des jumelles, plus aucun cri dans celle de Rodrigue, que la main qui déplace
lentement la souris. Fin des préparatifs pour les serveurs qui fument sur le perron en
attendant des ordres qui ne viennent pas.
Le temps est long et la mer monte.
Une nouvelle scène : façade Est de la maison, la chambre des parents. Dans la
psyché, le reflet d’un corps nu. On dirait Miranda…Non ! Sa mère…nue ? Lucie ne l’a
jamais vue dévêtue. C’est interdit de regarder ça, c’est comme du vol. Impossible de s’en
empêcher. Ça doit être le soleil déjà haut dans le ciel qui commence à lui taper sur la tête.
Maman ?
La femme prend ses seins à pleines mains les fait pigeonner, les caresse tout en
s’envoyant des baisers dans le miroir. Un sourire s’y inscrit et se grave. Elle se contemple
rêveuse, prend des pauses bizarres, relève ses cheveux, puis les relâche en les ébouriffant.
Lucie a un peu mal au cœur, le contact du granit irrite l’intérieur de ses cuisses, ses
tempes battent de plus en plus fort. Elle devrait rejoindre sa famille pour finir de se
préparer. Mais la chaleur montante, le murmure doucereux de la mer et la curiosité la
rivent au muret. Vu de loin, tout se détraque, le scénario n’est pas le bon.
Scène suivante : Cornélia surgit sur le perron en hurlant comme un porc qu’on
égorge. Sa robe s’est prise dans le radiateur et s’est déchirée tout le long du dos jusqu’aux
fesses. Ophélia pousse un soupir de soulagement –elle ne se fera pas accuser- suivi d’un
fou rire. Cornélia se retourne, elle ne porte pas de culotte. Grand-mère fait de grands
gestes-moulin-à-vent et repousse sa petite fille à l’intérieur de la maison pour réparer les
dégâts.
Miranda a enfin réussi à trouver le bon endroit pour téléphoner. Hors champ, elle
fait les cents pas en parlant toute seule à une messagerie.
Je comptais sur toi, merde ! Tu fais quoi, bordel ?
Ça y est, j’ai réussi, dit-elle en repassant devant Lucie…Je lui ai laissé un message.
La mer monte.
Lucie revient à la fenêtre de droite. Ça ne se fait pas d’épier les gens, c’est malpoli.
Tant pis, c’est plus fort qu’elle. Voir et savoir. Lucie ne fait pas ça par indiscrétion, elle
aime bien inventer des vies aux personnes qu’elle regarde dans le métro, aux fenêtres des
maisons la nuit…
Entrée en scène du père dans la chambre conjugale. L’homme enlace le corps nu
de sa femme qui le repousse de toutes ses forces. Gros plan sur un morceau de chair se
balançant comme une trompe entre ses jambes. Couper l’image, la rembobiner.
Impossible. L’homme renverse la femme sur le lit, se plaque contre elle, lui maintient les
bras au dessus de sa tête. Il veut lui faire du mal ? Elle parvient à se dégager, à attraper
une chaussure et fait le geste de lui crever l’œil avec le talon aiguille. Un visage cramoisi
hurle quelque chose à…cette femme qui hausse les épaules. Il part en claquant
violemment la porte. Lucie ne comprend pas…Qui sont ces personnages ? De la bouillie
de mots plein la tête de Lucie : respect, politesse, sens du devoir, foi, dialogue,
honnêteté…
Dans le bureau, la souris s’agite frénétiquement.
La mère reste assise quelques instants sur le lit, la tête entre les mains. Puis, elle se
redresse brusquement, arrache dans le dressing une robe au hasard, l’enfile…sans rien
dessous. Disparition du champ de vision de l’enfant.
Plan d’ensemble sur la demeure. Pelouse coupée ras, d’un vert ardent. Explosion
de santé des hortensias le long de la façade d’un blanc immaculé. Volets bleus repeints de
fraîche date, rosiers taillés, ombres impeccables. Une maison de bord de mer comme on
en voit dans les magazines. Un photographe d’un mensuel de décoration était venu faire
un reportage l’année dernière. Une maison saine, sans vices cachés qui respire la santé, la
bonne humeur et les vacances heureuses en famille, disait l’article.
La mer monte.
Lucie a trop chaud sur son muret. Le soleil de midi tape sur sa tête. Envie de
vomir. Se cramponner pour ne pas tomber. Il faudrait qu’elle passe sa jambe gauche de
l’autre côté pour sentir les gouttes salées la rafraîchir. Les voiles sur la mer s’impriment
sur sa rétine. Elle respire mieux en s’accrochant à la ligne d’horizon. Ne pas regarder en
bas. Le vide bleu l’attire. Elle se ferait mal. Regarder de l’autre côté fait du mal aussi. Où
se tourner ?
La mer monte.
Sur sa gauche, une forme légère survole les rochers en direction de la plage.
Eblouissement d’une robe blanche. Un voile devant les yeux de Lucie qui s’efforce de
faire la mise au point…sur…sur sa mère, chaussures à la main qui se dirige vers un
homme torse nu, assis sur le ponton. Elle s’agenouille, entoure sa taille de ses bras, laisse
reposer sa chevelure sur ses épaules. Le soleil tape trop fort. Lucie vacille, s’agrippe à la
pierre qui la meurtrit, enroule à s’écorcher les jambes autour des colonnes. L’horizon
devient ligne de flottaison. Les voiliers s’agitent à un rythme nauséeux. L’homme se
redresse, se retourne…Jérôme !
Choisir le bon côté.
La mer est haute.
Viens, Lucie !
La tête trop lourde d’images par-dessus la balustrade sous le bleu. Cœur déchiré.
Vertèbres en miettes.
On a assorti sa robe à son fauteuil roulant rouge.
A l’autre bout de la rangée, Lucie entend geindre Rodrigue qui ne parlera plus
jamais…
Dans un souffle amoureux, Miranda répond « oui ».
La larme maternelle n’en finit pas d’imprégner le mouchoir blanc.
Souris Lucie…
Clichés de vacance
- Tu es sûre que tu ne veux pas venir avec nous ?
Il n’y a rien dont elle ne soit plus certaine. Elle a prétexté un travail urgent à terminer,
des épreuves à corriger. C’est ce qu’elle leur a dit.
- Tu ne veux pas t’ennuyer, sans nous, pendant une semaine ?
Elle aurait envie qu’ils dégagent tous, sur le champ. Ça fait deux heures qu’ils
encombrent l’entrée en doudoune et moon boots, avec leurs skis, leurs valises, sans se décider
à partir une bonne fois pour toute. Ils oublient toujours quelque chose : les lunettes de
mouche, le baume réparateur pour les lèvres, les chargeurs de portable, le bonnet péruvien qui
donne un air débile sur les pistes…
- Tu ne vas pas le regretter, hein ? De toute façon, si tu veux nous rejoindre…tu prends
le train.
- C’est ça…bon voyage !
Elle referme doucement la porte sur sa famille qui ne tarde pas à revenir. Ils reviennent
toujours.
- Y a plus de place dans le coffre pour Pacha, tu ne veux pas le reprendre ?
Elle soupire. S’occuper d’un chat boulimique ne faisait pas parti de son programme de
désintoxication aux autres. Celui-ci sent qu’il n’est pas le bienvenu et file, penaud, se terrer
sous le canapé.
C’est bon, elle entend le moteur ronronner dans la cour, puis s’éloigner.
Enfin…L’excitation monte. Il faut attendre encore un peu… La petite dernière peut aussi bien
vomir dans les dix premiers kilomètres que dans les dix derniers.
Il pleut. Ça tombe bien. Qu’il fasse beau aurait gâché son projet. S’il pouvait neiger,
ce serait encore mieux. Elle se sentirait davantage dans la ouate. Des semaines qu’elle a prévu
de se livrer à son petit plaisir solitaire, son décrassage intime, sa vacance à elle, une fois l’an.
Patience, ils appellent plusieurs fois. Noémie a franchi avec succès les dix premiers
kilomètres sans vomir, ils viennent de franchir la première barrière de péage, ils ne
parviennent pas à franchir dans les temps le tunnel de Fourvière ; il a oublié les chaines, il ne
sait pas s’il va pouvoir franchir le col…Pourvu qu’ils y parviennent. Ce n’est plus un
voyage… Noémie n’a pas failli à sa réputation…elle a vomi dans le tout dernier virage, mais
ils sont contents !
Elle débranche le téléphone de la maison, déconnecte son portable. Ils sont à
Lyon…C’est le signal.
Elle a poussé le chauffage à fond et déambule nue dans la maison. C’est bon de ne pas
se sentir regardée.
Dans la baignoire, elle verse la totalité de la bouteille de bain moussant. Dans les
semaines qui ont précédé son séjour de vacance, elle en a testé des dizaines, et a choisi celui
dont la mousse est la plus dense et la plus durable. En propulsant le jet de la douche contre les
parois, elle fait naître des montagnes…comme des œufs battus en neige, très fermes. Il faut
qu’elles soient réparties également, sur toute la surface. La petite goutte du robinet qui fuit,
creuse un minuscule gouffre. En changeant l’angle et la puissance du jet, une géographie à
chaque fois nouvelle se dessine. Elle caresse de la plante du pied les mutations. Elle se
demande si un jour, la mousse pourrait atteindre le plafond, pour emplir totalement la pièce et
pourquoi pas la maison toute entière. Elle photographie son œuvre et la nommera « montagne
1 ».
A présent, la petite salle de bain est saturée d’humidité ; les murs ruissellent ; le
monde s’opacifie. Elle se nimbe de brume et de torpeur. Son visage lui parait si lointain dans
le miroir. Ne pas se rencontrer. De la mousse a débordé sur le carrelage, c’est le moment de
s’unir à elle. Maintenant…Elle plonge, un doigt de pied, deux. Le corps troue l’épaisse
couche de nuages barbe à papa. Des milliers de mains douces l’effleurent au passage et
l’absorbent comme des amants sirocco. Allongée dans la baignoire, la masse mousseuse
l’épouse, les bulles qui éclatent au contact de l’air, chantent à son oreille des musiques de
petites morts. Seules les pointes dressées de ses seins forment des monticules rosés. C’est joli
et incongru. Elle prend une deuxième photo qu’elle intitulera « extase rose ». La buée sur
l’objectif, conjuguée à celle de la pièce, crée sur l’écran une image irréelle et floue. Des
framboises vaporeuses perdues dans la chantilly. Pourquoi ne fait-on pas de bain moussant
sucré ? Elle se sent flotter, mousseuse.
Elle fait la même chose avec ses orteils qu’elle a vernis de rouge vif. Dix petits pétales
de sang en éventail, à l’extrémité de son corps qui semble progressivement se détacher d’elle.
Ses jambes sont tellement loin dans le paysage montagneux. Une troisième photo intitulée
« flou de moi ». Toute pensée s’évapore. On pourrait sortir un enfant d’elle qu’elle ne s’en
rendrait même pas compte.
Elle plonge ses oreilles dans l’eau. La mousse doit lui faire une couronne de gloire
autour de son visage. Une chanson la traverse « c’est la ouate. C’est la ouate qu’elle
préfère… ». La suite s’étouffe dans les bulles. Elle perçoit le ploc ploc obstiné de la goutte, le
ronronnement souterrain de la chaudière, les pulsations de ses artères, les grincements de la
tuyauterie, les grognements d’une vie intestine de l’au-delà, les vibrations de ses tympans-
ouïes et de son corps sonar…La femme saurien épouse l’ailleurs…et au loin, très loin, une
sonnerie de téléphone.
Refuser le monde, demeurer dans cette chape sensuelle et oublieuse.
Sous l’eau, sa peau se plisse…De minuscules lambeaux flottent, des bouts d’elle,
morts, de la crasse étoilée, se perdent dans le maelstrom des volutes laissées par l’eau
savonneuse et s’échappent par le trop plein en tourbillonnant. Le nez au ras du liquide, elle
s’amuse à créer des arabesques en soufflant sur les dessins. Un éléphant, un crabe, le doigt de
dieu, la queue d’une salamandre, un 6. Elle touille la mousse, pense y lire son destin, puis ne
pense plus du tout. Bienheureuse vacance.
Combien de temps faut-il à un corps pour fondre tel un sucre, se dissoudre et être
absorbé par les canalisations urbaines ?
Elle fond en larmes. C’est bon de se liquéfier dans l’eau. Uriner et pleurer en même
temps. Pisser, pleurer, s’enfoncer, inlassablement. Elle regarde les petites ondes chagrines
formées par ses larmes. Elle n’arrête pas. De l’intérieur, elle se lave aussi. Elle se lessive,
épuise ses pores. L’eau l’étreint, l’étrille. Des pensées reptiliennes en pointillés mous. Des
mots-bulles, vides. Tout se dissout, elle, le temps, l’espace… Encore un peu plus d’eau
chaude. Partout dans la pièce baignoire. S’enfoncer encore. Ne reste de la femme crocodile
que le nez à la surface, une narine...
Une porte fracassée. La vapeur fuit à toutes volutes affolées. L’éclat d’une étoile dans
son œil. Un homme à la stature de commandeur, au corps glacé, l’arrache à l’étreinte molle et
langoureuse de l’eau qui s’écoule jusque dans le jardin. Le froid la gifle.
Combien de temps ?
Le vent l’emportera
- Voilà le vent qui se lève à présent. Tu as entendu la météo, ce midi, S-imone ? Ils
annoncent des sacrés dégâts. Un avis de tempête. Alerte orange, qu’ils ont dit. Et même rouge
si ça se trouve. Crois-moi, vaut toujours mieux s’attendre au pire. C’est mieux. Comme ça
après, on est plus tranquille. Je cause, je cause, mais il va falloir que je rentre pour dépendre
mon linge. Tu en fais une triste mine ma pauvre Simone…Arrête d’y penser au René. Faut
que tu songes à toi maintenant.
- Tu crois, Annette, vraiment ?
- Mais, oui…On a chacun sa part de malheur et de bonheur dans la vie. Maintenant
que tu as eu à bonne dose le premier, tu peux avoir droit au second. Et pis, tu crois qu’il était
heureux, lui, de vivre comme ça, de se sentir diminué ? C’était pas une vie pour toi non plus,
ma pauvre Simone. Voyage, inscris-toi dans des clubs.
Simone se disait que sa copine philosophe était bien bavarde. Et, voilà qu’elle se
resservait à présent une autre tasse de thé et même une deuxième part de gâteau. Pas pressée
de décamper ! Simone, assise sur la pointe des fesses, entendait les volets du premier étage
claquer contre la façade.
- Mais c’est encore tout frais dans ma mémoire. Et puis les voyages, ça coûte !
- Tais-toi ! Il t’a bien laissé un petit pécule, le René…, une assurance contre la vie ou
je ne sais pas comment ils disent.
- Oui, oui, il m’a laissé une assurance décès et sa pension de reconversion. Et puis, il y
a aussi la maison, les terres…Mais, y a les enfants…Et les enfants…
- Tu vois, ça veut dire que tu peux te reconvertir ! Maintenant, faut que je file parce
que sinon, on va retrouver mes petites culottes et toutes mes babioles accrochées sur le
clocher !
- Merci Annette, d’être venue, ça m’a fait du bien de te voir et de papoter un peu avec
toi.
Simone ne pouvait s’empêcher de sourire à l’idée de voir s’envoler les énormes gaines
et soutien gorges de son amie. Elle l’a regardée s’éloigner dans la rue. La grosse femme
luttait comiquement contre les éléments. Telle une Mary Poppins trop enrobée, elle tentait de
retenir tout en titubant son parapluie aux baleines retournées. Celui-ci finit par lui échapper
des mains, comme dérobé par un vent farceur. Cependant, Annette, cette femme,
perpétuellement de bonne humeur, ne lui avait jamais paru aussi fragile.
Les arbres s’inclinaient obséquieusement à l’horizontal sur les rares passants qui
couraient en zigzagant pour se trouver au plus vite un refuge. La colline, en face était noyée
sous un ciel bas, couleur bille de plomb. Ça devait ressembler à ça, la fin du monde. Un bien
joli ciel de tragédie !
Les volets ne résisteraient pas longtemps au vent qui soufflait de plus en plus fort.
Son mugissement de folle sarabande autour de la ferme faisait comme une
plainte…Inquisiteur, furieux, Il cherchait des failles entre les pierres.
Simone, courait partout dans la maison, de la cave au grenier pour fermer toutes les
issues. Il aurait fallu remonter toutes les affaires du rez-de-chaussée au premier étage. Mais, la
vieille dame ne faisait que tournoyer sur elle-même, prenait un objet, le déplaçait et le
remettait à sa place. Qu’elles étaient les choses essentielles à sauver en priorité ? L’argent, les
appareils ménagers, la vaisselle, les meubles, la télé, la radio, les papiers importants ? Elle ne
savait plus très bien. René, il aurait su, lui ! Savait toujours tout !
Elle décida de se réfugier dans sa chambre avec le journal, la télévision, ses bottes et
son ciré au cas où… Pour une fois que la météo ne s’était pas trompée !
Allongée sur son lit, elle avait l’impression que la maison tanguait comme un bateau.
Elle se souvenait des images qu’elle avait vues à la télé. Ça se passait dans un pays où il y a
toujours des inondations plus fortes qu’ailleurs. En Inde, qu’elle croyait. En tout cas, c’était
une région où ils avaient l’habitude de ce genre de situation. Les pauvres gens, qu’elle avait
pensé, en les voyant accrochés sur le toit de leur maison à la dérive sur des eaux jaunâtres,
chargées de cadavres… Et en plus par derrière, pour couronner le malheur, arrivaient la peste
et le choléra ! La philosophie de vie d’Annette ne pouvait pas s’appliquer à eux, c’est certain.
Non, ça ne pouvait pas arriver par chez nous, ce type de catastrophe, se rassura
Simone, bien contente de se trouver sous sa couette qu’elle remonta jusqu’au nez. Mais tout
de même, elle aurait dû accepter la proposition de se réfugier chez Annette qui habitait sur les
hauteurs. Elle aurait peut-être dû lui téléphoner aussi pour vérifier qu’elle était bien rentrée.
Est-ce qu’une Annette, aussi costaude et robuste soit-elle, pouvait quelque chose contre des
rafales de 150 km/h ?
Tu n’as jamais su prendre une décision ma pauvre Simone (depuis qu’elle était toute
petite, on lui donnait du « ma pauvre Simone ». Avant, ce n’était guère mieux, c’était « ma
pauvre petite fille »).
Tu ne vaux pas mieux que la feuille sur la branche à l’automne. Tu attends que le vent
te pousse pour tomber…
Pas vrai ! Elle savait choisir quand elle le voulait. Et même, prendre de bonnes
décisions. Si le vent n’avait pas pénétré dans sa tête, elle en aurait trouvé…elle en aurait
trouvé !
Fallait bien le reconnaître, René était vraiment devenu encore plus méchant sur la fin.
Ça n’avait jamais été un tendre de toute façon. La maladie, la maladie…Elle avait bon dos, la
maladie. On peut dire qu’elle lui avait cassé les reins et pourri la vie. Enfin, ce qu’il en restait.
Un si brave homme si courageux et tout, et tout, que les gens disaient dans le pays…Et
toujours de bonne humeur avec ça !
Tu parles…Oui, peut-être…devant les autres. Mais quand, ils se retrouvaient tous les
deux en tête à tête, il la traitait comme une moins que rien. Sa bonne, c’est tout ce qu’elle
était ! Et elle, trottait comme une petite souris pour accéder à ses moindres désirs…A sa botte,
oui !
Simone ne tenait pas en place. Elle passait son temps à faire des allers-retours entre
son lit et la fenêtre. Par la fente des volets fermés, elle ne percevait presque rien ou seulement
un paysage opaque, cinglé de lanières de pluie. Les éléments déchainés donnaient une
monstrueuse correction au monde.
Elle devrait peut-être débrancher la télévision…et le téléphone. Non, pas le téléphone !
Trop tard, de toute façon, les plombs avaient sauté ! Pour le disjoncteur, c’était le
bouton rouge ou le noir déjà ? Le noir, bien sûr ! Mais pour ça, il faudrait descendre à la cave
à tâtons dans l’obscurité. Au risque de se prendre les pieds…dans le fauteuil. C’était bon, les
experts étaient passés. Pourquoi ne s’en était-elle pas débarrassé ?
Elle n’avait pas pensé non plus à remonter des bougies de la cuisine…Et les
allumettes ? Il n’y avait plus d’allumettes !
Simone, ma pauvre Simone, tu te noies toujours dans un verre d’eau ! Tu n’as aucun
sens pratique !
Il n’allait pas se taire, lui !
Et maintenant, tu vas avoir froid, les eaux de la rivière en crue vont monter jusqu’à la
fenêtre de ta chambre…et t’engloutir. Tu n’auras même pas la possibilité de t’accrocher au
toit de ta maison comme les pauvres gens du bout du monde. Tu vas mourir ma pauvre petite
Simone, noyée, les eaux t’emporteront ! Tu n’as qu’à attendre comme tu sais si bien le faire
pour venir me rejoindre !
Simone allait se ranger à l’avis de la voix de la mort qui empruntait le ton persifleur de
René, quand un bruit la fit sursauter.
On frappait de grands coups à la porte !
Puis, plus rien. Une branche sans doute…ou le tonnerre.
Pour lutter contre la voix. Simone se remémora les derniers moments de René après
son AVC. Ce n’était guère glorieux. Elle devait le nourrir à la cuillère, lui essuyer sa bouche
baveuse, le laver, le torcher comme un nourrisson qui la dévorait de ses petits yeux méchants.
Ah oui, les yeux ! Même s’il avait encore plus besoin d’elle qu’avant, son regard ne mendiait
aucune aide, il l’ordonnait. Jusqu’au bout, il l’avait transpercée et même en bas de l’escalier.
Parfois, elle n’en pouvait plus et le laissait mariner des jours entiers dans sa merde et sa pisse.
Bien fait !
Mon dieu, un homme aussi cultivé et intelligent, qu’est-ce que ça doit le faire souffrir
de perdre sa dignité !
Et la sienne de dignité, personne n’y songeait ? Personne ne lui demandait si elle tenait
le coup, si elle avait besoin de soutien ?
Ah, que d’amour et de dévouement, Simone, Dieu vous le rendra…
Merci, mon père, mais pour l’instant, mon amour a les mains dans la merde, eut envie
de répondre Simone au curé de la paroisse.
Et puis, heureusement, que vous avez vos enfants. Ils sont précieux…
Les enfants, vous voulez rire…Ils passaient toujours en coup de vent, bardés de
certitude sur la marche à suivre avec un vieillard impotent et sénile.
Tu ne sais pas t’y prendre, ma pauvre maman…Et ils la poussaient à faire ceci, à faire
cela, prendre une décision vite, très vite avant qu’il ne soit trop tard…Et puis la maison,
faudrait penser à…
Trop tard pour quoi ? Vous voyez bien que votre père est déjà mort !
Simone, cependant, se taisait, continuait à trotter dans la maison. A l’époque, elle
préférait jouer à la feuille qui se laisse pousser par le vent d’automne.
Elle avait fini par accepter pour l’auxiliaire de vie. Mais celle-ci, une fille de vingt ans
pourtant très robuste, n’était restée qu’une semaine. Personne ne pouvait supporter de se
laisser traiter de la sorte, même par un vieillard, qui retirait sa couche sale et la lui balançait à
la figure.
Des vieux chiants, elle en avait connus…Mais, celui-là, c’était le bouquet !
Ma pauvre Simone, vous ne devriez pas accepter de vous laisser marcher sur les
pieds, même par un handicapé.
Il faisait de plus en plus en froid dans la pièce. Simone voulut allumer la radio, mais
elle avait oublié d’y mettre des piles. Elles sont rangées où les piles déjà ?
Tu n’as donc pas plus de cervelle qu’une buche, ma pauvre Simone. Incapable de voir
plus loin que le bout de ton nez. Et pour le disjoncteur, tu as encore oublié, c’est le bouton
noir vers le haut. Vers le haut que je te dis. Et pas la peine de le noter sur un papier que tu
vas perdre.
Ah, oui, c’est toujours pareil. Au départ, on pense épouser une jeune et jolie fille
charmante…mais au fond, c’est un trou, juste un trou au bout d’un tuyau qui bouffe et qui
engraisse…
Stop…ça suffit !
Simone ne savait plus si c’était le vent ou René qui vociférait dans sa tête. Et encore
les coups dans la porte d’en bas, plus forts, plus insistants.
Il faudrait aller voir…et puis descendre à la cave, pour le disjoncteur.
Oui, mais en bas, il y a …le fauteuil, dont elle n’arrive pas se débarrasser. Et même
pas à toucher.
La rivière était sortie de son lit. Elle le sentait aux petits clapotis qu’elle entendait en
bas, dans la cuisine. Voilà qu’elle se retrouvait maintenant dans la même situation que les
pauvres gens en Inde. Quelle idiote, elle aurait au moins dû mettre les appareils ménagers sur
des cales. Plus rien ne fonctionnerait quand les eaux se retireraient.
Idiote !
Elle devrait descendre. On cognait de plus en plus fort à la porte, comme des coups de
bélier. Bam, bam…Et si c’était quelqu’un en danger qui venait lui demander du secours ?
Simone enfila son ciré et ses bottes, descendit prudemment dans la cuisine en se tenant
bien à la rampe pour ne pas glisser. Encore, un nouveau coup comme si on cherchait à la faire
céder.
Y a quelqu’un ?
Personne ne répondit…
Simone hésitait.
Qui êtes-vous ? Répondez si vous êtes quelqu’un.
Les hurlements de la tempête devaient couvrir les paroles des gens derrière la porte.
En effet, de l’eau commençait à s’infiltrer sous la porte, en ondes vicieuses. Celle-ci
était difficile à ouvrir comme si on exerçait une force contraire à la sienne. Les coups
continuaient. Simone ne savait plus si elle tremblait de froid ou de peur, mais elle prit de
l’élan, et donna un coup d’épaule. Et vlan, et vlan ! Elle céda, enfin.
Dehors…
Un spectacle d’apocalypse. Sous une pluie de déluge, les eaux de la rivière
tourbillonnaient, les arbres de son jardin avaient été déracinés par la tempête. Et le fleuve,
sorti de son lit, charriait des débris de toutes sortes : brouettes, voitures, morceaux de bois, et
surtout des corps…et des cercueils qui avaient été dérobés à la terre par la force des éléments.
J’irai arracher vos tombes, disait le vent. Son jardin était devenu un cimetière flottant…et
juste devant sa porte, elle reconnut…oui, c’était bien le même, en chêne clair, capitonné de
pourpre selon ses désirs, le cercueil de son mari.
Son hurlement fut emporté au loin par une rafale.
René, Je te le jure, René, je te le jure…arrête de me regarder comme ça, ce n’est pas
moi, je n’y suis pour rien, c’est le vent qui a poussé ton fauteuil dans les escaliers. Le frein,
j’avais oublié, le frein…
A l’intérieur du cercueil, personne…
Préméditation, vos papiers !
Je viens me constituer prisonnière.
Si je vous dis que c’est moi qui l’ai tué !
Ecoutez-moi au moins. Je vous en supplie, mettez-moi les menottes, coffrez-moi, mais
ne me jetez pas dehors avec son fantôme.
Ça ne doit pas vous arriver tous les jours de rencontrer quelqu’un qui avoue
spontanément un crime !? Vous pourriez en profiter au moins.
Même si vous prétendez que ce n’en est pas un. C’est moi ! Je vous dis que c’est moi
et personne d’autre qui ai commis ce meurtre.
Laissez-moi parler !
Je vous répète une dernière fois : j’ai tué l’homme que j’aimais.
Pour quelle raison ?
Quelle question ! Justement parce que je l’aimais. Je l’aimais trop. Je ne sais pas si le
cerveau d’un flic peut parvenir à comprendre ce genre d’histoire. Non, détrompez-vous, je ne
vous ferai pas perdre votre temps, je vais être claire et concise.
Ça se voit que vous n’avez jamais connu la passion, vous, la vraie, la dévorante, celle
qui vous prend aux tripes, vous empêche de vivre et de respirer. Il disait que c’était moi qui le
bouffais avec mon amour. Faux, c’était lui. On sentait bien qu’on allait dans le mur à s’aimer
de cette façon détraquée, sans autre but que celui de s’étouffer. Vivre ensemble, impossible
qu’il disait. On ne voulait pas de cette petite vie minable, de la routine des autres couples.
C’était bon pour les gogos, pas pour nous… Résultat, nous étions coincés, pris au piège
comme des rats amoureux s’entredévorant dans un labyrinthe. Nous avions bien essayé de
rompre à plusieurs reprises. Peine perdue, nous nous retrouvions à chaque fois projetés,
fracassés l’un contre l’autre comme des déferlantes sur des rochers. Notre vie amoureuse
ressemblait à un élastique qui se tendait de plus en plus. A chaque rupture, nous croyions
avoir atteint le point de non retour. Vous ne pouvez imaginer combien on peut tomber bas, de
plus en plus bas. C’est à ce moment que l’amour flirte avec la haine. Vous n’êtes pas là pour
imaginer ? Je veux voir un avocat, un spécialiste des crimes passionnels. Il saura me
comprendre lui. Vous voulez du lourd, des faits concrets ?
Un peu de patience, les choses ne sont pas aussi simples. Je veux que vous ayez tous
les éléments en main pour comprendre, si tant est que ce soit possible… Accrochez-vous !
Je vous le redis pour que ça rentre bien dans votre tête, non seulement, je l’ai tué ;
mais en plus…avec préméditation. Ah, je vois votre œil s’allumer !
Toutes les nuits, je me réveillais en me disant que cette histoire devait cesser. Trop de
souffrances. J’ai commencé par faire des rêves où je me voyais l’éliminer. Vous dites que
vous aussi vous rêvez toutes les nuits de tuer votre supérieur hiérarchique sans que ça fasse de
vous un assassin pour autant ? Arrêtez de faire l’idiot, vous n’entretenez aucune relation
passionnelle avec votre chef, c’est normal. Je n’en sais rien ? Faites gaffe à ce que vous dites.
Ce n’est pas tout. Je me suis mise à imaginer des scénarios effroyables que je tentais
d’effacer de ma mémoire, au petit matin. Rien à faire, le désir restait gravé dans l’inconscient.
Je passais en revue toutes les manières possibles de le trucider, avec, je dois bien l’avouer
(mais je ne fais que ça), une certaine prédilection pour la strangulation. D’un côté, l’idée de
commettre ce geste de mes propres mains me plaisait, de l’autre rencontrer son regard pendant
l’acte me terrifiait. Nous ne sommes pas si courageux que ça, nous les écrivains…
J’avais même envisagé d’embaucher un tueur à gages. Je vous jure que c’est vrai !
Mais comment en trouver un quand on n’a aucune relation dans le milieu ?
Je me suis dit que mon état d’esprit n’était finalement pas très sain. Alors, j’ai entamé
une thérapie. Mon analyste m’a ouvert les yeux en me disant que ce que j’éprouvais faisait
partie du travail classique de deuil et que je devais sublimer mes pulsions... Ni une ni deux,
j’ai suivi son conseil. Je suis en train de me demander si dans ce cas précis, mon thérapeute ne
serait pas un peu complice de mon acte, non ? Vous dites que c’est à lui que je devrais
m’adresser en priorité, pas à vous ?
Arrêtez de ricaner, je vous répète que je l’ai tué. Mieux encore, mon acte était
prémédité de longue date. C’est une des circonstances aggravantes de la préméditation, je ne
vais pas vous apprendre votre métier. Et puis, c’est un peu le mien aussi. Pourquoi croyez-
vous que je me sois mise à écrire des romans policiers ?
Et oui, rendez-vous compte, je ne possède pas un misérable témoin, mais des milliers.
Tous mes lecteurs vous le confirmeront, il y a beaucoup de meurtres d’amants dans mes
histoires. Vous croyez au hasard, vous ? Ça me permettait d’étudier en toute impunité tous les
modes opératoires possibles. Ah, je vois que ce que je vous raconte commence à vous
passionner. Non, je n’ai pas de livre sur moi pour le dédicacer à votre femme. J’ai tout testé
sur mes personnages. Relisez mon œuvre, c’est édifiant. Vous pourrez remarquer qu’on y
trouve par exemple :
- plusieurs cas de strangulations avec foulard, lanière de cuir, bas, chaînes de vélo, et
même une scène pendant un acte sexuel,
- des noyades simples,
- des noyades plus complexes après coups sur la tête, absorption de médicaments, de
drogue et/ou d’alcool.
- des machinations diaboliques et perverses,
- Et…une dizaine de meurtres déguisés en accident… (je me suis soigneusement relue,
et le nombre m’a stupéfiée)
Vous voyez où je veux en venir, n’est-ce pas ? Une seule chose me tracassait dans
l’économie de mon texte : la gestion des cadavres. Je n’ai jamais été très bonne sur ce point.
Comment se débarrasser du corps ensuite ? C’est bien beau de tuer, mais après ? Là, je dois
dire qu’avec l’histoire de l’accident, le problème était réglé. Notez une chose sur votre petit
ordinateur, je n’ai jamais utilisé de morts violentes par armes à feu, couteaux, objets
contendants, scies, tronçonneuses…Je n’aime pas la violence.
J’allais loin tout de même ! Je ne me contentais pas de tuer mes amants de papier,
j’orchestrais leur enterrement avec le souci du moindre détail. Je me délectais à la description
des assemblées affligées, des veuves et orphelins éplorées. Je me suis même rendue en
repérage dans la ville de mon ancien amant. Oui celui que j’ai tué pour de bon (parce qu’en
vrai j’en ai tué qu’un seul, je vous le rappelle). Je me suis imprégnée de l’atmosphère de la
cathédrale où j’ai fait se dérouler la cérémonie, j’ai visité chaque allée des deux cimetières de
la cité pour déterminer précisément l’emplacement de sa sépulture. La famille en a préféré un
autre, dans une autre ville, là où il avait soit disant passé son enfance. Le salaud, il s’était bien
abstenu de m’en parler de son vivant ! Si j’avais su…
Rien à faire, c’est résistant comme une teigne une passion moribonde. Je ne parvenais
toujours pas à le tuer vraiment en moi. Je croyais pouvoir l’éliminer définitivement de ma vie
en le tuant symboliquement, mais il me hantait et revenait sans cesse sous forme de thème
récurrent. Ça devenait lassant à la fin. Vous savez, j’aurais sincèrement aimé passer à autre
chose, rencontrer un autre homme, fonder un foyer, entretenir un jardin, écrire des romans
légers, et même des histoires pour enfants avec des petits cochons et des fermières grasses aux
joues roses, ou l’inverse. Mais il me barrait toujours l’existence de sa présence fantomatique.
Puisque la thérapie, la sublimation de l’acte par l’écriture et même l’intervention d’un
marabout n’avaient rien donné (j’ai honte, mais puisque je suis ici pour tout avouer, je déballe
tout). Je devais revenir à mon idée de départ : le supprimer REELLEMENT !
Ne dites pas n’importe quoi ! Assez d’ironie. Non ; bien sûr tous les auteurs de romans
policiers ne sont pas des assassins en puissance. Sinon, vous avez raison, il y aurait plus de
gens à l’intérieur des prisons qu’à l’extérieur, et en particulier des écrivains. Peut-être, mais
tous ne sont pas vraiment coupables. Moi, si, je l’ai effectivement tué. Pourquoi, ne voulez-
vous pas me croire ? C’est un comble tout de même. Réfléchissez, on ne peut pas aussi
intensément désirer la mort de quelqu’un sans être un tant soit peu coupable. Mon cas fera
jurisprudence. La préméditation littéraire !
Lisez, ces pages de mon dernier roman. J’avais tout prévu et consigné. Quand j’ai
appris son décès par la presse dans les circonstances identiques à celles décrites par mon
roman, je me suis dit que c’était de ma faute. Le destin avait exaucé mon fantasme. Ça
constitue une preuve, non ?
Tout concorde.
Le lieu est presque le même : une forêt canadienne dans mon roman, une forêt
vosgienne dans la réalité. La saison : dans les deux cas, l’hiver. Une route verglacée, des
virages en épingle à cheveux, et à la sortie de l’un d’entre eux, une autre voiture en travers de
la chaussée. L’impossibilité de freiner à temps, le dérapage incontrôlé et pour finir la chute
dans le ravin, deux cents mètres plus bas (exactement le même dénivelé dans la réalité et la
fiction !). C’est pour cette raison que le récit de l’accident dans les journaux ne m’a pas le
moins du monde étonnée. C’était moi. J’en étais l’Auteure puisque je l’avais décrit.
J’ai commis une seule erreur, et je m’en veux à mort, je ne savais pas qu’en dehors du
chien, deux de ses enfants se trouvaient à l’intérieur de la voiture. Je ne voulais pas sacrifier
les enfants. Vous avez remarqué qu’il n’y a jamais de meurtres d’enfants dans mes romans ?
Et puis, comment expliquez-vous qu’on n’ait pas retrouvé le véhicule à l’origine de
l’accident ?
Une biche ? Non !
Un délit de fuite ? Je n’y crois pas non plus.
C’était écrit ! Je l’ai écrit !
Je vais vous avouer une dernière chose. Non, pas un autre crime, je vais vous mettre
sous le nez une ultime preuve. Non seulement, j’ai raconté l’accident dans ses moindres
détails, mais la veille, je l’avais rêvé. Je me trouvais au volant de l’autre véhicule, celui qu’il a
tenté d’éviter. Mais au moment, où sa voiture basculait dans le ravin, il s’est retourné vers
moi. J’ai vu son regard implorant et ses lèvres bouger…J’ai lu ce qu’elles me disaient à
travers la vitre…qu’il m’aimait. Oui, qu’il m’aimait encore. Quelle idiote ! J’aurais voulu tout
arrêter, brûler ce que j’avais écrit.
Mais c’était ECRIT !
Je suis coupable. Qu’on rétablisse la peine de mort, rien que pour moi ! Non, inutile
d’appeler les services psychiatriques, monsieur, je ne suis aliénée que par son amour…et son
regard…toujours bien vivant.
Alors, heureuse ?
Alors Marie, comme ça vous allez nous quitter ?
Oui, oui, je suis contente…Mais vous me manquerez.
L’hôpital, un bien curieux univers, contradictoire, pense Marie, On s’y trouve bien et
mal. Au début, elle s’y sentait comme dans une bulle. Le monde dont le bruit étouffé lui
parvenait à peine, paraissait si loin. Quand elle a pu se redresser dans son lit, elle ne se lassait
pas de regarder la tour Eiffel briller. Elle s’endormait à l’extinction de ses derniers feux,
assommée par les cachets contre la douleur. Au début, elle aimait cette douce apathie que lui
procuraient les médicaments. Personne pour l’empêcher de sombrer dans la béatitude
chimique, dans la sérénité des tout-petits. Pas d’efforts à fournir en dehors de se traîner à
petits pas prudents jusqu’aux toilettes. Une véritable expédition. Pas envie de lire. Elle n’a fait
que survoler les premières pages des livres que ses visiteurs lui avaient offerts. Les journaux
d’un monde qui tournait au loin ne l’intéressaient pas non plus. A la télé, les images
défilaient, molles, ondoyantes, la berçant jusqu’à ce que quelqu’un vienne l’éteindre.
Quand la douleur revient avec ses sales dents de murène, la vieille dame ne parvient
même plus à penser. Elle serre les dents et attend la prochaine piqure. Mais, il ne faut pas
laisser la douleur s’installer, elle le sait pourtant. Alors on la dispute. Marie déplore aussi le
manque d’intimité et de tact du personnel soignant qui rentre sans frapper et heurte nuit et
jour les chariots contre les murs. Les infirmières parlent de leur vie à l’extérieur, de leurs
soucis avec leur conjoint, enfants…sans se soucier de sa présence. Un corps parmi d’autres à
soigner, laver… Pour elles, c’est la routine, pas pour Marie. On lui dit des mots pour enfants
aussi et ça l’énerve.
Maintenant, ça suffit ! Plusieurs jours que Marie presse le médecin. Sa hanche va
mieux. Elle galope comme un lapin. C’est même le kiné qui l’a dit. Oui, elle sait bien que ce
n’est pas lui qui décide. Elle promet au médecin qu’elle ne se fatiguera pas. Sa fille viendra
quelques jours pour l’aider, s’occupera en même temps de la bonne marche de son étude et
traitera les dossiers urgents chez ses parents, en attendant que sa mère puisse se débrouiller
seule. Oui, sa fille est notaire, comme son père, qui lui a transmis sa charge.
Elle n’en peut plus, elle étouffe ici…Le printemps a débuté et les radiateurs sont
toujours à fond. Elle voudrait retrouver son jardin, son potager, ses fleurs. Elle serait aussi très
curieuse de voir comment Loïc s’est débrouillé en son absence, avec la maison. Elle le trouve
fatigué ces derniers temps. Les hommes, quand il s’agit de travaux ménagers, entretenir une
maison, ça se noie dans un verre d’eau. Il a beau lui dire qu’il s’en sort comme un chef, elle
ne le croit qu’à moitié. Sa mine flétrie dément ses paroles. Elle lui tapote la joue :
Ne t’inquiète pas Loïc, ta Marie chérie va revenir avec une hanche toute neuve.
Ça n’en finit plus ce séjour à l’hôpital ! Qu’est-ce qu’ils attendent pour la faire sortir ?
C’est le soir le plus dur, après le départ de son mari. Elle l’imagine tout seul dans la cuisine à
grignoter n’importe quoi en regardant la télé jusqu’à des heures pas possible. Il ne s’endort
pas devant au moins ? La grande maison doit lui paraître bien vide. Avec l’arrivée du
printemps, est-ce qu’il a pensé à faire les vitres au moins ?
Même si au début, être le centre du monde n’est pas déplaisant, Marie en a assez de
servir toujours la même histoire aux visiteurs. Le sol glissant après la pluie, l’absence de
rampe que Loïc a promis de lui installer depuis des années, le pied qui dérape, ce grand crac
dans la hanche, le front qui heurte le béton, l’évanouissement. Oui, oui, elle aurait pu se faire
plus mal, c’est sûr. Non, pas question de quitter cette maison, même si tous ses escaliers la
rendent peu pratique pour une femme de son âge. Avec quelques aménagements, elle serait
tout à fait habitable. Un demi-siècle qu’elle vit là. C’est le seul bien que ses parents lui ont
légué ! Et puis, ce n’est pas parce qu’elle est tombée une fois qu’elle va renoncer, ce serait
mal la connaître. On dit bien qu’on doit toujours remonter rapidement après une chute de
cheval. Ce sera pareil pour elle. Elle n’y croit pas à cette histoire, qu’une fracture du col du
fémur est le début de la fin.
Un grand bond de joie, en voyant sa maison perchée sur la colline !
Marie pense aux premières fraises qu’elle pourra ramasser pour en faire une immense
salade avec quelques feuilles de menthe…ou une tarte ou peut-être une charlotte ?
Sur le chemin du retour, Marie fait signe à ses voisins. Elle demande à Loïc de
s’arrêter et baisse la vitre pour répondre à leurs amicales sollicitations.
Alors, Marie, heureuse de retrouver ton quartier ?
Marie pousse un énorme soupir de soulagement qui en dit long et les invite à prendre
le café quand elle sera un peu remise. Elle leur fera ce gâteau qui lui vaut son surnom de
Marie-quatre-quart.
Dans la voiture, Loïc qui a tenu à venir la chercher lui-même, très concentré sur la
conduite, parle peu. Pendant ce temps, dans la grande maison, Sophie prépare tout pour que sa
mère se sente le mieux possible.
Je m’occuperai de tout, maman. De toute façon, y a pas de problèmes, y a que des
solutions, était sa phrase fétiche.
A l’approche de sa maison, elle constate de loin que les volets du premier étage n’ont
pas été ouverts. Marie aime bien quand sa maison rit de toutes ses fenêtres.
Elle a en effet du mal à remonter l’allée pentue qui mène jusqu’à chez elle. Jamais le
chemin ne lui a paru aussi escarpé. Elle s’agrippe au bras de son mari sans laisser paraître ni
sa douleur ni sa déception. Il lui avait pourtant promis de faire installer une rampe pour la
rendre plus accessible. Il n’a pas davantage tondu la pelouse. Les fleurs fanées pendent
mollement sur leur tige. Au passage, elle en arrache une. Loïc prend enfin la parole pour se
fâcher :
Ah non, tu ne vas pas te mettre à jardiner maintenant !
Il n’y a pas eu de tulipes cette année, s’étonne Marie ?
Sur le perron, Sophie l’accueille, bras écartés, en maîtresse de maison.
Alors, maman, contente de retrouver ton chez toi ?
Oui, oui, mais laisse-moi goûter ma joie !
Sophie pousse sa mère dans un fauteuil de jardin.
Assieds-toi, maman, je m’occupe de tout.
Oh, à l’hôpital, on s’est déjà beaucoup occupé de moi. Tu sais, on y est même dispensé
de penser !
Loïc court dans tous les sens et se heurte aux choses comme un papillon de nuit. Il
soulève, puis repose les bagages de Marie, commence une phrase et ne l’achève pas, rentre
dans la maison pour en ressortir aussitôt, apporte une tasse de café, mais se rend compte qu’il
en faut trois, les rapporte ensuite à la cuisine… Marie en a le tournis. Son mari n’est pas dans
son assiette aujourd’hui. Mais sa maladresse l’attendrit.
C’est Marie qui prend l’initiative.
Et si on se le faisait enfin ce café ?
Elle se redresse pour se rendre dans la cuisine. Sophie l’arrête d’une main ferme et la
maintient dans son fauteuil de jardin. Elle a toujours été un peu autoritaire, sa fille.
Marie éprouve la curieuse et désagréable impression de ne pas se retrouver vraiment
chez elle. Elle ne sait pas comment dire, mais elle se sent comme en visite dans sa propre
demeure.
Pendant que Loïc est parti préparer le café, Sophie a déposé sur la table un fondant au
chocolat.
Ce sera toujours meilleur qu’à l’hôpital, hein ?
Oui, oui, c’est sûr, ça me changera des petits beurres tout mollassons.
C’est étrange, Sophie, pourtant si loquace d’habitude n’a pas les mots pour accueillir
sa mère. C’est difficile pour tout le monde.
Marie pose sa main sur celle de Loïc qui entrelace ses doigts aux siens. Ils n’ont
jamais eu besoin de beaucoup de mots pour se comprendre. Pourtant, c’est de mots solides,
réconfortants, gros comme des maisons dont elle aurait besoin à ce moment précis. Son mari
esquisse un sourire tendre. Elle aurait juré voir une petite larme au coin de ses yeux. Il est
content de revoir sa Marie.
La vieille dame remarque un énorme bouquet de tulipes posé sur la table. Jamais, elle
n’aurait cueilli les fleurs de son jardin, c’est un sacrilège. Elle préfère voir le tapis coloré
qu’elles forment sur la pelouse. Mais, elle ne dit rien. Ils ont cru bien faire sans doute, pour
égayer son retour. Mais le cœur n’y est plus. Alors que ce matin, dans sa chambre d’hôpital,
elle était pleine d’entrain, prête à soulever des montagnes avec sa hanche toute neuve, elle ne
se sent plus d’attaque maintenant. A table, elle ne parvient pas à donner le change à la joie
qu’elle sent forcée de son mari et de sa fille. Le gâteau est vraiment délicieux, mais très vite,
elle en a assez. Le café, elle le trouve trop fort. Elle se force à tout boire et à tout manger. Loïc
et Sophie suivent, inquiets, chacun de ses gestes.
Alors, tu es contente de te retrouver chez toi ?
Cette phrase, ils la lui ont répétées au moins dix fois.
Oui, oui, elle est contente.
Marie n’est pas vraiment heureuse. Elle ne saurait dire pourquoi, mais elle ne parvient
pas à mettre sa joie au diapason de ses attentes.
Loïc, pourquoi n’as-tu pas ouvert les volets du haut ?
Parce que ce n’est pas la peine. Tu dormiras en bas maintenant, c’est plus prudent
après ce qui t’est arrivé.
Marie voudrait protester. Sa chambre a toujours été en haut, pas en bas…La vue sur la
forêt va lui manquer et puis qu’est-ce qu’ils ont bien pu fabriquer de sa collection de poupées
folkloriques ? L’autre pièce est plus petite. Elle va y étouffer.
Cassante, Sophie, lui répond qu’elle a passé tout un week-end à remettre tout
exactement à la même place.
Elle aurait pu lui en parler au moins avant de prendre une telle initiative !
Marie voit les lèvres de sa fille trembler. Il faut qu’elle se calme, elle ne voudrait pas
devenir une vieille hargneuse et ronchon.
Loïc soutient mollement sa fille.
Sophie a raison, Marie. C’est mieux comme ça.
Une fatigue s’abat soudain sur Marie, immense. Sa tête tourne un peu. Elle fait un
geste pour se lever. Sophie la retient.
Si tu as besoin de quelque chose, dis-le-moi !
Je suis encore capable d’aller pisser toute seule, je ne suis pas handicapée.
Maintenant, Marie qui était si contente de retrouver les siens, aurait envie d’être seule,
juste avec Loïc, pour ne pas avoir à parler pour ne rien dire.
Dans les toilettes, Loïc n’a pas non plus installé les poignées promises et
recommandées par le médecin.
Elle n’aime pas la sollicitude exagérée de Sophie, le ton mielleux qu’elle prend pour
lui parler, ainsi que les infirmières à l’hôpital qui ricanent une fois qu’elles sont dans les
couloirs. Et son mari qui semble acquiescer à tous ses désirs, comme quand elle était enfant.
De lui, elle parvenait à tout obtenir seulement en lui faisant les yeux doux et un petit sourire
en coin si attendrissant. Non, non Marie n’est pas jalouse, juste agacée par sa mollesse et les
regards entendus que ces deux là semblent se jeter.
Elle l’entend au téléphone avec un associé ou peut-être son gendre. D’ailleurs,
pourquoi, il n’est pas venu lui rendre visite celui-là ?
C’est évident…ça ne va pas être facile…surtout…faut y aller doucement…mais tout se
déroule comme prévu…bon, je dois te laisser.
Ça va maman, tu veux de l’aide ?
Marie a décidé de se reprendre, de ne pas montrer sa fatigue. Pourtant, ses jambes sont
lourdes et son esprit si embrumé. Elle n’a pas tiré la chasse d’eau pour ne pas se faire
remarquer et se dirige vers son potager en s’agrippant aux murs. Mon dieu, tout est envahi de
mauvaises herbes ! Elle ne peut pas en vouloir à son mari, il était si occupé avec les allers-
retours entre la maison et l’hôpital.
Il n’y a aucune fraise ! Toutes ont été mangées par les limaces et les escargots.
A table, Loïc et Sophie tournent maussadement leur cuillère dans le café, et à son
arrivée affiche un drôle de sourire standard.
Alors, t’es contente de retrouver ta maison ?
Oui, oui, fait Marie, en s’affalant dans son fauteuil.
Tous les sujets de conversation semblent avoir été épuisés sur le voisinage, le travail
de Sophie, les études des enfants, les rituels de l’hôpital, les suites du traitement…
Marie se sent de plus en plus molle. Elle voudrait faire des choses, se rendre utile,
reprendre le cours de sa vie, mais tous ses membres et sa volonté sont comme englués. Des
sentiments contradictoires l’animent. Elle ne sait pas si c’est elle qui a changé, la maladie qui
l’a transformée ou le regard des autres… Sa maison si chaleureuse avant son départ, lui parait
tellement triste. Qu’est-ce qui s’est passé ? Ça doit être de sa faute, elle est si fatiguée. Elle
aurait presque envie de pleurer. Si seulement Sophie n’avait pas été là, elle se serait blottie
dans les bras de son mari.
Alors, tu es contente de retrouver ton chat ?
Contrairement à son habitude, Pacha n’est pas venu se frotter contre les jambes de la
vieille dame. Sur son muret, l’animal la regarde d’un air torve et méfiant.
Tu ne me reconnais pas ? J’ai tant changé que ça ?
Je vais me coucher…
Sophie ne fait pas un geste pour aider sa mère. Elle regarde Marie se diriger en
boitillant vers sa nouvelle chambre. Elle a trop forcé. Son dos et sa hanche la font à nouveau
atrocement souffrir. Si seulement, elle pouvait reprendre de ces petites pilules du bonheur.
Elle n’a même pas le courage de se déshabiller. Comme elle ne veut pas dépendre de sa fille
ni de personne, elle a décidé de ne pas l’appeler…et se couche dans son lit avec ses
chaussures. Pas grave !
Loïc passe la tête par la porte entrebâillée.
Alors, tu es contente de retrouver ton bon lit douillet ?
Oui, oui, fait Marie qui sombre de plus en plus.
Ses paupières sont si lourdes.
Il dépose sur son front un baiser léger de vieux jeune homme timide. Elle lui prend les
mains. Elles sont toute froides.
Je vais faire un petit somme et ensuite, je préparerai le d….
Elle s’est endormie comme une masse sans parvenir à terminer sa phrase.
Loïc, retourne auprès de sa fille sur la terrasse. Devant elle, un dossier qu’il connaît
trop bien.
On ne peut plus reculer maintenant, papa…C’est de ta faute, tu as toujours manqué de
courage, trop faible avec elle. Si tu avais changé le contrat de mariage dès le début, on n’en
serait pas là.
Tu ne crois pas que… ?
On en a déjà parlé cent fois. C’est mieux pour toi, pour elle, pour tout le monde. Vous
ne pouvez pas continuer à vivre dans cette maison bien trop dangereuse. J’ai un acquéreur
prêt à l’acheter au meilleur prix et cash avec ça.
On n’y a pas été un peu trop fort avec la dose dans le café ? Tu me promets qu’elle se
réveillera bien après ?
Mais oui, papa…avec ce produit, elle aura juste oublié qu’elle a apposé sa signature
au bas de l’acte de vente de sa maison… Ça doit être bon maintenant, vas-y…Ne t’en fais,
elle sera heureuse dans une maison plus adaptée.
Aminata
Chloé, attends-moi, où tu vas comme ça ?
Dans les couloirs du métro, une grosse dame essoufflée, poursuit péniblement une
petite fille qui sautille et court partout comme un feu follet. Aminata, sa nourrice noire a
tellement peur de la perdre dans la foule. Tu donneras bien la main à Aminata, Chloé. Tu le
promets à maman ?
Chloé dit que c’est par là, qu’elle reconnait bien le chemin qu’elle fait tous les
mercredis avec sa maman. C’est vraiment tout pareil. Oui, tout est pareil depuis une heure, dit
Aminata. Plusieurs fois qu’elles passent devant la même publicité : un nain qui tient la main
de Blanche Neige, devant un château illuminé par un feu d’artifice. Aminata n’en est pas très
sûre, c’est peut-être une autre affiche, tout se ressemble tellement dans le métro. Les gens sont
tous habillés de façon identique, en noir et en gris. Les bouches sont tristes, les yeux regardent
les chaussures ou le vide, du bruit leur sort des oreilles. Il y en a même qui parlent tout seuls.
Il n’y a que Blanche Neige et les nains qui semblent être contents. Le papier qu’elle tient dans
la main est maintenant en bouillie, presque illisible, et l’encre a déteint sur ses paumes.
Après, on ira au manège, dis, on ira ? .
Oui, oui, on ira, promis, mais avant, il faut aller chez ton docteur pour les dents. On a
déjà une heure de retard.
Qu’est-ce qu’elle va dire Madame si elle apprend qu’on est arrivé après la bonne
heure ? Tout est tellement important pour cette femme. Et elle va encore prendre sa petite
voix haut perchée et pointer son doigt devant elle pour la gronder. Aminata est si fatiguée.
Levée depuis cinq heures du matin, elle a dû préparer le petit déjeuner pour toute la famille,
faire les courses, s’occuper du déjeuner, laver la cuisine. Et après l’orthomachin de Chloé, il y
aura encore le dîner et le repassage. Et puis encore des lessives. Il y a comme un mauvais
génie dans le panier à linge. Dès qu’Aminata a le dos tourné et croit l’avoir vidé, il est de
nouveau plein jusqu’à la gueule. Elle n’a jamais encore osé en parler à Madame. Et Monsieur,
qu’est-ce qu’il a comme chemises ! Toutes pareilles, blanches, comme sa figure, parce qu’il
rentre tard le soir.
Sans un pli, Aminata, sans un pli. Monsieur est exigeant. Et soigne bien le col et les
poignets. Je veux que tout soit impeccable, tu m’entends, impeccable.
Aminata n’est pas sourde, pourquoi Madame répète-t-elle deux fois chaque mot ? Et
puis dormir…elle ne pense plus qu’à ça, dès le matin.
Ils t’exploitent, tes patrons, lui a dit ce matin, Momo l’épicier…
Exploiter, elle ne comprend pas ce que ça signifie. Monsieur et Madame sont gentils
parfois et quand ils sortent, elle peut regarder la télé. Tout ce qui compte c’est de pouvoir
envoyer de l’argent à Aboubakar et à Aissétou pour qu’ils puissent faire de grandes études à
Paris.
Dans les couloirs carrelés du métro comme dans une gigantesque salle de bain,
l’enfant et sa nourrice, deux poissons remontant un fleuve humain à contre courant, sont
bousculées par la foule compacte des heures de pointe. Aminata a de plus en plus mal au bras
et à l’épaule, à force de trainer Chloé qui n’a plus envie d’avancer et commence à pleurnicher.
Et personne qui ne demande pardon.
- Tiens, y a encore Blanche Neige ! Dis, tu m’emmènes à Eurodisney, Aminata. Et dis,
pourquoi y a des lapins dans le métro ?
- Les lapins ne prennent pas le métro, Chloé, ça c’est sûr.
- Alors, pourquoi y a un dessin de lapin qui se fait pincer les doigts par la porte ?
Chloé veut savoir et trépigne. Aminata sent la sueur lui couler entre les seins, le long
du dos. Il fait chaud comme en enfer là dedans. 18h30…Et le rendez-vous à 17h30 ou à 17h ?
Aminata ne sait plus, ça fait tellement longtemps qu’elles tournent en rond dans les couloirs
blancs et gris, qu’elles sont descendues remontées, dans des rames. Et ce plan, comme un
grand serpent sans queue ni tête qui va dans les deux sens avec des pattes qui vont ailleurs. Et
puis, ça change tout le temps de station, ce ne sont jamais les mêmes lettres, on ne sait jamais
où on en est ! Et Chloé qui est persuadée de tout reconnaître. Aminata n’en peut plus de cette
sonnerie à la fermeture des portes. C’est sans doute pour les lapins.
C’est pas compliqué a dit la patronne ; pour aller chez l’orthodontiste, monsieur
Tchecvllovsky (elle a bien prononcé chacune des lettres de ce nom bizarre), tu n’as qu’à
prendre la ligne 4, tu descends à porte d’Orléans et c’est juste à côté du Marionnaud, à
droite, non, à gauche. Enfin, tu verras, tu n’auras qu’à regarder, il y a une plaque avec son
nom marqué dessus. Elle a répété encore plusieurs fois le nom bizarre. Et puis, je t’ai tout
noté sur la feuille. Aminata se répétait sans cesse les mots de Madame dans la tête, mais la
nourrice africaine ne sait pas lire et dans l’affolement a perdu les quelques consignes qu’elle
avait mémorisées … Chloé qui sautille et court partout n’a que cinq ans…
- C’est trop long. Avec maman, quand on y va en voiture, c’est plus rapide ! Et puis
après, elle m’achète un pain aux amandes. Je veux un pain au chocolat, et aux amandes aussi!
Aminata, fouille dans son sac. Elle n’a même pas pensé à prendre un paquet de
biscuits. Il reste seulement un petit LU en miettes, et une sucette collée au fond que Chloé
n’avait plus voulue. Quand Aminata la lui propose, la petite fille se met à taper des pieds en
hurlant qu’elle veut un pain au chocolat et pas autre chose. La nourrice voit les gens ralentir à
sa hauteur avec des yeux gros comme des calebasses. Elle, maltraiter Chloé ? Jamais ! Même
si les petits enfants blancs sont capricieux, elle les adore plus que tout. Aminata a très peur et
tire Chloé un peu plus fort. Si ça se trouve, ils vont appeler la police !
Les gens ne sont vraiment pas gentils. Avec leur casque vissé sur les oreilles, ils
n’entendent rien quand on leur demande des renseignements. S’il vous plait, c’est où la porte
d’Orléans ? Personne ne répond. Eux, ils devraient aller voir un médecin pour les oreilles !
En tout cas, Aboubakhar, lui, n’a pas besoin d’orthomachinchose pour se remettre les dents
bien droites. A trois ans, il les avait déjà toutes bien blanches et bien alignées, comme les
paquets de pâtes dans le placard de Madame ! Mais maintenant ? La photo, ça fait longtemps
qu’elle n’a pas pu la regarder. Monsieur et Madame ont dit que ça lui ferait trop de mal de la
voir, que c’était mieux comme ça. Alors, ils préfèrent la garder pour qu’elle ne soit pas trop
triste. Maintenant, quand elle y pense le soir, allongée sur sa paillasse, l’image de son dernier
fils devient toute floue. C’est pour ça qu’elle voudrait de ses nouvelles et une autre photo. Et
Aissétou, elle doit avoir des petits seins qui pointent à présent. Elle voudrait lui dire de faire
bien attention. Une fois, Madame a été gentille et a écrit une lettre pour elle, au village.
Aminata attend toujours la réponse. Que veux-tu Aminata, ton pays est loin et la poste est
souvent en grève en France.
- S’il vous plait, c’est où la porte d’Orléans ?
Rien, les bouches ne s’ouvrent pas pour lui donner une réponse, les doigts ne se lèvent
pas pour indiquer une direction.
Les gens seront plus sympathiques dehors que dans le grand boyau du cobra, pense
Aminata. Ils ont des sales têtes ici et pas d’oreilles.
Alors, elle prend fermement la petite fille par la main et décide de sortir de cet enfer
gris et blanc.
- Regarde Aminata, y a une porte, là ! Tu crois que c’est celle là, la porte d’Orléans ?
Aminata ne sait plus du tout où elle est. Elle a enfilé tellement de couloirs dans tous
les sens qu’elle en a le vertige et la nausée…alors, cette porte là ou une autre. Elle pousse le
lourd portillon que le vent s’amuse à rabattre sans cesse sur elle. Rien au dessus de l’issue qui
ressemble aux mots que Madame avait écrits. Dehors, le vent glacé les gifle, quelques flocons
dansent dans l’air. Il fait presque nuit. C’est sûr, Madame va être très en colère maintenant. Et
Monsieur…Une fois, elle l’a entendu hurler tellement fort sous prétexte que le tiroir où il
rangeait ses chaussettes, grinçait…
A la sortie de la bouche du métro, un manège avec des chevaux de toutes les couleurs.
Ils ont tellement l’air content de monter et de descendre qu’on a l’impression qu’ils sourient
de toutes leurs dents. Chloé s’échappe des mains de sa nourrice…Elle tourne autour en
courant puis tente de grimper sur un cheval.
- Chloé, reviens, reviens !
- Tu m’avais promis, tu m’avais promis, hurle l’enfant !
Elle court difficilement, mais finit par la rattraper. Aminata ne sait plus à qui
s’adresser quand elle voit un kiosquier qui s’apprêtait à fermer sa boutique.
- S’il vous plait, c’est où la porte d’Orléans ?
Il rit. C’est la première personne qu’elle voit rire d’aussi bon cœur depuis longtemps.
Mais pourquoi ?
- Mais ma p’tite dame, vous êtes au bout du monde ici, vous êtes Porte de
Clignancourt…
Ne se voyant pas retourner dans les tripes de l’enfer, Aminata, épuisée, s’assoit sur un
banc, prend Chloé dans ses bras en lui chantant une berceuse de son pays. L’autre bout du
monde, il a dit… C’est doux, ça lui fait du bien à elle aussi.
Dehors, l’obscurité enveloppe la femme et l’enfant qu’elle recouvre de son
boubou…Chloé a froid, faim et envie de faire pipi. Aminata a peur qu’elle tombe malade.
Deux heures de retard ! Affolement général. L’orthodontiste est formel, Chloé et
Aminata ne sont jamais arrivées à son cabinet. Monsieur et Madame ne peuvent s’empêcher
de penser au pire, à la fuite, à un enlèvement. La fuite, comment ce serait possible ? Jamais,
ils n’auraient dû lui accorder leur confiance. Il l’avait pourtant répété mille fois à sa femme,
on ne peut jamais faire confiance aux étrangers. Ils ont été trop bons, trop larges, trop
généreux, trop…Ils devraient peut-être appeler la police. Ils hésitent… Ce serait tellement
embêtant qu’Aminata dise que ses patrons conservent ses papiers dans le coffre caché derrière
un tableau contemporain, qu’elle doit se contenter des restes de la famille et qu’elle dort à
même le sol de la cuisine sur une simple paillasse.
La petite l’aimait bien pourtant…
La lisière des mondes
Je t’attendais depuis longtemps.
Je t’ai guettée jour après jour comme un fou. Levé de bonne heure, j’ai erré, marché
par tous les temps. Dans le scintillement de la rosée, sous la pluie et le vent glacés de
novembre, emmitouflé de brume, dans l’ondulation vaporeuse des soirées d’été, avec pour
seule compagnie le craquement de mes pas sur les feuilles sèches. L’arpenteur que tu avais
fait de moi ne sentait plus la boue coller à ses semelles ni la morsure du froid. De semaine en
semaine, je m’allégeais. Mon corps plus sec, noueux comme un chêne. Un homme rugueux au
monde. Au grand air, je lessivais mon corps, étrillais mes pensées jusqu’à n’être plus qu’un
squelette blanchie de feuilles. Juste un pied devant l’autre, à ta rencontre.
Toi, tu m’es apparue pour la première fois, un matin, très tôt dans la rousseur soyeuse
de ta robe. Je ne sais si tu avais senti ma présence. Un instant, aux arrêts, tu te tenais dans
l’orbe mystique d’un rayon, me défiant de ton œil noir. Puis, tu as repris ta course, me frôlant
si près que j’ai senti la chaleur ambrée de ta peau contre la mienne. L’air vibrait encore après
ton passage. Ou était-ce moi ? Tu as inscrit dans mes narines ton parfum chaud d’automne et
de femelle.
Tu as fait de moi un amant éconduit, jaloux d’un monde qu’il ne pourrait jamais
franchir. Pourquoi les frontières ? Aucune femme n’a été autant désirée. Pendant des mois, je
t’ai recherchée à nouveau, sans culpabilité, sans honte, m’écorchant aux branches comme un
aveugle, jusqu’à en crever de fatigue. Je laissais au loin les hommes ripailler, les chiens
aboyer et les femmes gémir sur mes absences.
Longtemps, je me suis cru seul. Depuis ma rencontre avec toi, je ne l’étais plus. Nous
côtoyons tant d’êtres qui ne font que rembourrer nos existences de billes de polystyrène.
Avant, il y avait ce vide en moi qui se creusait à mesure que ma vie d’homme se remplissait
d’actes et d’actions superflus.
Toi aussi tu m’attendais. C’est pour ça que tu es revenue ? Joueuse et fuyante, tu me
laissais des signes dans les écorces calleuses. Le vent et les herbes foulées me parlaient de
toi. Comme un criminel, je revenais toujours au même endroit, à la lisière des mondes. Pour
toi, je quittais ma famille encore endormie, laissais mes servitudes d’homme dans les cités de
verre, avalais des centaines de kilomètres pour te rejoindre. Je m’enfonçais un peu plus
profond chaque fois, là où la lumière ne pénètre plus. Sur la route, en moi, tout se mêlait, la
joie, l’exaltation, le plaisir trouble de la transgression et la peur.
Les hommes ont tout le temps peur. Tu ne le savais pas ? J’ai toujours vécu au bord
d’un abîme à guetter d’invisibles ennemis. Je peux te l’avouer à toi, je ne suis qu’un homme.
Maintenant que tu t’es coulée à mes côtés, je ne crains plus rien, pas même de te perdre.
Pendant des mois, tu ne m’es plus apparue. J’ai cru devenir dingue. Seul comme un
chien, je hurlais et marchais pendant des heures dans les forêts jusqu’à l’extinction de mes
forces. Je m’en retournais, sombre, dans ma vie à mes occupations d’homme occupé. Je tuais
le temps à coup de vanités et de faux semblants. J’ai cru que j’allais en crever.
Un fossé se creusait en moi et surtout entre moi et les autres. Incapable de suivre ou de
mener une véritable conversation, mes mots débiles franchissaient à peine la barrière de mes
lèvres. Tout me semblait sonner creux. Chaque geste, chaque intention en dehors de toi, me
coûtaient des efforts surhumains. J’étais comme un alpiniste aux pieds entravés par des
chaînes, lesté d’un lourd sac de pierres. Les miens m’attendaient au sommet de la montagne,
sollicitant mon aide, quémandant mon attention, mon amour, mon avis sur la couleur de la
moquette, sur la destination des prochaines vacances, sur la marche d’un monde
incompréhensible. Je n’en avais que faire, incapable de les rejoindre ni de leur répondre. Je
les voyais à travers une épaisse vitre de verre, tenter des gestes, esquisser des questions. Poser
des questions est bien une sale manie d’humain. Mon corps était là, mon esprit ailleurs. J’étais
amoureux.
Je leur disais que j’étais fatigué, que j’avais besoin de repos, de vacances et peut-être
même de partir un peu, seul…et loin. Ils me disaient de m’accrocher, de prendre sur moi, de
sortir, de voir du monde… Ils utilisaient des mots compliqués, parlaient maladie,
médicaments, thérapie…Ils avaient tous un avis éclairé sur la question et discutaient à mon
sujet comme si j’étais absent, comme s’ils en savaient plus que moi sur ce que je ressentais.
Alors, je faisais semblant de dormir.
Chaque jour le sommeil me rapprochait de toi, douce pensée lovée au creux de mes
nuits. Là, je pouvais me laisser aller à toutes les débauches, les bacchanales primitives, les
délires les plus insensés. Mes nuits orgiaques étaient un rempart qui me préservait de la vraie
folie, les frontières s’abolissaient, les digues se rompaient. A mes banquets imaginaires où je
festoyais en ta compagnie, je convoquais Pan, Priape, Bacchus. Au matin, mon sexe était
toujours tendu douloureusement vers toi. Non, rien de pervers ni de contre nature. J’aimais,
c’est tout. J’ai tellement rêvé ce moment où l’on serait allongé l’un contre l’autre, où je
sentirais la douceur de tes flancs contre les miens, ma main dans le velours de ta toison
rousse. Mais te rejoindre par l’esprit ne me suffisait plus, il me fallait ton corps.
J’y suis, je te possède enfin, mon amour.
Une déflagration, un éclair et l’aveuglement.
Ton effondrement fut long, doux, lascif. Tu n’as même pas crié, juste un soupir. Non,
ce n’était pas du renoncement, seulement un abandon. Tu es à moi maintenant et, tu l’es pour
toujours. Qu’est-ce qui pourrait désormais nous séparer ?
La scène est telle que je l’avais imaginée dans la clairière où nous nous étions
rencontrés la première fois. Il est encore tôt dans la matinée, un pâle rayon de soleil filtre
entre les arbres et nous baigne d’une lumière blonde. Nous sommes allongés côte à côte, sur
un lit de feuilles épaisses. Tout bruit légèrement comme si la nature ne voulait pas nous
déranger. Je suis nu, sexe dressé contre toi. Ta peau est encore plus douce que dans mes rêves,
surtout sur ton ventre, entre tes cuisses où le duvet se fait plus fin et plus clair. Je suis si ému,
un peu impressionné. Tu es tellement plus grande que moi, pauvre humain. Ton immensité me
submerge. A la rencontre de l’inconnu, mes doigts suivent le tracé sauvage de tes courbes, te
fouille, t’explore. Les battements de ton cœur s’amenuisent doucement sous ma paume. Tu
n’auras jamais plus peur des hommes. Je n’aurais plus jamais peur de te perdre ; tu
n’appartiendras jamais à personne d’autre que moi.
Une odeur forte, brute, brutale de femelle monte de toi et réveille, l’animal mâle en
moi. Je m’en imprègne me frotte à toi en enserrant tes flancs fermes et chauds. L’univers se
clôt là, dans cet enlacement et ce dernier spasme simultané. Je t’offre une semence qui ne te
fécondera jamais.
Tu ne m’en veux pas de t’avoir possédée.
Au coin de ton œil langoureux aux cils immenses, une mouche s’est posée. Une goutte
de sang sur mes doigts.
Se peut-il que la mort fasse déjà son office sur ton œil de biche ?
La dernière cartouche sera pour moi.
La nostalgie, camarade
Un jour à tuer quelqu’un, sans raison.
C’est ce que je me suis dit ce matin-là en regardant le ciel couleur bitume. Même pas
le temps d’un baiser à Lise encore dans son linceul de sommeil. Sept heures du matin. Trajet
hebdomadaire Paris/Lyon en voiture, sous la pluie et le brouillard. A s’avaler sans rien dans le
ventre, des centaines de kilomètres sur une chaussée tendue comme une peau de phoque. Au
rythme crissant des essuie-glaces, je suivais la longue procession des chenilles tristes parties
au travail dans leur boite métallique. Au bout, une réunion de direction où je justifierais ma
présence par des interventions brèves mais efficaces. J’aurais pu prendre le train, l’avion ; j’en
ai les moyens. Et même dormir sur place. Mais, j’aime être seul dans ma voiture pour ne pas
avoir à subir la musique des autres, leur tête livide, leurs yeux cernés. Partout, les gens
prennent trop de place. Dans ma voiture, j’aime dérouler des pensées sans suite, rêvasser,
ébaucher des projets avortés au premier virage…
La pluie redoublait, cisaillant de zébrures les traînées baveuses des phares. Jamais le
jour ne se lèverait. Autant m’arrêter pour attendre que le déluge cesse et prendre un café. Le
regard dans nos gobelets en plastique, on avait tous l’air de naufragés. Des chauffeurs routiers
portugais discutaient vivement entre eux. Une femme seule faisait le tour de son gobelet d’un
doigt, comme si elle tentait d’en tirer un son. Sans ses cheveux plaqués contre son crâne par la
pluie, je l’aurais trouvée plutôt jolie. Un couple de motards ruisselants, s’ébrouait tout en riant
aux éclats. Ces aires de repos m’angoissent autant qu’elles m’attirent. Là, tout peut arriver.
Une rencontre improbable, une liaison autoroutière dans cet entre-deux monde où des vies ne
font que se frôler. Amants de l’asphalte, nous nous aimerions d’un non lieu à l’autre, sans
savoir d’où nous venions et vers où nous nous rendions. Cette idée me plaisait bien. J’aurais
pu la proposer à la fille aux cheveux dégoulinants. On aurait baisé dans sa voiture ou dans la
mienne. Enfin, plutôt dans la sienne. Une clope, un café, un pain au chocolat en plastique et
basta.
Au lieu de quoi, à la sortie de l’aire, j’ai pris en stop un type. Je n’en prends jamais
d’habitude. J’ai faibli en le voyant rester stoïque sous les trombes d’eau. Trempé comme une
soupe, il aurait pu s’abriter dans la station service. C’est après seulement que j’ai songé à mes
sièges en cuir fauve et à l’odeur de chien mouillé qui allait s’appesantir pendant des semaines
dans l’habitacle. Il n’avait aucun bagage. De toute façon, je n’aurais pas aimé avoir à sortir de
la voiture pour les mettre dans le coffre. De loin, un petit homme sans âge au visage caché par
une capuche de sweat- shirt bien trop grand pour lui. Ses chaussures -des baskets de jeunes-
ne collaient pas au personnage. Il était poli, exagérément poli. Tout en joignant les mains, il
me remercia plusieurs fois, avec un accent à l’origine indéfinissable. Afrique du Nord,
Balkans, pays de l’Est… ? Tout ça ne me disait pas où il se rendait.
Il m’a dit : en bas de la carte, le plus en bas possible. Tu me conduis là où tu peux, ça
n’a pas d’importance.
Il voulait sans doute dire, vers le Sud.
C’est ça, en bas du Sud.
De toute façon, je ne vais pas plus loin que Lyon.
C’est pas grave, tu me conduis là où tu peux. Si Lyon est vers le sud, ça me convient.
Je lui proposai de retirer son blouson. Il refusa. Pour les chaussures, il n’était pas
contre. Je ne parvins pas à l’en empêcher… Après tout, sa compagnie et l’odeur me
tiendraient éveillé.
Je lui ai demandé à nouveau où il allait. Il a esquissé un geste évasif qui pouvait tout
aussi bien signifier : loin, là où le vent me portera, quelle importance…
Il resta un long moment silencieux. La situation me convenait. J’avais mis la radio en
sourdine quand il s’est mis à parler comme pour prendre le relais de la pluie qui venait de
cesser.
Il est entré dans une sorte de délire.
Ah, Là bas…là bas… il ne pleuvait pas autant et pas si souvent. Tu te lèves le matin et
il fait toujours beau. Quand tu ouvres les volets, les odeurs te rentrent dans la peau. Rien ne
sent vraiment ici, tu as remarqué ? Les fruits ont le goût de l’eau, les fleurs sont timides et
même les femmes, elles ne sentent rien.
Ah, la nostalgie camarade, la nostalgie.
Il hocha la tête quelques instants, en proie, sans doute, à une vague incontrôlable de
pensées nostalgiques. Qu’est-ce que je pouvais lui répondre ? En tout cas, lui avait une odeur
bien présente !
La capuche encore vissée sur la tête, il a continué à débiter sa litanie avec cet accent
que je n’identifiais toujours pas.
Et les couleurs, camarade…les couleurs, tu n’en as jamais vu de pareilles. Quand le
bleu du ciel et de la mer te prennent aux tripes, ça te donne envie de bouffer la vie à pleine
dent, d’ouvrir grand les bras comme pour accueillir la femme que tu aimes. Tu vois
camarade, il suffit que je prononce le mot bleu pour que ça me serre fort là, dit-il en
désignant son diaphragme. Et puis ça me fait comme une sorte de goût amer dans la bouche,
le nez et ça me remonte jusqu’aux yeux. Et tout seul dans mon lit, je pleure, parfois tu sais. Et
ne va pas croire que je ne suis pas un homme. Je ne sais pas pourquoi, je te raconte tout ça à
toi…peut-être parce que je sens que tu m’entends.
Je ne savais pas pourquoi, en effet, ce vieux fou me débitait toutes ces sornettes. Peut-
être un vieil immigré qui rentrait au pays, un malade échappé d’un asile, ou un vieux d’un
hospice ? Son visage était toujours invisible. Je commençai à regretter de lui avoir permis de
monter. Je ne pouvais pourtant pas le jeter de la bagnole.
Tu vois, la nostalgie c’est ça. Une main qui te prend à la gorge et qui te fait autant de
bien que de mal. Une caresse et un étouffement. La nostalgie, une femme qui te ferait mourir
d’amour en te serrant trop fort dans ses bras.
C’est pas vrai ?! Il joignait le geste à la parole en plus.
Ça fait bien longtemps… Je suis vieux, mais dans ma bouche, quand j’y repense, je
sens encore le goût des oranges. Je vois aussi les pastèques, qu’enfants on mangeait en les
découpant sur le trottoir. C’est comme si je pouvais revoir, là maintenant chaque pépin du
fruit. Si j’avais un papier et un crayon, je pourrais même t’en faire un dessin. Mais, tu ne
pourrais pas sentir la douceur du jus qui me coulait sur le menton.
Je montai un peu plus fort le son de la radio. C’était l’heure des informations de 9
heures.
Je t’ennuie avec toutes mes histoires ?
Je fis non de la tête. Mais oui, bordel, qu’est-ce qu’il m’ennuyait !
Il continua.
On faisait aussi des bracelets, des colliers avec les pépins qu’on peignait et qu’on
offrait à nos mères. Elles disaient que c’était le plus beau cadeau du monde. Je suis sûr
qu’elles gardaient ces bijoux jusqu’à leur mort.
Et bien, tu vois mon ami, c’est ça le souvenir. Juste un collier de pépins que tu enfiles
sur un fil qui se casse parfois. Les pépins sont tout dispersés, mais ils sont là, par terre
comme un souvenir du collier.
Un long silence.
Il hochait la tête en se curant les dents avec l’ongle de l’auriculaire.
Encore deux cents kilomètres à écouter ce vieux tordu.
Cette histoire de pépins commençait sérieusement à m’agacer. Pas moyen de réfléchir
et de préparer ce que je devais dire pendant la réunion. J’aurais presque préféré écouter la
météo marine en boucle.
Est-ce que je me souvenais seulement des cadeaux offerts à ma mère, moi ? Elle ne
conservait rien. Je n’ai même pas pu récupérer mes cahiers d’écolier qui étaient restés dans la
cave lors du dernier déménagement. Elle avait dû les jeter. Elle jetait toujours tout. De mon
enfance, il me restait quoi au juste ? Même pas quelques photos. Celles de mes propres
enfants ? Elles doivent être rangées dans des boites étiquetées dans la cave. Les plus récentes
sur des CD roms…Je ne sais même pas où je les ai mis… Mais pourquoi je me pose toutes ces
questions ?
Après un long silence, il reprit :
Tu n’as pas le mal du pays, toi ?
Non, je n’ai pas ce que vous appelez « le mal du pays ». Pour ça, il faut avoir un
pays.
Tu es bien de quelque part ? On a tous un quelque part.
Je n’allais pas lui raconter ma vie de fils de militaire. Les déménagements tous les
deux ans, les amis qu’on laisse. L’habitude qu’on prend de ne pas avoir d’habitude. Les
attaches qu’on ne se crée plus…Cette impression de liberté, d’indépendance vis-à-vis des
autres. Je n’avais conservé aucun de mes amis d’enfance.
Oui je suis certainement de quelque part, mais…
Là, le vieil homme a tourné la tête et j’ai vu enfin son visage comme ravagé par un
séisme. Aux nombres de plis que faisait sa peau, il devait avoir plus de cent ans. Un vieillard !
Incroyable, je trimbalais Mathusalem. Tout en me transperçant de ses deux petits yeux bleus
aigus, sentencieux il a pointé vers moi un doigt aux ongles endeuillés.
Si on n’a pas de quelque part, on n’existe pas. Parce que si tu n’étais de nulle part, tu
ne serais pas ici, sur cette route. Tu es bien parti d’un endroit pour aller à un autre ? Alors,
tu es forcément de quelque part. Ton pays, c’est là où ton cœur y est pour toujours. Et c’est là
que tu dois revenir. Mais ça peut être aussi une ville, une idée, une femme, un ami. Et il y
aura toujours un fil qui t’y attachera.
Il me fatiguait l’ancêtre avec ses histoires d’origines.
Je suis parti de Paris et je vais à Lyon, c’est tout ce qu’il y a à savoir. Ce matin, j’ai
quitté une femme endormie. Ce soir, je la retrouverai dans les mêmes draps. Entre les deux,
elle n’aura pas levé la tête pour moi. Dans deux heures, je dois négocier le rachat de notre
filiale suisse par une bande de mafieux.
Moi, je ne veux pas d’attaches. Je trouve que la vie nous ligote bien assez comme ça.
Oui, je suis de quelque part, précisément comme vous dites. C’est l’endroit où je suis
né. C’est marqué sur mon passeport : Martin Grandieu, né le 11 juin 1954 à Cologne. Mais
c’est tout. Je n’ai fait qu’y passer. Après, mes parents n’ont cessé de bouger. Donc, pour moi,
c’est comme un nulle part. Un peu comme la station service où je vous ai ramassé. Un endroit
où l’on passe et où on ne s’attarde pas. Ici, ailleurs, le passé…rien à foutre. C’est le présent
qui compte, ce que je veux en faire pour l’avenir.
Je pensais lui avoir définitivement cloué le bec.
Le vieux hocha longuement la tête et tourna vers moi son profil anguleux et
parcheminé. Il me mitrailla de ses petits yeux étroits.
Alors, tu dois être bien malheureux, mon fils. Sans ton passé, sans la nostalgie, tu n’es
pas un homme, juste une pierre lancée sur une route, comme ta voiture. Un caillou rejeté par
la mer sur le sable, qui ne sait même pas d’où il vient.
Et vous, vous pouvez me dire d’où vous venez ?
Je viens de là où je retourne, pour mourir, dans mon pays : l’Algérie… J’ai trop
passé de temps chez toi.
Qu’est-ce qu’il m’a pris de lui dire que j’y avais vécu deux ans, à l’époque des
événements ?
En même temps que le déluge, il a repris sa logorrhée nostalgique : la beauté des
filles, le bleu du ciel, de la mer, les épices, les dattes, la blancheur des maisons, la fleur de
jasmin, les rires des enfants, le mariage de ses sœurs, la prière sur les terrasses chauffées à
blanc, la fraîcheur des fontaines sous les patios… à m’en faire tourner la tête. Je pourrais
même l’accompagner si je voulais. Je n’avais rien mangé, le matin, avant de partir. Un creux
dans l’estomac, la tête qui tourne et envie de vomir.
J’ai crié dans l’habitacle :
Moi, je suis un homme sans nostalgie.
Avant le vieux, je ne savais même pas ce que ça voulait dire. La nostalgie, c’était juste
pour moi une forme vague de regret. Je pouvais regretter tel ou tel lieu où j’avais passé
d’agréables vacances. Ça durait une matinée tout au plus, le temps de se remettre dans le bain.
C’était mieux comme ça. Où sont-elles mes photos, celles des enfants et la robe noire qui
moulait Lise le soir où je l’ai rencontrée, ses cheveux longs et soyeux, cette plage où l’on se
baignait nus…et la maison blanche sur les hauteurs d’Alger ? Et… ?
Des images oubliées de mon passé se déversaient en désordre dans mon esprit et me
rivetaient une plaque d’angoisse dans la gorge au point que je ne parvenais plus à respirer.
Arrivé sous un pont, je me suis arrêté brutalement et ai demandé au vieux de
descendre.
Merci, mon fils, que Dieu te préserve.
Je suis parti en trombe. J’ai entendu le crissement des freins de la voiture qui me
suivait. J’ai continué ma route. Comme d’habitude, je ne me suis pas retourné.
Un automobiliste, surpris par un brusque ralentissement de la circulation a percuté
sur l’autoroute A6, en direction de Lyon, un vieil homme à l’identité inconnue à ce jour. Le
corps a été propulsé sous la violence du choc à plusieurs mètres par-dessus la glissière de
sécurité. Cherchons toutes personnes pouvant nous fournir des renseignements sur l’identité
de la victime.
Sur le siège, à la place du passager, un pépin de pastèque.
Chair à papier
C’est si beau, une ville, la nuit.
Cette phrase n’était pas de vous. Je n’avais pas osé vous le faire remarquer, il me
fallait tenir mon rôle, c’était dans le contrat. Surtout ne pas poser de questions.
Après le champagne, et après avoir enfilé un imperméable sur mon corps nu, vous
m’aviez ceint les yeux d’un bandeau pourpre. Vos mains étaient douces et puissantes sur mes
épaules, leur pression déversant de l’or en fusion en moi. Le brasier de votre souffle, vos mots
de glace dans mon cou. Un frisson.
A présent, je vais t’apprendre à voir la ville autrement. Mes yeux, mon odorat, mes
mains seront tes guides, deviendront ton instinct.
D’un geste ferme, vous m’avez poussée hors de l’appartement, sur le palier.
Grincement, claquement métallique de la porte du vieil ascenseur sur nous. Gorge
verrouillée par le bruit carcéral. J’étais un animal aveugle, terré au fond de sa cage, face au
dompteur. Votre regard me matait. Vous deviez sourire de ma gaucherie. Je redressai la tête,
pensant à l’image que vous pourriez prendre de moi…J’entendais l’antique machinerie
dérouler lentement ses poulies arthritiques jusqu’au rez-de-chaussée. En bas, le marbre
m’éclaboussa de fraîcheur morbide. Sur le seuil, j’hésitai.
Dans la rue, ma main tâtonnait à la recherche de la vôtre. Vous l’avez repoussée. Vous
m’aviez dit lors de notre première rencontre que je n’étais pas une femme à qui l’on prenait la
main, que vous me guideriez, m’accompagneriez dans cette exploration des limites.
Glisse-toi dans le bruit de mes pas. Apprends à écouter mon souffle. Sois attentive.
Inscris-toi seulement dans le déplacement d’air produit par mon corps. Les mots sont inutiles
à celui qui sait écouter.
Je voulus protester, dire que sur les pavés irréguliers, perchée sur les fines chaussures
que vous veniez juste de m’offrir, je me sentais aussi gauche qu’un poulain nouveau-né.
J’avais bu et je ne voulais pas choir devant vous. Est-ce que vous me relèveriez si je me
brisais les chevilles ? Est-ce que vous m’abattriez en plein vol comme tant d’autres ? Ne rien
demander. Juste accepter de se laisser dévorer par votre regard puis sublimer par lui. C’était le
prix à payer. Et puis, vous m’aviez demandé de prendre soin des chaussures.
Détends-toi, Aie confiance en moi.
J’ai confiance en toi. Pardonnez-moi, ça m’a échappé…
Chienne et aveugle à la fois. Par de légères pressions sur l’épaule droite ou gauche,
vous m’indiquiez la voie à suivre…le droit chemin de nos déviances.
Vous ne m’aviez pas dit pourquoi nous n’avions pas pris la voiture ni où nous nous
rendions. Nous ne connaissions jamais à l’avance le scénario. Je vous suivais, vous êtes le
maître de cérémonie, l’ordonnateur de la cérémonie.
Chaleur moite sous le velours du bandeau. La langue râpeuse du froid se coulait entre
mes cuisses nues. Mon corps dessinait une nouvelle cartographie de la ville. A la force du
vent qui pénétrait jusqu’à mon sexe, je sentais si nous passions dans une avenue, dans une
ruelle étroite, entre de hauts immeubles, si nous croisions une impasse, si nous frôlions
d’autres corps…Serions-nous nombreux ce soir ?
C’était facile finalement de se laisser guider par l’onde chaleureuse de votre main le
long de l’échine. J’avançais sans penser aux regards narquois et inquisiteurs des passants. Je
ne savais pas où j’allais, mais je le désirais. Je voulais être celle-là, celle dont vous rêviez,
incarner cette image idéale de la femme qui vous faisait parcourir le monde. On vous disait
fou. J’aimais votre quête de la perfection, des limites, je voulais m’y inscrire.
Des mots soufflés dans ma nuque. Ce n’était plus la voix de tout à l’heure, celle
d’avant l’ascenseur… Plus dure, directive encore.
Attention, une marche, encore une autre…
Je ne les comptais pas. A m’en blesser les paumes, vous écrasiez votre main sur la
mienne le long d’une rampe grumeleuse et glacée.
Continue !
Au loin, des rires étouffés, froissés. Odeurs de papiers gras, de vase et d’urine.
Clapotis visqueux. Une langue humide me léchait les cuisses. Je reconnus l’eau du fleuve
toute proche à sa morsure caressante. Je frissonnais de peur, mais j’aimais.
Je vous avais dit une fois.
Je serai le sable entre vos doigts, laissez-moi couler.
Vous aviez ri, vous me testiez.
Où êtes-vous ? Je tournais sur moi-même. Où êtes-vous ? Ne me laissez pas seule.
L’écho de ma voix faisait des ronds dans l’eau. Vous ne deviez pas être loin, je sentais la
fumée de votre cigarette. Ne pas avancer de peur de basculer. Où êtes-vous ? Rires éraillés,
écaillés, amplifiés par les voûtes d’un pont. Ce n’était pas votre rire. Ceux-là étaient plus
vulgaires, moins diaboliques que le vôtre. Pourtant je savais que vous vous amusiez, de loin,
du spectacle de la petite bête perdue, vêtue de rien, perchée sur ses chaussures à talons hauts.
C’était ça que vous aimiez, mettre les femmes au bord de leur faille, les avilir pour exalter
leur beauté.
L’angoisse resserrait son nœud autour de ma gorge. La main à mes yeux, prête à
arracher mon carcan de velours. Votre main-griffe agrippa mon poignet et me poussa contre
un mur.
Je suis là, tu ne t’échapperas pas, tu ne m’échapperas pas. Je vais faire de toi la plus
belle femme du monde.
Votre écrasiez si fort votre corps contre le mien que la pierre poreuse s’effritait dans
mon dos. Je tentais de capter votre chaleur alors que vous réunissiez mes mains au-dessus de
ma tête pour les attacher à un cercle de métal. Lentement, vous avez dégrafé un à un les
boutons de mon imperméable, me livrant aux coups de fouet du froid et aux rires.
Vous avez écarté mes jambes.
Chauve-souris épinglée, bateau à l’ancre, je tanguais au gré de vos désirs fous.
Les rires spectateurs se sont rapprochés.
Le moment est venu, je vais un peu te libérer.
Le bandeau s’écrasa à mes pieds.
Je voyais.
Votre œil avait tout calculé comme d’habitude. La distance, l’angle, la lumière, le
décor, rien n’avait été laissé au hasard.
J’étais nue, attachée à un anneau sur un quai de Seine. La bouche d’un pont vomissait
par bouffée des odeurs fétides et rances. Vous désiriez toujours que le vil fût l’écrin du
sublime.
Au moment où des clochards, payés pour parfaire le tableau sordide, projetaient en un
arc leur foutre sur mon corps, un bateau mouche passa, zébrant mon corps à coup de lumière
crue et violette. Ça aussi, c’était dans votre plan. Vous m’offriez en prime à la mitraille des
touristes avant de me livrer aux rafales de votre appareil photographique. Bientôt mon corps
serait exposé sur tous les murs, dans les pages des magazines sur papier glacé du monde
entier.
Je suis de la chair à papier entre vos doigts.
Parfait, je suis content, tu as été géniale, va te rhabiller maintenant. L’imperméable,
tu peux le garder. Quant aux chaussures, tu dois me les rendre, elles m’ont été juste prêtées le
temps du shooting par la marque. Une belle campagne d’affichage. On ne verra qu’elles…
Le dixième cercle
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Le dixième cercle

  • 2. La mer monte Clichés de vacance Le vent l’emportera Préméditation, vos papiers ! Alors, heureuse ? Aminata La lisière des mondes La nostalgie, camarade Chair à papier Les continents noirs Cruelles crudités Attila ou la naissance des monstres Une proie Retour au désert Petit précis de disparition à l’usage des apprentis ectoplasmes L’œil du silence Le dixième cercle La succession Mon cœur est une fleur carnivore Une si jolie glycine Comment Gustave a pété un boulon
  • 3. La mer monte - Souris Lucie, le petit oiseau va sortir ! Pas envie de sourire, Lucie. Elle se ferait une joie de lui tordre le cou, au piaf. Enfin, un petit courant d’air frais dans ses cheveux. Ras le bol de l’odeur écœurante des fleurs dans l’église. Du blanc, du rose bonbon, à en vomir. On l’a garée là, sans lui demander son avis. Non, ça ne lui fait pas plaisir ! Pas intéressée par le spectacle du guignol en soutane, de sa meringue de sœur et de son animal de compagnie en queue de pie. Tu parles d’une avant-première ! Le prêtre vient d’ouvrir en grand ses bras et les portes de sa maison. Les endimanchés piaffent d’impatience. Dans le dos de Lucie, pépiements, gloussements, bruits d’étoffes satinées, frottements de chapeaux, crissements de chaussures neuves, bises mouillées, et des mots baveux…Les figurants sont en place. Et bien sûr, en fond sonore : la Marche Nuptiale… L’actrice principale, Miranda, trottine à petits pas de chinoise. Elle a grossi juste après avoir acheté sa robe de mariée. Un des effets secondaires du bonheur ! Dinde épanouie, elle s’avance au bras de leur père. Un seul mot pour le décrire : gris. Costume gris, cheveux gris, cravate argentée. Il aurait pu faire un effort pour être présent ! Super fort pour les seconds rôles, le pater ! Derrière, à bonne distance, pour ne pas trébucher dans la traîne de sa future, le futur donne la mimine à sa maman. Elle n’est pas peu fière. Qui a bien pu avoir la cruauté de lui vendre cette chose immonde, un énorme chapeau si lourd qu’elle est obligée de garder la tête penchée sur le côté ? Un truc monstrueux qui tient davantage du fœtus ensanglanté que de la pivoine. A croire qu’elle porte déjà sa future descendance sur le crâne. Sur son passage, Cornélia et Ophélia, vipère à deux têtes, gloussent. Rodrigue pleurniche comme d’habitude. Un apprenti cinéaste se contorsionne autour des mariés, à la recherche du meilleur angle de prise de vue. Miranda, se retourne et fait coucou à Lucie.
  • 4. Souris, Lucie, tu es filmée… De toute façon, la pellicule est déjà gâchée. Elle peut continuer à faire la gueule, ça ne changera rien… Avant, Lucie disait : « moi, quand je serai grande, je ferai du cinéma ». Les autres disaient : oui, elle ferait une excellente actrice. Elle sait si bien jouer la comédie… Non, c’est derrière la caméra qu’elle voulait se trouver, pour diriger les acteurs. De temps en temps, dans son champ de vision, un mouchoir blanc éponge une petite larme au coin de l’œil de sa mère, assise à sa droite. Souris Lucie ! Pas le choix, faut s’absenter de cette cérémonie, fermer les yeux, refuser de se laisser bercer par le mouvement de l’assistance engluée dans les paroles grasses et onctueuses du prêtre. Il les suçote comme des bonbons au miel : consentement mutuel, fidélité, assistance, fidélité, foi, communion, amour, épanouissement, foyer, amour, joie, fidélité… Et replonger dans ce jour lumineux de Juin. Souris Lucie… La maison de vacances au bord de la mer. Tout début de l’été. Un dimanche matin, vers 10 heures, la famille de Lucie s’apprête à fêter les fiançailles de leur fille aînée, Miranda, avec Jérôme dont la famille est attendue pour le déjeuner. Tu nous gênes, on n’a pas besoin de toi, va jouer dans le jardin, on t’appellera quand ce sera le moment. Pas amusant…Elle est excitée comme une puce et voudrait aider sa grand-mère à disposer les fleurs dans les vases, ses sœurs à se préparer.
  • 5. Lucie boudeuse, se réfugie au fond du jardin, s’assoit à califourchon sur la balustrade en surplomb de la falaise, toutes dents serrées et mains croisées sous la poitrine. La mer monte, vient lécher à petits coups de langue écumeuse les rochers. Le vent lui chantonne une berceuse tout en caressant doucement ses cuisses dénudées. Son corps flotte. Elle ferme les yeux, hésite. Elle pourrait descendre pieds nus pour dénicher dans les trous de la roche, de petits crabes qu’elle offrirait aux invités. Bonne idée. Mais le mouvement de la maison l’attire autant que celui de la mer. Dans le jardin, tous s’agitent, les serveurs dressent les tables, le traiteur donne des ordres, grand-mère arrange, déplace un bouquet de roses blanches, le remet à sa place, change pour la centième fois le plan de table. Grand-père « supervise » les opérations en suivant du regard les chutes de rein des serveuses et en leur susurrant à l’oreille quelques conseils. Miranda, cheveux en bataille, encore en jean troué, sort régulièrement de la maison pour essayer de trouver du réseau…Pas d’appel de Jérôme depuis hier soir. Parviens pas à le joindre. Il exagère ! La mer monte. La mer ennuie Lucie. Elle se retourne vers la maison et lève les yeux. Au milieu de la façade, le bureau de son père : le dos d’un fauteuil en cuir, sa main qui bouge une souris d’ordinateur. Certainement encore devant ses tableaux ou graphiques compliqués. Le spectacle dans la pièce d’à côté est bien plus drôle. Bataille d’Ophélia et Cornélia, les jumelles, pour un minuscule flacon rouge, course poursuite dans toute la pièce, objets volants et robes de cérémonie piétinées sur le lit…Heureusement, Lucie a laissé la sienne pendue dans l’armoire. La bouche d’Ophélia forme un énorme O quand Cornélia menace de renverser le flacon sur la robe de sa jumelle. Le vernis à ongles sur la jolie robe blanche, ça craint ! L’autre s’empare d’un coupe-papier, le brandit et fait le geste de lacérer la robe de sa sœur. On se croirait au guignol ou dans un film muet. Lucie a envie de rire.
  • 6. C’est à ce moment que Rodrigue, 3 mois, réveillé par le chahut, se met à hurler. Le film n’est plus muet du tout. Ses sœurs ne s’affolent pas, le laissent brailler et continuent à se poursuivre. Il est si laid quand il chiale avec sa petite voix de sirène hurleuse. L’angelot de sa maman ressemble à une petite vieille fripée. Vite que quelqu’un intervienne ! Ils sont tous sourds ou quoi ? Enfin, quelqu’un… Une porte contre un mur. Entrée en scène de maman, les bras au ciel. Fin des pleurs. Ses sœurs s’immobilisent dans leur chambre. La souris cesse de s’agiter. La mère le prend quelques instants, le berce un peu. Lucie voit ses petits bras et ses petites jambes s’agiter comme les pattes d’un cafard content. Elle le repose dans le lit. Il recommence à pleurer de plus belle. Elle le reprend puis le secoue comme un prunier. Sa tête ballotte, vite, très vite, d’avant en arrière. Un instant, son coupé, face violette, respiration bloquée, hurlement de sirène. La mère plaque son fils adoré dans le lit. Ça ne va pas, non ? La porte claquée fait trembler toutes les vitres de la façade. Maman a dû crier quelque chose à ses sœurs. Cornélia pénètre dans la chambre de son petit frère pour lui donner un biberon. Dans l’autre pièce, éclat aveuglant sur la vitre des ciseaux qui lacèrent l’étoffe satinée de la robe. Elles sont folles ! Ça ne va pas, non ? La mer monte Le paysage de la mer est plus réconfortant. Elle va et vient, à chaque fois un peu plus haut par-dessus la barrière des rochers. L’eau se fracasse contre la balustrade, éclabousse les cuisses de Lucie comme un appel au jeu. Viens, dit l’écume. Attends…
  • 7. Miranda sort d’un bosquet, les cheveux complètement hérissés, piqués de ronces. Elle brandit son portable devant elle comme une baguette de coudrier. Tu cherches de l’eau, lui demande Lucie ? Non, du réseau…et Jérôme. Je suis inquiète, il ne m’a toujours pas rappelée. La bague, la bague, je suis si impatiente…Le monologue couvert par le bruit des vagues continue. Elle s’éloigne. Lucie dirige à nouveau son regard vers la maison. Plus de mouvement dans la chambre des jumelles, plus aucun cri dans celle de Rodrigue, que la main qui déplace lentement la souris. Fin des préparatifs pour les serveurs qui fument sur le perron en attendant des ordres qui ne viennent pas. Le temps est long et la mer monte. Une nouvelle scène : façade Est de la maison, la chambre des parents. Dans la psyché, le reflet d’un corps nu. On dirait Miranda…Non ! Sa mère…nue ? Lucie ne l’a jamais vue dévêtue. C’est interdit de regarder ça, c’est comme du vol. Impossible de s’en empêcher. Ça doit être le soleil déjà haut dans le ciel qui commence à lui taper sur la tête. Maman ? La femme prend ses seins à pleines mains les fait pigeonner, les caresse tout en s’envoyant des baisers dans le miroir. Un sourire s’y inscrit et se grave. Elle se contemple rêveuse, prend des pauses bizarres, relève ses cheveux, puis les relâche en les ébouriffant. Lucie a un peu mal au cœur, le contact du granit irrite l’intérieur de ses cuisses, ses tempes battent de plus en plus fort. Elle devrait rejoindre sa famille pour finir de se préparer. Mais la chaleur montante, le murmure doucereux de la mer et la curiosité la rivent au muret. Vu de loin, tout se détraque, le scénario n’est pas le bon.
  • 8. Scène suivante : Cornélia surgit sur le perron en hurlant comme un porc qu’on égorge. Sa robe s’est prise dans le radiateur et s’est déchirée tout le long du dos jusqu’aux fesses. Ophélia pousse un soupir de soulagement –elle ne se fera pas accuser- suivi d’un fou rire. Cornélia se retourne, elle ne porte pas de culotte. Grand-mère fait de grands gestes-moulin-à-vent et repousse sa petite fille à l’intérieur de la maison pour réparer les dégâts. Miranda a enfin réussi à trouver le bon endroit pour téléphoner. Hors champ, elle fait les cents pas en parlant toute seule à une messagerie. Je comptais sur toi, merde ! Tu fais quoi, bordel ? Ça y est, j’ai réussi, dit-elle en repassant devant Lucie…Je lui ai laissé un message. La mer monte. Lucie revient à la fenêtre de droite. Ça ne se fait pas d’épier les gens, c’est malpoli. Tant pis, c’est plus fort qu’elle. Voir et savoir. Lucie ne fait pas ça par indiscrétion, elle aime bien inventer des vies aux personnes qu’elle regarde dans le métro, aux fenêtres des maisons la nuit… Entrée en scène du père dans la chambre conjugale. L’homme enlace le corps nu de sa femme qui le repousse de toutes ses forces. Gros plan sur un morceau de chair se balançant comme une trompe entre ses jambes. Couper l’image, la rembobiner. Impossible. L’homme renverse la femme sur le lit, se plaque contre elle, lui maintient les bras au dessus de sa tête. Il veut lui faire du mal ? Elle parvient à se dégager, à attraper une chaussure et fait le geste de lui crever l’œil avec le talon aiguille. Un visage cramoisi hurle quelque chose à…cette femme qui hausse les épaules. Il part en claquant violemment la porte. Lucie ne comprend pas…Qui sont ces personnages ? De la bouillie de mots plein la tête de Lucie : respect, politesse, sens du devoir, foi, dialogue, honnêteté… Dans le bureau, la souris s’agite frénétiquement.
  • 9. La mère reste assise quelques instants sur le lit, la tête entre les mains. Puis, elle se redresse brusquement, arrache dans le dressing une robe au hasard, l’enfile…sans rien dessous. Disparition du champ de vision de l’enfant. Plan d’ensemble sur la demeure. Pelouse coupée ras, d’un vert ardent. Explosion de santé des hortensias le long de la façade d’un blanc immaculé. Volets bleus repeints de fraîche date, rosiers taillés, ombres impeccables. Une maison de bord de mer comme on en voit dans les magazines. Un photographe d’un mensuel de décoration était venu faire un reportage l’année dernière. Une maison saine, sans vices cachés qui respire la santé, la bonne humeur et les vacances heureuses en famille, disait l’article. La mer monte. Lucie a trop chaud sur son muret. Le soleil de midi tape sur sa tête. Envie de vomir. Se cramponner pour ne pas tomber. Il faudrait qu’elle passe sa jambe gauche de l’autre côté pour sentir les gouttes salées la rafraîchir. Les voiles sur la mer s’impriment sur sa rétine. Elle respire mieux en s’accrochant à la ligne d’horizon. Ne pas regarder en bas. Le vide bleu l’attire. Elle se ferait mal. Regarder de l’autre côté fait du mal aussi. Où se tourner ? La mer monte. Sur sa gauche, une forme légère survole les rochers en direction de la plage. Eblouissement d’une robe blanche. Un voile devant les yeux de Lucie qui s’efforce de faire la mise au point…sur…sur sa mère, chaussures à la main qui se dirige vers un homme torse nu, assis sur le ponton. Elle s’agenouille, entoure sa taille de ses bras, laisse reposer sa chevelure sur ses épaules. Le soleil tape trop fort. Lucie vacille, s’agrippe à la pierre qui la meurtrit, enroule à s’écorcher les jambes autour des colonnes. L’horizon devient ligne de flottaison. Les voiliers s’agitent à un rythme nauséeux. L’homme se redresse, se retourne…Jérôme !
  • 10. Choisir le bon côté. La mer est haute. Viens, Lucie ! La tête trop lourde d’images par-dessus la balustrade sous le bleu. Cœur déchiré. Vertèbres en miettes. On a assorti sa robe à son fauteuil roulant rouge. A l’autre bout de la rangée, Lucie entend geindre Rodrigue qui ne parlera plus jamais… Dans un souffle amoureux, Miranda répond « oui ». La larme maternelle n’en finit pas d’imprégner le mouchoir blanc. Souris Lucie…
  • 11. Clichés de vacance - Tu es sûre que tu ne veux pas venir avec nous ? Il n’y a rien dont elle ne soit plus certaine. Elle a prétexté un travail urgent à terminer, des épreuves à corriger. C’est ce qu’elle leur a dit. - Tu ne veux pas t’ennuyer, sans nous, pendant une semaine ? Elle aurait envie qu’ils dégagent tous, sur le champ. Ça fait deux heures qu’ils encombrent l’entrée en doudoune et moon boots, avec leurs skis, leurs valises, sans se décider à partir une bonne fois pour toute. Ils oublient toujours quelque chose : les lunettes de mouche, le baume réparateur pour les lèvres, les chargeurs de portable, le bonnet péruvien qui donne un air débile sur les pistes… - Tu ne vas pas le regretter, hein ? De toute façon, si tu veux nous rejoindre…tu prends le train. - C’est ça…bon voyage ! Elle referme doucement la porte sur sa famille qui ne tarde pas à revenir. Ils reviennent toujours. - Y a plus de place dans le coffre pour Pacha, tu ne veux pas le reprendre ? Elle soupire. S’occuper d’un chat boulimique ne faisait pas parti de son programme de désintoxication aux autres. Celui-ci sent qu’il n’est pas le bienvenu et file, penaud, se terrer sous le canapé. C’est bon, elle entend le moteur ronronner dans la cour, puis s’éloigner. Enfin…L’excitation monte. Il faut attendre encore un peu… La petite dernière peut aussi bien vomir dans les dix premiers kilomètres que dans les dix derniers. Il pleut. Ça tombe bien. Qu’il fasse beau aurait gâché son projet. S’il pouvait neiger, ce serait encore mieux. Elle se sentirait davantage dans la ouate. Des semaines qu’elle a prévu de se livrer à son petit plaisir solitaire, son décrassage intime, sa vacance à elle, une fois l’an.
  • 12. Patience, ils appellent plusieurs fois. Noémie a franchi avec succès les dix premiers kilomètres sans vomir, ils viennent de franchir la première barrière de péage, ils ne parviennent pas à franchir dans les temps le tunnel de Fourvière ; il a oublié les chaines, il ne sait pas s’il va pouvoir franchir le col…Pourvu qu’ils y parviennent. Ce n’est plus un voyage… Noémie n’a pas failli à sa réputation…elle a vomi dans le tout dernier virage, mais ils sont contents ! Elle débranche le téléphone de la maison, déconnecte son portable. Ils sont à Lyon…C’est le signal. Elle a poussé le chauffage à fond et déambule nue dans la maison. C’est bon de ne pas se sentir regardée. Dans la baignoire, elle verse la totalité de la bouteille de bain moussant. Dans les semaines qui ont précédé son séjour de vacance, elle en a testé des dizaines, et a choisi celui dont la mousse est la plus dense et la plus durable. En propulsant le jet de la douche contre les parois, elle fait naître des montagnes…comme des œufs battus en neige, très fermes. Il faut qu’elles soient réparties également, sur toute la surface. La petite goutte du robinet qui fuit, creuse un minuscule gouffre. En changeant l’angle et la puissance du jet, une géographie à chaque fois nouvelle se dessine. Elle caresse de la plante du pied les mutations. Elle se demande si un jour, la mousse pourrait atteindre le plafond, pour emplir totalement la pièce et pourquoi pas la maison toute entière. Elle photographie son œuvre et la nommera « montagne 1 ». A présent, la petite salle de bain est saturée d’humidité ; les murs ruissellent ; le monde s’opacifie. Elle se nimbe de brume et de torpeur. Son visage lui parait si lointain dans le miroir. Ne pas se rencontrer. De la mousse a débordé sur le carrelage, c’est le moment de s’unir à elle. Maintenant…Elle plonge, un doigt de pied, deux. Le corps troue l’épaisse couche de nuages barbe à papa. Des milliers de mains douces l’effleurent au passage et l’absorbent comme des amants sirocco. Allongée dans la baignoire, la masse mousseuse l’épouse, les bulles qui éclatent au contact de l’air, chantent à son oreille des musiques de petites morts. Seules les pointes dressées de ses seins forment des monticules rosés. C’est joli et incongru. Elle prend une deuxième photo qu’elle intitulera « extase rose ». La buée sur
  • 13. l’objectif, conjuguée à celle de la pièce, crée sur l’écran une image irréelle et floue. Des framboises vaporeuses perdues dans la chantilly. Pourquoi ne fait-on pas de bain moussant sucré ? Elle se sent flotter, mousseuse. Elle fait la même chose avec ses orteils qu’elle a vernis de rouge vif. Dix petits pétales de sang en éventail, à l’extrémité de son corps qui semble progressivement se détacher d’elle. Ses jambes sont tellement loin dans le paysage montagneux. Une troisième photo intitulée « flou de moi ». Toute pensée s’évapore. On pourrait sortir un enfant d’elle qu’elle ne s’en rendrait même pas compte. Elle plonge ses oreilles dans l’eau. La mousse doit lui faire une couronne de gloire autour de son visage. Une chanson la traverse « c’est la ouate. C’est la ouate qu’elle préfère… ». La suite s’étouffe dans les bulles. Elle perçoit le ploc ploc obstiné de la goutte, le ronronnement souterrain de la chaudière, les pulsations de ses artères, les grincements de la tuyauterie, les grognements d’une vie intestine de l’au-delà, les vibrations de ses tympans- ouïes et de son corps sonar…La femme saurien épouse l’ailleurs…et au loin, très loin, une sonnerie de téléphone. Refuser le monde, demeurer dans cette chape sensuelle et oublieuse. Sous l’eau, sa peau se plisse…De minuscules lambeaux flottent, des bouts d’elle, morts, de la crasse étoilée, se perdent dans le maelstrom des volutes laissées par l’eau savonneuse et s’échappent par le trop plein en tourbillonnant. Le nez au ras du liquide, elle s’amuse à créer des arabesques en soufflant sur les dessins. Un éléphant, un crabe, le doigt de dieu, la queue d’une salamandre, un 6. Elle touille la mousse, pense y lire son destin, puis ne pense plus du tout. Bienheureuse vacance. Combien de temps faut-il à un corps pour fondre tel un sucre, se dissoudre et être absorbé par les canalisations urbaines ? Elle fond en larmes. C’est bon de se liquéfier dans l’eau. Uriner et pleurer en même temps. Pisser, pleurer, s’enfoncer, inlassablement. Elle regarde les petites ondes chagrines formées par ses larmes. Elle n’arrête pas. De l’intérieur, elle se lave aussi. Elle se lessive, épuise ses pores. L’eau l’étreint, l’étrille. Des pensées reptiliennes en pointillés mous. Des mots-bulles, vides. Tout se dissout, elle, le temps, l’espace… Encore un peu plus d’eau
  • 14. chaude. Partout dans la pièce baignoire. S’enfoncer encore. Ne reste de la femme crocodile que le nez à la surface, une narine... Une porte fracassée. La vapeur fuit à toutes volutes affolées. L’éclat d’une étoile dans son œil. Un homme à la stature de commandeur, au corps glacé, l’arrache à l’étreinte molle et langoureuse de l’eau qui s’écoule jusque dans le jardin. Le froid la gifle. Combien de temps ?
  • 15. Le vent l’emportera - Voilà le vent qui se lève à présent. Tu as entendu la météo, ce midi, S-imone ? Ils annoncent des sacrés dégâts. Un avis de tempête. Alerte orange, qu’ils ont dit. Et même rouge si ça se trouve. Crois-moi, vaut toujours mieux s’attendre au pire. C’est mieux. Comme ça après, on est plus tranquille. Je cause, je cause, mais il va falloir que je rentre pour dépendre mon linge. Tu en fais une triste mine ma pauvre Simone…Arrête d’y penser au René. Faut que tu songes à toi maintenant. - Tu crois, Annette, vraiment ? - Mais, oui…On a chacun sa part de malheur et de bonheur dans la vie. Maintenant que tu as eu à bonne dose le premier, tu peux avoir droit au second. Et pis, tu crois qu’il était heureux, lui, de vivre comme ça, de se sentir diminué ? C’était pas une vie pour toi non plus, ma pauvre Simone. Voyage, inscris-toi dans des clubs. Simone se disait que sa copine philosophe était bien bavarde. Et, voilà qu’elle se resservait à présent une autre tasse de thé et même une deuxième part de gâteau. Pas pressée de décamper ! Simone, assise sur la pointe des fesses, entendait les volets du premier étage claquer contre la façade. - Mais c’est encore tout frais dans ma mémoire. Et puis les voyages, ça coûte ! - Tais-toi ! Il t’a bien laissé un petit pécule, le René…, une assurance contre la vie ou je ne sais pas comment ils disent. - Oui, oui, il m’a laissé une assurance décès et sa pension de reconversion. Et puis, il y a aussi la maison, les terres…Mais, y a les enfants…Et les enfants… - Tu vois, ça veut dire que tu peux te reconvertir ! Maintenant, faut que je file parce que sinon, on va retrouver mes petites culottes et toutes mes babioles accrochées sur le clocher ! - Merci Annette, d’être venue, ça m’a fait du bien de te voir et de papoter un peu avec toi.
  • 16. Simone ne pouvait s’empêcher de sourire à l’idée de voir s’envoler les énormes gaines et soutien gorges de son amie. Elle l’a regardée s’éloigner dans la rue. La grosse femme luttait comiquement contre les éléments. Telle une Mary Poppins trop enrobée, elle tentait de retenir tout en titubant son parapluie aux baleines retournées. Celui-ci finit par lui échapper des mains, comme dérobé par un vent farceur. Cependant, Annette, cette femme, perpétuellement de bonne humeur, ne lui avait jamais paru aussi fragile. Les arbres s’inclinaient obséquieusement à l’horizontal sur les rares passants qui couraient en zigzagant pour se trouver au plus vite un refuge. La colline, en face était noyée sous un ciel bas, couleur bille de plomb. Ça devait ressembler à ça, la fin du monde. Un bien joli ciel de tragédie ! Les volets ne résisteraient pas longtemps au vent qui soufflait de plus en plus fort. Son mugissement de folle sarabande autour de la ferme faisait comme une plainte…Inquisiteur, furieux, Il cherchait des failles entre les pierres. Simone, courait partout dans la maison, de la cave au grenier pour fermer toutes les issues. Il aurait fallu remonter toutes les affaires du rez-de-chaussée au premier étage. Mais, la vieille dame ne faisait que tournoyer sur elle-même, prenait un objet, le déplaçait et le remettait à sa place. Qu’elles étaient les choses essentielles à sauver en priorité ? L’argent, les appareils ménagers, la vaisselle, les meubles, la télé, la radio, les papiers importants ? Elle ne savait plus très bien. René, il aurait su, lui ! Savait toujours tout ! Elle décida de se réfugier dans sa chambre avec le journal, la télévision, ses bottes et son ciré au cas où… Pour une fois que la météo ne s’était pas trompée ! Allongée sur son lit, elle avait l’impression que la maison tanguait comme un bateau. Elle se souvenait des images qu’elle avait vues à la télé. Ça se passait dans un pays où il y a toujours des inondations plus fortes qu’ailleurs. En Inde, qu’elle croyait. En tout cas, c’était une région où ils avaient l’habitude de ce genre de situation. Les pauvres gens, qu’elle avait pensé, en les voyant accrochés sur le toit de leur maison à la dérive sur des eaux jaunâtres, chargées de cadavres… Et en plus par derrière, pour couronner le malheur, arrivaient la peste et le choléra ! La philosophie de vie d’Annette ne pouvait pas s’appliquer à eux, c’est certain.
  • 17. Non, ça ne pouvait pas arriver par chez nous, ce type de catastrophe, se rassura Simone, bien contente de se trouver sous sa couette qu’elle remonta jusqu’au nez. Mais tout de même, elle aurait dû accepter la proposition de se réfugier chez Annette qui habitait sur les hauteurs. Elle aurait peut-être dû lui téléphoner aussi pour vérifier qu’elle était bien rentrée. Est-ce qu’une Annette, aussi costaude et robuste soit-elle, pouvait quelque chose contre des rafales de 150 km/h ? Tu n’as jamais su prendre une décision ma pauvre Simone (depuis qu’elle était toute petite, on lui donnait du « ma pauvre Simone ». Avant, ce n’était guère mieux, c’était « ma pauvre petite fille »). Tu ne vaux pas mieux que la feuille sur la branche à l’automne. Tu attends que le vent te pousse pour tomber… Pas vrai ! Elle savait choisir quand elle le voulait. Et même, prendre de bonnes décisions. Si le vent n’avait pas pénétré dans sa tête, elle en aurait trouvé…elle en aurait trouvé ! Fallait bien le reconnaître, René était vraiment devenu encore plus méchant sur la fin. Ça n’avait jamais été un tendre de toute façon. La maladie, la maladie…Elle avait bon dos, la maladie. On peut dire qu’elle lui avait cassé les reins et pourri la vie. Enfin, ce qu’il en restait. Un si brave homme si courageux et tout, et tout, que les gens disaient dans le pays…Et toujours de bonne humeur avec ça ! Tu parles…Oui, peut-être…devant les autres. Mais quand, ils se retrouvaient tous les deux en tête à tête, il la traitait comme une moins que rien. Sa bonne, c’est tout ce qu’elle était ! Et elle, trottait comme une petite souris pour accéder à ses moindres désirs…A sa botte, oui ! Simone ne tenait pas en place. Elle passait son temps à faire des allers-retours entre son lit et la fenêtre. Par la fente des volets fermés, elle ne percevait presque rien ou seulement
  • 18. un paysage opaque, cinglé de lanières de pluie. Les éléments déchainés donnaient une monstrueuse correction au monde. Elle devrait peut-être débrancher la télévision…et le téléphone. Non, pas le téléphone ! Trop tard, de toute façon, les plombs avaient sauté ! Pour le disjoncteur, c’était le bouton rouge ou le noir déjà ? Le noir, bien sûr ! Mais pour ça, il faudrait descendre à la cave à tâtons dans l’obscurité. Au risque de se prendre les pieds…dans le fauteuil. C’était bon, les experts étaient passés. Pourquoi ne s’en était-elle pas débarrassé ? Elle n’avait pas pensé non plus à remonter des bougies de la cuisine…Et les allumettes ? Il n’y avait plus d’allumettes ! Simone, ma pauvre Simone, tu te noies toujours dans un verre d’eau ! Tu n’as aucun sens pratique ! Il n’allait pas se taire, lui ! Et maintenant, tu vas avoir froid, les eaux de la rivière en crue vont monter jusqu’à la fenêtre de ta chambre…et t’engloutir. Tu n’auras même pas la possibilité de t’accrocher au toit de ta maison comme les pauvres gens du bout du monde. Tu vas mourir ma pauvre petite Simone, noyée, les eaux t’emporteront ! Tu n’as qu’à attendre comme tu sais si bien le faire pour venir me rejoindre ! Simone allait se ranger à l’avis de la voix de la mort qui empruntait le ton persifleur de René, quand un bruit la fit sursauter. On frappait de grands coups à la porte ! Puis, plus rien. Une branche sans doute…ou le tonnerre. Pour lutter contre la voix. Simone se remémora les derniers moments de René après son AVC. Ce n’était guère glorieux. Elle devait le nourrir à la cuillère, lui essuyer sa bouche baveuse, le laver, le torcher comme un nourrisson qui la dévorait de ses petits yeux méchants. Ah oui, les yeux ! Même s’il avait encore plus besoin d’elle qu’avant, son regard ne mendiait
  • 19. aucune aide, il l’ordonnait. Jusqu’au bout, il l’avait transpercée et même en bas de l’escalier. Parfois, elle n’en pouvait plus et le laissait mariner des jours entiers dans sa merde et sa pisse. Bien fait ! Mon dieu, un homme aussi cultivé et intelligent, qu’est-ce que ça doit le faire souffrir de perdre sa dignité ! Et la sienne de dignité, personne n’y songeait ? Personne ne lui demandait si elle tenait le coup, si elle avait besoin de soutien ? Ah, que d’amour et de dévouement, Simone, Dieu vous le rendra… Merci, mon père, mais pour l’instant, mon amour a les mains dans la merde, eut envie de répondre Simone au curé de la paroisse. Et puis, heureusement, que vous avez vos enfants. Ils sont précieux… Les enfants, vous voulez rire…Ils passaient toujours en coup de vent, bardés de certitude sur la marche à suivre avec un vieillard impotent et sénile. Tu ne sais pas t’y prendre, ma pauvre maman…Et ils la poussaient à faire ceci, à faire cela, prendre une décision vite, très vite avant qu’il ne soit trop tard…Et puis la maison, faudrait penser à… Trop tard pour quoi ? Vous voyez bien que votre père est déjà mort ! Simone, cependant, se taisait, continuait à trotter dans la maison. A l’époque, elle préférait jouer à la feuille qui se laisse pousser par le vent d’automne. Elle avait fini par accepter pour l’auxiliaire de vie. Mais celle-ci, une fille de vingt ans pourtant très robuste, n’était restée qu’une semaine. Personne ne pouvait supporter de se laisser traiter de la sorte, même par un vieillard, qui retirait sa couche sale et la lui balançait à la figure. Des vieux chiants, elle en avait connus…Mais, celui-là, c’était le bouquet ! Ma pauvre Simone, vous ne devriez pas accepter de vous laisser marcher sur les pieds, même par un handicapé.
  • 20. Il faisait de plus en plus en froid dans la pièce. Simone voulut allumer la radio, mais elle avait oublié d’y mettre des piles. Elles sont rangées où les piles déjà ? Tu n’as donc pas plus de cervelle qu’une buche, ma pauvre Simone. Incapable de voir plus loin que le bout de ton nez. Et pour le disjoncteur, tu as encore oublié, c’est le bouton noir vers le haut. Vers le haut que je te dis. Et pas la peine de le noter sur un papier que tu vas perdre. Ah, oui, c’est toujours pareil. Au départ, on pense épouser une jeune et jolie fille charmante…mais au fond, c’est un trou, juste un trou au bout d’un tuyau qui bouffe et qui engraisse… Stop…ça suffit ! Simone ne savait plus si c’était le vent ou René qui vociférait dans sa tête. Et encore les coups dans la porte d’en bas, plus forts, plus insistants. Il faudrait aller voir…et puis descendre à la cave, pour le disjoncteur. Oui, mais en bas, il y a …le fauteuil, dont elle n’arrive pas se débarrasser. Et même pas à toucher. La rivière était sortie de son lit. Elle le sentait aux petits clapotis qu’elle entendait en bas, dans la cuisine. Voilà qu’elle se retrouvait maintenant dans la même situation que les pauvres gens en Inde. Quelle idiote, elle aurait au moins dû mettre les appareils ménagers sur des cales. Plus rien ne fonctionnerait quand les eaux se retireraient. Idiote ! Elle devrait descendre. On cognait de plus en plus fort à la porte, comme des coups de bélier. Bam, bam…Et si c’était quelqu’un en danger qui venait lui demander du secours ? Simone enfila son ciré et ses bottes, descendit prudemment dans la cuisine en se tenant bien à la rampe pour ne pas glisser. Encore, un nouveau coup comme si on cherchait à la faire céder.
  • 21. Y a quelqu’un ? Personne ne répondit… Simone hésitait. Qui êtes-vous ? Répondez si vous êtes quelqu’un. Les hurlements de la tempête devaient couvrir les paroles des gens derrière la porte. En effet, de l’eau commençait à s’infiltrer sous la porte, en ondes vicieuses. Celle-ci était difficile à ouvrir comme si on exerçait une force contraire à la sienne. Les coups continuaient. Simone ne savait plus si elle tremblait de froid ou de peur, mais elle prit de l’élan, et donna un coup d’épaule. Et vlan, et vlan ! Elle céda, enfin. Dehors… Un spectacle d’apocalypse. Sous une pluie de déluge, les eaux de la rivière tourbillonnaient, les arbres de son jardin avaient été déracinés par la tempête. Et le fleuve, sorti de son lit, charriait des débris de toutes sortes : brouettes, voitures, morceaux de bois, et surtout des corps…et des cercueils qui avaient été dérobés à la terre par la force des éléments. J’irai arracher vos tombes, disait le vent. Son jardin était devenu un cimetière flottant…et juste devant sa porte, elle reconnut…oui, c’était bien le même, en chêne clair, capitonné de pourpre selon ses désirs, le cercueil de son mari. Son hurlement fut emporté au loin par une rafale. René, Je te le jure, René, je te le jure…arrête de me regarder comme ça, ce n’est pas moi, je n’y suis pour rien, c’est le vent qui a poussé ton fauteuil dans les escaliers. Le frein, j’avais oublié, le frein… A l’intérieur du cercueil, personne…
  • 22. Préméditation, vos papiers ! Je viens me constituer prisonnière. Si je vous dis que c’est moi qui l’ai tué ! Ecoutez-moi au moins. Je vous en supplie, mettez-moi les menottes, coffrez-moi, mais ne me jetez pas dehors avec son fantôme. Ça ne doit pas vous arriver tous les jours de rencontrer quelqu’un qui avoue spontanément un crime !? Vous pourriez en profiter au moins. Même si vous prétendez que ce n’en est pas un. C’est moi ! Je vous dis que c’est moi et personne d’autre qui ai commis ce meurtre. Laissez-moi parler ! Je vous répète une dernière fois : j’ai tué l’homme que j’aimais. Pour quelle raison ? Quelle question ! Justement parce que je l’aimais. Je l’aimais trop. Je ne sais pas si le cerveau d’un flic peut parvenir à comprendre ce genre d’histoire. Non, détrompez-vous, je ne vous ferai pas perdre votre temps, je vais être claire et concise. Ça se voit que vous n’avez jamais connu la passion, vous, la vraie, la dévorante, celle qui vous prend aux tripes, vous empêche de vivre et de respirer. Il disait que c’était moi qui le bouffais avec mon amour. Faux, c’était lui. On sentait bien qu’on allait dans le mur à s’aimer de cette façon détraquée, sans autre but que celui de s’étouffer. Vivre ensemble, impossible qu’il disait. On ne voulait pas de cette petite vie minable, de la routine des autres couples. C’était bon pour les gogos, pas pour nous… Résultat, nous étions coincés, pris au piège comme des rats amoureux s’entredévorant dans un labyrinthe. Nous avions bien essayé de rompre à plusieurs reprises. Peine perdue, nous nous retrouvions à chaque fois projetés, fracassés l’un contre l’autre comme des déferlantes sur des rochers. Notre vie amoureuse ressemblait à un élastique qui se tendait de plus en plus. A chaque rupture, nous croyions
  • 23. avoir atteint le point de non retour. Vous ne pouvez imaginer combien on peut tomber bas, de plus en plus bas. C’est à ce moment que l’amour flirte avec la haine. Vous n’êtes pas là pour imaginer ? Je veux voir un avocat, un spécialiste des crimes passionnels. Il saura me comprendre lui. Vous voulez du lourd, des faits concrets ? Un peu de patience, les choses ne sont pas aussi simples. Je veux que vous ayez tous les éléments en main pour comprendre, si tant est que ce soit possible… Accrochez-vous ! Je vous le redis pour que ça rentre bien dans votre tête, non seulement, je l’ai tué ; mais en plus…avec préméditation. Ah, je vois votre œil s’allumer ! Toutes les nuits, je me réveillais en me disant que cette histoire devait cesser. Trop de souffrances. J’ai commencé par faire des rêves où je me voyais l’éliminer. Vous dites que vous aussi vous rêvez toutes les nuits de tuer votre supérieur hiérarchique sans que ça fasse de vous un assassin pour autant ? Arrêtez de faire l’idiot, vous n’entretenez aucune relation passionnelle avec votre chef, c’est normal. Je n’en sais rien ? Faites gaffe à ce que vous dites. Ce n’est pas tout. Je me suis mise à imaginer des scénarios effroyables que je tentais d’effacer de ma mémoire, au petit matin. Rien à faire, le désir restait gravé dans l’inconscient. Je passais en revue toutes les manières possibles de le trucider, avec, je dois bien l’avouer (mais je ne fais que ça), une certaine prédilection pour la strangulation. D’un côté, l’idée de commettre ce geste de mes propres mains me plaisait, de l’autre rencontrer son regard pendant l’acte me terrifiait. Nous ne sommes pas si courageux que ça, nous les écrivains… J’avais même envisagé d’embaucher un tueur à gages. Je vous jure que c’est vrai ! Mais comment en trouver un quand on n’a aucune relation dans le milieu ? Je me suis dit que mon état d’esprit n’était finalement pas très sain. Alors, j’ai entamé une thérapie. Mon analyste m’a ouvert les yeux en me disant que ce que j’éprouvais faisait partie du travail classique de deuil et que je devais sublimer mes pulsions... Ni une ni deux, j’ai suivi son conseil. Je suis en train de me demander si dans ce cas précis, mon thérapeute ne serait pas un peu complice de mon acte, non ? Vous dites que c’est à lui que je devrais m’adresser en priorité, pas à vous ? Arrêtez de ricaner, je vous répète que je l’ai tué. Mieux encore, mon acte était prémédité de longue date. C’est une des circonstances aggravantes de la préméditation, je ne
  • 24. vais pas vous apprendre votre métier. Et puis, c’est un peu le mien aussi. Pourquoi croyez- vous que je me sois mise à écrire des romans policiers ? Et oui, rendez-vous compte, je ne possède pas un misérable témoin, mais des milliers. Tous mes lecteurs vous le confirmeront, il y a beaucoup de meurtres d’amants dans mes histoires. Vous croyez au hasard, vous ? Ça me permettait d’étudier en toute impunité tous les modes opératoires possibles. Ah, je vois que ce que je vous raconte commence à vous passionner. Non, je n’ai pas de livre sur moi pour le dédicacer à votre femme. J’ai tout testé sur mes personnages. Relisez mon œuvre, c’est édifiant. Vous pourrez remarquer qu’on y trouve par exemple : - plusieurs cas de strangulations avec foulard, lanière de cuir, bas, chaînes de vélo, et même une scène pendant un acte sexuel, - des noyades simples, - des noyades plus complexes après coups sur la tête, absorption de médicaments, de drogue et/ou d’alcool. - des machinations diaboliques et perverses, - Et…une dizaine de meurtres déguisés en accident… (je me suis soigneusement relue, et le nombre m’a stupéfiée) Vous voyez où je veux en venir, n’est-ce pas ? Une seule chose me tracassait dans l’économie de mon texte : la gestion des cadavres. Je n’ai jamais été très bonne sur ce point. Comment se débarrasser du corps ensuite ? C’est bien beau de tuer, mais après ? Là, je dois dire qu’avec l’histoire de l’accident, le problème était réglé. Notez une chose sur votre petit ordinateur, je n’ai jamais utilisé de morts violentes par armes à feu, couteaux, objets contendants, scies, tronçonneuses…Je n’aime pas la violence. J’allais loin tout de même ! Je ne me contentais pas de tuer mes amants de papier, j’orchestrais leur enterrement avec le souci du moindre détail. Je me délectais à la description des assemblées affligées, des veuves et orphelins éplorées. Je me suis même rendue en repérage dans la ville de mon ancien amant. Oui celui que j’ai tué pour de bon (parce qu’en
  • 25. vrai j’en ai tué qu’un seul, je vous le rappelle). Je me suis imprégnée de l’atmosphère de la cathédrale où j’ai fait se dérouler la cérémonie, j’ai visité chaque allée des deux cimetières de la cité pour déterminer précisément l’emplacement de sa sépulture. La famille en a préféré un autre, dans une autre ville, là où il avait soit disant passé son enfance. Le salaud, il s’était bien abstenu de m’en parler de son vivant ! Si j’avais su… Rien à faire, c’est résistant comme une teigne une passion moribonde. Je ne parvenais toujours pas à le tuer vraiment en moi. Je croyais pouvoir l’éliminer définitivement de ma vie en le tuant symboliquement, mais il me hantait et revenait sans cesse sous forme de thème récurrent. Ça devenait lassant à la fin. Vous savez, j’aurais sincèrement aimé passer à autre chose, rencontrer un autre homme, fonder un foyer, entretenir un jardin, écrire des romans légers, et même des histoires pour enfants avec des petits cochons et des fermières grasses aux joues roses, ou l’inverse. Mais il me barrait toujours l’existence de sa présence fantomatique. Puisque la thérapie, la sublimation de l’acte par l’écriture et même l’intervention d’un marabout n’avaient rien donné (j’ai honte, mais puisque je suis ici pour tout avouer, je déballe tout). Je devais revenir à mon idée de départ : le supprimer REELLEMENT ! Ne dites pas n’importe quoi ! Assez d’ironie. Non ; bien sûr tous les auteurs de romans policiers ne sont pas des assassins en puissance. Sinon, vous avez raison, il y aurait plus de gens à l’intérieur des prisons qu’à l’extérieur, et en particulier des écrivains. Peut-être, mais tous ne sont pas vraiment coupables. Moi, si, je l’ai effectivement tué. Pourquoi, ne voulez- vous pas me croire ? C’est un comble tout de même. Réfléchissez, on ne peut pas aussi intensément désirer la mort de quelqu’un sans être un tant soit peu coupable. Mon cas fera jurisprudence. La préméditation littéraire ! Lisez, ces pages de mon dernier roman. J’avais tout prévu et consigné. Quand j’ai appris son décès par la presse dans les circonstances identiques à celles décrites par mon roman, je me suis dit que c’était de ma faute. Le destin avait exaucé mon fantasme. Ça constitue une preuve, non ? Tout concorde. Le lieu est presque le même : une forêt canadienne dans mon roman, une forêt vosgienne dans la réalité. La saison : dans les deux cas, l’hiver. Une route verglacée, des virages en épingle à cheveux, et à la sortie de l’un d’entre eux, une autre voiture en travers de
  • 26. la chaussée. L’impossibilité de freiner à temps, le dérapage incontrôlé et pour finir la chute dans le ravin, deux cents mètres plus bas (exactement le même dénivelé dans la réalité et la fiction !). C’est pour cette raison que le récit de l’accident dans les journaux ne m’a pas le moins du monde étonnée. C’était moi. J’en étais l’Auteure puisque je l’avais décrit. J’ai commis une seule erreur, et je m’en veux à mort, je ne savais pas qu’en dehors du chien, deux de ses enfants se trouvaient à l’intérieur de la voiture. Je ne voulais pas sacrifier les enfants. Vous avez remarqué qu’il n’y a jamais de meurtres d’enfants dans mes romans ? Et puis, comment expliquez-vous qu’on n’ait pas retrouvé le véhicule à l’origine de l’accident ? Une biche ? Non ! Un délit de fuite ? Je n’y crois pas non plus. C’était écrit ! Je l’ai écrit ! Je vais vous avouer une dernière chose. Non, pas un autre crime, je vais vous mettre sous le nez une ultime preuve. Non seulement, j’ai raconté l’accident dans ses moindres détails, mais la veille, je l’avais rêvé. Je me trouvais au volant de l’autre véhicule, celui qu’il a tenté d’éviter. Mais au moment, où sa voiture basculait dans le ravin, il s’est retourné vers moi. J’ai vu son regard implorant et ses lèvres bouger…J’ai lu ce qu’elles me disaient à travers la vitre…qu’il m’aimait. Oui, qu’il m’aimait encore. Quelle idiote ! J’aurais voulu tout arrêter, brûler ce que j’avais écrit. Mais c’était ECRIT ! Je suis coupable. Qu’on rétablisse la peine de mort, rien que pour moi ! Non, inutile d’appeler les services psychiatriques, monsieur, je ne suis aliénée que par son amour…et son regard…toujours bien vivant.
  • 27. Alors, heureuse ? Alors Marie, comme ça vous allez nous quitter ? Oui, oui, je suis contente…Mais vous me manquerez. L’hôpital, un bien curieux univers, contradictoire, pense Marie, On s’y trouve bien et mal. Au début, elle s’y sentait comme dans une bulle. Le monde dont le bruit étouffé lui parvenait à peine, paraissait si loin. Quand elle a pu se redresser dans son lit, elle ne se lassait pas de regarder la tour Eiffel briller. Elle s’endormait à l’extinction de ses derniers feux, assommée par les cachets contre la douleur. Au début, elle aimait cette douce apathie que lui procuraient les médicaments. Personne pour l’empêcher de sombrer dans la béatitude chimique, dans la sérénité des tout-petits. Pas d’efforts à fournir en dehors de se traîner à petits pas prudents jusqu’aux toilettes. Une véritable expédition. Pas envie de lire. Elle n’a fait que survoler les premières pages des livres que ses visiteurs lui avaient offerts. Les journaux d’un monde qui tournait au loin ne l’intéressaient pas non plus. A la télé, les images défilaient, molles, ondoyantes, la berçant jusqu’à ce que quelqu’un vienne l’éteindre. Quand la douleur revient avec ses sales dents de murène, la vieille dame ne parvient même plus à penser. Elle serre les dents et attend la prochaine piqure. Mais, il ne faut pas laisser la douleur s’installer, elle le sait pourtant. Alors on la dispute. Marie déplore aussi le manque d’intimité et de tact du personnel soignant qui rentre sans frapper et heurte nuit et jour les chariots contre les murs. Les infirmières parlent de leur vie à l’extérieur, de leurs soucis avec leur conjoint, enfants…sans se soucier de sa présence. Un corps parmi d’autres à soigner, laver… Pour elles, c’est la routine, pas pour Marie. On lui dit des mots pour enfants aussi et ça l’énerve. Maintenant, ça suffit ! Plusieurs jours que Marie presse le médecin. Sa hanche va mieux. Elle galope comme un lapin. C’est même le kiné qui l’a dit. Oui, elle sait bien que ce n’est pas lui qui décide. Elle promet au médecin qu’elle ne se fatiguera pas. Sa fille viendra quelques jours pour l’aider, s’occupera en même temps de la bonne marche de son étude et
  • 28. traitera les dossiers urgents chez ses parents, en attendant que sa mère puisse se débrouiller seule. Oui, sa fille est notaire, comme son père, qui lui a transmis sa charge. Elle n’en peut plus, elle étouffe ici…Le printemps a débuté et les radiateurs sont toujours à fond. Elle voudrait retrouver son jardin, son potager, ses fleurs. Elle serait aussi très curieuse de voir comment Loïc s’est débrouillé en son absence, avec la maison. Elle le trouve fatigué ces derniers temps. Les hommes, quand il s’agit de travaux ménagers, entretenir une maison, ça se noie dans un verre d’eau. Il a beau lui dire qu’il s’en sort comme un chef, elle ne le croit qu’à moitié. Sa mine flétrie dément ses paroles. Elle lui tapote la joue : Ne t’inquiète pas Loïc, ta Marie chérie va revenir avec une hanche toute neuve. Ça n’en finit plus ce séjour à l’hôpital ! Qu’est-ce qu’ils attendent pour la faire sortir ? C’est le soir le plus dur, après le départ de son mari. Elle l’imagine tout seul dans la cuisine à grignoter n’importe quoi en regardant la télé jusqu’à des heures pas possible. Il ne s’endort pas devant au moins ? La grande maison doit lui paraître bien vide. Avec l’arrivée du printemps, est-ce qu’il a pensé à faire les vitres au moins ? Même si au début, être le centre du monde n’est pas déplaisant, Marie en a assez de servir toujours la même histoire aux visiteurs. Le sol glissant après la pluie, l’absence de rampe que Loïc a promis de lui installer depuis des années, le pied qui dérape, ce grand crac dans la hanche, le front qui heurte le béton, l’évanouissement. Oui, oui, elle aurait pu se faire plus mal, c’est sûr. Non, pas question de quitter cette maison, même si tous ses escaliers la rendent peu pratique pour une femme de son âge. Avec quelques aménagements, elle serait tout à fait habitable. Un demi-siècle qu’elle vit là. C’est le seul bien que ses parents lui ont légué ! Et puis, ce n’est pas parce qu’elle est tombée une fois qu’elle va renoncer, ce serait mal la connaître. On dit bien qu’on doit toujours remonter rapidement après une chute de cheval. Ce sera pareil pour elle. Elle n’y croit pas à cette histoire, qu’une fracture du col du fémur est le début de la fin. Un grand bond de joie, en voyant sa maison perchée sur la colline !
  • 29. Marie pense aux premières fraises qu’elle pourra ramasser pour en faire une immense salade avec quelques feuilles de menthe…ou une tarte ou peut-être une charlotte ? Sur le chemin du retour, Marie fait signe à ses voisins. Elle demande à Loïc de s’arrêter et baisse la vitre pour répondre à leurs amicales sollicitations. Alors, Marie, heureuse de retrouver ton quartier ? Marie pousse un énorme soupir de soulagement qui en dit long et les invite à prendre le café quand elle sera un peu remise. Elle leur fera ce gâteau qui lui vaut son surnom de Marie-quatre-quart. Dans la voiture, Loïc qui a tenu à venir la chercher lui-même, très concentré sur la conduite, parle peu. Pendant ce temps, dans la grande maison, Sophie prépare tout pour que sa mère se sente le mieux possible. Je m’occuperai de tout, maman. De toute façon, y a pas de problèmes, y a que des solutions, était sa phrase fétiche. A l’approche de sa maison, elle constate de loin que les volets du premier étage n’ont pas été ouverts. Marie aime bien quand sa maison rit de toutes ses fenêtres. Elle a en effet du mal à remonter l’allée pentue qui mène jusqu’à chez elle. Jamais le chemin ne lui a paru aussi escarpé. Elle s’agrippe au bras de son mari sans laisser paraître ni sa douleur ni sa déception. Il lui avait pourtant promis de faire installer une rampe pour la rendre plus accessible. Il n’a pas davantage tondu la pelouse. Les fleurs fanées pendent mollement sur leur tige. Au passage, elle en arrache une. Loïc prend enfin la parole pour se fâcher : Ah non, tu ne vas pas te mettre à jardiner maintenant ! Il n’y a pas eu de tulipes cette année, s’étonne Marie ? Sur le perron, Sophie l’accueille, bras écartés, en maîtresse de maison. Alors, maman, contente de retrouver ton chez toi ? Oui, oui, mais laisse-moi goûter ma joie !
  • 30. Sophie pousse sa mère dans un fauteuil de jardin. Assieds-toi, maman, je m’occupe de tout. Oh, à l’hôpital, on s’est déjà beaucoup occupé de moi. Tu sais, on y est même dispensé de penser ! Loïc court dans tous les sens et se heurte aux choses comme un papillon de nuit. Il soulève, puis repose les bagages de Marie, commence une phrase et ne l’achève pas, rentre dans la maison pour en ressortir aussitôt, apporte une tasse de café, mais se rend compte qu’il en faut trois, les rapporte ensuite à la cuisine… Marie en a le tournis. Son mari n’est pas dans son assiette aujourd’hui. Mais sa maladresse l’attendrit. C’est Marie qui prend l’initiative. Et si on se le faisait enfin ce café ? Elle se redresse pour se rendre dans la cuisine. Sophie l’arrête d’une main ferme et la maintient dans son fauteuil de jardin. Elle a toujours été un peu autoritaire, sa fille. Marie éprouve la curieuse et désagréable impression de ne pas se retrouver vraiment chez elle. Elle ne sait pas comment dire, mais elle se sent comme en visite dans sa propre demeure. Pendant que Loïc est parti préparer le café, Sophie a déposé sur la table un fondant au chocolat. Ce sera toujours meilleur qu’à l’hôpital, hein ? Oui, oui, c’est sûr, ça me changera des petits beurres tout mollassons.
  • 31. C’est étrange, Sophie, pourtant si loquace d’habitude n’a pas les mots pour accueillir sa mère. C’est difficile pour tout le monde. Marie pose sa main sur celle de Loïc qui entrelace ses doigts aux siens. Ils n’ont jamais eu besoin de beaucoup de mots pour se comprendre. Pourtant, c’est de mots solides, réconfortants, gros comme des maisons dont elle aurait besoin à ce moment précis. Son mari esquisse un sourire tendre. Elle aurait juré voir une petite larme au coin de ses yeux. Il est content de revoir sa Marie. La vieille dame remarque un énorme bouquet de tulipes posé sur la table. Jamais, elle n’aurait cueilli les fleurs de son jardin, c’est un sacrilège. Elle préfère voir le tapis coloré qu’elles forment sur la pelouse. Mais, elle ne dit rien. Ils ont cru bien faire sans doute, pour égayer son retour. Mais le cœur n’y est plus. Alors que ce matin, dans sa chambre d’hôpital, elle était pleine d’entrain, prête à soulever des montagnes avec sa hanche toute neuve, elle ne se sent plus d’attaque maintenant. A table, elle ne parvient pas à donner le change à la joie qu’elle sent forcée de son mari et de sa fille. Le gâteau est vraiment délicieux, mais très vite, elle en a assez. Le café, elle le trouve trop fort. Elle se force à tout boire et à tout manger. Loïc et Sophie suivent, inquiets, chacun de ses gestes. Alors, tu es contente de te retrouver chez toi ? Cette phrase, ils la lui ont répétées au moins dix fois. Oui, oui, elle est contente. Marie n’est pas vraiment heureuse. Elle ne saurait dire pourquoi, mais elle ne parvient pas à mettre sa joie au diapason de ses attentes. Loïc, pourquoi n’as-tu pas ouvert les volets du haut ? Parce que ce n’est pas la peine. Tu dormiras en bas maintenant, c’est plus prudent après ce qui t’est arrivé.
  • 32. Marie voudrait protester. Sa chambre a toujours été en haut, pas en bas…La vue sur la forêt va lui manquer et puis qu’est-ce qu’ils ont bien pu fabriquer de sa collection de poupées folkloriques ? L’autre pièce est plus petite. Elle va y étouffer. Cassante, Sophie, lui répond qu’elle a passé tout un week-end à remettre tout exactement à la même place. Elle aurait pu lui en parler au moins avant de prendre une telle initiative ! Marie voit les lèvres de sa fille trembler. Il faut qu’elle se calme, elle ne voudrait pas devenir une vieille hargneuse et ronchon. Loïc soutient mollement sa fille. Sophie a raison, Marie. C’est mieux comme ça. Une fatigue s’abat soudain sur Marie, immense. Sa tête tourne un peu. Elle fait un geste pour se lever. Sophie la retient. Si tu as besoin de quelque chose, dis-le-moi ! Je suis encore capable d’aller pisser toute seule, je ne suis pas handicapée. Maintenant, Marie qui était si contente de retrouver les siens, aurait envie d’être seule, juste avec Loïc, pour ne pas avoir à parler pour ne rien dire. Dans les toilettes, Loïc n’a pas non plus installé les poignées promises et recommandées par le médecin. Elle n’aime pas la sollicitude exagérée de Sophie, le ton mielleux qu’elle prend pour lui parler, ainsi que les infirmières à l’hôpital qui ricanent une fois qu’elles sont dans les couloirs. Et son mari qui semble acquiescer à tous ses désirs, comme quand elle était enfant. De lui, elle parvenait à tout obtenir seulement en lui faisant les yeux doux et un petit sourire
  • 33. en coin si attendrissant. Non, non Marie n’est pas jalouse, juste agacée par sa mollesse et les regards entendus que ces deux là semblent se jeter. Elle l’entend au téléphone avec un associé ou peut-être son gendre. D’ailleurs, pourquoi, il n’est pas venu lui rendre visite celui-là ? C’est évident…ça ne va pas être facile…surtout…faut y aller doucement…mais tout se déroule comme prévu…bon, je dois te laisser. Ça va maman, tu veux de l’aide ? Marie a décidé de se reprendre, de ne pas montrer sa fatigue. Pourtant, ses jambes sont lourdes et son esprit si embrumé. Elle n’a pas tiré la chasse d’eau pour ne pas se faire remarquer et se dirige vers son potager en s’agrippant aux murs. Mon dieu, tout est envahi de mauvaises herbes ! Elle ne peut pas en vouloir à son mari, il était si occupé avec les allers- retours entre la maison et l’hôpital. Il n’y a aucune fraise ! Toutes ont été mangées par les limaces et les escargots. A table, Loïc et Sophie tournent maussadement leur cuillère dans le café, et à son arrivée affiche un drôle de sourire standard. Alors, t’es contente de retrouver ta maison ? Oui, oui, fait Marie, en s’affalant dans son fauteuil. Tous les sujets de conversation semblent avoir été épuisés sur le voisinage, le travail de Sophie, les études des enfants, les rituels de l’hôpital, les suites du traitement…
  • 34. Marie se sent de plus en plus molle. Elle voudrait faire des choses, se rendre utile, reprendre le cours de sa vie, mais tous ses membres et sa volonté sont comme englués. Des sentiments contradictoires l’animent. Elle ne sait pas si c’est elle qui a changé, la maladie qui l’a transformée ou le regard des autres… Sa maison si chaleureuse avant son départ, lui parait tellement triste. Qu’est-ce qui s’est passé ? Ça doit être de sa faute, elle est si fatiguée. Elle aurait presque envie de pleurer. Si seulement Sophie n’avait pas été là, elle se serait blottie dans les bras de son mari. Alors, tu es contente de retrouver ton chat ? Contrairement à son habitude, Pacha n’est pas venu se frotter contre les jambes de la vieille dame. Sur son muret, l’animal la regarde d’un air torve et méfiant. Tu ne me reconnais pas ? J’ai tant changé que ça ? Je vais me coucher… Sophie ne fait pas un geste pour aider sa mère. Elle regarde Marie se diriger en boitillant vers sa nouvelle chambre. Elle a trop forcé. Son dos et sa hanche la font à nouveau atrocement souffrir. Si seulement, elle pouvait reprendre de ces petites pilules du bonheur. Elle n’a même pas le courage de se déshabiller. Comme elle ne veut pas dépendre de sa fille ni de personne, elle a décidé de ne pas l’appeler…et se couche dans son lit avec ses chaussures. Pas grave ! Loïc passe la tête par la porte entrebâillée. Alors, tu es contente de retrouver ton bon lit douillet ? Oui, oui, fait Marie qui sombre de plus en plus. Ses paupières sont si lourdes. Il dépose sur son front un baiser léger de vieux jeune homme timide. Elle lui prend les mains. Elles sont toute froides. Je vais faire un petit somme et ensuite, je préparerai le d….
  • 35. Elle s’est endormie comme une masse sans parvenir à terminer sa phrase. Loïc, retourne auprès de sa fille sur la terrasse. Devant elle, un dossier qu’il connaît trop bien. On ne peut plus reculer maintenant, papa…C’est de ta faute, tu as toujours manqué de courage, trop faible avec elle. Si tu avais changé le contrat de mariage dès le début, on n’en serait pas là. Tu ne crois pas que… ? On en a déjà parlé cent fois. C’est mieux pour toi, pour elle, pour tout le monde. Vous ne pouvez pas continuer à vivre dans cette maison bien trop dangereuse. J’ai un acquéreur prêt à l’acheter au meilleur prix et cash avec ça. On n’y a pas été un peu trop fort avec la dose dans le café ? Tu me promets qu’elle se réveillera bien après ? Mais oui, papa…avec ce produit, elle aura juste oublié qu’elle a apposé sa signature au bas de l’acte de vente de sa maison… Ça doit être bon maintenant, vas-y…Ne t’en fais, elle sera heureuse dans une maison plus adaptée.
  • 36. Aminata Chloé, attends-moi, où tu vas comme ça ? Dans les couloirs du métro, une grosse dame essoufflée, poursuit péniblement une petite fille qui sautille et court partout comme un feu follet. Aminata, sa nourrice noire a tellement peur de la perdre dans la foule. Tu donneras bien la main à Aminata, Chloé. Tu le promets à maman ? Chloé dit que c’est par là, qu’elle reconnait bien le chemin qu’elle fait tous les mercredis avec sa maman. C’est vraiment tout pareil. Oui, tout est pareil depuis une heure, dit Aminata. Plusieurs fois qu’elles passent devant la même publicité : un nain qui tient la main de Blanche Neige, devant un château illuminé par un feu d’artifice. Aminata n’en est pas très sûre, c’est peut-être une autre affiche, tout se ressemble tellement dans le métro. Les gens sont tous habillés de façon identique, en noir et en gris. Les bouches sont tristes, les yeux regardent les chaussures ou le vide, du bruit leur sort des oreilles. Il y en a même qui parlent tout seuls. Il n’y a que Blanche Neige et les nains qui semblent être contents. Le papier qu’elle tient dans la main est maintenant en bouillie, presque illisible, et l’encre a déteint sur ses paumes. Après, on ira au manège, dis, on ira ? . Oui, oui, on ira, promis, mais avant, il faut aller chez ton docteur pour les dents. On a déjà une heure de retard. Qu’est-ce qu’elle va dire Madame si elle apprend qu’on est arrivé après la bonne heure ? Tout est tellement important pour cette femme. Et elle va encore prendre sa petite voix haut perchée et pointer son doigt devant elle pour la gronder. Aminata est si fatiguée. Levée depuis cinq heures du matin, elle a dû préparer le petit déjeuner pour toute la famille, faire les courses, s’occuper du déjeuner, laver la cuisine. Et après l’orthomachin de Chloé, il y aura encore le dîner et le repassage. Et puis encore des lessives. Il y a comme un mauvais génie dans le panier à linge. Dès qu’Aminata a le dos tourné et croit l’avoir vidé, il est de nouveau plein jusqu’à la gueule. Elle n’a jamais encore osé en parler à Madame. Et Monsieur, qu’est-ce qu’il a comme chemises ! Toutes pareilles, blanches, comme sa figure, parce qu’il rentre tard le soir.
  • 37. Sans un pli, Aminata, sans un pli. Monsieur est exigeant. Et soigne bien le col et les poignets. Je veux que tout soit impeccable, tu m’entends, impeccable. Aminata n’est pas sourde, pourquoi Madame répète-t-elle deux fois chaque mot ? Et puis dormir…elle ne pense plus qu’à ça, dès le matin. Ils t’exploitent, tes patrons, lui a dit ce matin, Momo l’épicier… Exploiter, elle ne comprend pas ce que ça signifie. Monsieur et Madame sont gentils parfois et quand ils sortent, elle peut regarder la télé. Tout ce qui compte c’est de pouvoir envoyer de l’argent à Aboubakar et à Aissétou pour qu’ils puissent faire de grandes études à Paris. Dans les couloirs carrelés du métro comme dans une gigantesque salle de bain, l’enfant et sa nourrice, deux poissons remontant un fleuve humain à contre courant, sont bousculées par la foule compacte des heures de pointe. Aminata a de plus en plus mal au bras et à l’épaule, à force de trainer Chloé qui n’a plus envie d’avancer et commence à pleurnicher. Et personne qui ne demande pardon. - Tiens, y a encore Blanche Neige ! Dis, tu m’emmènes à Eurodisney, Aminata. Et dis, pourquoi y a des lapins dans le métro ? - Les lapins ne prennent pas le métro, Chloé, ça c’est sûr. - Alors, pourquoi y a un dessin de lapin qui se fait pincer les doigts par la porte ? Chloé veut savoir et trépigne. Aminata sent la sueur lui couler entre les seins, le long du dos. Il fait chaud comme en enfer là dedans. 18h30…Et le rendez-vous à 17h30 ou à 17h ? Aminata ne sait plus, ça fait tellement longtemps qu’elles tournent en rond dans les couloirs blancs et gris, qu’elles sont descendues remontées, dans des rames. Et ce plan, comme un grand serpent sans queue ni tête qui va dans les deux sens avec des pattes qui vont ailleurs. Et puis, ça change tout le temps de station, ce ne sont jamais les mêmes lettres, on ne sait jamais où on en est ! Et Chloé qui est persuadée de tout reconnaître. Aminata n’en peut plus de cette sonnerie à la fermeture des portes. C’est sans doute pour les lapins. C’est pas compliqué a dit la patronne ; pour aller chez l’orthodontiste, monsieur Tchecvllovsky (elle a bien prononcé chacune des lettres de ce nom bizarre), tu n’as qu’à
  • 38. prendre la ligne 4, tu descends à porte d’Orléans et c’est juste à côté du Marionnaud, à droite, non, à gauche. Enfin, tu verras, tu n’auras qu’à regarder, il y a une plaque avec son nom marqué dessus. Elle a répété encore plusieurs fois le nom bizarre. Et puis, je t’ai tout noté sur la feuille. Aminata se répétait sans cesse les mots de Madame dans la tête, mais la nourrice africaine ne sait pas lire et dans l’affolement a perdu les quelques consignes qu’elle avait mémorisées … Chloé qui sautille et court partout n’a que cinq ans… - C’est trop long. Avec maman, quand on y va en voiture, c’est plus rapide ! Et puis après, elle m’achète un pain aux amandes. Je veux un pain au chocolat, et aux amandes aussi! Aminata, fouille dans son sac. Elle n’a même pas pensé à prendre un paquet de biscuits. Il reste seulement un petit LU en miettes, et une sucette collée au fond que Chloé n’avait plus voulue. Quand Aminata la lui propose, la petite fille se met à taper des pieds en hurlant qu’elle veut un pain au chocolat et pas autre chose. La nourrice voit les gens ralentir à sa hauteur avec des yeux gros comme des calebasses. Elle, maltraiter Chloé ? Jamais ! Même si les petits enfants blancs sont capricieux, elle les adore plus que tout. Aminata a très peur et tire Chloé un peu plus fort. Si ça se trouve, ils vont appeler la police ! Les gens ne sont vraiment pas gentils. Avec leur casque vissé sur les oreilles, ils n’entendent rien quand on leur demande des renseignements. S’il vous plait, c’est où la porte d’Orléans ? Personne ne répond. Eux, ils devraient aller voir un médecin pour les oreilles ! En tout cas, Aboubakhar, lui, n’a pas besoin d’orthomachinchose pour se remettre les dents bien droites. A trois ans, il les avait déjà toutes bien blanches et bien alignées, comme les paquets de pâtes dans le placard de Madame ! Mais maintenant ? La photo, ça fait longtemps qu’elle n’a pas pu la regarder. Monsieur et Madame ont dit que ça lui ferait trop de mal de la voir, que c’était mieux comme ça. Alors, ils préfèrent la garder pour qu’elle ne soit pas trop triste. Maintenant, quand elle y pense le soir, allongée sur sa paillasse, l’image de son dernier fils devient toute floue. C’est pour ça qu’elle voudrait de ses nouvelles et une autre photo. Et Aissétou, elle doit avoir des petits seins qui pointent à présent. Elle voudrait lui dire de faire bien attention. Une fois, Madame a été gentille et a écrit une lettre pour elle, au village. Aminata attend toujours la réponse. Que veux-tu Aminata, ton pays est loin et la poste est souvent en grève en France. - S’il vous plait, c’est où la porte d’Orléans ?
  • 39. Rien, les bouches ne s’ouvrent pas pour lui donner une réponse, les doigts ne se lèvent pas pour indiquer une direction. Les gens seront plus sympathiques dehors que dans le grand boyau du cobra, pense Aminata. Ils ont des sales têtes ici et pas d’oreilles. Alors, elle prend fermement la petite fille par la main et décide de sortir de cet enfer gris et blanc. - Regarde Aminata, y a une porte, là ! Tu crois que c’est celle là, la porte d’Orléans ? Aminata ne sait plus du tout où elle est. Elle a enfilé tellement de couloirs dans tous les sens qu’elle en a le vertige et la nausée…alors, cette porte là ou une autre. Elle pousse le lourd portillon que le vent s’amuse à rabattre sans cesse sur elle. Rien au dessus de l’issue qui ressemble aux mots que Madame avait écrits. Dehors, le vent glacé les gifle, quelques flocons dansent dans l’air. Il fait presque nuit. C’est sûr, Madame va être très en colère maintenant. Et Monsieur…Une fois, elle l’a entendu hurler tellement fort sous prétexte que le tiroir où il rangeait ses chaussettes, grinçait… A la sortie de la bouche du métro, un manège avec des chevaux de toutes les couleurs. Ils ont tellement l’air content de monter et de descendre qu’on a l’impression qu’ils sourient de toutes leurs dents. Chloé s’échappe des mains de sa nourrice…Elle tourne autour en courant puis tente de grimper sur un cheval. - Chloé, reviens, reviens ! - Tu m’avais promis, tu m’avais promis, hurle l’enfant ! Elle court difficilement, mais finit par la rattraper. Aminata ne sait plus à qui s’adresser quand elle voit un kiosquier qui s’apprêtait à fermer sa boutique. - S’il vous plait, c’est où la porte d’Orléans ? Il rit. C’est la première personne qu’elle voit rire d’aussi bon cœur depuis longtemps. Mais pourquoi ?
  • 40. - Mais ma p’tite dame, vous êtes au bout du monde ici, vous êtes Porte de Clignancourt… Ne se voyant pas retourner dans les tripes de l’enfer, Aminata, épuisée, s’assoit sur un banc, prend Chloé dans ses bras en lui chantant une berceuse de son pays. L’autre bout du monde, il a dit… C’est doux, ça lui fait du bien à elle aussi. Dehors, l’obscurité enveloppe la femme et l’enfant qu’elle recouvre de son boubou…Chloé a froid, faim et envie de faire pipi. Aminata a peur qu’elle tombe malade. Deux heures de retard ! Affolement général. L’orthodontiste est formel, Chloé et Aminata ne sont jamais arrivées à son cabinet. Monsieur et Madame ne peuvent s’empêcher de penser au pire, à la fuite, à un enlèvement. La fuite, comment ce serait possible ? Jamais, ils n’auraient dû lui accorder leur confiance. Il l’avait pourtant répété mille fois à sa femme, on ne peut jamais faire confiance aux étrangers. Ils ont été trop bons, trop larges, trop généreux, trop…Ils devraient peut-être appeler la police. Ils hésitent… Ce serait tellement embêtant qu’Aminata dise que ses patrons conservent ses papiers dans le coffre caché derrière un tableau contemporain, qu’elle doit se contenter des restes de la famille et qu’elle dort à même le sol de la cuisine sur une simple paillasse. La petite l’aimait bien pourtant…
  • 41. La lisière des mondes Je t’attendais depuis longtemps. Je t’ai guettée jour après jour comme un fou. Levé de bonne heure, j’ai erré, marché par tous les temps. Dans le scintillement de la rosée, sous la pluie et le vent glacés de novembre, emmitouflé de brume, dans l’ondulation vaporeuse des soirées d’été, avec pour seule compagnie le craquement de mes pas sur les feuilles sèches. L’arpenteur que tu avais fait de moi ne sentait plus la boue coller à ses semelles ni la morsure du froid. De semaine en semaine, je m’allégeais. Mon corps plus sec, noueux comme un chêne. Un homme rugueux au monde. Au grand air, je lessivais mon corps, étrillais mes pensées jusqu’à n’être plus qu’un squelette blanchie de feuilles. Juste un pied devant l’autre, à ta rencontre. Toi, tu m’es apparue pour la première fois, un matin, très tôt dans la rousseur soyeuse de ta robe. Je ne sais si tu avais senti ma présence. Un instant, aux arrêts, tu te tenais dans l’orbe mystique d’un rayon, me défiant de ton œil noir. Puis, tu as repris ta course, me frôlant si près que j’ai senti la chaleur ambrée de ta peau contre la mienne. L’air vibrait encore après ton passage. Ou était-ce moi ? Tu as inscrit dans mes narines ton parfum chaud d’automne et de femelle. Tu as fait de moi un amant éconduit, jaloux d’un monde qu’il ne pourrait jamais franchir. Pourquoi les frontières ? Aucune femme n’a été autant désirée. Pendant des mois, je t’ai recherchée à nouveau, sans culpabilité, sans honte, m’écorchant aux branches comme un aveugle, jusqu’à en crever de fatigue. Je laissais au loin les hommes ripailler, les chiens aboyer et les femmes gémir sur mes absences. Longtemps, je me suis cru seul. Depuis ma rencontre avec toi, je ne l’étais plus. Nous côtoyons tant d’êtres qui ne font que rembourrer nos existences de billes de polystyrène. Avant, il y avait ce vide en moi qui se creusait à mesure que ma vie d’homme se remplissait d’actes et d’actions superflus. Toi aussi tu m’attendais. C’est pour ça que tu es revenue ? Joueuse et fuyante, tu me laissais des signes dans les écorces calleuses. Le vent et les herbes foulées me parlaient de toi. Comme un criminel, je revenais toujours au même endroit, à la lisière des mondes. Pour
  • 42. toi, je quittais ma famille encore endormie, laissais mes servitudes d’homme dans les cités de verre, avalais des centaines de kilomètres pour te rejoindre. Je m’enfonçais un peu plus profond chaque fois, là où la lumière ne pénètre plus. Sur la route, en moi, tout se mêlait, la joie, l’exaltation, le plaisir trouble de la transgression et la peur. Les hommes ont tout le temps peur. Tu ne le savais pas ? J’ai toujours vécu au bord d’un abîme à guetter d’invisibles ennemis. Je peux te l’avouer à toi, je ne suis qu’un homme. Maintenant que tu t’es coulée à mes côtés, je ne crains plus rien, pas même de te perdre. Pendant des mois, tu ne m’es plus apparue. J’ai cru devenir dingue. Seul comme un chien, je hurlais et marchais pendant des heures dans les forêts jusqu’à l’extinction de mes forces. Je m’en retournais, sombre, dans ma vie à mes occupations d’homme occupé. Je tuais le temps à coup de vanités et de faux semblants. J’ai cru que j’allais en crever. Un fossé se creusait en moi et surtout entre moi et les autres. Incapable de suivre ou de mener une véritable conversation, mes mots débiles franchissaient à peine la barrière de mes lèvres. Tout me semblait sonner creux. Chaque geste, chaque intention en dehors de toi, me coûtaient des efforts surhumains. J’étais comme un alpiniste aux pieds entravés par des chaînes, lesté d’un lourd sac de pierres. Les miens m’attendaient au sommet de la montagne, sollicitant mon aide, quémandant mon attention, mon amour, mon avis sur la couleur de la moquette, sur la destination des prochaines vacances, sur la marche d’un monde incompréhensible. Je n’en avais que faire, incapable de les rejoindre ni de leur répondre. Je les voyais à travers une épaisse vitre de verre, tenter des gestes, esquisser des questions. Poser des questions est bien une sale manie d’humain. Mon corps était là, mon esprit ailleurs. J’étais amoureux. Je leur disais que j’étais fatigué, que j’avais besoin de repos, de vacances et peut-être même de partir un peu, seul…et loin. Ils me disaient de m’accrocher, de prendre sur moi, de sortir, de voir du monde… Ils utilisaient des mots compliqués, parlaient maladie, médicaments, thérapie…Ils avaient tous un avis éclairé sur la question et discutaient à mon sujet comme si j’étais absent, comme s’ils en savaient plus que moi sur ce que je ressentais. Alors, je faisais semblant de dormir. Chaque jour le sommeil me rapprochait de toi, douce pensée lovée au creux de mes nuits. Là, je pouvais me laisser aller à toutes les débauches, les bacchanales primitives, les
  • 43. délires les plus insensés. Mes nuits orgiaques étaient un rempart qui me préservait de la vraie folie, les frontières s’abolissaient, les digues se rompaient. A mes banquets imaginaires où je festoyais en ta compagnie, je convoquais Pan, Priape, Bacchus. Au matin, mon sexe était toujours tendu douloureusement vers toi. Non, rien de pervers ni de contre nature. J’aimais, c’est tout. J’ai tellement rêvé ce moment où l’on serait allongé l’un contre l’autre, où je sentirais la douceur de tes flancs contre les miens, ma main dans le velours de ta toison rousse. Mais te rejoindre par l’esprit ne me suffisait plus, il me fallait ton corps. J’y suis, je te possède enfin, mon amour. Une déflagration, un éclair et l’aveuglement. Ton effondrement fut long, doux, lascif. Tu n’as même pas crié, juste un soupir. Non, ce n’était pas du renoncement, seulement un abandon. Tu es à moi maintenant et, tu l’es pour toujours. Qu’est-ce qui pourrait désormais nous séparer ? La scène est telle que je l’avais imaginée dans la clairière où nous nous étions rencontrés la première fois. Il est encore tôt dans la matinée, un pâle rayon de soleil filtre entre les arbres et nous baigne d’une lumière blonde. Nous sommes allongés côte à côte, sur un lit de feuilles épaisses. Tout bruit légèrement comme si la nature ne voulait pas nous déranger. Je suis nu, sexe dressé contre toi. Ta peau est encore plus douce que dans mes rêves, surtout sur ton ventre, entre tes cuisses où le duvet se fait plus fin et plus clair. Je suis si ému, un peu impressionné. Tu es tellement plus grande que moi, pauvre humain. Ton immensité me submerge. A la rencontre de l’inconnu, mes doigts suivent le tracé sauvage de tes courbes, te fouille, t’explore. Les battements de ton cœur s’amenuisent doucement sous ma paume. Tu n’auras jamais plus peur des hommes. Je n’aurais plus jamais peur de te perdre ; tu n’appartiendras jamais à personne d’autre que moi. Une odeur forte, brute, brutale de femelle monte de toi et réveille, l’animal mâle en moi. Je m’en imprègne me frotte à toi en enserrant tes flancs fermes et chauds. L’univers se clôt là, dans cet enlacement et ce dernier spasme simultané. Je t’offre une semence qui ne te fécondera jamais. Tu ne m’en veux pas de t’avoir possédée.
  • 44. Au coin de ton œil langoureux aux cils immenses, une mouche s’est posée. Une goutte de sang sur mes doigts. Se peut-il que la mort fasse déjà son office sur ton œil de biche ? La dernière cartouche sera pour moi.
  • 45. La nostalgie, camarade Un jour à tuer quelqu’un, sans raison. C’est ce que je me suis dit ce matin-là en regardant le ciel couleur bitume. Même pas le temps d’un baiser à Lise encore dans son linceul de sommeil. Sept heures du matin. Trajet hebdomadaire Paris/Lyon en voiture, sous la pluie et le brouillard. A s’avaler sans rien dans le ventre, des centaines de kilomètres sur une chaussée tendue comme une peau de phoque. Au rythme crissant des essuie-glaces, je suivais la longue procession des chenilles tristes parties au travail dans leur boite métallique. Au bout, une réunion de direction où je justifierais ma présence par des interventions brèves mais efficaces. J’aurais pu prendre le train, l’avion ; j’en ai les moyens. Et même dormir sur place. Mais, j’aime être seul dans ma voiture pour ne pas avoir à subir la musique des autres, leur tête livide, leurs yeux cernés. Partout, les gens prennent trop de place. Dans ma voiture, j’aime dérouler des pensées sans suite, rêvasser, ébaucher des projets avortés au premier virage… La pluie redoublait, cisaillant de zébrures les traînées baveuses des phares. Jamais le jour ne se lèverait. Autant m’arrêter pour attendre que le déluge cesse et prendre un café. Le regard dans nos gobelets en plastique, on avait tous l’air de naufragés. Des chauffeurs routiers portugais discutaient vivement entre eux. Une femme seule faisait le tour de son gobelet d’un doigt, comme si elle tentait d’en tirer un son. Sans ses cheveux plaqués contre son crâne par la pluie, je l’aurais trouvée plutôt jolie. Un couple de motards ruisselants, s’ébrouait tout en riant aux éclats. Ces aires de repos m’angoissent autant qu’elles m’attirent. Là, tout peut arriver. Une rencontre improbable, une liaison autoroutière dans cet entre-deux monde où des vies ne font que se frôler. Amants de l’asphalte, nous nous aimerions d’un non lieu à l’autre, sans savoir d’où nous venions et vers où nous nous rendions. Cette idée me plaisait bien. J’aurais pu la proposer à la fille aux cheveux dégoulinants. On aurait baisé dans sa voiture ou dans la mienne. Enfin, plutôt dans la sienne. Une clope, un café, un pain au chocolat en plastique et basta. Au lieu de quoi, à la sortie de l’aire, j’ai pris en stop un type. Je n’en prends jamais d’habitude. J’ai faibli en le voyant rester stoïque sous les trombes d’eau. Trempé comme une
  • 46. soupe, il aurait pu s’abriter dans la station service. C’est après seulement que j’ai songé à mes sièges en cuir fauve et à l’odeur de chien mouillé qui allait s’appesantir pendant des semaines dans l’habitacle. Il n’avait aucun bagage. De toute façon, je n’aurais pas aimé avoir à sortir de la voiture pour les mettre dans le coffre. De loin, un petit homme sans âge au visage caché par une capuche de sweat- shirt bien trop grand pour lui. Ses chaussures -des baskets de jeunes- ne collaient pas au personnage. Il était poli, exagérément poli. Tout en joignant les mains, il me remercia plusieurs fois, avec un accent à l’origine indéfinissable. Afrique du Nord, Balkans, pays de l’Est… ? Tout ça ne me disait pas où il se rendait. Il m’a dit : en bas de la carte, le plus en bas possible. Tu me conduis là où tu peux, ça n’a pas d’importance. Il voulait sans doute dire, vers le Sud. C’est ça, en bas du Sud. De toute façon, je ne vais pas plus loin que Lyon. C’est pas grave, tu me conduis là où tu peux. Si Lyon est vers le sud, ça me convient. Je lui proposai de retirer son blouson. Il refusa. Pour les chaussures, il n’était pas contre. Je ne parvins pas à l’en empêcher… Après tout, sa compagnie et l’odeur me tiendraient éveillé. Je lui ai demandé à nouveau où il allait. Il a esquissé un geste évasif qui pouvait tout aussi bien signifier : loin, là où le vent me portera, quelle importance… Il resta un long moment silencieux. La situation me convenait. J’avais mis la radio en sourdine quand il s’est mis à parler comme pour prendre le relais de la pluie qui venait de cesser. Il est entré dans une sorte de délire. Ah, Là bas…là bas… il ne pleuvait pas autant et pas si souvent. Tu te lèves le matin et il fait toujours beau. Quand tu ouvres les volets, les odeurs te rentrent dans la peau. Rien ne
  • 47. sent vraiment ici, tu as remarqué ? Les fruits ont le goût de l’eau, les fleurs sont timides et même les femmes, elles ne sentent rien. Ah, la nostalgie camarade, la nostalgie. Il hocha la tête quelques instants, en proie, sans doute, à une vague incontrôlable de pensées nostalgiques. Qu’est-ce que je pouvais lui répondre ? En tout cas, lui avait une odeur bien présente ! La capuche encore vissée sur la tête, il a continué à débiter sa litanie avec cet accent que je n’identifiais toujours pas. Et les couleurs, camarade…les couleurs, tu n’en as jamais vu de pareilles. Quand le bleu du ciel et de la mer te prennent aux tripes, ça te donne envie de bouffer la vie à pleine dent, d’ouvrir grand les bras comme pour accueillir la femme que tu aimes. Tu vois camarade, il suffit que je prononce le mot bleu pour que ça me serre fort là, dit-il en désignant son diaphragme. Et puis ça me fait comme une sorte de goût amer dans la bouche, le nez et ça me remonte jusqu’aux yeux. Et tout seul dans mon lit, je pleure, parfois tu sais. Et ne va pas croire que je ne suis pas un homme. Je ne sais pas pourquoi, je te raconte tout ça à toi…peut-être parce que je sens que tu m’entends. Je ne savais pas pourquoi, en effet, ce vieux fou me débitait toutes ces sornettes. Peut- être un vieil immigré qui rentrait au pays, un malade échappé d’un asile, ou un vieux d’un hospice ? Son visage était toujours invisible. Je commençai à regretter de lui avoir permis de monter. Je ne pouvais pourtant pas le jeter de la bagnole. Tu vois, la nostalgie c’est ça. Une main qui te prend à la gorge et qui te fait autant de bien que de mal. Une caresse et un étouffement. La nostalgie, une femme qui te ferait mourir d’amour en te serrant trop fort dans ses bras. C’est pas vrai ?! Il joignait le geste à la parole en plus. Ça fait bien longtemps… Je suis vieux, mais dans ma bouche, quand j’y repense, je sens encore le goût des oranges. Je vois aussi les pastèques, qu’enfants on mangeait en les découpant sur le trottoir. C’est comme si je pouvais revoir, là maintenant chaque pépin du
  • 48. fruit. Si j’avais un papier et un crayon, je pourrais même t’en faire un dessin. Mais, tu ne pourrais pas sentir la douceur du jus qui me coulait sur le menton. Je montai un peu plus fort le son de la radio. C’était l’heure des informations de 9 heures. Je t’ennuie avec toutes mes histoires ? Je fis non de la tête. Mais oui, bordel, qu’est-ce qu’il m’ennuyait ! Il continua. On faisait aussi des bracelets, des colliers avec les pépins qu’on peignait et qu’on offrait à nos mères. Elles disaient que c’était le plus beau cadeau du monde. Je suis sûr qu’elles gardaient ces bijoux jusqu’à leur mort. Et bien, tu vois mon ami, c’est ça le souvenir. Juste un collier de pépins que tu enfiles sur un fil qui se casse parfois. Les pépins sont tout dispersés, mais ils sont là, par terre comme un souvenir du collier. Un long silence. Il hochait la tête en se curant les dents avec l’ongle de l’auriculaire. Encore deux cents kilomètres à écouter ce vieux tordu. Cette histoire de pépins commençait sérieusement à m’agacer. Pas moyen de réfléchir et de préparer ce que je devais dire pendant la réunion. J’aurais presque préféré écouter la météo marine en boucle. Est-ce que je me souvenais seulement des cadeaux offerts à ma mère, moi ? Elle ne conservait rien. Je n’ai même pas pu récupérer mes cahiers d’écolier qui étaient restés dans la cave lors du dernier déménagement. Elle avait dû les jeter. Elle jetait toujours tout. De mon enfance, il me restait quoi au juste ? Même pas quelques photos. Celles de mes propres enfants ? Elles doivent être rangées dans des boites étiquetées dans la cave. Les plus récentes
  • 49. sur des CD roms…Je ne sais même pas où je les ai mis… Mais pourquoi je me pose toutes ces questions ? Après un long silence, il reprit : Tu n’as pas le mal du pays, toi ? Non, je n’ai pas ce que vous appelez « le mal du pays ». Pour ça, il faut avoir un pays. Tu es bien de quelque part ? On a tous un quelque part. Je n’allais pas lui raconter ma vie de fils de militaire. Les déménagements tous les deux ans, les amis qu’on laisse. L’habitude qu’on prend de ne pas avoir d’habitude. Les attaches qu’on ne se crée plus…Cette impression de liberté, d’indépendance vis-à-vis des autres. Je n’avais conservé aucun de mes amis d’enfance. Oui je suis certainement de quelque part, mais… Là, le vieil homme a tourné la tête et j’ai vu enfin son visage comme ravagé par un séisme. Aux nombres de plis que faisait sa peau, il devait avoir plus de cent ans. Un vieillard ! Incroyable, je trimbalais Mathusalem. Tout en me transperçant de ses deux petits yeux bleus aigus, sentencieux il a pointé vers moi un doigt aux ongles endeuillés. Si on n’a pas de quelque part, on n’existe pas. Parce que si tu n’étais de nulle part, tu ne serais pas ici, sur cette route. Tu es bien parti d’un endroit pour aller à un autre ? Alors, tu es forcément de quelque part. Ton pays, c’est là où ton cœur y est pour toujours. Et c’est là que tu dois revenir. Mais ça peut être aussi une ville, une idée, une femme, un ami. Et il y aura toujours un fil qui t’y attachera. Il me fatiguait l’ancêtre avec ses histoires d’origines. Je suis parti de Paris et je vais à Lyon, c’est tout ce qu’il y a à savoir. Ce matin, j’ai quitté une femme endormie. Ce soir, je la retrouverai dans les mêmes draps. Entre les deux,
  • 50. elle n’aura pas levé la tête pour moi. Dans deux heures, je dois négocier le rachat de notre filiale suisse par une bande de mafieux. Moi, je ne veux pas d’attaches. Je trouve que la vie nous ligote bien assez comme ça. Oui, je suis de quelque part, précisément comme vous dites. C’est l’endroit où je suis né. C’est marqué sur mon passeport : Martin Grandieu, né le 11 juin 1954 à Cologne. Mais c’est tout. Je n’ai fait qu’y passer. Après, mes parents n’ont cessé de bouger. Donc, pour moi, c’est comme un nulle part. Un peu comme la station service où je vous ai ramassé. Un endroit où l’on passe et où on ne s’attarde pas. Ici, ailleurs, le passé…rien à foutre. C’est le présent qui compte, ce que je veux en faire pour l’avenir. Je pensais lui avoir définitivement cloué le bec. Le vieux hocha longuement la tête et tourna vers moi son profil anguleux et parcheminé. Il me mitrailla de ses petits yeux étroits. Alors, tu dois être bien malheureux, mon fils. Sans ton passé, sans la nostalgie, tu n’es pas un homme, juste une pierre lancée sur une route, comme ta voiture. Un caillou rejeté par la mer sur le sable, qui ne sait même pas d’où il vient. Et vous, vous pouvez me dire d’où vous venez ? Je viens de là où je retourne, pour mourir, dans mon pays : l’Algérie… J’ai trop passé de temps chez toi. Qu’est-ce qu’il m’a pris de lui dire que j’y avais vécu deux ans, à l’époque des événements ? En même temps que le déluge, il a repris sa logorrhée nostalgique : la beauté des filles, le bleu du ciel, de la mer, les épices, les dattes, la blancheur des maisons, la fleur de jasmin, les rires des enfants, le mariage de ses sœurs, la prière sur les terrasses chauffées à blanc, la fraîcheur des fontaines sous les patios… à m’en faire tourner la tête. Je pourrais même l’accompagner si je voulais. Je n’avais rien mangé, le matin, avant de partir. Un creux dans l’estomac, la tête qui tourne et envie de vomir.
  • 51. J’ai crié dans l’habitacle : Moi, je suis un homme sans nostalgie. Avant le vieux, je ne savais même pas ce que ça voulait dire. La nostalgie, c’était juste pour moi une forme vague de regret. Je pouvais regretter tel ou tel lieu où j’avais passé d’agréables vacances. Ça durait une matinée tout au plus, le temps de se remettre dans le bain. C’était mieux comme ça. Où sont-elles mes photos, celles des enfants et la robe noire qui moulait Lise le soir où je l’ai rencontrée, ses cheveux longs et soyeux, cette plage où l’on se baignait nus…et la maison blanche sur les hauteurs d’Alger ? Et… ? Des images oubliées de mon passé se déversaient en désordre dans mon esprit et me rivetaient une plaque d’angoisse dans la gorge au point que je ne parvenais plus à respirer. Arrivé sous un pont, je me suis arrêté brutalement et ai demandé au vieux de descendre. Merci, mon fils, que Dieu te préserve. Je suis parti en trombe. J’ai entendu le crissement des freins de la voiture qui me suivait. J’ai continué ma route. Comme d’habitude, je ne me suis pas retourné. Un automobiliste, surpris par un brusque ralentissement de la circulation a percuté sur l’autoroute A6, en direction de Lyon, un vieil homme à l’identité inconnue à ce jour. Le corps a été propulsé sous la violence du choc à plusieurs mètres par-dessus la glissière de sécurité. Cherchons toutes personnes pouvant nous fournir des renseignements sur l’identité de la victime. Sur le siège, à la place du passager, un pépin de pastèque.
  • 52.
  • 53. Chair à papier C’est si beau, une ville, la nuit. Cette phrase n’était pas de vous. Je n’avais pas osé vous le faire remarquer, il me fallait tenir mon rôle, c’était dans le contrat. Surtout ne pas poser de questions. Après le champagne, et après avoir enfilé un imperméable sur mon corps nu, vous m’aviez ceint les yeux d’un bandeau pourpre. Vos mains étaient douces et puissantes sur mes épaules, leur pression déversant de l’or en fusion en moi. Le brasier de votre souffle, vos mots de glace dans mon cou. Un frisson. A présent, je vais t’apprendre à voir la ville autrement. Mes yeux, mon odorat, mes mains seront tes guides, deviendront ton instinct. D’un geste ferme, vous m’avez poussée hors de l’appartement, sur le palier. Grincement, claquement métallique de la porte du vieil ascenseur sur nous. Gorge verrouillée par le bruit carcéral. J’étais un animal aveugle, terré au fond de sa cage, face au dompteur. Votre regard me matait. Vous deviez sourire de ma gaucherie. Je redressai la tête, pensant à l’image que vous pourriez prendre de moi…J’entendais l’antique machinerie dérouler lentement ses poulies arthritiques jusqu’au rez-de-chaussée. En bas, le marbre m’éclaboussa de fraîcheur morbide. Sur le seuil, j’hésitai. Dans la rue, ma main tâtonnait à la recherche de la vôtre. Vous l’avez repoussée. Vous m’aviez dit lors de notre première rencontre que je n’étais pas une femme à qui l’on prenait la main, que vous me guideriez, m’accompagneriez dans cette exploration des limites. Glisse-toi dans le bruit de mes pas. Apprends à écouter mon souffle. Sois attentive. Inscris-toi seulement dans le déplacement d’air produit par mon corps. Les mots sont inutiles à celui qui sait écouter.
  • 54. Je voulus protester, dire que sur les pavés irréguliers, perchée sur les fines chaussures que vous veniez juste de m’offrir, je me sentais aussi gauche qu’un poulain nouveau-né. J’avais bu et je ne voulais pas choir devant vous. Est-ce que vous me relèveriez si je me brisais les chevilles ? Est-ce que vous m’abattriez en plein vol comme tant d’autres ? Ne rien demander. Juste accepter de se laisser dévorer par votre regard puis sublimer par lui. C’était le prix à payer. Et puis, vous m’aviez demandé de prendre soin des chaussures. Détends-toi, Aie confiance en moi. J’ai confiance en toi. Pardonnez-moi, ça m’a échappé… Chienne et aveugle à la fois. Par de légères pressions sur l’épaule droite ou gauche, vous m’indiquiez la voie à suivre…le droit chemin de nos déviances. Vous ne m’aviez pas dit pourquoi nous n’avions pas pris la voiture ni où nous nous rendions. Nous ne connaissions jamais à l’avance le scénario. Je vous suivais, vous êtes le maître de cérémonie, l’ordonnateur de la cérémonie. Chaleur moite sous le velours du bandeau. La langue râpeuse du froid se coulait entre mes cuisses nues. Mon corps dessinait une nouvelle cartographie de la ville. A la force du vent qui pénétrait jusqu’à mon sexe, je sentais si nous passions dans une avenue, dans une ruelle étroite, entre de hauts immeubles, si nous croisions une impasse, si nous frôlions d’autres corps…Serions-nous nombreux ce soir ? C’était facile finalement de se laisser guider par l’onde chaleureuse de votre main le long de l’échine. J’avançais sans penser aux regards narquois et inquisiteurs des passants. Je ne savais pas où j’allais, mais je le désirais. Je voulais être celle-là, celle dont vous rêviez, incarner cette image idéale de la femme qui vous faisait parcourir le monde. On vous disait fou. J’aimais votre quête de la perfection, des limites, je voulais m’y inscrire. Des mots soufflés dans ma nuque. Ce n’était plus la voix de tout à l’heure, celle d’avant l’ascenseur… Plus dure, directive encore. Attention, une marche, encore une autre… Je ne les comptais pas. A m’en blesser les paumes, vous écrasiez votre main sur la mienne le long d’une rampe grumeleuse et glacée.
  • 55. Continue ! Au loin, des rires étouffés, froissés. Odeurs de papiers gras, de vase et d’urine. Clapotis visqueux. Une langue humide me léchait les cuisses. Je reconnus l’eau du fleuve toute proche à sa morsure caressante. Je frissonnais de peur, mais j’aimais. Je vous avais dit une fois. Je serai le sable entre vos doigts, laissez-moi couler. Vous aviez ri, vous me testiez. Où êtes-vous ? Je tournais sur moi-même. Où êtes-vous ? Ne me laissez pas seule. L’écho de ma voix faisait des ronds dans l’eau. Vous ne deviez pas être loin, je sentais la fumée de votre cigarette. Ne pas avancer de peur de basculer. Où êtes-vous ? Rires éraillés, écaillés, amplifiés par les voûtes d’un pont. Ce n’était pas votre rire. Ceux-là étaient plus vulgaires, moins diaboliques que le vôtre. Pourtant je savais que vous vous amusiez, de loin, du spectacle de la petite bête perdue, vêtue de rien, perchée sur ses chaussures à talons hauts. C’était ça que vous aimiez, mettre les femmes au bord de leur faille, les avilir pour exalter leur beauté. L’angoisse resserrait son nœud autour de ma gorge. La main à mes yeux, prête à arracher mon carcan de velours. Votre main-griffe agrippa mon poignet et me poussa contre un mur. Je suis là, tu ne t’échapperas pas, tu ne m’échapperas pas. Je vais faire de toi la plus belle femme du monde. Votre écrasiez si fort votre corps contre le mien que la pierre poreuse s’effritait dans mon dos. Je tentais de capter votre chaleur alors que vous réunissiez mes mains au-dessus de ma tête pour les attacher à un cercle de métal. Lentement, vous avez dégrafé un à un les boutons de mon imperméable, me livrant aux coups de fouet du froid et aux rires. Vous avez écarté mes jambes. Chauve-souris épinglée, bateau à l’ancre, je tanguais au gré de vos désirs fous.
  • 56. Les rires spectateurs se sont rapprochés. Le moment est venu, je vais un peu te libérer. Le bandeau s’écrasa à mes pieds. Je voyais. Votre œil avait tout calculé comme d’habitude. La distance, l’angle, la lumière, le décor, rien n’avait été laissé au hasard. J’étais nue, attachée à un anneau sur un quai de Seine. La bouche d’un pont vomissait par bouffée des odeurs fétides et rances. Vous désiriez toujours que le vil fût l’écrin du sublime. Au moment où des clochards, payés pour parfaire le tableau sordide, projetaient en un arc leur foutre sur mon corps, un bateau mouche passa, zébrant mon corps à coup de lumière crue et violette. Ça aussi, c’était dans votre plan. Vous m’offriez en prime à la mitraille des touristes avant de me livrer aux rafales de votre appareil photographique. Bientôt mon corps serait exposé sur tous les murs, dans les pages des magazines sur papier glacé du monde entier. Je suis de la chair à papier entre vos doigts. Parfait, je suis content, tu as été géniale, va te rhabiller maintenant. L’imperméable, tu peux le garder. Quant aux chaussures, tu dois me les rendre, elles m’ont été juste prêtées le temps du shooting par la marque. Une belle campagne d’affichage. On ne verra qu’elles…