Essai sur la construction narrative de Poutine pour justifier la guerre en Ukraine.
La guerre et la paix ne se décrêtent pas contre le jeu complexe de l’histoire des relations internationales.
Deux grands ouvrages européens du XIXè et du XXè siecle en attestent, l’un, de Léon Tolstoï, sous forme d’épopée russe ; l’autre de Raymond Aron, par l’explication pluraliste du monde à l’ère de la dissiasion nucléaire.
La chute du mur de Berlin, et la théorie occidentale de « la fin de l’histoire » de Fukuyama donnent un éclairage, mais seulement partiel de l’aggression russe.
Le libre arbitre poutinien qui a présidé au déclenchement de la guerre en Ukraine cherche à décrêter la fin d’un monde dit « unipolaire ».
Toutefois, la construction narrative de Poutine n’est pas opposable à la temporalité longue de l’histoire. Le récit télévisé du 23 février 2022 est celui d’un inventeur de réalité à usage interne, personnel et populiste.
L’histoire déterminera si le nouvel ordre « bipolaire » de Poutine s’entend au sens politico-stratégique …ou psychiatrique.
After Charlie and Garissa, addressing the external dimension of global terror...
Guerre & Paix en Ukraine: le récit de Poutine
1. PhD 2.04.2022
« Peut-être la suprême vertu en notre siècle, serait-
elle de regarder en face l’inhumanité sans perdre la
foi dans les hommes »
Raymond Aron, 1947
« Ce qui se passe aujourd’hui en Russie
fournit une preuve évidente de la futilité et du tort
d’employer la violence comme moyen d’unir les
hommes »
Léon Tolstoï, 1910
GUERRE & PAIX EN UKRAINE : LE RECIT DE POUTINE
Raymond Aron nous serait précieux pour décrypter les tenants et les aboutissants de la crise
ukrainienne. Son œuvre maitresse Paix et guerre entre les nations (1968)1, nous apporte un
éclairage pluri-disciplinaire (relations internationales, sociologie, histoire, stratégie, diplomatie,
philosophie) des trois concepts qu’il pensait constituer les composantes principales des
diplomaties-stratégies du monde : dissuasion, subversion, persuasion. Aujourd’hui, il nous
offrirait la distance souhaitable avec les thèses hâtives et monistes qui fleurissent sur les
déterminants de la stratégie Poutinienne dans la crise ukrainienne.
Un autre célèbre auteur, Léon Tolstoï, traite de la guerre et de la paix2 par la fiction de l’épopée
romanesque. Il aborde le déterminisme historique qui fait de la guerre une fatalité où n’aurait
que peu de place le libre arbitre de Poutine. Mais Tolstoï aurait pu s’inspirer du personnage de
Vladimir Poutine pour ses descriptions psychologiques pénétrantes de l’âme russe.
1 Raymond Aron,, « Paix et guerre entre le nations », Ed. Calmann-Levy, 1968.
2 Léon Toltoî, « La guerre et la paix », 1865-1869, Paris, Gallimard, 1952.
2. Aron et Tolstoï seraient bienvenus pour nous donner une lecture éclairée de la déclaration
télévisée de Poutine du 23 février 2022 et de sa suite médiatique par la voix de Medvedev, le
26 mars 20223
Deux tragédiens, une mise en scène
L’ancien Premier Ministre, ancien Président Russe et créature de Vladimir Poutine, Dimitri
Medvedev, vient de prolonger le monologue du 23 février. Ses propos jettent un nouvel
éclairage sur le récit poutinien de la guerre en Ukraine en développant une version menaçante
de la doctrine nucléaire russe. Tel le récitant, la « voix off » de son maitre, Medvedev reprend
le récit en proclamant la mort du monde unipolaire (occidental) et décline les conditions de
recours aux armes nucléaires par la Russie.
Théorie de l’humiliation, délire paranoiaque ou montage narratif ?
Lorsqu’il a fait son annonce télévisée choc préparant l’invasion de l’Ukraine (23 février 2022),
Vladimir Poutine a pris l’apparence d’un patient faisant son introspection en présence de son
psychanalyste. Le monde s’est alors interrogé sur ce long monologue. Il déroulait le vécu
personnel et dramatique de l’interminable liste des tragédies de la Russie du XXè et du début
du XXIé siécles, des Tsars aux Bolchéviks, des Soviets à la Perestroika, de la première à la
deuxième guerre mondiale, de Stalingrad à Munich, de Yalta au rideau de fer, de la guerre
froide à la chute du mur de Berlin. C’était une version revisitée et longtemps murie du menaçant
discours de 2007 à la conférence de Munich sur la sécurité internationale.
Au lendemain de l’agression militaire russe de l’Ukraine, ont fleuri les explications de ce
scenario du pire. Faute de logique ou d’explication pluraliste cohérente, la thèse de
l’humiliation4 infligée par l’Occident a prospéré et circule encore aujourd’hui dans le champ de
la littérature sur la crise. Mais elle est lentement et surement battue en brèche par une approche
plus approfondie et froide de la réalité de la crise ukrainienne.
Récit à usage multiple, l’intervention télévisée de Poutine, explication, justification ou pas,
aurait pu faire illusion si la crise ukrainienne s’était conclue par une guerre-éclair et une
3 « Russia reasserts right to use nuclear weapons in Ukraine », Daniel Boffey, The Guardian, 26.03.2022.
4 - « La vraie nature de l’humiliation russe », Jean-François Bouthors , Ed. Esprit Presse, mars 2022.
L’erreur des Occidentaux ne fut pas d’avoir humilié la Russie,mais de n’avoir pas compris le
danger qu’elle représentait depuis que Vladimir Poutine en avait pris la direction.
https://esprit.presse.fr/ressources/portraits/jean-francois-bouthors-4517
- « Nous avons été humiliés » : le discours du Kremlin sur les années 1990 et la crise russo-
ukrainienne », Marie Durrieu, The Conversation, 11 février 2022 , mis à jour 27 février 2022.
https://theconversation.com/nous-avons-ete-humilies-le-discours-du-kremlin-sur-les-annees-1990-et-la-
crise-russo-ukrainienne-176075
- « La théorie de l’humiliation de la Russie par l’Occident battue en brèche », Isabelle Lasserre, Le
Figaro, 24 mars 2022.
https://www.lefigaro.fr/international/la-theorie-de-l-humiliation-de-la-russie-par-l-occident-battue-en-
breche-20220324
3. occupation russe sans dérapage majeur et sans risque démesuré perçu par l’Europe, ses alliés
de l’OTAN et le reste du monde.
Ce qui fut une explication plausible par la thèse de l’humiliation est devenu aujourd’hui un récit
reconstruit par son auteur dont le seul usage résiduel est celui d’une auto-thérapie de longue
durée. Mais aussi une justification par avance d’un acte longtemps manqué et, au bout du
compte, perpétré.
Peut-être aussi ce tragique récit, reste-t-il, in fine, une fresque fragile et révisionniste à
destination d’un peuple russe encore perméable à la grande illusion d’une propagande
poutinienne dont il s’éveillera tôt ou tard.
La fin de l’histoire et de l’ordre « unipolaire » du monde
Le récitant Medvedev complête et clarifie la fresque tragique5. Il affirme que la guerre de la
Russie conte l’Ukraine a tué l’ordre unipolaire et il salue la puissance émergente du bloc
Russie-Chine-Inde.
Cette assertion reprend le langage qu’il utilisait comme président de la Russie, lors de la guerre
de Géorgie en 2008. Il annonçait déjà un pas vers la multipolarité. Medvedev considère aussi
les tensions Russie-Occident pires que durant la Guerre Froide. Il note qu’alors, les Etats-Unis
n’essayèrent pas d’imposer des sanctions individuelles aux leaders Soviétiques, tels que Leonid
Brejnev et que les pistes de dialogue sont aujourd’hui encore plus étroites.
Malgré cela, Medvedev semble dénoncer l’expulsion de la Russie d’Europe ; il clame que les
pays de l’UE anti-russes n’ont pas le « monopole de l’Européanité » .
Pa r ailleurs, Medvedev avait laissé entendre précédemment que la Russie pourrait restaurer la
peine de mort maintenant qu’elle ne faisait plus partie du Conseil de l’Europe.
Puis, l’homme-lige de Poutine identifie les deux conditions requises pour le déclenchement
d’une frappe nucléaire russe: une attaque sur la Russie ou une attaque qui paralyserait
l’infrastructure nucléaire de la Russie. Etant donné les discours autour de la « menace
existentielle » émanant d’autres sources du Kremlin, cette « diplomatie de la menace » n’est
guère rassurante mais semble trop aggressive pour ne pas être une pièce d’un échaffaudage
psycho-diplomatique longuement préparé.
Par ailleurs, Medvedev a également prédit que la crise du rouble de 1998 ne se reproduira pas
car la Russie a appris les leçons de la crise de 2008. Il a assuré les investisseurs que les entre-
prises occidentales ne seraient pas nationalisées et il affirme que ces entreprises discutent en
privé leur retour sur le marché russe.
Medvedev salue aussi l’appui de l’opinion publique russe à la guerre en Ukraine, affirmant
que cet appui culmine à 75% et que la cote d’approbation de Poutine est encore plus élévée.
Il assure que le milieu des affaires russe et par extension les oligarques, ne peuvent modérer
ou changer la conduite de la guerre par Poutine.
5 The Guardian, op cit.
4. Son message est que la Russie n’est pas isolée. Au contraire, elle a, selon lui, accéléré
l’avènement d’un ordre multipolaire en réponse à l’aggression américaine et à l’exclusion
Européenne. Il martèle que ce message a déjà bénéficié d’une caisse de résonnance forte en
Russie et pourrait encore être entendu (par l’opinion) en dépit de l’augmentation des coûts
économiques endurés et attendus.
La propagande Poutinienne, construction d’un récit à usage multiple ?
Cette prise de parole et ce relais d’opinion ne permettent plus d’accréditer la seule explication
psycho-sociologique d’une idéologie fondée sur le syndrome de la persécution associé à
l’humiliation diplomatique et idéologique. Ni celle du seul délire paranoiaque solitaire du
despote du Kremlin.
Avec le temps qui passe sur cette crise dont la longévité rend les propos russes plus lisibles,
c’est bien d’un récit totalement monté comme un scenario de drame que Vladimir Poutine a
déroulé pour son peuple et le monde affligé par le sacrifice de la nation ukrainienne.
Un récit au sens du mot anglais « narrative6 ».
Un récit justificatif et mobilisateur pour la création artificielle des conditions nécessaires à la
matérialisation de ce monde appelé de ses voeux et de ses rêves par Poutine. Poutine et son
récitant Medvedev joignent maintenant leurs voix autour du récit incantatoire sur la sortie d’un
monde « unipolaire ».
Il y aurait désormais , d’une part, l’ancien monde des alliés occidentaux des Etats-Unis, de
l’Otan et de l’Europe et, d’autre part, celui d’une alliance de la Russie, la Chine, l’Inde etc.
décrétée par Poutine. Un récit justificatif plus qu’un délire paranoiaque peut-être.
Un univers « bipolaire »
C’est une lecture volontariste d’un monde quasi dystopique qui est jetée en réaction à l’utopie
de « la fin de l’histoire » inspirée par le philosophe Francis Fukuyama7. Cette utopie dont les
tenants de la thèse de l’humiliation pensent qu’elle a colonisé la pensée occidentale au
lendemain de la chute du mur de Berlin.
Mais le récit poutinien, contrepoint de la fin de l’histoire, sorti de l’inconscient onirique et du
propos incantatoire de l’auteur et de son récitant, annonce, lui, la fin d’un monde soi-disant
« unipolaire ».
A l’aune de l’histoire, l’avenir nous dira si le nouvel ordre « bipolaire » proclamé par Vladimir
Poutine et Dimitri Medvedev s’entend au sens politico-stratégique...ou psychiatrique.
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Philippe Darmuzey
6 En anglais :récit, construction narrative.
7 « La fin de l’histoire et le Dernier Homme », (en) The end of Histoty and the Last Man, Yoshihiro Francis
Fukuyama, Ed. Free Press,1992.