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Mehdy Brunet
Extrait de
Le Fruit de
ma colère
Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2e
et 3e
a, d’une
part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non
destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans
un but d’exemple ou d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite
sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une
contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
© 2018, Taurnada Éditions
Prologue
L’humidité ambiante mêlée à l’odeur de moisissure
lui saturent les narines.
Il parcourt de ses mains les murs de son cachot, car
tout ce qui lui reste de ses yeux, c’est un liquide pois-
seux et du sang séché sur ses joues.
La douleur a maintenant laissé place à la peur, et
celle-ci atteint son point culminant lorsqu’il entend
ses bourreaux revenir.
Il se recroqueville dans le coin opposé tandis qu’une
main actionne le verrou qui l’emprisonne. Assis, les
jambes calées contre sa poitrine, il tremble et marmonne
un semblant de prière.
Il se souvient très bien de chaque visage qu’il a vu
défiler lorsqu’il était enfermé dans une des cages de
l’autre côté de cette porte, juste avant qu’on ne lui
crève les yeux. Et chacun d’eux est ressorti d’ici dans
un grand sac plastique noir après avoir poussé d’ef-
froyables cris.
Les charnières de la lourde porte grincent, puis une
voix s’élève :
« Nettoyez-moi ça et jetez-le aux ordures. »
À mesure qu’il entend les pas se rapprocher de lui,
ses murmures deviennent des sanglots. Il enfouit sa
tête entre ses bras, qu’il resserre sur ses jambes comme
un dernier rempart.
Il ressent maintenant ces présences maléfiques autour
de lui, tournoyant au-dessus de sa tête tels des anges de
la mort. Elles s’apprêtent à fondre sur son âme pour
l’amener directement en enfer.
- 2 -
Il ne luttera pas.
Et, comme les autres visages avant lui, il pousse un
cri de terreur en même temps que ses tortionnaires
referment la porte dans un claquement sec.
1
Octobre 2005.
Ackerman ouvre les yeux et se redresse brutalement.
Il fait encore nuit dehors. Depuis des mois, il fait le
même cauchemar. Des images terribles se sont incrus-
tées sur ses rétines, celles de son coéquipier, mort,
allongé sur les rails de la gare Montparnasse. Il a un
trou béant à la place du nez et sa mâchoire inférieure
n’est rattachée que par un seul côté de ce qui reste de
son visage. Il se souvient aussi parfaitement de cette
expression de terreur présente dans ses yeux.
Quelques mois après cet événement tragique, il a pris
la décision de démissionner de son poste de lieutenant
de police, car il n’a jamais pu se pardonner d’avoir
laissé seul son collègue ce jour-là. Et puis, supporter le
regard des proches des victimes, dont il devait trouver
les meurtriers, lui devenait de plus en plus dur.
Assis sur son lit, il est en sueur et sa respiration est
saccadée.
Quelques secondes lui sont nécessaires pour que le
voile se lève et qu’il prenne conscience de l’endroit où
il est. C’est une petite chambre mansardée aux murs
recouverts de lambris, située dans les combles d’une
habitation tout près de la ville de Bilbao, à une heure et
demie de route de la frontière française. Il est arrivé là
la veille, poussé par les images de son cauchemar, dans
le but de demander de l’aide à l’occupant des lieux qui a
également beaucoup perdu lors de la course-poursuite
ayant coûté la vie de son coéquipier. Il ne lui a posé
- 4 -
aucune question et ne l’a pratiquement pas regardé. Il
s’est contenté de le faire entrer chez lui et de l’installer
dans cette pièce, afin de lui permettre de se reposer,
comme s’il avait ressenti la fatigue et la souffrance
accumulées ces derniers mois.
Une fois ses esprits retrouvés, un bruit venant du
rez-de-chaussée capte son attention. Il se lève, enfile
rapidement son jean et son tee-shirt, puis commence à
descendre les escaliers.
En passant le palier du premier étage, Ackerman prend
soin de faire le moins de bruit possible. Il ne veut pas
réveiller l’enfant qui dort au bout du couloir. Alors qu’il
ne lui reste plus que quelques marches, il aperçoit la lu-
mière qui provient de la cuisine, sur sa gauche. Il entre
et découvre son hôte assis à table devant une tasse.
« Vous n’arrivez pas à dormir, Kowalsky ? »
L’intéressé lève la tête.
« Non, et il y a bien longtemps que je n’ai pas fait
une nuit complète. Mais je vois que je ne suis pas le
seul à avoir mes démons de la nuit. Vous avez une sale
gueule. Asseyez-vous, j’ai fait du café. »
En prenant place, Ackerman repense à leur rencontre,
il y a un an et demi au commissariat de Boulogne-
Billancourt. À l’époque, il était en charge de l’enquête
sur la disparition de Christine et Katie, respectivement
la femme et la fille de l’homme face à lui ; elles sont
mortes après que leurs ravisseurs leur ont fait subir
des sévices atroces. Épaulé par son père et son grand-
père, Kowalsky a pourchassé et tué les responsables.
Pendant cette traque infernale, une partie de lui-même
a disparu à tout jamais, pour être remplacée par une
autre qui était enfouie au plus profond de son être. Le
père de famille s’était effacé pour laisser la place à un
prédateur.
- 5 -
En observant l’étincelle de fureur encore présente
dans ses yeux, l’ancien flic est certain que cet homme
va pouvoir lui venir en aide.
« Si vous en veniez au fait, Ackerman. »
Surpris par la demande, il pose sa tasse devant lui et
répond sans la quitter des yeux.
« Paul, je m’appelle Paul, je ne crois pas vous l’avoir
déjà dit.
– Très bien, Paul, vous pouvez m’appeler Josey. Mais
dites-moi, comment m’avez-vous retrouvé et pourquoi
êtes-vous là ? »
Nerveusement, Ackerman trace des cercles avec l’in-
dex sur le rebord de sa tasse, puis il prend une grande
inspiration.
« C’est Adrian, votre grand-père, qui m’a indiqué
l’endroit. J’ai dû insister lourdement et lui expliquer
pourquoi il fallait que je vous retrouve.
– Et qu’y a-t-il de si important pour qu’il ait accepté
de vous le dire ?
– Je… mon frère a disparu. »
C’est au tour de Kowalsky d’être étonné. Il ne s’atten-
dait pas à cette réponse ni au malaise qu’elle a suscité.
Ackerman lève enfin les yeux.
« J’ai besoin d’aide, reprend-il, et j’aimerais que vous
m’aidiez à le retrouver ! »
La demande a l’effet d’un coup de tonnerre. Josey
se recule contre le dossier de sa chaise et sonde le
regard posé sur lui. Incertain d’avoir bien compris ce
qui se cache derrière ces mots, il ne dit rien et observe.
Il attend plus d’explications. Ackerman, gêné de se
sentir ainsi disséqué, les lui donne :
« Il s’appelle Éric et nous sommes jumeaux. Il y a
trois semaines, nous devions fêter nos trente-neuf ans
chez nos parents à Nanterre, mais il n’est jamais venu
- 6 -
et je n’ai eu aucune nouvelle depuis. Comme je viens
de vous le dire, nous sommes jumeaux, avec tout ce
que cela comporte. Nous ne passions jamais plus de
deux ou trois jours sans nous contacter. »
Josey n’ouvre pas la bouche et se contente d’écou-
ter. Il se relève, prend le paquet de Pall Mall posé à
côté de la cafetière, puis se rassoit tout en proposant
une cigarette à Paul. Mais celui-ci place sa main en
barrage pour lui indiquer son refus.
Un silence s’installe entre les deux hommes. Acker-
man tapote nerveusement sur la table avec le bout de
ses doigts, tandis que Josey, inflexible, continue de le
scruter à travers la fumée de sa clope.
« Mon frère ne serait jamais parti sans me dire où il
allait, reprend Ackerman, il lui est forcément arrivé
quelque chose !
– Et pourquoi est-ce qu’un flic comme vous vient me
demander de l’aide ?
– Ex-flic, j’ai démissionné, mais vous vous doutez
bien que la première chose que j’ai faite, c’est d’aller
voir mes anciens collègues à Boulogne. Seulement
voilà, rien ne prouve qu’il s’est passé quoi que ce soit.
Il n’y a aucune trace d’effraction à son appartement, et
sa voiture est toujours stationnée devant chez lui. De
plus, il n’est ni dépressif ni suicidaire et n’a pas eu à
gérer de dossiers sensibles en tant qu’avocat, alors ils
se sont contentés d’enregistrer ma plainte et de la dépo-
ser sur la pile avec les autres. Si vous saviez combien
de personnes disparaissent chaque jour pour aller refaire
leur vie à l’autre bout du pays, vous seriez surpris. Et
en parlant de ça, vous vous souvenez du commandant
Bressler ? »
Josey fait signe que oui de la tête.
« Eh bien, reprend Ackerman, les plis de la colère
s’affichant maintenant sur son front, ce connard n’a
- 7 -
rien trouvé de mieux à me dire que d’aller parcourir
les îles au soleil, parce que c’est généralement là-bas
que se terminent les crises de la quarantaine. Éric venait
juste d’être engagé par un grand cabinet d’avocats pari-
siens et était promu à une belle carrière, il n’avait donc
aucune raison de partir ainsi sans laisser de traces. Il
lui est arrivé quelque chose, Kowalsky ! Je ne sais pas
quoi, mais je compte bien le découvrir ! »
Josey se relève, enfile sa veste et met son paquet de
cigarettes dans une de ses poches, puis se dirige vers
la porte et, d’un nouveau signe de tête, invite Paul à le
suivre.
Le ciel, vide de nuage, laisse entrevoir des milliers
d’étoiles. Et, comme à son habitude, Josey les parcourt
des yeux. Il espère en trouver une qui scintillerait plus
que les autres, une sorte de :
« Regarde, nous sommes là et nous allons bien ! »
Mais comme toutes les autres nuits, le ciel reste muet.
Ils traversent le porche et sortent dans la rue.
La maison, située sur les flancs d’une colline, pos-
sède une vue imprenable sur Bilbao et, à cette heure-là,
les reflets d’argent de la lune dansent sur ce paysage
montagneux et donnent vie au décor. Plus loin, la ville et
ses lumières offrent également un formidable spectacle.
Josey s’engage d’un pas tranquille sur la route qui
descend dans la vallée. À ses côtés, Paul est hypnotisé
par les phares des autos que rythment les feux trico-
lores en passant du rouge au vert. Il a l’impression
d’assister à un ballet joué par des lucioles. Au bout de
quelques mètres, Josey se décide à briser le silence qui
s’est installé.
« C’est beau, n’est-ce pas ?
– Oui, c’est envoûtant.
– Eh bien, je déteste tout ce que vous pouvez aper-
cevoir, affirme-t-il à la surprise de Paul. Vous avez bien
- 8 -
compris, je déteste tout ce que vous voyez et ce que
cela représente, car à chaque fois que je regarde autour
de moi, je me souviens pourquoi et comment je suis
arrivé là. Je ne suis pas en train de vous dire que je
regrette ce que j’ai fait. Les hommes qui ont violé et
torturé ma femme devant les yeux de ma fille ont reçu
le châtiment qu’ils méritaient ! Ce que j’essaye de vous
dire, c’est qu’en agissant de la sorte, mon âme a glissé
dans un puits dont les profondeurs abyssales mènent
tout droit en enfer. »
Josey s’arrête un instant de parler afin de permettre
à Ackerman d’assimiler ses propos.
« Je comprends ce que vous ressentez, continue-t-il
sur un ton parfaitement neutre, et je suis mal placé pour
juger ce que vous souhaitez faire. Mais comme Adrian
l’a fait pour moi, je me permets à mon tour de vous
mettre en garde. Le chemin que vous vous apprêtez à
emprunter est sans retour. Votre vie ne sera plus jamais
la même, elle ne sera qu’une fuite perpétuelle. »
Ackerman s’immobilise et fixe l’horizon. La fraîcheur
de la nuit lui provoque un frisson qui remonte le long
de sa colonne vertébrale.
« Et si vous aviez la possibilité de revenir en arrière,
demande-t-il, que feriez-vous ?
– … La même chose. Venez, nous rentrons. »
*
Éric se réveille difficilement. Un voile blanc lui trou-
ble la vue et il a cette sensation désagréable d’avoir du
coton dans la bouche. Il voudrait pouvoir se redresser
et s’asseoir, afin de s’éloigner de cette odeur d’humi-
dité qui ressort de la terre sur laquelle il est allongé.
Mais il a du mal à se mouvoir, c’est comme si son
- 9 -
corps tout entier devait supporter d’énormes poids à
chaque mouvement. Une légère douleur à l’intérieur de
son coude se fait également ressentir. Elle ressemble à
celle éprouvée lorsqu’il fait don de son sang. Bien que
sa vision ne soit pas nette, il parvient tout de même à
deviner les barreaux de la cage qui l’emprisonne.
Un effroyable cri se fait soudainement entendre et,
bien qu’il ne soit capable d’aucune réaction, une alarme
se met malgré tout à sonner dans un coin de son cerveau.
Ces hurlements, qui se transforment rapidement en
gémissements, semblent rebondir autour de lui comme
à l’intérieur d’une chapelle.
À proximité, un froissement de tissu et des sanglots
se mêlent à l’horreur ambiante.
Après plusieurs minutes, le déclic d’une serrure suivi
d’un grincement de charnières résonnent. Puis, à travers
le brouillard de sa somnolence, il aperçoit les contours
de plusieurs silhouettes qui se rapprochent. Il cherche
alors à basculer la tête sur le côté dans le but de discer-
ner plus clairement ces ombres qui traînent derrière elles
une grande masse noire. Lorsqu’elles passent devant sa
cage, l’une d’elles se retourne.
« Tiens ! Le petit nouveau est réveillé. Ne t’impatiente
pas, mon grand, on va bientôt venir jouer avec toi. »
Sans plus d’explications, les formes s’éloignent, puis
disparaissent en s’engouffrant dans un couloir. Éric
laisse retomber sa tête sur le sol et s’abandonne à nou-
veau aux limbes de l’inconscience.
Un murmure accompagne la brume qui reprend peu
à peu le contrôle de son cerveau :
« Non, non, ne vous endormez pas, je vous en sup-
plie restez avec moi, ne me laissez… »
*
- 10 -
Accompagnés par les chants de la nuit, Josey et Paul
ont fait demi-tour. Ils se sont installés devant les pro-
grammes télé retransmis par les chaînes espagnoles,
sans se préoccuper des images émises.
Paul boit du café tandis que Josey regarde la fumée
de ses Pall Mall se dissiper au plafond.
Alors que le soleil commence à faire son apparition
à travers les rideaux du salon, le peu de clarté qu’ils
diffusent permet à Ackerman d’observer les lieux. Ce
qu’il remarque en premier, c’est l’absence de tableaux
sur les murs ; pour ce qui est du mobilier, tout se
résume à une petite table posée devant un canapé, un
meuble bas sur lequel trônent un téléviseur et sa colonne
de DVD, ainsi qu’une commode à trois tiroirs habillée
uniquement d’un cadre renversé.
Des pas font maintenant grincer le parquet situé à
l’étage. William, le fils de Josey, se réveille. En l’enten-
dant, son père part aussitôt préparer le petit déjeuner.
Lorsqu’il arrive en bas des escaliers, le gamin jette son
sac devant la porte d’entrée et se dirige ensuite vers la
cuisine. Il dit à peine bonjour en s’installant devant son
bol de céréales.
À seulement treize ans, William est un enfant écor-
ché par la vie. Les épreuves qu’il a endurées ne lui
permettent pas d’être un adolescent comme les autres
car, en plus de la terrible douleur d’avoir perdu sa mère
et sa sœur, il doit aujourd’hui mentir sur son identité
et esquiver autant que possible les questions sur son
passé. Même la complicité qu’il aimait entretenir avec
son père a disparu. Il s’est renfermé sur lui-même et
passe des heures avec les écouteurs de son iPod sur les
oreilles.
Josey est installé devant lui. Pensif, il le regarde
manger.
- 11 -
Ce que me demande Ackerman nécessite que je
l’abandonne une nouvelle fois. Mais si son frère a
réellement des problèmes et que nous avons une petite
chance de le retrouver… Après tout, ils sont jumeaux
et il a l’instinct d’un flic. Moi, j’aurais donné n’im-
porte quoi pour avoir une petite chance de sauver les
miens. Je dois l’aider avant qu’il ne soit trop tard.
« J’y vais, à ce soir. »
Sac sur le dos, William a claqué la porte et pris le
chemin de l’école.
Josey voudrait le retenir et lui parler, lui dire ce qu’il
ressent ou l’étreindre tout simplement. Mais cette fois
encore, les mots et les gestes sont restés prisonniers de
ses émotions.
Il se contente de se positionner à la fenêtre de la cui-
sine et le regarde prendre la direction de l’arrêt de bus
un peu plus bas dans la rue. Ensuite, comme tous les
jours, il s’assure qu’il va monter dans celui qui le
mènera au lycée français de Bilbao. Lorsque l’arrière
du véhicule disparaît, Josey rejoint Ackerman, qui est
toujours assis dans le canapé du salon.
« D’accord ! »
Paul se retourne et le regarde, intrigué.
« D’accord, répète Josey. Je vais demander à mon
père de s’occuper de William. Il habite à deux pas d’ici,
je vais y aller maintenant, ce ne sera pas long. Nous
partirons demain et en chemin vous me donnerez les
détails de vos recherches ainsi que vos intentions. »
2
Le père de Josey, Aleksander, est stupéfait par ce
qu’il entend. Il y a tellement de questions qui lui vien-
nent en tête qu’il ne sait pas par laquelle commencer.
Il cherche surtout les mots qui pourraient le convaincre
de renoncer. Mais à l’évidence c’est inutile. Il voit bien,
dans le regard de celui qui a achevé les bourreaux de
sa famille, que son fils erre, quelque part. Comme pri-
sonnier d’un autre monde.
« Et tu comptes dire quoi à William ?
– Je ne sais pas encore… que je vais faire visiter la
région à Ackerman, peu importe ce que je lui dirai, je
ne suis même pas sûr qu’il m’écoutera. Il passe son
temps enfermé dans sa chambre, nous ne nous parlons
pratiquement plus.
– Et je suppose que de ton côté tu fais tout pour que
ça s’arrange ? »
C’est plus un reproche qu’une vraie question, et Josey
sait très bien qu’il a raison. Il ne sait plus comment
accomplir son rôle de père et a totalement baissé les
bras devant la difficulté.
Ils sont assis dans la véranda aux larges baies vitrées
de cette petite maison typiquement espagnole. Les
rayons du soleil peinent à prendre le dessus sur la fraî-
cheur qui s’installe en cette fin d’automne. Aleksander,
la tête tournée vers l’extérieur, profite du peu de cha-
leur diffusée à travers les carreaux.
« Et tu as l’intention d’aller jusqu’où cette fois, hein ?
Si son frère avait juste foutu le camp comme semblent
le croire ses anciens collègues ?
- 13 -
– Et si on avait réagi plus tôt il y a un an et demi ?
répond Josey, excédé. Est-ce qu’on les aurait rame-
nées vivantes ? »
Le ton et la nature de la question ont déstabilisé
Aleksander. Et Josey s’en rend compte immédiatement.
« Excuse-moi, reprend-il, je n’aurais pas dû m’éner-
ver. Mais, ils sont jumeaux, et c’est un ancien flic, un
ancien bon flic. S’il est convaincu qu’il s’est passé
quelque chose, alors je veux bien le croire, et quoi de
plus normal que de ne pas vouloir attendre que ce soit
trop tard ? Lui aussi a couru après les assassins de
Christine et Katie, et il nous a aidés à prendre la fuite…
écoute, je dois lui apporter mon aide, comme j’aurais
aimé qu’on le fasse pour moi, tu comprends ? »
Le temps se fige l’espace d’un instant. Le père observe
son fils.
« Très bien, vas-y ! Je m’occuperai de William. Je
ne veux pas savoir ce que tu feras, mais pense tout de
même à nous donner des nouvelles. »
Josey se relève et sort son paquet de Pall Mall. Avant
de porter une cigarette à ses lèvres, il en propose une à
son père, qui la refuse.
« Vous partez quand ? » lance Aleksander.
La flamme qui apparaît au-dessus du briquet danse
dans les yeux de Josey. Elle vacille au gré des courants
d’air.
« Dès demain, juste après le départ de William pour
l’école. Chaque minute compte. »
Il regarde monter la fumée en mesurant la haine qui
s’installe en lui, une rage sans limites envers la race
humaine qu’il peine à contenir, et si cela s’avérait néces-
saire, il ne la refrénerait pas. Il ressent comme un désir
malsain de revivre sa douleur, une volonté de souffrir
à nouveau pour ne pas oublier. Pour ne pas les oublier.
- 14 -
Lorsque Aleksander se lève à son tour, le bruit pro-
voqué par sa chaise sort Josey de ses pensées.
« Ne dis rien à maman, s’il te plaît, elle n’a pas
besoin de savoir…
– De savoir quoi ? Ce que tu comptes faire ? Ce
que tu es devenu ? Qu’est-ce que tu crois, qu’elle est
aveugle ? Elle te paraît peut-être détachée, mais elle
s’est très bien rendu compte qu’elle a perdu son fils le
jour où les siens sont morts. Elle se focalise sur ce qui
peut encore être sauvé, son petit-fils. »
Aleksander, terrifié par la détermination qu’il peut
lire dans l’expression du visage et le regard de son fils,
le laisse partir sans dire un mot. Il l’observe s’éloigner,
puis se rassoit. Les yeux rougis, il va passer le reste de
la matinée dans cette pièce à contempler, à travers les
fenêtres, les mouvements qu’un léger vent donne à la
nature.
Josey ne s’est pas retourné. Son esprit est déjà fixé sur
son objectif. Il paraît conditionné. Comme une méca-
nique bien huilée que rien ne semble pouvoir arrêter.
*
Éric ouvre les yeux. Toujours présent, le murmure qui
l’a accompagné lorsqu’il s’est évanoui grossit au fur
et à mesure qu’il reprend ses esprits.
« … eillez-vous, hé, réveillez-vous. »
La voix provient de la cage en face de la sienne.
L’homme qui en est à l’origine est debout, agrippé à
ses barreaux. Encore deux cellules plus loin, il peut en
apercevoir un autre, allongé en position fœtale, totale-
ment immobile. Lui, ne dit rien.
« Il était là avant moi, intervient le premier. Il s’ap-
pelle Anthony et c’est la seule chose qu’il m’ait dite.
- 15 -
Il se contente de rester dans cette position à longueur
de temps, parfois il se relève lorsqu’elles déposent nos
gamelles de bouffe à travers les barreaux, puis il se
recouche aussitôt. »
Éric a beaucoup de mal à mettre de l’ordre dans ses
idées. Il réalise par bribes la situation et la teneur des
propos qui lui sont adressés.
« Qui ça, “elles” ? Et où sommes-nous ? »
Les mains posées de chaque côté de son crâne, il se
masse les tempes. Sa tête lui fait mal, il a l’impression
que son cerveau a doublé de volume.
« Depuis combien de temps suis-je ici ? Et qui êtes-
vous ?
– Je suis incapable de vous le dire, s’empresse de
répondre l’homme, l’absence de fenêtres ne permet pas
de compter les jours. Au début j’ai bien essayé de me
repérer avec les repas qu’elles nous apportent, mais ce
n’est jamais régulier, et quand elles pensent à nous filer
à bouffer c’est toujours la même bouillie infâme. J’ai
l’impression d’avoir toujours été enfermé ici, c’est à
devenir dingue ! »
Éric se relève avec difficulté. Il s’aide des barreaux
qui le retiennent prisonnier.
« S’il vous plaît, insiste son interlocuteur, parlez-moi !
N’avoir personne avec qui discuter me rend fou. Com-
ment vous appelez-vous ? »
L’effet des drogues injectées commence à se dissiper,
mais des efforts lui sont tout de même nécessaires pour
se concentrer et répondre.
« … Éric, je m’appelle Éric. Et vous ?
– Moi, c’est Lylian, et que faites-vous dans la vie ?
– Je suis avocat, mais… bon sang ! qu’est-ce qui se
passe ? Qu’est-ce que je fais ici ? Et qui êtes-vous,
merde ?! »
- 16 -
L’homme se passe la main dans les cheveux. Piéti-
nant nerveusement, il finit par s’arrêter et fixer ses
chaussures pleines de poussière, comme si la réponse
se trouvait là.
« Je n’en sais rien… putain ! je n’en sais rien ! Je ne
sais pas ce que je fous là. Je n’ai jamais fait de mal à
qui que ce soit », conclut-il avec un début de sanglot
dans la voix.
Fin de l’extrait
Taurnada Éditions
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EXTRAIT du roman « Le Fruit de ma colère » de Mehdy Brunet

  • 1.
  • 2. Mehdy Brunet Extrait de Le Fruit de ma colère Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2e et 3e a, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple ou d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. © 2018, Taurnada Éditions
  • 3. Prologue L’humidité ambiante mêlée à l’odeur de moisissure lui saturent les narines. Il parcourt de ses mains les murs de son cachot, car tout ce qui lui reste de ses yeux, c’est un liquide pois- seux et du sang séché sur ses joues. La douleur a maintenant laissé place à la peur, et celle-ci atteint son point culminant lorsqu’il entend ses bourreaux revenir. Il se recroqueville dans le coin opposé tandis qu’une main actionne le verrou qui l’emprisonne. Assis, les jambes calées contre sa poitrine, il tremble et marmonne un semblant de prière. Il se souvient très bien de chaque visage qu’il a vu défiler lorsqu’il était enfermé dans une des cages de l’autre côté de cette porte, juste avant qu’on ne lui crève les yeux. Et chacun d’eux est ressorti d’ici dans un grand sac plastique noir après avoir poussé d’ef- froyables cris. Les charnières de la lourde porte grincent, puis une voix s’élève : « Nettoyez-moi ça et jetez-le aux ordures. » À mesure qu’il entend les pas se rapprocher de lui, ses murmures deviennent des sanglots. Il enfouit sa tête entre ses bras, qu’il resserre sur ses jambes comme un dernier rempart. Il ressent maintenant ces présences maléfiques autour de lui, tournoyant au-dessus de sa tête tels des anges de la mort. Elles s’apprêtent à fondre sur son âme pour l’amener directement en enfer. - 2 -
  • 4. Il ne luttera pas. Et, comme les autres visages avant lui, il pousse un cri de terreur en même temps que ses tortionnaires referment la porte dans un claquement sec.
  • 5. 1 Octobre 2005. Ackerman ouvre les yeux et se redresse brutalement. Il fait encore nuit dehors. Depuis des mois, il fait le même cauchemar. Des images terribles se sont incrus- tées sur ses rétines, celles de son coéquipier, mort, allongé sur les rails de la gare Montparnasse. Il a un trou béant à la place du nez et sa mâchoire inférieure n’est rattachée que par un seul côté de ce qui reste de son visage. Il se souvient aussi parfaitement de cette expression de terreur présente dans ses yeux. Quelques mois après cet événement tragique, il a pris la décision de démissionner de son poste de lieutenant de police, car il n’a jamais pu se pardonner d’avoir laissé seul son collègue ce jour-là. Et puis, supporter le regard des proches des victimes, dont il devait trouver les meurtriers, lui devenait de plus en plus dur. Assis sur son lit, il est en sueur et sa respiration est saccadée. Quelques secondes lui sont nécessaires pour que le voile se lève et qu’il prenne conscience de l’endroit où il est. C’est une petite chambre mansardée aux murs recouverts de lambris, située dans les combles d’une habitation tout près de la ville de Bilbao, à une heure et demie de route de la frontière française. Il est arrivé là la veille, poussé par les images de son cauchemar, dans le but de demander de l’aide à l’occupant des lieux qui a également beaucoup perdu lors de la course-poursuite ayant coûté la vie de son coéquipier. Il ne lui a posé - 4 -
  • 6. aucune question et ne l’a pratiquement pas regardé. Il s’est contenté de le faire entrer chez lui et de l’installer dans cette pièce, afin de lui permettre de se reposer, comme s’il avait ressenti la fatigue et la souffrance accumulées ces derniers mois. Une fois ses esprits retrouvés, un bruit venant du rez-de-chaussée capte son attention. Il se lève, enfile rapidement son jean et son tee-shirt, puis commence à descendre les escaliers. En passant le palier du premier étage, Ackerman prend soin de faire le moins de bruit possible. Il ne veut pas réveiller l’enfant qui dort au bout du couloir. Alors qu’il ne lui reste plus que quelques marches, il aperçoit la lu- mière qui provient de la cuisine, sur sa gauche. Il entre et découvre son hôte assis à table devant une tasse. « Vous n’arrivez pas à dormir, Kowalsky ? » L’intéressé lève la tête. « Non, et il y a bien longtemps que je n’ai pas fait une nuit complète. Mais je vois que je ne suis pas le seul à avoir mes démons de la nuit. Vous avez une sale gueule. Asseyez-vous, j’ai fait du café. » En prenant place, Ackerman repense à leur rencontre, il y a un an et demi au commissariat de Boulogne- Billancourt. À l’époque, il était en charge de l’enquête sur la disparition de Christine et Katie, respectivement la femme et la fille de l’homme face à lui ; elles sont mortes après que leurs ravisseurs leur ont fait subir des sévices atroces. Épaulé par son père et son grand- père, Kowalsky a pourchassé et tué les responsables. Pendant cette traque infernale, une partie de lui-même a disparu à tout jamais, pour être remplacée par une autre qui était enfouie au plus profond de son être. Le père de famille s’était effacé pour laisser la place à un prédateur. - 5 -
  • 7. En observant l’étincelle de fureur encore présente dans ses yeux, l’ancien flic est certain que cet homme va pouvoir lui venir en aide. « Si vous en veniez au fait, Ackerman. » Surpris par la demande, il pose sa tasse devant lui et répond sans la quitter des yeux. « Paul, je m’appelle Paul, je ne crois pas vous l’avoir déjà dit. – Très bien, Paul, vous pouvez m’appeler Josey. Mais dites-moi, comment m’avez-vous retrouvé et pourquoi êtes-vous là ? » Nerveusement, Ackerman trace des cercles avec l’in- dex sur le rebord de sa tasse, puis il prend une grande inspiration. « C’est Adrian, votre grand-père, qui m’a indiqué l’endroit. J’ai dû insister lourdement et lui expliquer pourquoi il fallait que je vous retrouve. – Et qu’y a-t-il de si important pour qu’il ait accepté de vous le dire ? – Je… mon frère a disparu. » C’est au tour de Kowalsky d’être étonné. Il ne s’atten- dait pas à cette réponse ni au malaise qu’elle a suscité. Ackerman lève enfin les yeux. « J’ai besoin d’aide, reprend-il, et j’aimerais que vous m’aidiez à le retrouver ! » La demande a l’effet d’un coup de tonnerre. Josey se recule contre le dossier de sa chaise et sonde le regard posé sur lui. Incertain d’avoir bien compris ce qui se cache derrière ces mots, il ne dit rien et observe. Il attend plus d’explications. Ackerman, gêné de se sentir ainsi disséqué, les lui donne : « Il s’appelle Éric et nous sommes jumeaux. Il y a trois semaines, nous devions fêter nos trente-neuf ans chez nos parents à Nanterre, mais il n’est jamais venu - 6 -
  • 8. et je n’ai eu aucune nouvelle depuis. Comme je viens de vous le dire, nous sommes jumeaux, avec tout ce que cela comporte. Nous ne passions jamais plus de deux ou trois jours sans nous contacter. » Josey n’ouvre pas la bouche et se contente d’écou- ter. Il se relève, prend le paquet de Pall Mall posé à côté de la cafetière, puis se rassoit tout en proposant une cigarette à Paul. Mais celui-ci place sa main en barrage pour lui indiquer son refus. Un silence s’installe entre les deux hommes. Acker- man tapote nerveusement sur la table avec le bout de ses doigts, tandis que Josey, inflexible, continue de le scruter à travers la fumée de sa clope. « Mon frère ne serait jamais parti sans me dire où il allait, reprend Ackerman, il lui est forcément arrivé quelque chose ! – Et pourquoi est-ce qu’un flic comme vous vient me demander de l’aide ? – Ex-flic, j’ai démissionné, mais vous vous doutez bien que la première chose que j’ai faite, c’est d’aller voir mes anciens collègues à Boulogne. Seulement voilà, rien ne prouve qu’il s’est passé quoi que ce soit. Il n’y a aucune trace d’effraction à son appartement, et sa voiture est toujours stationnée devant chez lui. De plus, il n’est ni dépressif ni suicidaire et n’a pas eu à gérer de dossiers sensibles en tant qu’avocat, alors ils se sont contentés d’enregistrer ma plainte et de la dépo- ser sur la pile avec les autres. Si vous saviez combien de personnes disparaissent chaque jour pour aller refaire leur vie à l’autre bout du pays, vous seriez surpris. Et en parlant de ça, vous vous souvenez du commandant Bressler ? » Josey fait signe que oui de la tête. « Eh bien, reprend Ackerman, les plis de la colère s’affichant maintenant sur son front, ce connard n’a - 7 -
  • 9. rien trouvé de mieux à me dire que d’aller parcourir les îles au soleil, parce que c’est généralement là-bas que se terminent les crises de la quarantaine. Éric venait juste d’être engagé par un grand cabinet d’avocats pari- siens et était promu à une belle carrière, il n’avait donc aucune raison de partir ainsi sans laisser de traces. Il lui est arrivé quelque chose, Kowalsky ! Je ne sais pas quoi, mais je compte bien le découvrir ! » Josey se relève, enfile sa veste et met son paquet de cigarettes dans une de ses poches, puis se dirige vers la porte et, d’un nouveau signe de tête, invite Paul à le suivre. Le ciel, vide de nuage, laisse entrevoir des milliers d’étoiles. Et, comme à son habitude, Josey les parcourt des yeux. Il espère en trouver une qui scintillerait plus que les autres, une sorte de : « Regarde, nous sommes là et nous allons bien ! » Mais comme toutes les autres nuits, le ciel reste muet. Ils traversent le porche et sortent dans la rue. La maison, située sur les flancs d’une colline, pos- sède une vue imprenable sur Bilbao et, à cette heure-là, les reflets d’argent de la lune dansent sur ce paysage montagneux et donnent vie au décor. Plus loin, la ville et ses lumières offrent également un formidable spectacle. Josey s’engage d’un pas tranquille sur la route qui descend dans la vallée. À ses côtés, Paul est hypnotisé par les phares des autos que rythment les feux trico- lores en passant du rouge au vert. Il a l’impression d’assister à un ballet joué par des lucioles. Au bout de quelques mètres, Josey se décide à briser le silence qui s’est installé. « C’est beau, n’est-ce pas ? – Oui, c’est envoûtant. – Eh bien, je déteste tout ce que vous pouvez aper- cevoir, affirme-t-il à la surprise de Paul. Vous avez bien - 8 -
  • 10. compris, je déteste tout ce que vous voyez et ce que cela représente, car à chaque fois que je regarde autour de moi, je me souviens pourquoi et comment je suis arrivé là. Je ne suis pas en train de vous dire que je regrette ce que j’ai fait. Les hommes qui ont violé et torturé ma femme devant les yeux de ma fille ont reçu le châtiment qu’ils méritaient ! Ce que j’essaye de vous dire, c’est qu’en agissant de la sorte, mon âme a glissé dans un puits dont les profondeurs abyssales mènent tout droit en enfer. » Josey s’arrête un instant de parler afin de permettre à Ackerman d’assimiler ses propos. « Je comprends ce que vous ressentez, continue-t-il sur un ton parfaitement neutre, et je suis mal placé pour juger ce que vous souhaitez faire. Mais comme Adrian l’a fait pour moi, je me permets à mon tour de vous mettre en garde. Le chemin que vous vous apprêtez à emprunter est sans retour. Votre vie ne sera plus jamais la même, elle ne sera qu’une fuite perpétuelle. » Ackerman s’immobilise et fixe l’horizon. La fraîcheur de la nuit lui provoque un frisson qui remonte le long de sa colonne vertébrale. « Et si vous aviez la possibilité de revenir en arrière, demande-t-il, que feriez-vous ? – … La même chose. Venez, nous rentrons. » * Éric se réveille difficilement. Un voile blanc lui trou- ble la vue et il a cette sensation désagréable d’avoir du coton dans la bouche. Il voudrait pouvoir se redresser et s’asseoir, afin de s’éloigner de cette odeur d’humi- dité qui ressort de la terre sur laquelle il est allongé. Mais il a du mal à se mouvoir, c’est comme si son - 9 -
  • 11. corps tout entier devait supporter d’énormes poids à chaque mouvement. Une légère douleur à l’intérieur de son coude se fait également ressentir. Elle ressemble à celle éprouvée lorsqu’il fait don de son sang. Bien que sa vision ne soit pas nette, il parvient tout de même à deviner les barreaux de la cage qui l’emprisonne. Un effroyable cri se fait soudainement entendre et, bien qu’il ne soit capable d’aucune réaction, une alarme se met malgré tout à sonner dans un coin de son cerveau. Ces hurlements, qui se transforment rapidement en gémissements, semblent rebondir autour de lui comme à l’intérieur d’une chapelle. À proximité, un froissement de tissu et des sanglots se mêlent à l’horreur ambiante. Après plusieurs minutes, le déclic d’une serrure suivi d’un grincement de charnières résonnent. Puis, à travers le brouillard de sa somnolence, il aperçoit les contours de plusieurs silhouettes qui se rapprochent. Il cherche alors à basculer la tête sur le côté dans le but de discer- ner plus clairement ces ombres qui traînent derrière elles une grande masse noire. Lorsqu’elles passent devant sa cage, l’une d’elles se retourne. « Tiens ! Le petit nouveau est réveillé. Ne t’impatiente pas, mon grand, on va bientôt venir jouer avec toi. » Sans plus d’explications, les formes s’éloignent, puis disparaissent en s’engouffrant dans un couloir. Éric laisse retomber sa tête sur le sol et s’abandonne à nou- veau aux limbes de l’inconscience. Un murmure accompagne la brume qui reprend peu à peu le contrôle de son cerveau : « Non, non, ne vous endormez pas, je vous en sup- plie restez avec moi, ne me laissez… » * - 10 -
  • 12. Accompagnés par les chants de la nuit, Josey et Paul ont fait demi-tour. Ils se sont installés devant les pro- grammes télé retransmis par les chaînes espagnoles, sans se préoccuper des images émises. Paul boit du café tandis que Josey regarde la fumée de ses Pall Mall se dissiper au plafond. Alors que le soleil commence à faire son apparition à travers les rideaux du salon, le peu de clarté qu’ils diffusent permet à Ackerman d’observer les lieux. Ce qu’il remarque en premier, c’est l’absence de tableaux sur les murs ; pour ce qui est du mobilier, tout se résume à une petite table posée devant un canapé, un meuble bas sur lequel trônent un téléviseur et sa colonne de DVD, ainsi qu’une commode à trois tiroirs habillée uniquement d’un cadre renversé. Des pas font maintenant grincer le parquet situé à l’étage. William, le fils de Josey, se réveille. En l’enten- dant, son père part aussitôt préparer le petit déjeuner. Lorsqu’il arrive en bas des escaliers, le gamin jette son sac devant la porte d’entrée et se dirige ensuite vers la cuisine. Il dit à peine bonjour en s’installant devant son bol de céréales. À seulement treize ans, William est un enfant écor- ché par la vie. Les épreuves qu’il a endurées ne lui permettent pas d’être un adolescent comme les autres car, en plus de la terrible douleur d’avoir perdu sa mère et sa sœur, il doit aujourd’hui mentir sur son identité et esquiver autant que possible les questions sur son passé. Même la complicité qu’il aimait entretenir avec son père a disparu. Il s’est renfermé sur lui-même et passe des heures avec les écouteurs de son iPod sur les oreilles. Josey est installé devant lui. Pensif, il le regarde manger. - 11 -
  • 13. Ce que me demande Ackerman nécessite que je l’abandonne une nouvelle fois. Mais si son frère a réellement des problèmes et que nous avons une petite chance de le retrouver… Après tout, ils sont jumeaux et il a l’instinct d’un flic. Moi, j’aurais donné n’im- porte quoi pour avoir une petite chance de sauver les miens. Je dois l’aider avant qu’il ne soit trop tard. « J’y vais, à ce soir. » Sac sur le dos, William a claqué la porte et pris le chemin de l’école. Josey voudrait le retenir et lui parler, lui dire ce qu’il ressent ou l’étreindre tout simplement. Mais cette fois encore, les mots et les gestes sont restés prisonniers de ses émotions. Il se contente de se positionner à la fenêtre de la cui- sine et le regarde prendre la direction de l’arrêt de bus un peu plus bas dans la rue. Ensuite, comme tous les jours, il s’assure qu’il va monter dans celui qui le mènera au lycée français de Bilbao. Lorsque l’arrière du véhicule disparaît, Josey rejoint Ackerman, qui est toujours assis dans le canapé du salon. « D’accord ! » Paul se retourne et le regarde, intrigué. « D’accord, répète Josey. Je vais demander à mon père de s’occuper de William. Il habite à deux pas d’ici, je vais y aller maintenant, ce ne sera pas long. Nous partirons demain et en chemin vous me donnerez les détails de vos recherches ainsi que vos intentions. »
  • 14. 2 Le père de Josey, Aleksander, est stupéfait par ce qu’il entend. Il y a tellement de questions qui lui vien- nent en tête qu’il ne sait pas par laquelle commencer. Il cherche surtout les mots qui pourraient le convaincre de renoncer. Mais à l’évidence c’est inutile. Il voit bien, dans le regard de celui qui a achevé les bourreaux de sa famille, que son fils erre, quelque part. Comme pri- sonnier d’un autre monde. « Et tu comptes dire quoi à William ? – Je ne sais pas encore… que je vais faire visiter la région à Ackerman, peu importe ce que je lui dirai, je ne suis même pas sûr qu’il m’écoutera. Il passe son temps enfermé dans sa chambre, nous ne nous parlons pratiquement plus. – Et je suppose que de ton côté tu fais tout pour que ça s’arrange ? » C’est plus un reproche qu’une vraie question, et Josey sait très bien qu’il a raison. Il ne sait plus comment accomplir son rôle de père et a totalement baissé les bras devant la difficulté. Ils sont assis dans la véranda aux larges baies vitrées de cette petite maison typiquement espagnole. Les rayons du soleil peinent à prendre le dessus sur la fraî- cheur qui s’installe en cette fin d’automne. Aleksander, la tête tournée vers l’extérieur, profite du peu de cha- leur diffusée à travers les carreaux. « Et tu as l’intention d’aller jusqu’où cette fois, hein ? Si son frère avait juste foutu le camp comme semblent le croire ses anciens collègues ? - 13 -
  • 15. – Et si on avait réagi plus tôt il y a un an et demi ? répond Josey, excédé. Est-ce qu’on les aurait rame- nées vivantes ? » Le ton et la nature de la question ont déstabilisé Aleksander. Et Josey s’en rend compte immédiatement. « Excuse-moi, reprend-il, je n’aurais pas dû m’éner- ver. Mais, ils sont jumeaux, et c’est un ancien flic, un ancien bon flic. S’il est convaincu qu’il s’est passé quelque chose, alors je veux bien le croire, et quoi de plus normal que de ne pas vouloir attendre que ce soit trop tard ? Lui aussi a couru après les assassins de Christine et Katie, et il nous a aidés à prendre la fuite… écoute, je dois lui apporter mon aide, comme j’aurais aimé qu’on le fasse pour moi, tu comprends ? » Le temps se fige l’espace d’un instant. Le père observe son fils. « Très bien, vas-y ! Je m’occuperai de William. Je ne veux pas savoir ce que tu feras, mais pense tout de même à nous donner des nouvelles. » Josey se relève et sort son paquet de Pall Mall. Avant de porter une cigarette à ses lèvres, il en propose une à son père, qui la refuse. « Vous partez quand ? » lance Aleksander. La flamme qui apparaît au-dessus du briquet danse dans les yeux de Josey. Elle vacille au gré des courants d’air. « Dès demain, juste après le départ de William pour l’école. Chaque minute compte. » Il regarde monter la fumée en mesurant la haine qui s’installe en lui, une rage sans limites envers la race humaine qu’il peine à contenir, et si cela s’avérait néces- saire, il ne la refrénerait pas. Il ressent comme un désir malsain de revivre sa douleur, une volonté de souffrir à nouveau pour ne pas oublier. Pour ne pas les oublier. - 14 -
  • 16. Lorsque Aleksander se lève à son tour, le bruit pro- voqué par sa chaise sort Josey de ses pensées. « Ne dis rien à maman, s’il te plaît, elle n’a pas besoin de savoir… – De savoir quoi ? Ce que tu comptes faire ? Ce que tu es devenu ? Qu’est-ce que tu crois, qu’elle est aveugle ? Elle te paraît peut-être détachée, mais elle s’est très bien rendu compte qu’elle a perdu son fils le jour où les siens sont morts. Elle se focalise sur ce qui peut encore être sauvé, son petit-fils. » Aleksander, terrifié par la détermination qu’il peut lire dans l’expression du visage et le regard de son fils, le laisse partir sans dire un mot. Il l’observe s’éloigner, puis se rassoit. Les yeux rougis, il va passer le reste de la matinée dans cette pièce à contempler, à travers les fenêtres, les mouvements qu’un léger vent donne à la nature. Josey ne s’est pas retourné. Son esprit est déjà fixé sur son objectif. Il paraît conditionné. Comme une méca- nique bien huilée que rien ne semble pouvoir arrêter. * Éric ouvre les yeux. Toujours présent, le murmure qui l’a accompagné lorsqu’il s’est évanoui grossit au fur et à mesure qu’il reprend ses esprits. « … eillez-vous, hé, réveillez-vous. » La voix provient de la cage en face de la sienne. L’homme qui en est à l’origine est debout, agrippé à ses barreaux. Encore deux cellules plus loin, il peut en apercevoir un autre, allongé en position fœtale, totale- ment immobile. Lui, ne dit rien. « Il était là avant moi, intervient le premier. Il s’ap- pelle Anthony et c’est la seule chose qu’il m’ait dite. - 15 -
  • 17. Il se contente de rester dans cette position à longueur de temps, parfois il se relève lorsqu’elles déposent nos gamelles de bouffe à travers les barreaux, puis il se recouche aussitôt. » Éric a beaucoup de mal à mettre de l’ordre dans ses idées. Il réalise par bribes la situation et la teneur des propos qui lui sont adressés. « Qui ça, “elles” ? Et où sommes-nous ? » Les mains posées de chaque côté de son crâne, il se masse les tempes. Sa tête lui fait mal, il a l’impression que son cerveau a doublé de volume. « Depuis combien de temps suis-je ici ? Et qui êtes- vous ? – Je suis incapable de vous le dire, s’empresse de répondre l’homme, l’absence de fenêtres ne permet pas de compter les jours. Au début j’ai bien essayé de me repérer avec les repas qu’elles nous apportent, mais ce n’est jamais régulier, et quand elles pensent à nous filer à bouffer c’est toujours la même bouillie infâme. J’ai l’impression d’avoir toujours été enfermé ici, c’est à devenir dingue ! » Éric se relève avec difficulté. Il s’aide des barreaux qui le retiennent prisonnier. « S’il vous plaît, insiste son interlocuteur, parlez-moi ! N’avoir personne avec qui discuter me rend fou. Com- ment vous appelez-vous ? » L’effet des drogues injectées commence à se dissiper, mais des efforts lui sont tout de même nécessaires pour se concentrer et répondre. « … Éric, je m’appelle Éric. Et vous ? – Moi, c’est Lylian, et que faites-vous dans la vie ? – Je suis avocat, mais… bon sang ! qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que je fais ici ? Et qui êtes-vous, merde ?! » - 16 -
  • 18. L’homme se passe la main dans les cheveux. Piéti- nant nerveusement, il finit par s’arrêter et fixer ses chaussures pleines de poussière, comme si la réponse se trouvait là. « Je n’en sais rien… putain ! je n’en sais rien ! Je ne sais pas ce que je fous là. Je n’ai jamais fait de mal à qui que ce soit », conclut-il avec un début de sanglot dans la voix. Fin de l’extrait